Fritz Lienhard (Institut Protestant de Théologie / Montpellier)

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Fritz Lienhard (Institut Protestant de Théologie / Montpellier)
KLESIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : LA SOUFFRANCE / OCTOBRE 2006
SOUFFRANCE ET CHRISTIANISME
DE L’EXPLICATION A LA LUTTE
Fritz Lienhard (Institut Protestant de Théologie / Montpellier)
Au moment où des protestants et des catholiques ont créé l’Association Chrétienne pour
l’Abolition de la Torture (ACAT), l’ancien président de la section française d’Amnesty
internationale, Jean-François Lambert, disait :
« C'
est bien de vouloir lutter contre la torture, mais j'
ai très peur que les Églises chrétiennes
aient contribué à véhiculer une notion salvatrice de la souffrance et de la mort : il y a, à mon
avis, une très grande ambiguïté dans la catéchèse, dans certaines liturgies, sur le rôle de la
souffrance, le salut à travers la souffrance, et, à la limite, on peut penser que certaines formes de
souffrances infligées à l'
autre servent à son salut. »
Certes, les outrances que Lambert dénoncent sont le fait d’une minorité dans le
christianisme. Cependant, il faut bien voir que de nombreuses personnes considèrent la foi
chrétienne comme une invitation au renoncement, au sacrifice et donc à la souffrance. Tant la
sexualité que les « biens matériels » relèvent du péché… du moins dans l’opinio communis. À
l’inverse, la souffrance est positive, parce qu’elle dispose en quelque sorte d’une valeur
marchande. Elle permet de racheter le péché, justement.
Dans le présent article, je ne vais pas collectionner dans la littérature toutes les références à
la soi-disante « Morale judéo-chrétienne », et démontrer qu’en général cette expression signale
l’ignorance de l’auteur, qui s’apprête à dire des choses inexactes ou imprécises. Ce qui
m’intéresse plutôt, c’est de réfléchir au sujet des attitudes possibles vis-à-vis de la souffrance.
En particulier, il apparaît que les manières de comprendre la mort du Christ sur la croix, en
théologie, en sont paradigmatiques.
Dans un premier temps, il convient de voir comment les théologiens ont pu en venir à une
conception positive de la souffrance. Cette valorisation est liée à une compréhension
« rédemptrice » (liée à un rachat) de la souffrance de Jésus. C’est Anselme de Cantorbéry, au
XIe siècle, qui est paradigmatique d’une telle conception. Ensuite, dans le contexte du refus
moderne de la souffrance, nous verrons la conception théologique proposée au XIXe siècle, qui
voit dans la passion du Christ un exemple, soit de l’amour de Dieu, soit de la juste manière de
se comporter comme être humain. Enfin, je proposerai une conception de la souffrance du
Christ comme une manière de subir le mal pour le surmonter par l’intérieur.
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I. La souffrance rédemptrice
Une des premières questions qui s’est posée au christianisme naissant était la suivante : si
Jésus était le Fils de Dieu, attesté comme tel par sa résurrection, comment se fait-il qu’il ait pu
mourir de manière aussi ignominieuse ? Comment le Père a-t-il pu abandonner de la sorte le
Christ, le Messie, le roi-sauveur attendu par la tradition israélite ? La réponse qui a surgi assez
tôt, consistait à dire qu’il est mort pour le salut des humains. La question se posait ensuite de
savoir comment comprendre ce salut et la relation de cause à effet entre lui et la croix.
Il s’agit bien entendu d’une problématique théologique assez pointue, mais en même temps
paradigmatique. En effet, la croix de Jésus est représentative du mal dans son ensemble. La
manière de la comprendre induit une attitude générale, et à l’inverse les postures culturelles
face à la souffrance ont une influence sur la une compréhension de la croix.
Or la question de la cohabitation de Dieu et du mal se pose depuis toujours. Épicure déjà
avait dit que si le mal existe, soit Dieu n’est pas tout-puissant, soit il n’est pas bon. En effet, soit
Dieu a voulu le mal, et il n’est pas bon, soit il ne l’a pas voulu mais n’a pas pu l’empêcher, et
dès lors il n’est pas tout-puissant. Ce qu’il faut bien voir, c’est que cette problématique était
présente à l’esprit des croyants depuis toujours. Le livre de Job, dès l’Ancien Testament,
montre bien que cette question du mal se pose, et ne trouve d’ailleurs pas d’autre réponse que
celle de la présence de Dieu auprès de celui qui souffre. Mais il y a aussi eu des tentatives
d’explication, tant en philosophie qu’en théologie.
A. Accepter la souffrance
On constate qu’assez rapidement dans l’histoire, les penseurs ont cherché à expliquer le mal,
et donc à « donner raison » au mal : donner raison dans un sens pour ainsi dire juridique du
terme, mais aussi dans un sens philosophique, selon lequel le mal aurait « raison d’être ».
Le stoïcisme, en particulier, réfléchit au sujet de l’attitude face au mal. Pour lui, le monde est
en ordre, même s’il fait souffrir. Il n’est dès lors pas question de le changer. Ce qu’il faut
modifier pour éviter de souffrir, c’est l’attitude de l’être humain lui-même. Il faut distinguer ce
qui relève de sa maîtrise, et ce qui n’en relève pas, pour ne dépendre que des premières. C’est
pourquoi le stoïcien fait en sorte que la douleur ne puisse l’atteindre. À cette fin, il pratique une
technique héritée du cynisme, celle de la dérision. Les choses sont dévalorisées pour s’en rendre
indépendant. Autrui ne concerne le sujet que de loin. Toute révolte et toute plainte devant Dieu
témoignent seulement d’un manque de raison, car la vraie piété consiste à s’en remettre à sa
volonté.
Il est frappant de voir que les tentatives modernes de justifier Dieu, appelées « théodicées »,
ne s’éloignent pas beaucoup du stoïcisme. On connaît celle de Leibniz en particulier. Pour le
philosophe, Dieu aurait pu créer une multitude de mondes possibles. S’il a fait passer de la
virtualité à la réalité celui que nous connaissons, c’est que c’est le meilleur des mondes
possibles. Le dogme de la création justifie dès lors l’ordre du monde, et il appartient à l’être
humain de l’accepter pour « rester content ».
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B. Souffrance qui sauve
Quel sens peut avoir la souffrance dans ce contexte conceptuel, et en particulier la souffrance
du Christ ? Telle est la problématique d’Anselme de Cantorbéry. C’est notamment dans le débat
avec les Juifs et les Musulmans qu’il situe son propos. Pour eux, la mort du Christ montre qu’il
ne s’agit pas du Fils de Dieu. Il n’est pas acceptable en effet que Dieu s’abaisse en assumant la
condition humaine, et aille jusqu’à mourir sur la croix. Pour leur répondre, Anselme va essayer
de démontrer la nécessité de ce que les chrétiens croient « remoto Christo », comme si le Christ
n’existait pas. Quel est le résultat ?
Anselme part du concept médiéval d’honneur de Dieu. Cet honneur ne relève pas d’une sorte
de susceptibilité affective de l’Éternel, mais garantit l’ordre cosmique et social. C’est au nom de
l’honneur que l’on tient ses engagements, et donc y renoncer, pour Dieu, signifierai laisser le
chaos submerger le cosmos. Pour cette raison, le péché a une gravité infinie, parce qu’il porte
atteinte à cet honneur. Or Dieu ne peut simplement pardonner le péché sans transgresser les
règles qui lui sont imposées. Il se trouve donc dans le dilemme suivant : aut poena, aut
satisfactio. Soit punir, soit obtenir réparation.
Or l’être humain doit satisfaire, et il ne peut pas. Il n’y a rien qu’il puisse donner à Dieu qu’il
ne lui doive déjà dans le cadre des relations « normales » de la créature au Créateur. Il ne
dispose donc pas de la possibilité de payer au titre des dommages et intérêts pour son péché. À
l’inverse, Dieu peut satisfaire, mais il ne doit pas, parce que c’est l’être humain, et lui seul, qui
doit réparer pour ce qu’il a commis. Il faut donc qu’il y ait un homme-Dieu, qui à la fois doit et
peut satisfaire.
Ce que le Christ peut offrir à Dieu, c’est sa mort innocente. En effet, dans la mesure où il n’a
pas péché, contrairement à tous les humains, sa mort n’est pas due. Dans cette logique, la croix
du Christ relève du mérite surrogatoire infini, qu’il lui suffit de redistribuer ensuite à sa
« parenté », tous les croyants, pour qu’ils soient sauvés. Dans le catholicisme romain, il reste
alors à admettre que par la croix du Christ la souffrance des humains devient rédemptrice à son
tour, pour que la valorisation générale de la souffrance ait lieu.
C. Critiques
Les perspectives du stoïcisme et de la théodicée ont largement été reprises à l’intérieur du
Christianisme. De même, la pensée d’Anselme est devenue normative dans les différentes
confessions chrétiennes. Mais les critiques de ces perspectives n’ont pas manqué non plus.
En ce qui concerne le stoïcisme, le premier reproche consiste à relever qu’il interdit la
plainte. Or, sans la plainte, qui est très présente dans les psaumes bibliques notamment, il n’y a
ni deuil ni action militante luttant contre la souffrance. De même, et c’est le second reproche
qui vaut tant pour le stoïcisme que pour la théodicée, la justification de l’état du monde interdit
toute forme de changement, car l’état des choses est justifié. Ensuite, le stoïcisme lutte contre la
souffrance en dépréciant le désir, un peu comme le bouddhisme. Mais renoncer au désir ne
signifie-t-il pas renoncer à la vie ? Enfin, l’étude des tentatives de justifier Dieu montre qu’elles
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conduisent généralement à une accusation de l’être humain. Nous sommes dans ce que l’on
pourrait appeler une « théologie de la balance Roberval », où la glorification de Dieu signifie
l’humiliation de l’être humain, et réciproquement.
En ce qui concerne Anselme, on voit bien également combien innocenter Dieu conduit à
donner du poids au péché. On constate aussi combien la notion d’ordre garanti par l’honneur de
Dieu est importante dans cette perspective. De ces points de vue, il partage les options
fondamentales du stoïcisme et de la théodicée. Les reproches plus spécifiques qui ont pu lui être
faits sont de divers ordres : on se demande d’abord si la conceptualité utilisée est judicieuse.
Certes, on ne peut parler de Dieu et du salut que de manière métaphorique, et chaque théologien
reprend peu ou prou les termes de son époque pour rendre le message du christianisme
plausible dans son temps. Mais la question est de savoir si les termes juridiques ou
économiques utilisés sont adéquats. La deuxième question à poser est celle de l’image de Dieu
véhiculée. L’honneur est bien plus central dans une telle perspective que l’amour. Cette
conception de Dieu correspond-elle au message biblique ? De manière générale, d’ailleurs, la
conformité de cette pensée avec celle des Écritures fondatrices du Christianisme a pu être
contestée par les exégètes récents.
II. La souffrance à combattre
Avec la modernité, nous nous trouvons dans un autre cas de figure. La souffrance est
refusée. Il y a deux figures particulières de ce refus, liées entre elles, c’est la révolte et
l’expulsion de la souffrance hors de l’horizon des humains. Ce refus de la souffrance se traduit
dans la manière de comprendre la croix.
A. Révolte et refoulement
Dans le conflit manifeste entre le destin et le désir humain de vivre et de ne pas souffrir, il
semble qu’il faille choisir son parti : l’ordre du monde, identifié à tort ou à raison à Dieu et à sa
volonté, ou l’humanité ; le théisme ou l’humanisme. Alors que les stoïciens et Leibniz avaient
opté pour l’ordre du monde, un certain nombre de penseurs modernes font le choix inverse. Ils
affirment que c’est l’être humain qui a raison contre l’univers, et qu’il faut donc changer le
monde pour l’adapter à ses désirs.
Ivan Karamazov, le personnage de Dostoïevski, a donné expression à la révolte contre la
souffrance de manière particulièrement impressionnante. Cette révolte s’exprime surtout face à
la souffrance des enfants, qui représente une telle horreur que toute compensation, présente ou à
venir, apparaît comme insuffisante, voire indécente. De plus, se plaçant du point de vue de
l’individu, le révolté n’accepte pas que les souffrances de l’un paie le bonheur de l’autre.
Or il est intéressant de constater que cette révolte se fonde en quelque sorte dans la foi
chrétienne elle-même. En effet, le christianisme affirme un Dieu personnel et responsable,
d’une part, et proclame l’amour de ce Dieu pour les humains et en particulier les enfants,
d’autre part. Ces derniers ne peuvent donc servir de « matériaux » à un bonheur futur et abstrait.
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Dans la perspective de révolte plus conséquente et plus élaborée d’A. Camus, c’est le thème
de l’absurde qui exprime le refus de la souffrance. Ce terme exprime l’étrangeté du monde par
rapport à l’humanité. Il indique la discordance entre la raison et le désir humain, d’une part, et
l’opacité de son univers, d’autre part. Le mal n’est pas justifié car l’être humain n’a pas de
principe explicatif à son sujet. La conséquence, pour Camus, c’est la « révolte métaphysique »,
niant le Créateur garant de l’ordre de l’univers.
Il importe pourtant de relever que Camus ne s’en tient pas à la position de la révolte.
L’affirmation de l’absurdité du monde ne permet pas d’exister, car vivre est en soi un jugement
de valeur et parler signifie dire un sens. En fait, pour Camus, l’être humain doit imposer son
sens au monde. Dieu ne pouvant plus être l’instance du sens, l’être humain doit l’instituer luimême. Relevons encore que dans son interprétation du christianisme, Camus voit bien que la
foi chrétienne ne s’identifie pas au théisme, et que le Christ se trouve en quelque sorte du côté
du révolté et non à son encontre. Mais l’écrivain arrête l’histoire du Christ à la croix et nie la
résurrection. Ainsi la croix n’est pas celle de Dieu. Séparé du Christ, Dieu se présente comme
un vis-à-vis impassible de la souffrance humaine, et, loin de Dieu, Jésus devient un exemple
parmi d’autres de la tragédie absurde de l’être humain face à un destin implacable.
B. La croix évacuée
Si le refus de la souffrance est issu du christianisme, il a en retour des répercussions sur la
compréhension théologique de la croix. Dans le monde francophone, tournons-nous vers
Auguste Sabatier (1839-1901) pour le montrer. C’est son petit livre La doctrine de l’expiation
et son évolution historique qu’il y a lieu d’étudier. Le thème important, pour lui, c’est celui de
la foi, qui consiste à s’identifier au Christ, afin de mourir avec lui. Il écrit : « La mort du
Calvaire, survenue à cause du péché de tous, se répète dans l’âme du pécheur, par la foi, à cause
de son propre péché. » En décédant avec le Christ, chaque croyant expie lui-même son propre
péché. Le Christ ne dispense pas les pécheurs de mourir, mais leur donne « le moyen de mourir
avec lui et de subir personnellement en lui la peine de leur péché. » Cette mort est suivie d’une
résurrection, celle à la vie de l’esprit. De la sorte, le drame pascal se répète moralement dans la
conscience du chrétien. On peut dire que ce n’est pas le Christ qui rachète les pécheurs, mais
c’est l’humanité en Christ qui expie ses propres péchés. Il est vrai que pour Sabatier, dans la
période moderne, le salut religieux est compris « comme un fait essentiellement moral, qui se
passe, non plus dans le ciel, mais dans la conscience. »
C’est ce mouvement qui est important pour Sabatier : passer d’une réalité extérieure, d’une
mutation de l’attitude de Dieu, a un changement à l’intérieur de l’être humain. On appelle
généralement cette lecture de la mort du Christ l’interprétation « subjective ». Selon les
formules de Sabatier, la rédemption se place ainsi hors de toute « magie de rite sacerdotal » et
de « toute fiction juridique », dans « la réalité de la vie morale. » Certes, la cause de la
rémission des péchés est dans l’amour du Père pour ses enfants. Mais c’est la repentance de
l’être humain qui « en est la condition indispensable et suffisante. » C’est avec elle que le
pardon se réalise, par la confiance en Dieu. Le rôle de la mort du Christ, c’est de provoquer
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cette repentance. Elle manifeste l’amour de Dieu pour toucher le cœur des humains, compléter
ses « bienfaits » et son enseignement, et servir à anéantir notre conscience du péché devant
Dieu en supprimant le remord. Le Christ meurt pour sceller l’alliance et se trouve ainsi en
relation avec le pardon des péchés.
C. Critiques
Les critiques vis-à-vis de la position de révolte ne manquent pas plus que celles qui sont
formulées contre la justification de la souffrance. La première question est de savoir si la
prétention à établir un sens à partir de l’être humain pris comme un absolu ne conduit pas à une
forme de totalitarisme, consistant à imposer un ordre particulier au monde. De même,
deuxièmement, les théologiens se demandent si le constat résigné de l’absurde ne tue pas
également la plainte. S’il n’y a pas de sens, il n’y a pas de mal et la révolte perd sa raison d’être.
La révolte a en quelque sorte besoin du vis-à-vis divin pour pouvoir se dire. Ainsi l’absence de
Dieu face à la croix aboutit à un silence résigné. Enfin, troisièmement, il importe de voir que, si
la souffrance est déclarée absurde, la lutte contre elle se présente mal. En effet, refuser la
condition humaine dont la souffrance fait partie conduit à rejeter ceux qui souffrent
particulièrement hors de l’horizon des humains. Le refus de la souffrance conduit ainsi à
refouler la possibilité de souffrir en la reportant sur autrui, ce qui ajoute la marginalité à la
souffrance.
En ce qui concerne la conception de Sabatier, il y a plusieurs problèmes liés à cette
interprétation de la croix, qui se focalisent sur la question de l’importance accordée au mal. Le
reproche récurrent d’Anselme à son partenaire de dialogue, Boson, s’adresse également à la
conception moderne de la croix : non conderasti quandum ponderis sit peccatum. Tu n’as pas
considéré combien le péché est grave. En l’occurrence, la notion de péché est représentative du
mal dans son ensemble, en incluant la souffrance et la mort.
Négliger le mal conduit à minimiser le rôle du Christ. Dans la mesure où un changement de
conscience, une conversion, suffisent pour modifier la condition humaine, on voit mal pourquoi
un prix aussi cher que la croix aurait dû être payé. Cette conception semble négliger le caractère
onéreux du salut et donc « rend vaine la mort du Seigneur » (Épître de Paul aux Galates, chap.
2, v. 21). Dans la même logique, un croyant pour lequel le Christ est le seul sauveur, lui
reprochera la difficulté de mettre en évidence l’unicité du Christ. En effet, pour Sabatier, « les
souffrances et la mort des justes et des bons » ont le même effet que celles du Christ sur la
conscience des humains.
Dans cette perspective, c’est l’être humain qui se sauve lui-même, par son action morale, sa
repentance douloureuse et la confiance qu’il met en Dieu, même si ces actions font suite à
l’action du Christ et lui répondent. Il est caractéristique du croyant, comme de l’amoureux,
d’être dépossédé de lui-même. Ce qui le constitue comme sujet se trouve hors de sa maîtrise. La
perspective de Sabatier, au contraire, met la subjectivité du croyant au centre de lui-même, en
en faisant l’acteur décisif de son salut. En outre, pour que la conception subjective de la
rédemption puisse être défendue, il faudrait que le croyant soit visiblement converti et que
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l’effet du salut puisse être perçu dans sa vie. Les grandes catastrophes du XXe siècle ont mis un
terme à ce type d’illusions consistant à croire que les chrétiens, et donc l’Occident christianisé,
seraient meilleurs que d’autres. La conception subjective de la rédemption est partie intégrante
d’une théologie et d’une anthropologie partageant l’optimisme moderne, qui a définitivement
sombré dans le fracas des canons de 14-18 et s’est irrémédiablement consumé dans les fours
crématoires d’Auschwitz.
Du point de vue éthique, il reste à dire que toute tentative d’évacuer le mal, que ce soit par la
révolte ou plus sournoisement par la conception moderne de la croix, est vouée à l’échec, parce
qu’elle relève d’une illusion, et d’une illusion dangereuse. En effet, l’évacuation de la
souffrance conduit fatalement à l’exclusion de celui qui souffre. Celle-ci va de pair, dans la
modernité, avec l’évacuation de la mort, l’horreur éprouvée en présence de handicapés,
l’exclusion des pauvres et la marginalisation des personnes âgées. De même, elle conduit au
report de la fréquentation de la souffrance sur d’autres, le personnel hospitalier par exemple, en
l’occultant de l’horizon de la société dans son ensemble. Une véritable prise en charge de la
souffrance n’est pas possible dans cet horizon prométhéen.
III. La souffrance à assumer
Venons-en à présent à une troisième possibilité de comprendre simultanément la croix du
Christ et l’attitude adéquate des humains vis-à-vis de la souffrance.
A. La croix, une victoire
L’intuition essentielle est celle de l’apôtre Paul et de ceux qu’il est convenu d’appeler les
Pères de l’Église, ces théologiens qui ont façonnés le Christianisme à son début, et dont les
choix demeurent féconds pour la pensée jusqu’à aujourd’hui. Ils comprenaient la mort du Christ
comme une victoire contre le mal. Cependant, toute illusion était écartée de leur pensée, dans la
mesure où le mal est surmonté en étant subi. Par le terme de mal, on peut entendre le péché, la
mort et la souffrance. Voyons cette conception.
Relevons d’abord qu’une certaine tradition chrétienne inclut Dieu lui-même dans cette
affaire. Selon la formule de Paul, « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même »
(2e épître aux Corinthiens, chap. 5, v. 19). Cela signifie, dans ses ultimes conséquences tirées à
partir de Hegel notamment, que Dieu subit lui-même le négatif, qu’il souffre et qu’il meurt en
Christ. On prend ainsi congé de la conception classique du Dieu absolu, impassible et
immuable. La toute-puissance de Dieu ne consiste pas à se tenir loin des aléas du monde, mais à
surmonter perpétuellement le mal de l’intérieur. Pour sa part, l’amour de Dieu ne relève pas
d’une bonté abstraite, mais signifie s’exposer au risque de la perte de soi, en s’engageant à la
vie et à la mort, pour que triomphe la vie.
En ce qui concerne la conception du mal, une telle perspective présente l’avantage de ne pas
le minimiser. Il affecte Dieu lui-même. Les réalités du péché, de la mort et de la souffrance ne
peuvent être surmontée en étant évacuées, mais seulement en étant prises sur soi. Le verbe grec
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pour « porter », quand Jésus invite à porter sa croix, signifie en même temps ôter. Une telle
perspective conteste celle de la modernité, qui lutte contre le mal par son évacuation et sa
négation. C’est en étant fréquenté dans la patience et la proximité que le mal peut être
surmonté.
Les représentations exprimant cette compréhension du salut, dans le christianisme, sont
souvent mythologiques. Elles en sont d’autant plus imagées. C’est la figure du diable qui
représente le mal dans les icônes ou les fresques. Même les textes de Luther ou de Hegel
supposent une sorte d’objectivité du mal. Pour bien les comprendre aujourd’hui, il faut tirer
toutes les conséquences de ce que l’on appelle le « tournant linguistique ». Dans cette logique,
le mal relève d’une rupture de communication, liée au péché et à la mort. À l’inverse, la victoire
contre le mal en Christ se fait en déposant une parole au cœur de l’indicible, ou, en d’autres
termes, en incluant le mal dans le champ du langage. Le mal se surmonte – en germe, certes –
par la possibilité d’en parler, et c’est ce qui est offert à la croix.
La formule du crucifié « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » est
particulièrement paradigmatique de ce point de vue. En effet, sous la forme d’une affirmation
elle n’aurait aucun sens. Si Dieu m’a abandonné, il n’est plus mon Dieu, et s’il reste mon Dieu
c’est qu’il ne m’a pas abandonné. Cette phrase ne vaut pas par ce qu’elle affirme, mais par ce
qu’elle fait. Elle signifie parler avec Dieu du sentiment de l’abandon de Dieu, incluant la
rupture dans la relation elle-même. De la sorte, la rupture de communication fait l’objet de la
communication, et ainsi le silence est vaincu en étant énoncé.
B. LUTTER DANS LA PROXIMITE
Une telle conception signifie que le mal ne se surmonte ni par télécommande, ni par
parachutage. Il se surmonte dans la proximité, la patience, l’endurance. C’est ce que dit la
conception chrétienne du service. Il y a en effet trois caractéristiques de ce que désigne ce
terme.
Relevons d’abord le pragmatisme. Le service recherche la correspondance la plus forte
possible entre le besoin d’autrui et l’action. Cette orientation vers le concret va de pair avec une
absence de prétention. Le serviteur ne cherche pas à faire une action extraordinaire, mais utile.
Ce pragmatisme suppose que l’on puisse parler du mal, et que l’acteur du service soit à même
de vivre dans la proximité avec lui.
Ensuite, le service va de pair avec l’acception, par le serviteur, de sa propre faiblesse. C’est
ce qui distingue le serviteur du bienfaiteur. Son action ne se fait pas de haut en bas, mais dans la
fraternité d’une condition humaine partagée. Celle-ci inclut la possibilité de pouvoir souffrir
soi-même, et exclut le refoulement de sa propre fragilité. De même, le deuil de la toutepuissance suppose que l’on puisse en parler. Il n’y a pas de deuil sans que la plainte ne puisse
être exprimée.
Enfin, le service ne relève pas d’une technique sociale et sanitaire objectivant autrui, mais
d’une action communautaire. Elle se fait sur la base d’une communauté, et elle vise à établir
une communauté. Dans cette logique, deux dimensions essentielles de l’assistance sont prise en
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compte : la réciprocité et le partenariat. En leur absence, c’est-à-dire en l’absence de
responsabilisation des bénéficiaires d’une action, un progrès véritable de leur situation n’est pas
possible.
Ces trois caractéristiques supposent dès lors la communication au cœur du mal, et donc sont
suscitées par la croix du Christ. De la sorte, la croix ne conduit pas à fuir le mal dans l’au-delà
par l’intermédiaire d’un rachat. Elle ne néglige pas non plus la réalité du mal, mais signifie
lutter contre lui dans la proximité.
Conclusion
Pour conclure, je dirai d’abord ma conviction que les textes fondateurs, bibliques en
particulier, gardent leur capacité séculaire à nourrir la pensée et l’action contemporaine. Dans la
situation contemporaine d’évacuation de la souffrance, leur proposition d’attitude demeure
pertinente.
Dans leur lecture théologique, il faut se souvenir de l’aphorisme : de deux solutions, c’est en
général la troisième la meilleure. En l’occurrence, entre la promotion d’une conception
médiévale et l’adaptation sans critique des conceptions modernes, il y a de la place pour une
lecture alliant la fidélité aux intuitions des fondateurs et le dialogue avec l’ultramodernité.
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