La France et l`Espagne : si proches, si lointaines

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La France et l`Espagne : si proches, si lointaines
2012
2012 - Vues d'ailleurs
Elections
Vues d'ailleurs
La France et l’Espagne :
si proches, si lointaines
N°5
Mars 2012
Joan Marcet
Professeur à l’Université autonome de Barcelone
www.cevipof.com
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Centre de recherches politiques
2012 - Vues d'ailleurs
N°5
Mars 2012
Joan Marcet
Professeur à l’Université autonome de Barcelone
La France et l’Espagne : si proches, si lointaines
Les relations politiques entre la France et l’Espagne sont étroites, mais
parfois intermittentes. Joan Marcet insiste sur les relations
intellectuelles qui étaient significatives même sous la dictature du
général Franco. Il analyse ensuite la manière dont se tissent les
relations politiques entre les deux pays. Les perspectives de continuité
ou de changement à la présidence de la République française en mai
2012 s'entrecroisent dans l'analyse et dans le débat politique interne
de l'Espagne. Dans les débats qui ont cours, l’Espagne et la France
paraissent à la fois si proches et si lointaines.
En octobre 1958, presque au moment
de l'approbation de la Constitution de la Ve
République, un jeune professeur récemment
arrivé à la Faculté de Droit de Barcelone, Manuel
Jiménez de Parga, publiait une compilation
d'articles dans le but d'expliquer le nouveau
régime politique qui venait de s’instaurer en
France1 . Le livre contenait des réflexions
pertinentes sur le passage de la IVe à la Ve
République, sur le contenu de la nouvelle
Constitution et, enfin, il ouvrait quelques pistes
sur l’avenir, qui se résumaient dans le sous-titre
du livre lui-même : « Une porte ouverte à la
dictature constitutionnelle ».
À plusieurs égards, la France est un
pays considéré parfois avec admiration, parfois
avec méfiance. Si on laisse de côté les chroniques
journalistiques sur la vie politique française,
spécialement nombreuses lors d’une échéance
électorale, concentrons-nous sur l’approche
académique du système partisan et électoral en
France et, bien sûr, sur les rapports politiques noués
entre certaines options politiques des deux pays.
L'importance de la première œuvre de
réflexion académique du professeur Manuel
Jiménez de Parga réside dans les diverses pistes
intellectuelles qu'elle a ouvertes à l'Université de
Barcelone. Fin 1960, le professeur Manuel
Jiménez de Parga publiait son manuel de droit
constitutionnel et science politique2 , destiné à être
le livre de référence pour des générations de
politologues et constitutionalistes catalans. Autant
dans sa première partie, consacrée à la théorie et
aux typologies du régime politique, que dans la
deuxième partie consacrée aux trois grands
modèles constitutionnels - à ceux qu’il
dénommait « Régimes démocratiques avec
tradition démocratique », c'est-à-dire la France, la
Grande-Bretagne et les États-Unis - les références
aux principaux auteurs et penseurs de l'époque
apportaient un flot d'air frais et une tentative
d'ouvrir les esprits dans les salles de cours de
l'Université franquiste de ces années-là. Les
références aux auteurs français, que le jeune
professeur avait découverts dans ses voyages
après la 2e guerre mondiale, étaient fréquentes
et abondantes : de René Capitant à Raymond
Aron, de René Rémond à André Philip. Il
JIMENEZ DE PARGA (Manuel), La Quinta República francesa: una puerta abierta a la dictadura constitucional, Madrid, Tecnos,
1958, 191 p.
2 JIMENEZ DE PARGA (Manuel), Los Regímenes políticos contemporáneos, Madrid, Tecnos, 1960, 585 p.
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analysait et diffusait notamment l'œuvre de
plusieurs auteurs qui marqueraient ensuite le
parcours de la science politique et du droit
constitutionnel catalan : Marcel Prélot, Georges
Vedel, Georges Burdeau et Maurice Duverger,
entre autres.
Si la science politique du reste de
l'Espagne s’abreuvait aux sources germaniques
et à sa propre tradition espagnole3, « l’école
catalane », elle, se réclamait de la tradition
française. Une maison d’édition catalane, les
éditions Ariel, allait traduire et publier, dans les
années soixante et soixante-dix, les principales
œuvres de Maurice Duverger, Georges Burdeau,
Maurice Hauriou ou Jean Meynaud, sous la
direction et l'impulsion de Manuel Jiménez de
Parga et de ses disciples et collaborateurs.
Dans les décennies suivantes, l'intérêt
de la recherche académique envers la politique
française n'a pas faibli, toutefois le retour de la
démocratie et la normalisation politique de
l'Espagne ont conduit à un recentrage sur les
questions nationales qui occupe la majeure
partie de la production académique.
La forte influence, surtout depuis les
années 90, de la science politique anglo-saxonne,
spécialement nord-américaine, ne touche guère
l'Université catalane et affecte peu le champ de
la réflexion sur les classiques de la pensée
politique4, ou celui de l'analyse sur les partis, les
élections et le système de gouvernement 5. Le
passage de certains étudiants de doctorat par des
établissements universitaires français a
augmenté au fil du temps l'intérêt pour les
institutions et la vie politique française.
L'attention portée par la recherche espagnole aux
échéances électorales et particulièrement aux
présidentielles, très notable comme nous l’avons
signalé dans le milieu universitaire catalan, se
traduit en analyses et en réflexions rassemblées
dans des revues spécialisées6, mais aussi dans les
médias qui cherchent à approfondir leurs
chroniques politiques et électorales.
On trouve un autre sens bien différent à
l'influence de la politique française sur la
politique espagnole, particulièrement pendant la
longue dictature franquiste et pendant la
transition vers le moment du retour de la
démocratie en Espagne.
Déjà dans les années trente, on peut
dégager des parallélismes politiques entre les
deux pays. Singulièrement, on peut citer le
triomphe électoral du Front populaire en Espagne
et en France à quelques mois d’intervalle. Très
rapidement, l'Espagne s'effondrait dans la guerre
L’ancienne Revista de estudios políticos, rattachée à l’Institut d’études politiques rallié au régime franquiste, publia entre
1966 et 1969 plusieurs articles concernant les élections présidentielles en France signés par Henri Manzanares, juriste
français d’ascendance espagnole et fonctionnaire européen.
4 Voir MOLAS (Isidro), Alexis de Tocqueville: The Traditionalist Roots of Democracy, Barcelona, Institut de ciències polítiques i
socials (ICPS), 1990, 44 p. ou MÁIZ SUÁREZ (Ramón), Nation and Representation: E. J. Sieyès and the Theory of the State of
the French Revolution, Barcelona, Institut de ciències polÍtiques i socials (ICPS), 1990, 57 p.
5 On peut citer, entre d’autres : MOLAS (Isidro), « Los partidos políticos franceses y las elecciones presidenciales de 5-19 de
mayo de 1974 », Revista española de la opinión pública, n° 37, Julio-Septiembre 1974, pp. 85-114, MARTÍNEZ (Rafael), thèse
de doctorat, sur le Parti socialiste français, PALLARÈS (Francesc), “Los procesos electorales franceses de 1981: un primer
análisis”, Revista de estudios políticos, n° 21, Mayo-Junio 1981, pp. 171-186, MARCET (Joan), La República francesa: el
multipartidisme bipolaritzat, Barcelona, ICPS, 1991, 48 p., MARTÍNEZ (Rafael), “Efectos de la fórmula electoral mayoritaria
de doble vuelta”, Revista española de investigaciones sociológicas, 1998, n° 82, pp. 159-189, http://dialnet.unirioja.es/servlet/
fichero_articulo?codigo=759732&orden=81161, BOTELLA (Corral J.), « Un regard d’outre-Pyrénées sur la France : une
année faste pour la gauche », Études de la Documentation française, n° 5097-98, août 1999, pp. 313-336.
6 De 1981 à 2007, la Revista de derecho político que publie l’Université nationale d’éducation à distance a rédigé les
chroniques de quelques élections présidentielles (1981, 1995, 2002 et 2007).
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civile de 1936-1939, avec une ambiguë neutralité
du gouvernement français, et toute l'Europe entrait
en guerre à la fin de 1939. La résistance et la
libération de la France opéraient un rapprochement
majeur entre les forces politiques françaises et les
exilés politiques espagnols, particulièrement entre
les communistes, les socialistes et, à une moindre
échelle, les démocrates-chrétiens. La relation, l'aide
et même la réflexion parallèle seront soutenues tout
au long des trois décennies que durera encore le
franquisme, qui maintiendra une relation de
voisinage distant avec les gouvernements successifs
de la France de la IVe et de la Ve Républiques.
À la mort de Franco, le président
Valéry Giscard d’Estaing est favorable dès le
premier jour au jeune monarque espagnol,
Juan Carlos Ier, qui a succédé au dictateur et qui
montre dans les premiers mois sa volonté
d'orienter l'Espagne vers le retour de la
démocratie. Le modèle constitutionnel
démocratique mis en place en 1978 ne s'inspire
presque en rien du modèle de la Ve République,
mais les relations politiques tissées pendant
plusieurs années entre les forces politiques,
notamment de la gauche et de petits secteurs de
la droite post-franquiste, maintiennent les liens
et contribuent à l'échange d'expériences.
La victoire électorale de François
Mitterrand en mai 1981 est fêtée par le
socialisme espagnol comme la victoire en avance
de Felipe González et du PSOE qui devait se
produire presque un an et demi plus tard en
octobre 1982. Les longues années de
gouvernements socialistes parallèles des deux
côtés des Pyrénées renforcent cette image de
proximité, de syntonie, mais aussi de
divergence entre des pays voisins aux systèmes
politiques et aux problèmes différents, dans un
cadre européen commun, dirigé pendant ces dix
années (1985-1995) par le socialiste français
Jacques Delors.
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Les gouvernements du Parti populaire
de José Maria Aznar ont eu tendance à prendre
leurs distances avec la France, malgré la
coïncidence et une proximité formelle avec la
présidence de Jacques Chirac. José Maria Aznar
oriente ses alliances extérieures européennes
plutôt vers la Grande-Bretagne et, à travers celleci, vers les États-Unis, et il abandonne la relation
traditionnelle avec la France et l'Allemagne.
Le retour au gouvernement de
l'Espagne des socialistes, après la victoire en
2004 de José Luis Rodríguez Zapatero, reprend
la relation politique européenne et la proximité
avec la présidence française, malgré la fin du
mandat de Jacques Chirac et la majeure partie
de la présidence de Nicolas Sarkozy. En fait,
pendant le processus électoral de 2007, et
malgré le positionnement officiel du PSOE de
collaboration avec la candidature de Ségolène
Royal, le gouvernement de José Luis Rodríguez
Zapatero maintient de très bonnes relations
avec Nicolas Sarkozy, avant et après son
élection comme président de la République.
Anecdote ou bien reflet des coïncidences de
fond, le gouvernement socialiste en fonction,
après la défaite électorale du 20 novembre
2011, propose la remise au président Sarkozy
de la plus haute distinction espagnole, le Collier
de l'ordre de la Toison d'or, qu’il recevra de la
main du roi Juan Carlos en présence de José
Luis Rodríguez Zapatero, Felipe González, José
Maria Aznar et, du tout récent président du
gouvernement Mariano Rajoy.
En résumé, les relations politiques
entre la France et l’Espagne sont étroites,
parfois intermittentes. Il s’agit de collaboration
en de nombreuses occasions, mais elles ne sont
pas exemptes de conflits. Les universitaires et
l'opinion publique espagnols portent un intérêt
aux confrontations électorales qui ont lieu en
France, avec les attentes propres de deux
voisins si proches mais parfois si lointains. Les
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perspectives de continuité ou de changement à
la présidence de la République française en mai
2012 s'entrecroisent dans l'analyse et dans le
débat politique interne de l'Espagne.
Pour aller plus loin :
> JIMENEZ DE PARGA (Manuel),
La Quinta República francesa: una puerta
abierta a la dictadura constitucional, Madrid,
Tecnos, 1958, 191 p.
> JIMENEZ DE PARGA (Manuel),
Los Regímenes políticos contemporáneos,
Madrid, Tecnos, 1960, 585 p.
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