Visibilité et dispositifs: Lire (sans voir) Kandinsky à l`aide de Lyotard

Transcription

Visibilité et dispositifs: Lire (sans voir) Kandinsky à l`aide de Lyotard
CUADRANTEPHI, 26-27
2014, Bogotá, Colombia
Visibilité et dispositifs: Lire (sans voir) Kandinsky à l’aide de
Lyotard
Muhammad Al-Fayyadl
Master Philosophie et critiques contemporaines de la culture, Département de Philosophie,
Université de Paris VIII (Vincennes-Saint-Denis)
Paris, Francia
[email protected]
Summary
What are conditions of visibility and to which structures they belong? Kandinsky’s abstract
painting offers us such a philosophical moment to reflect this question from the possibility that it
opens to reinterrogate the manifestation of the visible precisely in its very high abstraction.
Using Lyotard’s notions on visibility, "dispositif", the figural, etc., this essay tries to reinterprete
Kandinsky’s aesthetics with respect to its artistic productions et practices.
Introduction
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2014, Bogotá, Colombia
Au nom de « l’art abstrait », il nous est parfois difficile, sinon trompé, de situer Vassili
Kandinsky dans le champ des théories picturales de visibilité construit largement dans la
perspective matérialiste de la visibilité. Kandinsky est connu plutôt comme un «peintre de
l’Invisible», tel que l’appelle Olga Medvedkova (Medvedkova, 2009), pour qui la peinture doit
surmonter le visible pour atteindre à l’invisible, au spirituel. À l’aide de Jean-François Lyotard,
on peut espérer pourtant d’appréhender différemment son œuvre ainsi que sa conception de la
peinture afin d’échapper à la contrainte de l’opposition trop rigoureuse entre le
visible/l’invisible, le matériel/le spirituel, etc. Le but de cet article est de montrer qu’au lieu
d’être un peintre de l’invisible, de la profondeur et de la transcendance, Kandinsky peut être lu
comme peintre du visible, de la plasticité et du «désir» ou celui qui, par ses dispositions pour
l’invisible, esquisse des conditions de la visibilité picturale avec ses dispositifs respectifs. On
s’interrogerait dans cette «lecture-sans-vue» à partir des questions concernant la visibilité et les
dispositifs par rapport à la question du figural chez Lyotard.
1. Le visible de l’invisible; ou le visible de l’invisible
La gestation d’une théorie de la visibilité part chez Lyotard de son effort de se débarrasser de la
négativité du chiasme originaire que la phénoménologie du visible constitue de Merleau-Ponty.1
Lyotard tire la conséquence qu’implique cette phénoménologie, qu’il y a, au bout de la révélation
du sensible devant l’œil, la parole déchirée de double «il y a», le langage déchiré de l’Être, qui
est origine de toute signification (Lyotard, 2002: 11).2 Dans l’intention de trouver une fondation
primaire de la signification langagière, cette phénoménologie aboutit à ce lieu qu’aucune
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«C’est toujours un peu plus loin que l’endroit où je regarde, ou l’autre regarde, que se trouve le voyant que je suis
– Posé sur le visible, comme un oiseau, accroché au visible, non en lui. Et pourtant en chiasme avec lui» (MarleauPonty, 196 4a: 314). D’ailleurs, «Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché,
entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du
sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler…» (Marleau-Ponty, 1964b: 21). Le concept du
«chiasme» (du mot grec khiasma) chez Marleau-Ponty désigne cette distance, cette séparation originaire, d’où est
possible un recroisement entre voyant et visible. Il est négatif au sens qu’il est préconstitué de, et avant, la
signification; il ne peut pas être signifié comme tel.
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Un double «il y a»: le premier, celui qui est préalable à la science et à la pensée en général, qui consiste en Être
du monde sensible, «le sol du monde sensible et du monde ouvré tel qu’ils sont dans notre vie » (Merleau-Ponty,
1964b: 12), peut-on dire, l’«il y a» du visible; le deuxième, son double, celui qui est immanent au corps, l’être du
corps voyant.
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signification ne peut pas accéder sans l’écraser et sans donner lieu au discours. Tandis que
d’accord avec Merleau-Ponty sur l’irréductibilité de ce «lieu» à la signification et au discours,3
Lyotard n’accepte pas la conséquence: le devoir de se taire et d’aller au non-discours.
Au lieu de le céder au non-discours, Lyotard opte à considérer ce chiasme comme lieu d’où sont
irréductibles l’extériorité du visible et l’intériorité du discours. Pour ne pas tomber dans le
fantasme de l’origine qui obsède la phénoménologie, et qui suppose en dernière instance le Moi
préréflexif comme constituant et constitué du sens originaire, donc suppose silencieusement,
même dans l’extériorité révélatrice du visible, l’intériorité du discours par l’intériorité du Moi
préréflexif, Lyotard traite ce chiasme non plus comme point d’origine, auquel vise toute
l’intentionnalité possible du sujet phénoménologique, mais comme différence qui pose à jamais
un défi à toute intériorisation faite soit par le moyen langagier soit par le moyen de conscience.
Cette différence est celle qui permet la structure «chiasmique» de visibilité, celle qui permet la
visibilité du visible.4 Mais si la phénoménologie souligne la négativité de cette structure pour
donner lieu à un Moi constituant qui pourrait donner la positivité du sens, Lyotard récuse
l’invisibilité comme porteuse de la négativité sous-jacente au visible, et souligne le caractère
positif et affirmatif de cette différence comme celle qui est analogue à la fonction de
l’inconscient par rapport à la conscience. La visibilité est celle qui est en train de devenir-visible
de l’invisible, comme le rêve est en train de devenir-pensée de l’inconscient. Le visible n’est
donc pas généré de l’invisible comme source secrète de son existence, mais il devient visible
parce qu’il se diffère de l’invisible—cette différence, Lyotard l’appelle «figurabilité»: le devenirvisible de l’invisible est le devenir-figural de l’afigural.
Pour Lyotard, le figural se manifeste. Cependant, sa manifestation n’est pas celle de l’ordre de la
révélation originaire du sens, mais de l’ordre de la force et de l’artifice. Il est c’est, pour Lyotard,
«le leurre et le vrai» (Lyotard, 2002: 17) qui viennent ensemble. Ici la manifestation du figural se
donne aux topos, à la topologie. Le topos donne lieu au visible de l’invisible, parce que la
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«La peinture n’évoque rien … Elle fait tout autre chose» (Merleau-Ponty, 1964b: 27).
«Il y a dans le monde une épaisseur, une différence constitutive, qui n’est pas à lire, mais à voir» (Lyotard, 2002:
11). La différence permet au visible d’être visible ; la visibilité du visible tient à ce que la différence fait du visible
comme objet uniquement à voir, non à lire ou à signifier. La différence fait du visible un objet pur à l’œil, et non
pas au cerveau, un objet pleinement disposé au regard en résistant à l’économie du discours.
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manifestation du figural ne se passe pas comme telle en toute transparence et de façon immédiate
à l’œil, mais se passe déjà «encadré» comme chose qui occupe et qui s’empare de ce topos.5
Cette «topologie», Kandinsky la nomme «morphogonie» (Sers, 1991: xix) ou celle qu’on peut
aussi appeler «morphologie». En terme de terminologie, morphogonie se réfère à la genèse de la
forme, à la recherche d’une théorie élémentaire et fondamentale de la forme dans la peinture, que
Kandinsky a voulu rédiger pour compléter son couple de la théorie de la couleur («la
chromogonie»), un projet qui s’étend de son passage de la peinture «figurative» à la peinture
«abstraite». Mais il se réfère aussi, par-delà de cette désignation terminologique, à la recherche
des conditions de visibilité picturale, un enjeu dont Kandinsky silencieusement essaie de trouver
la réponse en faisant écho aux mots de Paul Klee: «L’art ne reproduit pas le visible, il rend
visible».
Comment la théorie de la genèse de la forme peut s’entendre en tant que théorie de la «genèse»
de la visibilité? C’est en sachant que la forme donne à voir l’invisible ou, mieux, que l’invisible
se trouve être pris par la forme qui donne à le voir en tant que visible.
Il est de grand intérêt de noter ce qui nous paraît paradoxal dans l’entreprise de Kandinsky.
D’une part, il semble que tout projet de Kandinsky vise à rendre abstrait ce que Lyotard entend
par le mot «figural» et a l’intention d’effacer les traces du visible —le visible en tant que le
figural — pour saisir l’invisible et faire de la peinture le langage privilégié et la voie royale vers
l’invisible. C’est ce qu’indique son propos sur la visée spirituelle de la peinture et de l’art en
général: «Tout n’est pas visible et compréhensible, ou —autrement dit— sous le visible et le
compréhensible se cachent l’invisible et l’incompréhensible» (Kandinsky, 1991: 168).
Considérée de ce point, la forme a pour fonction de donner à voir l’invisible pour qu’elle enfin
disparaisse, dans un voyage spirituel de l’œil vers l’âme. Mais il n’est pas insignifiant de noter
que, d’autre part, cette visée spirituelle, qui suppose la disparition de la forme, se tourne en
même temps à l’inverse car saisir l’invisible, c’est supposer que l’invisible n’est pas tout
invisible et qu’il peut être, d’une ou d’autre manière, rendu visible. La question est comment
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Le topos est ce que le lieu (le «chiasme») donne lieu à la manifestation, à la naissance du figural; il est un
«espace» du figural, qui l’encadre et le rend manifeste au moment où la différence s’éclate.
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rendre visible l’invisible sinon par la forme? Au lieu de disparaître et de s’effacer, la forme doit
apparaître puisque par apparition de la forme, il est rendu possible que l’invisible soit visible.
Ce double geste apparemment paradoxal n’est pas si paradoxal si l’on comprend que chez
Kandinsky, le spirituel n’est pas un monde séparé du matériel; il n’est pas un monde qui occupe
la fonction de «Ça», au sens indiqué par Lyotard (Lyotard, 2002: 21), et comme celui qui prend
distance d’Ici et doit être pointé au lointain d’Au-delà. Il y a même une vision chez Kandinsky
que tout est immatériel jusqu’au moment où la forme le rend concrète et sensible. Ou bien tout
est invisible jusqu’au moment où, par ailleurs, la fluidité tout puissante de l’invisible peut capter
la forme pour lui donner une expression. Comme le dit Kandinsky, «Les tableaux que je peignis
… n’ont comme point de départ ni un thème ni des formes d’origine corporelle… Les formes
abstraites devinrent prépondérantes et chassèrent silencieusement et sûrement les formes
d’origine objective» (Medvedkova, 2009).
Une vision qui s’explique par double pulsion: d’un côté, celle de la forme qui essaie de saisir
l’invisible et le rend ainsi visible, et d’autre côté, celle de l’invisible qui, par sa pulsion
«abstraite» ou peut-être spirituelle, «chasse» la forme pour lui fournir un topos où aura lieu sa
visibilité. Quoique il se passe, l’une et l’autre se donnent à la forme, et comme la forme devient
pivot autour duquel toute éventualité du visible se passe, on peut dire qu’au lieu d’être celui du
«figural», la visibilité est un événement du formel.
Par la peinture le formel se rend topologique, et à ce topos où le visible est pictural Kandinsky
prend le géométrique comme son vocabulaire: la visibilité picturale a lieu par dissolution de
l’invisible dans les topoi géométriques. Cette fois, le formel n’est plus la forme qui avait été
tordue par la double pulsion mentionnée ci-dessus —un événement du surgissement du «formel»
de la forme —mais il est la forme en tant qu’elle se traduit par topologie ou modèle topologique;
le formel, autrement dit, est un site où la visible prend forme topologique. Comment ce processus
topologique intervient à l’événementalité du visible, Kandinsky esquisse trois topoi élémentaires
qui sont le point, la surface, et la ligne.
Au commencement, il n’y a pas de commencement que par le devenir-topologique du formel:
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pour Kandinsky, l’événement du formel se passe par «le choc du point» et «la caresse de la
ligne» sur plan originaire. Ainsi le point et la ligne, bien qu’ils ne s’excluent, se distinguent. Le
point frappe tout d’abord le plan par sa présence. La survenue du point est une interruption. Le
point interrompt le silence absolu du plan par sa survenue inattendue et interrompt ainsi la
solitude du plan par une nouvelle disposition géométrique. Mais en lui-même, le point est aussi
un être solitaire, et cette rencontre fait subir au point de retenir, dans son silence et sa solitude,
une possibilité de se développer. Ce développement n’arrive pourtant pas en un instant; elle doit
attendre jusqu’à ce que l’autre choc, le deuxième choc, par le matériau («l’outil»: papier, bois,
toile, stuc… ceux qui s’ajoutent à la mise en œuvre du plan) puisse pousser le point afin
d’évoluer et de se développer vers une certaine dimension sur plan (dans laquelle le point peut
agrandir ou diminuer, étendre ou se réduire…).
Ce choc est stimulé par le matériau, mais aussi par cette puissance que Kandinsky aime bien
appeler la nécessité intérieure, l’élan qui permet le point «de se libérer de sa soumission et du
pratique-utilitaire» (Kandinsky, 1991: 29). Le point se meut ainsi pour se libérer de sa
soumission à l’immobilité du plan et aux contraintes qui s’imposent par ses contours
embryonnaires, ainsi que de sa fonction utilitaire comme un complément anodin du plan ou un
élément préalablement destiné pour compléter quelque chose autre. Se libérant de toute—
disons—la téléologie externe, le point évolue par sa nécessité intérieure vers son propre autodéveloppement, et ainsi dans la mesure où il est pris en toute son autonomie intérieure, il a des
moments quasi-infinis pour se varier et se transfigurer sur ce plan topologique (du circulaire au
carré, du circulaire-carré au triangle…). Tout se passe jusqu’au moment où, vu de la perspective
du plan, ce point singulier atteindre ses limites extrêmes, où son développement s’arrête et où
cette nécessité intérieure lui impose de surmonter ses limites. C’est un moment où le point se
dissout pour donner naissance à la surface.
La surface naissante que la dissolution du point a générée, prise du point de vue de la nécessité
intérieure, est un autre mode de devenir-topologique du visible qui se passe, cette instance, par la
transformation du point en surface. À l’origine, cette surface est celle qui se produit du
dédimensionnement du point, où un point s’agrandit jusqu’à ce qu’il touche l’extrémité du plan
originaire et tend ensuite à remplacer le plan par la nouvelle forme qu’il ébauche. Kandinsky
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parle ici du «risque de la superposition intérieure», c’est-à-dire du dédoublement de deux
surfaces sur un même plan—celle du plan originaire et celle du point dissolu.
Kandinsky ne s’occupe pas d’élaborer plus loin la structure de cette surface parce que celle-ci,
lui semble-t-il, va atteindre à la limite l’extrémité de sa dynamique par son recouvrement total ou
quasi-total sur plan. Pour que la surface retienne toujours l’accord avec la nécessité intérieure qui
sous-tend sa dynamique picturale, il faudrait que le point se dissolve en une autre visée pour
devenir la ligne, au lieu de devenir la surface, et l’on arrive ici très vite à la ligne comme le
deuxième topos du devenir-visible géométrique.
Qu’est-ce que la ligne? Comme le point, elle est géométriquement «un être invisible»
(Kandinsky, 1991: 67). À l’origine elle n’avait pas existé; elle existe, comme le cas du point,
grâce à un choc qui rend visible sa naissance comme le tracé du mouvement et le résultat
immédiat de l’anéantissement du point sur plan. Du côté de la nécessité intérieure, le
surgissement de la ligne est signe de dépassement de l’immobilité et de la statique du point; elle
est avancement de la liberté intérieure qui ne se contente pas de se confiner dans la sérénité
absolue du point. Même si le point n’est pas toujours statique—il n’est pas identique à la statique
en lui-même—son dynamique reste limitée et au moment où la dynamique touche la statique, il
doit dépasser ses limites par dissolution.
Mais ce qui règle la naissance de la ligne c’est surtout ce choc dans lequel la nécessité intérieure
doit s’affronter à ce que Kandinsky appelle, au pluriel, les forces extérieures, celles qui font
mouvoir la ligne grâce au contact premier du point avec la main et les matériaux agissant: les
différents types de force extérieure qui s’y engagent produisent les différentes espèces de la
ligne. La naissance de la ligne est en effet un événement du formel qui confronte l’invariabilité
de la nécessité intérieure avec la multiplicité contingeante des forces extérieures; cette rencontre,
cette confrontation n’atteste que la naissance de la ligne, comme pure événement, est arbitraire,
inattendue et, pour citer Lyotard, «non-liée» (Lyotard, 2002: 13); la ligne est un site exemplaire
où le formel se marque par une conjonction impossible mais réglée entre le pur hasard de la main
et des matériaux, leur mouvement sur surface, et la permanence intérieure du point, la «raison»
géométrique qui se loge dans le formel, ce que Lyotard a bien appellé comme « espace
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diacritique» (Lyotard, 2002: 13). La naissance de la ligne est une violence des forces envahissant
cette espace diacritique, celle qui apporte à la nécessité intérieure la dynamique plus puissante
qui pousse vers la réalisation propre du linéaire.
2. Force et dispositifs
Kandinsky a proposé de remplacer le mot «mouvement» par «la tension» pour marquer à la
hauteur cet événement. Le terme est évoqué dans la présentation de la ligne droite comme «la
forme la plus concise de l’infinité des possibilités de mouvement» (Kandinsky, 1991: 68). Pour
désigner l’apparition de la ligne droite, il ne suffit pas de le faire en terme du mouvement parce
que celui-ci donne une idée encore vague sur le déploiement de la ligne. Une ligne est née du
déploiement d’un point à un autre, mais afin que ce déploiement établisse la droiture et la visée
de la ligne et ouvre ainsi le trait à l’infini, il faut que ce déploiement se fasse dans «la tension» et
«la direction» (Kandinsky, 1991: 68). Le «mouvement», en sa simplicité, ne fait pas la ligne; la
ligne demande plus au mouvement de s’orienter par la tension et par la direction continue et
déterminée.
La distinction de Kandinsky entre la tension et la direction se rapporte à la catégorie de la
«force» qui vient d’être évoquée. Le devenir-visible de la ligne se fait par la force extérieure qui
survient à la rencontre de la nécessité intérieure. La tension et la direction qui sont faites par la
force sur le point en son devenir la ligne signifie l’ubiquité de la force. Mais si cette catégorie est
très pertinente chez Kandinsky, elle n’a seulement pas pour fonction de donner la conception sur
l’événement du visible et les conditions formelles (ou «figurales») de la visibilité, mais aussi de
souligner le rapport entre cet événement intérieur avec ce qu’on appellerait ses dispositifs
matériaux.
Au début, qu’en est-il de cette force indiquée par Kandinsky, dont la vibration dénote des
diverses orientations possibles de la ligne et fait trembler l’immobilité du point vers le
rayonnement tout infini des lignes? Les vocabulaires de Kandinsky s’avèrent fécondés par les
images qui évoquent l’atmosphère d’un univers qui batte et rebondit en pulsions ininterrompues:
«résonance», «température», «sonorité», «ondes»… Il n’est pas difficile de sentir qu’il y a
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quelque chose qui fait passer dans ces milieux un frémissement doux mais parfois pénétrant et
agitant. Avec Lyotard, on n’a au moins l’indice que la force dont il s’agit est une «énergétique»
(Lyotard, 2002: 216).
Kandinsky semble anticiper la réflexion lyotardienne de la ligne comme une forme de
l’intonation qui se prête à la production de sensation, de sons et de rythmes (Lyotard, 2002: 215),
en bref comme une sorte de l’énergétique qui s’exprime par la forme fortement déterminée de la
ligne, par «la forme graphique en tant que telle» (Lyotard, 2002: 216). Mais la théorie de
Kandinsky de la ligne s’explique plus précise par, et grâce à, la conception de Lyotard de
l’énergétique comme celle qui sous-tend toute cette production de forme et de sensation. Il
faudrait pourtant préciser de plus la manière dont l’énergétique s’engage dans cette production et
localiser ensuite les lieux de détermination où elle, en tant que force, entendue à nouveau, est
mise en place.
Il serait plus facile, même un peu simplifiant, d’aborder une thèse qui pourrait résumer tout en
disant que l’énergétique est ce qui rend possible l’événement pictural—quelque chose que
Kandinsky et Lyotard auraient se mettre en accord au bout du compte. Mais ce qui manque à ce
propos est qu’il confond l’énergétique avec tout ce qu’elle touche et imprègne—le matériau—et
suppose donc la suppression de la distinction faite par Kandinsky, et que Lyotard considère
comme une différence irréductible dans la topologie quelconque, entre la force et la forme, entre
la force et la matière, et au fond… entre l’invisible et le visible.
Tout n’est pas réductible à l’énergétique mais sans l’énergétique rien n’est possible. Ainsi on
trouve que l’énergétique, même si elle paraît tout présente, s’inscrit au moins dans deux espèces
de choc, irréductible l’un à l’autre et dont la variété de la puissance donne lieu à l’hétérogénéité
des formes naissantes.
Au premier il y a de l’énergétique à l’intérieur de la forme qui découle de la permanence de la
nécessité intérieure reprise plusieurs fois par Kandinsky pour expliquer la dynamique interne de
la forme. À un moment, elle s’identifie à l’énergétique que constitue un point solitaire pour son
développement nécessaire jusqu’aux certaines limites possibles. Cette énergétique est faible,
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puisqu’elle se limite à ce qui est nécessaire pour son auto-développement; prise comme telle, elle
est une énergétique circonscrite. C’est jusqu’au moment où le point se dissout pour être une
surface ou pour dédoubler en surface qu’elle déjoue sa circonscription. Un tel moment, «les
résonances intérieures du point et de la surface rebondissent, se superposent et rejaillissent.
Double son dans une seule forme, c’est-à-dire création du double son par une forme»
(Kandinsky, 1991: 32).
Le moment de la dissolution du point en surface fait la résonance, que Kandinsky appelle
Einklang, «la résonance unique» (Kandinsky, 1991: 240); ce faisant, il crée et double la sonorité
—celle du point et celle de la surface —en augmentant le son qui, à la base, fait partie de
l’existence embryonnaire du point. Le premier choc à marquer, puisqu’en ce moment on trouve
au moins deux choses se rencontrent —le point, bientôt dissolu, et la surface, bientôt naissante
—qui apporte en même temps deux sonorités différentes: la sonorité élémentaire du point, qui
résonne comme une single note musicale, et la sonorité augmentée, doublée voire triplée
(Doppelklang, Dreiklang…) qui prend depuis de plus en plus son ampleur. Kandinsky donne un
autre mot pour caractériser par ailleurs ces créations de sonorités: prises dans leur puissance,
elles sont «qualitatives». La résonance n’est pas là à être mesurée quantitativement, mais à être
senti qualitativement, elle se conforme alors à l’énergétique qui se donne non plus ici aux
paramètres quantitatifs et physiques mais qui se dessine selon leur capacité et leur intensité,
psychiquement et «inconsciemment», de parler à l’âme.
Kandinsky ne se borne pas ensuite à élaborer l’effet «musikalisch» de cette circulation
énergétique de la sonorité. Il parle aussi de l’autre manifestation énergétique au cœur du point et
dans son devenir-surface, qui est la tension entre le concentrique et l’excentrique. En lui-même,
un point a déjà une tendance (même faible) pour la tension, mais sa tension reste concentrique:
elle ne vise qu’au centre du point lui-même. Mais dès que sa nécessité intérieure lui efforce de se
développer, la tension se divise en deux à la fois, concentrique et excentrique, et s’y inscrit
désormais la duplication de pression, dont la puissance plus forte de l’une entre deux peut
déterminer la forme du point qu’il fait naître.
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Tout se circule et s’intensifie pourtant restant dans cet univers intérieur, saturé de telle manière
qu’une forme qui y est née est justement une expression immédiate de son énergétique interne. Il
y a cependant de l’énergétique qui consiste en un autre mode de circulation dont la forme est
irréductible à la logique interne de la forme, et consiste en rencontre entre ce qui est intérieur à la
forme et ce qui lui est extérieur. Comme évoqué ci-dessus, c’est un choc qui rend possible et
visible la ligne, mais de quoi s’agit-il on pourrait maintenant l’expliciter, qu’il s’agit de la
rencontre entre la forme et les dispositifs.
On se réfère ici au «dispositif» tel que l’entend Lyotard dans son essai, La peinture comme
dispositif libidinal (Lyotard, 2011). Qu’est-ce qu’un dispositif? Lyotard en donne une
conceptualisation assez concise: le dispositif, écrit-il, est «une organisation de branchements: il y
a de l’énergie qui canalise et qui régule l’arrivée et la dépense d’énergie en inscription
chromatique» (Lyotard, 2011: 92). La notion du dispositif se rapporte au premier lieu au
branchement de la libido, entendu cette fois (à l’instar du couple de régimes de la pulsion désirWunsch et désir-libido) comme «force productive, comme énergie susceptible des
transformations et de métamorphoses » (Lyotard, 2011: 78). Pour que ce branchement ait lieu, il
faut qu’il y ait deux choses qui se trouvent connectées par un rapport qui peut transmettre de
l’énergie de l’une à l’autre, et vice-versa. Le branchement est ce rapport énergétique qui à la fois
médiatise et unir de l’énergie qui va-et-vient de deux côtés. Pour prendre deux instances qui
s’engagent dans un tel rapport, disons qu’elles sont le corps/la matière ou le corps/le corps. Le
branchement de la libido prend comme modèle un passage énergétique, le fil électrique qui a
pour fonction de faciliter, d’augmenter, de faire circuler, mais aussi de dérégler, de détraquer et
de court-circuiter l’énergie qui se fait entre ces deux instances. Toutes ces fonctions se résument
dans la clarté mais aussi dans la complexité des termes «transformation» et «métamorphose»
chez Lyotard, qui dénotent à la fois la capacité du dispositif de présenter de divers modes
possibles de la production énergétique et la flexibilité de celui-ci de basculer entre de diverses
formes de force qu’il attend à transmettre.
Pour préciser le mode de ce branchement, Lyotard fait recours au terme «inscription», un terme
qu’il développe d’Alain Kirili dans son texte, Traces, Inscriptions, Marquages (dont la mise en
œuvre on trouve dans sa peinture avec le titre presque identique, Traces / Inscriptions:
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Marquages). «Peindre serait donc inscrire de la couleur, inscrire des pigments, produire des
inscriptions chromatiques» (Lyotard, 2011: 90). Brancher, c’est inscrire la libido, ou les forces
porteuses de la libido, à une instance qui se prête à recevoir son énergie, à la canaliser, et à la
dépenser. Les branchements sont les canalisations des forces; les dispositifs créent des canaux
énergétiques. Afin de l’illustrer Lyotard n’hésite pas ensuite de donner les instances de
dispositifs que l’on peut repérer dans «la pratique» picturale: «La main prend le crayon de
couleur et elle étend la couleur sur les lèvres …», «Une main prend un pochoir, dans la paume de
l’autre main se trouve déposée de la poudre d’oxyde de fer, la bouche souffle...», «Une main
trempe un petit pinceau dans un liquide et l’étend sur les ongles de l’autre main…» (Lyotard,
2011: 90).
Si Lyotard privilégie la couleur ou l’élément chromatique comme composant de l’inscription de
dispositif, Kandinsky par contre dote la forme ainsi que la couleur —élément topologique et
élément chromatique —d’un privilège égal qui peut être en même temps l’instance énergétique.
Cependant, malgré leur différence, ils accentuent la signification du dispositif comme élément
indispensable dans ce transfert énergétique, voire comme condition qui permet l’événement du
visible.
Il n’y a pas le mot «dispositif» chez Kandinsky mais on trouve chez lui un autre terme qui sert à
peu près à le figurer: «la facture». Prise littéralement, la facture est la manière dont une forme est
«exécutée». Mais exécuter la forme, c’est en faire l’inscription, c’est brancher l’énergie, ou
brancher une économie énergétique, qui peut transformer à son tour la force en une forme
déterminée. «Nous désignons par facture », écrit-il, «la façon par laquelle les éléments sont liés
entre eux et avec le plan originel» (Kandinsky, 1991: 58). Ce qu’il appelle éléments, comme il
définit par distinction d’«éléments» (Kandinsky, 1991: 36), ce sont des formes nourries par la
tension vivante à l’intérieur de leur univers formel, au contraire d’«éléments» qui sont dépourvus
de tension. «La façon par laquelle les éléments sont liés» veut dire qu’une facture est celle qui
peut connecter et faire une organisation de liens entre ces éléments en questions —qui peut faire
du lien entre deux points afin de devenir la ligne, entre deux lignes afin de devenir un triangle,
etc.; autrement dit, qui peut faire l’économie de circulation énergétique du devenir et de la
transformation entre de différentes formes. Mais il y a par ailleurs cette autre fonction, car la
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facture est aussi celle qui faire du lien entre l’élément et le plan originel, pour lequel il faut
supposer qu’il y a un ensemble de branchement de l’extérieur. Ceci consiste en effet à dire qu’il
y un corps et la matière qui se jouent dans cette organisation des forces extérieures, un corps dont
la figure minimale chez Kandinsky est la touche.
La touche, c’est un arrangement des forces extérieures pour régir les modes d’inscription des
formes: la différente manière de toucher détermine, de l’extérieur, la différente façon d’inscrire,
qui «peut être souple, ferme, percutant ou poudreuse – d’où la différence des liants et des
moyens picturaux» (Kandinsky, 1991: 59). On peut considérer la touche comme emblématique
du dispositif corporel dans le schème de Lyotard, mais aussi un mode de connexion-branchement
entre le corps et la forme qu’il fera naître —la ligne. Toucher, c’est donc exercer l’énergie de la
main à la circulation énergétique de la forme. Faire connecter entre deux énergétiques, cette
facture corporelle, par les dispositions qui sont aussi fournies par le support et l’outil (deux
autres instances du «dispositif» kandinskien), illustre la façon par laquelle l’âme —que Lyotard
aurait traduit comme la libido, l’inconscient productif —s’inscrit dans le visible en tant que
quelque chose de plastique, dans toute l’économie inattendue des forces extérieures du dispositif
et des puissances intérieures de la forme.
Kandinsky: entre signification et plasticité
Il y a toujours la tentative de lire Kandinsky comme le peintre de la signification au lieu de la
plasticité. Même le lecteur plus attentif de son itinéraire n’échappe pas à l’impression que
Kandinsky donne à son œuvre et à sa pratique picturale: un peintre de hiéroglyphe, il symbolise
les personnages qui signifient au fond quelque chose de l’intérieur: le cavalier signifiant la liberté
de l’âme, le ciel et les astres signifiant la montée spirituelle et l’esprit carnavalesque de l’héros…
Un problème que Lyotard résume entre l’opposition entre deux positions à propos de la ligne:
celle d’André Lhote et celle de Paul Klée (Lyotard, 2002: 219).
La première reconnaît la ligne en tant qu’elle est signe expressif, textuel, scriptural. Elle la
reconnaît à mesure que le trait articule quelque chose sans avoir en lui-même «une valeur
plastique», et cette articulation est une signification de ce que ce trait veut finalement exprimer
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—un signifié, un personnage imagé, ou un ornement édifié. Ainsi une ligne, pour Lhote, va
arriver jusqu’à ce qu’elle peut révéler une série de signes (Lyotard, 2002: 221) qui donnent à
penser plutôt qu’à voir. Si l’on applique cette position à Kandinsky, peut-on dire que Kandinsky
est celui qui est du côté de l’expressif et du significatif? On s’en doute. Surtout si l’on connaît
que pour Kandinsky la ligne n’exprime qu’elle-même; elle est expressive mais son expressivité
n’est pas de l’ordre de signes mais de l’ordre de la force. La ligne s’exprime en tant que telle,
mais son expressivité n’est pas à interpréter, mais à voir et à sentir. Lyotard exprime bien cette
expressivité chère à Kandinsky dans sa maxime du figural: «On peut poser en principe que
moins une ligne est «reconnaissable», plus elle est à voir; et ainsi elle échappe davantage à
l’écriture, et se range du côté du figural» (Lyotard, 2002: 217). Ce qui est un peu unique chez
Kandinsky est que la ligne est très reconnaissable, et son expressivité se trouve dans cette
reconnaissance maximale qui est devenu condition même de sa visibilité, de son «être-à-voir».
Sa reconnaissance n’est pourtant pas de l’écriture; elle de l’ordre de la force, la raison pour
laquelle on peut la ranger du côté du «figural» (qui prend le nom à travers de cette lecture «le
formel»).
S’il n’est pas du côté de la signification, pourrait-on dire que Kandinsky est du côté de la
plasticité? Au moins qu’il est du côté de Klée, où la ligne, au lieu d’être signe expressif, comme
le dessein, est un être fantasmatique «qui obsède l’âme» (Lyotard, 2002: 232): une ligne comme
instance énergétique qui s’inscrit à l’interstice de la ligne active que Klée définit comme «un
point en mouvement» et la ligne passive qui s’efface sur surface (Lyotard, 2002: 230-231). Ou
pour dire autrement: une ligne qui s’exprime en tant que force canalisée et débordée par la forme
—le triangle bleu du Dans le rectangle noir (1923), par exemple, n’est donc plus à signifier la
tête du saint cavalier, mais se donne à sentir comme une manifestation de la force aiguë,
indifférente, froide.6 Avec Lyotard, il y a de la chance de lire Kandinsky autrement comme un
géomètre de forces qui se prête à donner à voir le visible par certaine plasticité propre à la théorie
de la forme et la «psychologie» de la couleur qu’il introduit. ***
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Le bleu s'associe ou s’approche au noir dans leur froideur, et cela correspond au triangle comme sa forme
(Kandinsky, 1991: 90).
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Références
Kandinsky, Vassili. (1991). Point et ligne sur plan. Paris: Gallimard, Coll. « Folio ».
Lyotard, Jean-François. (2002). Discours, figure. Paris: Klincksieck.
__________________ . (2011). Textes dispersés I: Esthétique et théorie de l’art. Leuven:
Leuven University Press.
Merleau-Ponty, Maurice. (1964a). Le Visible et l’invisible. Paris: Gallimard, Coll. «Tel».
___________________. (1964b). L’œil et l’esprit. Paris: Gallimard, Coll. «Folio/Essais».
Medvedkova, Olga. (2009). Kandinsky: Le peintre de l’Invisible. Paris: Gallimard, Coll.
«Découvertes».
Sers, Philippe. (1991). « Kandinsky philosophe II », préface à Kandinsky, Point et ligne sur
plan. Paris: Gallimard, Coll. « Folio ».
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