martial guerrier-lion - Fondation Guerrier-Lion

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martial guerrier-lion - Fondation Guerrier-Lion
MARTIAL GUERRIER-LION
[Série 1, décembre 2012 : cahiers]
SI J’ÉCRIS C’EST POUR FAIRE PARTIR DES MOTS QUE J’AI EN MOI (1996, 2003) ...1
TU N’ES PAS UN VRAI NOIR COMME NOUS (1994).........................................................4
DIEU MÈNE LE JEU DES PIONS QUE NOUS SOMMES POUR LUI (1996, 2005) ...........6
JE SUIS CONSCIENT QUE JE N’AI PAS MA PLACE DANS CE MONDE DE POUVOIR
ET D’ARGENT (1996) ..............................................................................................................8
J’AURAI QUAND MÊME BIEN VÉCU DANS L’ENSEMBLE (1996) ................................9
FAIRE BÊBÊBÊBÊ COMME UN MOUTON, CE N’EST PAS MA PERSONNALITÉ
(2009) .......................................................................................................................................11
SI J’ÉCRIS C’EST POUR FAIRE PARTIR DES MOTS QUE J’AI EN
MOI (1996, 2003)
[Cahier 1996A, pages 26-29]
Vendredi 19 janvier 1996. Je viens de dire à D que j’étais un poète parce que j’aime écrire sur
mon cahier les choses qui me font vivre. D en gentleman m’a cité l’histoire d’un jeune
mécréant français écrivain [il s’agit de François Villon] et il a rajouté qu’il avait dû tuer des
gens, voler, faire les quatre cents coups et qu’il avait fini pendu au bout de sa corde. Je l’avais
écouté et ça m’avait passionné qu’un homme puisse avoir fait tant de mal dans sa vie du début
et puis que ce même homme soit décrit comme un poète des temps anciens. Je pourrais croire
la doctrine qui dit que faire le bien sur terre c’est aller directement auprès de Dieu. Dans ce
cas-là le mécréant qui a tué sur terre et qui a fait autant de mal que de bien, où ira-t-il, au
paradis ou aux enfers ?
Les hommes de loi l’ont pendu comme un saucisson sec et l’ont enterré et ensuite seulement
l’ont vénéré et classé parmi les grands écrivains en poésie. Quand le mec est mort, c’est Dieu
qui reçoit le bébé ex-mécréant et poète. Nous pourrions croire que Dieu va l’envoyer en enfer.
Mais ce n’est pas possible, car Dieu est amour et que le paradis et l’enfer ça n’existe pas
ailleurs que sur notre terre. Pour moi, le paradis c’est tous les moments auxquels je participe
dans ma vie de tous les jours avec les autres. Ce sont mes loisirs, mes joies, mes rires, les
retrouvailles d’amis ou d’amies, de découvertes beaucoup aussi. Et puis il y a le côté enfer de
la vie : les mauvaises rencontres, les disputes et les remords, les mauvaises nouvelles, la
tristesse et l’isolement et l’indifférence, l’égoïsme. Voilà pour moi ce qu’est le paradis et ce
qu’est l’enfer. Dieu n’existe pas en tant que tel, il n’est pas notre juge à nous, je pourrais dire
que ce n’est que fabulation que de croire en Dieu, mais croire en Dieu ou croire à autre chose
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c’est du pareil au même. Le tout c’est d’avoir vécu suffisamment de choses dans sa vie et si
possible s’assagir quand on devient vieux pour prétendre aller au paradis.
[Cahier 1996G, pages 11-12]
Samedi 13 juillet 1996. Après avoir mangé quelques chips et piqué du nez à un moment, je
me suis levé pour aller me préparer un café et puis plutôt que d’aller me coucher dans le lit
j’irai près de la piscine [celle d’un hôtel aux Canaries] m’étendre un peu, ça me fera du bien.
Le café est servi, Monsieur ! Le bouquin que je lisais depuis quelques jours
(« Philadelphia »), je l’ai fini hier soir avant de me coucher, je dois dire qu’il m’a vachement
impressionné même si je savais comment il allait finir.
Je n’aimerais pas finir comme lui du moins du sida et dans les conditions qu’il a fini. J’aurais
aimé faire un livre sur ma vie pour laisser quelque chose de moi quand je n’y serai plus. Un
bouquin avec des photos de moi avec d’autres personnes qui auraient compté pour moi. Ne
pas mourir anonymement comme bien d’autres sont partis. J’aurais aimé que ma famille
coopère sur ce livre mais je n’attends rien d’eux désormais et même s’ils le faisaient ils ne
diraient pas toute la vérité, ils diront n’importe quoi à mon sujet. En vérité, ils ne savent rien
de moi car je n’ai jamais vraiment vécu avec eux, les seuls qui pourraient parler de moi
seraient en fait mes amants et mes amis-es proches.
Pourtant la famille est importante pour établir un livre, la seule personne dans ma famille qui
voulait écrire un livre sur moi était ma sœur G qui m’en a parlé il y a quelques années
auparavant, mais est-ce qu’elle a oublié depuis, je ne lui en ai pas reparlé. D m’a dit qu’il le
ferait, mais j’aimerais qu’il le fasse avant que je parte les pieds devant, je verrai bien s’il le
commence, ça sera toujours ça. Bon je vais aller à la piscine me reposer un peu.
[Cahier 2003A, pages 60-61]
Mardi 1 juillet 2003 à 8H40. D m’a dit ce week-end que dans mon cahier j’extrapolais les
choses qui ne me sont pas encore arrivées. Oui ! sans doute, et alors je préfère faire comme
cela plutôt que de passer à l’action et me retrouver ensuite en taule. Si j’écris, c’est pour faire
partir des mots que j’ai en moi, je passe la moitié du temps seul, quand j’écris je me parle à
moi et non pas aux autres qui n’existent pas en temps réel. Je n’ai pas d’idées noires envers
une personne quand je la rencontre, car dans l’écriture je me prépare à réparer mes erreurs
passées et surtout à venir.
D n’a même pas compris depuis le temps pourquoi j’écrivais des milliers de pages. Je veux
laisser derrière moi ces pages, preuve que j’existais de 1968 à … D lui existe à travers ce qu’il
fait, c’est pareil pour toutes les autres personnes sur terre, y compris moi par l’écriture. Grâce
à l’écriture, je revis chaque moment bien précisément, plutôt commode pour quelqu’un qui
perd la mémoire. Je viens de me rendre compte soudain que D n’a plus besoin de lire mes
pages puisqu’il critique au lieu de lire simplement les pages. On ne peut pas plaire à tout le
monde.
L’écriture, cher D, c’est mon exutoire, pas d’écriture = problèmes en série. Je choisis d’écrire
pour calmer mes nerfs, je choisis l’écriture pour ensuite relire et essayer d’analyser du mieux
les mauvaises choses qui m’ont gêné ou me gênent encore. Je ne vois pas où est le mal dans
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ma façon de faire, je n’écris que ce que je vis, à aucun moment j’extrapole quoi que ce soit. Et
puis c’est normal de faire comme je fais, non ! Tu peux me dire toi comment il faut faire ?
Tiens ! pendant que tu réfléchis D, je vais manger un morceau, à tout à l’heure.
[Cahier 2003F, pages 85-88]
Jeudi 28 août 2003 à 01H30 du matin. Les revers de ma sieste de 3H30 cet après-midi se font
sentir à présent. Je ne trouve pas le sommeil, seul avec ma détresse je déambule sur le papier
blanc à la recherche de quelques inspirations primitives qui me sauveraient de mon malheur.
L’écriture est le moyen le plus sûr pour moi de partir sans bagages, sans avoir de réelles
limites, un instant ici, un autre instant là, je pense aller et venir à ma guise sans jamais me
lasser de l’encre qui coule du stylo Bic. Ce que je raconte n’est pas le plus important, le plus
important c’est d’écouter la musique du stylo Bic sur la feuille de papier blanc.
Autour de moi, on me presse d’écrire ma vie, j’y pense et puis hésite, sentant que le travail ne
serait pas facile à affronter seul. Pourtant c’est une bonne idée, peut-être deviendrais-je riche
et célèbre à mon tour ou peut-être que je ne serais connu de personne. Mais est-ce bien
important d’être riche de nos jours ? Oui ! je le pense très fort de plus en plus. Pourtant, si je
fais ce livre, ce n’est pas pour l’argent mais pour raconter mon histoire, mon combat, moi face
à mes galères, moi face à la maladie, moi face à l’amitié, moi face à l’amour des hommes et
d’une femme. Pour cela je dois reconstituer mon histoire, ma famille, mes frères et sœurs,
mes copains à l’école, mes amitiés avec certains et avec d’autres non désirées.
Je crois que ça fait beaucoup trop pour moi, de plus ça me replonge dans des trips que je ne
veux plus penser aujourd’hui. Si j’écris un livre sur moi, je relaterai mon combat pour
survivre face à une maladie. Vivre avec le sida en 2003 serait le titre du bouquin, je relaterai
partiellement mes parents, mes frères et sœurs, et ferai l’impasse sur les viols à l’école ainsi
que mes rencontres avec d’autres mecs sans importance pour moi et pour les lecteurs, je
relaterai ma vie avec Éric, comment il m’a contaminé sans rien me dire et m’a condamné à
une santé et une vie de chiotte. Je relaterai ma rencontre avec D et F, comment ils ont atterri
dans ma vie. Je relaterai d’abord notre amour et puis notre amitié à vie et même immortelle, je
relaterai mon renoncement aux sexes masculins pour souffrir et penser à Dieu. Puis je
relaterai ma timide rencontre avec les femmes et enfin l’amour d’une femme en particulier,
Négus.
Je ne peux pas trop changer de vie, j’assume la tête haute ce que je suis même si ça peut
déranger certains ou certaines. Que celui qui n’a jamais été tenté vienne me le dire en face.
Mon livre sera un bouquin d’espoir pour tous les séropositifs en France et dans le monde,
j’expliquerai que la maladie peut être partiellement guérie si le sujet a la foi dans son cœur, et
qu’il ne doit pas perdre la joie de vivre même allongé sur un lit d’hôpital seul et désarmé.
Car à ce moment-là Dieu se présente à soi et entend nos prières, si nous voulons vivre il faut
lui dire, si nous voulons mourir il faut lui dire aussi, tout repose sur notre propre combat face
à la maladie, tant que nous respirons il y a toujours de l’espoir et c’est le plus beau cadeau de
vivre sur terre et non sous terre. Quoique mourir est normal, je le conçois volontiers, je
souhaite pouvoir vivre longtemps avec ma jeune princesse et mes quelques amis qui m’aiment
et me cajolent. Je suis un homme tout ce qu’il y a de plus normal.
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TU N’ES PAS UN VRAI NOIR COMME NOUS (1994)
[Extrait d’un texte intitulé « Le clan des enfants », en réponse à la demande d’un enseignant
dans un centre de formation, ainsi reformulée : Parle-moi de ta vie en Martinique quand tu
étais plus jeune. Sans date. Cahier 1994A, pages 48-60]
La première fois que j’ai mis les pieds sur le sol martiniquais, je devais avoir dans les 12 ans.
J’étais content d’aller dans un pays que je ne connaissais pas du tout. Mon père devait partir
pour superviser ses affaires là-bas, sa maison qu’il faisait construire sous la direction de son
cousin germain Mr D quelque chose.
Mes rapports avec les autres enfants étaient assez critiques : d’abord les garçons étaient
parfois très jaloux et très méchants avec moi. Très jaloux parce que je venais de la France et
qu’en ce temps-là la France était considérée comme un grand pays et que les gens qui
habitaient en France étaient des gens à respecter ou à ignorer. Avec les garçons du coin, il
fallait faire attention, un jour je discutais avec eux, assis au bord du ruisseau sur des pierres,
l’un d’eux m’a dit en français : tu es Noir, mais tu n’es pas vraiment un vrai Noir comme
nous, qu’il me dit, je lui ai demandé pourquoi il me disait cela et il m’a répondu que ma mère
était une z’oreille (une Blanche). Je crois qu’il y avait un peu de jalousie aussi de leur part, la
pilule pour eux avait du mal à passer. Comment pouvaient-ils seulement jouer avec un garçon
qui n’était pas comme eux, ni noir ni blanc, qui n’allait pas à l’école quand ils y étaient, qui ne
parlait que le français, qui ne comprenait pas le créole, qui ne s’habillait pas comme eux et
qui ne jouait pas avec les mêmes choses qu’eux. Non ! il y avait beaucoup trop de choses non
cohérentes pour qu’ils me prennent comme l’un des leurs, d’un autre côté je pensais d’eux
qu’ils étaient retardés pour leur âge mais je ne leur ai jamais dit car je n’avais pas assez
d’alliés. Alors pour ne pas me battre avec les garçons je fermais ma gueule sans trop rien dire
et puis pas question d’aller parler à ma mère de tout ça, j’avais ma fierté. Avec les filles
c’était différent, elles étaient avec moi plus cool, peut-être plus attirées par le jeune garçon qui
arrivait de France et qui savait si bien parler français et sans l’accent du pays, ce qui pour eux
était un signe d’éducation. Les filles venaient plus vers moi que moi j’allais vers elles, elles
me touchaient les cheveux que j’avais frisés et non crépus, elles me touchaient la peau que
j’avais claire, ni blanche ni noire, elles touchaient mes habits qui venaient directement de
France, elles regardaient les baskets que je portais aux pieds pour pouvoir courir partout, alors
qu’elles étaient pieds nus et qu’elles mettaient des sandalettes seulement pour aller à l’école
ou encore pour aller à la grande ville (Fort-de-France), capitale de la Martinique, faire des
courses.
Je me rappelle d’un détail qui m’avait choqué. C’était un matin où il fallait se laver, j’ai
toujours eu l’habitude de me laver dans une salle de bains, du moins étant petit, là il n’y en
avait pas, les enfants se lavaient dehors sur le côté de la maison au vu et au su de tout le
monde et il n’y avait ni douche ni robinet, l’eau était transportée dans des seaux en fer blanc
et l’eau était froide, et je peux dire que cela est très désagréable de se laver dehors avec de
l’eau froide le matin de bonne heure à la campagne. C’est la première fois que je voyais une
fille de 15 ans se laver toute nue sans être gênée le moins du monde. Moi je la regardais,
perché dans mon arbre où je montais quelquefois pour me cacher et rester seul. Il y eut une
bonne dizaine d’enfants qui se lavaient à cet endroit-là ce jour-là et je savais qu’il allait falloir
que j’y aille aussi. Un moment donné, la mère des enfants m’a appelé pour que je me lave. En
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arrivant dans la cour devant la maison, les enfants étaient tous là, tous et toutes me regardant
ou me toisant pour les garçons. Ah ! ah ! ils allaient enfin pouvoir se moquer de moi, tous
attendaient que je me mette nu pour pouvoir jacasser (parler sur moi) mais manque de chance
pour eux, la mère me donna du savon et une serviette de bain et me donna l’ordre de monter
dans la salle de bains réservée aux adultes et en plus avec eau chaude s’il vous plaît chauffée
sur le feu. Les garçons n’étaient vraiment pas contents du tout et ils me le firent sentir plus
tard.
Un jour mes parents sont sortis en me laissant avec mes soi-disant cousins, ça devait être un
samedi parce que tous les enfants étaient là à la maison. Il y avait un petit groupe de garçons
et filles que je connaissais bien maintenant et j’étais décidé à leur parler, à leur demander
qu’ils soient mes copains, et qu’à partir de maintenant je ferais tout comme eux, que je n’étais
pas plus ou moins qu’eux, que c’était pas de ma faute si ma mère n’était pas noire, que c’était
pas de ma faute si j’habitais en France ou que je ne parlais et comprenais que le français.
Alors ça a été pour eux le déclenchement, ils avaient enfin trouvé le moyen de se venger sur
moi avec mon accord. D’abord, ils m’ont bien fait comprendre en français que si je devais
être un bon nègre comme eux je devais me laver comme eux chaque matin à l’eau froide, ce
que je fis avec réticence d’abord et avec beaucoup de honte car à ce moment-là il y avait
toujours des enfants ou même des adultes qui passaient par là et qui me regardaient me laver.
Et puis l’autre chose, c’était à table, je ne devais manger qu’avec eux à tous les repas, plus
question de manger avec papa et maman, bref avec les grandes personnes. Cela a été déjà plus
facile pour moi car je n’aimais pas rester à table avec eux à écouter des choses d’adultes que
de toute façon je ne comprenais pas. Le soir dans la chambre je devais dormis sans pyjama, là
par contre je me suis forcé pour ne pas dormir nu ou en slip car je redoutais les moustiques
qui sont très énervants surtout pour du sang bien neuf mais je finis par m’y faire aussi au
risque de m’arracher la peau des jambes en me grattant comme un forcené et y laisser de
belles traces. Ils m’avaient demandé ou plutôt dit de marcher pieds nus comme eux, mais ça
ma mère ne le voulait pas et elle a préféré m’acheter une paire de sandalettes. Quand j’allais
jouer avec les enfants près du ruisseau, j’enlevais les sandalettes de mes pieds pour faire
comme eux.
Un jour le garçon le plus grand de toute la bande qui devait avoir dans les seize ans m’a
emmené à part derrière la maison près de l’arbre où je montais souvent pour réfléchir, et il
m’a fait comprendre que ce n’était pas juste que mes parents ne me frappent pas pour un oui
ou pour un non, c’est vrai que eux par contre prenaient des claques pour rien et selon lui
c’était de ma faute, donc il m’a ordonné d’enlever le haut de ma chemise, a pris une tige de
bambou et a commencé à me taper sur le dos pas vraiment fort mais assez tout de même pour
laisser des petites traces rouges. Moi je ne disais rien, seuls mes yeux parlaient, je me disais
qu’il fallait que je me laisse faire pour être comme eux, pour être enfin accepté par le clan des
enfants. Quand je remis ma chemise mon dos me cuisait, j’avais du mal à me tenir contre le
dossier d’une chaise. Il m’avait fait promettre de ne rien dire à mes parents ni à personne, je
crois qu’il prenait un certain plaisir à me faire souffrir mais je n’ai jamais rien dit car
maintenant je n’étais plus vraiment seul. Oui, c’est vrai, les enfants jouaient avec moi plus
souvent au fil des semaines. Quand on allait à la rivière se baigner, j’enlevais directement
mon slip de bain pour être comme eux et alors je restais en simple slip comme pratiquement
toute la smala, ils me parlaient volontiers en créole, m’apprirent des gros mots dans ma
langue pour dire plein de choses, ils me racontèrent des histoires à faire peur et à ne pas
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fermer l’œil de la nuit. J’avais passé le stade de n’être plus vu comme un sale petit bâtard de
mère blanche. Mais il y avait toujours ces séances de flagellation que je subissais de la part de
ce garçon qui avait quatre ans de plus que moi et qui se répétaient assez souvent par jour. Je
ne voyais pas mon dos, mais je le sentais presque pas non plus. À force de me cacher le dos,
soit en me lavant soit en ne paraissant jamais torse nu face aux autres, les adultes n’en
savaient rien.
Un jour mes parents et moi avons été à la mer et quand je me suis mis prêt à aller me baigner
dans l’eau bleue et chaude, ma mère m’a attrapé par le bras en me demandant ce que j’avais
sur le dos. Trop tard pour essayer de me cacher, elle insista bêtement en me donnant une gifle
royale, pourquoi avait-elle fait ça, je ne pouvais quand même pas dénoncer le pacte que
j’avais fait de ne rien dire, je n’étais quand même pas un mouchard, résultat retour vite fait à
la maison et ils trouvèrent vite fait le coupable, mon tortionnaire celui qui hantait mes nuits et
mes jours. Sa seule erreur pour lui fut comme il me le disait souvent que ma peau n’était pas
noire et les traces qu’il avait laissées dessus se voyaient plus. J’ai vu cet enfant de seize ans
sauter sur place, nu dans la cour, se faire taper par sa grosse mère avec des fils électriques
appliqués partout sur son corps. Je l’ai vu crier, hurler, pleurer, courir partout dans toute la
cour, mais toujours rattrapé par les fils électriques que tenait sa mère d’une main ferme.
Comme il a dû souffrir, moi j’étais monté dans mon arbre où je pleurais pour lui, pour moi
aussi, car dans ma tête mon rêve d’être accepté dans la bande était maintenant compromis,
plus que ça, détruit.
Depuis cet accident je ne me souviens plus bien des événements. Un jour mon père m’a
amené sur le lieu de sa maison, mais je n’ai pas vu de maison, juste les fondations, donc pas
convaincant du tout pour moi, je n’ai pas réalisé. Puis nous sommes repartis en France mais
pas pour longtemps car trois ans après je suis retourné en Martinique, c’était sûrement la
période la plus dure de ma vie, ces trois années passées loin de ma vraie famille.
DIEU MÈNE LE JEU DES PIONS QUE NOUS SOMMES POUR LUI
(1996, 2005)
[Cahiers 1996B, pages 55-56]
Vendredi 16 février 1996, 6H10. Je viens d’appeler à Paris parce que j’en ressentais le besoin,
et je suis tombé sur F qui ne jure que par le médecin, comme s’il était le seul à pouvoir
m’aider, peut-être dans le deuxième temps, mais dans le premier temps j’ai envie qu’on me
dise des choses chaudes qui réchauffent mon cœur, je vais bientôt rejoindre ma place auprès
de Dieu, je ne serai plus jamais seul.
6H20. Je n’ai plus de raison d’être jaloux désormais, car je ne suis plus bon à rien qu’à avoir
mal et me plaindre. Dieu, aide-moi s’il te plaît, ne me fais pas souffrir, ne me laisse pas avec
mes angoisses et mes peurs, si ma vie doit s’arrêter là alors je suis prêt à te suivre, mais
accorde-moi un répit, juste un répit, laisse-moi voir toute ma famille et mes amis-es proches
de moi, je voudrais les embrasser. Je voudrais que cela s’arrête et je n’ai même plus de
dignité. Si je ne peux même plus me contrôler dans n’importe quel endroit, il pourrait
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m’arriver malheur, je finirai par ne plus sortir de chez moi. Je deviendrai un ermite comme
quand petit je l’avais rêvé. C’est peut-être une épreuve de Dieu, c’est peut-être une épreuve de
la vie tout simplement, je suis rentré dans une sale maladie et je dois me la trimballer et voilà
c’est tout. Et j’irai jusqu’au bout de mes forces, je ne me laisserai pas faire, j’ai fait trop
l’amour et voilà ce que j’ai ramassé, le plaisir n’est jamais parfait.
[Cahier 2005C, pages 159-160]
Mercredi 5 octobre 2005. Je suis optimiste sur le reste du parcours que je dois accomplir pour
ne pas mourir trop jeune. Pour moi, je voudrais bien mourir vers les 80 ans et pas avant pour
avoir le temps de vivre quelques années de bonheur avec mon entourage futur. Il m’arrive de
plus en plus de me dire que j’approche de ma fin de vie que mon sida grignote chaque jour un
peu plus. Je ne sais pas quand j’ai été contaminé, mais ça devait être en 1987 et je vis encore
en 2005, ça fait quinze ans que je vis avec le sida, il n’est pas trop virulent parce que de temps
en temps je lui mets des claques en me soignant et qu’il disparaît et reste en sourdine, un seul
faux pas de moi et il se réinstalle au milieu du salon et prend ses aises, le salaud.
Je disais que j’ai peur de mourir avec un palmarès de 37 points et d’ans de vie. Okay ! Elle fut
pas trop moche ma vie, j’eus beaucoup d’expériences dans quelques domaines, je fus assez
courageux d’affronter seul cette vie-là, en fait je fais partie des chanceux à qui il arrive un
malheur rien que pour leur permettre d’exister un temps donné, et repris parce qu’il faut bien
laisser sa place à une autre âme plus jeune et plus dynamique, à mes yeux je comprends cela
et je l’accepte comme une bénédiction de mon corps. Imagé, je suis un vieux tacot qui a un
peu de mal à tenir la route, il lui faudrait un garage. Pour la première fois, je regrette d’avoir
le sida, car il m’a empêché de faire des enfants avec ma princesse Négus, je regrette
simplement cela, j’ai la chance de ne pas contaminer mes partenaires, c’est au moins ça, je
n’emmènerai personne dans mon sillon, je ne souhaite à personne de vivre ce que les hommes
(humains) m’ont fait vivre sur cette terre, les rabaissements, les humiliations, les mensonges,
les souffrances, les vols, leurs jalousies, leur racisme, leur hypocrisie, leur méchanceté.
Okay ! Je ne suis pas le seul à vivre cela, mais c’est moi qui sais mieux que personne
comment elle a été ma vie. Toutefois, ma vie est actuellement très belle et très bonne à vivre,
grâce notamment à ma femme qui me supporte et grâce notamment à D, F, et Dieu parce qu’il
est derrière tout cela, Dieu mène le jeu des pions que nous sommes pour lui. Sauf que Dieu
n’est pas un barbare, il est celui qui me sauvera quand viendra le moment de rendre mon âme.
Dieu m’envoie une épreuve sous le nom de sida, je dois vivre avec le sida le mieux possible,
c’est mon ultime épreuve avant de devenir un ange bien ou mal, ça dépend de ma sagesse ou
de ma méchanceté passée et vécue sur cette terre. Avec tous ceux que je m’empêche de tuer,
Dieu va devoir me choisir une bonne place à côté de lui, enfin pas trop loin de lui, car j’ai
deux ou trois questions à lui poser, j’aimerais lui demander qui je suis tout simplement, qui je
suis et qu’est-ce que je devais faire sur cette planète appelée terre.
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JE SUIS CONSCIENT QUE JE N’AI PAS MA PLACE DANS CE
MONDE DE POUVOIR ET D’ARGENT (1996)
[Cahier 1996D, pages 1-9]
Jeudi 28 mars 1996. Aujourd’hui la vie est difficile à vivre si on n’a pas des revenus stables.
Après une discussion animée avec D au téléphone où je lui disais que désormais je
n’attendrais ni ne demanderais plus rien à eux ni à personne d’autre sur le fric, je suis
conscient que si je devais ralentir mes dépenses, je devrais commencer par ne plus investir
dans le H ni même dans l’herbe ni dans tout ce qui touche de loin ou de près aux plaisirs,
pourtant je suis conscient que l’homme est à la recherche du bonheur, donc qu’il a des
attentes et certaines attentes peuvent passer par la drogue, résultat pour pas dépenser trop je ne
dois plus me faire plaisir et dans un an à ce train-là je me fous en l’air car je trouverai la vie
fade.
Dimanche 31 mars. La vie que je mène actuellement ne me va pas, j’en reviens toujours au
même problème, l’argent. Il y a certainement un pays ou une région dans ce monde qui se
fout de l’argent ? Ça doit être une tribu ancienne qui vit dans une quelconque forêt au bout du
monde, un lieu saint et un lieu sain où il n’y a pas besoin, pour être bien, de l’argent, ça doit
exister certainement.
Je suis conscient que je n’ai pas ma place dans ce monde de pouvoir et d’argent, le problème
c’est que je ne sais pas où est mon monde exactement. J’ai peur de dire cela, mais je ne crois
pas que je pourrai trouver mon idéal ou même me trouver par moi-même. Tout à l’heure, je
voulais tout laisser tomber, tout laisser choir, tout quitter et ne rien emmener avec moi, partir
pour une vie meilleure et laisser tout derrière moi pour ne jamais y revenir. J’en ai aussi marre
de faire du mal à mes amis, D qui crève chaque jour un peu plus de me voir toujours dans mes
problèmes, il me dit souvent qu’il aimerait que mes problèmes s’arrêtent, que je sois enfin
heureux. Je sais qu’il est sincère pour ce qu’il me dit, mais la vie l’a décidé autrement. F aussi
voudrait que mes problèmes arrêtent, ce sont bien les seuls à être encore intéressés par moi.
Pourtant eux au moins ils me connaissent bien et ils pourraient être dégoûtés de moi, après
tout ce que je leur ai fait subir depuis 1992. Depuis 5 ans, ils n’ont connu de moi que des
soucis soit de travail, d’argent, de logement, de santé, de désespoir. Je les ai insultés, battus,
fait pleurer, etc etc. Et pourtant, ils sont encore là fidèles dans leurs façons de faire avec moi.
Ils m’aiment comme au premier jour de notre rencontre. Que je sois séropositif ou non ils
n’ont rien changé dans leurs façons vis-à-vis de moi. Et moi, malgré leur présence je n’arrive
pas à être heureux et à les rendre heureux. Dans ce monde ici-bas, ça ne sert à rien de vouloir
plus qu’on a déjà, comme ça ne sert à rien de vouloir vivre pour réussir car le résultat est le
même pour tout le monde. Bien sûr on peut essayer d’améliorer notre ordinaire en mettant de
l’argent de côté au cas où. Mais à moi, à quoi ça va me servir de gagner de l’argent si je ne
veux pas rester parmi la société qui m’étouffe à petit feu et ça depuis des lustres ?
J’ai oublié ce que voulait dire être heureux, bonheur, plaisir, rire, espoir, envie. Je ne côtoie
dans ma vie que la tristesse, la solitude, l’ennui, les malheurs, la souffrance, le désespoir et
l’envie de tout arrêter. Est-ce pour cela que mes parents m’ont mis au monde ? De leur plaisir
de faire l’amour est sorti un être qui ne comprend pas ce qu’il lui arrive et qui a toutes les
peines du monde à faire sa place dans ce même monde.
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Un jour, je serai enfin libéré de toute cette souffrance, je ne sais pas encore comment je serai
assouvi, mais là n’est pas ma question. Ma question est : qui suis-je ? Et où vais-je ? Et
qu’est-ce que je dois faire pour être mieux ? Voilà les trois questions qui me préoccupent
désormais. J’ai fait un pacte d’honneur avec D pour ne pas baisser les bras trop facilement,
mais à quoi bon persister, pour moi il est déjà trop tard, enfin je le crois mais je ne l’espère
pas.
Demain est un autre jour, une autre semaine, un autre mois, si je dois vivre encore longtemps
autant que ça soit dans de bonnes conditions. Et si je pensais à moi avant de penser toujours
aux autres, et si je me faisais du bien à moi avant de penser toujours aux autres, les autres que
je mets dans le même sac, sauf ceux et celles que je respecte parce qu’ils ne m’ont pas montré
du doigt. Je peux les compter sur mes deux mains. Mais tous les autres comptent-ils vraiment
pour moi ? Et est-ce que je compte vraiment pour eux ? Certainement pas, c’est d’eux que je
dois me libérer et ne plus avoir honte ni leur rendre de comptes. Est-ce qu’eux-mêmes m’en
rendent, non que je sache.
Je suis à la recherche du bonheur et du repos, aussi du plaisir sans limite. Alors pourquoi je ne
le fais tout simplement pas, rien que pour moi et les gens avec qui je suis et qui se trouvent
bien avec moi, pourquoi je devrais toujours tout gâcher sur un coup de tête, parce que rien ne
marche comme je l’ai décidé.
J’AURAI QUAND MÊME BIEN VÉCU DANS L’ENSEMBLE (1996)
[Cahier 1996E, pages 6-12]
Lundi 13 mai 1996. Je ne suis pas allé travailler ce matin, pour aller faire des prises de sang à
côté de chez moi. Répétition cet après-midi avec les frères rastas.
Mardi 14 mai 1996. Je n’ai aucune volonté, déjà hier j’ai manqué mon travail à l’issue du test
sanguin où je n’ai pas été d’ailleurs. Et ce matin ça me fait le même coup sauf qu’aujourd’hui
il pleut et que ça me donne de moins en moins envie d’aller travailler sous cette flotte qui me
glace le sang. En plus je viens de me fumer un spliff d’africaine et je n’ai plus du tout envie
de bouger ni pour le travail ni pour aller passer des tests qui de toute façon ne changeraient
rien au cours des choses. En fait cela a aucune importance ! Si je dois mourir demain ou
même aujourd’hui, j’aurai quand même bien vécu dans l’ensemble. Il y a plus malheureux
que moi, j’ai eu la chance d’être né dans une famille nombreuse. J’ai eu la chance d’aller dans
plusieurs écoles privées. J’ai eu la chance d’avoir un père noir et une mère blanche. J’ai eu la
chance de pouvoir voyager très jeune pour aller dans les quatre coins de la France grâce à mes
parents. J’ai eu la chance d’avoir des frères et des soeurs qui se sont pris des roustes à ma
place. J’ai eu la chance dès l’âge de 12 ans d’aller pour la première fois dans le pays de mon
père en Martinique où j’étais doublement content car j’avais école privée à cette époque en
métropole. J’ai eu de la chance d’avoir un père qui travaillait dans une banque à Paris dans la
grande capitale. Plus tard j’ai eu la chance de me rebeller et de faire ce que j’avais décidé de
faire. J’ai eu la chance de m’être toujours plus ou moins démerdé dans la vie. J’ai eu la chance
d’en baver dans mes moments de très grosses galères d’argent et d’identité et existence. J’ai
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eu la chance et pas la honte de coucher avec des hommes parfois pour avoir de l’argent,
parfois aussi pour avoir seulement de l’amour et qu’on fasse attention à moi un peu. J’ai eu de
la chance de pouvoir rencontrer différentes personnes dans ma vie, qui m’ont fait découvrir
d’autres choses dans l’art : la peinture, la musique, les chants, la danse africaine, l’écriture, le
sport. J’ai eu la chance d’avoir eu un corps déjà parfait et de le savoir et le faire voir. J’ai eu la
chance de me faire des vrais amis-es à qui je puisse quelquefois avouer mes joies et mes
peines et sur qui me reposer. J’ai eu la chance en quelque sorte d’être allé en prison car moi je
peux en parler et j’ai aussi vu où était mon idéal, en prison ou en liberté. J’ai eu la chance de
rencontrer des hommes qui m’ont aimé vraiment et vice-versa pour me dire les mots qui
sécurisent et les actes qui guérissent. J’ai eu de la chance entre autres de faire différentes
occupations bénévoles et payées dans ma vie.
Bénévole : garder des enfants, garder les chiens des autres, faire des croissants et du pain,
réconforter les cœurs brisés, rentrer dans différentes associations d’aide humanitaire (Moi
sans toit) pour rapporter du pain et des gâteaux mais aussi du respect à toutes les personnes
qui m’entouraient (je parle des malheureux), ou soigner et aimer n’importe quelle bestiole,
petite ou grosse, belle ou laide, gentille ou méchante, domestique ou sauvage.
Payé : plomberie, barman, semi-poule, palefrenier, modèle espace photos, distributeur de
prospectus, jardinier, musicien, décorateur et régisseur dans un court métrage, peintre en
bâtiment, animateur de centre aéré et de colonie de vacances, coiffeur pour dames, aide
vétérinaire de campagne, vendangeur (raisins, pommes, canne à sucre), travailler dans les
forêts, et j’en passe.
Aujourd’hui et depuis presque trois ans je voyage jusque de l’autre côté de l’Atlantique, j’ai
des personnes que j’aime terriblement et que je ne dénigrerais pour rien au monde ni pour
personne. Je travaille à mi-temps, je fais de la musique que j’aime, j’essaie mais c’est pas
facile de respecter tout le monde pareil. J’aime une fille ou plutôt son souvenir d’avoir passé
trois heures seulement assis à l’arrière d’un avion en train de fumer cigarette sur cigarette et
de raconter notre vie et nos envies suivi de nos adresses. Je fume depuis pas mal de temps, j’ai
ri beaucoup avec cette saloperie d’herbe guérissante, bonne pour l’homme comme pour
l’animal, parfois meurtrière pour les cons qui fument sans comprendre que ça n’est pas
seulement une drogue pour manger ou dormir ou se marrer comme un con en racontant aux
autres ce que la drogue lui fait comme effets. Ils parlent de voir des éléphants roses. Ils disent
qu’ils sont en train de voler. Ils disent des choses qui n’ont ni queue ni tête. Ils disent qu’ils
sont très cools, dès qu’ils voient un film d’action à la télé ils veulent faire pareil dans la rue.
Ils disent qu’ils fument pour oublier, ils disent que ça les aide à vivre, mais moi ça me fait
marrer.
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FAIRE BÊBÊBÊBÊ COMME UN MOUTON, CE N’EST PAS MA
PERSONNALITÉ (2009)
[Cahier 2009B, pages 1-7, 52-61]
Mardi 1 décembre, hôpital, à 07H18 du matin. Comme tous les matins, on me réveille à 7H
pour prendre ma température et ma tension. Puis à 8H vient le petit déjeuner qu’on peut
choisir, café, café au lait, thé, pain, sucre, beurre. À 10H30, je descends faire ma séance de 20
minutes de rayons laser, où je suis couché sur le dos attaché par une coque en résine faite
spécialement à la taille de mon torse, froide et rigide, je ne peux plus bouger d’un poil. Puis je
remonte en chambre, seul ou accompagné, cela dépend de mon état.
Depuis que j’ai attrapé l’infirmière qui m’a gueulé dessus parce que je refusais de manger
mon plat trop épicé, j’ai vu beaucoup de psy, la première une femme blonde au gros cul m’a
écouté puis m’a donné à boire 10 gouttes de calmants. C’est sensé me mettre sur les genoux.
Mais les infirmières prennent des initiatives en augmentant les doses, comme par exemple 20
gouttes au lieu de 10. Du coup, je ne me sens pas bien du tout. C’est pourquoi hier soir j’ai
viré dans les chiottes ce breuvage explosif illico presto, une parole est une parole.
Il me reste encore deux semaines de laser à faire à l’hôpital, j’ai déjà effectué trois semaines,
puis je vais avoir 15 jours de répit, je ne me rappelle plus si je rentre chez moi ou pas. D m’a
fait signer une décharge pour que Faya [berger malinois] soit placé ailleurs chez des gens bien
avec grand jardin, etc etc. Je suis triste et en même temps je suis soulagé de ne plus avoir à
m’en occuper car je ne le peux plus, dorénavant je n’aurai plus de chien ou chat c’est trop
much !
Vendredi dernier j’ai eu de la visite inattendue, D mon cher ami de toujours et ma frangine G
que je ne savais pas sa venue. J’ai pleuré, beaucoup de bonheur de les revoir tous les deux là
devant moi pour de vrai. Ils ont logé chez moi l’espace d’une seule nuit puis s’en sont repartis
pour reprendre leur vie. G m’a dit qu’elle reviendra me voir chez moi avec d’autres gens de
ma famille à moins que ça soit moi qui monte à Paris si je peux.
Ma vie à l’hôpital n’est pas de tout repos, car n’ayant pas l’habitude de recevoir des ordres ou
suivre des directives de quiconque, je finis par me faire plus d’ennemis que d’amis. Les
femmes en blanc profitent que je sois en fauteuil roulant ou couché pour me faire des
malheurs. Par exemple à mon réveil, elles hésitent pas à ouvrir ma porte de chambre en grand
en gueulant le plus fort possible « réveil », en allumant la grande lumière, en bousculant mon
sommeil. Cela me rappelle ma propre mère qui autrefois nous réveillait frères et sœurs étant
petits (je ne peux pas supporter ce comportement de sauvage).
Ne pouvant pas obtenir de chambre en cancérologie, on m’avait placé au 3ème étage en gastro.
L’enfer pour moi je vous l’assure, trois femmes s’acharnèrent à me pourrir mes séjours parmi
elles, alors que toutes les autres étaient des anges avec moi. Je suis devenu un légume mais
j’ai toute ma tête et donc quand ça ne va pas j’ai pas ma langue dans ma poche.
Il est maintenant 9H46 et si rien n’a changé je devrais faire ma séance ce matin à 10H30. Je
ne suis pas allé aux chiottes encore ce matin, espérant que je n’aurais pas envie pendant que je
serai sur la table, cela dit j’ai une grosse couche en permanence sur moi au cas où !
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Il me tarde de rentrer chez moi, de laisser derrière moi l’hôpital, les médicaments, la mauvaise
bouffe, les médecins qui me prennent la tête. Toutefois je vais reprendre contact avec le
toubib du VIH car j’ai envie de revenir indétectable comme avant.
D’après R [médecin spécialiste en oncologie] il y aurait pas mal de monde qui aimerait me
rejeter d’ici à cause de mon caractère difficile. C’est sûr je ne suis pas un ange, mais il y a pire
que moi. Après l’hôpital, je ne sais pas ce que je vais faire, Martinique, Paris, Paris,
Martinique, cela reste encore un mystère.
Le psychiatre mec est allé chialer auprès de R parce que j’avais refusé de prendre les gouttes !
Elle m’a fait du chantage, gouttes contre le fait de me garder ici. Mort de rire, franchement ce
mec-là est un minable de chez minable. Les psy ce sont des mecs et nanas qui n’ont pas pu
aller plus loin que la psychologie. Demain je dois aller voir T [médecin spécialiste du VIH] au
5ème, au moins avec lui je suis sur la même longueur d’onde.
Samedi 19 décembre 2009 à 08H53. Bon j’ai petit déjeuné ce matin sans avoir vraiment faim.
Quand la meuf est venue me gueuler dans les oreilles : Petit déjeuner, que voulez-vous ? Mi
réveillé mi endormi je me disais : quelle saloperie je vais découvrir sur le plateau ? On
pourrait croire qu’à l’hôpital tout le monde est gentil avec les malades, ça c’est dans la télé.
Parce qu’en réalité, ici du moins, rien ne se passe comme cela, il y a de la vacherie en
permanence entre malade et femmes de service, ou entre malade et infirmières.
9H09. Toute cette semaine et à chaque grand repas, je n’ai fait que commander mes repas
chez le traiteur du coin [en particulier pizzas, ou hamburgers et frites, apportés de l’extérieur].
10 euros par ci, 10 euros par là, je me suis restauré avec goinfrerie et sans mesure. Ici, j’ai
résolu par moi-même mes problèmes de digestion répétés. Ça fait une semaine que mes selles
sont devenues dures, alors qu’avec la bouffe de l’hosto j’étais toujours en diarrhée acide et
répétée. Donc, midi et soir traiteur, ils sont hallucinés ici : mais d’où sort-il tout ce fric ? Eh
oui bouffonne, je me procure du H ou du cannabis qu’on m’apporte jusque dans ma chambre.
Les peu de gens qui me l’apportent sont des gens non recommandables, des dealers, ou des
tueurs, des hommes de main. Le bruit court dans les couloirs qu’en fait je serais un caïd et que
je fais ce que je veux là où je me trouve. Les neuneus, ils inventent n’importe quoi, ils me
prêtent des rôles de mafia en veux-tu en voilà, c’est à celle qui me dressera le plus noir des
tableaux. Pour eux ou elles, le fait de remettre en cause l’autorité des toubibs dépasse toutes
les lois de la compréhension. Les toubibs justement ne se prennent pas pour des merdeux, ils
ont l’habitude qu’on leur dise oui madame ou non monsieur. Quand ils rentrent dans ta
chambre pour les visites du malade, si le malade est couché dans son lit les toubibs ne se
sentent plus de supériorité devant toi. Ils disent à chaque fois que des mensonges, te parlent
dans un langage codé que moi je ne comprends pas. Ils me fatiguent plus de les écouter et
donc m’énervent deux fois plus vite.
La dernière fois, ils étaient rentrés à cinq dans ma piaule, au milieu trônait cette femme chef
de service qui s’est permise de m’engueuler parce que disait-elle j’avais pas fait signer mon
bon de sortie pour l’autorisation du vendredi soir au dimanche soir. Il se trouve que je suis
rentré en réalité le lundi matin à 10H. Tellement j’étais énervé contre cette salope en blanc, je
me suis levé, tout debout c’est pas pareil que tout couché. Hop ! la voilà qui disparaît déjà
dans le couloir. Je l’appelle, lui balance : Attends, pourquoi tu pars, on va discuter les yeux
dans les yeux, on va parler de femme à homme. Sur ma table, un paquet de clopes ouvert, j’en
saisis une (là, à ce moment-là j’étais bien remonté), la porte à ma bouche, l’allume devant
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toute l’autorité de l’hôpital. La chef est hors d’elle. Comment un simple malade peut-il défier
autant l’autorité (mais voilà le malade maintenant debout impressionne par sa stature,
2 mètres zéro deux, c’était plus facile couché). Elle me dit : Monsieur M il est interdit de
fumer dans les chambres. Je la regarde dans les yeux et lui réponds : Je m’en fous madame,
j’étais tranquille, j’étais peinard devant la télé, vous rentrez et tout de suite vous jouez à la
petite chef en me parlant comme si j’étais qu’un paquet de merde. – Monsieur M vous allez
faire exploser l’hôpital. – Madame, je m’en fous de ce que vous me dites, car vous voyez,
vous êtes encore là !
En fait je me faisais le simple kiffe de faire tous les interdits rien que pour remettre sa très
sale autorité déplacée. Si tu viens à moi, que je suis open et couché, ne commence pas à venir
avec ta hauteur et tes façons d’aristo. Je ne suis ni ton chien, je ne suis ni ton valet. Tu me
parles et de plus en plus ta voix monte jusqu’à me sortir des énormités, tel que j’ai fugué en
ne faisant pas signer la feuille de sortie. Putain, je m’en bats les couilles moi de ta signature
sur un papier, je suis d’abord un homme libre qu’aucune administration ne peut retenir.
Monsieur M vous êtes un fuyard ! Putain je me lève, je n’en peux plus de celle-là, elle me met
les nerfs à vif, je saisis au passage une clope, hé ! attends pourquoi tu pars, viens me parler.
Dans les cinq toubibs qui étaient présents, il y avait aussi un interne mec, avec qui je parlais
parfois. Il me sort : Tu lui fais peur. – Ah bon ! Pourquoi ? – Parce que tu te lèves l’air
menaçant, tu allumes une clope dans ta chambre, risquant de tout faire péter, tu impressionnes
les gens parce que tu es grand. – Maintenant que je suis debout, qu’elle revienne parler avec
moi, nous sommes dans la même position. Hop ! je vais la chercher dans le couloir, sans ma
clope, je lui balance : Si j’avais été un fuyard, reconnaissez que je ne serais pas rentré lundi
matin ! La pauvre toubib me regarde à nouveau de haut car je la poursuis assis dans le fauteuil
roulant. Elle ne sait pas quoi répondre, elle secoue la tête, elle fait des grands gestes, recule et
revient. Tout cela en un court instant, l’espace d’une minute peut-être. Je suis à la télé. Je
regarde une nana qui refuse d’admettre les faits, la vraie raison de ce brouhaha est simplement
leur autorité de médecins.
Le papier jaune que je n’ai pas fait signer vendredi soir a déclenché une cascade de
malentendus pour aboutir à un seul mot : je suis un fuyard ! J’ai bien l’impression qu’elles ne
savent pas le sens réel du mot fuyard. Des fuyards comme moi, ça doit pas courir les rues. En
vérité, j’ai préféré lâcher l’affaire, j’étais en présence d’une neuneu en blanc, inutile de lui
faire entendre raison, j’ai préféré pousser seul mon fauteuil en direction opposée des relous.
Depuis de mon côté je suis devenu le caïd, mort de rire, il y a eu des menaces, des prises de
chantage d’eux comme quoi ils vont me virer. Je leur ai répondu : Allez-y, avec grand plaisir !
Ce n’est que des mots pour voir si cela m’impressionne. Les cons, ils ont réveillé le dragon
qui dormait en moi. Grâce à eux et elles toutes ils m’ont passé les pleins pouvoirs. Je suis
devenu malgré moi l’intouchable. Aucune menace, aucun chantage, aucune autorité ne
m’effraie. C’est moi Dieu !
10H37. J’en suis à ma combien de clopes ? Aujourd’hui il y a du soleil, mais dehors je sais
qu’il caille, j’ai pas envie de sortir m’aérer les neurones. J’entends qu’on pousse dans le
couloir un chariot, chariots de couches, chariots de bouffe, chariots divers. J’en sais rien en
fait, ça devient comme un jeu dans ma tête, essayer de deviner les chariots qui passent à
proximité de ma chambre.
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Putain de caïd ! Une femme de service frappe et rentre dans la chambre, elle me demande ce
qu’elle doit ôter de ma table à manger, je lui dis : Tout. – Même la pizza d’hier soir ? J’hésite,
je bégaye et réponds finalement : Oui, tout ! Elle me demande sans me regarder : est-ce que
j’ai besoin d’autre chose ? Je me tourne vers la fenêtre et lui balance : Oui, du soleil et la
plage qui va avec. Elle sourit derrière son masque blanc en me disant qu’elle a une semaine de
vacances et qu’elle les a passées chez elle au froid clouée au lit malade. La pauvre petite !
Moi, ça fait un mois et demi que je suis là.
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