Voltaire, sa jeunesse et son temps - tome 2

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Voltaire, sa jeunesse et son temps - tome 2
Voltaire, toujours mondain
et absorbé par HenriIV
26 janvier 1721, Mgr Huet était mort à la maison professe
des jésuites. Voltaire, à cette nouvelle, qui l’affligea, se félicita au moins d’avoir visité à temps cet homme qui était
un puits d’omniscience.
Le 31 du même mois, le duc de Falari, époux de la maîtresse
du Régent, fut mis à la Bastille : il avait quitté imprudemment
l’Espagne pour venir s’associer au succès de sa femme ; mais ce
n’est pas ce qu’elle désirait. Elle avait inspiré des couplets sur l’air
Ton Ion lu, lunderirette : G Étant près de Falaris, - Le Régent,
peu complaisant, - S’écria : Trop vaste Iris, - Je n’ai rien vu de
si grand - Que ton lon la, landerirette, - Que ton lon la, landerira. -- A ce reproche, la dame, - Au borgne trop piquant, Lui dit : Bourreau sans âme, - Je n’en dirais pas autant - De
ton lon la, landerirette, - De ton lon la, landerira. ))
Voltaire, qui cherchait toujours à se glisser dans la faveur du
Régent, faisait l’empressé à l’égard de ses maîtresses quand il les
rencontrait chez les grands seigneurs de ses amis, notamment
chez le duc de Richelieu, qui avait été, et qui continuait d’être
plus ou moins l’amant de la comtesse de Parabère. A cet égard, la
rivalité du duc avec Philippe d’Orléans avait été courtoise : ils disputaient encore duquel des deux pouvait bien être le fils dont elle
venait d’accoucher. Le Régent n’était jaloux que du chevalier de
Beringhen, - chevalier de Malte, - dont elle était amoureuse :
l’ayant surpris avec elle dans la maison qu’il lui avait donnée à
Asnières, il l’avait battue et jetée sur le plancher. Richelieu
n’oubliait aucune de ces anecdotes, pour faire briller aux yeux de
Voltaire les privilèges dont il jouissait, tant auprès de Philippe que
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de ses maîtresses. La Souris, cette fille de l’Opéra enlevée autrefois par lui au Régent, venait d’être chassée, pour avoir donné une
maladie galante au comte de Charolais, qui avait voulu tâter du
beau sexe. Du moins ne l’avait-il ni torturée ni insufflée jusqu’à
crevaison, à l’exemple du prince de Conti avec une fille de la
Montrival, - et pourtant il avait des instincts barbares. Richelieu
déclarait que, s’il fallait chasser toutes les femmes qui transmettaient la vérole, on dépeuplerait Paris et une partie de la cour : à
un dîner chez le duc de Chartres, où se trouvaient neuf jeunes
gens de qualité, sept avaient avoué qu’ils avaient le mal français.
Lorsque le Régent s’énamoura de la duchesse de Falari, Chirac,
son premier médecin, crut devoir l’avertir qu’elle était gâtée parce
que son amant, le marquis de Lévis, avait une vérole incurable.
G Je ne m’en soucie guère, répondit Philippe; si elle me donne
des pois, je lui donnerai des fèves. H
C‘est encore par Richelieu que Voltaire apprenait des choses
étranges sur les orgies du Palais-Royal et de Saint-Cloud, qui
allaient de plus belle. Mme de Tencin, la chanoinesse, en était
désormais l’organisatrice. Elle n’avait été que passagèrement la
maîtresse du duc d’Orléans, qui avait reconnu tout de suite son
esprit d’intrigue et il avait dit d’elle : a Je n’aime pas les putains
qui parlent d’affaires entre deux draps. )) En revanche, il lui
reconnaissait une dépravation capable de suppléer à ses défaillances. Ses anciennes et ses nouvelles maîtresses participaient,
pêle-mêle avec l’archevêque de Cambrai, à ces orgies qu’il appelait (( les fêtes d’Adam n, attendu le costume de rigueur ;puis, ils
inventèrent celle des (( flagellants », où ils se fouettaient les uns
les autres. Les plaisirs buccaux étaient en honneur : le Régent
déclarait que Louis XIV en avait eu la révélation par sa dernière
maîtresse, Mlle du Tron, nièce de son valet de chambre Bontemps. I1 y avait aussi des séances de lanterne magique, où l’on
projetait des plaques de verre, peintes d’obscénités. Un soir, le
Régent, qui revenait ivre à Paris, après une de ces projections à
Saint-Cloud, demanda obstinément au marquis de La Fare de lui
couper la main : il disait que, dans l’obscurité, il l’avait promenée
sous des jupes et qu’elle gardait un fumet dont il n’arrivait pas à
la débarrasser, bien qu’il l’eût lavée plusieurs fois et parfumée.
L’histoire s’était répandue et toutes les dames de l’orgie, - la
marquise du Deffand, Mme de Tencin, les maîtresses ordinaires... - en furent outrées.
Dans la distribution des bénéfices à laquelle il procéda vers
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la mi-janvier, le Régent n’oublia pas ses deux bâtards : il conféra
au chevalier d’Orléans, grand prieur de Malte, l’abbaye d’Hautvi1ler, qui produisait le meilleur vin de Champagne, et à l’abbé de
Saint-Aibin, l’abbaye de Saint-Evroult. L’attribution d’Hautviller,
faite surtout pour assurer aux soupers du Palais-Royal et de
Saint-Cloud le cru que Philippe d’Orléans préférait, réjouissait
également le Temple, comme Voltaire put le constater. Mais
c’était bien aussi dans l’esprit du Temple que l’abbé de Broglie,
agent du clergé, avait dit au Régent : G Monseigneur, ne
m’oubliez pas sur votre liste, je suis un bon diable. H Et il avait eu
l’abbaye du mont Saint-Michel.
Ces mêmes mois, sortirent de la Bastille le comte de Laval et
le marquis de Boisdavid. Les complices de Cellamare encore détenus étaient le marquis de Bonrepos, les sieurs de Lagrange, de La
Jonquière, de Montfleury et Capitaine. Mais le comte Marini, cet
agent double qui avait entraîné le duc de Richelieu dans la
conspiration, arrêté à son tour sous le chef de haute trahison, était
le dernier embastillé.
A Sceaux, où Voltaire fit une visite, la duchesse du Maine
reprenait peu à peu ses activités, vouées à la frivolité. Elle avait
reconstitué sa cour, et le poète retrouva là Fontenelle, Houdard,
Malézieu, Mlle de Launay. Ceux des familiers de la duchesse qui
avaient été exilés, avaient reçu l’autorisation de la rejoindre ;mais
le cardinal de Polignac s’était contenté d’une visite de courtoisie.
Voltaire se demanda si l’abbé Lenglet du Fresnoy, qui était sorti
de la Bastille en janvier, n’avait pas pris la place du cardinal. En
tout cas, sa présence à Sceaux semblait infirmer ce que le poète
avait entendu dire : qu’il avait servi de mouton, durant son emprisonnement, auprès des autres membres de la conspiration. I1 ne
semblait pas moins toujours mêlé à des intrigues princières : en ce
moment, il ne parlait que du prince Eugène, qui l’avait encore
chargé d’acheter des livres, ce qui l’occupait beaucoup.
Mlle de Launay confia à Voltaire qu’elle avait été assez choquée du peu d’intérêt manifesté à son égard par la duchesse,
après les dix-huit mois passés à la Bastille pour l’amour de celleci. Lui restant fidèle jusqu’au bout, elle avait refusé de répondre
aux interrogatoires de Le Blanc. Elle ne fit une déclaration, et fort
lénitive, que lorsque la duchesse, libérée, le lui eut intimé. Le jour
que Mlle de Launay arriva à Sceaux, Ludovise se promenait en
calèche dans le parc et lui dit ces simples mots, après avoir fait
arrêter : a Je suis bien aise de vous revoir. B I1 est vrai qu’elle
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l’embrassa; mais elle continua son chemin, comme si de rien
n’était. L’ex-prisonnière de la Bastille entendait ne pas avoir
changé de prison. Elle disait que, pour s’affranchir de ce joug, elle
comptait répondre à des offres de mariage. La principale lui
venait de M. Dacier, qui était doyen de l’Académie franqaise
depuis la mort de Dangeau ;il était âgé de soixante-dix ans. I1 lui
assurait vingt-cinq mille écus, son logement au Louvre et des
pensions dont elle aurait la survivance. M. de Valincour était leur
intermédiaire et la pressait d’accepter.
Mlle de Launay parla avec beaucoup de regret de l’abbé de
Chaulieu : elle l’avait visité au Temple, trois semaines avant sa
mort. Elle n’avait osé lui faire des reproches sur les vaines
frayeurs qu’il lui avait données de la Bastille, dans des conversations où il s’était agi de cette prison : il prétendait que l’on y torturait même les femmes, au point que l’une d’elles, - et qui était
de qualité, - en était demeurée estropiée toute sa vie. C’étaient
les légendes de la Bastille et Voltaire n’oubliait pas qu’il les entretenait d’une certaine façon, quand il parlait du nombre de prisonniers. Loin d’y être torturée, Mlle de Launay assurait qu’elle y
avait vécu une espèce d’idylle avec le chevalier de Ménil. Tous
deux étaient parvenus à échanger des lettres. Ils avaient été
jusqu’à songer à s’épouser ;mais ils ne s’étaient jamais vus. Leur
intérêt disparut dès qu’ils se furent rencontrés, l’espace d’un
moment. Mlle de Launay était très drôle en racontant ces détails
sur ces lieux où son interlocuteur l’avait précédée. Lorsqu’elle fut
libérée, l’abbé de Chaulieu lui envoya son carrosse à la Bastille
pour la remener chez lui et ensuite la conduire à Sceaux, où elle
fut accueillie de la manière qu’elle venait de dire.
La duchesse appela Voltaire dans son cercle, car c’était le
moment des jeux d’esprit. Fontenelle dédia cet impromptu à une
jolie femme de l’assemblée : (( Que vous montrez d’appas depuis
vos deux fontanges - Jusqu’à votre collier ! - Mais que vous en
cachez depuis vos deux oranges - Jusqu’à votre soulier! )) Ce
furent des cris d’admiration. La Motte fit un quatrain-devinette :
G A la couleur qui brille en moi, - Se joint le plus noir caractère ;
- I1 n’est rien que je ne tolère ;- Mais je suis méchant quand je
bois. )) Le mot était (( papier ». On se récria derechef sur.tant
d’ingéniosité. Voltaire ne voulut pas être en reste ; il fit ce quatrain du même genre : <( Cinq voyelles, une consonne, - En français composent mon nom - Et je porte sur ma personne - De
quoi l’écrire sans crayon. )) La duchesse fut tout heureuse de
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trouver que c’était un
de Cellamare.
((
oiseau ».On avait oublié la conspiration
Le 26 janvier, un arrêt avait établi le visa, formalité qui obligeait chaque détenteur de contrats sur l’Hôtel de Ville, de billets
de banque, d’actions ou d’autres valeurs de papier, à en justifier la
provenance. Le nouveau contrôleur des Finances, Le Peletier de
la Houssaye, et les quatre frères Pâris, étaient chargés d’assainir la
situation. Une chanson, intitulée le Visa déclarait qu’ils étaient
surtout chargés de (( vérifier notre indigence )) et que ces cinq
contrôleurs généraux )) établissaient (( une inquisition en
France)). C’était, sous un autre nom, une seconde chambre de
justice, à laquelle ne manquaient que Nicolaï et d’Ormesson. La
maîtresse de Voltaire, la marquise de Mimeure, gémissait sur ces
tracasseries qui menaçaient d’achever sa ruine.
En février, un accident singulier défraya la chronique. Mme
de Saint-Sulpice, née Ragot de La Coudray, veuve d’un inspecteur général de la marine, parente du marquis de Saint-Sulpice,
qui était de la maison d’Uzès, et grande amie de Mme de Prie,
était avec elle, M. le Duc, le comte de Charolais et d’autres seigneurs, dans la petite maison du premier au faubourg Saint-Germain, près de Vaugirard. Le comte de Charolais l’enivra, la déshabilla, coula de la poudre sur elle et sous son siège, et y mit le feu
en disant : (( I1 faut que petit bichon mange aussi. )) Elle en fut
horriblement brûlée, au point que l’on craignit pour ses jours et
qu’on l’administra. Cela inspira cette chanson : a Le grand portail
de Saint-Sulpice, - Où l’on a fait tant de service, - Est brûlé
jusqu’au fondement ; - Chacun s’étonne avec justice - Que les
Condé, pour passe-temps, - Détruisent un tel édifice. )) Une
épigramme contre M. le Duc fit allusion au G ramonage >) de la
malheureuse dame : (( Au Grand Condé qui, dans la guerre Était plus craint que le tonnerre, - Bourbon, que tu ressembles
peu ! - A trente ans, tu n’es qu’un novice - Et tu n’as jamais vu
le feu - Qu’à la brèche de Saint-Sulpice. )>
Le Régent et M. le Duc étant borgnes, une autre chanson les
réunit d’une manière encore plus cruelle : (< Borgnes menteurs et
détestables, - A tout le monde abominables, - Le public, dans
son désespoir, - Vous pardonnerait sa misère, - Si l’un de vous
deux, dès ce soir, - De l’autre voulait nous défaire. ))
Du moins, tous les Parisiens se réjouissaient-ils de ce que
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l’on appela (( le mal du roi ». Le mot était plaisamment repris de
celui qui avait désigné, par un respectueux euphémisme, la fistule
à l’anus de LouisXIV. En ce qui concernait LouisXV, c’était
son
simplement le fait qu’en l’honneur de sa onzième année,
anniversaire était le 15 février, - il s’était (< trouvé homme D le
21. I1 se crut très malade de cette émission nocturne ;mais l’un de
ses valets de chambre le rassura, comme ensuite son premier chirurgien, Mareschal. Les femmes de la cour et aussi beaucoup de jeunes
seigneurs regardèrent désormais le jeune roi d’un œil malicieux.
On avait nouvelle de Law. A Bruxelles, un envoyé du czar,
Baguenet de Pressy, l’avait invité à se rendre à Saint-Pétersbourg
où Pierre le Grand voulait le charger des finances de son empire.
Lorsque ce souverain était venu à Paris en 1717, Law lui avait
promis qu’il irait faire la fortune de la Russie, dès qu’il aurait fait
celle de la France. Sans doute la perspective de finir en Sibérie
l’engagea-t-elle à décliner ces propositions : il n’y aurait point partout un prince du sang pour lui permettre de s’esquiver en
calèche. Mais il avait quelqu’un à ses trousses :un Anglais tenace,
lord Londonderry, à qui il devait des sommes considérables et qui
le poursuivait d’étape en étape. Ainsi Law avait-il dû quitter
Bruxelles, puis Cologne, puis Bonn, puis Gênes. Un espion de
Dubois était également attaché à ses pas : l’archevêque de Cambrai était persuadé, en effet, comme Londonderry, qu’il avait mis
des trésors en sûreté à l’étranger. Law se rendit enfin à Venise,
terre d’asile, où il serait à l’abri de ses créanciers. I1 y vivait sous le
nom de Dujardin, avec sa femme et ses d e w enfants, qui avaient
quitté la France. I1 subsistait en jouant au pharaon, ce qui avait
été son industrie d’origine.
Le premier président de Mesmes venait d’avoir une surprise
qui amusait la haute société : son gendre, le comte de Lautrec,
venait de lui rendre sa fille cadette. Les mœurs de Lautrec ne
l’avaient pas desservi auprès du Régent : celui-ci lui avait accordé,
en 1719, un brevet de retenue de cent cinquante mille livres sur la
lieutenance générale de Guyenne à laquelle son père, le marquis
d’Ambres, l’avait substitué. Ce dernier, près de mourir, avait
demandé pardon au premier président de lui avoir donné un tel
gendre, et à la fille de lui avoir donné un tel man. On espérait que
le duc de Lorge ne rendrait pas la fille aînée.
Ce même mois de février, le duc de La Force fut accusé de
monopole d’épicerie et de porcelaine, - on lui avait découvert
encore ce second grief. I1 aurait pu, à vrai dire, prétendre qu’il
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s’était simplement remboursé de ce que le Régent lui avait fait
perdre : on l’avait nommé, en 1720, ambassadeur extraordinaire
en Angleterre pour complimenter le roi George à l’occasion de
son raccommodement avec son fils, le prince de Galles. C’est ce
souverain lui-même qui avait déclaré toute ambassade superflue
dans cette circonstance, puisqu’il s’agissait d’une affaire domestique n’intéressant que sa famille. Le duc de La Force avait déjà
dépensé plus de cent mille écus en préparatifs. Le Parlement ne
se laissa pas toucher par ces considérations et instruisit son procès
pour accaparement et négoce indus. Le prince de Conti, grand
ami de ce corps, l’avait poussé à intervenir afin que le duc de La
Force fût la victime expiatoire de tous ceux qui avaient trafiqué et
dont le prince était l’un des plus impudents. Voltaire, comme protégé de Conti, était dans le secret de ces menées.
Le Parlement fut bien aise d’humilier l’un de ces pairs qui
l’avaient tant tourmenté dans (( l’affaire du bonnet ». La Force
voulut interrompre l’avocat général, M. de Lamoignon : on lui
imposa silence, on l’expulsa et il fut décrété d’ajournement personnel, ce qui le privait des fonctions et des droits de duc et pair.
On décida qu’il subirait l’interrogatoire debout, sans chapeau et
sans épée ; mais il vint pompeusement accompagné, refusa de se
découvrir et de se désarmer. On dressa un procès-verbal de rébellion et l’interrogatoire fut remis. Voltaire était, de nouveau, dans
le vif du sujet : l’un des commissaires du Parlement était le
conseiller Ferrand, proche parent de son défunt ami, de la cour
des aides. C’est ce conseiller qui avait, naguère, visité Richelieu à
la Bastille. Le poète mettait une sorte de vindicte personnelle à
suivre cette affaire : il méprisait le duc de La Force moins pour
ses accaparements que pour sa malhonnêteté envers La GrangeChancel. Tout en étant l’ami de grands seigneurs, il se sentait solidaire d’un homme de lettres qui avait été dépouillé, par un grand
seigneur, du fruit de son travail. I1 voyait, dans les ennuis actuels
de ce duc, une vengeance des Muses.
Le 6 mars, le duc de Richelieu, arrivé à sa vingt-huitième
année, fut reçu comme pair au Parlement pour son duché. I1
aurait pu s’y faire recevoir plus tôt avec une dispense du roi, ce
qui arrivait quelquefois, de même que les princes du sang y prenaient séance à quinze ans ;mais les ducs et pairs admis dans ces
conditions n’avaient pas le droit d’opiner avant l’âge requis.
Richelieu n’avait pas estimé nécessaire de solliciter cet honneur
prématuré et de pure forme. Voltaire assista à la cérémonie où
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figuraient tous les princes et même le duc de Chartres. La veille, il
était allé voir le duc, qui lui avait fait tâter l’étoffe d’or de son
habit, de son manteau et de ses chausses, dont le prix était de
deux cent soixante livres l’aune. Jamais encore on n’avait vu un si
grand nombre de femmes à une réception de duc et pair. I1 y avait
toutes les maîtresses de Richelieu qui avaient pu être présentes,
toutes celles qui aspiraient à l’être et toutes celles qu’avait simplement attirées sa réputation de bourreau des cœurs.
Le duc de La Force avait eu l’effronterie de se ranger parmi
les ducs et pairs pour braver la décision du Parlement, et, son procès étant en suspens, il fallait bien supporter sa présence. Mais
tous les ducs évitèrent de lui parler. Comme il suivait le duc de
Mazarin, celui-ci s’enfuit vers la buvette, où il dit : (( Je suis poursuivi par un apothicaire ;mais, Messieurs, ce n’est pas un apothicaire sans sucre », - (( un apothicaire sans sucre )), expression
désignant un homme qui n’est pas fourni des choses de sa profession. Voltaire savait à quoi s’en tenir en fait d’apothicairerie. a Ce
qu’il y a de plaisant, lui dit Richelieu, c’est que le cardinal de
Mazarin passait pour être le fils d’un apothicaire. )) Le duc de La
Feuillade déclara que, dans une de ses terres, à Oléron, il avait un
tableau où l’on voyait un apothicaire ramasser un chapeau de cardinal, ce qui était une satire à l’égard du cardinal Mazarin.
Deux des princes d u sang, M. le Duc et le prince de Conti,
vinrent à la réception en trop bel arroi : le premier avec une quarantaine de gentilshommes, le second avec cent cinquante jeunes
gens. Ils avaient déjà fait cet étalage de puissance à la réception du
duc de Brissac le 6 février, - ce fut, après le duc de Luynes et le
duc de Boufflers, le troisième des anciens camarades de FrançoisMarie à être reçu duc et pair. Ces cortèges excessifs valurent à M.
le Duc et au prince de Conti une chanson intitulée le Borgne et le
Bossu : (( Tout le Parlement tremble - De voir, à grand bruit, Arriver ensemble - Bourbon et Conti. - Les polissons chantent : - T‘est le borgne et le bossu, - Lanturelu, lanturelu, lanturelu.” -- Princes, la cohorte - Vous enfle le cœur, Croyant que l’escorte - Au Régent fait peur. - Cependant, l’on
chante : - “C’est le borgne et le bossu ...” -- A la pauvre
France - Rendez les écus. - Servez la Régence - Et, par vos
vertus, - Faites qu’on ne chante : “C’est le borgne et le bossu, Lanturelu, lanturelu, lanture u.” François-Marie était attristé
chaque fois qu’on se moquait e son protecteur, le prince bossu ;
mais enfin, il ne pouvait lui redresser la taille.
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