Sciences biomédicales, sciences sociales : je t`aime moi non plus

Transcription

Sciences biomédicales, sciences sociales : je t`aime moi non plus
par Veronica Noseda
Sciences biomédicales, sciences
sociales : je t’aime moi non plus
Le centre des congrès de La Villette à Paris accueillait début juillet l’International HIV
Social Sciences and Humanities Conference1. L’occasion pour quatre cent cinquante
chercheurs en sciences sociales venus du monde entier de confronter leurs points
de vue sur les enjeux contemporains de l’épidémie, à l’aide de cadres théoriques et
méthodologiques majoritairement empruntés à l’anthropologie et à la sociologie.
U
n ancrage disciplinaire qui constitue de fait une
des raisons d’être de la conférence organisée par
l’Association for the Social Sciences and Humanities in HIV (ASSHH). C’est en effet en partie pour réagir
à la marginalisation de ces approches dans le cadre des
grands congrès internationaux que la première édition de
cette conférence a vu le jour en 2011, à Durban (Afrique
du Sud).
Créer des ponts entre les disciplines. Julie Castro, qui
présente la particularité d’être à la fois médecin et anthropologue (elle prépare une thèse sur la mobilisation des
travailleuses du sexe au Mali) en attendait beaucoup : « À
la dernière conférence mondiale de Washington organisée par l’International AIDS Society (IAS) en 2012, j’ai pu
constater à quel point les sciences sociales sont marginalisées dans le champ général des recherches conduites
sur et autour du VIH/sida. La conférence de juillet me
semble donc une dynamique cruciale pour renforcer la
recherche en sciences sociales de façon générale, et plus
particulièrement des recherches critiques, autonomes,
se nourrissant de perspectives non forcément liées à la
biomédecine. »
Il s’agissait pour commencer de démêler le rapport complexe – à la fois nécessaire et parfois conflictuel – qu’entretiennent les sciences sociales et la biomédecine. Président
du comité local de la conférence, le Pr Vinh-Kim Nguyen
explique : « La recherche biomédicale a permis des avancées extraordinaires. L’efficacité des traitements, conjuguée aux nouvelles formes de prévention, laisse même
prévoir la possibilité d’éliminer les nouvelles contaminations. Mais seule une meilleure compréhension des
environnements complexes dans lesquels se déploient
les stratégies biomédicales et des effets qu’elles induisent
permettra d’envisager un véritable changement dans le
cours de l’épidémie. » Dans ce contexte, la présence à la
4
Transversal
n° 68
juin / août 2013
cérémonie d’ouverture du Pr Françoise Barré-Sinoussi, prix
Nobel de médecine 2008 et actuelle présidente de l’IAS, a
constitué un signe fort, témoignant d’une volonté partagée
de créer des ponts et des synergies entre les disciplines.
Les jeunes chercheurs à l’abordage. Les passerelles se
feront aussi entre générations. Ainsi, avec environ 40 %
de jeunes chercheurs parmi les inscrits, la conférence
de l’ASSHH ambitionnait clairement d’être un espace de
transmission pour celles et ceux qui s’apprêtent à prendre la
relève dans le champ de la recherche en sciences sociales
sur le sida, alors qu’un certain nombre de chercheurs
pionniers partent à la retraite. La conférence a également
offert des opportunités de discussions entre chercheurs
actuellement en thèse ou en postdoctorat débutant leur
carrière académique. Le Réseau jeunes chercheurs en
sciences sociales et VIH/sida, qui réunit une soixantaine
de membres, a d’ailleurs été très actif pendant et autour
de la conférence. Son assemblée générale annuelle, qui
s’était tenue la veille de l’ouverture, a permis de dresser
un bilan très attendu : celui des cinq premières années
d’activités du Réseau. En outre, comme le confirme Meoïn
Hagège, doctorante en sociologie travaillant sur le parcours de soins des sortants de prison infectés par le VIH
et membre du Réseau, « une soirée a réuni tous les jeunes
chercheurs présents à la conférence. Cette rencontre
a notamment permis de formaliser des liens que nous
avons tissés avec plusieurs équipes étrangères ».
À l’heure où l’analyse des contextes et des facteurs structurels pouvant déterminer le succès ou l’échec des programmes de lutte contre le sida semble être l’une des
clés pour atteindre un monde sans sida, la contribution
de cette nouvelle génération à la recherche en sciences
sociales sur le sida est plus que jamais nécessaire.
1
3 questions au Pr Vinh-Kim Nguyen
président du comité local d’organisation de l’International
HIV Social Sciences and Humanities Conference.
Quels sont les principaux enjeux, pour la recherche
en sciences sociales sur le VIH/sida, discutés pendant la conférence ?
Tout d’abord, celui posé par la « nouvelle » prévention axée sur des approches biomédicales : la prophylaxie préexposition, certes, mais aussi le « TasP »
ou « Treatment as Prevention ». On se pose beaucoup de questions, tant sur les promesses que sur
d’éventuels effets inattendus ou même pervers de
ces approches. Pour donner un exemple, on pense
au risque de stigmatisation et même de criminalisation des « mauvais malades » qui n’adhéreraient pas
à ces nouvelles approches. Une autre piste de travail
importante concerne les « échecs » (relatifs ou non) de
certaines politiques ou de lutte contre le sida. Historiquement, pris dans l’urgence et la volonté d’améliorer
la prévention, l’accès aux soins et la prise en charge,
les chercheurs se sont plutôt empressés de décrire et
d’identifier les « bonnes pratiques », mais on gagnerait
aussi à apprendre de ce qui ne marche pas. C’est d’ailleurs l’un des rôles essentiels des sciences sociales :
critiquer pour améliorer.
On touche ici à une question controversée, celle de
la nécessaire « utilité » des recherches en sciences
sociales…
Tout à fait. Il faut s’éloigner, il me semble, de cette
idée que les sciences sociales verraient d’un mauvais
œil la question de « l’utilité ». Les sciences sociales,
on l’oublie trop souvent, sont nées du désir concret
de changer le monde pour le mieux – à partir de Karl
Marx, Durkheim et j’en passe. Dans le champ qui est
le nôtre, on peut dire que tous les chercheurs – qu’ils
soient médecins, virologistes ou anthropologues – travaillent dans l’espoir de voir un monde sans sida...
un jour. Cependant, les sciences sociales fonctionnent
avec des cadres théoriques, des façons de conceptualiser et d’enquêter différentes des sciences biomédicales. Et elles se trouvent parfois obligées de critiquer,
d’affronter et même de dénoncer le pouvoir biomédical. Une tâche difficile, sachant que les grands lieux
d’échanges scientifiques sont modelés à partir d’une
vision strictement biomédicale de l’épidémie. Voilà
pourquoi nous avons décidé
d’ouvrir un espace plus adapté
à notre manière de présenter
nos travaux et d’échanger. Ce
qui ne signifie pas que nous
rejetons le dialogue avec les
disciplines des « sciences dures », bien au contraire.
Mais avant d’engager une discussion avec les autres
sciences, nous avons d’abord besoin de construire
un savoir articulé, répondant à nos exigences méthodologiques.
© DR
actualités
Le mot d’ordre de la conférence est « connaître
les pratiques ». En quoi est-ce important dans la
recherche en sciences sociales sur le sida ?
Lorsqu’on parle de « pratiques », on pense tout d’abord
aux interventions déployées pour faire face à l’épidémie. Dans ce cadre, il s’agit de décrire comment les
pratiques – aussi bien l’éducation, la prise de médicaments pour traiter ou prévenir, ou l’adoption de
nouvelles pratiques sexuelles – sont appréhendées et
mobilisées dans le quotidien des gens, dans le « vrai
monde » comme disent les épidémiologistes. La lutte
contre le sida ne se fait pas que dans les laboratoires : elle se construit entre les personnes, entre les
chercheurs et les activistes, entre les médecins et les
patients, entre les personnes atteintes et leurs familles,
etc. Il y a effectivement un écart parfois important
entre les pratiques telles qu’elles sont envisagées par
les professionnels de la santé et leur mise en œuvre
par les individus. Et on doit aussi insister sur le fait que
les pratiques ne « circulent » pas à sens unique, du
haut vers le bas, des scientifiques aux populations. Au
contraire, les personnes et les communautés engagées
dans la lutte contre le sida développent, innovent,
bricolent des pratiques à partir des connaissances
scientifiques qui circulent. Mais il faut aussi que nous
interrogions les pratiques qui produisent le savoir sur
l’épidémie, que les chercheurs s’étudient eux-mêmes
en quelque sorte. Il s’agit par exemple d’interroger
les valeurs cachées et les présomptions qui informent
les questions de recherche afin d’identifier certains
« points morts » de la recherche.
Plus d’informations sur le site de la conférence : asshhconference.org
juin / août 2013
n° 68
Transversal
5

Documents pareils