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La liberté d’expression est-elle sans limites ?
Forum, 2 février 2016
Suite au massacre de toute une partie de l’équipe de rédaction de Charlie Hebdo le 7
janvier 2015, beaucoup de questions ont été posées concernant la liberté d’expression.
Peut-on tout dire dans les paroles ou dans les images ? Ces questions continuent à être
présentes et débattues. À ce sujet, en simplifiant, deux tendances s’expriment. Pour la
première, dans une société démocratique et d’État de droit, tout est permis sauf ce qui
est explicitement interdit par la loi, et il en va ainsi pour la liberté d’expression. On ne
peut donc en aucun cas limiter celle-ci si ce n’est pas illégal. Liberté d’expression et
liberté de presse doivent donc être défendues inconditionnellement dans le cadre de la
légalité. C’est en gros la position officielle, en Belgique, du CAL. Pour la seconde
tendance, ce critère est évidemment déterminant, mais il y en a un autre complémentaire
qui est celui de la responsabilité citoyenne et politique et de la responsabilité éthique,
responsabilité qui peut nuancer la liberté d’expression. Tous trois, à partir d’horizons
différents, nous nous situons sur cette seconde ligne. Notre soirée ne consistera pas en
un débat contradictoire entre nous, bien que chacune et chacun nous nous exprimons à
partir de notre horizon convictionnel propre. La contradiction peut éventuellement être
portée par la salle dans le débat qui suivra.
1. Bref état des lieux
L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) déclare :
« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le
droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et
de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par
quelque moyen d’expression que ce soit. »
Aucune limite n’est donc formulée.
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (Conseil de l’Europe, 1950) déclare dans son article 10 :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la
liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou communiquer des informations ou
des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques et sans
considération de frontière. [...]
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut
être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues
par la loi, qui constituent de mesures nécessaires, dans une société démocratique,
à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la
morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la
divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et
l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
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Comme on le voit, la Convention européenne est beaucoup plus développée sur ce sujet
de la liberté d’expression que la Déclaration universelle. En même temps, elle établit
des limites, ou des garde-fous. Elle parle de responsabilité : mais celle-ci est-elle de
l’ordre légal ou de l’ordre moral, ce n’est pas précisé. Elle parle aussi de limites en
raison de la protection de la santé ou de la morale. Sur la santé : ce sont aujourd’hui les
limites à la publicité pour l’alcool, par exemple, ou encore le débat sur l’imposition
possible, comme en France, de paquets de cigarettes neutres. Mais comment juger de la
protection de la morale ? Qui définit publiquement la morale ? On voit qu’ici on est sur
un terrain plus délicat.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2000, intégrée au Traité de
Lisbonne en 2007) est beaucoup plus brève sur ce point. Article 11 :
« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté
d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des
idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans
considération de frontières. »
Aucune limite n’est donc formulée dans cet article. Mais en finale de la Charte, il y a un
article général, l’article 52, qui précise :
« Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente
Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et
libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne
peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à
des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union et au besoin de protection
des droits et libertés d’autrui. »
Dans tous les États, des limites sont de fait mises à la liberté d’expression. Il y a ainsi
des lois qui répriment l’incitation au meurtre, à la violence ou à la haine. L’atteinte à la
réputation d’autrui, la calomnie, la diffamation sont aussi pénalement sanctionnables, et
la vie privée est protégée. Accuser faussement une personne, dénoncer publiquement
des méfaits qu’elle n’a pas commis ou des paroles qu’elle n’a pas dites, est
condamnable. Par contre, révéler publiquement des malversations, ce qui porte
évidemment atteinte à la réputation de la personne, n’est pas condamnable. De ce point
de vue, il faut encore distinguer entre les personnes privées, monsieur et madame tout le
monde, et les personnalités publiques, comme les mandataires politiques, ou aussi les
évêques, par exemple, qui eux peuvent davantage et dans certaines limites être mis en
cause ou critiqués publiquement.
Il est aussi illégal, dans tous les États, de révéler certaines informations sensibles
concernant la sécurité. Mais il y a assez souvent abus de cette interdiction.
En France, en Belgique ou en Allemagne, la négation du génocide des Juifs par l’État
Nazi est un délit. Il y a eu des propositions de loi allant dans le même sens pour le
génocide des Arméniens par les Turcs. Mais on peut se poser la question : est-ce à la loi
de définir ce qui est historique ou non, et la façon de désigner les faits historiques ? Et
où s’arrêter : le génocide rwandais, par exemple.
Une limite à la liberté d’expression réside dans les lois anti-blasphème. Dans la plupart
des pays européens, le blasphème était autrefois réprimé par la loi. Le délit de
blasphème existe toujours dans le droit de nombre d’États européens : Allemagne (si
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trouble à l’ordre public), Autriche, Danemark, Espagne, Suisse, Grèce. En Irlande, ce
délit a été réintroduit en 2010. Pratiquement cependant, ces États n’appliquent pas cette
législation. Par contre, ce délit n’existe pas ou n’existe plus en Belgique, en France
(sauf en Alsace-Moselle, en raison d’une ancienne loi allemande), en Grande-Bretagne
depuis 2008, aux Pays-Bas depuis 2013. En France, il y a eu une proposition de loi
condamnant le blasphème en 2006, mais cela n’a pas abouti.
Dans tous les pays musulmans, il y a le délit d’apostasie, et le blasphème est identifié à
l’apostasie. Depuis 1999, chaque année l’Organisation de la conférence islamique
demande, sans succès, aux Nations-Unies une condamnation de la diffamation des
religions, ce qui revient à une condamnation du blasphème.
L’outrage au drapeau national est un délit dans certains pays : aux États-Unis, le
premier amendement de la Constitution protège le drapeau, mais cet article a été critiqué
à plusieurs reprises par la Cour suprême comme inconstitutionnel, car opposé à la
liberté d’expression. En France, l’outrage au drapeau est un délit depuis 2010. L’État
officiellement laïque réintroduit ainsi une forme de sacré. En Belgique, il y a eu une
proposition de loi en 2007 au Sénat, mais elle n’a pas abouti. L’outrage au drapeau
n’est-il en fait pas une forme de blasphème, par la sacralisation d’un symbole civil et
politique ?
2. Position de principe
Il est sain qu’il y ait des lois qui répriment l’incitation au meurtre, à la violence ou à la
haine : c’est une question d’ordre public. Il est cependant parfois difficile de démontrer
que telle ou telle expression incite à la violence ou à la haine. Les tribunaux sont là pour
en juger. Il y a aussi du sens à ce que la loi interdise certaines publicités quand elles
promeuvent un produit qui nuit clairement à la santé. La drogue évidemment, d’autant
plus qu’elle est illégale, mais aussi l’alcool ou le tabac.
Personnellement, je crois aussi qu’il n’est pas sain que la loi étende les limites à la
liberté d’expression au-delà de ce qui est indispensable dans un État de droit. De ce
point de vue, les limites aujourd’hui imposées à la liberté de presse en Pologne ou en
Turquie, par exemple, sont très inquiétantes quant à l’État de droit.
Quant au blasphème, ce terme n’a de sens qu’à l’intérieur de la religion, d’une religion
déterminée : ce n’est pas à la société civile ou politique de s’en mêler, d’autant plus
qu’en général lorsqu’il y a une loi à ce sujet celle-ci ne concerne de fait que la religion
majoritaire.
Cela signifie qu’au plan du droit, il est important d’affirmer qu’il y a droit à critiquer les
religions, à s’en moquer, à les caricaturer. Il n’est pas souhaitable que la loi ou les
tribunaux s’en mêlent, même si certains citoyens s’en sentent blessés.
Il faut dire aussi que la caricature est une réalité particulière, car son principe même est
de forcer certains traits de personnes ou d’institutions, et donc d’exagérer. En ce sens
elles ne sont jamais purement objectives, et souvent elles sont sujette à interprétations
diverses. Certaines caricatures sont là simplement pour faire rire. Plus souvent elles sont
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porteuses d’un message critique de type politique ou convictionnel. Question difficile :
jusqu’où ne pas aller trop loin dans le racisme, par exemple ?
Cela dit au niveau du droit, mais le droit n’est pas tout, car il me paraît indispensable
d’affirmer en outre que s’exprimer publiquement par l’écrit, par le discours, par
l’image, est un acte qui comme tout acte humain est appelé à être responsable. Il s’agit
d’une responsabilité citoyenne et politique et d’une responsabilité éthique.
Éthiquement, comme pour tout acte humain, il importe de s’interroger sur les
conséquences de ses actes. Se moquer de Dieu, de Jésus Christ ou de Mohammed n’est
pas un délit dans notre société. Et c’est bien ainsi. Il n’est pas acceptable que se moquer
de Mohammed le prophète ou tout simplement le représenter soit un délit au plan civil
dans des pays à majorité musulmane. Les choses étant ce qu’elles sont, est-il
responsable éthiquement et politiquement de le faire ici si on peut légitimement prévoir
que cela motivera des actions violentes ailleurs, et qu’il pourrait y avoir des victimes ?
La liberté d’expression est une valeur de nos démocraties. Elle n’est pas une valeur
absolue… Et quand il y a conflit de valeurs, en l’occurrence valeur de la liberté de
presse et d’expression et valeur de la protection partout de la vie humaine, un
discernement est nécessaire, et une évaluation concernant l’échelle des valeurs.
De façon plus large, il y a une question fondamentale, qui n’est pas simple. Dans quelle
mesure telle ou telle expression publique contribue-t-elle à la cohésion sociale, à un
vivre ensemble paisible ou pacifié ? Certaines expressions ou images peuvent ne pas
être directement islamophobes ou antisémites, elles peuvent cependant contribuer de
façon plus ou moins importante à alimenter les sentiments et attitudes négatifs vis-à-vis
des musulmans ou des juifs, contribuer à influencer une image publique négative vis-àvis de ces concitoyens. Pour moi, ce n’est pas éthiquement responsable.
Mais par ailleurs, notre société est aussi traversée par des convictions diverses et des
conflits politiques. S’exprimer de façon militante pour telle ou telle cause, ou contre
telle évidence sociale partagée ne crée pas directement du lien social, au contraire : cela
contribue à la tension au sein de la société. Tous les moyens ne sont pas bons, mais ce
n’est pas éthiquement et politiquement irresponsable que de s’engager sur le terrain de
ces causes qui divisent. Toutes les évolutions sociétales sont passées par des tensions et
des conflits : les droits sociaux conquis durement par l’action syndicale, la légalisation
du divorce, l’établissement d’un contrat civil d’union entre personnes homosexuelles,
etc. Et les caricatures jouent un rôle dans ces conflits sociaux inévitables et parfois aussi
éthiquement nécessaires.
Actuellement, en France et en Belgique, la société est traversée par deux conceptions
antagonistes de la laïcité. Une laïcité proprement politique qui sépare religion et État, et
reconnaît l’autonomie des deux sphères, conception politique de la laïcité qui peut
cependant dériver en se radicalisant et en cherchant à refouler le religieux dans la sphère
strictement privée en excluant toute expression publique. Et d’autre part une laïcité
philosophique, laïcité convictionnelle non religieuse ou athée, mais qui peut aussi
dériver en devenant proprement antireligieuse. Éthiquement, il y a lieu de s’interroger
sur la responsabilité sociétale d’une laïcité qui, politiquement, refoule toute expression
publique du religieux dans le privé et d’une laïcité philosophique qui combat toute
religion en tant que telle. Non seulement ces positions ne contribuent pas à la cohésion
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sociale et au bien vivre ensemble, mais on peut aussi, philosophiquement, les dénoncer
comme non fondées par rapport à la réalité des processus sociaux.
En revenant à l’expression publique et à la caricature, la couverture de Charlie Hebdo
pour le premier anniversaire de l’attentat de janvier 2015, représente Dieu portant une
Kalachnikov et le vêtement tâché de sang, avec le slogan « L’assassin court toujours »,
Pour éviter de s’en prendre à l’islam djihadiste, et par là plus largement à l’islam et à sa
conception de Dieu en tant que telle, l’image évoque très clairement le Dieu chrétien,
Cette caricature n’est évidemment pas attaquable en droit. Elle blesse certainement
nombre de croyants : ce n’est pas une raison pour la condamner. Elle peut être
interprétée de façon quelque peu lénifiante : elle ne dénoncerait que les dérives
inacceptables des religions quand elles deviennent violentes et meurtrières, ce sur quoi
presque tout le monde peut se retrouver, sauf une minorité de fanatiques. Si elle était
attaquée devant un tribunal, ce serait sans doute la ligne de défense de Charlie Hebdo.
Mais elle dit sans doute autre chose, car de façon tout à fait explicite, Charlie Hebdo se
déclare athée et antireligieux. Le message voulu mais non explicite est donc sans doute,
à l’occasion de l’anniversaire du drame de janvier 2015, de dénoncer toute religion
comme par elle-même facteur de violence. Cette position antireligieuse contribue-t-elle
à une société pacifiée, libérée de la haine ? On peut se poser la question. Le problème
est que certains refusent délibérément, dans notre société, de se situer sur ce terrain
éthique de la citoyenneté responsable quand il s’agit de débattre de la liberté
d’expression.
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