Jean Giraudoux:
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Jean Giraudoux:
Jean Giraudoux: la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre Approches littéraires Collection dirigée par Maguy Albet Dernières parutions A. CHRAÏBI, C. RAMIREZ, L 'héritage des Mille et une nuits et du récit oriental en Espagne et en Occident, 2009. Gloria SARA V A Y A, Un dialogue interculturel, 2009. Nelly MAREINE, Henri Miller, Blaise Cendrars. Deux âmes sœurs,2009. Christian PA VIOT, Césaire autrement. Le mysticisme du Cahier d'un retour au pays natal, 2009. Liza STEINER, Sade-Houellebecq, du boudoir au sex-shop, 2009. Jamal ZEMRANI, Sémiotique des textes d'Azouz Begag, 2009. May FAROUK, Tahar Ben Jelloun. Etude des enjeux réflexifs dans l'œuvre, 2008. Christian MBARGA, Emile Zola: les femmes de pouvoir dans Les Rougon-Macquart, 2008. Jeanne FOUET-FAUVERNIER, La Mère du printemps, de Driss Chraibi. Etude pédagogique, 2008. Émeline PIERRE, Le caractère subversif de la femme antillaise dans un contexte (post)colonial, 2008. Eric SHIMA, A. Césaire, Cahier d'un retour au pays natal et Tchicaya U Tam 'si. Approche comparative, 2008. Claude LEIBENSON, Federico Garcia Lorca: images de feu, images de sang, 2006. Charles SALE, Calixthe Beyala. Analyse sémiotique de « Tu t'appelleras Tanga », 2005. Peggy RAFFY, L'univers d'Axel Gauvin, 2005. Aminta DUPUIS, L'Initiation de Faust et de Parzival. La quête du Graal. Une voie moderne de connaissance et d'amour, 2005. Abdelhaq ANOUN, J.-M Le Clézio. Révolutions ou l'appel intérieur des origines, 2005. Sabine van WESEMAEL, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, 2005. M. M'RAIHI, Ismail Kadaré ou l'inspiration prométhéenne, 2004. y. PENG, La Nation chez Alexandre Dumas, 2003. Élodie RA VIDA T Jean Giraudoux: la crise du langage dans , La guerre de Troie n'aura pas lieu et Electre t r~' 1y/ Hf.arn1attan <9 L'HARMATTAN, 2010 5-7, me de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairiehannattan.com [email protected] hannattan1@wanadoo.& ISBN: 978-2-296-11378-7 EAN:9782296113787 INTRODUCTION L e langage dramatique est une notion complexe. Selon Larthomas', il est un compromis entre l'écrit et le dit. Il est écrit pour être joué. Cependant, quand le dramaturge écrit son texte, il cherche aussi à retrouver le naturel des conversations, le langage théâtral n'est donc pas un langage écrit, il est à la jonction entre l'écrit et l'oral. Giraudoux, quant à lui, se démarque de cette définition du langage dramatique. Le théâtre giralducien ne renonce ni aux figures de style traditionnelles ni aux éléments grammaticaux que met à sa disposition la langue écrite. Le théâtre doit être écrit et non pas parlé car tout théâtre digne de ce nom trouve sa place dans une bibliothèque et utilise pleinement les ressources de la langue littéraire: « le vrai théâtre est dans les bibliothèques» affirme Giraudoux dans une interview en 19332. De même, pour Pierre Brisson, « les grandes œuvres dramatiques demeurent des œuvres de bibliothèque, la représentation n'est pour elles qu'un surcroît ».3 Le théâtre, selon notre dramaturge, doit être applaudi mais sa lecture est tout autant un plaisir que sa représentation. Si une pièce de théâtre a sa place dans une bibliothèque, son écriture se rapproche de celle du roman: le style théâtral, pour le dramaturge, se confond même avec le style I 2 LARTHOMAS, Pierre, Le langage dramatique, Paris, A. Colin, 1972, p. 25. Interview de Henry Milan, Le jour, 24 octobre 1933. 3 DAWSON, Bret, «théorie du langage et problème Giraudoux, nOlO, Grasset, 1981, p. 17. de mise en scène », cahier Jean 5 Jean Giraudoux: la crise du langage dans « La guerre de Troie n'aura pas lieu» et « Électre» romanesque. Au cours d'une interview radiodiffusée, il explique que « théâtre et roman n'impliquent absolument aucune différence d'imagination [...] L'écriture est absolument la même ».4 On comprend donc que Giraudoux n'écrit jamais directement pour la scène et ne visualise pas la représentation. En effet, pour ce dernier, le texte prévaut au détriment de toute forme d'expression plus proprement scénique. Pour Larthomas, la parole s'intègre dans un système de signes5 non verbaux (éléments visuels, gestes, jeux de physionomie, danse, décor, lumière, musique, costumes,...) C'est ce qu'il appelle les «signes paraverbaux ».6 À ce sujet, deux théories s'opposent: d'un côté, quatre metteurs en scène (Baty, Dullin, Pitoëff, 4 Ibid., p.18. Jean Giraudoux pensait même, au début de sa carrière théâtrale, qu'il n'y avait pas une écriture théâtrale spécifique, distincte de l'écriture des autres genres: « Pour moi, dilil, en 1931, il n y a pas de texte particulier à la scène, pas de forme proprement théâtrale. » En cela, il s'oppose complètement à la théorie de Larthomas sur le langage dramatique. Il confond écriture romanesque et écriture théâtrale, ses romans seraient même une sorte de texte théâtral en puissance: « Il n y a qu'à lire mon livre tout haut, ainsi les lecteurs entendront comme au théâtre. Ils comprendront tous les signes écrits comme s'ils étaient parlés ». (MOUSTIERS, Yvonne, « Dans les couloirs d'un théâtre, Jean Giraudoux nous parle du roman », les Nouvelles littéraires, 15 avril 1939). 5 Qu'est-ce qu'un signe? Pour définir le mot « signe », je me suis appuyée sur l'ouvrage d'Anne UBERSFELF, Lire le théâtre (vol 1), Paris, Belin, 1996, p. 25, « le signe au théâtre ». Ubersfeld reprend tout d'abord la définition saussurienne du signe: le signe désigne une unité d'expression du langage, (on parle communément d'un mot) composée de deux parts: un « signifié» (le concept) et un « signifiant» (la forme sonore ou « l'image acoustique »). De plus, Ubersfeld explique que « la caractéristique du signe linguistique est son relatif arbitraire, c'est-à-dire l'absence de rappart visible entre le signifiant et le référent. Le mot "chaise" ne ressemble pas à une chaise ». Le référent est l'élément à quoi renvoie le signe dans le procès de communication. Le langage est un système de signes qui sont des messages destinés à la communication. C'est la définition du langage dramatique proposée par Barthes: « [Le théâtre] se met à envoyer à votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier qu'ils sont simultanés et cependant, de rythmes différents; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps six ou sept informations (venues du décor, du costume, de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole) mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes ». (LARTHOMAS, Pierre, op. cit., p. 436; l'expression « en même temps» et les verbes « tiennent et tournent» sont soulignés par Larthomas dans le texte). On distingue les signes verbaux (la parole) des signes non-verbaux, qui renvoient à tout ce qui n'appartient pas à la parole (décor, gestes, mimiques, costumes, éclairage,...) mais qui signifient quelque chose et qui font sens. 6 LARTHOMAS, Pierre, op. cit., p.48. 6 Introduction Jouvet) servent le texte, «se soumettent au texte» si l'on reprend l'expression de Jouvet. Il faut écouter le texte et refuser tout «signe paraverbal » capable de détourner le texte originel. La représentation est une caisse de résonance du texte et rien de plus. De l'autre côté, dans Le théâtre et son double, Antonin Artaud propose un théâtre de provocation sans aucun respect des auteurs ni des textes. Il refuse le « textocentrisme » des metteurs en scène du début du XXème siècle et préconise le recours à d'autres moyens d'expression que la parole: la pantomime, la danse, les bruitages, ... Giraudoux, quant à lui, s'oppose à cette théorie d'Antonin Artaud et se rallie aux idées de Jouvet. Le dramaturge va même jusqu'à condamner les «signes paraverbaux ». «Jouer» signifie « interpréter », c'est-à-dire selon Jouvet, «forcer le texte vers l'intelligence que lui-même en prend ».7 Samson Fainsilber, qui a incarné le personnage de Jean dans Judith se souvient encore des répétitions où Giraudoux répétait sans cesse aux acteurs de ne pas « expliquer» son texte. L'important n'est pas le jeu des acteurs mais le texte. Le texte de théâtre se passe de toute interprétation volontaire ou non, de toute mimique, de toute toux, ou de tout bégaiement qui risquerait de le dénaturer et d'en fausser le ton. Le comédien dans L'impromptu de Paris, à l'acte I, scène 3, n'est que « la statue à peine animée de la parole »8. Le décor est peu important, le seul qui compte, c'est le décor verbal. À ce sujet, Giraudoux, dans Littérature, explique que: « [Le Français] croit à la parole et il ne croit pas au décor. Ou plutôt il croit que les grands débats du cœur ne se règlent pas à coup de lumière et d'ombre, d'effondrement et de catastrophes mais par la conversation. [...] L'action théâtrale consiste pour lui non pas à se soumettre à un massage forcené de vision et d'émotion presque physique d'où il sort exténué, comme du hammam, mais de brancher ses soucis et les conflits de sa vie et de son imagination personnelle sur un dialogue modèle qui peut les élucider »9. Surcharger un texte d'éléments de décoration, en faire un spectacle, c'est dépasser le texte pour en faire une interprétation, ce qui, en fin de compte, l'appauvrit. Le texte de théâtre se passerait donc de toute interprétation par le jeu des acteurs. Même si le langage verbal constitue notre étude principale, nous tenterons d'aborder le langage gestuel dans les didascalies fussent-elles relativement pauvres chez Giraudoux. 7 S 9 DAWSON, Bret, op. cit., p. 20. GIRAUDOUX, GIRAUDOUX, p.280-281. Jean, L'impromptu Jean, Littérature, de Paris, Paris, Le livre de Poche, [Grasset, 1941], Folio, essais, 1991, p.690. n023?, Gallimard, 1994, 7 Jean Giraudoux: la crise du langage dans« La guerre de Troie n'aura pas lieu» et « Électre» Pour combler l'absence de certains « signes paraverbaux », le dramaturge fait souvent des descriptions d'objets ou de décors; en effet, c'est le texte qui est spectacle au théâtre. Les mots sont eux-mêmes une fête. Le style du dramaturge est un langage mosaïque où les tons, les registres et les genres se mélangent: la sentence se mêle à l'ironie, les scènes de vaudevilles aux scènes pathétiques, la familiarité, l'oralité à l'élégance et au poétique, les anachronismes sont nombreux, le comique côtoie le tragique. La guerre de Troie n'aura pas lieu et ÉlectrelO, qui font l'objet de notre étude, sont deux tragédies qui n'excluent pas le comiquell. Ce langage pluriel, fait de tensions car il rapproche des notions relativement opposées, devient fantaisiste mais aussi énigmatique pour les personnages et le lecteur. Les personnages ne se comprennent plus, ne parviennent plus à communiquer. La tragédie devient le lieu par excellence d'une crise langagièrel2. Cependant, ce langage ambivalent n'est pas gratuit, plus les personnages parlent, plus le destin s'acharne sur eux, plus ils se querellent, plus la catastrophe s'abat sur eux. Dans La guerre de Troie n'aura pas lieu, c'est parce que les personnages s'opposent au sujet de la guerre que celle-ci advient; de même, dans Électre, c'est parce que les personnages se disputent au sujet d'Argos que celle-ci est finalement incendiée et détruite. Le langage, même s'i! est en crise, a donc un sens. Il influe sur l'action et a une visée pragmatique. Ainsi, on peut se demander en quoi les tensions du langage giralducien, tour à tour poétique, fantaisiste et trivial, sont le ressort privilégié du tragique. Si La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre sont deux tragédies fondées sur des conflits langagiers et symbolisent des espaces de la noncommunication et de l'incompréhension, le langage est aussi le moteur du tragique dans ces deux pièces. Elles créent même une ({nouvelle forme de 10Jean Giraudoux, Théâtre complet, Paris, Le Livre de poche, collection « La Pochothèque », édition de Guy Teissier, 1991. Toutes les références renvelTont à ce volume. 11La tragédie n'exclut pas le comique pour Giraudoux: La guerre de Troie n'aura pas lieu est une « tragédie-comédie» et Électre, « une tragédie bourgeoise ». 12 L'expression « la crise du langage» est une formule de Caroline Veaux dans l'ouvrage VEAUX, Caroline et VICTOR, Lucien, La guelTe de Troie n'aura pas lieu et Électre de Jean Giraudoux, Neuilly, Atlande, Clefs concours, 2002, p.139. 8 Introduction tragique» 13 qui repose sur une crise du langage et ouvre la voie de l'absurde. 13 L'expression est de Laure Himy-Piéri dans D'ALMEIDA Pierre et HIMY-PIÉRI Laure, Électre La guerre de Troie n'aura pas lieu, analyse littéraire et étude de la langue, Paris, Armand Colin, 2002, p. 143. 9 PREMIÈRE DES CONFLITS PARTIE LANGAGIERS SOURCES DE NON-COMMUNICATION ET D'INCOMPRÉHENSION Des conflits langagiers sources de non-communication et d'incompréhension O n considère généralement que la tragédie est liée à la fatalité: elle mène un personnage à une fin irrévocable, contre laquelle il va lutter jusqu'au bout mais en vain. Giraudoux, lui-même, dans Littérature, définit la tragédie comme « l'affirmation d'un lien horrible entre l 'humanité et un destin plus grand que le destin humain.. c'est l 'homme arraché à sa position horizontale de quadrupède par une laisse qui le retient debout, mais dont il sait toute la tyrannie et dont il ignore la volonté ».14Cette définition traditionnelle de la tragédie s'applique à nos deux pièces. Dans La guerre de Troiel5 et Électre, les personnages sont soumis à la fatalité, le destin est incarné par la métaphore du tigre qui dort dans l'acte I, scène 1 de La guerre de Troie et par les Euménides qui grandissent tout au long des deux actes dans Électre. Cependant, à l'affrontement des forces et des passions, Giraudoux substitue les joutes de langage. Les personnages tentent en vain de combattre le destin par le dialogue: Hector, pour sauver la paix, cherche à faire entendre raison à ceux qui défendent la guerre, Égisthe essaie de convaincre Électre d'épargner Argos. Néanmoins, toutes les tentatives d'instaurer un dialogue sont vouées à l'échec: les personnages ne se comprennent pas, n'arrivent pas à communiquer et se querellent sans cesse. Ainsi, La guerre de Troie et Électre sont des tragédies qui reposent essentiellement sur des conflits langagiers. 14Giraudoux, Jean, op. cil., p. 292. 15 Nous utiliserons systématiquement l'abréviation intitulée La guerre de Troie n'aura pas lieu. «La guerre de Troie» pour la pièce 13 Jean Giraudoux: 1 la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre Des combats de paroles 16 Les deux pièces mettent en scène des personnages qui s'affrontent et se contredisent. On se bat par les mots, tout est prétexte pour se disputer. Il n'y a plus d'action, les scènes sont des duels verbaux, proches de « l'agôn >P des tragédies antiques. Le théâtre de Giraudoux est une logomachiel8, un véritable combat de paroles. Dans La guerre de Troie, acte II, scène 13, « le combat d'où sortira ou ne sortira pas la guerre» est un « combat de paroles. » Une scène est une « explication» selon Hélène à la scène 8 de l'acte II ou « une rage d'explications et de querelles» qui amène les personnages « à s'expliquer jusqu'au sang» à l'acte II, scène 7 d'ÉlectreI9. Il est plus important de disputer que d'agir, c'est pourquoi nos deux pièces sont toujours fondées sur l'opposition de deux camps irréconciliables. 1.1 Deux tragédies fondées sur l'opposition de deux camps Dans La guerre de Troie et Électre, Giraudoux oppose toujours deux camps. Dans La ~uerre de Troie, les pacifistes affrontept le camp des belliqueux; dans Electre, la justice intégrale, incarnée par Electre, s'oppose à la prospérité économique et à l'intérêt général illustrés par Égisthe. Autour de ces conflits principaux, d'autres camps se forment et s'opposent: on peut remarquer des tensions entre les hommes et les femmes, entre les intellectuels et les généraux, entre la vieillesse et la jeunesse, entre la mère et 16 J'ai choisi d'intituler cette première sous-partie « des combats de paroles» car, dans La guerre de Troie, à l'acte II, scène Il, p.525, Andromaque parle de « combats» quand elle évoque les différentes querelles que son mari Hector a dû surmonter: « tu as encore gagné ce combat ». 17 Le mot « âgon » caractérise une partie de la comédie grecque ancienne: elle se situe entre le prologue et la parados (premier chant du chœur quand il entre dans l'orchestra) et présente un débat entre deux personnages, chacun soutenant une thèse opposée. 18 Le mot « logomachie» vient du grec « logos» qui signifie « discours» et de « makhê » qui signifie « combat ». 19La réplique de Clytemnestre, dans Électre, à l'acte II, scène 7, est très intéressante car elle montre bien que nous sommes véritablement dans un combat de paroles: « Mais etifin quelle est cette rage d'explications et de querelles! Il n y a pas d'êtres humains, dans cette cour, mais des coqs. Va-t-il falloir nous expliquer jusqu'au sang, en nous crevant les yeux? Faut-il nous faire emporter tous trois de force, pour que nous arrivions à nous séparer ». 14 Des conflits langagiers sources de non-communication et d'incompréhension la fille, entre la jeune fille et le roi, etc. Ainsi, il convient de recenser les différents camps qui s'affrontent dans un tableau pour montrer que les scènes se réduisent à des combats de paroles et que le conflit langagier est une constante dans les deux tragédies. 1.1.1 les différents conflits dans La guerre de Troie: Personnages qui s'affrontent Sujet de leur dispute Andromaque et Cassandre Andromaque pense que la guerre n'aura pas lieu, Cassandre pense le contraire. La difficulté à communiquer commence dès la première scène de la pièce avec Andromaque et Cassandre. Andromaque ne comprend pas les abstractions de Cassandre, ce qui force cette dernière à avoir «recours aux métaphores », « aux métaphores pour jeunes filles» (p.474) comme le dit la prophétesse sur un ton ironique. On perçoit d'emblée une tension, un désaccord entre ces deux personnages. 1,3 Hector et Andromaque Hector, de retour de la guerre, parle de son expérience et de ses souvenirs de guerre avec nostalgie: le passé qu'il décrit est nourri par le regret. A contrario, Andromaque redoute la guerre, elle craint l'avenir, son futur empli de désir de paix s'oppose au passé nostalgique d'Hector. 1,4 Hector et Pâris Hector reproche à son frère son histoire avec Hélène et le rend responsable de la guerre. Pâris paraît insouciant. la jeunesse (Hector et Les vieillards sont en adoration devant Hélène. Hector pense que leur attitude est ridicule. Acte et scène I, 1 1,5 Cassandre) et la vieillesse 15 Jean Giraudoux: la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre (les vieillards) 1,6 les bellicistes (Demokos, Priam, le géomètre) et les pacifistes (Hector, Hécube, Andromaque) Les bellicistes et les pacifistes s'affrontent au sujet de la guerre. Hector est l'image de l'ancien combattant, usé par la guerre et qui aspire à la paix. L'ancien combattant, ou plutôt le général expérimenté, s'oppose aux intellectuels et aux bellicistes qui prônent la guerre. Demokos affirme l'impossibilité de communiquer et de pouvoir trouver un compromis: « Cela devient impossible de discuter l 'honneur avec ces anciens combattants» (p.513). Les femmes, en général, échouent dans leur tentative de dialoguer avec les hommes et surtout avec Demokos. Pour celui-ci, les femmes ne peuvent pas comprendre les discours officiels, ni la guerre. Le poète avoue son impossibilité de communiquer avec des personnes qui ne prennent pas au sérieux son discours: « Impossible de les femmes et parler avec ces femmes! » (p.486). Les hommes les hommes et les femmes se querellent aussi au sujet de la définition de la femme. Chaque sexe propose sa définition et se voit contredit par l'autre, Demokos va même jusqu'à s'exclamer: « C'est vraiment pénible de constater que les femmes sont les dernières à savoir ce qu'est la femme! » (p.489). I, 7, 8,9 16 Hector et Hélène C'est aussi autour du personnage d'Hélène que se cristallisent les tensions. Hélène, qUI est à l'origine du conflit grec-troyen, suscite l'opposition des autres personnages. Hector, par exemple, ne parvient pas à faire entendre raison à Hélène et à la renvoyer en Grèce. Elle est insaisissable, Hector réalise qu'il ne peut rien contre « ce bloc de négation qui dit oui» (p.500). Des conflits langagiers sources de non-communication et d'incompréhension II,4 Hécube et Demokos Lors du concours des épithètes, Hécube raille violemment le fanatique Demokos. II,5 Hector, Demokos et Busiris Hector veut que l'on ferme les portes de la guerre, les bellicistes s'y opposent. II,6 Hélène et la petite Polyxène Elles discutent sur le départ d'Hélène. La petite Polyxène demande à Hélène de partir, celle-ci refuse et contredit la petite fille. II,8 Hélène et Andromaque Les femmes troyennes, du côté de la paix, ne parviennent pas à discuter avec Hélène. C'est le cas d'Andromaque. Elles se contredisent par leur vision de l'amour: Andromaque prône un amour qui aspire à l'éternité tandis qu'Hélène symbolise le présent jouisseur. II,9 Oiax et Hector Oiax, violent, cherche à se quereller avec Hector. II, 10 Demokos et Hector Demokos cherche à savoir si Oiax a giflé Hector, ce dernier nie pour éviter la guerre. Derrière le motif de la gifle, on retrouve le conflit guerre/paix. II, 12 Ulysse et les Troyens Le Grec provoque les Troyens sur leurs valeurs, ces derniers s'insurgent. II, 13 Ulysse et Hector La scène 13 est « le combat de paroles, le combat d'où sortira ou ne sortira pas la guerre ». Le dernier conflit oppose Ulysse et Hector, les deux généraux. Hector tente une dernière fois de sauver la paix mais en vain. II, 14 Hector et Demokos Demokos accuse Oiax de l'avoir tué alors qu'il s'agit d'Hector, ce mensonge ultime déclenche la guerre. 17 Jean Giraudoux: 1.1.2 la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre Les différents conflits dans Électre: Personnages qui s'affrontent Sujet de leur dispute I, 1 les petites filles et le Jardinier Les petites filles se moquent du Jardinier, celuici les traite de « menteuses» et de « sales petites vipères» (p.590). 1,2 Le Jardinier et les Théocathoclès Les Théocathoclès ne veulent pas que le Jardinier épouse Électre. Le Jardinier veut obéir à Égisthe. I,3 Égisthe et le Président Le Président refuse le mariage de son cousin avec Électre, Égisthe ne veut pas céder. I,4 Clytemnestre et Égisthe La mère et la fille se disputent au sujet «de l'histoire de ce poussé ou pas poussé» Clytemnestre aurait volontairement fait tomber son fils, cette dernière prétend le contraire. Clytemnestre et le Jardinier Clytemnestre, refuse à son tour, le mariage de sa fille avec le Jardinier: elle critique le jardin de celui-ci, le Jardinier se défend et s'insurge contre la reine. I,9 Clytemnestre et Électre Les deux femmes sont toujours dans un rapport de force: Electre se définit comme la «pire ennemie» de sa mère. I, 11 Clytemnestre et Oreste Clytemnestre n'a pas le droit «à plus d'une minute d'amour filial» (p.621). Clytemnestre trouve que cela est injuste. Il,2 Agathe et son amant L'amant d'Agathe accuse sa maîtresse tromper, elle nie et tente de se justifier. Acte et scène 18 de le Des conflits langagiers sources de non-communication et d'incompréhension II,3 Oreste et Électre Oreste veut renoncer à la vengeance, rêve au bonheur, Électre s'oppose à lui et compte bien réaliser ses projets. II,4 et 5 Électre, Oreste et Clytemnestre Électre et Oreste veulent connaître l'identité de l'amant de leur mère, cette dernière nie l'adultère. II,6 Agathe et le Président Agathe avoue qu'elle a un amant, le Président veut connaître le nom de son amant et tente de faire entendre raison à sa femme, elle se moque de lui et le ridiculise. Égisthe et Électre Électre est du côté de la justice intégrale, elle fera tout pour venger son père et punir les assassins, elle ira jusqu'à laisser périr Argos, . . Egisthe s'oppose à Electre car il veut sauver sa patrie. Électre et Clytemnestre Électre accuse Clytemnestre d'haïr son père et de l'avoir tué, Clytemnestre finit par tout avouer, et dans la chanson des épouses, révèle sa haine pour Agamemnon. Électre et les Euménides Les Euménides accusent Électre de l'incendie d'Argos et des meurtres d'Égisthe et de Clytemnestre, Électre pense avoir bien agi « J'ai ma conscience, j'ai Oreste, j'ai la justice, j'ai tout» (p.666). II,7, 8 II, 10 1.1.3 Les différents types de combats de paroles Le conflit langagier est donc une constante dans ces deux pièces, on peut voir que Giraudoux oppose toujours deux camps. Après avoir recensé ces différents conflits, on peut tenter de les classer. Ces combats de paroles sont soit des conflits familiaux, soit des combats d'idéologies. Les deux pièces mettent en scène des familles: les Atrides et les ThéocathocIès dans Électre et la famille de Priam dans La guerre de Troie. 19 Jean Giraudoux: la crise du langage dans La guerre de Troie n'aura pas lieu et Électre Au sein d'une famille, il y a toujours deux membres qui se querellent: c'est le cas d'Électre et de Clytemnestre. La relation de la mère et de la fille est même fondée sur la haine. Tout est prétexte pour se disputer: « l'histoire de ce poussé ou pas poussé »20 (Électre accuse sa mère d'avoir laissé tomber son frère, Clytemnestre nie), le mariage d'Électre avec le Jardinier que refuse la reine ou encore l'amant de Clytemnestre. Les Théocathoclès s'opposent aussi au mariage de leur cousin avec Électre. De même, dans La guerre de Troie, les conflits familiaux sont nombreux: Hector reproche à Pâris son histoire avec Hélène, il s'oppose aussi à son père sur le sujet de la guerre, son père prône la guerre alors que son fils la désapprouve. Au sein des conflits familiaux, on peut aussi relever des conflits de couples. En effet, les pièces de Giraudoux montrent les problèmes de l'amour et des époux qui se désunissent. Hélène et Pâris n'ont plus à s'aimer car ils sont le symbole de l'amour. Andromaque reproche à Hélène de ne pas aimer Pâris, la jeune femme accepterait la guerre si elle était fondée sur une cause juste, sur un véritable amour. Cependant, Hélène s'oppose à celle-ci: si Andromaque incarne l'amour éternel, Hélène symbolise le présent jouisseur. De plus, on retrouve aussi dans les deux pièces le thème de l'adultère. Dans Électre, Agathe est la figure de l'infidélité. Ainsi, elle se querelle avec son amant qui a découvert qu'elle voyait d'autres hommes et avec son mari qui apprend enfin la vérité sur son infidélité.2\ Pour Charles Mauron, dans Le théâtre de Giraudoux, étude psychocritique22, c'est la désunion des couples qui engendre la tragédie finale: « C'est l'absence d'amour et de communication qui entraîne la catastrophe ». Comme les couples ne parviennent plus à 20 ({ L 'histoire de ce poussé ou pas poussé» est une expression inventée par le Mendiant dans Électre, à l'acte l, scène 8, p.623. 21 Le thème de l'adultère et de la femme qui trompe en imagination est récurrent chez Giraudoux: dans La guerre de Troie, à l'acte I, scène 6, Priam demande à sa femme Hécube si elle l'a déjà trompé, elle lui répond: ({avec toi-même. seulement. mais cent fois ». De même, dans Électre, à l'acte II, 6, Agathe explique qu'elle trompe son mari, non seulement avec ses amants, mais aussi avec toutes les choses du monde qui lui procurent du plaisir: « Ils croient que nous ne les trompons qu'avec des amants. Avec les amants aussi, sûrement... Nous vous trompons avec tout. [...] Tue les oliviers, tue les pigeons, les enfants de cinq ans, fillettes et garçons, et l'eau, et la terre, et le feu ! Tue ce mendiant. Tu es trompé par eux. » Ceci peut être relié à la vie conjugale de Jean Giraudoux: l'auteur a eu de nombreuses liaisons notamment avec des femmes mariées. 22 MADRON Charles, Le Théâtre de Giraudoux, étude psychocritique, Paris, José Corti, 1971, p.99. 20