Sir Arthur Conan Doyle
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Sir Arthur Conan Doyle
Classiques & Contemporains Collection animée par Jean-Paul Brighelli et Michel Dobransky Sir Arthur Conan Doyle Trois Aventures de Sherlock Holmes LIVRET DU PROFESSEUR établi par J OSIANE G RINFAS professeur de Lettres SOMMAIRE DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE Le Londres de Sherlock Holmes .............................. Conan Doyle : une filiation de Stevenson .................. 3 6 POUR COMPRENDRE : quelques réponses, quelques commentaires Étape 1 Une jolie petite affaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 2 « Un joli petit problème » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 3 « La Femme » : un rival pour Sherlock Holmes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 4 Watson : « historiographe » de Sherlock Holmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 5 Une enquête criminelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 6 Une leçon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 7 Des souvenirs de lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 8 Holmes et les hommes doubles . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 9 Un « mangeur d’opium » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Étape 10 L’étrange et le lugubre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Conception : PAO Magnard, Barbara Tamadonpour Réalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq 9 9 10 11 13 13 13 13 14 15 3 DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE Le Londres de Sherlock Holmes Le quartier de Marylebone-Paddington, situé entre Oxford Street et Regent’s Park, présente deux curiosités : le musée de cire de madame Tussaud et celui de Sherlock Holmes, au 221b Baker Street, l’un des plus courus de Londres, parce qu’il est le lieu où le « couple » Holmes-Watson est censé avoir vécu avant le mariage du docteur. Dans « Un scandale en Bohême », Watson passe devant la porte de l’appartement et se souvient : « Dans ma pensée, elle demeurera toujours associée au prélude de mon mariage et aux sombres incidents de l’Étude en Rouge. » Cette nouvelle propose, en effet, une évocation rapide de l’installation des deux personnages : « Nous nous sommes retrouvés le lendemain comme il avait été convenu et nous avons inspecté l’appartement 221b Baker Street, dont il avait parlé lors de notre rencontre. Le logis se composait de deux confortables chambres à coucher et d’un seul studio, grand, bien aéré, gaiement meublé et éclairé par deux larges fenêtres. L’appartement nous parut si agréable et le prix, à deux, nous sembla si modéré que le marché fut conclu sur-lechamp et que nous en prîmes possession immédiatement. » Ce quartier, bâti au début du XIXe siècle, étale avec faste ses places, ses demeures et ses jardins : au numéro 2 de la Devonshire Place, Arthur Conan Doyle exerçait, en 1891, la profession de médecin ; les maisons sont massives mais exquises ; et, surtout, non loin, le promeneur peut apprécier Regent’s Park, un des grands jardins de Londres, ouvert au public en 1838. Comme son créateur, Sherlock Holmes vit donc au nord-ouest de la ville, dans le West End : depuis le Grand Incendie qui ravagea Londres au mois de septembre 1666, ce quartier est celui de la grande bourgeoisie ; il est la « vitrine » de la puissance économique et culturelle britannique. On y trouve les ministères, les National et Tate Galleries, de nombreux collèges de l’université de Londres, mais aussi des théâtres, des grands magasins et des boutiques à la mode. Dans un livre intitulé Londres illustré, le théoricien de l’anarchisme Élisée Reclus (1830-1905) écrit : « Le quartier riche, 4 de bon ton, aristocratique, fashionable par excellence, le West End, a pour limites : à l’est, Regent Street et Waterloo Place ; au sud, le Mall, dans Saint James Park ; au nord, Oxford Street, de Regent Street à Hyde Park. À l’ouest, il s’étend au loin vers Chelsea, Brompton, Kensington, Notting Hill. Ce vaste espace comprend la majeure partie des habitations de la noblesse ; cependant, du côté de Regent Street et d’Oxford Street, le commerce commence à envahir cette citadelle de l’aristocratie et force celle-ci à émigrer de plus en plus vers l’ouest. » Certes, le logis de Sherlock Holmes et du docteur Watson est modeste, mais il se trouve dans les beaux quartiers. Irène Adler, la belle et mystérieuse aventurière, habite elle aussi le West End, dans une maison nommée Briony Lodge : « Il était six heures et quart quand nous sommes partis de Baker Street », raconte le docteur Watson, « et sept heures moins dix quand nous nous sommes trouvés dans Serpentine Avenue. Il faisait déjà sombre et on commençait à allumer les lampes tandis que nous faisions les cent pas devant Briony Lodge en attendant le retour de la dame qui l’occupait » (« Un scandale en Bohême », pp. 38-39). La Serpentine est un lac artificiel qui occupe toute une partie de Hyde Park, autre magnifique et célèbre espace vert. « The West End of the town » offre donc aux Londoniens financièrement à l’aise une résidence qui échappe aux bruits, aux noirceurs – les fumées liées à la combustion du charbon sont poussées dans la direction opposée par les vents – et à l’insécurité qui caractérisent le reste de la ville. Cet « autre Londres », Holmes le connaît bien aussi : souvent, quand il retrouve la paix de Baker Street, c’est après l’avoir arpenté ou fouillé, la nuit ou au petit matin, à la recherche de traces, d’indices qui serviraient ses investigations. Dans « Peter le Noir », Watson confie : « Mon ami avait été si souvent et si longtemps absent de notre appartement que je savais qu’il avait quelque chose en train. Le fait que plusieurs gaillards de mauvaise mine étaient venus […] m’avait donné à entendre que Holmes travaillait quelque part sous l’un des nombreux noms et déguisements qui lui servaient à dissimuler sa formidable personnalité. Il possédait dans différents points de Londres cinq petits refuges au moins dans lesquels il était à même de changer d’identité » (« Peter le Noir », p. 56). 5 « L’Homme à la lèvre tordue » nous permet de découvrir une de ces cachettes : marchant sur les pas de Watson, nous nous retrouvons à l’est de la City, « parmi la lie des docks », dans Upper Swandam Lane. Watson situe précisément la rue où il retrouve son ami, « tapie derrière les quais élevés qui longent le côté nord de la rivière, à l’est du pont de Londres » (p. 96). Où sommes-nous exactement ? Loin du West End, dans des lieux qui lui sont géographiquement, sociologiquement et symboliquement opposés, dans ce qu’on appelle l’East End. Alors que la City est encore une zone commerçante où les diverses classes sociales se mélangent – les financiers y côtoient marchands et artisans –, l’East End est peuplé d’hommes et de femmes souvent misérables : ouvriers, migrants qui viennent d’Irlande ou d’Europe centrale et qui fournissent la main-d’œuvre bon marché des très nombreuses industries de l’Angleterre victorienne, celles qu’on appelle « les industries de la sueur ». D’autres, tout aussi misérables, travaillent dans les docks dont l’activité a explosé à la faveur de l’extension de l’Empire britannique : l’activité est intense lorsqu’affluent les cargaisons, le thé, la laine, les céréales… Les noms des entrepôts évoquent la variété et l’origine des richesses qui arrivent dans le port de Londres : en 1802, on inaugure le West India Dock, puis, en 1805, le London Dock qui voit passer plus de deux mille navires par an ; le Tobacco Dock, l’East India et le South India Docks viennent s’ajouter à un complexe déjà impressionnant, dont l’expansion s’achève dans les années 1920. Le contraste est saisissant entre la richesse des marchandises traitées dans les docks (bois exotiques, vins, tabacs et thés fins…) et le dénuement des populations qui y vivent, surtout en hiver, quand le brouillard, la pluie et le froid arrêtent les travaux de construction et le déchargement des bateaux. L’East End connaît des émeutes de la faim pendant les hivers de 1879, 1887 et 1891, lorsque le sous-emploi atteint des sommets. L’état de pauvreté des habitants entraînant des problèmes d’alcoolisme, de délinquance et de violence graves, les quartiers de Spitafields, Stepney et Whitechapel deviennent très vite mal famés ; les bas-fonds de Londres sont là, le long de la Tamise et de ses flots boueux et dans les nombreux pubs, dont certains sont de sinistre réputation : dans le Town of Ramsgate, on enferme les condamnés qui attendent leur embarquement pour l’Australie ; 6 dans ceux du Wapping – quartier voisin de St Katherine Dock –, les prostituées sont nombreuses… De son exil londonien, Jules Vallès écrit à propos de la Tamise : « L’eau de la Tamise est couleur de fange, et le ciel est couleur de tombe. […] Elle est sale de toutes les crasses des pauvres qui descendent le soir nettoyer leurs pieds, noyer leurs poux ; elle est sale de la sueur des mâles qui travaillent à pousser les barques ou à emplir les docks. Le flot a des reflets jaunâtres comme de l’or brut, et, en effet, il charrie des millions ; sous la lueur oblique du soleil, qui s’accroche à ses cuivres, il a des teintes rougeâtres comme en aurait, le soir, une rivière longée par une bataille, et dont le lit serait fait de charbon pétri de sang » (La Rue à Londres). C’est dans cet « envers » du West End, dans ses bouges, à l’écart des bienséances obligées de la société victorienne, que sont venus se « perdre » Isa Whitney l’opiomane et Neville Saint-Clair, l’homme à la lèvre tordue. L’un et l’autre sont ramenés sur le « droit chemin » grâce au couple HolmesWatson qui, lui, ne fait qu’un tour par le « Londres du plaisir et du crime » et ne vise que la rédemption des gentlemen qui s’y sont égarés. Conan Doyle : une filiation de Stevenson Deux des nouvelles de ce recueil amènent le lecteur averti à établir des correspondances entre l’œuvre de Stevenson et celle de Conan Doyle. Du point de vue des dates de publication, les livres de Stevenson précèdent de quelques années ceux de Conan Doyle : ainsi, L’Île au trésor paraît d’abord en feuilleton entre octobre 1881 et janvier 1882 ; Le Cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde, en 1886. Quant au « canon » – terme sous lequel les spécialistes ont l’habitude de désigner l’ensemble des œuvres de Conan Doyle mettant en scène Sherlock Holmes – sa rédaction s’échelonne sur quarante ans, de 1887 à 1927. La filiation la plus évidente apparaît dans la comparaison entre « Peter le Noir » et L’Île au trésor. Peter Carey, le patron de La Licorne des mers, est une sinistre figure, que le jeune inspecteur Stanley Hopkins évoque en ces termes (p. 60) : « En bref, monsieur Holmes, vous irez loin avant de trouver un homme plus dangereux que Peter Carey, et on m’a dit qu’il était exactement pareil quand 7 il commandait son bateau. On le connaissait dans la navigation sous le nom de Peter le Noir, et le surnom ne lui avait pas été donné à cause de son teint basané et de sa grande barbe, mais en raison de son humeur qui répandait la terreur autour de lui. » Ce Peter Carey semble né de la fusion des deux personnages qui hantent les jours du jeune Jim, au début de L’Île au trésor : le capitaine Billy Bones, « homme d’un naturel très taciturne », dont les accès de colère sont tyranniques ; et Chien Noir, au visage blême et horrible, dont l’apparition cause la mort de Bones. Quant au thème du trésor – ou du coffre –, Conan Doyle le modernise pour les lecteurs du Strand Magazine en faisant de l’objet convoité une caisse de fer-blanc remplie de valeurs et de titres. Nous pourrions poursuivre la comparaison en rappelant que dans Le Signe des Quatre (1889) apparaissent le thème du trésor fabuleux et un étrange gardien dont la jambe de bois est sans doute un rappel de Long John Silver… Mais la filiation la plus troublante est celle qu’on peut établir entre « L’homme à la lèvre tordue » et Le Cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde. D’abord dans les représentations que l’un et l’autre écrivain y donnent des rues de Londres. Nous avons vu que Conan Doyle choisit pour décor de l’enquête les quartiers du nord de la Tamise, ses rives boueuses, ses « bouges » ; Stevenson, lui, pousse Utterson sur les traces de Hyde, à travers le quartier de Soho, qu’il décrit en ces termes (chapitre 4) : « Vu sous ces divers aspects, avec ses rues boueuses, ses passants pauvrement vêtus, ses réverbères qu’on avait oublié d’éteindre ou qu’on avait rallumés pour atténuer l’offensive du brouillard, le sinistre quartier de Soho semblait, aux yeux de l’avoué, quelque cité de cauchemar. […] Au moment où la voiture s’arrêtait à l’adresse donnée au cocher, le brouillard se leva un peu. Utterson aperçut une rue sale, un cabaret, un petit restaurant français minable. […] Puis, aussi vite qu’il s’était levé, le brouillard retomba, masquant presque entièrement le tableau de cette rue sordide. C’était là que résidait l’ami de prédilection du docteur Jekyll… L’homme qui hériterait de deux cent cinquante mille livres ! » La comparaison peut se poursuivre à travers les similitudes que présentent Watson et Utterson : Watson accepte de se rendre à La Barre d’Or, 8 dans Upper Swandam Lane, pour aller chercher Isa Whitney, à qui il dit toute la honte que devrait lui inspirer son propre comportement ; l’honnête et très victorien Watson ne comprend absolument pas qu’il a sans doute affaire à un homme double, déchiré entre l’amour de sa femme et celui de l’opium. De la même façon, Utterson, l’irréprochable ami et notaire, ne comprend pas le rapport que peuvent entretenir Jekyll, Hyde et le quartier de Soho ; il ne peut pas en effet concevoir l’idée même d’un étrange cas de dédoublement… Dans l’un et l’autre texte, les quartiers populaires de Londres permettent d’échapper à la société victorienne, si digne et si intraitable avec ceux qui sont tentés par les plaisirs et les écarts. 9 POUR COMPRENDRE : quelques réponses, quelques commentaires Étape 1 [Une jolie petite affaire, pp. 138-139] 14 Bien avant le XIXe siècle, des savants comme l’Arabe Al Hazin, au Xe siècle, ou Léonard de Vinci, à la fin du XVe siècle, ou encore le moine Johann Zhan en 1685, ont inventé des « machines » pour refléter les images. Mais il manque l’invention qui permettra de les conserver, de les fixer. En 1816, Nicéphore Niepce applique les nouvelles découvertes concernant les composés sensibles à la lumière (comme le bitume de Judée) et réalise la première photographie du monde : Point de vue pris d’une fenêtre du Gras à Saint-Loup-de-Varrennes. Il collabore avec un peintre parisien, nommé Daguerre, qui donne son nom au daguerréotype, image obtenue par l’exposition de la plaque aux vapeurs de mercure et fixée par le chlorure de sodium. Parmi les premiers photographes, on peut citer, outre Nicéphore Niepce, des portraitistes comme Nadar, Carjat ou Legray. Étape 2 [« Un joli petit problème », pp. 140-141] 12 Le Langham Hotel se trouve à Portland Place. Inauguré en 1865, il reste l’un des grands palaces de Londres et sa splendeur ne garde pas trace des dommages que le Blitz lui a fait subir. C’est au restaurant du Langham que Conan Doyle rencontre l’éditeur Lippincott, en 1889. Le nom de l’hôtel apparaît dans « Un scandale en Bohême », mais aussi dans « Le Signe des Quatre » et dans « La Disparition de Lady Frances Carfax ». Charing Cross est l’une des principales gares de Londres. Elle fut inaugurée en 1864 et dessert le sud de la Grande-Bretagne. 13 Par l’intermédiaire de son agent, Conan Doyle entre en contact avec un célèbre acteur et auteur dramatique, William Gillette. De leur collabo- 10 ration naît Sherlock Holmes, pièce en quatre actes, créée à New York en 1899, avec Gillette dans le rôle-titre. Il incarne Sherlock Holmes plus de 1 300 fois au théâtre et une fois au cinéma, en 1916. À Paris, en 1907, Sherlock Holmes est monté au théâtre Antoine par Firmin Gémiert avec Harry Baur dans le rôle de Moriarty. En 1910, Conan Doyle adapte pour la scène La Bande mouchetée, pièce qui est jouée à l’Adelphi Theatre de Londres. Étape 3 [« La Femme » : un rival pour Sherlock Holmes ?, pp. 142-143] 11 L’adjectif misogyne vient de deux mots grecs : du verbe misein qui signifie « haïr » et du nom gynè qui désigne « la femme ». L’adjectif misanthrope, construit sur le même verbe misein, veut dire « qui déteste le genre humain ». 12 Le personnage d’Irène Adler aurait été inspiré à Conan Doyle par celui de la danseuse Lola Montès, maîtresse du roi Louis Ier de Bavière. Elle n’apparaît que dans « Un scandale en Bohême » mais a nourri l’imaginaire des auteurs de « suites » : dans le roman de Nicolas Meyer, Sherlock Holmes et le Fantôme de l’Opéra, le héros, qui est devenu violoniste, sauve la cantatrice ; la télévision américaine a produit, en 1990, Sherlock Holmes and the Leading Lady et, en 1976, Sherlock Holmes in New York, film dans lequel c’est Charlotte Rampling qui prête ses traits à la belle aventurière. 13 On peut citer, bien sûr, Le Parfum de la dame en noir, que Gaston Leroux publie en 1909 et qui est la suite du Mystère de la chambre jaune, publié en feuilleton l’année 1907. Mais on trouve quantité de portraits de femmes dans les classiques du « thriller » américain et, plus près de nous, chez des auteurs comme Jean-Patrick Manchette ou James Ellroy. 14 On peut citer l’espionne Mata Hari, les grandes voyageuses comme Alexandra David-Neel ou Isabelle Eberhardt. 11 Étape 4 [Watson : « historiographe » de Sherlock Holmes, pp. 144-145] 14 Une des épithètes récurrentes d’Ulysse, le héros de l’Odyssée, est, en effet, « le rusé ». 15 Holmes, par son calme, son assurance presque condescendante, est assez représentatif des valeurs de la société victorienne ; comme le docteur Watson, dont la fonction première est de guérir – au propre comme au figuré – les Londoniens des miasmes de la grande Cité, il met toutes ses qualités, et notamment sa raison, au service du combat contre le Mal. Dans La Ligue des rouquins, Watson lui décerne même le titre de « Bienfaiteur de l’Humanité ». On ne lui connaît pas de penchant pour la débauche, même s’il faut signaler quelques faiblesses, comme l’usage parfois immodéré de drogues, dont la cocaïne (cf. l’allusion, p. 101). Mais Holmes peut être aussi un peu « dandy » : non pas seulement pour son goût des belles robes d’intérieur et des sofas. Relisons ce que Jules Barbey d’Aurevilly écrit dans son petit traité intitulé Du dandysme : « Nulle part l’antagonisme des convenances et de l’ennui qu’elles engendrent ne s’est fait plus violemment sentir au fond des mœurs qu’en Angleterre, dans la société de la Bible et du droit, et peut-être est-ce de ce combat à outrance […] qu’est venue l’originalité profonde de cette société puritaine. […] Le jour où la victoire sera décidée, il est à penser que la manière d’être qu’on appelle “dandysme” sera grandement modifiée, si elle existe encore ; car elle résulte de cet état de lutte sans bout entre la convenance et l’ennui. Aussi, une des conséquences du dandysme, un de ses principaux caractères – pour mieux parler : son caractère le plus général – est-il de produire toujours l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut pas s’attendre en bonne logique. L’excentricité, cet autre fruit du terroir anglais, le produit aussi, mais d’une autre manière, d’une façon effrénée, sauvage, aveugle. […] Le dandysme, au contraire, se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant ; il s’en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour : double et muable caractère ! » 12 Le succès du personnage de Sherlock Holmes, sa force de séduction – aujourd’hui encore inentamée – viennent sans doute de son originalité et de l’écart qu’il met entre lui et les règles qui devaient gérer l’existence d’un gentleman de l’époque victorienne, même détective. Appparemment fort équilibrée par un recours constant à la logique la plus irréfutable, la personnalité de Holmes est plus « dandy » qu’il n’y paraît. Comme les « dandy », Holmes conjugue un intellectualisme exacerbé et une atrophie volontaire de son affectivité. Rappelons ce que Watson confie au lecteur dans les premières lignes d’« Un scandale en Bohême » : « Étant, à mon sens, la machine à raisonner et à observer la plus parfaite que le monde eût jamais vue, il se serait, en tombant amoureux, placé dans une fausse position. […] Des grains de sable dans un instrument très délicat, une fêlure dans l’une de ses fortes et puissantes loupes ne l’auraient pas plus déconcerté que l’apparition dans son cœur d’un sentiment violent » (p. 11). Comme le dandy, Sherlock Holmes est en quête du Beau et chaque affaire semble menée pour apporter sa pierre à la construction d’une œuvre. Sherlock Holmes, c’est souvent la beauté dans la quête du criminel et, en ce sens, ce détective est une figure tout à fait originale. Seulement, il semble qu’avec Irène Adler – la Femme – il ait trouvé un maître en élégance ! Enfin, puisqu’il faut forcément parler de logique, nous dirons que celle de Sherlock Holmes produit justement de l’imprévu, de l’étonnement sur l’esprit du lecteur moyen – dont Watson est une représentation possible. Et dire, à la suite de Boileau-Narcejac, dans Le Roman policier (« Que saisje ? », 1975) que Holmes est perçu comme « le premier détective vraiment scientifique » ne doit pas faire oublier qu’il est aussi le disciple de Dupin et de son poète-créateur, Edgar Poe. 16 Ian Fleming commence, pendant la Seconde Guerre mondiale, par être agent secret affecté à la marine – il atteint le grade de capitaine – et finit assistant du chef des Services secrets. Il publie son premier roman, Casino royal, en 1953, et les autres se succèdent au rythme d’un par an, jusqu’à la mort de l’auteur en 1964. Le succès du personnage de James Bond devient évident en 1958, lorsqu’on adapte pour la première fois un roman de Ian Fleming à l’écran : il s’agit de Dr No. Comme Sherlock Holmes, le héros à 13 l’humour flegmatique et à l’élégance parfois sombre, éclipse son créateur ; il est « traduit » dans toutes les langues et devient un vrai mythe. Étape 5 [Une enquête criminelle, pp. 146-147] 12 Le manoir des Baskerville est situé dans le Devonshire. Le chapitre 6, intitulé d’ailleurs « Le manoir des Baskerville », propose une description aux accents fantastiques de la bâtisse et de la lande sur laquelle on l’a construite. Étape 6 [Une leçon, p. 148] 9 Gaston Leroux (1868-1927) a créé le personnage de Rouletabille, détective amateur. D’une perspicacité exceptionnelle, Rouletabille résout des énigmes policières présentées notamment dans Le Mystère de la chambre jaune (1907). Étape 7 [Des souvenirs de lecture, p. 149] 8 L’auteur de L’Île au trésor est Robert Louis Stevenson. 9 L’auteur du Secret de la Licorne est le dessinateur Hergé. Étape 8 [Holmes et les hommes doubles, pp. 150-151] 15 La confession de Henry Jekyll, au chapitre 10 du Cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde, donne une remarquable image du refoulement induit par la société victorienne. Jekyll écrit, dans ses révélations : « Je fus donc obligé de cacher avec soin mes plaisirs. » Suit une analyse étonnante de modernité de la double nature de l’homme, et de sa difficulté à l’assumer dans un monde où la morale ne se mesure qu’à l’aune du Bien. La femme est, elle aussi, soumise à ce dédoublement, soit femme perdue, soit garante de la stabilité et de l’ordre social : les deux épouses qui apparaissent dans « L’homme à la lèvre tordue » ont pour fonction de ramener l’homme 14 dévoyé dans le bon chemin ; celle d’Isa Whitney fait appel à Watson ; celle de Neville Saint-Clair à Sherlock Holmes. Étape 9 [Un « mangeur d’opium, p. 152] 10 Thomas De Quincey (1785-1859) est connu, en France, grâce à deux écrivains : Alfred de Musset et Charles Baudelaire. Tous deux ont lu Le Mangeur d’opium (1821) qui, sous la forme de confessions, évoque les affres et les plaisirs dans lesquels la consommation d’opium a plongé l’auteur. C’est dans Les Paradis artificiels, après la première partie intitulée « Le poème du haschich », qu’on trouve « Un mangeur d’opium ». L’intérêt de Baudelaire pour le texte de Thomas De Quincey date de 1857 ; il prend trois formes successives : un article, une traduction, et une analyse accompagnée de larges citations. La Revue contemporaine publie dans ses livraisons des 15 et 31 janvier 1860 « Enchantements et tortures d’un mangeur d’opium ». Puis, au printemps 1860, Baudelaire réunit en un volume tous les articles qu’il a consacrés au texte de Thomas De Quincey ; il paraît chez l’éditeur Poulet-Malassis. La « traduction » d’Alfred de Musset est, elle, très romancée. Nous avons choisi d’en citer ce passage, parce qu’il rappelle beaucoup celui où Watson évoque les effets de l’opium sur les fumeurs et, particulièrement, sur Isa Whitney : « Je crois avoir prouvé que l’opium ne produit ni l’engourdissement, ni l’action, mais, au contraire, fait courir les carrefours et les théâtres. Franchement pourtant, ce ne sont pas là des places dignes d’un mangeur d’opium, lorsqu’il est parvenu au plus haut degré de l’exaltation. La solitude lui plaît alors, et la foule l’oppresse ; la musique même est une jouissance trop grossière et trop sensuelle pour lui. Il cherche le silence, aliment des profondes rêveries et des méditations délicieuses. Pour moi, je n’étais que trop enclin à méditer. […] Mais, après avoir pris de l’opium, je tombais dans de longues rêveries ; et, plus d’une fois, il m’est arrivé, dans une nuit d’été, lorsque je m’asseyais à une fenêtre qui donnait à la fois sur la mer et sur toute la ville de L***, de rester, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, sans bouger et sans vouloir bouger » (éd. Mille et Une Nuits, pp. 46-47). 15 Étape 10 [L’étrange et le lugubre, p. 153] 7 L’auteur de L’Assommoir est Émile Zola. Le roman porte le nom d’une machine à distiller l’alcool. Avec L’Assommoir, Zola a voulu écrire le premier roman sur le peuple « qui ait l’odeur du peuple ». 8 L’auteur des Grandes Espérances est Charles Dickens. Le roman a été écrit entre 1860 et 1861 ; il est considéré comme un bildungsroman, c’està-dire un « roman de formation » ou « d’éducation » comme l’est déjà David Copperfield. © Éditions Magnard, 2003 www.magnard.fr