Recension de la « Lolita
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Recension de la « Lolita
1900 La Double maîtresse, Paris, Mercure de France, in-12, 432p. STOLLER, Robert J. 1974 « Hostility and mystery in perversion », in International Journal of Psychoanalysis, vol. 55, 1974, pp. 425-434. 1975 La Perversion, forme érotique de la haine, trad. française de H. Couturier, Paris, Payot, in-8°, 1978. 1979 L’Excitation sexuelle, dynamique de la vie érotique, traduit de l‟américain par Hélène Couturier, Paris, Payot, in-8°, 1984, 342p. 1984 « La perversion et le désir de faire mal », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 29, printemps 1984, pp. 147-171. REBOUSSIN, Marcel 1966 Balzac & le mythe de Fœdora, Paris, Nizet, in-12. SACHER-MASOCH, Leopold von (1835-1895) 1870 La Vénus à la fourrure (Venus im Pelz). • 1967 : Présentation de Sacher-Masoch, le froid et le cruel, par Gilles Deleuze, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure, trad. de l‟allemand par Aude Willm et accompagné des illustrations de la 2de éd. allemande de 1900, Paris, éd. de Minuit, collect. Arguments. Rééd. dans la collect. 10/18 nos 571-572, 1971, sans les illustrations. • 1985 : trad. d‟Antoine Goléa, présentation de Daniel Leuwers, Paris, Presses-Pocket n°2375. TOURGUENIEV, Ivan (1818-1883) 1860 Premier amour, nouvelles & poèmes en prose, traduction de R. Hofmann, préface d‟André Maurois, 1947, rééd., Paris, Le Livre de Poche n° 497, in-12, 1964, 288p. STENDHAL, (Henri Beyle, dit) (1783-1842) 1822 De l’Amour. • 1959 : texte établi, avec introd. et notes, par H. Martineau, Paris, Garnier, in-12, 1964, LI+522p. illustr. • 1960 : préface et notes de Ernest Abravanel, Lausanne, éd. Rencontre, in-12, 559p. ﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋ e-mail : [email protected] ’Ashtaroût Cahier hors-série n° 6 (décembre 2005) ~ Matriochkas & autres Lolitas / Le Cinquantenaire de Lolita, pp. 131-135 ISSN 1727-2009 Roger Brown (1959) Recension de la « Lolita » de Nabokov ROGER BROWN (1959) : « A review of Nabokov’s Lolita », celle de la 1re trad. franç. par Kahane (Tf1) ; puis celle de la nouvelle trad. franç. de Couturier (Tf2). Malgré leur intérêt et leurs mérites ces deux traductions ne rendent pas pleinement justice à la prose très sophistiquée de Nabokov, c’est pourquoi il a fallu retraduire plus littéralement presque toutes les citations, – à la lumière des remarques linguistiques de Roger Brown, justement. Pour qui voudrait se donner la peine de le faire, la confrontation entre V, Tf1, Tf2 et notre propre traduction est riche d’enseignements variés, tant sur le plan littéraire que sur le plan traductologique. paru in Contemporary Psychology, june 1959, pp. 172-174 ; repris dans le recueil Psycholinguistics, selected papers, New York, Free Press, 1970, pp. 370-376, précédé de quelques lignes de présentation indiquant les conditions dans lesquelles Brown a rédigé sa recension. C’est la traduction du texte de cette reprise qui est donnée ci-après. ● Traduit de l’américain par Eddy Chouéri, en collaboration avec Amine Azar. Nos additions sont enserrées entre deux [crochets droits]. Toutes les notes sont ajoutées par la Rédaction. ● Clé des références & Chronologie ● La recension de Brown ne fournit pas la référence des citations du roman. Elle est restituée ainsi : on indique d’abord la Partie puis le chapitre entre parenthèses ; ensuite la pagination de l’éd. Américaine du cinquantenaire (V) ; suivie de 1955 Lolita, éd. orig. publiée à Paris, par Olympia Press. 1958 1re éd. américaine publiée par Putnam, New York. 1959 Tf1 → Trad. franç. d’Eric H. Kahane. Réédition, Paris, Livre de Poche n°958-959, 1963, 501 p. 131 gamme qu‟il dénomme des nymphettes 1. Le livre prétend être la confession de cet homme dont le nom est Humbert Humbert et, en général, il concerne ses relations avec une jeune Américaine qui se nomme Dolores Haze mais qu‟il appelle Lolita. Humbert se marie avec Mme Haze, une veuve, afin d‟être proche de Lolita, et, quand Mme Haze est tuée par accident, il prend en charge sa fille, et ils partent faire le tour de l‟Amérique en allant de motel en motel. Finalement Lolita échappe à Humbert pour suivre un autre nymphophile, Clare Quilty, et plusieurs années s‟écoulent avant que Humbert ne la retrouve. Son ravisseur l‟avait abandonnée depuis longtemps, et Lolita était désormais mariée à un jeune homme ordinaire dont elle est enceinte. Humbert obtient d‟elle le nom de son premier rival, il va le trouver, et le tue. Durant la plus grande partie de sa vie, la force fondamentale dans l‟esprit de Humbert était sa volupté compulsive (obsessive lust), qui opère dans cette confession comme une force qui façonne le langage. Sa force se manifeste le mieux dans le choix des métaphores. Pour Humbert un téléphone a « une décharge soudaine de pièces », et vous fait un « remboursement spasmodique » 2 ; la sonnerie du réveil matin est neutralisée en « pressant sur son mamelon » (by « pressing home its nipple ») 3. Un employé, dans un magasin de vêtements pour petites filles, récite la liste des teintes à la mode : « Rose de rêve, aigue-marine givrée, mauve gland... » 4 Dans un roman, les métaphores ne concordent souvent que d‟une manière générale (par exemple, la douche de pièces du téléphone), et ne transmettent donc rien du point de vue du protagoniste. Il n‟est pas permis aux objets et aux événements du monde de Humbert de ne rien lui rappeler du tout ; ils sont toujours la sélection d‟un état d‟esprit et servent à nous placer dans cet état d‟esprit. La passion de Humbert opère aussi sur les mots, en fouillant à travers leur polysémie naturelle 2001 Tf2 → Trad. franç. de Maurice Couturier. Réédition, Paris, Gallimard, Folio n°3532, 2004, 553 p. 2005 V → 50th Anniversary Edition, New York, Vantage Books, a division of Random House, 317p. E _________ dwin G. Boring, le distingué historien de la psychologie, est devenu le premier éditeur de la revue Contemporary Psychology quand il avait presque soixante-dix ans. Comme l‟a dit S. S. Stevens : « ... il est rare qu‟un homme retire tant de joie d‟un travail si ardu dans la huitième décennie d‟une carrière distinguée. » Boring a fondé un excellent périodique de recensions de livres de psychologie. Quand Lolita, le roman de Nabokov, est sorti de presse je l‟ai tellement apprécié que je n‟ai pas cessé d‟en parler autour de moi. J‟ai demandé à l‟éditeur Boring de manière pas trop sérieuse s‟il pouvait utiliser une recension de Lolita dans Contemporary Psychology. Ce périodique ne couvre pas compte les œuvres de fiction, mais Boring était tellement ouvert aux idées et intéressé à garder les choses vivantes que j‟ai pensé qu‟il valait la peine de le lui demander. Il a dit qu‟il pouvait utiliser une telle recension si elle comportait un aspect psychologique, Ŕ et c‟est comme ça que cette recension a été rédigée. C omment un romancier peut-il donner au lecteur l‟impression de participer à une conscience qui n‟est pas ordinairement la sienne ? La conscience qui fonctionne dans Lolita a plus de variété et [se déploie] en de plus nombreuses dimensions que [ce n‟est le cas] dans le modèle courant des romans ; c‟est un esprit rusé, auto-observateur, sardonique qui opère sous l‟empire d‟une passion désuète (quaint). L‟auteur nous fait participer à cette conscience par un usage exceptionnellement averti des ressources de la langue écrite. Lolita est l‟histoire d‟un homme sexuellement attiré par des filles de neuf à quatorze ans, ou au moins par des spécimens timbrés (fey) de cette Lolita (I, 5) ; V : 16-17 ; Tf1 : 23-24 ; Tf2 : 43-44. Lolita (I, 25) ; V : 107 ; Tf1 : 166 ; Tf2 : 196. 3 Lolita (II, 28) ; V : 268 ; Tf1 : 422-423 ; Tf2 : 467-468. 4 Lolita (I, 25) ; V : 107 ; Tf1 : 166-167 ; Tf2 : 197. 1 2 132 pour trouver une signification adéquate. Par exemple, Le-Cher-Papa Humbert est, à un moment donné, peu disposé à permettre à Lolita de jouer dans une pièce de théâtre montée à l‟école, et il dit a son professeur qu‟il n‟accordera pas son autorisation, à moins que « the male parts are taken by female parts » [les parties masculines soient prises par les parties féminines] 1. Il ne dit pas « unless the male parts are taken by females » [à moins que les rôles masculins soient joués par des filles], bien que le professeur l‟ait apparemment compris de cette façon 2. Le mot surnuméraire [female parts au lieu de females] nous rappelle que ce mot veut dire les « parties intimes » aussi bien que les rôles dans une pièce de théâtre. C‟est là un usage du langage particulièrement bien adapté au dessein de Nabokov. Ces parties en « appendice » sont une addition inattendue à une expression conventionnelle déjà complète, et elle transmet par conséquent la tonalité intrusive étrangère de la passion de Humbert. Sans avoir été détectée par le professeur 3, elle ne laisse pas de renfermer la pensée intime obsessionnelle. Le langage est là merveilleusement spirituel dans sa condensation, et dans le persiflage de Humbert qui joue la « partie » d‟un Papa vieux jeu hésitant à laisser sa petite fille à participer à une éducation théâtrale mixte. Il ne faut pas non plus croire que c‟est un trait d‟esprit inconscient [qui procède] d‟une défaillance linguistique, mais bien plutôt une blague sournoise et risquée d‟un esprit extraordinairement conscient de soi. Le désir de Humbert accomplit finalement une sorte de fission lexicale dans laquelle les mots sont fragmentés en parcelles significatives, dont un bon nombre ne sont pas des unités structurales vraies mais de faux morphèmes créés par l‟obsession de Humbert. Il fait remarquer, par exemple, que la modification d‟un espacement transforme therapist (thérapeute) en rapist (violeur) 4 et que fiends (démons) est contenu friends (amis). Le lecteur prend bientôt ce pli et perçoit, par exemple, qu‟un échange entre les syllabes initiales dans les noms des deux institutrices anglaises, Miss Lester et Miss Fabian 5, est instructif. Nous devrions peut-être prendre cette aptitude à briser les mots comme une mesure de la force du désir de Humbert, mais, probablement, ce trait particulier emprunte plus à l‟histoire de Nabokov qu‟à celle de Humbert. La langue maternelle de l‟auteur est le russe, et le russe est une langue d‟une plus grande complexité morphologique que l‟anglais. Les mots russes peuvent être habituellement analysés en deux ou plusieurs composants significatifs et les enfants russes, nous le savons, créent régulièrement des mots en recombinant des morphèmes. Un romancier russe doit percevoir dans l‟anglais des morphèmes qu‟un locuteur autochtone rate, et il y a des exemples de cette division dans d‟autres œuvres de Nabokov où son style n‟est par ailleurs fort différent de celui de Humbert. C‟est un paradoxe du style de Humbert que ses mots soient plus directement sexuel là où les faits manifestes ne sont pas sexuels du tout. Quand il y a quelque chose de charnel a décrire, on peut s‟attendre à ce que le discours de Humbert progresse métaphoriquement comme quand il écrit : « Le prestidigitateur avait versé du lait, de la mélasse, du champagne pétillant dans le nouveau portemonnaie blanc d‟une jeune dame ; et pourtant, le porte-monnaie était intact. » 6 Dans les faits, ce qui s‟est platement passé, c‟est que Humbert, cet homme de lettres minutieux, a inventé un jeu bruyant avec Dolores, la fille de sa logeuse, et ce jeu bruyant qui n‟était pour elle pas autre chose, l‟a tellement excité qu‟il eut subrepticement un orgasme. Généralement, les exploits sexuels et le langage sexuel sont dissociés de telle sorte que nous ayons Lolita (II, 11) ; V : 196 ; Tf1 : 309 ; Tf2 : 347. Miss Pratt, l‟interlocutrice de Humbert, qui n‟est pas bégueule, relève l‟impropriété puisqu‟elle réplique : « Je suis toujours fascinée par la façon admirable qu‟ont les étrangers Ŕ ou du moins les Américains naturalisés Ŕ d‟utiliser notre langue si pleine de ressources. » 3 Voyez la note précédente. 1 2 Lolita (I, 27) ; V : 113 ; Tf1 : 176 ; Tf2 : 207. Ces deux demoiselles font leur entrée in Lolita (II, 5). 6 Lolita (I, 14) ; V : 62 ; Tf1 : 95-96 ; Tf2 : 122. 4 5 133 simultanément une vue d‟en haut et une vue d‟en bas. Ce déplacement empêche que le livre soit pornographique parce que, dans la pornographie, comme l‟auteur l‟écrit dans son appendice à Lolita : « tout genre de plaisir esthétique doit être complètement remplacé par une simple stimulation sexuelle qui exige le terme habituel pour avoir une action directe sur le sujet. » 1 L‟histoire de Humbert bert est rarement titillante parce qu‟elle est rarement franchement sexuelle. Les figures importantes n‟ont pas des valeurs ou des significations fixes dans l‟esprit de Humbert. Comme les dessins formes-fonds ambigus, ils continuent à exécuter des renversements perceptifs involontaires. Nabokov suggère ces renversements de traits perceptifs par des changements de noms propres. L‟assignation de noms appropriés à des êtres de fiction est couramment utilisée pour produire un effet comique dans la dramaturgie anglaise du début du XIXe siècle, par exemple : Sir Epicure Mammon, Sir Politic Would-Be [Monsieur Politique du Peut-Être], Doll Tearsheet [Poupée MorceauxChiffons], et Lady Wishfort [Madame Vif-Souhait]. Les écrivains modernes construisent rarement des noms à partir de morphèmes d‟une manière tellement évidente, même si généralement ils choisissent dans les noms propres existant ceux qui ont grosso modo une connotation appropriée, par exemple Rodney pour un jeune homme riche et gâté. Dans le roman courants, les noms propres, une fois assignés, ne sont pas modifiés, mais dans Lolita chaque figure majeure possède un nid de noms et ceux-ci sont utilisés pour suggérer les manières variées dont cette figure est conçue. Quelquefois même Humbert se réfère à lui-même à la troisième personne ; cette substitution est approprié, puisqu‟un Espace de Vie renferme en effet quelquefois un Moi Perçu « objectif ». Le Moi de Humbert ne lui paraît pas toujours le même, ainsi son nom varie entre Edgar H. Humbert, Humbug, Hamburger, Humbert le Petit, Humbert le Bel, et bien autres. 1 Les jeux de mots les plus sophistiqués sont appliqués au nom de Lolita. Elle possède une multitude de noms et ceux-ci représentent ses différentes incarnations dans l‟esprit de Humbert. La piste commence à l‟enfance de Humbert quand il tomba amoureux de sa première nymphette. Le nom de cette petite fille était Annabel Leigh, homophone de l‟Annabel Lee de Poe, que nous ne pouvons pas considérer comme accidentelle en considération de ces lignes de Poe : « J‟étais moi un enfant et elle était elle une enfant / Dans ce Royaume du bord de mer » ; et en considération de ces phrases de Humbert : « Dans le fait, il aurait pu ne pas y avoir de Lolita du tout si je n‟avais pas aimé, un été, une petite fille initiale particulière. Dans une Principauté du bord de mer. » 2 Humbert prononce quelquefois Lolita phonétiquement comme Lo-lee-ta et, sous cette forme, il est clair que cet amour ultérieur lui rappelle le précédent. En une occasion, pensant qu‟elle était perdue pour lui, Humbert fait écho à Poe une deuxième fois en l‟appelant Lenore 3. Quelquefois, quand il pense à elle comme à une petite enfant, il l‟appelle Lo ; comme à une odieuse adolescente (bobby-soxer), entièrement vouée aux chips et aux juke-box, elle devient Lola ; mais dans les bras de Humbert son nom est toujours Lolita, ce diminutif affectueux dont il raffole, et qui fournit l‟expression parfaite de son désir 4. À la fin du livre, mariée et « avec ce bébé rêvant déjà en elle de devenir un grand bonnet et de prendre sa retraite vers l‟an 2020 après J.-C. » 5, son nom est Dolly. La syllabe lee est là encore présente, mais déplacé de sa position centrale et privée d‟accentuation. Dolly est un nom débraillé, qui-n‟est-plus-jeune, convenable à « son apparence dévastée et à ses étroites mains à grosses veines d‟adulte » 6. Bien sûr, le vrai nom de Lolita est toujours Dolores, et Dolores veut dire douleur ou peine. Que ce ne soit pas un accident, cela est clair par l‟usage Lolita (I, 1) ; V : 9 ; Tf1 : 11 ; Tf2 : 31. Lolita (II, 14) ; V : 207 ; Tf1 : 326 ; Tf2 : 365. 4 Lolita (I, 1) ; V : 9 ; Tf1 : 11 ; Tf2 : 31. 5 Lolita (II, 29) ; V : 277 ; Tf1 : 438 ; Tf2 : 484. 6 Ibidem. 2 3 Lolita (en appendice) ; V : 313 ; Tf1 : 494 ; Tf2 : 545. 134 fréquent du mot dolor par Nabokov. L‟évolution principale décrite dans le roman est la prise de conscience de plus en plus aiguë de Humbert pour le côté éploré (sorrowful) de sa Lolita. Au début, son implication avec elle était uniquement sensuelle ; elle est son objet d‟amour et il a en fait pour dessein d‟en jouir sexuellement pendant qu‟elle dort sous l‟effet des lourdes doses de narcotique administrées par Humbert. Comme notre réaction n‟est pas réglée par rapport aux faits objectifs de l‟histoire, mais par rapport à leur représentation dans la conscience de Humbert, nous avons au début, tout comme Humbert, peu de compassion pour Lolita. Cependant, la conscience de Humbert est transformée à la dernière section du livre. Il perd son impassibilité et se trouve envahi de pitié et de culpabilité 1. Sa conscience perd une grande part de sa variété parce que son implication sert à figer les valeurs et les significations à l‟encontre d‟une calme réflexion. Il n‟est peut-être pas trop aventureux de penser que Lolita renverse la romance de l‟Ondine en ce qu‟un mortel acquiert une âme grâce à son amour pour une nymphe. Le mot nymphe renvoie ordinairement à une classe de divinités grecques mineures, mais aussi au poupon ou à l‟état de chrysalide dans le développement. Quand une nymphette atteint l‟âge de 14 ans elle se transforme forcément en une jeune femme : « ce cercueil grossier de chair de femme où mes nymphettes sont enterrées vivantes » 2. Une partie de la frénésie de Humbert doit être attribué à sa terreur devant cette transformation qu‟il s‟attend à ce qu‟elle détruise son amour (à un moment donné, il spécule sur la possibilité de se constituer une provision de nymphettes de sa progéniture avec Lolita comme partenaire). Cependant, une fois la métamorphose accomplie et Lolita devenue Dolly, une plus grande métamorphose a eu lieu chez Humbert lui-même : « et je l‟ai contemplée et encore contemplée, et j‟ai su aussi clairement que je sais que je mourrai un jour, que je l‟avais aimée 1 2 plus que tout ce que j‟ai jamais vu ou imaginé sur terre, ou ce que j‟ai espéré où que ce soit ailleurs. » 3 Ce que Humbert est dépend de ce qu‟est Lolita ; sa bassesse à lui est le corollaire de son humanité à elle. Une fois que son amour a hydraté Lolita, lui conférant pleine vie, Humbert est laissé à luimême avec ses remords. Clare Quilty est le frère de Humbert par le style et la nymphophilie. Comme Humbert il cite des expressions françaises et joue avec les mots et même il exagère sa propre obsession de la mort. De nombreuses indications montrent que Humbert brise la coquille de sa propre chrysalide, de son soi charlatan, de son ombre propre, en tuant Quilty le coupable (the guilty Quilty). Le lecteur de Lolita est certainement un très actif participant. Il est placé en position de qui vive par la nécessité de résoudre toutes les allusions et les anagrammes, d‟absorber les métaphores, d‟enregistrer correctement les mots inattendus, et de se tenir au courant des métamorphoses des noms propres. La chose curieuse est que toute cette élaboration vaguement freudienne de cryptanalyse ne lui apprend rien de plus que ce qu‟il peut apprendre des déclarations auto-descriptives explicites de Humbert. Car tout ce qui est révélé de biais (by indirection) à propos de Humbert est, de plus, « verbalisé ». C‟est une technique pour représenter un esprit avec perspicacité plutôt propre et nette. Le canal expressif indirect par lequel nous pourrions nous attendre à connaître des secrets de l‟Inconscient, délivre des messages complètement conformes avec les comptes rendus du personnage sur luimême. Nous avons l‟impression de participer à un esprit qui n‟a pas de véritable Inconscient. Lolita est, je pense, un roman authentiquement surprenant. On a insinué que c‟est à cause de son sujet Ŕ une passion pour les petites filles avec une suggestion d‟inceste. Il est certain que ce n‟est pas là un thème quotidien, mais les lecteurs du vingtième siècle ont accepté des sujets tout aussi choquants et des manières bien plus sensationnelles de Lolita (II, 14 & 32). Lolita (II, 3) ; V : 175 ; Tf1 : 274 ; Tf2 : 310. 3 135 Lolita (II, 29) ; V : 277 ; Tf1 : 438 ; Tf2 : 484. les traiter. Ce n‟est peut-être pas tant le thème qui est saisissant et nous laisse perplexes, que la violation méthodique des conventions du roman psychologique moderne. Les problèmes de Humbert ne sont pas causés par une mauvaise volonté à être informé de vérités désagréables. Son auto-perception est exacte et complète. Mais cet état de grâce psychique n‟a pas les conséquences que nous avons apprises comme allant de soi. Tout en possédant cette conscience intégrale, comme Humbert la possède, il ne comprend pas pourquoi il devrait être ce qu‟il est ; il n‟accepte pas non plus ce qu‟il est ; et pourtant il ne peut changer. Aucun déversement (flood) de perspicacité thérapeutique ne peut aider Humbert. En fait, il n‟y a pas de secours pour lui, hormis la satisfaction de transformer sa propre situation critique (plight) en art 1. À cet égard, ce roman lance un défi contre les axiomes de l‟Âge de la Psychologie. Roger Brown ne fait qu‟épouser le point de vue de Humbert, le narrateur. → Lolita (II, 31 & 36) ; V : 282-283 et 309 ; Tf1 : 446-447 et 489 ; Tf2 : 493-494 et 537. 1 136