les mots de couleur

Transcription

les mots de couleur
D O S S I E R
«
S C I E N C E
E T
C O U L E U R S
»
CNRS INFO • N° 391
MARS 2001
LES MOTS DE COULEUR
De la science et la technique au symbolique et à la poésie
La couleur relève d'une opération complexe qui met en relation différents paramètres :
une source lumineuse, un objet et un récepteur (le couple œil-cerveau). La couleur et
sa nomination sont donc à l'intersection de données physiques, physiologiques, mais
aussi psychologiques et culturelles. Le lexique des couleurs est le reflet de ce phénomène complexe : aux dénominations directes (bleu, jaune, noir, rose, rouge, vert...)
et leurs dérivés (bleuâtre, rougeâtre, rougeur, rougissement...), s'ajoute une multitude de dénominations indirectes ou référentielles. Annie Mollard-Desfour, linguiste
à l’Institut national de la langue française (INALF) du CNRS, s’est intéressée à ces
dénominations chromatiques. Celles-ci rendent compte des modes de fabrication de
la couleur et de ses utilisations sociales, culturelles et symboliques et soulignent le
lien entre science, technique, symbolique et poésie1.
1 Voir Annie Mollard-Desfour.
Le Dictionnaire des mots
et expressions de couleur
du XXe siècle. CNRS ÉDITIONS.
Deux volumes parus : Le Bleu,
préface de Michel Pastoureau,
1998, 260 p. – 140 F (voir
CNRS-Info, n° 363, 15/09/98).
Le Rouge, préface de Sonia
Rykiel, 2000, 494 p. – 180 F
(voir CNRS-Info, n° 384, maijuin 2000). D’autres couleurs
sont en préparation.
Techniques et arts
Parmi la multitude de dénominations de couleur, beaucoup sont issues de référents matériels, concrets (végétaux, métaux, pierres précieuses, animaux, corps humain) ou de produits
fabriqués (matières colorantes naturelles ou artificielles). Ces dénominations chromatiques rendent compte des progrès de la chimie, de la révolution des couleurs de synthèse qui, depuis la
fin du XIX e siècle, a permis des inventions chromatiques pratiquement illimitées, rompant un
rituel séculaire de teinture à base de matières colorantes naturelles. L’on observe ainsi les enjeux
commerciaux de la couleur, la guerre de la couleur (i. e. indigo ou « teinture du diable », venue
des Indes, concurrente du doux pastel européen).
Les dénominations de couleur permettent de dessiner l'histoire des techniques, l'histoire de
l'art (céramique, vitraux), mais aussi l'histoire de la peinture ou l'histoire des spectacles. Les mots
de couleur nous font remonter aux sources de l'histoire des pigments et matières colorantes et
de leurs emplois.
Nombreux sont les termes de couleur issus de matières colorantes rouges et qui témoignent
du rôle historique de ces pigments ou teintures... Les matières colorantes végétales rouges
(andrinople ou rouge turc, garance), si elles ont joui d'une grande notoriété, n'ont jamais atteint
le prix ni la gloire des matières colorantes animales telles que l'écarlate, le cramoisi ou le vermillon et surtout la pourpre, véritable objet de fascination, qui fut réservée, sous peine de mort,
aux empereurs de Rome et de Byzance...
Utilisations sociales, culturelles, techniques et symboliques des couleurs
Les couleurs sont des signes distinctifs, elles classent, associent. Ce sont des codes sociaux
qui font jouer des systèmes de connotations et de symboles... Ainsi, le symbolique est-il mêlé
aux propriétés physiques de la matière dans l'utilisation de certains métaux et pierres précieuses.
En alchimie, la couleur rouge est la couleur du Grand Œuvre, l'Œuvre au rouge (après
l'Œuvre au noir et l'Œuvre au blanc), apparition de la pierre philosophale. Celle-ci, obtenue à
partir de pierres ou de métaux par le feu, tend au rouge parfait2 (pierre (au) rouge, pavot des
philosophes, rubis précieux) et permet d'opérer notamment la transmutation en or. C’est le symbole du mystère vital, de la connaissance ésotérique, de la régénération et de l'immortalité.
Dans de nombreuses traditions 3, les pierres précieuses, notamment bleues et rouges, sont
portées en bijou ou broyées pour leurs pouvoirs physiques, leurs pouvoirs homéopathiques, et
leurs pouvoirs occultes. En France, une coutume unit chimie et symbolisme du bleu censé éloigner tout ce qui est néfaste : on peint les charrettes avec un bleu (bleu charrette ou charron)
fait d’une matière colorante à base de bleu de Prusse et de sulfate de baryte et ayant la propriété
d'être un répulsif pour les insectes, mouches et abeilles. De même, pigments et matières colorantes sont étroitement liés au symbolisme (voir note 4 page suivante) et les utilisations de la
couleur ont leur source dans le technique mais aussi le symbolique.
2
La rubification est le stade
ultime par lequel la pierre
devient d'un rouge éclatant.
Mythes, contes et légendes populaires reflètent le symbolisme du
rouge de la Connaissance et de
la Science secrète : un bonnet
rouge et pointu coiffe les nains
malicieux doués de pouvoirs surnaturels, les gnomes (de gnomaï :
connaître), nains difformes, qui,
en cabalistique, sont les génies
du monde souterrain, détiennent
les secrets de la terre, des pierres,
des métaux précieux, et animent
plantes et animaux...
3
Les pierres rouges, liées au sang
et au feu, étaient censées combattre les hémorragies, fortifier le
sang, le cœur, mais aussi favoriser l'effort, la lutte, le courage.
Ainsi, la tradition populaire
voulait en Russie que le rubis
soit bon pour le cœur, le sang,
la mémoire, la vigueur. Dédié à
Mars par l'occultisme, il favorise
l'effort, la lutte, le courage.
On attribue aux pierres bleues,
pierres célestes, le pouvoir de lutter contre tout ce qui est néfaste.
Le saphir, de même que la turquoise, est considéré, en Orient,
comme un puissant talisman
contre le mauvais œil : on suspend cette pierre bleue au cou
des enfants, on en orne les colliers des animaux de trait pour
les préserver de la fatigue et des
accidents... (d'après Dictionnaire
des Symboles. 1982, P. Bariand
et J.-P. Poirot, Larousse des
pierres précieuses. 1985).
5
D O S S I E R
«
S C I E N C E
E T
C O U L E U R S
»
CNRS INFO • N° 391
MARS 2001
Bien d'autres nuances et symboles du rouge et du bleu sont issus de cette longue histoire
des matières colorantes et de leurs utilisations dans les étoffes, les vêtements, les représentations
artistiques... Les mots de couleur, issus du concret, des matériaux, du vécu, de l'histoire de
l'homme et de nos mentalités, nous entraînent ainsi de la science et de la technique au symbolique et à la poésie.
UNE COULEUR : BLEU
Le bleu, longtemps ignoré ou dévalorisé, n'acquit ses lettres de noblesse qu'à partir du XIIe
siècle grâce aux progrès des techniques tinctoriales (nuances éclatantes et « grand teint »), et
pour des raisons plus symboliques, grâce au culte de la Vierge Marie. Il devint la couleur des
rois et celle de la Vierge traditionnellement représentée vêtue d'un manteau d'azur*. La langue
a gardé les traces de l'histoire et la nuance bleu(-)de(-)roi, bleu(-)roi est encore très vivace de
nos jours. De même, la dévotion à Marie se retrouve dans la nuance bleu vierge et la locution
vouer (un enfant) au bleu. Valorisé et consensuel, le bleu est devenu la couleur des grandes
institutions nationales ou internationales (drapeaux du Conseil de l'Europe, de l'ONU ; « casques
bleus »), de certains corps de métiers ou milieux socio-professionnels (le bleu de la gendarmerie ou de la police), la couleur « distinction, mérite » (carton bleu, cordon bleu, ruban bleu).
4 En effet, le fait que ces pigments et substances colorantes :
terres, métaux, minéraux,
végétaux, animaux... extraits
cueillis, cultivés, pêchés... transformés ensuite en colorants à
l'aide d'ingrédients issus d'humeurs ou de parties animales ou
humaines servant de réactifs
chimiques (sang, chairs desséchées des momies égyptiennes,
os, urine, bile...), tend à souligner l'aspect symbolique de ces
colorants.
* Un pigment cher et précieux obtenu de la pierre azurite, seul digne de la Vierge, fut longtemps
réservé à la peinture de ce manteau.
UNE COULEUR : ROUGE
Autrefois la plus stable des couleurs, mais extrêmement coûteuse, le rouge (en particulier
la pourpre*) fut la couleur par excellence, réservée à l'élite, au point qu'il était interdit de se
vêtir de pourpre sous peine de mort ou de porter des « gueules » dans ses armoiries à moins
d'être prince ou d'en avoir l'autorisation. Le rouge devint la couleur représentative des rois, des
chefs et dignitaires notamment dans l'armée, l'Église, la justice... et le symbole du pouvoir, de
la dignité, du mérite, de l'apparat... Amaranthe, andrinople, cramoisi, écarlate, pourpre... ces
noms de matières colorantes et d'étoffes prestigieuses rouges témoignent de l'histoire sociale
de cette couleur, représentative de diverses institutions et dignités : rois et empereurs (Chambre
de la pourpre), chefs de l'Église, (cardinal, pourpre cardinalice, endosser l'écarlate), magistrats,
soldats de l'armée française (andrinople, garance)... La langue rend compte, dans ses sens
figurés, de la gloire passée et de l'excellence de la couleur rouge. Pourpre a désigné, par métonymie, le pouvoir, la puissance, la richesse ; écarlate, le premier choix, le plus distingué (l'écar late de la noblesse) ; cramoisi, le magnifique. Au XXe siècle, le rouge est encore la couleur de
la puissance et du mérite, et de l'honneur rendu (rosette rouge, ruban rouge, tapis rouge...) qui
s'est étendue au domaine du commerce, pour indiquer la qualité des produits alimentaires
(cordon rouge, label rouge, ruban rouge).
* Pour des raisons de coût, de technique et de symbolisme. La pourpre était obtenue d'un
coquillage marin, assimilé au sang. Il était nécessaire de sacrifier des millions de coquillages pour
obtenir le colorant pourpre, aussi précieux que l'or... 10 000 coquillages permettaient d'obtenir
un gramme de colorant.
Contact chercheur :
Annie MOLLARD-DESFOUR,
Institut national de la langue
française (INALF),
CNRS,
mél : annie.mollard-desfour@
inalf.fr
Contact département
des Sciences de l’homme
et de la société du CNRS :
Annick TERNIER,
tél. : 01 44 96 43 10
mél : annick.ternier@
cnrs-dir.fr
Contacts CNRS ÉDITIONS :
Nathalie BARAVIAN,
assistée de Véronique ROUSSEAU,
tél. : 01 53 10 27 14
6