Vitamine B1 et foie
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Vitamine B1 et foie
L Vitamine B1 et foie S. Lévy* Structure La structure de la vitamine B1 comprend deux hétérocycles : un noyau pyrimidique substitué et un noyau thiazole substitué, reliés par un pont méthylène (figure 1). Cette structure comprend une fonction alcool primaire, qui, par des réactions de phosphorylation enzymatique, permet la synthèse des esters mono- (TMP), di- (TDP) et triphosphorique (TTP). cence intense mise à profit pour sa caractérisation et son dosage (1). Sources et besoins La vitamine B1 est essentiellement apportée par l’alimentation ; elle est présente dans la plupart des aliments. La richesse des aliments, naturellement faible, est très variable selon leur nature, leur mode de conservation et de préparation. En effet, les propriétés physicochimiques de la thiamine expliquent sa grande sensibilité à l’oxydation, aux radiations, sa H3C N S CH2CH2OR N CH2CH2OR H3C N NH2 S + perte dans les eaux de cuisson. N N N N CH3 CH3 + Dans les habitudes alimentaires Formes thiochromes Oxydation occidentales, les sources princiR– pales de vitamine B1 sont représentées par les viandes et H Thiamine O volailles, les poissons, les OH TMP OH céréales et légumes secs ainsi P O O que les aliments supplémentés, TDP P O P OH les compléments alimentaires et OH OH les préparations multivitamiO O O O TTP OH niques. P O OH OH OH Dans les tissus animaux, la vitaFigure 1. Structure de la vitamine B1. mine B1 est présente sous forme phosphorylée, tandis que la thiamine est la forme majeure des Les esters phosphoriques peuvent être végétaux. Certains poissons, hydrolysés par voie enzymatique in coquillages et crustacés, ainsi que les vitro à des fins bioanalytiques. Par oxy- bactéries intestinales produisent de la dation, la thiamine est transformée en thiaminase, responsable de l’hydrolyse thiochrome, possédant une fluores- de la thiamine. Les besoins quotidiens en thiamine sont de 0,5 mg chez les nouveau-nés et nourrissons, croissent de 0,7 à 1,2 mg chez l’enfant. Chez l’homme, les besoins sont de 1,4 à1,5 mg et chez la femme de 1,0 à 1,1 mg. Ces besoins sont aug* Service d’hépato-gastroentérologie, mentés de 0,4 mg pendant la grossesse hôpital Robert-Debré, CHU de Reims. P P Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 10, décembre 2002 La vitamine B1, ou thiamine, fut la première substance isolée contenant une fonction amine, d’où le terme proposé par Funk, en 1911, et adopté pour désigner l’ensemble de la classe des facteurs nutritionnels indispensables à la vie : les vitamines. La substance active fut isolée sous forme cristallisée à partir des cuticules de riz par Jansen et Donath, en 1926. La formule chimique de la thiamine et sa synthèse furent établies par Williams, en1936. La vitamine B1 est une vitamine liposoluble indispensable au métabolisme. La connaissance de son métabolisme et des conséquences d’une carence permettent de mieux comprendre les difficultés et les enjeux de l’évaluation du statut en thiamine. et 0,5 mg en cas d’allaitement. De plus, les besoins augmentent avec les apports en sucre. Métabolisme et rôle de la thiamine Absorption, distribution et élimination Le site d’absorption de la thiamine sous forme libre (les esters phosphoriques sont déphosphorylés au niveau intestinal) est situé au niveau du duodénum et du jéjunum selon un double système d’absorption : 196 Mise au point Mise au point – à faibles concentrations (moins de 2 µM), la thiamine est absorbée selon un processus actif (saturable) ; – à hautes concentrations (plus de 2 µM), la thiamine est absorbée par diffusion passive. Entrée dans l’entérocyte, la thiamine subit des réactions de phosphorylation et de déphosphorylation avec formation de TMP, de TDP : la thiamine est d’abord phosphorylée en TDP par une thiamine diphosphokinase (TDK) cytoplasmique. Finalement, le TDP est déphosphorylé pour passer dans la circulation sanguine. Une réaction de transphosphorylation par une phosphomonoestérase, la phosphatase alcaline intestinale, permet l’obtention de TMP directement à partir de la thiamine. Au total, l’absorption de la thiamine est très faible et la biodisponibilité est de 5 % environ (2). Ainsi, afin d’améliorer l’efficacité de la thiaminothérapie per os, des dérivés lipophiles de la thiamine ont été étudiés. La thiamine est captée rapidement par les cellules de l’organisme vraisemblablement grâce à un transporteur spécifique. Au niveau cellulaire, la thiamine est transformée directement en TDP par l’action de la TDK, forme d’accumulation intracytoplasmique de la thiamine, puis en TTP par l’action possible de plusieurs enzymes dont l’adénylatekinase cytoplasmique et de la TDP : ATP phosphotransférase mitochon- Figure 2. Distribution de la thiamine (T) et de ses esters mono- (TP), di- (TPP) et tri(TPPP) phosphorylés dans les globules rouges, le plasma et les autres compartiments tissulaires. Les flèches représentent les réactions de phosphorylation possibles. driale. L’élimination de la cellule se fait principalement sous forme de thiamine, après déphosphorylations successives. Au niveau du sang, la vitamine B1 se trouve principalement dans les érythrocytes, à plus de 90% sous forme de TDP, seule une faible fraction (essentiellement T et TMP en concentrations voisines) est présente dans le plasma (3, 4). La vitamine B1 est éliminée dans les urines, soit sous forme de thiamine inchangée, soit après catabolisme en de nombreux métabolites (figure 2). La proportion éliminée sous forme de thiamine est proportionnelle aux apports. Rôle de la thiamine La vitamine B1 possède de nombreuses fonctions, notamment comme cofacteur de régulation enzymatique et neuronale. Deux types principaux de réactions enzymatiques dites “TDP-dépendantes” sont régulés par le TDP : d’une part, les réactions de transcétolisation et, d’autre part, les réactions de décarboxylation des acides α-cétoniques. La réaction de transcétolisation cytoplasmique est une étape clé de la voie dite des pentoses phosphates, permettant notamment la régénération de NADPH2. L’utilisation in vitro de ce type de réaction a été mise à profit pour doser indirectement le TDP. La décarboxylation est réalisée par des complexes multienzymatiques de structures voisines et dont l’une des enzymes est TDP-dépendante. De cette implication du TDP dans le métabolisme énergétique résulte l’explication de la constitution de la “lésion biochimique” de la pathologie neurologique par carence en vitamine B1 ; en effet, la carence cellulaire en TDP implique une diminution de l’ATP et une accumulation de lactate, contribuant à la mort cellulaire et en particulier neuronale (5). Sous sa forme TTP, la vitamine B1 est douée de certaines propriétés neuromodulatrices en jouant un rôle modulateur des canaux chlore présents au Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 10, décembre 2002 niveau du cerveau. Cette propriété est spécifique du vitamère TTP et n’est pas partagée par son précurseur, le TDP. De plus, la thiamine et ses esters phosphoriques sont impliqués dans le fonctionnement du système cholinergique, du système sérotoninergique et le métabolisme de la dopamine. Exploration du statut en thiamine Paramètres accessibles à l’analyse Le dosage de métabolites accumulés en excès à l’état basal ou après surcharge en glucose (pyruvate, alpha-cétoglutarate, alanine) donnait des indications peu précises; ce type d’investigation doit être aujourd’hui abandonné. Quant aux dosages directs de la thiamine par spectrofluorimétrie, leur manque de sensibilité et de spécificité ne permet pas de réaliser des études précises. Les méthodes microbiologiques souffrent des difficultés inhérentes à ce type d’investigation : temps d’analyse important, mutations possibles des microorganismes, variabilité de réponse des micro-organismes tests, interférences possibles par les substances présentes dans les milieux biologiques. En pratique, le statut thiaminique est bien évalué selon deux approches complémentaires : –la détermination de l’activité transcétolasique érythrocytaire (6). La spécificité et la reproductibilité de la détermination de l’activité transcétolasique érythrocytaire sont cependant affectées par de nombreux facteurs, dont le taux d’hémoglobine, l’acétaldéhyde et certains médicaments (oméprazole, par exemple) (7) ; – le dosage de la thiamine et de ses esters phosphoriques intraérythrocytaires par chromatographie en phase liquide de haute performance (CLHP) (8). Il s’agit d’une technique de dosage rapide et simple, après séparation par CLHP de la thiamine non phosphory- 197 Mise au point Mise au point lée et de ses esters phosphoriques avec détection des formes thiochromes correspondantes obtenues par une réaction d’oxydation. Cette technique, plus sensible et spécifique, permet de détecter de très faibles concentrations en thiamine et de ses esters (de l’ordre de 100 à 300 nM pour la thiamine totale, dont plus de 80 % dans les érythrocytes sous forme de TDP). La description récente de cette technique explique en partie la difficulté d’interprétation des résultats, apparemment discordants, dans différentes situations pathologiques. Valeurs fréquentes • Valeurs fréquentes pour l’activité transcétolasique et l’effet TDP Les valeurs de référence sont de 123206 U/l à 37° C pour l’activité transcétolasique avec un effet TDP de 0 à 20 %. Une carence en vitamine B1 est objectivée par une activité transcétolasique basse associée à un effet TDP élevé, ces deux paramètres étant liés par une régression de type hyperbolique (9). Néanmoins, le statut thiaminique ne doit pas être évalué uniquement par la mesure de l’activité transcétolase, car une activité transcétolasique normale est parfois observée dans certains cas de carence en vitamine B1 (9). • Valeurs fréquentes pour la thiamine et ses esters phosphoriques intraérythrocytaires par CLHP Les valeurs de référence pour TTP, TDP, TMP et T respectivement à 0-20, 120-230, 0-5 et 0-10 nM, soit pour la thiamine totale des valeurs normales à 126-250 nM (8). Il n’y a pas de variation liée au sexe. • Comparaison de l’activité transcétolasique avec la thiamine et ses esters phosphoriques Plusieurs équipes (9, 10) ont montré que ces deux approches du statut thiaminique fournissent des résultats cohérents, confirmant ainsi que l’effet TDP reflète le degré de saturation de la transcétolase par son coenzyme, et cela mal- gré l’hétérogénéité de la transcétolase érythrocytaire. Ces travaux prouvent la pertinence de la détermination de l’activité transcétolasique réalisable sans investissement lourd, contrairement à la mesure de la thiamine et de ses esters phosphoriques. La détermination par CLHP de la thiamine et de ses esters phosphoriques intraérythrocytaires permet cependant une approche plus sensible et spécifique du statut thiaminique. C’est la seule technique valable pour objectiver une anomalie de la phosphorylation de la thiamine (8, 9). Manifestations cliniques du déficit en thiamine La carence en vitamine B1 est responsable de deux types de d’atteintes (11) : – des atteintes cardiovasculaires : forme “humide” du béribéri ; – des atteintes du système nerveux : forme “sèche” du béribéri et syndrome de Wernicke-Korsakoff. Dans la forme typique, les deux types d’atteinte sont associés mais des formes dissociées avec atteintes cardiovasculaires ou nerveuses seules existent. Le béribéri cardiaque comprend trois signes majeurs : – vasodilatation périphérique ; – insuffisance cardiaque globale ; – rétention hydrosodée avec œdèmes. Une tachycardie et une augmentation de la pression sanguine sont associées. Cette pathologie cardiovasculaire peut évoluer selon un mode chronique ou un mode aigu (shoshin béribéri) avec dyspnée, agitation et anxiété, puis décès par collapsus cardiovasculaire. Trois types d’atteintes du système nerveux sont décrits : – neuropathies périphériques ; – encéphalopathie de Wernicke ; – syndrome de Korsakoff. Les neuropathies sont caractérisées par des troubles de la sensibilité, de la motricité et des réflexes, affectant plus Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 10, décembre 2002 sévèrement les segments distaux des membres. Chez l’alcoolique chronique, ces neuropathies sont plurifactorielles : carences vitaminiques diverses et toxicité de l’alcool. L’encéphalopathie de Wernicke se traduit par l’apparition successive de différents signes : un nystagmus, puis une ophtalmoplégie, uni- ou bilatérale associant fièvre, ataxie et détérioration mentale progressive pouvant évoluer jusqu’au coma et à la mort (ces signes ne sont présents ensemble que dans 10 % des cas). Un traitement vitaminique empirique rapide, institué à la moindre présomption de Gayet-Wernicke, permet une disparition des signes (oculaires en premier) dès les premières heures. Des séquelles motrices peuvent cependant persister. Malgré la thiaminothérapie, qui permet une amélioration des signes dans 55 % des cas, un syndrome de Korsakoff, parfois irréversible, peut succéder. Ce syndrome associe une amnésie antérograde, difficultés d’apprentissage et désorientation. Comme l’encéphalopathie de Wernicke et le syndrome de Korsakoff sont deux étapes successives d’un même processus, il est classique de parler du syndrome de Wernicke-Korsakoff (tableau I). Depuis l’avènement des techniques modernes de dosage de la vitamine B1, les formes atypiques de carence semblent plus fréquentes ; des lésions histopathologiques de Gayet-Wernicke ont été observées en post mortem en l’absence de signe clinique évocateur (12). TableauI. Syndrome de Wernicke-Korsakoff : principales manifestations cliniques. – Ophtalmoplégie – Nystagmus – Ataxie – État confusionnel – Amnésie – Neuropathie périphérique 198 Mise au point Mise au point Par ailleurs, l’amélioration des connaissances de biochimie métabolique a permis d’individualiser des maladies héréditaires ou acquises thiaminodépendantes (notamment certaines aminoacidopathies, comme le variant thiamine sensible de la leucinose ou cétoacidurie à chaînes ramifiées, certaines acidoses lactiques et certaines anémies mégaloblastiques). Variations pathologiques du statut en thiamine La vitamine B1 n’est pas toxique ; il n’existe pas de situation de surcharge en dehors d’une vitaminothérapie inadaptée. Carences physiologiques • Sujets âgés Les sujets âgés, institutionnalisés ou non, sont des cibles potentielles de la carence en vitamine B1 (13). Les causes possibles de survenue de cette carence sont multiples : apports insuffisants, absorption intestinale altérée, anomalies de la phosphorylation de la thiamine ainsi que l’augmentation de la clairance rénale par anomalie de la fonction rénale. • Grossesse Les vomissements de la grossesse créent les conditions favorables pour la survenue d’une carence en vitamine B1 : augmentation des besoins ; carence d’apport par vomissements et apports glucidiques importants administrés pour corriger ces vomissements. Ainsi, la fréquence de cette carence peut atteindre 40 % (14). Néanmoins, en cas de grossesse normale et correctement suivie, la carence en vitamine B1 semble très marginale. Déficit en B1 et maladies du foie • Alcoolisme chronique La cause majeure de carence en vitamine B1 est l’alcoolisme chronique. Cette carence est fréquente parmi ces malades puisqu’elle peut dépasser 30 % (9). Les mécanismes de cette carence semblent variables et multiples (15). Cette carence vitaminique est à la fois quantitative, par déficit d’apport et anomalie d’absorption intestinale (16), mais aussi qualitative, par anomalie de métabolisation de la thiamine. L’éthanol est responsable d’une inhibition de la phosphorylation tissulaire de la thiamine en TDP (17) et induit certainement une anomalie de la liaison de la thiamine non phosphorylée aux protéines plasmatiques avec diminution de la fraction libre ; en conséquence, la thiamine est moins facilement captée par la cellule (9). De plus, l’éthanol pourrait inhiber ce transport vers le milieu intracellulaire par sa toxicité directe sur les membranes cellulaires, ainsi que cela a été décrit pour l’anémie mégaloblastique thiamine-sensible. Afin d’expliquer l’hétérogénéité de la gravité de la présentation clinique de la carence en vitamine B1, certains auteurs ont évoqué l’existence d’anomalies innées de la transcétolase avec une constante de Michaelis-Menten pour le TDP élevée (KTDPm), contribuant ainsi à la notion de sensibilité à la carence thiaminique génétiquement déterminée. Malheureusement, cette hypothèse séduisante n’a pas été confirmée, ni par des études des propriétés biochimiques de la transcétolase, ni par des études du gène codant pour la transcétolase. La fréquence de la carence thiaminique chez les alcooliques chroniques s’explique également par l’augmentation de la tolérance et de l’appétence à l’alcool induites par cette carence (18). Enfin, pour certains, la présence d’une stéatose associée expliquerait la diminution des stocks hépatiques (15). En fait, il ne semble pas exister de stock de vitamine B1 à long terme. • Hépatite virale C Nous avons récemment étudié, par HPLC, le statut en thiamine de sujets ayant une cirrhose alcoolique, une cirrhose virale C “compensée” ou une hépatite chronique C sans cirrhose (19). Dans ces trois groupes, la thiamine était majoritairement présente sous forme Tableau II. Concentrations intra-érythrocytaires de TDP, effet TDP et concentrations sériques d’albumine en fonction du statut en vitamine. Cirrhose alcoolique TDP (nmol/l) ETDP (%) Alb. (g/l) Cirrhose virale C Hépatite chronique C avec déficit* sans déficit avec déficit* sans déficit avec déficit* sans déficit n = 10 n = 30 n=9 n = 39 n=0 n = 59 96,7 ±5 41,8 ± 23 34 ± 6,5 221,7 ± 81 6,7 ± 5,6 36 ± 7,6 104,4 ± 13 27,2 ± 3,7 37,4 ± 9,4 211,7 ± 69 10,7 ± 5,6 36,7 ± 7,2 _ _ _ 194,7 ± 42 12,7 ± 4,8 46,2 ± 3,9 * Déficit = concentration intra-érythrocytaire de TDP inférieure ou égale à 120 nmol/l et effet TDP supérieur à 20 % (modifié d’après 19). Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 10, décembre 2002 199 Mise au point Mise au point diphosphorylée (TDP) dans les globules rouges (tableau II). Les sujets atteints de cirrhose virale C avaient une prévalence du déficit en thiamine comparable à celle des cirrhotiques alcooliques ; la concentration moyenne de TDP chez les sujets déficitaires (TDP < 120 nmol/l) n’était pas différente. Aucun sujet ayant une hépatite chronique C sans cirrhose n’avait de déficit. Dans notre étude, la phosphorylation était normale dans les trois groupes. Le statut en thiamine n’était corrélé ni à la sévérité de la maladie, ni à l’activité inflammatoire de la maladie virale. Ces résultats suggèrent que la cirrhose en elle-même pourrait être responsable d’un déficit en thiamine. Autres situations pathologiques Les dénutritions sévères sont fréquentes au cours du sida ; aussi, la carence en vitamine B1 est également associée au sida et la supplémentation en thiamine est justifiée (12). L’administration prolongée de furosémide peut entraîner une carence en vitamine B1 (20). Le mécanisme évoqué est une augmentation de l’élimination urinaire de la thiamine, aggravant alors l’insuffisance cardiaque pour laquelle le furosémide est prescrit. Des carences en vitamine B1 peuvent survenir chez les sujets dialysés (hémodialyse et dialyse péritonéale chronique), en cas d’administration de glucose i.v. chez un patient asymptomatique mais déficitaire en vitamine B1. Cette dernière étiologie est maintenant très rare par l’administration fréquente de thiamine en cas de perfusion glucosée chez les sujets à risque, principalement les alcooliques chroniques. Dans les pays en voie de développement, les carences en vitamine B1 surviennent principalement par la consommation de riz poli (défaut d’apport) ou d’aliments riches en thiaminase (excès de destruction). En pratique, le mécanisme d’un déficit en thiamine est probablement le plus souvent multifactoriel et/ou de nature inconnue. D’autres carences associées, notamment vitaminiques, doivent être recherchées. Indications du traitement par thiamine Si la thiaminothérapie doit être instaurée rapidement, les prélèvements doivent être réalisés avant l’instauration du traitement. Ce traitement constitue un test thérapeutique. En effet, l’administration parentérale de quelques centaines de milligrammes de thiamine conduit à une amélioration rapide du malade. Indications • Indications reconnues – traitement du béribéri ; – traitement de l’encéphalopathie de Gayet-Wernicke chez l’alcoolique ; – prévention du Gayet-Wernicke lors de vomissements répétés, en particulier chez la femme enceinte (hyperemesis gravidarum) ou de certains troubles du comportement alimentaire (anorexie mentale) ; – sevrage en alcool (du fait de la perfusion de sérum glucosé) ; – alimentation parentérale prolongée ; – jeûne prolongé, grève de la faim. • Indications possibles ou discutées – épuration extra-rénale ; – traitement prolongé par furosémide ; – régime amaigrissant drastique ; – sida ; – encéphalopathie inexpliquée chez un sujet ayant une cirrhose (en attente de transplantation, par exemple). Le sevrage en alcool n’est pas une indication en soi d’un traitement par thiamine ; en effet, la thiamine ne réduit pas l’incidence du delirium tremens. Posologie et voies d’administration En France, la thiamine est disponible sous forme de chlorhydrate ou de Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 10, décembre 2002 nitrate de thiamine. Aucune étude contrôlée n’a montré une supériorité d’une forme par rapport à l’autre en termes de biodisponibilité et d’efficacité clinique. Des préparations orales plus lipophiles, comme le disulfide de thiamine (21), ont une meilleure biodisponibilité mais ne sont pas commercialisées en France. Aucune forme orale n’est remboursée par la Sécurité sociale ; seules deux présentations parentérales sont remboursées à 35 %. Certaines présentations couramment utilisées ont une AMM unique : “l’asthénie fonctionnelle”… La posologie et la voie d’administration optimales de thiamine dans ces différentes indications n’ont fait l’objet de peu (ou pas ?) d’études. En fonction de l’indication (et de pratiques cliniques empiriques), la posologie est donc variable suivant que la vitaminothérapie est prescrite par un neurologue, un psychiatre, un obstétricien ou un hépato-gastroentérologue. La posologie du traitement par voie parentérale varie de 150 à 800 mg/jour (en 3 à 4 fois) suivant les sources. La posologie minimale quotidienne par voie orale serait de 10 mg en cas de traitement associé avec un régime adapté. La durée optimale du traitement n’est pas connue non plus (intérêt d’une dose de charge pendant les deux premiers jours par exemple ?). La forme parentérale est classiquement utilisée en “traitement d’attaque” ou administrée lorsque la voie orale n’est pas possible. Elle est justifiée par certains du fait d’une possible malabsorption de la thiamine chez l’alcoolique (en particulier, s’il est dénutri). Le risque de survenue d’une réaction anaphylactique est possible, mais son incidence semble faible (inférieure à 1/100 000) ; une perfusion lente et diluée dans 50 à 100 ml de glucosé à 5 % est recommandée. Aucune réaction liée à la prise par voie orale de chlorhydrate de thiamine n’a été rapportée. En pratique, le traitement doit débuter en urgence essentiellement en cas d’encéphalopathie de Wernicke patente ou 200 Mise au point Mise au point suspectée : un traitement initial parentéral quotidien de 50 à 100 mg est généralement recommandé, suivi par 10 à 50 mg de thiamine orale par jour (en 3 fois) associé à un régime équilibré pendant plusieurs semaines (22). En l’absence de “médecine basée sur l’évidence” concernant les autres indications, les posologies et les voies d’administration peuvent être les mêmes. Conclusion Une carence en vitamine B1 est rare mais souvent méconnue. Ses conséquences cliniques sont parfois graves, et un traitement vitaminique doit être institué au moindre signe évocateur de carence ou en prophylaxie s’il existe une situation clinique favorisante. Cette attitude se justifie d’autant plus que le traitement par vitamine B1 est peu toxique. Cependant, en l’absence de données pharmaco-cliniques, la posologie, la durée et les voies d’administration optimales ne sont pas connues. Remerciements à Christian Hervé. Références 1. Hervé C. Vitamine B1-Thiamine. In : Le statut vitaminique. Le Moel G, Saverot Davergne A, Gousson T (eds). Ed. Médicales Internationales, Technique et Documentation 1998 : 175-95. 2. Tallaksen CME, Sande A, Bohmer T et al. Kinetics of thiamin and thiamin phosphate esters in human blood, plasma and urine after 50 mg intravenously or orally. Eur J Clin Pharmacol 1993 ; 44 : 73-8. 3. Lee BL, Ong HY, Ong CH. Determination of thiamin and its phosphate esters by gradient-elution high performance liquid chro- matography. J Chromatogr 1991; 567 : 7180. 4. Tallaksen CME, Bohmer T, Bell H et al. Concomitant determination of thiamin and its phosphate esters in human blood and serum by high-performance 1iquid chromatography. J Chromatogr 1991 ; 564 : 127-36. 5. Lavoie J, Butterworth RF. 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