Pas de trace, pas d`histoire? L`oralité et le Canadiens

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Pas de trace, pas d`histoire? L`oralité et le Canadiens
Strata Vol. 1 (1)
Pas de trace, pas d’histoire? L’oralité et le
Canadiens français en Floride au XXe siècle
SERGE DUPUIS
Abstract :
Qu'arrive-t-il lorsque les traces écrites sont insuffisantes pour relater
un sujet qui revêt d'une importance historique ? L'auteur propose ici
quelques pistes pour dénouer l'impasse en faisant appel à l'histoire
orale. À l'occasion, des témoignages arrivent même à contredire les
sources écrites. Ces sources additionnelles offrent au chercheur la
possibilité de dresser un portrait social plus juste d'une réalité.
D'ordre méthodologique d'abord et en réponse à l'objectif de la
Revue, cet article mobilise des exemples du passé canadien-français
de la Floride pour justifier son argument.
Introduction
La majorité des immigrants canadiens-français partant pour la
Floride au XXe siècle n’ont pas l’impression de participer à un
mouvement de masse. Leur migration est poussée par la séduction
climatique, mais aussi par la quête d’une vie meilleure et une
vérification concrète par le bouche-à-oreille ou par le voyage au
préalable pour vérifier que ce rêve puisse aussi devenir réalité. La
Floride attire, en 2008, 2,9 millions de touristes canadiens1, parmi
eux, 500 0002 hivernants dont 200 000 hivernants canadiens-français
1
« Voyages effectués par les Canadiens vers les États-Unis, 15 principaux États
visités»(2008), Statistique Canada,
http://www40.statcan.gc.ca/l02/cst01/arts39a-fra.htm, page consultée le 30
octobre 2009.
2
Michael MacKENZIE, recherchiste, Canadian Snowbird Association,
Entretien téléphonique, 15 novembre 2008.
23
Serge Dupuis
et compte 194 000 résidents permanents canadiens dont 134 000
Canadiens français3. Malgré cette présence étonnante, on peine
toujours à expliquer les racines de ce phénomène migratoire qui
remonte pourtant au XIXe siècle et qui prend un envol après la
Deuxième Guerre mondiale4.
Des noms de villages tels que Ribaut River, Barrineau Park,
Dupont, Durant, Belle Glade et Lafayette laissent entendre une
présence et/ou une influence française qui remonte au XVIe siècle5.
D’autres communautés telles que Bélandville à la fin du XIXe siècle6
sur la côte du Golfe ou la colonie acadienne du lac Okeechobee des
années 1920 n’existent plus depuis longtemps7. Comment peut-on
connaître si peu au sujet de l’ancienneté de la présence canadienne et
française en Floride ? À notre avis, le défi dans la relation de ce
parcours particulier repose dans la disparité des sources écrites pour
la raconter. C’est le défi auquel nous avons fait face dans notre
recherche8 et un défi que nous avons surmonté grâce à
3
« Florida », U.S. Census Bureau - State and County Quick Facts,
quickfacts.census.gov/qfd/states/12000.html, page consultée le 15 juin 2007.
4
« Florida – Table 24 – Country of Birth of Foreign-Born Population for the
State, Urban and Rural, 1950, and for the State, 1860 to 1940 », 1950 US Census
of the American Population, U.S. Census Bureau, 1951; « Florida + Palm Beach
+ Canadians + French Canadians + 1910 + 1920 + 1930 + 1940 + 1950 +
1960 », Historical Census Browser, University of Virginia Library,
www.fisher.lib.uvirginia.edu/collections/stats/histcensus/, page consultée le 17
octobre 2008.
5
Allen MORRIS et Joan PERRY MORRIS, Florida Place Names, Sarasota,
Pineapple Press, 2002, p. 20, 73, 206.
6
« Tableau 5. Évolution historique de la Floride et de Floribec », dans : Rémy
TREMBLAY, Le concept de communauté en géographie vu à travers le petit
Québec de la Floride, Université d’Ottawa, thèse de doctorat en géographie,
2000, p. 89.
7
« Conners Sells 1,000 Acres to Florida Colony of French Canadians », The
Palm Beach Post (22 janvier 1924), Fonds « Populations - Canadians in Florida
», Historical Society of Palm Beach County Archives, West Palm Beach
(Floride).
8
Serge DUPUIS, L’émergence de la Floride canadienne-française. L’exemple
de la communauté de Palm Beach, 1910-2010, Université d’Ottawa, thèse de
maîtrise en histoire, 2009, 159 p.
24
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l’interprétation de sources non traditionnelles, mais aussi grâce à
l’oralité, un moyen fort négligé dans l’étude du Canada français.
Les recherches sur la Floride canadienne-française sont fort
peu nombreuses. Des premiers portraits sont dressés par des
géographes de l’Université Laval9, des gérontologues de la University
of Central Florida10 et de l’Université de Toronto11 avant de piquer la
curiosité du géographe Rémy Tremblay (2000) et de l’historien
Godefroy Desrosiers-Lauzon12 (2008) qui en produisent des thèses
doctorales à l’Université d’Ottawa. Bien que l’historien Eric Jarvis
formule un portrait des relations canado-floridiennes depuis les
années 192013, il n’existe toujours aucune monographie sur cette
présence au XXe siècle, et ce, malgré son poids démographique
Enfin, c’est l’historien Eric Jarvis de la University of Western Ontario
qui rapproche peut-être le plus la formulation d’une histoire de la
Floride canadienne au XXe siècle.
Malheureusement, aucune monographie n’a encore vu le jour
à ce sujet. Comment se fait-il ? La disparité des sources écrites à son
9
Voir : Louis DUPONT et Marie DUSSAULT, « La présence francophone en
Floride : un portrait », Vie française, 36 (octobre-décembre 1982), p. 5-22;
Louis DUPONT, « Le déplacement et l’implantation des Québécois en
Floride », Ibid, p. 23-33.
10
Charles F. LONGINO Jr., Victor W. MARSHALL, Larry C. MULLINS et
Richard D. TUCKER, « On the Nesting of Snowbirds: A Question About
Seasonal and Permanent Migrants », Journal of Applied Gerontology, 10, 2 (juin
1991), p. 157-168; Richard TUCKER et al., « Older Canadians in Florida: A
Comparison of Anglophone and Francophone Seasonal Migrants », Canadian
Journal on Aging, 11, 3 (automne 1992), p. 281-299.
11
Robert F. HARNEY, « The Palmetto and the Maple Leaf: Patterns of
Canadian Migration to Florida », dans : Randall M. MILLER et George E.
POZZETTA, Shades of the Sunbelt: Essays on Ethnicity, Race and the Urban
South, Boca Raton, Florida Atlantic University Press, 1989, p. 21-39.
12
Voir: Rémy TREMBLAY, Le concept de communauté en géographie vu à
travers le petit Québec de la Floride, Université d’Ottawa, thèse de doctorat en
géographie, 2000, 297 p.; Godefroy DESROSIERS-LAUZON, Southern
Seduction. Canadian and American Snowbirds in Florida since 1945, Université
d’Ottawa, thèse doctorale en histoire, 2008, 344 p.
13
Eric JARVIS, « Florida’s Forgotten Ethnic Culture: Patterns of Canadian
Immigration, Tourism, and Investment since 1920 », Florida Historical
Quarterly, 21, 2 (2002), p. 186-197.
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sujet en constitue sans doute une raison principale. L’objectif de cet
article est de suggérer des pistes lorsque confronté à ce défi qui fait
souvent hésiter les historiens à entreprendre l’étude d’un tel sujet. S’il
ne s’agit pas d’un manifeste en faveur de l’histoire orale, cet article
veut soulever les possibilités, les avantages et les embûches lorsque
confronté à un sujet passionnant qui n’a simplement pas assez de
traces écrites pour entreprendre une recherche universitaire.
Des carences documentaires médiatiques et communautaires
Une simple recherche dans Biblio branchée rendra évidente la
quantité d’articles produits tous les ans depuis les années 1970 sur la
Floride et les Canadiens dans La Presse ou dans le Toronto Star. Ceux-ci
couvrent des événements dramatiques tels que les tempêtes, le crime
et les accrochages interculturels, comme si la Floride était un bordel
que personne ne devrait vouloir habiter. Pourtant, une étude de ces
sources n’aide en rien à comprendre pourquoi la population
canadienne résidente de la Floride augmente de huit fois entre 1950
et 197014 ou pourquoi dix pour cent de la population canadienne s’y
rend en 199215. Afin de rédiger sa thèse sur les hivernants canadiens
et américains depuis 1945, Desrosiers-Lauzon a dû faire preuve
d’imagination en faisant appel à des sources alternatives telles que les
transactions de propriété et des audiences publiques sur le rezonage
de terrains16.
Les historiens spécialisés sur l'étude des Franco-Américains
de la Nouvelle-Angleterre ont la chance de travailler avec de
nombreuses sources écrites laissées dans les sociétés historiques, les
églises, les écoles et les sociétés nationales des Petits Canadas17. À
14
« Florida + Canadian + French Canadian + 1940 + 1950 + 1960 », dans :
University of Virginia Library – Historical Census Browser, page consultée le
17 octobre 2008
15
DE REPENTIGNY, International Travel Survey, 1 p.
16
Godefroy DESROSIERS-LAUZON, Entrevue par courriel, 14 mars 2009, 2
p.
17
Voir : Yves ROBY, Histoire d’un rêve brisé ? Les Canadiens français aux
Etats-Unis, Sillery, Septentrion, 2007, 148 p.; Yves FRENETTE, Les
francophones de la Nouvelle-Angleterre, 1524-2000, Montréal, Institut national
26
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l’inverse, la période de l’après-Guerre est hôte de changements qui
minent ces institutions traditionnelles et qui donnent rarement
l’impulsion pour qu’elles émergent dans des communautés nouvelles.
Les émigrants canadiens-français partent du Québec dans des
conditions bien plus favorables que la grande migration vers la
Nouvelle-Angleterre au XIXe siècle : dans un contexte de prospérité
générale, cette émigration vers la Floride est effectuée avec confiance
ce qui atténue leur sentiment de précarité nationale. L’historien Jean
Lamarre note la même chose au sujet des Canadiens français du
Michigan18. Les Néo-Floridiens s’y comportent souvent bien plus
comme des colonisateurs que comme des immigrants eux-mêmes –
avec leurs investissements fonciers et immobiliers, leur mise sur pied
de commerces et leur hostilité occasionnelle envers d’autres groupes
immigrants19. Par conséquent, les quartiers ethniques et la fidélité aux
institutions nationales si importants en Nouvelle-Angleterre sont bien
moins présents, malgré le fait que le nombre de résidents canadiensfrançais passe de 1 800 en 1950 à environ 50 000 en 197020, sans
compter le million de touristes canadiens qui visitent la Floride en
1970.
Il y a des organisations canadiennes-françaises qui voient le
jour. Prenons par exemple l’hebdomadaire La Floride française de
de la recherche scientifique/Urbanisation, Culture et Société, 72 p.; Yves
ROBY, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, 1776-1930, Sillery,
Septentrion, 1990, 434 p.; François WEIL, Les Franco-Américains, Paris, Belin,
1989, 251 p.
18
Voir : Jean LAMARRE, « L’intégration des migrants canadiens-français à la
réalité socio-économique américaine : essai comparatif entre la NouvelleAngleterre et le Michigan », dans : Andrée COURTEMANCHE et Martin
PÂQUET (dir.), Prendre la route. L’expérience migratoire en Europe et en
Amérique du Nord du XVIe au XXe siècle, Hull, Vents d’Ouest, 2001, p. 167.
19
Voir : Sondage auprès des Canadiens français de Palm Beach, janvier 2008,
66 p.; Thérèse ST-AMOUR, Récits de la Floride, Delray Beach (Floride), The
Printing Office, 2006, 109 p.; Rose BROUSSEAU, Entrevue, Lake Worth
(Floride), 12 janvier 2008; Conrad ROY et Jeannine FOURNIER, Entrevue,
Greenacres (Floride), 8 janvier 2008.
20
« Florida + Canadian + French Canadian + 1950 + 1970 », dans : University
of Virginia Library – Historical Census Browser, site consulté le 17 octobre
2008.
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Serge Dupuis
Surfside (1956-1958) ou les quelques clubs canadiens-français à
Miami, à Hollywood, à St Petersburg ou à Palm Beach. Cela étant dit,
ces institutions sont souvent éphémères, peu financées, peu
organisées et, donc, laissent peu de traces écrites derrière eux. La
plupart d’entre elles disparaissent avant de célébrer un dixième
anniversaire. Puisque très peu d’élites ecclésiastiques ou intellectuelles
du Québec, de l’Ontario ou de l’Acadie se rendent en Floride pour
prêter main forte à leurs compatriotes, très peu écrivent à leur sujet.
Ces ouvriers, investisseurs et retraités n’écrivent que rarement sur
leurs parcours et les font ainsi disparaître de la mémoire.
Les avantages et désavantages de l’oralité en histoire
L’oralité s’avère donc un moyen pour l’historien de dénouer
l’impasse dans de tels cas pour assurer que les parcours particuliers ne
passent pas sous le silence. Des cartes postales, des photographies
retrouvées dans des archives personnelles et des entrevues
permettent donc de saisir des données qui autrement ne verraient
jamais le jour. L’oralité permet ainsi de rejoindre les intervenants des
classes populaires dans une intimité candide qui n’a pas d’équivalent
dans les archives. L’historien Jacques Rouillard tend à être en accord
avec cette idée puisque, lorsque les survivants d’un épisode historique
atteignent la quatre-vingtaine, les historiens ont le devoir de procéder
au « sauvetage d’informations qui [pourraient] disparaître à tout
jamais21 ». Connaissant l’importance de cette émigration canadiennefrançaise vers la Floride durant les années 1950 et 1960, nous avons
donc saisi les propos de 26 intervenants immigrants, hivernants ou
descendants canadiens-français tout en réalisant un sondage auprès
de 22 hivernants de Palm Beach. Ceux-ci ont pu combler les lacunes
et enrichir le contenu de quatre fonds d’archives en Floride, de
quelques fonds personnels et de recensements américains.
Le cas de la Floride canadienne-française en est un où la
proximité historique du sujet permet des entrevues avec des
21
Jacques ROUILLARD, Ah les États ! Les travailleurs canadiens-français
dans l’industrie textile de la Nouvelle-Angleterre d’après le témoignage des
derniers migrants, Montréal, Boréal Express, 1985, p. 13.
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véritables pionniers du phénomène canadien de l’émigration et de
l’hivernation en Floride. L’envers de la médaille diront les sceptiques
est que l’oralité ne peut-être de l’histoire vu qu’elle est de la mémoire
et qu’elle est entachée de préoccupations, de préjugés et d’influences
contemporaines. À titre d’exemple, certains ont remarqué que
certains survivants de la Deuxième Guerre mondiale ont autant
tendance à raconter leur expérience qu’à raconter « une » expérience,
construite, elle, au fil des ans, au fil des discussions, des films et des
livres à ce sujet. Il n’y a pas de doute que l’oralité laisse souvent au
récepteur une partie de souvenir ainsi qu’une partie d’interprétation
de l’histoire dont la source d’époque nous épargne. Heureusement, le
cas des immigrants canadiens-français en Floride a été si peu conté
dans la culture populaire qu’il est plus probable de décrocher de
l’histoire dans une entrevue que de la mémoire. Il s’agit de l’avantage
de l’oralité dans des sujets peu étudiés.
Comme avec n’importe quelle source, avant de l’approcher,
l’historien a intérêt à se préparer pour la comprendre, à bien la noter
pour permettre une analyse juste et, à la limite, une ré-analyse par soimême ou par d’autres. Dans le cas des entrevues comme dans le cas
de sources en archives, une bonne lecture des études permettra une
meilleure appréciation de la source, vivante comme poussiéreuse.
Placer la personne ou l’écrit dans son contexte avant de l’analyser est
donc impératif. Autant que l’oralité peut être passionnante, elle exige
une méthodologie encore plus scrupuleuse afin de gagner la
confiance de la personne (de ne pas en abuser), de savoir aborder le
sujet de façon dirigée, semi-dirigée ou libre et de donner confiance
que son parcours particulier vaut la peine d’être conté.
On arrivera souvent à une autre hésitation commune : la
véracité des propos. D’emblée, considérer n’importe quelle source
comme étant forcément véridique
constitue une erreur
d’interprétation majeure. Évaluer une source (orale ou écrite) devient
un élément incontournable à l’analyse. Mais la supposition que
l’oralité est probablement fausse et que l’écrit est probablement
véritable découle d’une construction occidentale des perceptions sur
la « vérité ». Depuis 1997, la Cour suprême du Canada met sur un
pied d’égalité les preuves écrites et l’oralité dans les causes sur les
29
Serge Dupuis
traités avec les Premières nations22. Et même si les faits peuvent être
tronqués, les impressions demeurent bien réelles. En bout de ligne,
n’est-ce pas justement l’objet de la convoitise de l’historien que de
découvrir ces motivations du passé ? De toute façon, une bonne
connaissance des études permettra de faire la distinction entre le
véridique et le faux. Lorsque que l’intervieweur se montre aussi
connaissant que l’interviewé, il est moins probable qu’on mente à ce
premier. De plus, par le biais de la discussion, l’entrevue peut révéler
des nouvelles nuances sur la source écrite, des pistes d’interprétations
qui disparaîtraient autrement23. Une bonne entrevue permet à
l’intervieweur de retourner dans le passé avec ses intervenants en les
amenant à un point spécifique et en faisant ressortir les motivations,
les perceptions et parfois les faits d’époque. Et comme toujours, il
faut éviter de se fier à une source seulement…
La troisième préoccupation par rapport à l’oralité est celle de
l’autocensure du répondant. La Monde serait terrible si les personnes
ne possédaient pas de filtres pour organiser et « censurer » leurs
pensées. Plusieurs idées sont mises de côté dans le processus de
rédaction. Encore plus d’entre elles se retrouvent au repoussoir avec
la révision et les corrections. L’écrit n’est souvent qu’une compilation
de nuances, de compromis et d’autocensure. Dans quelques cas
privilégiés, comme celui du célèbre journal intime d’Anne Frank, on
peut revivre le récit tel qu’il est vécu dans l’émotion du moment. Au
grand plaisir des historiens qui s’intéressent à l’oralité, plusieurs
choses qui ne s’écrivent pas se disent à l’oral. Combien de rencontres
derrière des portes closes, de discussions téléphoniques ou
d’impressions jamais partagées sont perdues et ne voient jamais une
plume ? L’écrit connaît une résurgence en popularité avec
l’avènement du courriel, mais le défi reste le même pour les
historiens : ces sources seront-elles préservées ? L’interviewé peut
choisir de s’autocensurer, mais le degré de véracité dépendra
ultimement de la préparation de l’historien, de ses connaissances et
22
Ted BINNEMA et Susan NEYLAN, « Arthur J. Ray and the Writing of
Aboriginal History », dans : New Histories for Old: Changing Perspectives on
Canada’s Native Pasts, Vancouver, UBC Press, 2007, p. 10.
23
Alistair THOMSON et Robert PERKS (dir.), The Oral History Reader, New
York, Oxford University Press, 2006.
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du degré de confiance qu’il sera capable de gagner. La source écrite
comme la source orale pose plusieurs défis, mais elle peut chercher
une facette nouvelle du passé.
Parfois le témoignage contredit l’écrit
Les Canadiens français de Palm Beach représentent un cas en
or pour l’oralité puisqu’ils ont démenti plusieurs préconceptions au
sujet de la Floride. Tel que nous l’avons mentionné plus tôt, la presse
canadienne mentionne souvent la Floride dans ses pages dès les
années 1970, mais souvent avec un ton moralisateur, faisant des
allusions négatives à cette société et culture floridiennes. À croire tout
ce qu’on a dit de la Floride, on la verrait comme une station balnéaire
glauque, violente, intolérante et affligée de tempêtes en dépit du
climat plaisant en hiver24. Tremblay et Desrosiers-Lauzon remarquent
d’ailleurs ce préjugé défavorable à l’endroit de la Floride qui apparaît
dans les médias. Les entrevues, quant à elles, révèlent des motivations
économiques, sociales et climatiques qui motivent le départ de
milliers d’immigrants canadiens en quête d’une vie plus prospère
qu’au Canada durant les années 1950 et 1960.
La présence accrue d’étrangers durant les années 1980 et 1990
ne passe pas inaperçue en Floride où les Canadiens se buttent à des
accrochages avec les citoyens locaux. Entre 1980 et 1992, le nombre
annuel de touristes canadiens en Floride passe de 1,4 millions à 2,5
millions et la population immigrante canadienne-française de
Hollywood passe de 15 000 à 50 000 en moins de dix ans, sans
compter le demi million de Québécois qui visitent annuellement la
région. Quelques articles locaux dénoncent l’omniprésence du
français à Hollywood et caractérisent les Canadiens de « lazy », « poor
drivers », « poor neighbors », « poor tippers » et carrément de « lousy
citizens25 ». Le meurtre de quelques touristes canadiens en 1992 et
1993 pousse les médias canadiens à remettre en question la Floride
24
Voir: Rémy TREMBLAY, Floribec: Espace et communauté, Ottawa, Presses
de l’Université d’Ottawa, Collection Amérique française, 150 p.;
DESROSIERS-LAUZON, Southern Seduction, 344 p.
25
JARVIS, « Florida’s Forgotten Ethnic Culture », p. 186-197.
31
Serge Dupuis
comme destination de rêve. L’avertissement a un retentissement dans
le nombre de voyageurs canadiens se dirigeant vers la Floride qui
diminue de 32 pour cent entre 1992 et 199526. Il y a aussi la
diversification des stations balnéaires qui contribue à ce déclin.
Pourtant, les Canadiens français interviewés n’expriment pas de
crainte à cet endroit. « Des meurtres, il y en a dans toutes les grandes
villes27 » confie avec assurance le père hivernant d’un fils abattu en
Floride.
La Floride est atteinte par des ouragans violents durant les
automnes de 2004 et de 2005. Les médias canadiens couvrent
amplement le désastre et font état de désarroi chez certains
Canadiens qui n’y retourneront plus. Comment les Canadiens français
de Palm Beach ont-ils vécu l’ouragan ? Une immigrante qualifie
l’ouragan Wilma d’« impressionnant » tout en ajoutant qu’il n’est «
rien à comparer à une tempête de verglas28 »! « C’est pas le fun, c’est
pas drôle, mais c’est pas aussi pire que quand t’as des tempêtes de
neige : [Au Canada, sans] électricité, tu peux pas te chauffer si t’as pas
de foyer. Nous autres, si on manque d’électricité, ben, y fait chaud29!
», remarquent deux retraités. Alors qu’on se sauve des tempêtes de
neige, on se retrouve à affronter des nouvelles tempêtes. On ne
semble pas combattre le climat, mais plutôt le subir, comme c’est le
cas au Canada. « Je [suis] contente de le voir une fois de ma vie, mais
je voudrais pas le revoir une autre fois. Mais après [la tempête], c’est
terminé. Après qu’y est passé, y fai[t] beau, c’[est] tranquille
tranquille30! »
Plusieurs articles, reportages et films, le long métrage
humoristique La Florida au premier chef, ont aussi tendance à
caractériser les hivernants en particulier de gens intolérants, bouffons
26
DE REPENTIGNY, International Travel Survey, 1 p.
Martin PELCHAT, « Le meurtrier de Marc Nadeau risque la peine de mort »,
La Presse (4 septembre 1993), p. A3.
28
Danielle JEAN, Entrevue, Greenacres (Floride), 9 janvier 2009.
29
Denise D’ANJOU et Raymond LEMAY, Entrevue, Lake Worth (Floride), 7
janvier 2009.
30
Thérèse ST-AMOUR, Entrevue, Boynton Beach (Floride), 8 janvier 2009.
27
32
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et américanisés31. Or, les Canadiens français interviewés expriment
plutôt des exemples concrets d’une plus grande ouverture d’esprit,
d’un contact quotidien avec leurs voisins latino-américains, européens
et afro-américains. « T’évolues, t’apprends à les comprendre, à les
aimer32 » confie un hivernant ottavien. À l’inverse d’une perte de
culture, les sociétés canadiennes-françaises semblent avoir servi
d’instrument de renaissance culturelle chez des Franco-Ontariens et
des Franco-Américains qui reprennent des liens avec des Québécois
francophones et avec le fait français33. D’autres notent un certain
enrichissement par leurs contacts avec la culture latino-américaine
que ce soit à l’église, à l’école à laquelle ils envoient leurs enfants ou
dans leur voisinage. Pour ce qui est du milieu, plusieurs remarquent la
présence de spectacles de musique et de théâtre, de boutiques, de
restaurants de terrains de golf qui leur ont donné accès à une vie
bourgeoise, une vie qui leur était hors de portée au Canada devenue
possible en raison du pouvoir d’achat accru :
On est chanceux d’être en Floride parce qu’on serait pas
capable de vivre ailleurs aux États-Unis, comme en Caroline ou en
Ohio. […] Alors ici à cause de la richesse ici à Palm Beach et à cause
des francophones, alors on n’est moins dépaysé. En fait, j’vivrais pas
dans un autre État. J’pense pas qu’on vivrait même ailleurs en
Floride, parce que c’est moins urbain que dans le Sud et c’est vaste.
Y’a plus d’espaces verts, y’a des limites sur la hauteur des édifices34.
En guise de conclusion…
En somme, des meilleures conditions de travail, un meilleur
contexte social, économique et, oui, météorologique, motivent les
départs et l’installation en Floride. Une analyse des sources
strictement médiatiques ou même des sources écrites n’auraient pas
laissé connaître la facette matérielle de cette émigration. Dans ce cas,
des histoires pertinentes n'ont été accessibles que par entrevue. Qui
31
Georges MIHALKA (réal.), La Florida, Montréal, Films Vision 4, 1993, 114
minutes.
32
Blaise PLOUFFE, Entrevue, Boynton Beach (Floride), 8 janvier 2009.
33
Roger GROULX, Entrevue, Greenacres (Floride), 12 janvier 2008.
34
JEAN, Entrevue.
33
Serge Dupuis
sait si l’oralité ne deviendra pas incontournable dans l’avenir pour
étudier des communautés, des organisations ou même des courants
d’idées dans l’avenir ? Si la correspondance écrite disparaît au
complet, le récit oral s’avérera un des seuls moyens d’aborder des
histoires personnelles et des échanges d’idées non académiques. À
moins que les blogues deviennent des sources dont on pourra tracer
le changement dans le temps et que les courriels soient préservés
pendant des décennies, l’oralité pourrait bien devenir un passage
obligé pour étudier l’histoire depuis la Révolution informatique.
34

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