Migrance 25 - Revues Plurielles

Transcription

Migrance 25 - Revues Plurielles
PRÉSENTATION
A la sortie de Radio Alger, Alger, 1950. De gauche à droite : El Aïd,
Youssef Hagège, Mohamed El-Anka, Allalou, Zarouk Korichi (percussionniste).
Collection Youssef Hagège/Génériques
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La chanson kabyle
d’immigration :
recherche en cours
et perspectives
Ouahmi OULD-BRAHAM
Paris 8 & MSH Paris Nord
Les vingt textes qu’on va lire ici sont le résultat d’une activité
scientifique constante qui s’est traduite par un colloque sur La
Chanson kabyle en France et mémoire de l’immigration (1930-1974),
dont la problématique a été dégagée dès le début de l’année 2008.
Cela se fit à la MSH Paris Nord, dont le conseil scientifique a validé
et soutenu l’événement. Puis vint l’université Paris 8, avec l’équipe
Erasme (UFR 3, département « Euro-Méditerranée Monde
maghrébin ») qui s’associa au projet. L’association Génériques,
enfin, qui préparait une exposition d’envergure (Générations. Un
siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France) s’y impliqua
très sérieusement1. Ce fut grâce à cette collaboration et à ce
partenariat large que le colloque a pu avoir lieu les 12 et 13 février 2010
dans les murs de la jeune et prestigieuse CNHI (Cité nationale de
l’histoire de l’immigration, Porte Dorée, Paris 12e).
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LA PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE
ET LE CONTEXTE
L
e colloque porte sur une thématique qui commence à intéresser le monde académique. Il a pour but
de faire émerger et confronter différents points de vue
sur la chanson kabyle en France et la mémoire de
l’immigration. Au-delà des problèmes théoriques
qu’elle pose, une telle thématique constitue à proprement parler un gisement considérable en matière de
travaux d’approche théorique et de reconnaissance
d’un patrimoine qui gagne à être reconnu. La valorisation des fonds archivistiques sonores, qui pourrait en
découler, doit se coupler autant que possible avec la collecte de témoignages oraux auprès des acteurs euxmêmes, s’ils sont vivants, ou auprès de ceux qui ont
connu ces derniers.
Par ailleurs, le contexte n’est pas anodin quand on
sait que l’année 2008, au cours de laquelle est consacrée la préparation de cette manifestation scientifique,
est placée sous le signe d’une double célébration internationale d’envergure. Premièrement, l’Unesco a lancé
un événement dénommé 2008, Année internationale
des langues. Deuxièmement, la commission européenne a déclaré l’année 2008, Année Européenne du
Dialogue Interculturel. Enfin, la CNHI en collaboration
avec Génériques a préparé pour l’année suivante une
exposition intitulée Générations. Un siècle d’histoire
culturelle des Maghrébins en France.
Pour ce qui nous concerne il y a lieu d’effectuer un
travail à la fois d’histoire et de mémoire sur l’immigration d’un pays colonisé jusqu’en 1962, date de l’accès de
l’Algérie à l’indépendance, puis sur la même immigration dans la période suivante quand le pays est devenu
souverain, et partenaire à plus d’un titre de la métropole.
L’enregistrement de la chanson algérienne kabylophone sur des disques 78 tours a démarré de manière
significative aux alentours de 1930, avec un public de
plus en plus attentif. Les années 1930-1931 sont un
repère pour l’histoire de l’immigration algérienne en
France. Aux alentours de cette date charnière, les techniques d’enregistrement sonore assurant la durabilité
des contenus vont servir de départ à une approche
scientifique de l’oralité pourvoyeuse de corpus, sous
forme parlée et musicale2.
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LES OBJECTIFS DE LA MANIFESTATION
L
’objectif global étant de faire connaître l’histoire
culturelle de l’immigration algérienne (et kabyle en
particulier) en France à travers la chanson discographique, les lieux de représentation, les acteurs de la
production littéraire et artistique. Il s’agit là d’établir un
programme axé sur des objectifs de connaissance.
L’autre objectif porte sur la mémoire. Celle-ci, malgré son côté subjectif (Paul Ricœur), a pour fonction de
tirer de l’oubli ce qui peut être préservé dans l’histoire
individuelle et/ou collective. C’est un travail indispensable qui ne peut être seulement auxiliaire pour l’historien. Dans cette démarche il y aura lieu de porter à la
connaissance du public les conditions sociales des travailleurs kabyles algériens, les débuts de la chanson
kabyle discographique et son insertion dans la modernité, ainsi que les lieux de pratique et les acteurs qui se
sont impliqués, à un degré ou à un autre, dans une
construction d’une forme culturelle nouvelle.
Il est souhaité que l’on accorde de l’intérêt aux
médias de l’époque, comme la chaîne Radio Alger,
ouverte à des programmes en kabyle et en arabe dès
1945 et qui fit connaître les nouvelles créations musicales. Tout comme à Paris où les Emissions en langue
arabe et berbère (ELAB) en faisaient autant. L’industrie
du disque prenait en compte aussi la chanson kabyle, si
bien que des productions d’artistes comme El Hasnaoui, Zerrouki Allaoua, Slimane Azem, ou Hanifa se
trouvaient sur le marché. On pouvait aussi écouter au
bistrot les disques et suivre collectivement des programmes kabyles autour d’un récepteur radio.
LA MÉTHODOLOGIE
L
a première question qui va se poser est, outre l’histoire et la mémoire, celle du patrimoine archivistique
(catalogage, état des lieux en matière de ressources
sonores et audiovisuelles). D’autres communications
porteront un intérêt sur la chanson kabyle, les influences
auxquelles elle a été soumise, les emprunts qu’elle a
faits à d’autres musiques inscrites dans la modernité
dans un contexte de diversité culturelle (comédies musicales égyptiennes, chanson française, musique judéoarabe, etc.). Des approches historiques, et aussi sociologiques et ethnologiques, mettront en lumière toute une
CHANSON KABYLE EN FRANCE ET MÉMOIRE DE L’IMMIGRATION, 1930-1974
Orchestre et danseuses du cabaret El Djazaïr : Youssef Hagège au violoncelle,
l’Algérienne Thouraya en bas à gauche encore danseuse, deviendra chanteuse de l’exil, 1947.
Collection Youssef Hagège/Génériques
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dimension interculturelle au sein de laquelle la chanson
kabyle en France, dans ces années là, fut en constante
évolution et au diapason des chansons et musiques
contemporaines qui se sont développées dans des conditions similaires. Il s’agira de montrer comment la région
parisienne fut un carrefour culturel exceptionnel, au sein
duquel se sont épanouies de nombreuses cultures dans
l’exil, et la culture kabyle en particulier.
Enfin des études formelles, faisant appel à la
sémiologie et aux sciences du langage, ont été attendues tout comme des études de contenu, en particulier
celles qui vont traiter de la thématique des chansons
kabyles produites en immigration.
D ’ AUTRES PISTES DE RECHERCHE
L
’immigration algérienne, dont on a récemment
célébré le centenaire, s’est maintenue malgré des aléas
de toutes sortes. Devenue une immigration de masse,
surtout au cours des Trente Glorieuses, elle se renforça
durablement. Après 1945, les Algériens, poussés par la
démographie et la pauvreté, sont venus de plus en plus
nombreux occuper des emplois correspondant à des
secteurs concernés par la reconstruction de la France et
la relance économique. Au cours des années de croissance, c’est-à-dire de 1957 à 1968, l’immigration algérienne de travailleurs devint progressivement une
immigration familiale.
La chanson algérienne kabylophone dans l’exil
innovera considérablement, évoluant dans des lieux
de sociabilité où l’on se retrouvait entre contribules en
soirée ou en fin de semaine, après un travail harassant. Ces travailleurs allaient, qui au café qui au cabaret, pour vivre des moments de détente. Des disques
de 78 tours tournant sur gramophones étaient écoutés tout en prenant un verre. Déjà des artistes des
années 1930 et 1940, comme Amar Chaqual, Oubabas,
El Hasnaoui et Nourredine, commençaient à avoir de
l’écho à côté des arabophones Mohamed El Kamel,
Djamoussi et Rachid Ksentini. Quand arrivèrent sur le
marché dans les années 1950 et 1960 les « galettes »
microsillon 45 tours (et quelquefois 33 tours), d’autres
chanteurs furent enregistrés et eurent la consécration.
Des pistes de recherche pourront porter notamment sur ces lieux de pratique et de mémoire, comme
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ces endroits conviviaux que sont les cafés-hôtelsrestaurants de Paris, de sa périphérie et des autres
agglomérations, les cinémas distribuant des comédies
musicales et bien sûr les cabarets au nom évocateur (El
Djazaïr, la Casbah, le Baghdad, l’Oasis, etc.). Les cafés
servaient souvent de « music-hall » et permettaient à
des chanteurs jeunes, ou plus confirmés, de se produire : Slimane Azem, Zerrouki Allaoua, Oukil Amar,
Farid Ali, Farida, Oultache Arezki, Hanifa, Fouzia, Khaddoudja, Arab Bouyezgarène, Mohand-Saïd Oubelaïd,
Hsissène, El Hasnaoui, Fatma Zohra, Akli Yahyatene,
Cherif Kheddam, Salah Sadaoui, Mohamed Saïdji, pour
ne citer que les plus connus.
Aussi d’autres types de travaux mériteraient-ils
d’être menés et concernant les industries culturelles
mais aussi des moyens de diffusion, comme les médias
de l’époque, à l’instar des chaînes radiophoniques.
L’industrie du disque s’intéressait aussi à la chanson
kabyle, si bien que des produits de la plupart des
artistes chantant en kabyle se trouvaient dans les
magasins et passaient sur les ondes. Il conviendrait de
signaler aussi que dans les années 1960 de nombreux
bars fréquentés par des immigrés furent équipés par
des juke-boxes puis, un peu plus tard, par des appareils
« scopitones » diffusant ces petits films musicaux très
appréciés. Ainsi plusieurs artistes kabyles se virent fixés
sur la pellicule en son et en image3.
Une dernière piste serait l’analyse de la reconstruction des identités sociales et culturelles, à travers
les pratiques musicales, en privilégiant les acteurs et
leur insertion dans le monde urbain multiculturel.
LES RETOMBÉES ATTENDUES
ET LES ACTIONS DE DIFFUSION
ET DE VALORISATION DES RÉSULTATS
ENVISAGÉS
U
n travail pluridisciplinaire sur l’histoire et la
mémoire de l’immigration (sur la période 1930-1974) au
travers de la chanson kabyle enregistrée et diffusée sur
disques est une approche nouvelle qui mériterait d’être
saluée. C’est la première fois qu’un tel thème a pu faire
l’objet d’une approche scientifique faisant participer
des enseignants-chercheurs de spécialités différentes.
Il pourra être l’occasion du développement de collaborations multiples entre chercheurs de plusieurs pays et
CHANSON KABYLE EN FRANCE ET MÉMOIRE DE L’IMMIGRATION, 1930-1974
contribuera à resserrer les liens de la communauté
scientifique travaillant dans le domaine berbère,
actuellement dispersée.
Aussi y aura-t-il lieu enfin, de faire référence aux
archives et d’aborder la question de leur préservation
et leur valorisation, qu’il s’agisse des archives « papier »
de la Sacem, de Radio France et des fonds contemporains des Archives nationales ou départementales, ou
bien les archives sonores audiovisuelles. Les recherches
savantes développées dans les établissements scientifiques et les fonds d’archives répartis à travers le
monde pourront être le lieu à même de contribuer à la
construction de corpus importants.
Enfin, dans le cadre de l’exposition Générations. Un
siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France, notre
manifestation a pu s’inscrire autour de cinq volets:
1. La numérisation des œuvres du domaine du
patrimoine (chansons kabyles d’immigration au travers des archives audiovisuelles).
2. La collecte de témoignages oraux auprès des
acteurs eux-mêmes, s’ils sont vivants, ou auprès de
ceux qui ont connu ces derniers.
3. La création de sites web avec des contenus en
ligne.
4. La publication des actes.
5. Le prolongement de ce thème pour qu’il
débouche sur d’autres rencontres scientifiques. ■
1. D’autres partenaires sont venus par la suite : l’Ecole des hautes
études en sciences sociales, Centre de Linguistique Théorique,
Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de la langue tamazight (CNPLET, Alger), et le Conseil consultatif des Marocains à l’étranger (CCME, Rabat).
2. Mission de collecte de documents musicaux en Kabylie, en 1929,
par le Dr Robert Lachmann, de l’université de Leipzig ; « Anthologie
musicale de l’Exposition (coloniale de Paris de 1931) » éditée par
Musée de la Parole ; Congrès de musique arabe du Caire de 1932.
3. Dans les années 1960, les spectacles vivants étaient organisés en
salle. Un peu plus tard, à partir de l’année 1970, tour à tour de
grandes salles parisiennes, comme le Théâtre de la Ville, le Palais
de la Mutualité, l’Olympia, etc. faisaient le plein. En outre, des
maisons de disques (Gramophone, Pathé-Marconi, Pacific, Vogue,
Teppaz, Philips) s’ouvraient à cette chanson qu’elles ont contribué
à diffuser.
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De gauche à droite : Kamal Hamadi,
Mohamed Ben Abdeslam (compositeur
marocain), Noura, Sid Ahmed Solimane
(Production, Voix du Globe). Paris, 1962.
Collection Kamal Hamadi / Génériques
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CHANSON KABYLE EN FRANCE ET MÉMOIRE DE L’IMMIGRATION, 1930-1974
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