EXTRAIT

Transcription

EXTRAIT
Wam
Slimane Kader
EXTRAIT
Valérie, la rouquine, habite du côté de Ménilmontant… En temps normal, depuis la place
Gambetta, ça fait déjà une trotte, mais alors quand il meule… c’est la balade sibérienne... Et si tu
rajoutes le petit vent frais qui rase le sommet de la colline, c’est limite la descente d’organes…
Dans le futal de Douglas, je serre les fesses… Valérie, elle, tchatche comme si de rien n’était...
Elle me raconte sa vie, son taf, ses études, ce qui la fait vibrer…
— Ce qui important, tu vois… c’est le message… ce que tu veux dire aux autres dans ton
art, je veux dire…
Je l’observe pendant qu’elle me parle : elle se contrefout complètement de la température.
C’est une chaudière, cette meuf ! Chaudière, hein ? Pas « chaudasse » ! Ah, ah, ah…je kiffe
l’humour grivois…
— Y a la méthode mais y a aussi l’intention… le fond et aussi la forme… tu comprends,
Wam ?
Je l’imagine nue, au-dessus de moi, en train de me chevaucher comme l’amazone sur
l’étalon... La vérité, le cul ça me rend lyrique… Ses seins qui ballottent au rythme de ses va-etvient de chienne en chaleur…
— Wam… ! Tu m’entends ?
— Hein ?
— T’étais dans la lune, on dirait ?
— C’est ça…
— On est arrivés.
Rue Sainte-Marthe, pour être précis, devant un entrepôt aux murs écaillés dont la lumière
qui s’échappe du toit irradie l’obscurité comme un stick de radium dans la pipette de la mère
Curie… Lyrique, je te dis…
— T’habites là ?
— Oui…
Je sais pas quoi en penser… En général, une meuf, étudiante, habite plutôt dans une sorte
de chambre à la cité « U » ou dans un petit studio payé par ses remp’s… Comme elle me voit
réfléchir, elle ajoute :
— Un loft c’est toujours plus pratique quand tu peins…
Elle sort une clé de son sac… Une grosse clé qui brille… Elle l’enfile dans la serrure de la
porte métallique... Et c’est là où je joue mon va-tout ! Banco ! Je le saisis à la taille et la colle à
Wam.
— Tu me plais beaucoup, je fais.
Yeux écarquillés de la rouquine qui fait un pas pour échapper à mon charisme animal…
— Wam… je te trouve charmant, mais…
Deuxième salve… Je la replaque contre Wan et réessaye la soupe de langues…
— Rapport au charme, moi c’est pareil, franchement. Je suis charmé de chez charmé…
Valérie se dégage et ricane :
— C’est gentil mais je… je ne suis pas disponible… voilà.
— Hein ?
— J’aime quelqu’un…
— Ah, ah, aha, aha…
Je rigole, mais en vérité j’ai les méga boules...
Elle ouvre la porte et là… là… la caverne d’Ali Baba, la vérité !
Cinq cents mètres carrés de munificence… Une cuisine américaine rouge Ferrari, des tabourets
en chrome… Plus loin, l’espace salon avec les mêmes fauteuils que dans Happy Days… Tout au
fond, une sorte de chambre et une salle de muscul’…
— C’est toi mon amour ?
La voix vient d’en haut… J’ai pas remarqué que la mezzanine fait tout le tour de la pièce
en longeant les murs…
— Oui, mon amour ! répond la rouquine.
— Et je vois que tu es venue avec un ami ! fait le keum en descendant un escalier en
colimaçon.
Il assure à donf… Salopette en jean, ultrabaraqué, blond, sourire Colgate et tout… le gros
dèp, quoi !
Avant de me serrer la main, il essuie les siennes avec un chiffon… Elles sont couvertes de
peinture, souillées par la fulgurance de son art… Valérie se jette dans ses bras, l’embrasse sur la
bouche et le keum la soulève comme si elle était un brin de paille… Il la fait tournoyer autour
d’elle en ricanant… J’ai l’impression de regarder un épisode de La petite maison dans la prairie.
Après l’avoir galoché, le keum approche son nez de celui de sa meuf et ils se les frottent
l’un contre l’autre en faisant des bruits de dindons…
Des pinceaux dépassent de sa poche arrière et je comprends que les toiles accrochées audessus du canapé doivent être les siennes... Je m’y connais pas en peinture mais la vérité, ça
dépote sévère… Que de la tourmente, de la destruction, des maisons effondrées, des arbres
déracinées… Le tout dans un déluge de couleurs et de flamboyance... Du génie...
— Bonjour !
Je serre la main tendue.
— Ouais... bonjour !
— Je m’appelle Wilfried.
— Wam !
— Wam aussi est peintre ! dit Valérie en enlevant son manteau.
— Ah oui, fait le keum en souriant comme un soleil. Un artiste ! Formidable…
Le plus relou, c’est que le keum paraît sincère… Valérie passe derrière le comptoir et met
de l’eau à bouillir…
— Tu prendras un thé, Wam ?
Au loin, la musique s’enclenche… Wilfried remet la télécommande dans sa poche.
« … marcher dans les tournesols…
… courir dans le champ de blé…
… parasol…
… nuits d’été… »
— Tu aimes Marc Lavoine ? me demande le keum.
Il délire lui, ou quoi ?… Pourquoi il me demande pas si j’aime manger du Milka au riz tant qu’il
y est ? Je suis pas une tapette !
— Je kiffe, ouais.
Du coup, il me tape dans le dos… Sa meuf lui sourit et tous les deux se mettent à chanter
ensemble…
Bis : « courir dans les tournesols…
… marcher dans les champs de blé… »
Le championnat de karaoké de Gif-sur-Yvette, la vérité. Wilfried et Valérie s’approchent
de moi… Un de chaque côté… Pendant que le bras de Wilfried m’enserre les épaules, je sens le
bras de Valérie qui m’enserre la taille… J’espère qu’ils comptent pas sur moi pour un plan « bi ».
— Vas-y ! il me fait. Chante avec nous !
— Ouais, elle ajoute… c’est planant, tu vas voir…
Ils me serrent sévère... La vérité, je flippe ma race… Je suis tombé chez les Fourniret ou
quoi ? Ils me secouent, me font tanguer… J’hésite entre la fuite et le coup de savate dans toutes
les tronches qui passent à ma portée… Puis d’un coup, le truc chelou, je lâche tout, comme
envoûté, je chante avec eux…
— … tournesol… champs de blé…
— Bravo Wam ! fait Valérie.
— Ouais, super partenaire ! ajoute son keum.
Du coup, ils chantent deux fois plus fort. Le morceau se termine. Je respire... Mais ils ne
me lâchent pas et recommencent à chanter avec le suivant.
« Chante la vie, chante ! Comme si tu devais mourir demain ! »
Michel Fugain… il manquait plus que lui…
Le jamboree dure environ un quart d’heure... Après Michel Fugain, on enquille sur Mort
Schuman et Phil Barney… Niveau torture mentale, je suis sûr qu’ils doivent programmer la
même chose dans les cellules de Guantànamo… Et pourtant, le keum et la meuf ont les yeux
brillants… Ils scintillent comme des boules à facettes… Ils m’entraînent sur le canapé et on sirote
les tisanes sans un mot… Sur le mur d’en face est accrochée la plus grande toile de
l’appartement… Elle représente une espèce de maison blanche noyée sous une eau noire où
flottent des morceaux chelou. Bras ? Branches ? Peut-être des bidons d’essence…
— C’est quoi ?
Comme hypnotisé par la toile, le keum répond :
— C’est La Nouvelle-Orléans. Après la tornade. C’est un hommage.
— Ah…
— Oui, dit Valérie que je regarde moins depuis que j’ai compris que je la baiserai pas…
C’est important de montrer au monde qu’on peut être solidaire…
— Ah… donc la thune que va rapporter la toile va être envoyée chez les Amerloques,
c’est ça ?
Wilfried et Valérie me regardent comme Zidane regarde Materazzi une seconde avant le
coup de boule… Instinctivement, je recule sur la banquette.
— Non, pas forcément, a dit Wilfried.
— Pourquoi toujours tout réduire à l’argent ? s’indigne Valérie. Je trouve que donner du
temps à des causes qui ne nous concernent pas, y a rien de plus beau.
Je souffle sur mon thé... La vérité, je comprends rien… La vapeur diminue… Bientôt, je
le siroterai... Et bientôt, tout bientôt, je pourrai me casser… Je suis pas à ma place… Ils ne
parlent pas la même langue que moi… En fait, ils sont tous les deux blindés... Lui c’est un peintre
super réputé qui a vu sa cote s’envoler depuis que ses peintures ne représentent plus que la
destruction… Avant ça, il dessinait des trucs plus classiques dont tout le monde se foutait… Le
déclic, ça a été des vacances en Asie au moment du tsunami… Il a survécu en dérivant sur un
palmier déraciné au milieu des cadavres… Ça a été ça le déclic…
Valérie, elle, bosse chez Donald par goût de l’expérience… Sa famille a de la thune, son
keum a de la thune, et elle, par capillarité, a de la thune aussi…
— Je trouve que c’est important de côtoyer la misère et la souffrance... Parce que sinon tu
peux pas savoir ce que c’est… Et après, c’est très difficile d’en parler.
— Mais la misère, t’as beau t’y frotter, tu peux pas la vivre… je réponds, c’est presque un
état d’esprit, la misère !
Le couple de l’an 2000 me regarde et éclate de rire…
— Oh Wam… c’est des réflexions de petit-bourgeois, ça ! rigole Valérie.
— Tu serais pas un peu facho, toi ? ajoute l’autre, avec un clin d’œil.
Je comprends que je comprendrai jamais rien à ce qu’ils racontent… Faut peut-être avoir
de la thune pour dire portenawoiq… Il est temps que je me barre. Le couple de l’an 2000 semble
pas du tout surpris de me voir partir comme ça, d’un coup. Ils m’accompagnent à la porte et ne
posent aucune question… Pas de numéro de téléphone… rien…
Sur le perron, ils me sourient juste…
Je prends la direction de l’hôpital Saint-Louis et je me retourne…Ils sont toujours à la
porte de leur caverne d’Ali Baba et ils me font « coucou »… Comme ça ! Avec les deux bras !...
C’est pas ouf, ça ?

Documents pareils