Le dossier

Transcription

Le dossier
burn-out
SE TUER AU TRAVAIL.
LE PARCOURS DU COMBATTANT
DE LA GUERRE ÉCONOMIQUE :
douleurs dans la poitrine,
énervement, troubles musculosquelettiques, herpès, diarrhées,
stress, crises d’abattement,
surmenage, insomnie, épuisement,
anoréxie, anémie, dégoût de vivre,
démoralisation, prostration,
dépression, désespérance, perte
de soi, mortification, pendaison,
immolation…
Wolfgang Stiller. Matchstickmen, 2008. Courtesy de l’artiste.
Travail, n. masc. étymologie : torture
Apparu au xiie siècle, le mot « travail », dérivé du latin
populaire tripalium désignant, à l’époque romaine,
un instrument de torture à trois pieux servant, entre
autres usages, au supplice des esclaves insoumis.
Une autre racine a également été retenue à partir du
mot trabicula qui désignait un chevalet de torture ; le
verbe trabiculare signifiant travailler au sens de « faire
souffrir », un sens qui perdura tout au long du MoyenÂge, s’appliquant aux suppliciés et aux femmes en
travail, c’est-à-dire en proie aux douleurs de l’enfantement.
D. R.
Historique. Jusqu’au xvie siècle, selon Le Grand Robert, le mot
« travail » désigne l’état de celui ou celle qui souffre, une
activité pénible, un état de servitude. De même que le mot
« labeur », du latin labor, signifiait à l’origine une charge sous laquelle
on ploie, on chancelle, puis un travail pénible, comme le labour.
Le mot « travail » désignait aussi, et désigne toujours, un appareillage destiné à ferrer les bœufs ou les chevaux, composé de poutres
de bois équipées de cordes et de sous-ventrières servant à ligoter
l’animal dont on travaille les sabots au fer rouge et à coups de marteau.
« Le travail est une chose fondamentalement désagréable par
rapport aux autres choix possibles, et c’est la raison pour laquelle
il faut le rémunérer. » Scott Adams, Le principe de Dilbert.
Glissement de sens. Au xixe siècle, le mot « travail » en est venu à désigner
une activité plus ou moins épanouissante, parfois épuisante ou
écorchement • 29
au contraire valorisante – associée à l’idée d’apprentissage et de
métier –, consistant à effectuer un ouvrage, une tâche productive,
agricole, artisanale, mécanique ou autre, pour soi (les compagnons et les artisans) ou au service d’un patron (les prolétaires
qui vendent leur « force de travail »).
« Quand le travail est un plaisir, la vie est belle. Mais quand il vous
est imposé, la vie est un esclavage. » Maxime Gorki, Les bas-fonds.
Acception moderne. Avec le développement de la société industrielle et
marchande mondialisée, les progrès technologiques dans tous les
domaines, le travail est devenu, pour la grande majorité des travailleurs de notre monde néolibéral, synonyme d’emploi amovible au
service d’un patronat, d’une administration, d’une ingénierie avec ses
impératifs de productivité, sa course aux résultats, ses plans sociaux…
C’est dans ce contexte que le sens premier du mot « travail », « état de celui qui souffre » – qui n’a, à vrai dire, jamais
totalement disparu –, a massivement refait surface : souffrance
quotidienne, sentiment de servitude, hantise de l’évaluation, supplice des performances, travail en miettes, perte de soi, burn-out
qui peut aller jusqu’au suicide. Finalement, le travail, soumis à une
intense accélération du fait de la loi du marché et des impératifs
du capitalisme financier, est redevenu comme une nouvelle forme
de trabicula : un chevalet de torture (souvent en forme d’écran
d’ordinateur face auquel nous sommes tordus, comme ligotés).
« Les ordinateurs sont inutiles. Ils peuvent seulement te donner
des réponses. » Pablo Picasso.
Paradoxe. Cependant, paradoxe d’une époque qui a fini par survaloriser le travail tout en le dévalorisant, lequel a fini par perdre sa
signification du xixe siècle d’artisanat et d’ouvrage, pour devenir
majoritairement une activité obligatoire pour gagner sa vie. Si
bien qu’il existe désormais une souffrance à se trouver sans travail, c’est-à-dire sans emploi, lequel finit par fonctionner comme
une hantise ou un « surmoi » de l’individu se définissant comme
« travailleur », qu’il soit actif ou au chômage.
« Le travail est la pire des drogues : ceux qui en ont en crèvent, ceux
qui en manquent en crèvent aussi. » Jean-Marie Gourio, Brèves de comptoir.
Georges Marbeck
Burn-out,
n.
masc. épuisement chronique suivi de dépression
Bulletin de l’Académie nationale des sciences médicales
et psychosociales, n°476, juin 2013 : actualisation
définitionnelle du syndrome dit de burn-out.
Définition psychosociologique. Défini en 1981 par
les psychologues Herbert J. Freudenberger et Géraldine Richelson comme
un « état de fatigue chronique, de
dépression et de frustration apporté par
la dévotion à une cause, un mode de vie,
ou une relation, qui échoue à produire
les récompenses attendues et conduit en
fin de compte à diminuer l’implication
et l’accomplissement du travail » 1, le
Mardi 26 avril 2011. Un salarié d’Orange agé
syndrome de burn-out se généralise à
de 57 ans s’immole par le feu sur le parking de
partir de la fin du xxe siècle sous l’effet
l’agence de Mérignac. D. R.
de l’accélération des rythmes de vie et
de l’injonction croissante à s’« accomplir
professionnellement », complexifiant ainsi le concept capitaliste
de « réussite sociale », sans qu’une définition précise de la notion
d’« accomplissement personnel » soit jointe.
Causalité psychomotrice. L’individu qui a vendu jusqu’aux Trente Glorieuses sa force de travail afin d’assurer logement et nourriture
à soi-même et ses proches, cela sans supplément d’âme, se voit
désormais tenu de trouver dans son activité professionnelle –
même mal payée et peu valorisée socialement – un « sens ». En
effet, le terme d’« ouvrage » ou de « vocation » est aujourd’hui
tombé en désuétude, n’entrant plus dans le vocabulaire néolibéral
de rentabilité à court terme.
dépression • 31
Résultat, le travailleur devenu un « employé » chanceux, doit
accomplir une somme croissante de travail non rémunéré contre
des rétributions d’ordre symbolique. D’une part « le sens » consite
à mettre en avant la performance de l’entreprise, la notoriété de la
Marque, la profession de foi de ses décideurs, cela avec conviction
de « faire bouger les choses » et de se sentir « socialement utile ».
Il doit encore se vivre comme « créatif », « artiste », « stratège »
et même « responsables des ressources humaines ».
Quant au travailleur intellectuel, « auteur-e », « chercheur-e en
sciences humaines », « musicien-ne », « comédien-ne», « metteur-e
en scène », « poète », ayant la chance de posséder par lui-même
le sens de son existence, il appartient aujourd’hui au monde
du travail non salarié, jouissant du statut envié de l’intellectuel
précaire.
Discussion sémantique. Le terme de « sens » présentant un certain
f lou sémantique, il peut être rempli de significations variant
selon les individus. On en déduira que le burn-out résulte non
pas d’une « perte du sens », mais de la difficulté à remplir le
terme « sens » d’une signification précise, du fait de l’accélération systématique du travail contemporain structuré par
les nouvelles technologies, quel que soit le secteur d’activité.
Il convient donc d’actualiser l’approche psychosociale et médicale du syndrome qui sera dès lors défini comme : maladie de
la perte du lien entre signifiant et signifié touchant le terme
de « sens » et ce, dans tous les usages du terme, que ce soit
dans le cadre d’une relation, d’une activité professionnelle
ou de la vie quotidienne.
Géolocalisation. Le burn-out touche presque exclusivement les jeunes
adultes de classe moyenne blanche citadine des métropoles du
monde occidental. Les autres souffrent de surmenage ou, selon
les cas, d’exploitation ou d’esclavage.
Wendy Delorme
1. F r e u d e nb e r g e r,
Herbert, Richelson,
Geraldine, Burnout: The
High Cost of High Achievement, Bantam Books,
1981, p. 145
Que
brûle
l’introverti,
dans l’enfer de l’open-space
Épuisement, black-out, dépression, consumation
physique et mentale, et si le burn-out ne venait pas
d’une overdose de travail, mais d’un impératif de
dévotion et d’amour, exigé du salarié sans que cela
ne figure jamais sur son contrat ? Si le burn-out
venait, au fond, de l’impossibilité de travailler ?
Le mot « burn-out » ressemble à un tissu réversible. Au-dehors, l’anglicisme, la maîtrise, la cou180 jours, est paru en septembre aux leur sombre du langage corporate. Au-dedans, une
doublure rouge, les flammes qui s’élèvent, comme
éditions JC Lattès.
si le costume brûlait de l’intérieur celui qui le portait. La grisaille d’un bureau anonyme et la torche humaine se correspondent comme deux doubles inversés, que notre monde nous
donne à voir comme toutes ses images choc : sans légende. Quelle
histoire, quelles histoires raconte le mot « burn-out » ? Immolation ?
Passion ? Enfer ? Pour nos esprits occidentaux, le feu représente un
châtiment éternel, les flammes du burn-out évoquent un anathème.
Mais qui prononce la sentence, et qui est condamné ?
Le burn-out commence par un état de fatigue. Les tâches s’accumulent, les journées se remplissent de rendez-vous, de déjeuners,
de réunions, sans que le temps se libère pour que nous puissions
nous consacrer à ce que nous appelons le travail de fond. Combien de fois l’entendons-nous, cette plainte ? Et comme nous la
comprenons bien, d’où qu’elle vienne, comme s’ils disaient tous
la même chose ; le dirigeant qui ne trouve plus un moment calme
pour penser ; le cadre balloté de réunion en réunion ; le chercheur
qui ne cherche plus, occupé à convaincre sponsors et directeurs de
revue ; l’enseignant qui enseigne à peine ; l’étudiant trop occupé
• Isabelle
Sorente est romancière
et essayiste. Son dernier roman,
Adalberto Abbate. Selfportrait, 2011. Courtesy de l’artiste.
34 • burn out
1. Susan Cain, La force
des discrets, éditions JC
Lattès.
à se faire un réseau ; tous espérant que ce filet de relations leur
permettra de revenir enrichis, plus efficaces et plus forts, au travail de fond. Mais l’agenda se remplit et le retour n’a jamais lieu,
le réseau nourrit le réseau, comme une trame qui se renforce
elle-même. Celui qui espère retrouver une heure de solitude s’illusionne comme un poisson des profondeurs pris dans le filet qui
le tire inexorablement vers un jour irrespirable (pour varier la
métaphore, et quitter un instant les flammes, quoique le poisson
privé d’oxygène vive un supplice comparable à celui du condamné
au bûcher). Au lieu de la solitude, au lieu de la profondeur, les
réunions suivent les brainstormings, les mails succèdent aux sms
qui succèdent aux mails.
Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais de l’impossibilité de se concentrer. C’est la première flamme qui s’allume sur
le bûcher. Ce qui épuise, ce qui fatigue, ce qui étouffe la créativité, ce ne sont pas les heures passées à l’ouvrage, mais une interruption permanente de la concentration, comme si la preuve du
travail devait en permanence être donnée avant que le travail ait
commencé, par une succession de réactions immédiates à des stimulations extérieures incessantes ; la stimulation appelle une réaction qui appelle une stimulation, ça fait des étincelles, ça crépite,
sans qu’il soit possible de revenir à soi. La technologie est souvent
accusée de nuire à la concentration, mais rien n’empêcherait, techniquement, de ne pas regarder ses mails, de ne pas répondre sur
le champ à un sms ou à un appel téléphonique. L’impossibilité de
se concentrer ne vient
pas de nos outils, mais
de l’interdiction de
demeurer seul, dans
un monde dominé par
l’extraversion obligatoire. Audace, séduction et parole facile
règnent sur la société
comme des vertus théologales, parfois habillées pour les besoins
de la cause d’un vernis de charité, d’espérance et de foi : c’est pour
le bien des autres qu’il faut savoir se vendre, dans un monde où les
livres de développement personnel ne craignent plus de s’intituler
Je prends des médicaments,
je consulte un psy. Plus d’envie,
plus d’adrénaline, plus d’emploi du
temps. La déstructuration de soi.
perte de soi • 35
Un coach nommé Jésus ou Bible et Management. Car l’adepte du moi
d’abord, du toujours plus, bête de compétition, brute de la réaction
rapide qui sommeille en chacun de nous, bête programmée pour
survivre, affolée par la crise, souffre malgré tout de la réduction de
son existence à une survie plombée. (Ça crépite, ça chauffe.) Pour
l’adepte de bonne volonté, angoissé par ce qu’il ressent comme une
perte, de quoi au juste ? D’âme ? D’espace ? D’humanité ? Pour cet
adepte torturé par des questions improductives, les penseurs de la
productivité, ceux qui fabriquent outre-Atlantique des best-sellers
à la chaîne, ont inventé le concept merveilleux de « développement personnel », quête d’infini sans infini, d’absolu sans absolu,
d’altruisme sans les autres, lâcher prise si je veux, ouf ! Paradis et
productivité deviennent compatibles, comme un ancien système
d’exploitation avec le nouveau. (À quelques détails prêts, comme
la nuit noire de l’âme, les légions de démons ou le feu purificateur,
qu’omet avec prudence le vulgarisateur.) Abattre les cloisons des
bureaux, attendre des employés qu’ils soient toujours joignables,
accélérer le rythme, exiger la transparence, s’inscrit dans une
entreprise de conversion religieuse à la performance maximale.
Mais cette conversion suppose une abjuration préalable : renoncer
à la solitude. Abjurer l’intériorité.
Dans un essai passionnant, La force des discrets 1, la psychologue
Susan Cain écrit : « Les introvertis vivant dans le monde de l’Idéal
extraverti sont comme des femmes dans un monde d’hommes,
bafoués pour un trait de caractère indissociable de leur identité
profonde. » Dans la mesure où personne n’est purement introverti ou extraverti, la domination de ce que Cain appelle l’« Idéal
extraverti » ne revient pas seulement à séparer le monde en deux
camps, introvertis d’un côté, extravertis de l’autre, mais à se séparer
soi-même de tout ce qui nous pousse au silence, à la discrétion,
à la patience et autres qualités incompatibles avec la séduction
agressive, attendues du leader charismatique comme du demandeur d’emploi motivé. Car la volonté, comme le travail, doit être
montrée et démontrée, il faut en vouloir et le prouver – je veux ce
que je veux, je désire ce que je désire –, l’exhibition permanente de
la volonté fournit la preuve incessante que, oui, je suis en train de
travailler, la preuve, je mets cinq secondes à peine pour répondre
à ton mail ; oui, je veux vraiment cet emploi, cet appartement,
36 • burn out
cette promotion, la preuve, j’envoie un sms. Au bout d’une journée
passée à exhiber sa volonté, mailer sa productivité, transférer sa
réactivité, on se sent comme fatigué. (Ça sent le roussi.)
Cette monstration obligatoire de la volonté devient la condition
préliminaire du travail, quand elle ne le remplace pas purement et
simplement, dans la mesure où démontrer ce que l’on fait au moment
où on le fait est une activité par construction sans fin – je démontre
que je démontre que je démontre que je travaille, les preuves s’empilent comme les mails transférés. (Le moteur chauffe.) Tout adepte
de la survie est obligé de s’adapter. Il se persuade qu’il aime les réunions, qu’il travaillera mieux dans un open-space, de toute façon,
pas le choix, on manque de place. Certaines grandes entreprises de
conseil prévoient même que les consultants juniors n’aient pas de
bureau à eux, ils découvrent en début de semaine la place qui leur
est affectée. Souplesse, flexibilité. L’adepte de la productivité se persuade qu’il aime prendre la parole, qu’il doit aimer la prendre, même
s’il se sent étrangement fatigué au bout d’une journée passée, non
pas à travailler trop, mais à travailler sans jamais être lui-même. Cela
fatigue de n’être pas soi, cela fatigue encore plus de se faire croire
qu’on l’est, pour oublier qu’on souffre de ne pas l’être, cela fatigue de
s’imaginer les choses désagréables qui pourraient arriver, si on osait
refuser le moment convivial obligatoire, à l’heure de la pause café.
L’adepte de la productivité ne doit pas seulement travailler, accomplir certains actes, en échange d’une somme d’argent. Il doit aussi
prouver sa bonne volonté, sa dévotion, sa séduction, son désir d’en
faire plus pour le même prix, et encore démontrer sa souplesse, sa
réaction immédiate à la stimulation, son plaisir, et encore, comme
si la structure connaissait la violence de son emprise religieuse, et
exigeait de l’adepte qu’il la prenne à son compte : il DOIT AIMER.
Injonction paradoxale, oxymore, double bind, les flammes montent.
Une amie, directrice d’une grande entreprise de conseil, a connu
une période de harcèlement moral, suivie d’un burn-out. Ce qui a
provoqué la chute ? Elle refusait de sacrifier à la coutume, qui exigeait
de travailler jusqu’au milieu de la nuit. Elle rentrait chez elle à des
heures raisonnables, et demandait à son équipe d’en faire autant.
Elle obtint les meilleurs résultats. C’est ce qui mit le feu aux poudres.
Quelques mois plus tard, elle fut la seule à être privée de bonus, une
humiliation cinglante. Motif ? La direction préférait encourager des
perte de soi • 37
personnes moins intelligentes qu’elle, lui dit un associé, mais plus
dévouées. Son manque de dévotion fut le début de l’enfer. (Puis de
la renaissance, et d’une reconversion épanouissante.)
Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais des preuves
d’amour permanentes que les structures exigent de leurs salariés.
Ces preuves d’amour chronophages empêchent de travailler, de
souffler, de respirer. Même ceux qui les prodiguent de bonne
foi finissent par vivre dans l’angoisse, car le moment viendra
où il faudra feindre. À part les saints, qui peut se vanter de tout
aimer ? Un monde d’amour obligatoire est par nécessité un monde
de simulation, qui plus est, une simulation qui se réclame de la
transparence, une simulation qui se déteste elle-même, voilà la
nouveauté. Le pacte libéral classique, tout travail mérite salaire,
s’est inversé : tout salaire mérite amour. Si l’amour de tous était
exigé par un individu, ce serait un pacte tyrannique. S’il l’était
par un démon, ce serait un pacte faustien. Mais il l’est par une
structure, une machine sans visage, une église sans vitraux, qui
réclame précisément la destruction de l’intériorité. L’introverti
qui joue l’extraverti pour survivre ressemble aux marranes qui
méditaient en silence au fond d’une pièce silencieuse les textes
interdits. Sa conversion reste suspecte, il se sait en sursis, toujours
soupçonné de ne pas donner, produire, parler, montrer, aimer
assez : l’introverti a chaud aux plumes, il voit les flammes. L’extraverti flambe d’une façon plus soudaine, presque à son insu. Lui
aussi a besoin de silence, de solitude et de temps perdu. Mais son
goût pour l’échange fait qu’il souffre moins, en tout cas, au début.
Quand il mesure la surchauffe, il est déjà trop tard, son esprit fume,
il devient noir, comme celui des bénévoles qui accueillaient les
toxicomanes, dans le centre spécialisé où travaillait le psychiatre
Herbert Freudenberger, l’un des pères du concept qui constata
l’épuisement, le cynisme, l’irritation grandissante de ses collègues,
avant de se rendre compte qu’il souffrait des mêmes symptômes.
Que le burn-out ait d’abord été constaté chez des bénévoles n’est
pas anodin, les bénévoles se donnent, ils aiment pour de bon. Ce
qui éclaire d’un jour d’autant plus inquiétant l’impératif déguisé,
de plus en plus répandu dans le monde du travail, aime pour de
bon, mets-y ton cœur, ton âme, tes tripes : impératif religieux qui
exige sans le dire le don de soi, et par conséquent, le bénévolat.
38 • burn out
Par un tour de passe-passe ultrarapide, l’intériorité est à la fois
interdite et exigée. Un peu comme si le diable convainquait Faust
de lui céder son âme, en le convaincant que son âme n’existe pas.
Possible, à condition d’aller vite, toujours plus vite, de sorte que le
damné, focalisé sur l’échéance, n’ait pas le temps de se demander
ce qui le grille, quelle intériorité calcinée ? Et le retour à soi-même,
comme un rappel au réel, se fait dans le fracas du déraillement,
temps accéléré de la catastrophe, burn-out, craquage, dépression,
décompensation. Que les laboratoires s’empresseront d’exploiter,
vantant les bienfaits d’une molécule, mettant en garde l’adepte
de la productivité contre les dangers de son intériorité déréglée.
Le burn-out ne vient pas d’un manque de temps, mais d’une
prédation de l’intériorité. Que veut dire « du temps pour moi » ?
Par pitié, juste un peu de temps pour moi. Juste un peu d’oxygène,
par pitié. Ce n’est pas le temps qui manque, c’est le fond. C’est
la pièce du fond, la même chambre secrète que réclament l’étudiant réservé, le cadre surmené, la mère épuisée par une double
journée : le regard intérieur qui plonge dans cette profondeur d’où
naît le travail de fond qui, avant d’être un travail, fut d’abord un
rêve d’enfant. Le temps de l’introversion n’est pas celui de l’action,
c’est une plongée en soi, une apnée faite de concentration, où le
chercheur se penche quinze heures de suite sur une équation, où
l’actrice oublie quand elle répète une scène, son homme et ses
enfants, où le dirigeant voit se dessiner une vérité collective, le
temps de la création va plus vite que l’emploi du temps. Pour peu
qu’il soit possible de fermer la porte, et de se retirer dans la pièce
du fond. Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais de
l’impossibilité organisée de travailler en profondeur. L’absence
d’œuvre, que Foucault considérait comme une définition de la folie.
Tout travail de fond est une confrontation solitaire avec ses limites
et ses démons. L’intériorité n’est pas un livre de développement
personnel, ni un rapport d’activité en hausse. Elle est dangereuse,
sombre, attirante, fertile. Elle est ce que nous sommes. Le burn-out
peut se comprendre de deux façons. Comme la condamnation de
l’intériorité à la suffocation et au bûcher. Ou comme la révolte de
l’individu qui manifeste d’une façon flamboyante l’existence de
ces instances intérieures, qu’aucune pression, urgence, échéance
n’a pu lui faire oublier. Il y a une vie, après les flammes.
Adalberto Abbate. Selfportrait, 2011. Courtesy de l’artiste.
“Je voudrais hurler”
Aude Selly, responsable « ressources humaines »
des magasins d’une marque internationale raconte
sans artifice ni fausse pudeur les ravages d’un burnout qu’elle n’a pas vu arriver.
Quand le travail vous tue, histoire d’un burn-out et
de sa guérison est sorti en mai 2013 aux éditions
Selly pour son livre Quand le travail Maxima. Aude Selly, jeune responsable en ressources humaines pour plusieurs magasins d’une
vous tue, histoire d’un burn-out et de sa
marque d’envergure internationale, y raconte,
guérison. (Éditions Maxima, mai 2013)
sans artifice ni fausse pudeur, les ravages d’un
burn-out qu’elle n’a pas vu arriver. Elle répond
ici aux questions de Karine Branger, qui a créé le site sosburnout.
fr où, suite à son expérience personnelle, elle se consacre à la
prévention et à l’accompagnement des personnes en souffrance
au travail.
•
K arine Branger a créé le site
sosburnout.fr, elle a interviewé Aude
Pouvez-vous, s’il vous plaît, vous présenter à nos lecteurs ?
Je m’appelle Aude Selly, 34 ans, et je suis cadre en ressources
humaines.
On sent dans votre livre un fort sentiment d’urgence. Pouvez-vous nous expliquer dans
quel contexte vous l’avez écrit ?
J’ai écrit ce livre dans un contexte d’atroce souffrance. J’étais chez
moi, je faisais les cent pas, je me prenais vraiment pour une folle
croyant que j’avais tout inventé, que ma souffrance était issue de
mon imagination… Il fallait que j’expulse tout ce qu’il y avait
enfoui à l’intérieur de moi pour réaliser que ma souffrance était
fondée. C’était le seul moyen de me rendre compte que je n’avais
rien inventé, il me fallait tout rassembler. J’ai écrit ce livre en 6
jours, comme une machine à écrire et sans dormir, en tous cas
très très peu.
démoralisation • 41
Quelles ont été, selon vous, les différentes causes de votre burn-out ?
J’ai souffert de la multitude des tâches à effectuer. Il y a deux types
de fonction en ressources humaines : soit un poste spécialiste, soit
un poste généraliste. Le mien étant généraliste, il demandait d’être
performant dans plusieurs domaines : le recrutement, la gestion
de la paye, le suivi administratif du personnel, le conseil juridique
en support du management et l’évaluation des compétences… Il
me fallait, de plus, être disponible pour écouter et discuter avec les
salariés… J’ai souffert également de mon isolement. La délégation
des tâches n’exclut pas l’accompagnement. Or, j’étais censée être
autonome et, comme il n’y avait rien à me reprocher, personne ne
se préoccupait de comment j’arrivais à accomplir toutes ces tâches.
L’équipe RH dont je faisais partie de manière uniquement fonctionnelle était en banlieue, éloignée. Je n’avais ni le même poste,
ni les mêmes problématiques que les managers ou les salariés, je
me sentais seule pour assurer ma fonction. Je ne pouvais parler
que très peu de ma situation, et comment aurais-je pu, depuis mon
phare ? Je ne pouvais pas transmettre ma souffrance alors que je
devais moi-même être auprès des salariés pour les soutenir. Enfin,
j’ai souffert de l’ignorance dans le détail du poste que je tenais
par mes responsables hiérarchiques, ignorance que je détectais
lors de mes évaluations annuelles.
Vous avez fait une tentative de suicide. Aujourd’hui, avec le recul, y a-t-il eu des signes
qui auraient pu alerter votre entourage personnel ou professionnel ?
Oui et non. Oui, parce que je travaillais énormément, je rentrais
tard, je partais tôt, j’emmenais mon PC portable avec moi pour
travailler aussi le week-end et avancer des dossiers. J’ai commencé
à me plaindre de maux de dos, de reflux gastro-œsophagiens, mais
je fermais les yeux, je me disais que ça passerait avec le temps. Les
médecins me demandaient si j’étais stressée ; me disaient que
c’était dû au stress ; j’acquiesçais, mais moi-même je ne croyais pas
que mes maux étaient imputables à ma situation professionnelle. Je
faisais un déni. Mes proches me conseillaient de « ralentir ». Mais
quand on est la tête dans le guidon, quand on est surchargé, quand
on travaille sur des dossiers importants ou qu’on aime tellement
son travail, qu’on s’y investit « corps et âme », c’est tellement difficile de se rendre compte de la descente aux enfers. Et c’est facile
42 • burn out
de dire « tu aurais pu… ». Non, je ne pouvais pas, voilà ce que je
répondais, et voilà ce que répondent ceux qui souffrent au travail.
C’est pour cela que les managers doivent apprendre à repérer les
collaborateurs qui risquent de basculer.
Qu’avez-vous mis en place pour essayer de vous en sortir ?
Ce n’est même pas moi qui ai mis en place quoi que ce soit. Je suis
allée voir mon médecin traitant au mois de juin 2012 : elle m’a
entendue, m’a vu pleurer, désabusée, perdue, épuisée, et c’est elle
qui a su me prescrire un arrêt maladie. Il était inconcevable que je
retourne travailler dans mon état. Elle m’a orientée vers une psychologue du travail, et nous avons travaillé durant 6 à 7 mois ensemble,
toutes les trois. Mais cela n’a pas suffi, parce que 7 mois après ma
visite chez mon médecin traitant, j’ai tellement pété les plombs (un
mois après l’écriture du livre) que je suis entrée en hôpital psychiatrique. J’ai été internée deux fois pour une durée totale d’un peu
plus de 2 mois… C’est pour ça que je veux HURLER et défendre
ce livre, agir en amont du burn-out, parce qu’il peut provoquer des
dommages physiques, psychologiques et émotionnels graves.
Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Je suis toujours en arrêt maladie et je suis suivie par une psychiatre
depuis le mois de décembre 2012. Je me recentre sur moi-même,
je me repose, j’essaie de me reconstruire mais, mon dieu, que
c’est long ! Mon burn-out a été si dévastateur et grave que j’ai
quand même voulu en
finir avec une tentative
de suicide. Combien
de temps on prend
pour s’en remettre ? Je
ne sais pas. Jamais sans
doute. En revanche,
comme je le dis dans
le livre, je change si
profondément que je ne ferai plus les mêmes erreurs. Alors, je
continue à m’occuper de moi, je fais confiance aux médecins et à
la médication. Il est très important de comprendre et de réaliser
qu’il est impossible de s’en sortir seul, à mon sens.
Sept mois après ma visite chez
mon médecin traitant, j’ai tellement
pété les plombs que je suis entrée
en hôpital psychiatrique.
démoralisation • 43
Comment voyez-vous votre avenir ? Quels sont vos projets ?
Mon avenir ? Bonne question. Je ne le sais pas vraiment. Enfin si, je
veux guérir et que cette période très dure soit derrière moi. Mais il
me faut du temps, encore du temps. Je suis traumatisée, comme je
le dis dans le livre, je suis marquée à vie. Mais malgré cela, je veux
me battre et combattre ce fléau qu’est l’épuisement professionnel
en le dénonçant grâce à mon livre témoignage. À long terme, je
souhaite utiliser ce livre comme outil pour la protection de la
santé des salariés au travail. Je m’imagine devenir consultante
pour la prévention des risques psychosociaux. Peut-être pour un
cabinet ? On verra ce que l’avenir me réserve. En attendant, si les
personnes qui me lisent sont sensibles au sujet de la souffrance au
travail, elles peuvent aller liker ma page Facebook « Souffrance
au travail – gestion du stress ».
Entretien réalisé par Karine Branger.
Accélération,
aliénation
Nous croyant des individus souverains, pensant
décider librement de nos vies, aucun débat éthique
et politique ne questionne le diktat totalitaire de
la vitesse – qui nous rend étranger à nous-mêmes.
Les individus des sociétés modernes se sentent,
sur le plan moral et sur le plan éthique, « libres »
à l’université Friedrich-Schiller à à un degré sans précédent : personne ne leur dit
quoi faire, à quoi croire, comment vivre, penser ou
Iéna. Dernier ouvrage : Aliénation et
aimer, ni où vivre et avec qui. Du point de vue de
accélération. Vers une théorie critique de
l’idéologie libérale moderne, ainsi que de la façon
la modernité tardive (La Découverte,
dont les individus se perçoivent, il semble qu’il
2012).
n’y ait, virtuellement, pas de normes sociales religieuses ou culturelles ; il existe une grande pluralité de conceptions de la « vie bonne » et une considérable liberté
de choix parmi des myriades d’options dans toutes les sphères de
la vie. Les sociétés modernes et les individus se perçoivent donc,
assez justement, comme étant « excessivement libres ».
Comment cela est-il possible ? Comment pouvons-nous être complètement libres et pourtant excessivement coordonnés, régulés et
synchronisés et, dans les deux cas, à un degré jamais atteint ? En
réalité, il n’est pas difficile d’entrevoir la solution à ce paradoxe
apparent de la modernité. Car, sous la perception libérale dominante de la liberté, il y a une autre prise de conscience sociale dominante qui va dans la direction opposée. Alors que les individus se
sentent eux-mêmes libres, ils se sentent également dominés par une
série d’exigences sociales excessives en constante augmentation.
De façon similaire au besoin observé d’une régulation sociale plus
stricte, les acteurs des sociétés modernes se sentent sujets à des pres• Hartmut Rosa est un sociologue et
philosophe allemand, qui enseigne
Erwann Tirilly. Mutation, 2013. Courtesy de l’artiste.
48 • burn out
1. Kenneth Gergen, The
Saturated Self, Basic
Books, 1991.
2. John Robinson & Geoffrey Godbey, Time for Life,
Penn State Press, 2008.
sions et des exigences hétérogènes qu’ils ne peuvent contrôler et ce, à
un degré tout à fait inconnu de tout autre société. Nulle part ailleurs
que dans le domaine de la modernité occidentale, j’ose le dire, les
actions quotidiennes ne sont justifiées systématiquement par la rhétorique du « devoir » : nous légitimons toujours, pour nous-mêmes
comme pour les autres, ce que nous faisons en faisant référence à une
exigence extérieure. Par exemple : « Je dois vraiment aller travailler
maintenant ; je dois vraiment faire ma déclaration d’impôts ; je dois
vraiment prendre soin de mon corps ; je dois apprendre une langue
étrangère ; je dois mettre à jour mon matériel ou mes logiciels ; je
dois me tenir au courant des informations… » La liste est illimitée et
nous finissons par « devoir vraiment faire quelque chose pour nous
relaxer, nous calmer et nous reposer » – sinon, nous risquons une crise
cardiaque, une dépression ou un burn-out. « La vie quotidienne est
devenue un océan d’exigences », écrit Kenneth Gergen 1, et John P.
Robinson et Geoffrey Godbey confirment, à partir de leurs données,
la sensation connue que nous « devons courir de plus en plus vite
chaque année pour simplement rester en place » 2.
C’est, à l’évidence, une conséquence naturelle du jeu d’accélération mis en branle par la compétition et qui nous maintient, tels
des hamsters, dans une roue en constante accélération. Mais cela
explique également comment les sociétés modernes satisfont le
besoin de coordination, de régulation et de synchronisation de très
longues chaînes d’interdépendance : elles y parviennent par la mise
en place rigoureuse de
normes temporelles,
par la domination des
horaires et des délais
imposés, par le pouvoir de l’urgence et de
l’immédiateté, par la
logique de la gratification et de la réaction
instantanées. Ces normes – comme la plupart des normes morales
que nous connaissons dans d’autres sociétés ou d’autres cultures –
ont comme effet irrésistible d’engendrer des sujets de culpabilité :
à la fin de la journée, nous nous sentons tous coupables, car nous
n’avons pas répondu aux attentes.
L’accélération mis en branle par
la compétition générale nous
maintient tels des hamsters dans une
roue qui tourne toujours plus vite.
état d’urgence • 49
Nous ne sommes, virtuellement, jamais capables d’arriver à la
fin de notre liste de choses à faire ; en fait, la distance qui nous
sépare du bas de la pile augmente presque quotidiennement. Ainsi,
les gens qui travaillent dans le secteur du conseil aux dirigeants
et aux élites, ainsi qu’un nombre croissant de coachs, rapportent
que l’un de leurs défis principaux est d’apprendre à leurs clients
à accepter le fait qu’ils ne seront jamais capables de diminuer la
liste des tâches qu’ils ont à accomplir, ou d’arriver à la fin de leur
messagerie électronique, et d’interpréter cela comme quelque
chose de normal et de sain. Cela rappelle les psychologues qui
travaillent sur les complexes de culpabilité de sujets qui ont été
élevés dans un environnement religieux restrictif.
On a blâmé les Églises pendant des siècles – souvent, bien sûr,
pour de très bonnes raisons – pour avoir surchargé les fidèles de
sentiment de culpabilité et de honte (« mea culpa, mea maxima
culpa »). Pourtant, elles fournissaient également quelques moyens
d’espoir et de soulagement. Premièrement, elles nous apprennent
que l’homme est coupable par nature et que notre faiblesse ne
relève donc pas d’un échec individuel et, deuxièmement, que
Jésus-Christ est mort pour nos péchés. Aussi coupables que nous
puissions l’être, il y a de l’espoir.
Ce n’est pas le cas de la société moderne : elle produit des sujets
coupables sans possibilité de rémission, ni de pardon. Nous devons
payer le prix de tous nos défauts et de nos échecs, et la masse
croissante de tous ceux qui sont exclus de la roue des hamsters
par le chômage nous rappelle combien ce prix peut être élevé.
Cependant, ces normes temporelles, bien qu’étant les normes
dominantes de la société – réfléchissez seulement à la façon dont
l’enseignement est presque entièrement caractérisé par l’accoutumance à des normes temporelles : apprendre à remettre à
plus tard sa satisfaction, à suivre à la lettre des horaires et des
rythmes, à résister et même à ignorer les besoins et les pulsions de son corps jusqu’à ce que le « bon moment » arrive et
apprendre, avant tout, à se dépêcher – sont très différentes des
normes morales ou religieuses que nous connaissons du passé
ou d’autres cultures. Même si elles sont clairement construites
socialement, elles ne se présentent pas sous une apparence
éthique, ni même comme des normes politiques, mais comme
3. Edward T. Hall, Le
langage silencieux, Seuil,
1971.
50 • burn out
des faits bruts, des lois de la nature qui ne peuvent être ni remis
en question ni discutés.
Les normes temporelles paraissent simplement être « là » et il
est du ressort des individus de les satisfaire ou non. Il n’y a donc
absolument aucun débat moral ou politique à propos du pouvoir
du délai imposé et des diktats de la vitesse – les normes correspondantes œuvrent en tant que force temporelle silencieuse et cachée
qui permet à la société moderne de se percevoir comme étant
exempte de sanctions et, en termes éthiques, restrictive a minima.
Le « langage silencieux » du temps, comme l’a exprimé il y a
longtemps le sociologue Edward T. Hall3, est assez efficace pour
satisfaire l’immense besoin de régulation des sociétés modernes,
précisément parce qu’il le reste – silencieux, inaperçu, idéologiquement individualisé et naturalisé.
C’est justement pour cela que les normes temporelles prennent
un aspect quasiment totalitaire à notre époque. Elles remplissent
les quatre conditions du totalitarisme :
a) elles exercent une pression sur les volontés et les actions des
sujets ;
b) on ne peut pas leur échapper, c’est-à-dire qu’elles affectent
tous les sujets ;
c) elles sont omniprésentes, c’est-à-dire que leur influence ne
se limite pas à l’un ou l’autre des domaines de la vie sociale, mais
s’étend à tous ses aspects ;
d) il est difficile ou presque impossible de les critiquer et de
les combattre.
Une critique des normes sociales cachées de la temporalité
trouve donc ici son point de départ : ces normes violent la promesse qui est au cœur de la modernité, la promesse de réflexivité
et d’autonomie, pour faire place à ce qu’il faut bien appeler une
aliénation généralisée.
Courtesy les éditions La Découverte.
Erwann Tirilly. Transfiguration, 2013. Courtesy de l’artiste.
“Trois ans après,
je pourrais vomir…”
Marketing Communication Manager pendant
quinze ans au service d’une compagnie multinationale, Odile Nizon a vécu, les dernières années
de son travail, un calvaire dont elle a toujours du
mal à se remettre. Voici son témoignage.
À mes débuts, en 1995, mon entreprise, un des
fleurons de l’économie suisse depuis plus d’un
mode puis des télécommunications. siècle dans le domaine de la haute technologie,
comptait 15 000 employés et des filiales dans le
Après 25 années au plus haut niveau,
monde entier.
c’est le burn-out. Depuis deux ans,
À mon départ, quinze ans plus tard, il n’en
elle a commencé d’écrire…
restait que 1 800.
Un bien triste bilan pour l’entreprise. Une institution nationale
a été dilapidée.
Un bien triste bilan pour moi après m’être donnée à fond, aussi
bien en temps qu’en énergie, pour la prospérité et le prestige de
l’entreprise.
Commençons par le commencement… Le 1er avril 1995, je
reçois ma lettre d’embauche de l’entreprise Ascom. Ma fonction :
« Marketing Communication Manager » pour leur secteur télécommunications. Un titre ronflant et un défi sur le plan des produits
de haute technologie pour lesquels je n’ai d’expérience que sur
le plan humain. Un défi pour se positionner et s’imposer en tant
que femme dans un monde exclusivement masculin.
•
Traductrice par passion, Odile
Nizon bifurque vers l’industrie de la
Au début, une grande famille décidée à réussir. Les premières années sont passionnantes. Tout à apprendre, tout à mettre en place, se profiler
abattement • 53
dans un monde machiste, imposer la performance du secteur
« communication promotionnelle des produits » qui était alors
loin d’être la préoccupation première de l’entreprise. C’est avant
tout un univers de chercheurs, d’ingénieurs, concentrés à inventer
les derniers « gadgets technologiques » de la téléphonie mobile
– qui vont bientôt révolutionner notre monde quotidien.
Les conditions de travail sont excellentes, les rémunérations
et les moyens mis à disposition aussi. Notre service se voit bientôt
reconnu. L’ambiance générale est celle d’une grande famille, dans
le style paternalisme à l’ancienne, avec le même objectif pour tous :
être les meilleurs et les plus inventifs dans un monde sans merci.
Cela réclame un engagement personnel à toute épreuve, surtout
pour une femme dont la performance doit être exemplaire – avec,
néanmoins, une discrimination de salaire de 20 % par rapport à
son homologue masculin.
Le cauchemar s’installe, insidieux. Ensuite, rapidement, l’économie capitaliste ultralibérale et la crise économique mondiale, avec tous ses
effets pervers et dévastateurs, changent complètement le climat de
l’entreprise. Les cinq années suivantes tournent insidieusement
au cauchemar. La valse des présidents, des restructurations et des
délocalisations commence. Au nom de la performance, de la rentabilité à tout prix, de la soi-disant sauvegarde des emplois, le tout
accompagné de magouilles financières.
Avec son lot de misères humaines. Licenciements par vague.
Réduction des effectifs. J’arrive à me maintenir en passant de division en division,
donnant toujours plus de
moi-même, de mon temps,
de mon énergie, de ma vie.
Je suis happée par cette
course frénétique, je veux
« rester au taquet » comme
on dit, coûte que coûte, car je ne suis plus très jeune : j’ai passé
la barre de la cinquantaine et je ne vaux plus rien sur le marché.
Le climat général de suspicion commence à me ronger et à
me faire douter de ma propre personne, de mes capacités. Un
Le climat général de suspicion
commence à me ronger et à
me faire douter de ma propre
personne et de mes capacités.
54 • burn out
sentiment de perte de soi me vient, sans que j’aie le temps de me
reconstruire ou de penser à autre chose que l’obsession du travail
quotidien.
Autour de moi : infarctus, dépressions, maladies. Pendant ces cinq ans, les présidents se succèdent, parfois tous les six mois, avec, à chaque fois,
un départ assorti d’un coup financier tirant pour eux-mêmes des
bénéfices et des bonus scandaleux.
On connaît l’histoire, qui se répète partout...
Je vois des gens, travailleurs et honnêtes, se faire licencier, certains ayant mis toute leur vie au profit de l’entreprise. Il n’était
alors pas rare qu’une famille entière (père, mère, enfant) travaille
pour Ascom, et investisse ses fonds de retraite dans les actions de
l’entreprise : ces dernières se sont, bien entendu, effondrées, si
bien que beaucoup ont perdu leurs économies à tout jamais.
J’ai vu des gens tomber malades ; direction l’hôpital, infarctus,
dépressions. J’ai vu des pères de famille, des collègues ahuris, pleurant car ils étaient sur la liste des licenciés. L’attente est effroyable.
Elle pétrifie chacun. Sombre ironie de l’histoire, c’est moi ou une
collègue qui prend leur place. Pour te convaincre, on te propose
une promotion, qui est en fait la responsabilité de deux postes en
un. Si tu hésites, tu es éjectée. Alors, tu acceptes l’inacceptable ;
tu rentres, écœurée, dans leurs combines.
Tu vieillis, tu ne peux pas te permettre de perdre ton emploi. C’est
l’engrenage, la perte de toutes les valeurs – humaines, éthiques –,
toutes quelles qu’elles
soient. Tu deviens une
survivante en sursis de
la guerre économique.
À chaque nouveau
président, une nouvelle
stratégie. Un nouveau
concept pour améliorer
la performance, des budgets réduits, l’impossibilité de mener à bien les projets disproportionnés. À chaque fois, des
sommes astronomiques sont englouties dans les agences de conseil
qui se chargent de faire un « nettoyage propre » du personnel.
Je prends des médicaments,
je consulte un psy. Plus d’envie,
plus d’adrénaline, plus d’emploi du
temps. La déstructuration de soi.
abattement • 55
Le mot d’ordre : éviter les scandales dans la presse.
Pendant cinq ans, j’assiste effarée à ce manège. Le monde du
travail (mon monde !) s’écroule et m’écœure.
Tous sur la sellette : puis, c’est mon tour… Un jour, c’est au tour de ma division
d’être démantelée. C’est la délocalisation aux États-Unis. Plus toute
jeune, trop épuisée, je n’ai pas le courage de m’exiler et de tout
recommencer. Je sais que ma fin est proche. Deux cents personnes
sont sur la sellette.
Une fébrilité dans les couloirs, une tension permanente. Certains s’organisent pour quitter le navire, moi j’attends. J’abandonne.
Mes six derniers mois seront très éprouvants. Ils me donnent une
promotion et l’entière responsabilité d’un projet que je maîtrise
bien : mon « know how » et mon expérience doivent servir pour
former la nouvelle équipe dont une partie travaille en Suède et
l’autre aux États-Unis.
Je n’ai plus besoin d’aller au bureau en Suisse. Je me retrouve
scotchée à mon ordinateur depuis mon appartement parisien.
Tout se passe sur le Net, au téléphone et en vidéoconférences,
pratiquement jour et nuit, décalage horaire oblige. Je survis à
coup de café et de cigarettes, je perds du poids, des allergies aux
bras me démangent et un énorme herpès me défigure – je n’avais
jamais eu ça de ma vie.
Je ne sors plus, je travaille sans discontinuer, un dernier relent
d’amour propre me tient. Parfois je fais de la rétention d’informations, une sorte de vengeance personnelle inutile car je sais
que je suis sur la liste.
Six mois, c’est long. Le projet est bouclé. Le président de ma
division me convoque dans son bureau. Nous faisons équipe depuis
un bon nombre d’années, nous nous connaissons bien. Gêné, il me
fait un long discours d’éloges sur ma personne et mon travail. Et
puis, il m’explique… Je dois comprendre ; la crise, tout le tintouin...
Nous nous regardons tristement lorsqu’il me remet ma lettre de
licenciement. Il s’excuse encore. Il n’a pas pu me sauver, les ordres
viennent d’en haut.
Nous sommes le 1er avril 2010. J’ai été embauchée un 1er avril !
Cela ne s’invente pas… Un grand soulagement et un mauvais goût
56 • burn out
dans la bouche. L’enfer était fini, je ne savais pas encore qu’un
autre m’attendait : le burn-out.
Après le licenciement, l’effondrement. J’envoie des mails d’adieu aux collègues
compatissants, qui sont très surpris. Mon licenciement n’a pas été
annoncé. J’étais en fait la première d’une charrette destinée à
faire disparaître progressivement la division suisse, pas des licenciements économiques massifs et abusifs. Une méthode au comptegoutte pour éviter les gros titres dans les médias.
J’aurais pu me battre, je ne l’ai pas fait. Mes forces m’abandonnaient, une seule chose en tête : fuir le monde du travail.
La période chômage me garda un pied dans le système : réunions, coach à disposition pour remettre le pantin en marche, se
recréer une image dynamique, constituer son dossier de candidature, faire valoir une belle carrière de 25 ans dans le monde de
l’industrie, un CV épatant.
Réponses négatives. Trop vieille, trop chère, trop d’expériences
pour ceci, pas assez pour cela...
Le temps passe, les contacts avec le monde du travail s’amenuisent et, à ce moment, la déprime s’installe. Puissante. Envahissante. Je prends des médicaments, je consulte un psy. Plus d’envie,
plus d’adrénaline, plus d’emploi du temps. La déstructuration
de soi. Une immense fatigue. Tout se décompose en moi. Je ne
comprends plus le monde. Je ne me comprends plus moi-même.
Mais qu’est-ce que j’ai fait dans ma vie ? De ma vie ? L’angoisse
de l’avenir et la peur du vide me submergent. Je ne sais plus rien
faire. Je ne suis plus rien. Plus rien n’a de sens.
Il me faudra trois ans pour me reprendre.
Aujourd’hui, je pourrais vomir lorsque l’on me parle de travail.
C’est une amertume indélébile.
Je suisoverload !
Rafale de mails du lever au coucher, appels professionnels chez soi, devoir d’omniprésence
électronique : les TIC ont transformé nos vies en
bureau permanent.
Souvent mises en place pour accompagner ou
permettre des gains de productivité, les technocontrôle du travail » dans le rapport du logies de l’information et de la communication
(TIC) [auxquelles on adjoint désormais les porCentre d’analyse stratégique rattaché
tables, ndlr] sont logiquement associées à un
au premier ministre, février 2012.
accroissement des rythmes de travail. La messagerie électronique permet, par exemple, de traiter un nombre
de dossiers plus important, plus rapidement. Un ERP (entreprise
ressource planning) accélère les flux en automatisant des traitements d’informations, en permettant des saisies de données à la
source. Dans tous ces cas, l’augmentation effective des rythmes
de travail est liée à l’introduction des TIC, mais dépend surtout
du volume de l’activité.
En ce qui concerne l’emploi autonome des TIC conduisant à une
auto-accélération des rythmes de travail, les messageries électroniques sont fréquemment citées dans les entreprises où les salariés,
souvent très qualifiés, non soumis à des exigences explicites de productivité, en viennent d’eux-mêmes ou par l’adoption d’une norme
entre pairs, à mettre au point des pratiques de réponse instantanée
aux messages reçus. Cela conduit souvent, sans que personne ne
l’ait explicitement ni même intentionnellement souhaité, à des
pratiques informelles d’emploi permanent de l’ordinateur ou du
téléphone mobile, l’impératif d’être connecté en permanence et
de ne pas rater de message devenant progressivement la règle.
•
Extrait du chapitre « Impacts des
TIC sur les rythmes, l’autonomie et le
insomnie • 59
Hicham Benohoud. Version Soft Untitled 13. Courtesy galerie Albert Benamou.
60 • burn out
Soulignons que ce ne sont pas les dispositifs techniques qui
induisent ce type d’utilisation génératrice d’intensification des
rythmes de travail, mais un certain type de relations entre collègues. Les TIC sont ici un relais, un révélateur, voire un amplificateur de politiques de gestion qui morcellent les collectifs.
Dans tous les cas, les TIC peuvent créer une « culture de l’immédiateté ». Par exemple, avec la messagerie électronique, il devient
impératif de répondre à un email le plus rapidement possible, dès
réception. On distingue ici les salariés connectés en permanence
de ceux qui n’ont qu’un accès épisodique à leur messagerie.
En outre, l’accroissement des rythmes de travail prend plusieurs
formes et est perçu de façons diverses. Avec la hausse des cadences,
le travail à réaliser (nombre de dossiers à traiter, par exemple) en
un temps donné augmente et les salariés ont le sentiment de devoir
travailler plus vite. Ils ont également un sentiment de « surcharge
informationnelle ». Les informations à traiter et à assimiler sont
non seulement de plus en plus nombreuses mais aussi désordonnées, morcelées, voire contradictoires. Au-delà des temps et des
ressources cognitives nécessaires à leur appropriation et à leur
synthèse, le salarié doit également faire face à des problèmes de
dispersion de son attention au travail (étude Datchary, 2004).
Les utilisateurs de TIC avancés ne sont pas les seuls salariés
soumis à une intensification du travail : l’accélération des flux
informationnels n’affecte pas
uniquement les utilisateurs
directs de technologies. Ainsi,
l’accélération des rythmes
dans certains secteurs comme
ceux de la logistique, du
transport ou de l’industrie
va potentiellement accroître
les cadences de travail et se
traduire par des manutentions plus fréquentes, des gestes plus
rapides, une répétitivité plus forte. Le risque d’exposition aux TMS
(troubles musculo-squelettiques) augmente alors, de même que
les risques d’accidents du travail liés aux chutes, aux coupures...
Le risque d’une augmentation du stress est également réel dans
la mesure où le rythme imposé par une cadence « machinique »
Les informations à traiter et
à assimiler sont de plus en plus
rapides, nombreuses, morcelées
(...) contradictoires.
insomnie • 61
crée une dépendance organisationnelle (pression temporelle forte
et faible latitude décisionnelle pour agir).
Pour les situations de travail en secteur tertiaire, où les utilisateurs directs de TIC sont les plus nombreux, l’augmentation
du rythme de travail (sollicitations plus nombreuses, immédiateté, surcharge informationnelle, etc.) accroît le risque de stress
et la fréquence des situations de débordement, mais limite aussi
l’entraide et agit négativement sur les formes de soutiens collectifs
et managériaux, voire délite les collectifs eux-mêmes. Les effets
sur la santé sont alors la fatigue, l’énervement, l’irritation, et vont
jusqu’à la décompensation et la perte de repères.
Les dérives actuelles en matière d’usage de la messagerie
(surinformation, phénomène d’overload) ressortent des sondages
menés dans les entreprises françaises. L’impact sur les conditions
de travail apparaît de plus en plus nettement, en particulier pour
la population des cadres et techniciens : interruptions et dispersion, travail dans l’urgence, voire culture de l’immédiateté, avec
le risque de hiérarchiser les tâches selon leur urgence et non selon
leur importance. L’évolution est confirmée par le baromètre CFECGC, puisque de 2003 à 2010, la part de cadres déclarant travailler
plus vite qu’il y a quelques années est passé de 79 % à 90 %. Une
enquête conduite en 2009 auprès de 627 managers (Eurotechnopolis) montrait que pour 37 % des répondants, l’influence des
TIC sur le stress est importante.
Stresser
stimule
Pour affronter la concurrence et la financiarisation,
les directions estiment que les salariés ne peuvent
s’accorder le droit de souffler. Les procédures
de fixation d’objectifs et d’évaluation des performances sont là pour y veiller.
Il y a d’autres moyens de mettre en œuvre une
de recherches au sein du laboratoire pression considérée comme salutaire en ces temps
« Genre Travail Mobilités » du CNRS. de concurrence et de crise économique.
D’abord, les « clients » sont instrumentalisés
Spécialiste de la modernisation du
pour relayer cette pression. Les recherches
travail et de l’emploi, elle travaille
récentes montrent le rôle accru des clients dans
act uel lement su r les nouvel les la sphère productive ; dans certains cas, on peut
formes de pénibilités et les cadres. les comparer à une sorte de milice managériale
Dernier ouvrage : La modernisation car ils font peser sur le salarié de fortes contraintes
des entreprises (La Découverte, 2010). et des responsabilités qui ne sont pas les siennes.
Mais, de façon plus générale, la pression
s’exerce surtout à travers la fixation des objectifs et les évaluations
régulières auxquelles ils donnent lieu. La non-reconnaissance des
efforts fournis, du travail réel effectué, des compétences déployées,
n’est pas un effet secondaire de la nouvelle politique managériale,
elle en est son principe même. Pour affronter la concurrence et la
financiarisation, les directions estiment que les salariés ne peuvent
s’accorder le droit de souffler. Les procédures de fixation d’objectifs et d’évaluation des performances sont là pour y veiller.
•
Danièle Linhard est directrice
Fabien Chalon. Le monde en marche, 2008. Courtesy galerie Albert Benamou.
64 • burn out
Rendre l’impossible possible. En raison de leur forte mobilité, les responsables
d’équipe ne sont en général pas des spécialistes des métiers qu’ils ont
à évaluer, ce sont des managers : nombre de salariés interviewés rapportent l’état d’ignorance dans lequel se trouvent les responsables
qui fixent les objectifs et évaluent les performances de la réalité
des situations de travail de leurs subordonnés. Ces responsables
font également l’objet de pressions importantes de la part de leurs
propres supérieurs. Il leur faut des résultats et chacun use de son
pouvoir sur les autres pour les obtenir. Il faut demander beaucoup,
fixer des objectifs ambitieux qui peuvent se révéler totalement surdimensionnés, même irréalistes : une ex-manager de France Télécom
me confiait qu’un de ses subordonnés lui avait rappelé qu’elle lui
avait fixé comme objectif de « rendre l’impossible possible »…
Or, ces objectifs représentent l’horizon dans lequel se débattent les
salariés, celui par rapport auquel ils vont déployer tous leurs efforts,
celui qui tend à prendre une place obsessionnelle, qui les poursuit
dans leur vie privée. Mais tous ces efforts et sacrifices ne sont pas
reconnus pour autant. Au cours des entretiens d’évaluation, c’est la
même ignorance qu’ont les responsables de la réalité du travail déployé
par les salariés pour atteindre leurs objectifs. Les ont-ils atteints que
certains d’entre eux s’entendent dire qu’on attendait mieux d’eux,
qu’on attendait qu’ils dépassent certains de ces objectifs, sinon tous.
Ont-ils échoué qu’on ne veut rien savoir des causes indépendantes de
la volonté des salariés qui ont conduit à l’échec. Or, ces évaluations ont
des implications bien réelles sur les primes, les formations à suivre, les
déroulements de carrière et parfois même sur la permanence dans
l’entreprise. Les salariés disent appréhender ces moments où ils se
sentent jaugés, jugés, comparés aux autres sans que les bases de cette
évaluation soient clairement établies et justifiées.
L’image de soi se joue dans l’entreprise. C’est non seulement leur destin qui
est en jeu dans l’entreprise, mais leur image de soi. Ce sont leurs
qualités personnelles qui sont passées au crible de l’évaluation. Un
sentiment d’injustice s’installe lorsque se développe la conviction
d’être confronté à des jugements aléatoires ou arbitraires. Leur sort
dépend de responsables qui ne connaissent pas leur vrai travail.
Leur impuissance à faire reconnaître leur travail réel, leurs
qualités et les efforts qu’ils ont fournis, est le plus souvent vécue
hypertension • 65
comme une épreuve personnelle, elle n’est que rarement mise en
relation avec ce que les autres subissent de leur côté. C’est la résultante de l’individualisation, de la mise en concurrence comme de
l’« idéal du travail » mis en avant.
Domine alors comme une précarité subjective : chacun se sent
menacé dans la mesure où il ne peut être sûr de trouver en luimême, en permanence, les ressources nécessaires pour réaliser son
travail selon les attentes de sa hiérarchie, sans parler des conflits de
valeurs auxquels il peut être confronté car il doit parfois sacrifier
son éthique professionnelle et citoyenne pour tenir ses objectifs.
Avec l’effondrement des collectifs, le sentiment d’un sort partagé avec d’autres et la mise en commun des doléances s’en sont
allés. L’horizon à travers lequel le salarié entrevoit l’injuste, l’inacceptable, est restreint à son seul périmètre. Ce que le management
moderne n’a cessé de marteler commence à être désormais, bon
gré mal gré, intériorisé par une majorité de salariés : chacun, dans
l’entreprise, tend à se sentir responsable de son propre sort. Les
doléances sont désormais personnelles, comme en rend compte
une enquête statistique particulièrement éclairante.
Mériter sa place sur le marché du travail. Une majorité d’ouvriers, mais aussi
de cadres, s’affirment être personnellement victimes d’injustices
sociales et être personnellement exploités. Ces sentiments d’injustice ne sont plus passés au crible de la critique sociale, ils ne sont
plus adossés à des considérations et des
enjeux inhérents au fonctionnement de
notre société. Ils ont perdu leur dimension politique et sociale.
Le nouveau deal est peu favorable
aux salariés car il implique une tension,
une insécurité, un isolement assortis
d’une course éperdue dans une quête
de soi et de reconnaissance rarement
satisfaite. Mais il met aussi en question la dimension socialisatrice
du travail marchand, dimension fondamentale, constitutive du
rapport ambivalent des membres de la société au travail.
Si les individus se plient au travail marchand et à la dépossession de soi qu’il implique, c’est pour établir un lien avec la société,
Avec l’effondrement
des collectifs, le sentiment
d’un sort partagé avec
d’autres s’en est allé.
66 • burn out
contribuer à celle-ci, afin d’en être reconnus comme membres
à part entière. Cela implique de faire du travail une affaire de
société en mettant au cœur de la question sociale les modalités de
mise au travail, les inégalités et injustices qu’elles peuvent recéler.
Dans le cadre des entreprises et du travail modernes, cet aspect
semble s’estomper : la question qui s’impose est désormais pour
chacun de savoir s’il mérite une place sur le marché du travail,
s’il est employable, s’il a les ressources personnelles pour tenir sa
place au travail et affronter l’épreuve personnelle que le travail est
devenu. La question de la rémunération de la carrière, les conditions de travail ne sont plus matière à action collective ou débat
social, mais une simple question de reconnaissance par l’entreprise
de la qualité de l’engagement personnel de chacun.
Une loyauté au service de l’entreprise. Le périmètre d’investissement subjectif
au travail s’est rétréci, il tend à se limiter – c’est du moins ce
vers quoi le management moderne entraîne – à un engagement
pour la seule cause de l’entreprise, pour ses intérêts très privés.
L’honnêteté, la loyauté au travail sont mesurées à l’aune de cet
espace bien spécifique et ce, souvent au détriment de la société.
En contrepartie d’un engagement, d’une excellence ajustés aux
seules fins de l’entreprise, le management prétend favoriser les
conditions d’une satisfaction narcissique de ses salariés. Vincent
de Gaulejac analyse de façon particulièrement convaincante
com ment le m a n a gement
moderne cherche à s’appuyer
sur le désir des salariés de se
réaliser dans leur travail, comment il cherche à faire entrer
en symbiose l’idéal du moi
des salariés avec les finalités
de l’entreprise. La modernisation du management peut
se comprendre, aussi, comme
une psychologisation des relations du salarié à sa direction, son
entreprise, ses collègues, point d’aboutissement frappant de la
stratégie d’individualisation et de personnalisation mise en place
au cours des années précédentes.
Le dénigrement du secteur
public par les salariés du privé
révèlent la souffrance liée à la
perte de sens de leur travail.
hypertension • 67
Le salarié est, au sein de l’entreprise, pris en charge dans le
cadre d’une démarche qui vise à l’isoler, de telle sorte que seules
les dimensions les plus individuelles de sa subjectivité soient sollicitées, mises au défi et d’ailleurs en permanence frustrées en
raison d’une absence systématique de reconnaissance à travers
les exigences du toujours plus.
Le management moderniste a érigé un rempart entre le travail
et la société, en cherchant à s’approprier le sens et la portée de la
contribution professionnelle. Travailler pour l’entreprise, et elle
seule, ou pour soi, et soi seul, c’est désinvestir le travail d’une partie
importante de sa fonction et de son sens universels. On se trouve
dans une logique où, au nom de l’entreprise, de la sauvegarde des
emplois, de la concurrence dans le cadre de la mondialisation, il y
a une reformulation de ce qu’est le bien commun et sa fragmentation en espaces correspondant aux intérêts de chaque entreprise.
La perte du sens du privé devrait s’étendre au public ? On peut d’ailleurs interpréter
le dénigrement des agents du secteur public par les salariés du
privé comme le symptôme d’une souffrance liée à la perte de sens
de leur propre travail. Sous un discours qui dénonce les privilèges des fonctionnaires, une souffrance à voir d’autres continuer
à revendiquer un lien entre travail et société pourrait bien percer.
Les agents du secteur public continuent en effet à se référer à leur
travail comme à un service public.
Ils ne se définissent pas comme au service de leur entreprise ou
institution, ni au service des usagers ou des clients, mais au service
du service public dans une relation de triple égalité : égalité entre
agents, égalité des usagers entre eux, égalité entre agents et destinataires de leur travail. Lorsqu’ils parviennent à domestiquer la
bureaucratie et à composer avec elle sans perdre de vue l’objectif
de leur activité, ils tirent de leur travail une fierté et une sérénité
certaines même s’il n’est que peu qualifié et même s’il n’est pas
reconnu toujours à sa juste valeur par son institution.
Courtesy les éditions La Découverte.
Done !
Il est bientôt 22 heures, je rentre de Canal, j’allume
le micro-onde, cool, je vais pouvoir attaquer ma
deuxième journée de travail.
•
Ce soir, je m’offre un texte en plus pour
RAVAGES, une cerise sur les nerfs.
En partant du bureau, après 12 heures de taf
en continu, je me sentais presque orpheline. Il
reste quoi à faire ce soir ? Attends voir.
Ouais, il y a cette liste d’infos à résumer, cette liste de sujets à
« canevasser », cette playlist à sélectionner.
Que des listes, et je suis même en train de faire une to do liste
de toutes ces listes. C’est bon ça.
Les listes me maintiennent à flot.
Attends, j’ai quoi comme textos en souffrance ?
Hop ! En route, dans le taxi, je rafale. Nettoyage de mails sur le
téléphone : DONE. Il me reste 5 minutes pour rappeler quelqu’un.
Ma mère ? Allez. Elle est branchée sur messagerie, parfait, ça fait
un « bon point j’ai rappelé ». Je peux enchaîner sur un deuxième
coup de fil. Pro, cette fois. DONE.
J’arrive chez moi, l’enfant va se coucher. Pas de problème, je
m’en occupe. Je jette mon sac, cours dans la chambre. Attends,
chéri, je le change. Un pshit antibactérien et on y va. DONE.
Oui, mon petit, dors, je t’aime. C’est comme un mantra, au début
j’étais pas là, et plus je te le dis plus le temps s’étire. J’en prends
conscience. Ça y est, je suis vraiment avec toi, tu t’en es aperçu,
mes pensées bicyclettes ralentissent, mon cerveau se dégonfle. Tu
le sens. Tu dors. DONE.
Mathilde Serrell est rédactrice
en chef du Before du Grand journal,
sur Canal+.
surexcitation • 69
Au travail ! Pour être efficace en mangeant, faudrait que je lance
un truc : une vidéo, un film, un replay que je dois voir depuis des
semaines. Ou alors… Je reprends mes mails sur mon ordi. C’était
quoi ce lien ? J’y crois pas ! Tout ce que j’ai effacé sur le téléphone,
je le retrouve dans la boîte de réception. Faut recommencer, c’est
pas synchro. OK, DONE AGAIN.
Ah voilà, j’ai retrouvé le lien « we transfer ». Je clique « télécharger », je lance le four à micro-onde. Parfait, j’avale, je matte,
zéro déperdition. DONE
Au fait, cette babysitter pour demain c’est bon ? Texto. DONE.
Je range mon bureau, j’y vois plus clair. DONE.
Pas assez de culottes pour finir la semaine. Je liste : demain
j’en achète. DEAL.
Ça y est, à l’attaque ! Faut se grouiller si je veux mes 5 heures
de sommeil.
Sous mon bureau, j’ai les jambes croisées et j’en balance une
frénétiquement.
Je réponds aux mails, je me débarrasse des affaires courantes.
Je me donne une heure maxi hein ? Ensuite le texte pour
RAVAGES ! Traçons.
Ah zut ! je me fais choper pour un chat sur Facebook. Un petit
ralentissement. C’est reparti ! DONE.
À force de faire un va-et-vient avec mes jambes, ça me fait
presque une stimulation, je vais me déclencher un nano orgasme.
Je continue, je tape sur l’ordi, j’ouvre des tas de fenêtres, les sites
d’actu, mon Tweet deck, eBay, des trucs qui ne demandent pas trop
d’attention, comme ça je continue, j’accélère le frottement…
Mince, on me Skype. C’est pas le bon moment. Je regarde qui
c’est. J’expédie un lien marrant, un smiley, un peu d’esprit, voilà.
DONE.
Mais vite parce qu’il faut attaquer le dur, je resserre les jambes.
Ça mini monte. Et voilà putain, je pressurise fort, la petite décharge
arrive, tout petite, mais bonne. DONE.
Je retourne au texte pour RAVAGES. DONE.
Cinq heures de sommeil.
C’est OK.
Les “paniacs”
maniaques
de la panique
Vous remettez tout au lendemain. Vous retardez chaque matin une tâche
urgente – avant de l’achever comme un cinglé en trois nuits blanches hallucinées. Vous remettez à chaque fois un rendez-vous important, une entrevue
décisive – avant de vous y rendre en état panique avancé. L’échéance vous
rend malade, la deadline vous semble mortelle, vous multipliez les ruses pour
éviter de rendre à l’heure.
Vous êtes un procrastinateur de nos temps pressés. Un maniaque de la
panique. Dites « paniac », ça fera plus court.
Du latin pro, « pour », et crastinus, « demain », la procrastination devient
un fléau mondial de nos temps pressés. Selon le professeur Piers Steel, Ph.D.,
de la Haskayne School of Business (université de Calgary, Alberta, Canada),
spécialiste des questions de motivation et de procrastination, 95 % de la
population mondiale en serait victime à un moment ou un autre de sa vie
en ces années 2010 – pour 20 %, la procrastination serait chronique.
Le point commun à tous les procrastinateurs est l’anxiété d’agir dans
l’urgence, devenue le quotidien des employés qui vivent désormais dans un
stress cumulatif, le surmenage, et, bien souvent, la fatigue chronique. Pour
résister aux angoisses du rendu précipité, les paniacs inventent uns stratégie panique : ils attendent le dernier moment, ils sauvent d’hypothétiques
périodes de calme avant la tempête, ils agissent dans la crise d’adrénaline,
la flambée d’énergie.
Tenez, pour ce texte. Il est 16 heures. Je devais le rendre hier matin. C’est
le dernier papier de la revue. L’imprimerie, la maquette, la compo attendent.
Si je ne le finis pas à temps, cela va être un problème. La maquette bâclée.
La sortie en retard. Cette fois, je ne peux plus reculer. Je vais, une fois de
plus, éprouver l’angoissante et grinçante sensation du paniac : est-ce que je
vais tomber ou traverser ? Cramer dans un burn-out ou achever le travail.
Je n’ai pas mangé. Je ne me suis pas lavé. J’ai mal à la tête. Je suis d’une
humeur de chien. Ma chérie a quitté prudemment la maison. Hier soir, j’ai
fait la foire au lieu de bosser. Je m’inventais tous les arguments pour reculer.
Impossible de savoir par où j’allais commencer. Maintenant, je suis nu, pas
rasé, je me suis remis à fumer, je jette des notes sur une feuille dans un état
halluciné.
Le procrastinateur donc, se multiplie en nos temps pressés. La procrastination est considérée comme une des névroses obsessionnelles courues de notre
époque. Freud l’avait repérée dans un article consacré aux « caractères ».
Un psychiatre fameux, l’Américain Albert Ellis, a en dressé un diagnostic
lucide en 2008. Procrastiner, c’est élever l’ajournement au rang d’un principe de vie. C’est une existence faite de dernières minutes et de précipitation ultime. Il parle d’un dérèglement émotionnel chez le procrastinateur
pour qui le moindre rendez-vous, le plus petit échéancier se transforme en
menace angoissante – avant de se ruer sur la tâche comme contre un mur
tête baissée. Ça passe ou ça casse.
Si le procrastinateur est le roi du dernier moment, il ne bascule pas non plus
dans la psychose de l’échec ou l’inaction. Il n’est pas condamné à l’« absence
d’œuvre » définitive qui serait, selon Michel Foucault, une des définitions
de la folie : l’impossibilité à concevoir
une action cohérente pour soi-même,
à élaborer une création personnelle,
à donner du sens à ses actes.
Le procrastinateur n’est pas fou.
Angoissé perpétuel, il échappe au
dernier moment à l’échec fatal par
un prodigieux sursaut, une catharsis
ultime où il se raccroche au réel – à
son ouvrage. C’est bien un paniac. Un grand agité, pas un dément. Un inquiet
chronique, pas un toqué. Un allumé, pas un fêlé. Il n’est pas atteint d’une
névrose chronique, toujours dans l’inabouti, ou un de ces créateurs qui
n’achèvent jamais leur œuvre rêvée géniale de crainte d’accoucher d’une
souris et d’affronter la critique.
L’échéance se transforme
en menace angoissante –
puis on se rue sur la tâche
tête baissée.
Difficile d’être inspiré à la demande quand
les mails Drapeau Rouge se succèdent.
En nos temps de travail au rendement, d’urgence, d’accélération, on
trouve nombre de procrastinateurs parmi les « créatifs » et les travailleurs
intellectuels pressés, toujours en deadline : planificateurs, programmateurs,
maquettistes, couturiers, architectes, dessinateurs, scénaristes, publicitaires,
designers, journalistes. Ils se retrouvent tous tenaillés par un paradoxe ultramoderne : ils doivent faire jaillir leur créativité, leur talent, inventer du
neuf, coaguler leurs pensées et leurs dons dans les grilles d’un calendrier
draconien. Une épreuve minutée.
Difficile de déclencher son imagination à heure fixe. D’être inspiré à
la demande. De trouver le bon démarrage, l’angle pertinent, la construction cohérente, le style nerveux, l’idée forte, le dialogue comique, la chute
brillante, quand votre téléphone vous sonne, les e-mails drapeau rouge se
succèdent, le portable tremble sur votre bureau.
C’est une journaliste du feu magazine Tempo, Anne Umbar, qui avait
nommé « paniac » ce procrastinateur en crise, acculé au bord du précipice,
obligé de sortir de ses synapses stressées, au dernier moment, un travail
inventif. Elle voyait en lui le héros de la fin des années 1980, quand la vie est
passée en bouclage perpétuel, quand nous sommes toute une classe d’employés devenue une armée de workaholics, de « créatifs » payés au rendement
et d’OS des écrans.
Frédéric Joignot
Mariell Amelie. Selfportraits, 2009. Courtesy de l’artiste.
Ma dignité, le respect
de moi-même… brisés
Un entretien impromptu de Georges Marbeck avec Simone Weil après
son embauche aux usines d’Alsthom comme découpeuse*
Me trouvant par hasard, le 26 août dernier, à BoulogneBillancourt, face à l’île Seguin, je découvre un paysage
et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de fort peu attrayant, composé des vestiges des anciennes
Hautefaye, l’année terrible (Robert Laf- usines Renault dont le nom est inscrit sur les restes
d’un immense portique à ciel ouvert derrière lequel se
font) réédité sous le titre Un crime de
découpent les chapiteaux du Cirque du Soleil. Et, sur
braves gens (L’Harmattan). Il a aussi
toute une longueur de l’île, les soubassements des ateliers
publié L’Orgie, voie du sacré, fait du restés en place sont couverts de tags multicolores. Pour
prince, instinct de fête, ouvrage de un dernier coup d’œil sur cette friche industrielle, je
référence.
traverse le boulevard qui longe la Seine, encombré d’une
incessante circulation automobile. Je m’avance vers le
haut du quai et là, je remarque la silhouette mince d’une femme assise sur
un recoin d’herbes sèches. Elle semble avoir le regard perdu dans les débris
de ces usines d’un autre temps. De plus près, je découvre son visage très
fin aux yeux doux et perçants derrière ses petites lunettes à l’ancienne.
Incroyable ! C’est elle, en personne : Simone Weil, l’auteure de La Pesanteur et la grâce, philosophe, écrivain, militante devant l’Éternel ! Je la
salue, elle me sourit et une aimable conversation s’engage.
• Georges
Marbeck a collaboré à la
revue Recherches avec Michel Foucault
Georges Marbeck : Si mes souvenirs sont exacts, à 25 ans, vous avez pris
congé de votre poste d’enseignante agrégée de philosophie pour
devenir ouvrière aux usines d’Alsthom comme découpeuse au four
à bobines de cuivre puis, quelques mois plus tard, ici, aux usines
Renault comme fraiseuse.
reniement • 75
Simone Weil : J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde
d’abstraction et de me trouver parmi des hommes réels. Quand
je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une
classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux n’avait sans doute mis le
pied dans une usine et, par suite, n’avait pas la plus faible idée des
conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour
les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade.
Georges Marbeck : C’est sûr qu’il y a un abîme à passer du maniement
des idées à l’usinage de pièces de métal au rythme des machines
et des impératifs de production imposés aux gestes des ouvriers.
Simone Weil : La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans
le langage de l’usine, par le mot « rythme », mais par celui de
« cadence », et c’est juste, car cette succession est le contraire
d’un rythme. Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence
exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière
ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans
rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu’autre
chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d’écouter
longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire
avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger
dans une espèce de sommeil, mais il faut supporter sans dormir. Ce
n’est pas seulement un supplice... Les conditions mêmes du travail
empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte
des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous,
et , dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout
concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer
en obsessions ; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé ; d’ailleurs, ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces.
Georges Marbeck : Et la pression n’en finit pas.
Simone Weil : Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce
dégoût, cet écœurement qui paralyse. Plus vite. Il s’agit de doubler
la cadence. Combien en ai-je fait au bout d’une heure ? 600 pièces.
Plus vite. Combien au bout de cette dernière heure ? 650. La sonnerie. Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute
78 • burn out
énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût,
de rage et, par-dessus tout cela, d’un sentiment d’impuissance et
de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c’est qu’on
veuille bien me laisser passer encore une journée. Quant aux jours
qui suivront, c’est trop loin. L’imagination se refuse à parcourir
un si grand nombre de minutes mornes... C’est inhumain : travail
parcellaire – à la tâche –, organisation purement bureaucratique
des rapports entre les divers éléments de l’entreprise, les différentes
opérations du travail. L’attention privée d’objets dignes d’elle est,
par contre, contrainte à se concentrer, seconde par seconde sur
un problème mesquin, toujours le même, avec des variantes : faire
50 pièces en 5 minutes au lieu de 6, ou quoi que ce soit de cet ordre.
Georges Marbeck : N’y a-t-il pas, malgré tout, un minimum de convivialité
dans le partage des tâches ?
Simone Weil : Même l’homme le moins désireux de satisfactions
d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu
qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière
dont il s’y est pris pour le faire ; par là, les joies du travail se trouvent
reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues
aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs, ne parvenant
pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas
des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais
les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide
comme le fer. Au niveau de l’ouvrier, les rapports établis entre
les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports
entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent
avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière
première ; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont
les personnes et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables.
Elles ont un état civil ; et quand il faut, comme c’est le cas dans
quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d’identité
où l’on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine,
comme un forçat, le contraste est un symbole poignant qui fait
mal. Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le
rôle des choses ; c’est la racine du mal.
reniement • 79
Georges Marbeck : Ce mal, vous l’avez vous-même éprouvé d’autant plus
cruellement que vous poursuiviez vos activités militantes, collaborant, entre autres, à des publications engagées comme La Révolution prolétarienne.
Simone Weil : Cette expérience qui correspond par bien des côtés à
ce que j’attendais, en diffère quand même par un abîme : c’est la
réalité, non plus l’imagination. Elle a changé pour moi, non pas
telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le
sentiment même que j’ai de la vie. Je connaîtrai encore la joie, mais
il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble,
toujours impossible… Pour moi, moi personnellement, voici ce que
ça a voulu dire, travailler en usine. Cela a voulu dire que toutes les
raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur
lesquelles s’appuyaient, pour moi, le sentiment de ma dignité, le
respect de moi-même, ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne.
Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais
née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que
je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je
ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont
aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal d’y penser. Quand la
maladie m’a contrainte à m’arrêter, j’ai pris pleinement conscience
de l’abaissement où je tombais, je me suis juré de subir
cette existence jusqu’au jour
où je parviendrais, en dépit
d’elle, à me ressaisir. Je
me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance,
j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma
dignité d’être humain, un sentiment toujours accompagné de la
conscience que je n’avais aucun droit à rien, que chaque instant
libre de souffrances et d’humiliations devait être reçu comme
une grâce…
Lentement, dans la souffrance,
j’ai reconquis à travers l’esclavage
le sentiment de ma dignité d’être
humain.
80 • burn out
Georges Marbeck : Vous avez dit « esclavage »…
Simone Weil : Il y a deux facteurs dans cet esclavage : la vitesse et les
ordres. La vitesse : pour « y arriver », il faut répéter, mouvement
après mouvement, à une cadence qui, étant plus rapide que la
pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais
même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer
son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. On
est irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de
soi irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et
la joie même. Les ordres : depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à
ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir
n’importe quel ordre. Et toujours, il faut se taire et obéir. L’ordre
peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ;
ou bien deux chefs donnent des ordres contradictoires ; ça ne fait
rien : se taire et plier.
Georges Marbeck : N’y a-t-il pas là comme une forme d’infantilisation
de l’ouvrier ?
Simone Weil : Certes, lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec
l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans
la situation d’un enfant à qui l’on a ordonné d’enfiler des perles
pour le faire tenir tranquille ; l’enfant obéit parce qu’il craint un
châtiment et espère un bonbon, mais son action n’a pas de sens
pour lui, sinon la conformité avec l’ordre donné par la personne
qui a pouvoir sur lui. Il en serait autrement si l’ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part de ce qu’il est
en train de faire a dans la fabrication de l’usine, et quelle place
l’usine où il se trouve tient dans la vie sociale.
Georges Marbeck : Oui, la question dépasse le monde clos des ateliers.
Simone Weil : Le mal qu’il s’agit de guérir intéresse toute la société.
Nulle société ne peut être stable quand toute une catégorie de
travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût.
Ce dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie… Il en est de même pour la conception
reniement • 81
de la vie privée, et notamment de la famille et des rapports entre
sexes ; le morne épuisement du travail d’usine laisse un vide qui
demande à être comblé et ne peut l’être que par des jouissances
rapides et brutales, et la corruption qui en résulte est contagieuse
pour toutes les classes de la société. La corrélation n’est pas évidente à première vue, mais pourtant il y a corrélation.
Georges Marbeck : Ce sont bien les convictions nourries de votre douloureuse expérience du travail en usine qui ont porté votre action
militante et vos espérances d’un monde meilleur en faveur des
populations ouvrières.
Simone Weil : Il ne suffit pas de vouloir leur éviter des souffrances, il
faudrait vouloir leur joie. Non pas des plaisirs qui se paient, mais
des joies gratuites qui ne portent pas atteinte à l’esprit de pauvreté.
La poésie surnaturelle qui devrait baigner toute leur vie devrait
aussi être concentrée à l’état pur, de temps à autre, dans des fêtes
éclatantes. Les fêtes sont aussi indispensables à cette existence que
les bornes kilométriques au réconfort du marcheur. Des voyages
gratuits et laborieux devraient, dans leur jeunesse, rassasier leur
faim de voir et d’apprendre. Tout devrait être disposé pour que
rien d’essentiel ne leur manque. Les meilleurs d’entre eux doivent
pouvoir posséder, dans leur vie elle-même, la plénitude que les
artistes cherchent indirectement par l’intermédiaire de leur art.
Si la vocation de l’homme est d’atteindre la joie pure à travers la
souffrance, ils sont placés mieux que tous les autres pour l’accomplir de la manière la plus réelle.
À cet instant, arrive à nos oreilles l’allegro d’une musique venue du Cirque
du Soleil dont on aperçoit les chapiteaux.
Georges Marbeck : (riant) Vous avez été entendue !
Simone Weil éclate de rire. Et nous nous quittons sur cet impromptu joyeux.
*
Les paroles de Simone Weil sont la reprise, mot pour mot, de passages extraits
de ses écrits (éditions Gallimard).
Femmes au bord
de l’épuisement
Au travail, pour réussir, les femmes doivent être
parfaites dans un univers masculin. En famille,
elles assurent toujours le principal des tâches. C’est
le monde du « trop faire » – de la tension extrême.
Quelques années après avoir inventé la notion
d’épuisement professionnel, le psychologue Herhautes études des communications bert J. Freudenberger écrivit, avec Gail North,
Women’s Burnout. Ils y font parler des femmes qui
sociales (IHECS) à Bruxelles. Il
leur disent : « Je n’avais qu’un désir, me coucher,
a publié en 2013 Global burn-out
et mettre sur la porte de ma chambre un écriteau
(PUF, Perspectives critiques). Nous disant “Leave me alone, world, cause I’m not here”. »
en publions des extraits relus par La revoilà, la chambre, dernier refuge dont parle
l’auteur.
Virginia Woolf dans Une chambre à soi. Mais ce sera
celle des pleurs, et il faudra parfois du temps pour qu’à l’abri dans
cet antre, le corps retrouve son énergie habituelle. […]
•
Pascal Chabot, philosophe, est
chargé de cours à l’Institut des
Une ultrasensibilité au corps ? Selon certains, la proportion plus importante
de burn-out chez les femmes s’explique par le fait qu’elles sont plus
sensibles aux signes de leur corps et, consultant plus souvent les
médecins, sont plus nombreuses à être recensées. Cette interprétation est totalement erronée, non seulement parce qu’elle s’appuie
sur de vieux clichés pour produire une explication qui n’a rien à
voir avec les véritables causes du trouble, mais aussi parce qu’elle ne
prend pas en compte toute la complexité de ce que la psychologue
du travail Pascale Molinier a justement désigné comme « l’énigme
Isabelle Wenzel. Paper 1_A, 2010. Courtesy galerie Hauser et l’artiste.
84 • burn out
de la femme active ». Il est beaucoup plus juste de reconnaître
que la situation actuelle des femmes dans le monde du travail les
confronte, de même que les hommes, aux trois dimensions classiques du burn-out : l’essoufflement du perfectionnisme, l’épuisement de l’humanisme et la course à la reconnaissance.
Mais, de surcroît, pour chacun de ces thèmes, le télescopage de
singularités féminines et du machisme inhérent à certains environnements de travail renforce les problèmes et augmente donc les
risques de décompensation. Les femmes sont d’abord aux prises
avec les mêmes difficultés que les hommes. La question de savoir
comment rester humain dans un monde de plus en plus technique,
complexe et frénétique concerne chaque sexe.
S’adapter à un monde du travail masculin. Mais les femmes sont aussi soumises
à des pressions spécifiques parce que le monde du travail a été
façonné par des hommes et pour eux, et qu’une répartition atavique des tâches génère encore des injustices. Pour prendre un
exemple concret, l’accélération du temps, dont la contrepartie
subjective est l’impression de ne pas avoir une minute à soi, est
vécue par les deux genres.
Pour les femmes s’y ajoute souvent la nécessité de consacrer de
longs moments à l’éducation des enfants et de s’adapter à leurs
rythmes. C’est à elles qu’échoit le plus souvent l’obligation de
composer avec cette contrainte supplémentaire. À elles aussi de
se débattre avec la culpabilité de ne pouvoir leur donner plus de
temps. Il n’est dès lors pas étonnant qu’elles soient plus exposées.
[…]
En réfléchissant sur les trois principaux facteurs de burn-out
déjà étudiés, on s’apercevra que cette double dimension de féminité et d’activité peut, dans le monde contemporain, conduire
plus fréquemment à des épisodes où la personne réclame à juste
titre de souffler un peu.
Nous l’avons vu, l’adaptation à certains environnements de travail peut être si difficile et requérir tant d’énergie que le sujet ne
trouve plus l’occasion de se consacrer à ce qui lui importe le plus :
la réalisation de soi. Il cherche à répondre à toutes les demandes,
à correspondre à l’idéal du travailleur parfait. Mais ce faisant, il
s’oublie totalement.
Isabelle Wenzel. Bum 2_A, 2010. Courtesy galerie Hauser et l’artiste.
Isabelle Wenzel. Folder 1_A, 2010. Courtesy galerie Hauser et l’artiste.
double contrainte • 87
Cette situation peut se révéler plus difficile encore pour les
femmes dans un environnement pensé par des hommes. La
manière de voir de ces derniers, ni meilleure ni pire qu’une
autre, demeure masculine, et il faut reconnaître que s’adapter à
un univers façonné par l’autre sexe peut réclamer plus d’effort que
d’évoluer dans un milieu dont les codes sont appris dès l’enfance.
Quand Joseph Conrad écrit, dans Fortune, qu’être femme « est
terriblement malaisé puisque cela consiste surtout à avoir affaire
aux hommes », il semble décrire certains univers professionnels
contemporains. […]
La raison instrumentale, aujourd’hui tellement victorieuse
qu’elle ne peut plus, désormais, que se transformer, est une
construction masculine. Les hommes dominants, dit encore Pascale Molinier, « ont progressivement empli le monde des concrétisations de leur intelligence abstraite : chiffres, ratios, diagrammes,
régularités quantifiées, systèmes complexes, robots, plans rationnels et stratégiques, programmes d’action, nouvelles technologies
de la communication 1 ». Il en a résulté ce qui est peut-être le
trait dominant de notre époque, ce grand sérieux qui est comme
une chape sur la planète et qui, sous couvert de tolérer quelques
divertissements qui lui profitent, exige en réalité de chacun qu’il
s’incline devant les nombres, obtempère aux diktats économiques
et accepte que la vie soit dure. […]
Le perfectionnisme féminin. On comprend qu’à mener deux combats de
front, les femmes peuvent parfois être fatiguées. Car s’adapter
au système ne suffit pas. Il
faut aussi le saper, y ouvrir
des brèches, pour qu’il
reflète des mentalités aussi
diverses et riches que sont
les existences humaines. Le
perfectionnisme féminin, si
souvent rencontré dans les
cas de burn-out, n’a donc rien d’enviable. Il est bien plutôt la
marque d’une difficulté. […]
Dans d’autres cas de perfectionnisme, Freudenberger diagnostique un esprit scindé, un dual mind. Comme femme, elle voudrait
1. L’énigme de la femme
active. Egoïsme, sexe
et compassion. Payot,
2003.
Le perfectionnisme féminin,
si souvent rencontré dans les cas
de burn-out, n’a rien d’enviable.
88 • burn out
être elle-même et écouter son instinct. Mais dans son for intérieur,
une autre voix doute d’elle-même, au point de vouloir ne faire
confiance qu’aux autres et ressembler aux modèles qui ont cours
dans l’entreprise.
Ne pouvant être simultanément les deux, elle choisit une troisième voie : être parfaite. Elle croit ainsi avoir résolu son problème.
Elle sera à la fois inimitable, car personne ne sera plus efficace
qu’elle, et correspondra parfaitement aux standards car elle fera
tout ce qu’on attend d’elle, et même plus…
La perfection se présente comme la meilleure issue, puisqu’elle
semble victorieuse sur tous les tableaux : totalement femme, entièrement active. Mais cette solution peut se révéler illusoire, malgré
les interminables journées de travail et les cernes sous les yeux.
Mieux vaut, pour répondre à cette contradiction, chercher à modifier les mentalités afin qu’être une femme active soit aussi normal
qu’être un homme actif.
Les travaux compassionnels. L’épuisement de l’humanisme apparaît aussi
sous un jour particulier lorsqu’on le considère dans une perspective féminine. Ce deuxième facteur du burn-out concerne les professionnels de l’aide qui accompagnent les autres dans les moments
cruciaux de l’existence : la petite enfance, la scolarité, la maladie,
la vieillesse. Nombre de ces professions sont majoritairement féminines. Dans les crèches, les maternelles, les écoles, les hôpitaux,
les maisons de retraite, ce sont souvent des femmes qui tâchent
de rencontrer le souci de l’autre. Leur œuvre est inestimable : elle
est souvent peu visible. […]
Mais les femmes ne sont pas naturellement compatissantes
comme elles sont blondes, brunes ou rousses. Le souci de l’autre
est bien plutôt « d’équipe » qui a ses codes, ses exigences, ses
difficultés et ses bonheurs. Schopenhauer disait : « Aux hommes
la justice, aux femmes la charité. » S’il était bon métaphysicien,
il était piètre homme et ne montrait de respect qu’à son chien.
Aucun cadeau, en vérité, n’est aussi empoisonné que de recevoir le
titre de « charitable par nature ». Car les problèmes, alors, seront
toujours assignés au tempérament féminin que l’on croit à tort
déborder de sollicitude. En cas de surcharge de travail, comme
pour ces infirmières que suit Pascale Molinier et qui se décrivent
Isabelle Wenzel. Searching 1_A, 2010. Courtesy galerie Hauser et l’artiste.
90 • burn out
elles-mêmes comme des « extrémistes de l’extrême », on imputera
finalement à leur tempérament l’incapacité de se ménager.
On leur dira : « C’est parce que vous aimez cela, c’est votre
nature, vous être trop dévouée, cessez de dramatiser… » Et c’est
ainsi que leur parole « se trouve fréquemment disqualifiée dans
le registre de la fragilité personnelle ». Rien ne prouve que le problème réside dans une trop grande compassion. Il peut simplement
être lié à un manque d’effectif ou à une mauvaise organisation
du travail. […]
Lorsque l’enfant paraît… la mère de famille double son travail. D’une part, l’invention
contemporaine de la femme active et égale à l’homme. D’autre
part, l’inscription dans l’étrange mélange de biologie et de transmission qui, depuis toujours, constitue l’humanité : la naissance
des enfants. Et quand cette confrontation d’univers se déroule au
milieu des cris de nourrisson, d’irrationnelles colères enfantines,
des nuits hagardes, des finances difficiles, des problèmes scolaires
ou des guérillas familiales, on peut comprendre qu’une légère
fatigue survienne...
Violaine Guéritault a parlé d’un burn-out maternel. C’est en
effet une dimension qu’il ne faut pas sous-estimer et qui peut
même être centrale. Bien des ouvrages sur le burn-out ne prennent
en compte que les aspects professionnels, comme si les dimensions familiales ne pouvaient contribuer à un épuisement. Dans
de nombreux cas, elles apparaissent déterminantes, sans être la
cause unique. Le burn-out est le trouble du « trop » dont notre
époque fait l’expérience car elle s’est construite dans une montée
en puissance qui concerne tous les secteurs. Pour la femme active
qui fait le choix de la maternité, ce « trop » signifie concrètement
le cumul de ce qui, il y a à peine quelques dizaines d’années, constituait deux métiers à plein temps. L’expérience actuelle montre
qu’une évolution des mentalités, notamment masculines, et un
aménagement des conditions socioéconomiques du travail sont
nécessaires, pour retrouver, simplement, le temps de vivre.
Courtesy Presses universitaires de France.
Isabelle Wenzel. Desk 2_A, 2010. Courtesy galerie Hauser et l’artiste.
Évaluation
Fausse solution
La tyrannie des nouvelles évaluations des tâches se
fonde aussi sur leur prétendue objectivité. Évaluer
signifie mesurer tout à la même aune, le capital, le
rendement, au profit du talent et de l’esprit d’équipe.
L’évaluation est devenue, dans notre monde
néolibéral contemporain, un très puissant
les méthodes pédagogiques fondées instrument de pouvoir. À l’école d’abord où,
depuis les années 2000, le système d’évaluasur l’évaluation et la notion de
tion reposant sur les notes est doublé par des
compétences. En 2013, elle a publié La
évaluations d’une nature nouvelle, prétendant
tyrannie de l’évaluation (La Découverte).
identifier les élèves présentant des « risques
d’échec scolaire » dès la maternelle, préparant
leur « employabilité » à travers des « livrets personnels de compétences », faisant de plus en plus le lien avec maladies et handicaps,
ainsi qu’avec la délinquance potentielle.
Au travail ensuite où la « logique de compétences » double là
aussi depuis les années 1980, et tendant à le supplanter, un système
d’évaluation fondé depuis plus d’un siècle sur les qualifications.
Cette nouvelle logique fait de l’évaluation un instrument central de
la flexibilisation du travail, entraînant une « précarisation psychologique » qui conduit parfois les personnes au suicide comme des
exemples de plus en plus nombreux le montrent ! Dans l’évaluation
des politiques et de l’action publique enfin, où le NPM [en français,
la nouvelle gestion publique, ndlr] est venu, depuis les années
1980, dans le monde anglo-saxon d’abord, puis un peu partout
dans le monde, bouleverser un mode bureaucratique d’évaluation
• Angélique del Rey, enseignante en
philosophie. s’attache à déconstruire
94 • burn out
reposant sur la légitimité démocratique et le contrôle a posteriori,
et imposer une « gestion par la performance » dans laquelle l’évaluation prend, là aussi, une place centrale, devenant omniprésente,
diffuse, et rapportant toute efficacité à la question de l’argent.
Cette dernière forme d’évaluation, qui a commencé à s’imposer en France dans les années 2000, a des conséquences dans
tous les secteurs, sur toutes les organisations et institutions, dans
tous les métiers et professions. L’université et la recherche furent
parmi les premières institutions touchées, notamment à travers
un classement bibliométrique autoréférencé des revues, ainsi que
des critères formels de classement des chercheurs et des universités. L’Éducation nationale fut également concernée, avec des
postes réduits de façon drastique, la formation des enseignants
supprimée, les établissements scolaires mis en concurrence, etc.,
comme un résultat des évaluations « par la performance ».
Dans le domaine de la santé, le NPM a entraîné la fermeture de
certains centres de soins, la tarification à l’acte, l’évaluation des
soignants selon des logiques étrangères à leur métier. En matière
de justice, cette évolution s’est traduite par l’apparition des peines
plancher et des rétentions de sûreté… Même les secteurs correspondant aux fonctions régaliennes de l’État, comme la police,
n’échappent pas aux évaluations managériales, et des policiers
de plus en plus nombreux n’hésitent pas à se plaindre de devoir
« faire du chiffre » au lieu de faire leur métier.
Ces « nouvelles » évaluations relèvent avant
tout de nouvelles institutions, mais pas seulement : quand un jeune
des classes populaires se
juge, comme la plupart
des jeunes de sa classe,
incapable de faire des
études longues, quand
un DRH bombarde ses « collaborateurs » d’évaluations spontanées
de leurs performances ou quand un site de rencontres en ligne fait
dépendre l’adhésion de ses membres d’une évaluation curieusement
focalisée sur le salaire mensuel, la même tyrannie est à l’œuvre que
La nouvelle évaluation entend
“optimiser” le “capital humain” et
l’action publique. Elle aboutit au
résultat inverse.
dépréciation • 95
dans ces évaluations instituées qui créent de l’injustice au nom du
mérite, ou encore de l’inefficacité au nom de la performance. La
tyrannie des nouvelles évaluations se fonde aussi sur leur prétendue
objectivité. Alors même qu’elles tendent à s’exercer sur la totalité
de la vie individuelle et sociale, elles se font passer pour tout autre
chose qu’un pouvoir : une simple « information », voire un discours de… vérité. Et avec le progrès des nouvelles technologies de
l’information et de la communication, le jugement de valeur présent
dans toute évaluation tend à s’effacer derrière l’imposition automatique d’une mesure… autoréférencée : si tel blog ou site Internet
génère beaucoup de mentions « j’aime », c’est qu’il est bon et mérite
d’être fréquenté ; si le spectacle fait venir peu de spectateurs ou
s’il ne participe pas activement à la « création de lien social » (prix
de consolation), il ne vaut rien ; si le projet a demandé beaucoup
d’argent, il faut évaluer le rapport coût/bénéfice (y compris si c’est
un projet qui met en jeu la santé des bénéficiaires) et ainsi de suite.
De plus en plus, évaluer veut dire mesurer tout à la même aune :
l’argent, le capital.
Les critiques faites à l’évaluation sont pourtant généralement
perçues comme de l’irresponsabilité, comme en témoigne par
exemple ce coup de gueule d’un consultant réagissant, en février
2010, à un colloque organisé à la Mutualité (Paris) par des psychanalystes et intitulé « Évaluer tue » : « N’avons-nous pas envie
de dispensaires efficaces, par exemple ? N’avons-nous pas besoin
que les services publics utilisent au mieux les moyens dont ils disposent ? L’évaluation de ce qui est fait permet de progresser. Par
exemple, on évalue les résultats d’une expérimentation scientifique, non pour stigmatiser les personnes qui l’ont menée, mais
pour en tirer des enseignements […]. » Et d’ajouter que, dans la
critique de l’évaluation, il « comprend, en filigrane, l’idée qu’on
ne doit pas faire de différence entre le travail des uns et celui
des autres, sous peine de tomber dans une pratique managériale
libérale, selon laquelle le seul bon salarié est celui qui finit par se
suicider sous la pression qui pèse sur lui ». « Cette pensée, poursuit-il, débouche sur une posture extrême : vive la paresse c’est
une résistance à l’oppression ! » 1
Un coup de gueule qui fera peut-être écho à l’interrogation de
certains lecteurs de ces pages : « C’est incompréhensible ! Comment
1. Tribune publiée le
4 mars 2010 sur le blog
des consultants Apec :
blogexperts.cadres.
apec.fr
96 • burn out
peut-on avoir l’idée de critiquer une pratique aussi universelle et
naturelle à l’homme que celle d’évaluer ? Le sportif n’évalue-t-il
pas la hauteur ou la longueur avant de sauter ? Le chirurgien et
son patient n’évaluent-ils pas les chances de réussite et les risques
d’échec avant d’opérer ? L’homme politique ne doit-il pas, quant à
lui, évaluer les bénéfices et les inconvénients d’une réforme avant
de la proposer ? » Sous-entendu : l’évaluation, au double sens de la
connaissance (stockage d’informations, comparaison, mesure) et
du jugement (« c’est loin », « c’est risqué », « c’est rapide ou lent »,
« c’est trop », « c’est trop peu », « c’est bon », « c’est mauvais », « c’est
beau », « c’est laid », etc.) est un préalable nécessaire à tout choix
rationnel ; on ne pourrait donc pas raisonnablement être contre.
En réalité, l’important n’est pas de savoir si on est pour ou
contre l’évaluation en général, mais de comprendre comment on
en est venu à produire, là où il est question d’évaluer, une telle
diminution de la vie sociale : on soigne de moins en moins bien,
on éduque plus mal qu’auparavant, on travaille de plus en plus
dans la souffrance. Alors que les nouvelles formes d’évaluation
entendent « optimiser » le « capital humain » et l’action publique,
elles aboutissent au résultat inverse.
Or, si l’on veut expliquer ce paradoxe, il faut retracer la genèse
de ces formes afin de comprendre les processus en jeu. Comment
l’évaluation en est-elle venue à fonder globalement une caricature de méritocratie, d’efficacité, d’objectivité ? Comment cela
participe-t-il d’un nouveau système de pouvoir, très normatif,
dans lequel chacun est conduit à s’identifier à ses évaluations ?
Comment, enfin, cette nouvelle « servitude volontaire » fait-elle
peser une menace sur les processus organiques au fondement de
toute vie sociale ? Tout cela nous menant à la conviction que si les
nouvelles évaluations posent problème, c’est moins du fait de leur
illégitimité (même si c’est aussi le cas) que de leur incapacité à
respecter les processus à la source de toute vitalité sociale.
Courtesy aux éditions de la Découverte : extraits de La tyrannie de
l’évaluation
Adalberto Abbate. Selfportrait, 2011. Courtesy de l’artiste.
Servitude
volontaire
Il n’y a plus de problème de travail, seulement des
problèmes de gestion, de comptabilité, de mesure.
Le médecin n’est plus médecin mais « producteur
de soins », gestionnaire de budget. Le travail est
disqualifié.
•
Christophe Dejours est un des
fondateurs de la psychodynamique
du travail. Il est titulaire de la chaire
de psychanalyse- santé-travail au
Conservatoire des Arts et Métiers.
À l’occasion des suicides de salariés sur leur lieu de travail, la
question du travail est apparue avec plus de visibilité dans les
médias. Pensez-vous que quelque chose est en train de changer
dans ce domaine ? L’irruption du travail sur la scène politique
ou publique ?
Oui et non. Les médias nous montrent les suicides,
mais pas le travail. Aujourd’hui, on parle des suipremière fois dans la revue Nouveaux cides sur le lieu de travail mais le rapport entre
Regards du FSU.
suicide et travail est mal traité. Parce qu’il y a eu
une véritable « déforestation », « désertification »
de la recherche et des moyens de penser le travail. Même les pratiques langagières sont affectées. Les gens ne savent plus parler du
travail : les mots leur manquent. Le travail nous est montré comme
la victime de la science et de la technique. Tendanciellement, avec
l’automatisation et la robotisation, on irait vers la disparition du
travail. Le travail humain serait remplacé par la machine. Il n’y a
plus de problème de travail, seulement des problèmes de gestion,
de comptabilité, de mesure, de rendement. Le médecin n’est plus
C et ent ret ien a été publié une
dénégation • 99
médecin mais « producteur de soins », gestionnaire de budget.
Tout ce qui fait le métier médical disparaît. C’est ce qu’on enseigne
aux étudiants en médecine. Si on écrit le mot « médecin » dans
une copie, c’est zéro. La disqualification du travail par les sciences
de gestion pénètre jusque dans l’enseignement de la médecine.
Pour le sens commun, le suicide n’est-il pas un problème personnel ?
C’est vrai, mais les questions de santé mentale au travail ont explosé
dès 1968, elles n’apparaissaient pas dans la hiérarchie des urgences
où dominaient les accidents du travail et les maladies professionnelles. La santé au travail apparaissait comme un luxe. Le pouvoir
et le patronat cherchent alors une solution alternative au taylorisme.
Des investissements énormes sont consacrés, entre 1973 et 1978,
en France, en Suède et aux États-Unis, à la recherche de nouvelles
formes d’organisation du travail : enrichissement des tâches, groupes
semi-autonomes, polyvalence. Des bourses de recherche sont distribuées par la DGRST (Direction générale de la recherche scientifique
et technique). Et cela se concrétise dans l’action Resact (Recherche
scientifique pour l’amélioration des conditions de travail) avec un
foisonnement d’expérimentations. Les syndicats sont très actifs dans
ces inventions de choses nouvelles : l’ergonomie soude une nouvelle
alliance entre syndicats et laboratoires avec Alain Wisner. Les chercheurs apportent leur contribution sans céder à l’ouvriérisme. Les
CHSCT (comités hygiène
et sécurité et conditions de
travail) jouent un rôle très
important. On est toujours
dans l’État providence, mais
il y a des débats et des remaniements considérables.
L e t r av a i l peut au s si
générer le meilleur. Des
rapports réussis au travail
constituent une promesse ;
du travail comme épreuve de la vie, je sors grandi, transformé, avec
un espoir de reconnaissance, de gratitude par le travail individuel
et collectif. Il n’y a pas de travail s’il n’y a pas de zèle : le zèle, c’est
l’intelligence plus la mobilisation de l’intelligence.
Il n’y a pas eu de résistance
de masse au libéralisme. On
aboutit à la servitude volontaire :
la participation à des actes que
nous réprouvons.
102 • burn out
Que dites-vous des 35 heures ?
Avec la politique des 35 heures et rien d’autre, c’est la médecine du
travail et la santé au travail qui se sont détériorées. Il est symptomatique que pendant toute cette période je me sois déplacé partout
sauf au ministère du Travail. La loi sur les 35 heures a traduit
une politique de l’horaire et de la mesure du temps de travail. La
comptabilité idiote des 35 heures a été un contresens théorique
et bien souvent une calamité pour le travail. Mesurer, évaluer le
travail à partir du temps de travail, ça veut encore dire quelque
chose pour la production industrielle, même si ça ne correspond
pas à la réalité du travail. Mais avec les activités de services, ça
devient aberrant. Pour les activités commerciales, l’enseignement,
etc., où s’arrête le temps de travail ?
Tout change dans les années 1980…
À partir des années 1980, c’est le tournant néolibéral. Il est
radical et international. Il précède l’effondrement du système
soviétique et la chute du mur de Berlin. Ce sont les socialistes qui
le mettent en place en France, avec Laurent Fabius comme Premier ministre : fermeture des mines, des usines sidérurgiques. Le
pouvoir recrute des managers, des gens de talent pour organiser
tout cela (comme les membres du cabinet du ministre Auroux par
exemple). Le syndicalisme se trouve en porte-à-faux, désarmé.
C’est une défaite incroyable. Il n’y a pas de grève... C’est alors que
déboule en Europe le modèle japonais et asiatique avec ses modes
de participation et de collaboration entre patronat et opérateurs,
l’intéressement, les cercles de qualité, les formes de mobilisation
des gens, les modes de reconnaissance pour utiliser et exploiter
le savoir, la créativité, l’expérience ouvrière. L’État va dépenser
beaucoup d’argent pour favoriser les innovations que le patronat
impulse à un rythme considérable. Les syndicats sont débordés.
Les ouvriers font certes gagner plus d’argent à l’entreprise, mais
ils sont payés en retour. Les chercheurs qui travaillent avec les
ingénieurs, les syndicalistes, les politiciens, tout le monde est
récupéré et embarqué dans l’aventure.
À partir de 1989, le modèle est en place et il n’y a pas de contrepartie. Le vrai tournant libéral s’est fait entre 1983 et 1989. La
porte est alors ouverte pour développer les formes les plus clas-
dénégation • 103
siques de la domination qui arrivent en force : de nouvelles formes
d’organisation du travail sont inventées et il faudra du temps pour
comprendre ce qui se passe avec, notamment, l’évaluation individuelle des performances introduites au début des années 1990.
La technicité de l’évaluation progresse et une bataille acharnée
est menée pour tout évaluer et tout centrer sur les performances.
Que dites-vous, par exemple, aujourd’hui que vous ne disiez pas il y a dix ans ?
Les changements dans la réalité, dans l’état du monde, nous
obligent à parler autrement et à changer la manière de penser les
questions du travail. Dans une première étape, des années 1970
à 1990, on pensait ces questions sur le mode de la dénonciation
de ce qui était le plus inacceptable, le plus horrible. Et c’était la
santé au travail qui intéressait le plus les syndicats et suscitait l’indignation. Le travail pouvait générer le plus mauvais : des maladies
psychosomatiques, une fragilisation du corps, des cancers... On
n’avait pas vu le pire : on en est depuis une décennie aux suicides
sur le lieu de travail – environ 300 à 400 par an et ça augmente.
Des gens sont capables de déployer des trésors d’intelligence pour
tenir au travail jusqu’à la décompensation. Dans les années 1970,
j’ai commencé à parler de souffrance au travail. Les syndicats m’ont
traité de petit-bourgeois. L’ouvrier ne se plaint pas, il combat. […]
Vous parlez de l’effondrement de la solidarité…
Aujourd’hui, la déstructuration des solidarités dans l’organisation
du travail a été très efficace. La rapidité des transformations a cassé
les syndicats qui se sont effondrés. Il n’y a pas eu de résistance de
masse. On aboutit à la servitude volontaire : la participation à des
actes que nous réprouvons. Nous apprenons des sciences du travail
que, quelles que soient la subtilité et l’inventivité de l’organisation
du travail, il subsiste toujours un décalage irréductible entre le
travail prescrit par l’organisation et le travail effectif. Le travail
vivant est nécessaire pour gérer l’écart, individuellement ou collectivement. Les gens doivent mobiliser l’intelligence au travail,
l’intelligence du travail.
La servitude volontaire, c’est pénible à envisager, mais c’est une
chance, une possibilité de déstabiliser la domination, car rien
n’empêche de faire autrement. À partir de la servitude volontaire,
104 • burn out
on peut penser rationnellement l’action ; penser l’action en prenant en compte ce que la clinique du travail nous apprend. Ça
dérange le syndicaliste comme le sociologue, mais cela ouvre des
perspectives.
La façon dont vos recherches contribuent à la transformation des situations de travail,
vous êtes attaché à la rencontre entre la recherche et l’action ?
Si l’analyse fait apparaître les choix possibles, on peut sortir de
la fatalité ; mais il faut des idées, des éléments qui aident à comprendre. Par exemple, si on démonte le zèle, on a des éléments pour
sortir de la domination symbolique. Pour renverser la situation, il
faut penser le rapport entre domination et lutte pour l’émancipation et la façon dont tout cela se concrétise dans les organisations
du travail, la qualité totale et les conditions de sa certification. La
qualité totale, c’est un contresens théorique. Celui qui travaille
doit toujours faire face à quelque chose qui n’est pas prévu dans
la prescription. Comme le pensait Marx, le travail est toujours à
la fois vivant, individuel et subjectif. Dans le travail vivant, on fait
face à l’expérience du réel, on invente, dans un corps à corps avec
l’objet technique, la matière. La qualité totale oblige à tricher, à
frauder pour remplir des papiers. Mais la fraude casse les gens ;
on se trahit soi-même, on trahit les règles du métier.
L’enthousiasme est en voie d’être détruit partout avec cette
absurdité. Et le système ne marche que parce que tout le monde
est amené à se mentir à
soi-même et à mentir aux
autres. Prenons les bilans
d’entreprises : les rap ports de bilans, c’est du
mensonge organisé. Si on
arrive à penser tout cela,
on trouvera les solutions ;
il y aura un retour au réel.
On peut travailler autrement en développant la solidarité, en reconstituant le système
autour de la coopération au travail. Celle-ci n’a pas disparu ; elle
est seulement étouffée. C’est une perte d’énergie considérable. Il
faut retrouver les éléments pour constituer la coopération, recons-
La continuité entre travail
et culture passe par la référence
au métier, au travail bien fait,
au travailler ensemble.
dénégation • 105
tituer les liens entre le travail et la culture, retrouver le sens du
travail. Travailler pour de l’argent ne sert à rien si on n’a pas le
temps d’en profiter. La continuité entre travail et culture passe par
la référence au métier, le travail bien fait, le travailler ensemble.
Quelles voies explorez-vous dans ce sens ?
Il ressort de mes enquêtes que les gens ne parlent plus du travail.
Il faut absolument revenir au travail, pas au management, débattre
de ce qui marche ou ne marche pas, parler du réel dans le travail.
Il faut apprendre à parler, à rendre compte de son expérience du
travail pour le rendre visible, justifier ses choix. Apprendre aussi à
écouter pour reconnaître ce qui est intéressant. Si on le fait, c’est
magique. Le réel, c’est ce qui résiste, c’est aussi la part commune
de l’expérience. À partir de là, l’imagination repart. Le postulat
de l’action, c’est que si les gens pensent autrement, ils agissent
autrement. Tout cela vaut aussi pour les cadres. Ces vingt dernières
années, on a appris l’inverse : que l’autre est un salaud, que finalement moi aussi je suis lâche. Or je ne m’implique dans l’action
collective que si j’aime les autres, pour l’amour des autres, pour
la justice. On peut retrouver ainsi dans l’action, l’enthousiasme,
la reconnaissance, la confiance dans les autres. Par contre, si on
n’apprend que le mépris de soi, la méfiance des autres, on ne part
pas dans l’action.
L’entretien complet a été recueilli par Yves Baunay et Régine Tassi, revue
Nouveaux regards n°37 et 38.
Souffrance ou
pathologie ?
Pour la psychologie biologique, la souffrance au
travail et la dépression sont les symptômes d’une
pathologie du cerveau qu’il convient de traiter par
des médicaments.
Il y a cinq ans, les suicides à France Télécom
Ouvrages récents : Cerveau, sexe et posaient de front la question de la « souffrance
pouvoir, avec D. Benoit Browaeys (Belin au travail », reformulée dans la langue du politi2005) ; Le cerveau évolue-t-il au cours de la quement correct en « risques psychosociaux ». Ce
glissement sémantique n’est pas anodin. La notion
vie ? (Le Pommier, 2009) ; Nos enfants
de « souffrance au travail » renvoie à la dimension
sous haute surveillance, avec S. Giampino
psychique de l’être humain, à son histoire et à son
(Albin Michel, 2009) et Hommes, vécu au travail. C’est à la fois l’état de souffrance
femmes, avons-nous le même cerveau ? (Le de l’individu et le cadre professionnel dans lequel
Pommier, 2012).
il évolue qui sont en jeu.
Rien de tel avec le terme « risques psychosociaux ». L’être
humain est réduit à un sujet à risque dont la psychologie n’est
pas adaptée à son environnement professionnel. La responsabilité
collective de la dégradation des conditions de travail s’est déplacée
vers la responsabilité individuelle du sujet qui peine à s’y adapter.
C’est là que les neurosciences rentrent en scène. La déprime au
travail et les tendances suicidaires ne seraient-elles pas les conséquences d’un mauvais fonctionnement du cerveau ? Cette thèse est
défendue par certains milieux scientifiques, principalement amé• Catherine Vidal, est neurobiologiste.
étouffement • 109
ricains, qui cherchent à découvrir les bases neuronales du comportement suicidaire. John Mann, du département de psychiatrie de
l’université Columbia à New York, est un grand spécialiste du sujet.
Ses premiers travaux d’autopsie des cerveaux de suicidés datent
des années 1980. Il y décrivait des modifications d’un messager
chimique des neurones, appelé la sérotonine. Depuis, John Mann
n’a eu de cesse de développer sa thèse d’un rôle majeur de la sérotonine dans le suicide 1. Mais comment faire pour le démontrer ?
Une première approche, in vivo, consiste à mesurer le taux de
sérotonine dans le sang après une tentative de suicide ratée. Pour
mener sérieusement ce type d’investigation, il faut constituer des
groupes homogènes de sujets suicidaires et les comparer à des
groupes témoins de contrôle. On imagine aisément la difficulté
de rassembler des sujets répondants aux mêmes critères concernant l’âge, le sexe, le niveau socioculturel, les antécédents psychiatriques, la consommation de drogues ou d’alcool, la nature de la
tentative de suicide et le temps passé entre l’acte suicidaire et la
prise de sang... La majorité des travaux sur la sérotonine sanguine
ne satisfaisant pas à ces critères, les résultats sont des plus variables
et des plus contradictoires 2. En 2007, une étude rigoureuse menée
par une équipe allemande a comparé des groupes, de 50 sujets
chacun, incluant des suicidaires, des dépressifs et des témoins.
Contrairement aux attentes, les dosages de sérotonine dans le
sang n’ont pas montré de différences significatives entre les trois
groupes…
Une autre approche, toujours in vivo, est d’utiliser
des techniques d’imagerie
pour observer les régions du
cerveau qui sont sensibles à
la sérotonine chez des personnes qui ont fait des tentatives de suicide. On compte
une vingtaine d’études sur le sujet depuis 15 ans dont certaines ont
montré une réduction des récepteurs neuronaux de la sérotonine.
Une revue récente de l’ensemble de ces travaux ne permet pas
de dégager de résultats reproductibles qui soient spécifiques aux
individus suicidaires comparativement aux dépressifs 3.
1. J. Mann, The serotonergic system in mood
disorders and suicidal
behaviour, Philos Trans R
Soc Lond Biol Sciences,
368, 2013.
2. A. Costanza et al.,
Neurobiology of suicide :
do biomarkers exist? Int
Journal of Legal Medicine, 22, 2013.
La tristesse devient un trouble
dépressif, la timidité un syndrome
d’anxiété sociale, un enfant
turbulent souffre d’hyperactivité.
110 • burn out
3. S. Desmyter et al.,
Structural and functional
neuroimaging studies of
the suicidal brain, Prog
Neuropsychopharmacology Biol Psychiatry,
35, 2011.
4. S. Giampino et C. Vidal,
Nos enfants sous haute
surveillance : évaluations,
dépistages, médicaments,
Albin Michel, 2009.
Enfin, la dernière approche, celle-ci post mortem, consiste à
prélever les cerveaux après des suicides réussis afin de mesurer
des marqueurs biochimiques de la sérotonine. Vu le faible nombre
de cas disponibles, les observations sont difficilement interprétables. Cette limitation a été en partie levée avec l’accroissement
des suicides consécutifs au conflit dans l’ex-Yougoslavie. En 2004,
une équipe de Zagreb a pu réaliser une étude sur plusieurs centaines de cerveaux de suicidés. Des variations du métabolisme de
la sérotonine ont été observées. Par contre, aucune différence n’a
été notée au niveau des récepteurs de la sérotonine. Ces données
sont insuffisantes pour éclairer la participation éventuelle de la
sérotonine dans le suicide.
Manifestement, après plus de 30 ans de recherches, aucun
consensus ne permet d’affirmer sur des bases scientifiques rigoureuses que la sérotonine a un rôle causal dans le comportement
suicidaire. Mais les investigations continuent avec, à la clef, la
perspective d’un traitement spécifique du comportement suicidaire et le développement de nouveaux marchés pour l’industrie
pharmaceutique.
La « biologisation » de la souffrance psychique s’inscrit dans
le contexte contemporain du réductionnisme biologique des
troubles mentaux. La psychiatrie biologique n’a cessé de gagner
du terrain, au détriment de la prise en compte du sens de la vie
psychique du sujet dans son contexte historique, social et culturel.
La tristesse se meut en trouble
dépressif, la timidité en syndrome d’anxiété sociale, un
enfant turbulent souffre de
trouble des conduites et d’hyperactivité 4. Les idées suicidaires
ne sont plus le symptôme d’une
souffrance psychique, mais
l’expression d’une pathologie
du cerveau qu’il convient de
traiter par des médicaments.
Autant de nouveaux désordres psychiques inscrits dans le Manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) publié par
l’Association américaine de psychiatrie et qui sert de référence
Les données sont insuffisantes
pour éclairer la participation
éventuelle de la sérotonine dans
le suicide. Il faut trouver d’autres
causes.
étouffement • 111
dans de nombreux pays. Le contenu de ce manuel ne cesse de
s’enrichir. On est passé de 180 catégories de pathologies en 1968,
à 350 en 1994. La cinquième édition du DSM, publiée en 2013, en
compte près de 500. Des enquêtes ont révélé que les laboratoires
pharmaceutiques ont régulièrement fait pression pour que soient
ajoutées des pathologies pour lesquelles ils avaient une molécule
à vendre. Ainsi donc, au fil du temps, la probabilité d’être « sain
d’esprit » s’amenuise, tandis que celle d’avoir recours à des médicaments augmente. Le DSM5 invente des maladies qui n’existent
pas. Il pousse au surdiagnostic et à la surprescription de médicaments psychotropes, dont les risques sont insuffisamment évalués.
Mais depuis cinq ans, la résistance s’organise. Aux États-Unis, on
constate un mouvement grandissant contre le DSM au sein même
du système national de santé mentale, avec des pétitions, appels
au boycott, déclarations de spécialistes, constitutions de comités
anti-DSM5, etc. 5 En France, le combat est porté par un collectif
intitulé Stop DSM, constitué de professionnels proches du milieu
psychanalytique (http://www.stop-dsm.org/). Les effets pervers
du DSM5 concernent non seulement les praticiens (psychiatres,
psychologues, travailleurs sociaux, professionnels de l’enfance,
etc.), mais aussi tous les citoyens qui ont droit à une information de
qualité sur les questions de santé mentale. Une réflexion éthique et
politique est impérative face aux dérives scientistes et mercantiles
de la biologie psychiatrique.
5. Christopher Lane,
Comment la psychiatrie
et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos
émotions, Flammarion,
2009.
Gorge
profonde
un travail harassant
Elle se faisait appeler Linda Lovelace, un nom
d’amour et de dentelle. Sa vie fut beaucoup plus
rude. Le travail du sexe peut vous brûler les ailes.
Tourné en douze jours, Deep Throat est avec le
en chef d’Actuel, est reporter au très cérébral Behind the green door (1972) des frères
Monde et écrivain. Dernier ouvrage : Mitchell (des étudiants en cinéma fans de JeanLuc Godard) le premier long métrage montrant
Maladie d’amour (Ravages littérature
des scènes sexuelles avec un scénario, des person– Nova Édit ions, 2013). Blogs :
nages de fiction, et lancé dans un circuit de salles
fredericjoignot.blog.lemonde.fr et traditionnelles.
sexe.blog.lemonde.fr.
Écrit et réalisé par Georges Damiano, ancien
coiffeur de 44 ans, un vétéran du loop (de courtes
scènes de coït qui passaient en boucle dans des cinémas de quartier), Deep Throat est une fantaisie pornographique. La jeune et jolie
Linda, une grande bringue bouclée au regard pétillant, se plaint de
son impossibilité à atteindre l’orgasme, aussi va-t-elle consulter son
médecin, le beau gosse à grande moustache Harry Reems (joué par
Adam Brody dans le biopic). Après l’avoir examinée, il découvre
avec stupéfaction qu’elle a le clitoris au fond de la gorge. Si elle
veut jouir avec un homme, elle doit le sucer… profondément. Pour
la convaincre, le docteur lui propose d’essayer à titre expérimental
avec son propre pénis. Pas farouche, Linda l’avale tout entier avec
une dextérité de cobra et éprouve un grand frisson (exprimé à
l’écran par deux marteaux frappant une immense cloche). Quand
le film s’achève, après de nombreuses séances pratiques, Linda a
retrouvé la joie de vivre et multiplie les orgasmes retentissants.
• Frédéric Joignot, ancien rédacteur
Scandale et succès immédiats. Quand il sort en juin 1972 dans 300 salles,
Deep Throat fait scandale. À New York, la copie est confisquée sur
Mokeït Van Linden.
114 • burn out
ordre du maire démocrate, John Lindsay. Dans les jours qui suivent,
les journaux parlent du film censuré, les ligues catholiques le pourfendent, la presse libérale le soutient. Un débat national s’engage :
doit-on tolérer un film X-rated dans tous les cinémas ?
Mais Deep Throat rencontre un large succès populaire les
semaines suivantes. À Miami, la file d’attente fait le tour du Sheraton Theater et de l’immeuble voisin. À New York, à Los Angeles,
on se précipite, il fait plus d’entrées que Cabaret, la comédie musicale de Bob Fosse avec Liza Minnelli. Des stars connues courent
bientôt voir les prouesses orales de Linda : Sammy Davis Junior
fait conduire en limousine Tommy Gallagher, Dick Martin, Shirley
MacLaine et les chanteurs Steve et Eddie au cinéma Pussycat de
L.A. ; Franck Sinatra donne une projection privée dans sa maison
de Palm Springs en présence du vice-président américain Spiro
Agnew. Finalement, dans le New York Times du 21 juin 1973, le
critique Ralph Blumenthal consacre un long article à la vague des
films pour adultes initiée par Deep Throat. Il y parle de l’arrivée
d’un nouveau genre du cinéma de fiction, le « porno chic ».
Gérard Damiano, le réalisateur, analyse à sa façon ce succès dans
l’ouvrage The Other Hollywood, une histoire du porno américain
racontée par ceux qui l’ont fait (une somme de 780 pages publiée
chez Allia) : « Pour la toute première fois, les gens ne se sentaient
pas gênés si leurs amis les voyaient sortir d’un cinéma où passait un
film pornographique. En fait, dans certains cercles et certaines villes,
c’était quasiment devenu un must de voir le film si on voulait préserver un statut social. C’était un film en symbiose avec son temps. »
Après le summer of love californien (1967) et le concert de Woodstock (1969), la vague hédoniste et libertaire portée par une jeune
génération opposée à la guerre du Vietnam et décidée à vivre
comme elle l’entend, inspirée par les hippies et les stars rebelles
du rock et de la pop music, culmine ces années-là, bouleversant les
mentalités américaines. Deep Throat, moderne conte de fée pour
adultes, ne les choque pas.
Une technique d’avaleur de sabre. Si Deep Throat raconte une histoire enjouée
et fantasmatique, le tournage ne fut pas une partie de plaisir pour
la jeune Linda Boreman. Avant de se retrouver enrôlée dans le
film, à 22 ans, pour sa technique de fellation profonde, elle a
relégation • 115
déjà connu plusieurs épisodes difficiles. À 19 ans, elle rencontre
Chuck Trainor, un ancien marine, gérant d’un bar à Fort Myers
en Floride (joué par Peter Sarsgaard dans le film). Impressionnée
« par sa Jaguar XKE », elle s’enfuit avec lui, contente de s’arracher
à la domination d’une famille autoritaire. Pour satisfaire sa mère,
Chuck Trainor l’épouse, puis rapidement, comme Linda l’a confié
plus tard, il tente d’en faire un call-girl, puis la fait tourner dans
une quinzaine de loops à 50 dollars la séance.
Courant 1971, à New York, comme elle l’a raconté dans sa dernière autobiographie, Ordeal (L’Épreuve, 1980), il l’oblige, sous la
menace d’un revolver, à faire un porno avec un chien. Plusieurs
personnes témoignent de ce tournage dans The Other Hollywood.
De son côté, Linda confie : « Quand ils ont éloigné le chien, j’étais
dans un état pire que tout ce que j’avais connu. J’étais dévastée,
je voulais mourir. Quand j’ai levé les yeux, j’ai vu Chuck […], il a
forcément réalisé que c’était le pire moment de ma vie. »
Chuck Trainor rencontre bientôt le producteur Louis « Butchie »
Peraino, le fils d’un des caïds de la « Colombo family », l’une des
cinq familles d’origine sicilienne de la mafia new-yorkaise. Décidé
à se lancer dans la production de films X grand public, il cherche
des actrices de loop et un metteur en scène capable. Quand Chuck
Trainor lui présente Linda, le mafieux la trouve trop plate et la
renvoie. C’est alors que Trainor, comme le raconte Linda, « trouve la
parade » : elle va faire une « gorge profonde » à Butchie Peraino pour
le convaincre de ses talents.
L’ancien marine a découvert avec des prostituées
japonaises cette technique
de fellation spectaculaire
sur une base militaire américaine en Asie. Ensuite, il
l’a apprise à sa femme pour
qu’elle en fasse sa spécialité
pendant le tournage de loops. Linda a décrit les difficultés qu’elle
a éprouvées pour s’y habituer – tout un chacun a essayé de se faire
vomir en s’enfonçant un doigt derrière la langue : « Il est impossible d’y arriver si la ligne n’est pas droite de la bouche à la gorge
– comme pour les avaleurs de sabre. Alors comment arranger ça ?
Linda a décrit les difficultés à
faire Deep Throat. Chacun a essayé
de se faire vomir en s’enfonçant un
doigt au fond de la gorge.
116 • burn out
On a à peu près tout essayé, jusqu’à parvenir enfin à trouver la
position qui convenait pour la caméra. »
Quand le réalisateur Gérard Damiano s’en aperçoit, il écrit en un
week-end le scénario de Deep Throat autour de la performance de Linda.
« Je pensais en faire la caricature du fantasme de tous les hommes sur
une fille ordinaire », se rappelle-t-il dans The Other Hollywood.
Pendant le tournage de 1972, les rapports de Linda et Chuck
Trainor ne s’arrangent pas. Le soir de la première journée, Chuck
tabasse Linda dans sa chambre parce qu’il trouve qu’elle n’est « pas
assez rentre-dedans » pendant les scènes. Chuck Trainor le reconnaît
dans The Other Hollywood : « Si je l’ai battue ? Bah oui, je ne vais pas
raconter des craques. Vous savez, je ne suis ni un enfant de chœur
ni Mère Teresa. » Gérard Damiano confirme : « Le lendemain,
elle arrivait sur le plateau avec des bleus partout. » Il ajoute : « J’ai
souvent essayé de saisir la psychologie de Linda. Visiblement, elle
avait une relation particulièrement sadomaso avec Chuck, au point
qu’il la dominait tout le temps. » D’autres témoignages se contredisent. Ainsi, l’acteur de loops Eric Edwards assure que Linda était
« une menteuse pathologique » et une sex freak prête à tout et qu’il
ne faut pas accabler Chuck Trainor. De son côté, l’actrice Andrea
Vrai, qui a joué avec Linda dans Deep Throat II (1974), affirme que
Trainor était un véritable « sadique », détesté par toute l’équipe du
film pour les traitements qu’il infligeait à Linda.
L’espoir de rebondir. Linda
Lovelace n’a pas beaucoup profité du succès
phénoménal rencontré
par Deep Throat. Ses
émoluments, 1 450 dolla r s (7 0 0 0 dol la r s
d ’aujou rd ’ hu i, s oit
5 200 euros), lui sont
confisqués en totalité
par son mari. Elle n’a pas non plus touché quoi que ce soit des
ventes de tickets, ni de la distribution à l’étranger.
Après le tournage, elle n’a pas fait une longue carrière d’actrice,
ni dans le porno, ni ailleurs. L’année 1973, alors que Playboy, Esquire,
Les féministes comme Andrea
Dworkin et Catherine McKinnon se
faisaient pas mal de fric sur mon dos,
exactement comme tous les autres.
relégation • 117
Bachelor et les magazines pour adultes publient des articles sur elle,
elle tourne Deep Throat II, un mauvais remake dirigé par Joseph W.
Sarno. En 1974, grâce à l’appui de Samy Davis Junior, elle décroche
un contrat pour un spectacle de cabaret dans une grande salle de
Miami, et commence à apprendre, difficilement, à danser et chanter,
entraînée par un coach qui s’arrache les cheveux.
En juin, suite à une violente dispute avec Chuck Trainor qui
refuse de lui signer un chèque de 5 000 dollars, elle s’enfuit de
chez elle et demande le divorce. Chuck Trainor explique dans The
Other Hollywood : « Si je lui avais serré la vis, comme je faisais avec
les autres filles, Linda n’aurait jamais eu une chance de partir. »
Quant à Linda, elle confie : « J’avais vraiment peur que Chuck
vienne me casser la gueule s’il découvre où j’étais […]. J’ai contacté
un avocat et rempli la demande de divorce. Je me sentais tellement
soulagée, comme si un énorme poids m’était ôté des épaules, et
j’étais à la fois nerveuse et excitée en songeant à l’avenir. »
Mais l’avenir ne va pas être rose pour Linda Amour et Dentelle.
Alors qu’elle rencontre le producteur et chorégraphe David Winters, nouveau coup du sort, elle se fait arrêter en possession de
cocaïne, doit payer une caution de 7 000 dollars et encourt une
peine de six ans de prison. Elle sera finalement acquittée. Après
avoir abandonné son projet de monter un show, David Winters,
devenu son amant, coproduit courant 1975 Linda Lovelace for President, une comédie politico-érotique softcore dont elle est l’héroïne,
espérant faire d’elle une star comique.
Hélas, le film sort X-Rated et n’a aucun succès.
Linda se sépare de David Winters l’année suivante, affirmant
qu’il l’a roulée et a empoché tous les bénéfices du film.
En 1976, elle quitte à jamais le monde du cinéma et épouse un
installateur de câbles, Larry Marchiano, s’installe avec lui sur Long
Island, décroche difficilement d’une addiction à l’herbe mélangée
aux antidouleurs, et fait deux enfants. Elle mène ces années-là,
d’après un reportage du Daily Mail, une vie plutôt sereine.
Women against pornography. En 1980, Linda décide de raconter sa vraie
vie dans L’Épreuve, puis rejoint Women Against Pornography (WAP),
une coalition de féministes radicales qui réclame l’interdiction du
cinéma pornographique, dénonce l’imagerie publicitaire sexiste
118 • burn out
jusqu’au magazine Playboy, considérés comme attentatoires à la
dignité des femmes. La nouvelle Linda Marchiano donne plusieurs
conférences avec elles, où elle témoigne de ce qu’elle a vécu. Afin
de faire attester ses dires et pour répondre à ceux qui la traite
d’affabulatrice, les féministes la soumettent à un détecteur de
mensonge – qui s’avère positif.
À la fin de sa vie, après avoir divorcé de son mari devenu alcoolique et violent, Linda reviendra sur ses relations avec les militantes
anti-porno. Dans The Other Hollywood, elle déclare : « Quand je me
retourne sur l’époque de toutes les féministes et Women Against
Pornography, j’ai l’impression qu’elles ont abusé de moi, elles aussi
[…]. À elles deux, Andrea Dworkin et Catherine McKinnon (les
chefs de file du WAP) ont écrit un paquet de livres et chaque fois,
elles mentionnent mon nom et tout, mais financièrement elles ne
m’ont jamais aidé […]. Quand j’apparaissais avec elles pour des
conférences, j’obtenais 500 dollars à peu près. Mais je sais qu’elles
se faisaient pas mal de fric sur mon dos, exactement comme tous
les autres. » Son dernier biographe, Eric Danville, auteur de The
Complete Linda Lovelace (2001), dit la même chose dans un entretien
qu’il a donné au Daily Mail en mars 2012 : « Quand je l’ai rencontrée à la fin de sa vie, elle était complètement désillusionnée. Elle
sentait qu’elle avait été manipulée par les féministes presque plus
qu’elle l’avait été par l’industrie du porno. »
Un cinéma de niches. Les suites de Deep Throat vont être paradoxales : décevantes cinématographiquement, prolifiques et exploratoires, parfois
sordides et ultraviolentes. L’arrivée du magnétoscope dans tous les
foyers pendant les années 1980 permet à l’industrie du porno de
contourner la censure, de visiter toutes les sexualités et de conquérir
un vaste public : les ventes de cassettes décollent, le X devient privé,
support idéal à l’onanisme et la fantasmatique domestique. La production s’adapte rapidement à une demande majoritairement masculine, cherchant une excitation directe et rapide.
Dans les années 2000, l’industrie du X produit jusqu’à
15 000 films par an aux États-Unis – pour 400 à Hollywood. Une
véritable culture populaire se développe, avec ses stars, ses réalisateurs, ses sous-genres, ses codes, ses standards, ses clichés, son
underground, ses scandales, ses excès, ses légendes. Elle s’installe
relégation • 119
aux marges du cinéma traditionnel, l’influençant souterrainement,
hantant notre imaginaire, tandis qu’à l’université de Berkeley la
professeure de rhétorique et d’études cinématographiques Linda
Williams initie les porn studies : les études sur le porno. À quelques
exceptions près (citons les films délirants de Gregory Dark, un
initiateur du style indie porn ; Stephan Sayadian, figure du hard
glamour ; Bruce Labruce, auteur de cinéma gay ou les productions
SM Kink), les films ambitieux et à budget de l’époque de Deep
Throat et de Devil in missis Jones cèdent la place au marché vidéo
avec ses films-clips tournés à la va-vite, classés par niches, à destination d’un public de plus en plus segmenté, constituant autant
de cibles économiques. À chacun son ou ses excitations scopiques :
amateur, anal, asian, ass, babe, BBW, Big Dick, bisexual, blonde,
blowjob, bondage, etc., jusqu’à uniforms et vintage.
On tourne la plupart du temps rapidement, avec une seule
caméra, cadré serré, sous une lumière douche, dans un décor
minimaliste, des scènes répétitives d’actrices gloutonnes polissant
des pénis – puis tout s’arrête avec l’éjaculation faciale. La fantasmatique, la mise en scène, les scénarios, les histoires fortes, extravagantes ou drôles, les audaces underground, l’envie de tourner
les grands romans sexuels ou des passions modernes, toutes les
ambitions du porno chic et de la nouvelle vague française du X
(Francis Leroi, Frédéric Lansac, Michel Ricaud, etc.) ont disparu, tandis que les coïts deviennent de plus en plus robotiques,
se résumant bien souvent à
une partie de jambes en
l’air avec gros plan génital.
Le throat gagger, suite extrême
de deep throat, est devenu une
véritable manie, multipliant les
scènes de vomissement, harassant
les actrices.
Throat gagger, l’étouffement de gorge.
Depuis quelques années,
l ’e s s or g r a nd i s s a nt du
marché du CD et des sites
payants du Net, aujourd’hui
fortement concurrencés par
l’apparition de réseaux de
distribution gratuits comme You Porn, Empflix, WankSpider et
consorts, a facilité la création de petites productions éphémères
qui, faute de moyens, tournent à nouveau des loops à coût réduit.
120 • burn out
Ce sont, la plupart du temps, de courts films violents qui espèrent
attirer le public en flattant son sadisme, proposant de nouveaux
sous-genres – « démolition », « viande de boucherie », « Xtrem ».
Dans ces films, la maltraitance des actrices fait le spectacle,
loin du registre très codé et contrôlé du cinéma SM. C’est ainsi
qu’on a vu arriver l’une des suites les plus rudes de Deep Throat, son
détournement violent : le throat gagger ou « étouffement de gorge ».
Cliquons un site français de « démolition » à 3 euros le clip. Natacha,
une frêle blonde peroxydée en dessous bon marché débarque sur le
plateau avec un pauvre sourire, tombe à genoux sur le carrelage
devant un homme ventripotent en chaussettes, dont on ne verra que
le sexe et le nombril. Aussitôt il l’agrippe par les cheveux, lui ouvre
la bouche avec les doigts, lui crache dedans en gueulant « bitch ! »
(« salope ! »). La jeune femme sursaute. C’est visiblement une mauvaise surprise pour elle. Elle joue peut-être, mais rien n’est moins sûr.
L’homme lui enfonce aussitôt son pénis entier dans la gorge. Déjà,
il tape à grands coups au fond de son visage. C’est un throat gagger.
Natacha, 18 ans d’après un appel apparu à l’écran, émet une
sorte de grincement liquide, des larmes réflexes lui viennent, tandis
que son nez s’écrase contre le ventre du type. Elle se retient de
vomir, étouffe. Aussitôt, je me demande pourquoi je regarde ça.
Natacha tente de le repousser avec ses mains, le gars les écarte
violemment, gueulant « Without hands, bitch ! » et se remet à lui tamponner le fond de la gorge, puis lui pince le nez pour l’empêcher
de respirer. Natacha essaie en vain de le repousser. L’image saute,
la suite a été coupée au montage. Les scènes de vomissement, les
moments de faiblesse et de dégoût se passent hors écran.
Un médecin qui suit des actrices porno m’expliquera que le
hardeur anonyme fait courir un risque grave à l’actrice en bloquant
l’arrivée d’air : elle pourrait refouler par réflexe toute la salive
dans les poumons, ce qui pourrait l’étouffer. C’est déjà arrivé sur
des tournages.
Dans ces Deep Throat à répétition, nous sommes loin des performances contrôlées de Linda Lovelace. C’est violent, forcé, chaque
spectateur sait ce que Natacha éprouve, pourquoi elle se retient de
vomir, salive, se révulse. On comprend alors le sens des cartouches
d’appel du film : « C’est de la DÉMOLITION », « Toutes nos salopes
se font défoncer la gorge, GARANTI ». Le clip veut montrer qu’elle
relégation • 121
supporte très mal tout ça. Se retient de rendre. Souffre. Il veut
communiquer au spectateur le frisson sadique qu’éprouve le type
invisible qui la brutalise. Le virtuel, les pixels doivent rattraper le
réel comme dans les émissions de téléréalité.
Depuis quelques années, le throat gagger, suite extrême de Deep
Throat, est devenu une véritable manie, un nouveau sous-genre
du X dont certains réalisateurs de porno se font une spécialité,
multipliant les scènes de vomissement, sans trucage, harassant
les actrices.
Au cours d’une enquête publiée en 2007, j’ai demandé à l’ancienne star du X Nina Roberts ans ce qu’elle pensait du throat
gagger. Elle parle avec calme, de façon lucide, de son passé d’actrice
porno. Elle revendique ce qu’elle a fait à la manière de ces stars
du rock underground qui ont exploré là où personne ne va – elle
l’a raconté en 2005 dans un livre préfacé par Virginie Despentes,
J’assume (Scali). Elle expliquait : « Le throat gagger est une pratique
très trash. Elle peut engendrer étouffements et vomissements. En
ce qui me concerne, j’ai attrapé un gros hématome aux lèvres. En
Europe, des réalisateurs en font maintenant à la chaîne, avec des
filles de l’Est. Quand j’ai commencé, à 20 ans, si j’avais vu les films
“gonzo”, je n’aurais jamais tourné de porno. »
En France, l’actrice Raffaëla Anderson, une des héroïnes du
film de Virginie Despentes Baise-moi, a été la première à lever
l’omerta sur certaines pratiques dégradantes du X dans son livre
Hard (Grasset, 2001). Elle y raconte, comme l’a fait en son temps
Linda Lovelace (et les actrices françaises Priscila Sol et Adeline
Lange en 2005), la dureté des coulisses de certains tournages.
Aujourd’hui, on peut se demander si ce n’est pas le cinéma classique et certaines productions underground qui vont relever le défi
de montrer la passion sexuelle dans ses élans et sa crudité, brouillant
les genres, remettant en cause le « Ixage », comme certains cinéastes
ont commencé de le faire dans des films forts et originaux – que ce
soit Larry Clark avec Ken Park, Vincent Gallo avec The Brown Bunny,
John Cameron Mitchell avec Shortbus, Ang Lee avec Lust, Caution,
Lars von Trier avec Antichrist, Jean-Marc Barr avec Chroniques sexuelles
d’une famille d’aujourd’hui ou Maja Milos avec Clip.
Linda Lovelace n’a pas fini de hanter les coulisses du cinéma
adulte.
Déchets
Cette vidéo d’Olga Kisseleva nous présente le photographe David Champagne. Il plonge, travaille
dans le monde puant des ordures, nous révélant la
face cachée de notre quotidien. Une œuvre d’art.
Voilà, je suis photographe.
Je me suis toujours intéressé au milieu indusavec David Champagne.
triel, aux structures de métal, aux terrains vagues, à
ce côté de la médaille qu’on ne voit pas souvent, à ce
• David Champagne s’est d’abord
qui n’est pas toujours beau. Je me suis toujours intéintéressé au photoreportage et au
ressé aux gens qui y travaillaient. J’avais réalisé une
photomontage et compte plusieurs série sur le travail en usine qui s’appelait Enwaye
expositions à son actif. Pour découvrir à shop ! En mémoire de ces gens qui vivent dans
ses œuvres, visiter son site www. l’ombre et qu’on n’entend jamais parler. Comme
mes deux grands-pères, comme plusieurs de mes
davidchampagne.ca.
oncles. Des ouvriers de l’ombre. Ceux qui n’ont
pas trop d’attention et qui travaillent fort au cœur de ces structures
monstres.
Je suis maintenant infiltré dans le monde auquel je m’intéressait. Je visite des endroits auxquels je n’aurais jamais eu accès, des
endroits qui vivent ici et là, qu’on ne visite pas, qui servent nos
besoins de consommation. Des endroits pas trop fréquentables,
loin de la verdure et de la beauté organisée. Ici, tout est pratique.
Je travaille pour une compagnie qui œuvre dans la gestion de
matières résiduelles. Un beau mot pour dire déchet. Ou recyclage.
Ou compost. J’ai un peu honte de ce travail, je ne le crie pas trop
fort. Mais en même temps, j’en suis fier. Je sais pas pourquoi.
Honte de ne pas vivre de mon métier de photographe. Honte
d’ouvrir des sacs de compost, honte de me faire souiller par du
• Olga
Kisseleva, Infiltration, 2013,
déchets • 123
jus de sac-poubelle. Mais fier de travailler physique, content d’être
à l’extérieur, heureux d’être souvent sur la route. À découvrir de
nouveaux endroits que j’aimerais photographier. Content d’être
parfois loin de mon ordinateur. Content de rencontrer ces gens qui
travaillent dans l’ombre. Puis je suis toujours content de finir de
travailler. Toujours content de retourner à mon atelier. Ça me fait
aimer ma pratique encore plus. Comme si ce n’était plus un travail.
Content que ce travail m’amène à ne plus me préoccuper
d’argent. À ne plus attendre après mes chèques de pigiste. Il me
permet de créer en bout de ligne. Mais il me bouffe du temps de
création aussi. Ce travail m’inspire beaucoup. Je suis souvent en
mouvement. Cette agitation m’inspire beaucoup, le fait de faire
une tâche mécanique et répétitive m’amène à réfléchir.
Je suis donc photographe. Notre économie est basée sur la surconsommation.
Pas de surconsommation, moins d’emploi, moins de taxes, moins
d’infrastructures. La surconsommation engendre des milliers de
tonnes de déchets. J’ai pas de chiffre à donner. Ça doit tout simplement être énorme. Ça engendre beaucoup de recyclage aussi.
C’est un beau de geste de recycler, de composter. C’est vert,
comme on dit. Il y a de la pureté dans ce mot-là. Mais en arrière de
tout ça, la pureté prend le large. Pour moi, le recyclage est synonyme
de jus de vieux Coca-Cola collant mélangé à des restes de bières bon
marché qui me coule sur les bras, de sacs parfois trop lourds, dans
lesquels il y a toute sorte de choses pas recyclables. C’est synonyme
de sous-sol de dépanneur chinois exigu et mal éclairé, où je me pète
souvent la tête sur un tuyau, d’où je dois sortir parfois au-dessus de
quinze gros sacs souvent plus gros que la sortie et presqu’aussi gros
que moi. Les sacs se déchirent, le jus de fond de canettes coule sur
les planchers. Parce que dans les dépanneurs aussi, le recyclage est
hors de la portée de la vue. C’est sale, ça pue et c’est encombrant.
Peut-être que socialement, on a de la misère à accepter qu’on puisse
être autant gaspilleur. Alors, on cache tout. Et on ramasse vite.
Le domaine des matières résiduelles, me fait penser à une sorte
de monde parallèle. C’est la cour arrière de la société. On voit rien
de tout ça, on n’y pense pas souvent. On dépose tous ces trucs à
la rue et ils disparaissent comme par magie. On n’en entend plus
parler. Semaine après semaine, mois après mois, toute notre vie.
Olga Kisseleva. Double Vie, série 2008-2013.
Les déchets, c’est une économie en soi. Y’a de l’argent à faire
là-dedans. On jette, ils récoltent. C’est très paradoxal que le monde
du déchet soit si payant. Quelques-uns ont fait fortune avec tout
ce dont on se débarrasse. Pas parce qu’ils le gardent, parce qu’ils
possèdent l’infrastructure pour s’en débarrasser.
Je vous l’ai dit que j’étais photographe ? Je travaille pour un organisme sans
but lucratif. Je fais toutes sortes de tâches pour cette entreprise ;
collecte des canettes et de plastiques consignés dans les dépanneurs, les restaurants et les entreprises ; collectes de pneus de
vélos usagées ; tri de compost d’un restaurant qui aime bien dire
qu’il est vert ; gestion des matières d’événements estivales. Tout
cela combiné, on devient moins dédaigneux au bout de quelques
semaines. Je m’en rends compte dans les tâches ménagères à la
maison que certaines me dérangent beaucoup moins qu’avant.
La plaque tournante de nos opérations se trouvent en dessous
d’un pont, vous savez ces endroits dans les films, où on fait du trafic
d’armes, de drogues, et où on se débarrassent des cadavres. Mais
y’a pas grand gangsters là. Juste quelques voleurs animaliers. Je dis
Infiltration, 2013. avec David Champagne. Courtesy galerie Rabouan Moussion.
voleur, parce qu’ils se sauven comme des voleurs quand ils nous
voient arriver. Quand ils le peuvent, car on en découvre souvent,
coincés au fond des conteneurs, incapables de sortir. Alors, on
joue les sauveurs. Il y a un véritable écosystème de l’ordure, une
économie animalière, on en fait vivre du monde. Ratons-laveurs,
marmottes, renards, chats sauvages, plusieurs sortes d’oiseaux. Un
buffet à volonté pour tout ce beau monde.
C’est tout petit comme dépotoir. En fait, ils appellent ça un écoparc.
Il y a rien à trois kilomètres à la ronde. Une sorte de no man’s land. Pas
d’adresse non plus. Vous devriez voir ça l’hiver. Pour s’y rendre, le lendemain d’une tempête, on devait marcher quinze minutes dans deux
pieds de neige. Une chance qu’on avait une petite cabane en bois.
Parlant de petite cabane en bois, en excluant le recyclage, je
pourrais me construire une maison, avec tous les matériaux qui se
retrouvent dans les bennes à ordure en l’espace d’un mois. Je ne
blague pas. Imaginez ce qu’on pourrait construire avec les matériaux
encore bons retrouvés à travers la province. Je crois qu’on pourrait
construire une nouvelle ville. Avec pleins de nouveaux dépotoirs.
Enfin, je suis photographe.