Les Ayyām al-cArab et la Guerre de Basūs Les tribus bédouines de
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Les Ayyām al-cArab et la Guerre de Basūs Les tribus bédouines de
Les Ayyām al-cArab et la Guerre de Basūs Les tribus bédouines de la Péninsule arabique se lançaient apparemment dans d'interminables guerres tribales, dont le souvenir est parvenu à nous sous le nom d’Ayyām al-cArab. Les sources de ces récits sont multiples : les fragments de vers et la poésie elle-même, selon le mot attribué au calife cUmar : elle est dīwān al-‘Arab, à la fois instrument et objet d'étude ; les proverbes, dont le sens souvent associé à des évènements fameux se perdait ou s'était perdu à l'époque ‘abbāside, et qui est à la fois source et objet de reconstruction de l'histoire anté-islamique, comme la collection d'al-Maydānī (m. 1124) le Maǧmac al-amṯāl. Les légendes, enfin, et les traditions, que l'on recherche accompagnées de leur isnād (chaîne de garants). L'un des épisodes les plus fameux de ces rivalités fut la guerre mythique qui, au VIe siècle, opposa deux tribus, les Banū Taġlib et les Banū Bakr, épisode connu sous le nom de ḥarb al-Basûs, du nom supposée de la femme qui en fut à l’origine. Cette légende est rapportée par de nombreuses sources : - le Kitāb al-Aġānī d’Abū l-Faraǧ al-Iṣfahānī ; - le commentaire du Dīwān al-Ḥamāsa, anthologie poétique composée par le poète Abū Tammām (788-845), rédigé par al-Tibrīzī (1030-1109) ; - de nombreuses autres sources dont le Maǧmac al-amṯāl d’al-Maydānī, à l’occasion de la notice consacrée au proverbe �أ���م ��ن �ا����و�س. Ultérieurement, ce noyau de base de la Guerre de Bāsūs fut intégré à une geste populaire (sīra), que les conteurs de Syrie et d’Egypte récitaient dans les cafés en s’aidant d 'une viole : la geste du Zīr Sālim1. Les versions des épisodes de cette guerre tribale sont d’autant plus nombreux dans les ouvrages d’adab et les anthologies poétiques que le frère de la victime initiale de cette guerre, Kulayb, était le poète al-Muhalhil (mort vers 530 ?), dont l’essentiel de la production conservée est constituée des thrènes de son frère assassiné et d’appels à la vengeance. Selon l’un des récits les plus complets (celui d’al-Tibrīzī), vers la fin du Ve siècle, la grande confédération des Taġlib et des Bakr avait contrôle de l'Arabie du Nord et était dirigée d’une main de fer par Wā’il b. Rabī‘a, un Taġlibite, surnommé Kulayb en raison de son jeune chiot auquel il confiait la garde de ses paturages, que nul ne pouvait pénétrer. Il était l'époux de Ǧalīla, fille de Murra, le sayyid (chef tribal) des Bakr. Ses bêtes et celles de sa belle-famille étaient seules autorisées à paître dans son enclos protégé (ḥimā). Or, le plus jeune de ses beaux-frères, Ǧassās, avait une tante, Basûs, qui elle-même offrit l’hospitalité à un de ses clients (mawlā) un certain Sa‘d, de la tribu de Ǧarm, qui voyageait en compagnie de sa 1. Voir traduction française La guerre de la chamelle, la geste de Zir Salim, trad. Marguerite GavilletMatar, Paris/Arles, Sindbad, 2001. chamelle Sarāb (= mirage). Il se trouva que Kulayb, voyant un nid de cigognes en son domaine, dit à l'oiseau qu'il voyait effrayé qu'il s'engageait à protéger sa progéniture. Mais il découvrit le lendemain qu'une chamelle avait écrasé tous les oeufs, et assumant que la faute en revenait à la chamelle de Sa‘d, menaça celui-ci de tuer sa chamelle. Quelques jours plus tard, la chamelle de Sa‘d, au lieu d'attendre son tour au point d'eau, alla se désaltérer avant celles de Kulayb. Celui-ci, enragé par cette offense, prit la décision de la blesser d'une flèche. La chamelle vint s’écrouler devant la tente de son maître, ses pis laissant s’écouler un mélange de lait et de sang... Folle de rage, al-Basūs, qui avait devoir de protéger son client, déchira son voile se frappa le visage, puis parlant à Sa‘d à voix haute afin d'être entendue par son frère Ǧassās, elle prononça des vers restés célèbres sous l'appellation de muwaṯṯibāt (les instigatrices), vers impliquant que les Bakr étaient incapables de défendre leurs protégés : ُ �ر�ي �ــــ�و �أ�ــــ�ــــ�ــــ �ت �ــــ� �د�ا�ر �ــــ�ــــ ِ�ــــ ٍ�ذ َ َ�ــــ َ�ــــ�ــــ ُ �و�ـــــ�ـــــ ّ�ـــــ� �أ�ـــــ�ـــــ�ـــــ �ٍ �د�ا�ر ُ�ـــــ�ر�ـــــ ِ ��ت �ـــــ �ــــ��ــــ� �ــــ�ــــ ُ�د � َ�ــــ ْ�ــــ�رُ�رْ �ــــ�ــــ�ــــ�ــــ�ك �و�ا�ر�ــــ ِ�ــــ ْ�ل � �ــــــــ��ــــــــ�ــــــــ،٬�و�د�و�ــــــــ�ك �أ�ذ�و�ا�د�ي �إ�ــــــــ��ــــــــ�ك ٌ �إ�نّ َ�ــــــ�رْ �ــــــ� ً �أ ِ�ــــــ ��ز�ة،٬�ر�م ٍ �و�ــــــ�ر �ــــــ�ــــــ�و َ�ــــــ ��ــــ��ــــ َ�م �ــــ�ــــ ٌ�د �و ْ���ھــــ�و �ــــ� ٌ�ر ��ــــ��ــــ��ــــ ِ ��ــــ�ــــ ��ـــ�ـــ� ��ـــ�ـــ ُ�د �ـــ��ـــ��ـــ� �ا�ـــ�ذ�ـــ�بُ ��ـــ�ـــ ُ�د �ـــ�ـــ� �ـــ��ـــ �ت ِ ��ر �أ�ــــــ�و�ا ِ �و�م �ــــــ�ن �ا�ــــــ�ــــــ ٍ �ــــــ��ــــــ�ك �ــــــ� �ــــــ ��ــــــ�ــــــ��ذ�ر�ةٌ �أ�نْ َ��ــــــ ْ�ــــــ ُ�د�ر�و�ا ِ�ــــــ�ُــــــ َ�ــــــ ّ��ــــــ��ــــــ ُ �و� �ـــــ �ت ِ �ك �ـــــ��ـــــ�ـــــ� ����ھـــــ��ـــــ� ً �ـــــ��ـــــ�ن �ِـــــ�ـــــ�و�ا Ǧassās entendit bien sûr ces vers, alla à la rencontre de Kulayb en son enclos protégé et l’assassina. Kulayb mourant le supplia de lui accorder une gorgée d’eau, que Ǧassās refusa en ces termes : tarakta l-mā’ warā’ak. Un compagnon de Ǧassās, qui l’avait suivi, arriva trop tard devant Kulayb, et plutôt que de lui donner une gorgée d’eau, il l’acheva. Un autre proverbe naît de cette péripétie : ���ا��������ر ����ر�و ���د ��ر�ـ�ـ ����������ر ��ن �ا��ر���ء ������ر Quand la nouvelle se répandit, la consternation régna dans les deux clans. Le vieux chef Murra met son propre fils dans les chaînes et le soumet au conseil de la tribu des Bakr. L’un d’entre eux déclare à l’occasion, refusant d’aller vers l’affrontement : “lā nāqata lī fīha wa-lā ǧamal” ()� �ـ��ـ� �ـ� �ـ��ـ��ـ� �و� �ـ�ـ�ل, littéralement « je n’ai ni chamelle ni chameau dans l’affaire », encore une fois une expression demeurée proverbiale jusqu’à nos jours. Mais la guerre ne tarda pas à éclater entre les Bakr et Taġlib, et l’on rapporte qu’elle dura quarante ans, le dernier mort au combat étant Ǧassās. C’est le souverain laḫmide al-Munḏir qui réussit à réconcilier les deux clans... *** Il convient de bien voir que ces récits se réfèrent à un événement qui est peut-être une réalité historique (une guerre qui aurait opposé les deux tribus nizārites Bakr et Taġlib au VIe siècle) mais que le détail événementiel, le nom des personnages, leurs répliques, les raisons de leur opposition, tout ceci ressortit à l’ordre du mythique et d’une relecture de la Ǧāhiliyya par l’Islam, dans laquelle les auteurs et rapporteurs des récits insistent sur deux aspects contradictoires qui constituent le portrait topique du bédouin et de l’avant, aspects positifs et négatifs. D’une part des qualités propres aux Arabes (courage, solidarité, éloquence), mais aussi, sur le versant négatif, une absence de conscience nationale, et l’aspect dérisoire de leurs guerres (une affaire de chamelle). Les vers qui sont cités dans l’extrait du Maǧmac al-amṯāl de Maydānī, les fameuses muwaṯṯibāt, sont d’apparition tardive (fin Xe siècle) et sont manifestement une forgerie : il est très peu probable qu’il s’agisse effectivement de vers du VIe siècle. Ils sont d’ailleurs inconnus du Kitāb al-Aġānī (Xe siècle), dans lequel le récit est cependant proche de celui de Maydānī, à la différence que la chamelle se nomme Faṣīl et non Sarāb, nom dans lequel une résonance symbolique paraît évidente. La première citation des supposés vers d’al-Basūs se trouve chez al-Ṯacālibī (961-1038) dans son Ṭimār al-Qulūb (la nourriture des coeurs), une anthologie d’anecdotes d’adab. La version la plus longue des circonstances ayant mené à la guerre se trouve dans un commentaire (šarḥ) d’une anthologie poétique, le Sharḥ Dīwān al-Ḥamāsa d’al-Tibrīzī (1030-1109) et c’est chez lui qu’apparaît « l’épisode de la cigogne ». Les vers attribués à Basūs sont appelés chez certains anthologues, dont Tha‘âlibī, les « abyāt al-fanā’ » (vers de l’anéantissement), tandis que Tibrīzī les nomme al-muwaṯṯibāt. Le nom même d’al-Basūs ne réfère pas chez tous les auteurs aux événements de la guerre des Taghlib et des Bakr dite « Guerre de Basūs », même si ce nom est toujours associé à la malchance. C’est effectivement le cas chez al-Ǧāḥiẓ, mais jusqu’au XIe siècle, des récits concurrents circulent. C’est bien un proverbe qui fait naître tous ces récits. Ainsi, l’origine du proverbe �أ�ـــــــ��م �ـــــــ�ن �ا�ــ�ــ�ــ�و�سn’a, à en croire d’autres sources, aucun rapport avec les guerres tribales : le proverbe est rattachée chez le théologien al-Wāḥidī (m. 1076), auteur d’un Asbāb Nuzūl al-Qur’ān (Les circonstances de la révélation coranique), à une exégèse fort étonnante du verset coranique suivant, de la sourate al-Acrāf (7,174-6) / �����طـ��ن ـ��ـ��ن �ـ�ن �ا ـ��ـ��و��ـ�ن ���ـ�� �ا ـ ــ ����ـ� �ـ� ــ ـــ��ه �آ��ـ���ــ� �ـ� ـ���ــ� ــ ����������ـ�م ��ــ� �ا�ـ�ذ�ي �ا �و�ا�ـ ُ�ل ـــ/ ��ـ�و�ن ���ـ�ل �ا���ـ��ت �و ـ���ّــ��ـ�م ��ـ�ر ـ ّ }�و�ـ�ذ�ـ�ك ــ ْ �����ـ ْ �����ـ ّ ـــ� �ـ�ر ـ���ــ��ه ـ���ـ� �و ـ �ث �ذ�ـ�ك َ�ـ َ�ـ�ل �ث �أ�و ��ــ�ر ْ�ـ ُ�� ــ ���� ���ـ ْ�ل ��� �و�ـ�و ِ ��ـ َ�ـ�ل �ا ـ���ــ�ب �ا�ن ـ ـ َ ـــ�� ــ َ ��ـ َ�ـ�ـ�� ـ َ ���ــ�� �أ��ــ�د �إ�ـ� �ا��ر�ض �و�ا��ــ� ���ھـ�و�ا�ه ـ ّ {��ص �����ّ�م ���� ّ��ر�و�ن َ �َ ��ا���و�م �ا��ذ���ن ��ذ��و�ا �������� �����ص �ا Traduction Masson : « 174 : Nous expliquons les Signes de cette façon. Peut-être reviendront-ils vers nous ? 175 : Raconte-leur l’histoire de celui auquel nous avions accordé nos Signes. Il s’en débarrassa ; le Démon le poursuivit et il fut au nombre de ceux qui s’égarent. 176 : Si nous l’avions voulu, nous l’aurions élevé grâce à ces Signes ; mais il s’est attaché à la terre, il a suivi ses passions. Il était semblable au chien : il grogne quand tu l’attaques, il grogne quand tu le laisse tranquille : tel est le peuple qui traite nos Signes de mensonges ». On notera que cette intrigante exégèse est, de plus, mentionnée sous l’autorité d’Ibn ‘Abbâs : ُ ��طـ� �ـ ٍ ��ث �د�ـ�و�ا ������ـ� �و�ـ��ـ�ت �ـ�� �ا�ـ�ر�أ�ةٌ ���ــ��ل ـ���ـ ���ـ��بُ َ�ـ�� ــ �ت ��ُـ ــ �و�ر�و�ى ـ ِ ���ھـ�و �ر�ـ�ل �أ ُ ـ:��ـ�ر�ـ� �ـ�ن �ا�ـ�ن ��ــّ��س �ـ� ���ھـ�ذ�ه �ا���ـ� �ـ��ل � �ا�د�ع: �ـ��ـ�ت،٬ �ـ�ك �و�ا�ـ�د�ة ـ��ـ��ذ�ا �ـ��ـ�ر��ـ�ن: �ـ��ل،٬����ـ� �د�ـ�و�ة �و�ا�ـ�د�ة ��ـ�ل �ـ� ــ �ا ـ: ��ــ��ـ�ت،٬�ً ����ـ� �و�ـ�د �و�ـ��ـ�ت �ـ�� �ُـ��ــ �و�ـ��ن �ـ�� ــ،٬���ـ�و�س �ا ــ ُ ً ْ ـــ��ـ� َ�ر�ِـ�ـ � ���� �ت ��ــ�� �و�أ�ر�ا�د�ت ��� �����ـ�م ���ـ�ت �أ�ن ���ــ�س ــ ���ـ� ــ ــ،٬��ـ�ل �ا�ـ�ر�أ�ة �ـ� ��ــ� �إ�ـ�ر�ا���ــ�ل ـــ� �أ ـ ������ �أ�ن ـ ـ َ [ �ـ�د�ـ�]�ا�ـ�ر�ـ ُ�ل،٬ـــ� �آ�ـ�ر �ـــ� ��ــ��ـ ��� � �ـ�د �ـ��ر�ت �أ��ــ،٬ ���ــ�س ��ــ� ��ــ� ���ھـ�ذ�ا �ـ�ر�ا�ر:�����ـ� �د�ـ�و�ـ��ن �و�ـ�ء ��ــ�و���ھـ� ��ــ��ـ�و�ا ـــ� ��ــ��ـ� �ـ�ذ���ھ�ــ�ت ــ ��� ��������ـ ������ـ� �أ�ن ـ ـ ــ ـــ ُ �و�ا�ت �ا��ــ ُ �و�ذ���ھ�ــ�ت �ا�ـ�د�ـ،٬��ـ� �ـ��ـ�ت ���ث �و���ھـ ������ـ� �ـ�د�ـ� � ـ��ـ��د�ت ـ �ـ��د�ع � �أ�ن ��ـ�ر ّ�د���ھـ� �إ�ـ� �ا ـ��ـ��ل �ا��ــ� �ـ��ـ�ت ـــ،٬ـ�����ــّ�ر�ـ� ـ���ـ� �ا��ــ��س . �أ���م ��ن �ا����و�س: �و���� ����ر�ب �ا����ل �� �ا���ؤ�م ������ل،٬�ا����و�س « ‘Ikrama rapporte d’après Ibn ‘Abbās à propos de ce verset : Il s’agit d’un homme à qui il fur proposé de faire trois souhaits qui seraient exaucés. Sa femme s’appelait al-Basūs, elle lui avait donné une descendance, et elle l’aimait. Elle dit : accorde-moi un de ces trois souhaits. Je te l’accorde, répondit-il, que veux tu ? Demande à Dieu qu’il fasse de moi la plus belle femme parmi les fils d’Israël. Mais lorsqu’elle sut qu’aucune femme n’était aussi belle qu’elle parmi eux, elle se détourna de son époux et en chercha un autre. L’homme demanda alors à Dieu de la transformer en chienne aboyante, et c’est ainsi que deux [des trois souhaits] furent usés. Ses enfants vinrent le voir et dirent : Notre mère est devenu une chienne aboyante et on se moque de nous. Demande à Dieu de lui faire recouvrer sa forme initiale. Il s’exécuta et elle revint comme auparavant, alors que les trois souhaits avaient été épuisés. Elle s’appelait al-Basūs et on la cite en proverbe pour la malchance qu’elle fait subir, et on dit ainsi “plus funeste qu’al-Basūs” ». On peut certes se demander où les commentateurs ont recueilli une légende de ce type et pourquoi elle a fini par se trouver insérée dans un ouvrage d’exégèse, mais sa signification sur la vanité de la femme et les dangers de la vengeance sont claires, autant de chances, d’occasions offertes par Dieu qui sont manquées. On observe aussi une certaine communauté de thématiques avec la Basūs de Maydānī : les vers insultants de la vieille bédouine sont à rapprocher de la « chienne aboyante », ainsi que la manipulation de l’homme par une femme préoccupée par ses propres intérêts plus que par ceux de la communauté ou du clan. Le récit de Maydānī illustre disions nous plusieurs aspects d’un portrait du bédouin antéislamique dans l’imaginaire arabe post-islamique : - Tout d’abord, la relation de ǧiwār qui paraît au centre de l’éthique bédouine. Le terme de ǧār se rattache à une conception commune à plusieurs langues sémitiques. En hébreu le terme gēr désigne celui qui est protégé par le clan ou la communauté. La notion de « protection des lieux sacrés » est également commune à l’hébreu et au phénicien. Ce devoir d’hospitalité et de protection implique une lourde responsabilité et perte de l’honneur s’il n’est pas assuré. Basūs ne saurait perdre la face, et de même Ǧassās ne saurait perdre la face devant sa tante. Dans les variantes du récit, Kulayb quant à lui ne saurait perdre la face devant les animaux qu’il a assurés de sa protection. La guerre est-elle une fatalité, ou les récits islamiques tardifs ne suggéreraient-ils pas qu’un déséquilibre est à l’origine de cette guerre ? Là où il est possible de se contenter de réparation, d’un système de compensation instauré par la Loi, par l 'organisation de la société, la tribu se réfugie dangereusement derrière un code d’honneur qui mène au désastre. L’adab suggère toujours obliquement une réflexion dans ces anecdotes ou ces récits, une ���ر�ة ���ن ������ر. - Autre topos développé dans ce récit et qui recoupe nombre de légendes pseudobiographiques concernant les grandes figures de la poésie arabe anté-islamique, comme Imru’a al-Qays ou Ṭarafa b. al-‘Abd ou ‘Antara b. Šaddād : l’impétuosité de la jeunesse, l’ubris (orgueil démesuré) menant au désastre. Aveuglé par un sens de l’honneur dépourvu de sagesse, manipulé par une femme, le jeune homme mène le groupe à la perdition, au fanā’, à l’extinction de cette culture de l’avant caractérisée par l’excès, la démesure, tout ce qui s’oppose à l’islam qui aime toujours à se représenter comme le « juste milieu ». La mort de la chamelle Sarāb, mirage du désert, faux enjeu, préfigure la laideur du conflit. Le récit insiste, dans une de ses « boucles », sur le mélange de lait et de sang s’échappant de ses pis : vie et mort se mêlent, dans cette image puissante. La chamelle est essentielle dans l’économie bédouine, elle est gage de prospérité, la chamelle enceinte est même dans le texte coranique le symbole des biens terrestres : au jour de l’apocalypse, « la chamelle en son dixième mois de gestation sera négligée » (81,4). Le lait et le sang qui s’écoulent par son pis évoquent richesse, subsistance, et vie humaine s’échappant dans le sable. le temps est compté pour ces deux tribus, dès cet instant, comme le temps est compté pour la société de l’Ignorance, bientôt remplacée par l’Islam. - L’éloquence. Basūs réagit en vers à son humiliation. S’exprimer en vers en toute occasion est un usage des récits d’adab traitant de l’avant et du Ṣadr al-islām. Ultérieurement, ce sera le fait des raffinés, des gens de culture, de la ḫaṣṣa (élite), ce sera un exercice permettant d’être du nombre de ceux qui maîtrisent le système culturel.mais le message transmis par ces récits est que pour ces bédouins, l’éloquence est de l’ordre du ṭāb‘, d’un naturel inné. Le récit semble suggérer que la réaction extrême de Ǧassās, entendant ces muwaṯṯibāt, est tout autant une réaction au contenu qu’à la forme. Ce ne sont bien entendu pas les seuls vers de la Guerre de Basūs, dont les événements s’égrènent au fur des vers récités, improvisés de part et d’autre. Chaque mot sortant de la bouche du bédouin est précieux. Ils sont hommes de peu de paroles dans ces récits : toute réplique est chargé d’un caractère hiératique, le bédouin parle en vers qu’on doit conserver, ou en paroles de prose se transformant au fil des générations en proverbe. Les formules sont lapidaires, les allusions sibyllines, ainsi ce « genou découvert », préparation à la guerre qui signifie la volonté de partir au combat. Le kalām al-‘Arab est à la fois un trésor à conserver, un legs identitaire, et une source de mort pour ces hommes d’antan. - Le šu’m, la malchance, le sort funeste, est illustré par une femme. Mais l’image féminine est en fait plus complexe que celle d’un discours qu’on pourrait hâtivement qualifier de misogyne. L’élément féminin est source de risque mais également construit par le récit comme source de vie et garant de l’honneur. Les vers de Basūs, tout manipulateurs qu’ils soient, sont eux-même une reconnaissance de la supériorité masculine, d’un ordre social où la femme est à protéger, à garder, waliyya quand bien même elle est libre et aristocrate. La pire insulte que Basūs puisse proférer contre son propre clan est qu’il est un clan « de femmes », incapable de montrer la nécessaire murū’a (courage viril, respect d’un système d’honneur) qui impose non seulement la protection des biens d’un mawlā, d’un vassal, mais particulièrement si cette protection est accordée par une femme. Ayant failli à protéger la chamelle, les Bakr échouent à protéger une femme, devoir suprême. Enfin il s’agit d’une chamelle et non d’un chameau. La boucle du récit que nous relevions, l’image des pis desquels s’échappent lait et sang, est aussi un rappel de ce devoir de protection de la femelle : les femmes sont ici source de vie et de mort en même temps, l’homme quant à lui subit un destin dont il n’est pas maître. PLUS FUNESTE QUE BASŪS Il s’agit de Basūs, fille de Munqiḏ le Tamīmite. Elle était la tante maternelle de Ǧassās b. Murra b. Ḏahl le Šaybanite, l’assassin de Kulayb. On raconte que Basūs avait un client de la tribu des Ǧarm, qui se nommait Sa‘d b. Šams, et que ce dernier possédait une chamelle nommée Sarāb. Or, Kulayb s’était réservé un enclos protégé dans les terres hautes au début de la saison verte, dans lequel ne pouvaient paḤtre que les chameaux de Ǧassās, son beaufrère : en effet, Jalīla, la fille de Murra et soeur de Ǧassās était l’aimante épouse de Kulayb2. Il advint que Sarāb, la chamelle du Jarmite, se mêla aux bêtes de Ǧassās pour aller paître dans l’enclos de Kulayb. Ce dernier la vit, s’offusqua de sa présence, et lui décocha une flèche. Touchée au pis, la chamelle s’en retourna avant de baraquer devant la tente de son propriétaire, ses mamelles laissant s’écouler un flot de sang mêlé de lait. La voyant, Sa‘d le Ǧarmite s’écria : Quelle humiliation! Puis la servante de Basūs sortit s’enquérir de la bête et, ayant vu son état, se mit à se frapper la tête et à se plaindre à son tour de cette affreuse humiliation. [Basūs] déclama alors les vers suivants3 : Par Dieu, si je m’étais réveillée sur les terres de Munqiḏ Sa‘d n’aurait point subi d’injustice alors qu’il est mon client Mais je me suis réveillée en terre d’exil Et quand le loup attaque, il s’en prend à mes brebis Sa‘d, ne te fais point d’illusions et pars céans : Ceux auprès desquels tu as demandé protection font les morts face aux obligations Prends mes quelques chamelles, car je crains fort Qu’ils ne se saisissent traîtreusement de mes petites filles Va retrouver la tribu de Ǧarm, les Ǧarm sont puissants Et ne reste pas parmi nous à jouer parmi des femelettes ! Ayant entendu ces propos, Ǧassās la calma et la rassura en ces termes : - Ô femme, le chameau qui sera tué demain sera un sacrifice autrement plus considérable que la chamelle de ton client. Il n’eut alors de cesse que Kulayb commette une imprudence, jusqu’au jour où ce dernier 2. 3. Une autre leçon du texte de Maydānī donne ﻛﻠﻴ ـﺐ ﻛ ـﺎﻧ ـﺖ ـﺗﺤ ـﺖ ـ ـ, peut-être préférable, qu’on rendra simplement par « était l’épouse de Kulayb ». Le poème ne semble pas pouvoir être celui de la servante, les pronoms possessifs se rapportant aux propriétés de Basūs étant nombreux, on comprendra que le verbe 'anša’at se réfère à cette dernière et non à sa servante. sortit du campement, sans la moindre crainte. Or c’était son habitude que de s’en éloigner grandement. Ǧassās eut vent de la chose, monta sa jument, s’arma de sa lance et partit. ‘Amr b. al-Ḥarṯ s’élança à sa suite, sans pouvoir le rattraper avant que Ǧassās n’eût frappé Kulayb, lui transperçant les reins. Alors que Ǧassās se tenait au-dessus de Kulayb, le mourant l’implora : Ô Ǧassās, donne-moi une gorgée d’eau ! Mais ce dernier répliqua : Tu as laissé l’eau loin derrière toi... Il l’abandonna à son sort, alors que ‘Amr [b. al-Ḥarṯ] arrivait. Kulayb l’implora à son tour de lui donner une gorgée d’eau, mais ‘Amr descendit de sa monture et l’acheva. C’est pourquoi l’on dit proverbialement : « Demander de l’aide à ‘Amr dans l’adversité Est comme demander protection de la canicule à la fournaise » Ǧassās rentra au galop vers le campement, se jetant au sein de son clan. Son père, le regardant, s’aperçut que son genou était découvert. Il dit alors à ses compagnons : Ǧassās nous apporte une calamité. Qu’en sais-tu ? demandèrent-ils. Son genou est découvert, et c’est bien la première fois, répondit-il avant d’interroger son fils : Qu’as tu donc fait, Ǧassās ? Par Allah, répondit celui-ci, j’ai porté un coup qui fera l’unanimité contre lui parmi les vieilles de la tribu de Wā’il4. Son père reprit : Mais de quoi donc parles-tu, puisse-tu mourir et affliger ta mère ! Ǧassās lui répondit qu’il avait tué Kulayb, et son père de s’écrier : Par la vie d’Allah, c’est là un grand crime que tu as commis contre ta propre tribu ! Al-Maydānī (m. 1124) : Le Compendium des Proverbes 4. Une autre leçon du texte de Maydanī propose رﻗ ـ ـﺼ ـ ـﺎet non رﻓ ـ ـﻀ ـ ـﺎ. On comprendra alors « fera danser de joie les vieilles femmes ». Cette leçon, cependant, n’est pas convaincante, la suite du texte illustrant la désapprobation du clan vis-à-vis du geste de Ǧassās.