“L`industrie culturelle” au XXIe siècle
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“L`industrie culturelle” au XXIe siècle
“L’industrie culturel le” au XXI e siècle une étude prospective des enjeux économiques, technologiques et juridiques Notes pour l’intervention du 21 janvier 2000 dans le cadre du colloque "L’adieu à Gutenberg ?" organisé par le Sénat de la République Française par Arach HIRMANPOUR un document mis en ligne par Me Arach HIRMANPOUR Avocat au Barreau de Paris 6, av. Mac Mahon 75017 Paris Tél. : +33 1 53 81 92 40 Fax : +33 1 53 01 34 95 [email protected] www.hirmanpour.com ARACH HIRMANPOUR —— Avocat à la Cour I. INTRODUCTION Ray Kurzweil a prophétisé dans The Age of Spiritual Machines (Viking, 1999) que d’ici quelques décennies, les machines dépasseront l’homme en intelligence. Une puce d’une valeur de 1.500 dollars aurait ainsi, d’ici 40 à 50 ans, la capacité de calcul et de pensée du genre humain réuni. Il est clair que si sa prophétie venait à se réaliser, tout ce que j’aurais à dire aujourd’hui sur l’industrie culturelle après 2050 tomberait à l’eau ! Je serai donc très prudent et je ne tenterai ici rien d’autre que de décrire le champs de bataille de l’industrie culturelle, les forces en présence et le choc des intérêts sans m’aventurer à donner un quelconque pronostic ni sur ce que sera la configuration des forces dans quelques années, ni a fortiori sur les vainqueurs de cette bataille. Je serai donc prudent. Mais même dans la prudence, il convient d’être mesuré. J’irai donc jusqu’à dire qu’il est possible et même nécessaire de comparer la révolution virtuelle à la révolution industrielle. L’exode rural du siècle dernier trouve son écho aujourd’hui dans l’exode réel, exode du réel vers le virtuel. Mais c’est une autre analogie que je souhaiterais vous proposer : Au XVe siècle, les grands explorateurs ont ouvert de nouvelles voies de communication vers un nouveau continent. Ce nouveau continent est longtemps resté une zone de non droit. Des exactions et des crimes y ont été commis en toute impunité qui, du moins pouvait-on le penser à cette époque, n’auraient jamais pu avoir cours en Europe. Très vite, il apparut que ce n’était pas simplement un nouveau continent mais bel et bien un nouveau monde qui venait d’être découvert. Ce nouveau monde avait ses chercheurs d’or, ses pirates et ses hors-la-loi, ses honnêtes entrepreneurs et ses charlatans ; les règles pour y réussir étaient à ce point différentes de celles du vieux monde qu’à bien des égards et avant l’heure, les derniers s’y sont retrouvés les premiers. Il n’est pas exagéré de dire qu’en fin de compte ce nouveau monde s’est essentiellement créé son propre droit. Il s’est également créé sa propre économie fondée sur la croissance démographique et sur l’élargissement du territoire. A la fin du XXe siècle, l’impact de ce nouveau monde sur les structures sociales, économiques et politiques du vieux monde a été tel, qu’il est difficile d’imaginer le monde sans le nouveau monde. Aujourd’hui de nouvelles technologies et de nouveaux moyens de communication sont sur le point d’ouvrir la voie vers un nouveau monde. L’internet en est sans nul doute jusqu’à présent la manifestation la plus spectaculaire, mais il n’en est très probablement qu’un avant poste et un point de passage obligé. Ce nouveau monde a ses chercheurs d’or, ses pirates et ses hors-la-loi, ses honnêtes entrepreneurs et ses charlatans. Les règles pour y réussir sont à ce point différentes de celles du vieux monde que ceux qui n’étaient rien dans l’ordre ancien ont pu y bâtir en quelques mois des empires auxquels des décennies d’acharnement n’auraient pas suffi dans l’ancien monde. Il est tentant de vouloir adapter le nouveau monde à l’ancien, d’y vouloir transposer nos lois et nos préjugés, mais gageons qu’il n’en sera rien et que, comme par le passé, c’est l’ancien monde qui devra s’adapter au nouveau en adoptant de nouveaux modes de raisonnement. II. LA CRITIQUE CLASSIQUE DE L’INDUSTRIE CULTURELLE Le terme “industrie culture"e” a probablement été utilisé pour la première fois dans l’ouvrage Dialectique de la Raison publié en 1947 par les philosophes allemands Théodore Adorno et Max Horkheimer. 2 La critique d’Adorno et de Horkheimer était tout particulièrement tournée vers le cinéma qu’ils voyaient comme un média se nourrissant de la passivité du spectateur. Le cinéma hollywoodien était ainsi accusé de servir des biens culturels standardisés procédant d’une même esthétique ou plus exactement d’une même absence d’esthétique. Le même contenu est sans cesse resservi agrémenté de variations stylistiques à la mode conduisant “à la prédominance de l’effet, de la touche évidente, du détail technique sur l’œuvre e"e-même qui autrefois exprimait une idée, mais qui a été liquidée en même temps que l’idée”. En forçant le spectateur à suivre un rythme donné, sous peine de perdre le fil de l’histoire—quand toutefois il y en a une, en tentant de remplir autant que possible l’espace nécessaire entre la fiction et la réalité, le film sonore ne laisse aucune place à l’imagination ou à la réflexion. La réaction que le film attend de l’audience serait en définitive une réaction conditionnée et “dans la mesure où tous les autres films que l’industrie a donnés à voir au spectateur lui ont appris à quoi s’attendre” cette réaction est également automatique. La critique d’Adorno et de Horkheimer s’étend dans une certaine mesure à la radio et à la presse de leur époque ; elle ne couvre pas la télévision qui était encore dans l’enfance. Il est courant de considérer cette critique à bien des égards comme obsolète aujourd’hui, notamment lorsqu’elle affirme que l’offre culturelle est exclusivement conditionnée par les producteurs ou lorsqu’elle s’avère aveugle au développement du cinéma d’art et d’essai. Or, la critique d’Adorno et de Horkheimer ne portait pas sur la production cinématographique mais sur le cinéma comme technologie pour diffuser une culture de masse. Qu’il y ait eu un cinéma d’art et d’essai produit par certains pour peu ou qu’il y ait eu des chefs d’œuvre cinématographiques—dont il reste à prouver que le grand public a pu saisir ce qui en faisait des chefs d’œuvre et donc sortir d’un mode de réaction conditionné et automatique—relèvent, du point de vue de celui qui s’interroge sur la culture de masse, de l’anecdotique. La critique portait donc sur le cinéma comme média de masse et n’empêchait pas Adorno d’apprécier certaines œuvres cinématographiques. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à l’article intitulé “Chaplin à Malibu” publié dans le Neue Rundschau en 1964 et où Adorno témoigne d’une profonde et touchante admiration pour l’homme comme pour l’acteur—qu’il préfère certes appeler clown. Quoi qu’il en soit, pour saisir ce qui est essentiellement vrai dans la critique d’Adorno et de Horkheimer, il faut non pas se rapprocher du tableau qu’ils nous brossent pour en scruter les moindres détails mais reculer de quelques pas. Que voit-on alors ? Tout d’abord une critique structurelle de l’industrie culturelle : ◦ L’industrie culturelle est centralisée ; les producteurs sont en petit nombre et ce sont les producteurs qui déterminent essentiellement les caractéristiques de l’offre ; ◦ Elle produit des biens standardisés qui sont distribués de manière indifférenciée à un grand nombre de consommateurs ; par construction elle fonde la popularité de sa production sur le plus petit commun dénominateur ; sur ce qui est commun à tous les spectateurs ; ◦ L’industrie culturelle réifie la culture et la transforme en bien culturel, en marchandise culturelle disposant d’une vie propre ; 3 ◦ En définitive elle ne voit qu’un consommateur objet de culture et oublie le consommateur sujet de culture. Ensuite on voit une critique du cinéma comme média et comme technologie : ◦ Le cinéma ne laisse pas de place à l’imagination du spectateur ni à la réflexion ; ◦ Il imprime son propre rythme et sa linéarité dans la conscience des spectateurs. A bien des égards, cette critique de l’industrie culturelle semble d’une actualité brûlante. Qu’elle ait été formulée entre 1944 et 1947, c’est-à-dire bien avant leurs manifestations les plus spectaculaires et notamment bien avant la généralisation de la télévision—est une preuve supplémentaire du caractère structurel des traits mis en évidence. La pertinence de la critique du cinéma comme technologie que font Adorno et Horkheimer est encore plus frappante lorsqu’on la met en perspective. Adorno et Horkheimer évaluaient tout à fait différemment le téléphone, autre média dont ce siècle a vu la généralisation. Pourquoi ? Parce que le téléphone suppose la réflexion, la réaction et la réponse de l’interlocuteur. Aujourd’hui on dirait parce que le téléphone suppose l’interaction. Le point où je veux en venir est que l’internet d’aujourd’hui constitue à bien des égards une réponse à la critique qu’Adorno et Horkheimer ont fait des médias traditionnels. En effet contrairement aux médias existants, l’internet réunit les caractéristiques suivantes : ◦ Il est structurellement décentralisé ; ◦ Il permet à tous de recevoir mais aussi d’émettre des informations, c’est à dire de prendre part à l’utilisation, à la consommation mais aussi à la production d’informations ou, pour ce qui nous concerne, de biens culturels ; ◦ Il offre des modes de communication interactifs et non linéaires. En outre, ◦ L’internet permet le transport et le partage de tout ce qui peut être mis sous forme numérique: texte, voix, images, vidéos, musique et données. En d’autres termes, alors que les modes de communication et les médias antérieurs, tels la télévision, tendaient nature"ement à la concentration et au monopole, l’internet tend nature"ement à la décentralisation et à la participation. Ces caractéristiques techniques de l’internet et l’évolution parallèle des nouvelles technologies sont porteuses d’un bouleversement du processus de création, de production et de consommation culturelles. III. L’INTERNET ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES SONT PORTEURS D’UN BOULEVERSEMENT DU PROCESSUS DE CRÉATION ET DE CONSOMMATION CULTURELLES Les nouvelles technologies ont largement diminué les coûts de création et de production et il n’y a aucune raison pour que cette tendance s’arrête. Aujourd’hui 4 grâce à la puissance des nouveaux microprocesseurs et au développement de technologies et de logiciels de traitement du signal digital à bon marché, un artiste peut créer sa propre musique et graver ses propres CD avec des moyens financiers relativement modestes. Le développement des caméras vidéo digitales et la vulgarisation des technologies de compression des images permettent aux passionnés de vidéo de donner libre cours à leur imagination. Les cinéastes ayant souscrit, à la suite de Lars van Trier, au Dogme 95 ont montré qu’il était possible, en utilisant des moyens de production très limités (caméra vidéo digitale portable, pas d’éclairage supplémentaire, etc.), de produire des œuvres de très grande qualité tant sur le plan cinématographique que culturel. Bientôt, si la capacité de traitement des microprocesseurs augmente au même rythme que par le passé, il sera possible de créer des films entièrement virtuels avec des acteurs virtuels évoluant dans des paysages imaginaires à un coût qui sera une fraction de celui des productions cinématographiques actuelles. Le succès considérable de Lara Cro' auprès des jeunes et également, il faut le dire, des moins jeunes montre qu’il est possible de créer des stars virtuelles ayant (presque) toutes les caractéristiques des vraies stars, les caprices en moins. Bref, les acteurs actuels de l’industrie culturelle ne peuvent plus compter sur l’intensité capitalistique de la production comme barrière à l’entrée de leur marché. Cette situation restera tolérable tant que ceux-ci maîtriseront les circuits de distribution et de promotion des biens culturels dans la mesure où ils pourront empêcher les productions non homologuées d’entrer dans les circuits de distribution, promouvoir leurs propres productions et plus généralement orienter le goût du public vers des œuvres à forte intensité capitalistiques, là où ils sont les meilleurs (comme les films utilisant énormément d’effets spéciaux). Or l’internet, en ouvrant un canal de distribution tous azimuts promet de mettre considérablement à mal cette stratégie. Le progrès rapide des moyens de communication et notamment des technologies permettant d’utiliser les structures filaires existantes pour des communications à haut débit (notamment les technologies xDSL) ainsi que le développement d’algorithmes de compression de l’image et du son toujours plus performants font que dans un avenir très proche, beaucoup plus proche que prévu initialement, il sera possible d’écouter de la musique ou de regarder des films sur internet. En outre, au regard de l’évolution des pratiques commerciales aux Etats-Unis il est vraisemblable que les fournisseurs d’accès à internet et les compagnies de télécommunication vont converger vers des solutions permettant aux particuliers l’accès illimité, à haut débit et permanent à l’internet pour un coût mensuel forfaitaire modéré, voire inexistant. L’internet sera donc, sûrement beaucoup plus tôt qu’il n’était initialement prévu, un canal de distribution viable des produits culturels. Mais surtout, ce sera un canal de distribution ouvert à tous puisqu’il sera à la portée de n’importe qui de mettre ses œuvres en ligne et de les rendre disponibles à des milliards d’utilisateurs. C’est une chose de mettre des œuvres en ligne, cela en est une autre de le faire savoir. Un scénario envisageable est que la diffusion des œuvres se fera au sein de communautés ouvertes, plus ou moins larges, qui feront une sélection des œuvres selon des critères propres à leur communauté. Les internautes pourront prendre une part plus ou moins active à ces communautés : se contenter d’y piocher quelques œuvres, d’y visionner quelques films où les accompagner dans la durée et prendre part à leur vie quotidienne. On peut imaginer par exemple qu’AOL/ TimeWarner tentera de développer les modèles communautaires existants d’AOL et d’y promouvoir les produits culturels de TimeWarner. Ifilm.com tente de créer des 5 communautés virtuelles autours de la diffusion d’œuvres cinématographiques diffusées sur la toile. Slamdance créé en 1995 en représailles au festival du film Sundance—organise cette année un festival du peuple—festival virtuel baptisé Anarchy. Du point de vue du consommateur d’œuvres culturelles, l’internet aura pour effet de diversifier l’offre culturelle et de faciliter l’accès à cette offre. Il aura aussi pour effet de permettre au public d’exercer un jugement critique sur les œuvres qui lui sont offertes. Ainsi le site d’Ifilm affiche deux classements : les films les plus regardés et... les films les mieux notés. Les deux classements sont visibles avant même que l’utilisateur décide de visionner un film. Au passage je me permettrai une interrogation—le dernier Star Wars aurait-il eu autant de spectateurs le jeudi si l’appréciation des spectateurs du mercredi avait été affichée en gros sur tous les cinémas de France ? C’est vers ce type de transparence que l’on se dirige... une sorte de démocratie directe de la culture... D’une manière générale l’internet donne le champ libre à la réaction des consommateurs d’œuvres culturelles qui pourront donc devenir, collectivement mais aussi individuellement de véritables acteurs de cette vie culturelle. La fiche signalétique d’un ouvrage sur Amazon.com permet de consulter les critiques littéraires autorisées mais également celles de n’importe quel internaute souhaitant s’exprimer à ce sujet. Elle comporte également une note globale des lecteurs, de une a cinq étoiles. Ainsi peut-on voir que le best-seller de la semaine dernière, Timeline de Michael Crichton n’a reçu qu’une notation de trois étoiles et constitue donc, selon toute vraisemblance, une relative déception pour les lecteurs. Si l’on souhaite en avoir le cœur net, il suffit de parcourir les centaines de revues rédigées par ces mêmes lecteurs. Il est également fort probable qu’un autre effet de l’accès plus large des créateurs de bien culturels à la production et à la distribution aura pour effet une formidable accélération des changements du paysage culturel ; le rythme du net sera donné autant par une demande des consommateurs plus facile à décrypter grâce à l’interactivité que par une avant-garde culturelle trouvant dans des communautés ad hoc une véritable caisse de résonance de leurs idées et de leur art. On est loin de la grisaille des plateaux télé organisée par le Ministère de l’Information ! Par ailleurs, l’accès à l’internet qui est aujourd’hui essentiellement limité aux ordinateurs se fera par plusieurs canaux supplémentaires et notamment pour ce qui est visible aujourd’hui : le téléphone, les assistants personnels digitaux (Personal Digital Assistants) et la télévision interactive. L’accès à la culture, par exemple le téléchargement d’un livre ou d’un album pourra donc avoir lieu n’importe quand mais aussi grâce à la télécommunication sans fil à haut débit n’importe où... Le besoin existe déjà : face à l’effondrement de son lectorat, un journal japonais a créé un petit gadget électronique qui tient dans la paume de la main et sur lequel les lecteurs peuvent télécharger leur journal tous les matins afin de le lire dans le métro où il n’y a plus la place depuis longtemps pour lire un journal en papier, même d’une seule main. L’internet permet une diffusion plus large des œuvres culturelles par exemple à travers les galeries virtuelles ou les sites comme celui du Louvre où on peut voir la reproduction digitale d’œuvres réelles. Mais le virtuel a ses modes d’expression artistiques propres et aujourd’hui des œuvres d’art interactives conjuguant une palette de plus en plus large des diverses technologies existantes (HTML, Javascript, Flash, Director, VRML, etc.) sont disponibles un peu partout sur la 6 toile. Certaines de ces œuvres d’art interagissent à ce point avec la toile qu’il n’est possible de les apprécier que sur internet... le réseau est donc leur réalité exclusive ; Ce sont des œuvres essentiellement propres au virtuel... de même qu’une sculpture est une œuvre essentiellement propre au réel. D’autres œuvres sont fondées sur l’interaction avec l’individu-public de sorte que l’expérience de l’œuvre faite par chaque individu est objectivement différente. HotWired organise actuellement la RGB Ga"ery où vous trouverez des exemples de ce type d’œuvres. IV.LE XXIE SIÈCLE VERRA UN GRAND NOMBRE DE FORCES POUSSER A UNE RESTRUCTURATION DE L’ÉCONOMIE ET NOTAMMENT DE L’INDUSTRIE CULTURELLE Un grand nombre de forces s’exercent actuellement et continueront à s’exercer avec une puissance grandissante pour une restructuration de l’industrie culturelle comme pour les autres secteur de l’économie. L’annonce de la fusion d’AOL et de TimeWarner, pour surprenante qu’elle ait pu paraître, est une réaction à ces forces et en même temps la reconnaissance de leur caractère structurel : le marché virtuel est reconnu désormais comme “Le marché par exce"ence”. Que les actions d’AOL aient chuté de 15% après l’annonce de la fusion est un signe supplémentaire des temps ! Quelles sont ces forces susceptibles de bouleverser le commerce, l’économie et le paysage de l’industrie culturelle dans les décennies qui viennent ? A. Forces s’exerçant sur l’ensemble de l’économie Emergence d’une économie de coopération et du cadeau : Dans the Virtual Community, Howard Rheingold a décrit, de manière classique maintenant, une communauté internet (la communauté WELL) consistant en une économie du cadeau (gi+ economy). Au sein de cette communauté l’information est offerte sans contrepartie directe ou immédiate. Les forums de discussions sont un autre exemple d’économie de cadeau et de coopération en fonctionnement. Dans les forums de discussion thématique sur internet, il est possible avec un peu de chance d’obtenir des réponses à des problèmes juridiques ou techniques de la part de professionnels qui auraient vendu le même service à des prix élevés dans le monde réel. L’économie de coopération sur internet permet à des individus de transformer une contribution isolée en bien public. Un impact que ce type de coopération et de partage de l’information peut avoir peut être par exemple la démarchandisation de certains ouvrages d’information générale ; les consommateurs substitueraient à l’achat d’un bien, un service gratuit répondant au besoin initial qui motivait l’achat du bien en question. Une manifestation spectaculaire de cette économie de coopération fut la création par une communauté d’internautes du système d’exploitation gratuit Linux. Emergence de communautés virtuelles : les communautés ont toujours existé et joué un rôle considérable : communautés religieuses, professionnelles, politiques ou sociales, communauté économique, voire militaire. Quelles qu’elles soient, les communautés sont fondées sur une culture commune ou sur la possibilité d’un échange culturel—sans quoi elles ne sont qu’alliances de circonstance. Il est aussi indéniable que la communauté trouve souvent son ciment dans une menace extérieure. Paradoxalement, une communauté qui ne se sent pas menacée a souvent une espérance de vie beaucoup plus courte qu’une communauté paranoïaque. Ce qui change avec l’internet, c’est que les communautés peuvent se faire et se défaire beaucoup plus rapidement, que les échanges intra-communautaires sont facilités et 7 multipliés. L’internet est un catalyseur de toute forme de communauté—il permet d’associer à tout intérêt partagé une communauté active. Tout le monde reconnaît que c’est un exploit pour la partie la plus active de la communauté juive d’avoir pu garder une sorte de lien spirituel malgré la dissémination, pendant près de vingt siècles, de cette communauté à travers le monde. Aujourd’hui l’internet met enfin l’exploit juif à la portée des mécréants et des communautés les plus passives ! Si le XXe siècle a vu le développement d’un modèle où une culture commune était dispensée à des individus de plus en plus isolés et passifs, il est possible que l’internet marque l’avènement au XXIe siècle d’un modèle où la culture sera perçue et transformée par des hommes et des femmes solidaires et actifs à l’intérieur de communautés. Emergence de communautés commerciales : La notion de communauté a sur internet un pendant commercial. Dans le monde réel, le lieu où les consommateurs font leur achat est déterminé par des préférences personnelles optimisées sous des contraintes fortes d’espace (i.e. de proximité géographique), de temps (d’où la préférence par exemple pour le one stop shopping) et d’information (la réunion des informations nécessaires à l’optimisation de l’acte d’achat demande du temps). En d’autres termes, une fois qu’un client est dans un centre commercial les coûts de transaction pour qu’il décide d’aller à un autre centre commercial sont assez importants pour que la manœuvre soit limitée et, en tout état de cause, de dernier recours—et ce d’autant plus que l’information sur l’offre des autres centres commerciaux est difficile à obtenir. Sur internet, ces contraintes de temps, d’espace et d’information disparaissent. Un client qui est sur votre site à un instant donné peut être sur le site de votre principal concurrent dans la seconde qui suit et y avoir acheté le livre que vous espériez lui vendre ou que vous n’avez pas su lui proposer dans la minute d’après. La question qui se pose est la suivante : comment inciter le client à venir sur votre site et à créer le ciment qui fasse qu’il va réfléchir à deux fois avant de se téléporter sur une autre planète commerciale ? En d’autres termes comment créer un substitut pour l’attachement au lieu qui existe dans le monde réel, dans un contexte où le consommateur dispose de beaucoup plus d’informations sur les alternatives de consommation qui se présentent à lui ? Ce substitut à la convivialité et à la carte de fidélité, on tente de le trouver à travers un mélange de lien social et commercial qu’il est convenu de ranger aujourd’hui sous le terme générique et déjà galvaudé de “communauté”. Pour réussir sur internet il faut donc créer un espace répondant aux besoins d’échanges sociaux et commerciaux des consommateurs. Ceci se traduit d’une part par la multiplication de services divers offerts gratuitement aux internautes et leur permettant de s’organiser en communauté autours d’un site : services de messageries, forums de discussion, informations générales, sportives, boursières, touristiques, juridiques et météorologiques, clubs de rencontres, conversations en direct (par écrit ou vocale) avec les amis, musique, vidéo, entertainment, etc. La deuxième clé du succès est de bien connaître sa clientèle, c’est-à-dire aujourd’hui chacun de ses clients et de moins en moins un segment ou un groupe de clients, pour pouvoir offrir à chacun les produits et les services susceptibles de l’intéresser : On peut pour cela demander au client des informations sur ses centres d’intérêts—c’est ce qui se passe en général quand le client souscrit au service, s’inscrit dans la communauté. On peut également examiner les sites vers lesquels il se dirige et d’où il vient, regarder sur quelles pages il s’attarde le plus, à quels forums de discussion il s’inscrit, quels livres il lit, quelle musique il écoute, etc. Par exemple, on peut penser qu’un utilisateur qui 8 s’inscrit au forum de discussion -.immobilier.o.e souhaite vendre ou louer un bien immobilier et donc on peut vendre ses coordonnées à des agences immobilières. Il existe enfin aux Etats-Unis des bases de données commerciales contenant des informations sur des millions de consommateurs avec leurs coordonnées complètes [Tout cela bien entendu n’est pas sans poser des problèmes de respect des libertés fondamentales]. Pour réussir donc, il est nécessaire de créer une communauté suffisamment large et stable dans le temps et dont on peut anticiper les besoins ; il est également nécessaire de pouvoir répondre à ces besoins, c’est-à-dire de créer une offre viable, soit soi-même soit à travers des partenariats avec d’autres fournisseurs—en se faisant rémunérer alors sur la base de commissions. Formulons autrement : si un fournisseur de biens et de services n’arrive pas à créer une communauté autours de son offre il est fort probable qu’il devra rejoindre une telle communauté pour pouvoir attirer des clients. La communauté jouera alors un rôle en quelque sorte d’apporteur d’affaires. Comment se fera le partage des bénéfices entre le rapporteur d’affaires et le fournisseur de biens et services dépendra de plusieurs facteurs et notamment : ◦ de la position dominante des communautés et de la compétitivité à l’intérieur de leur marché ; ◦ de la qualité des informations recueillies sur les clients par les communautés ; ◦ de la stabilité des clients à l’intérieur des communautés ; ◦ de la capacité à générer des transactions à l’intérieur de la communauté ; ◦ de la concentration des fournisseurs et de la compétitivité à l’intérieur de leurs marchés respectifs (pouvoir de négociation) ; ◦ de la propension des consommateurs à passer par des sites non communautaires orientées transaction comme MySimon, Shopper.com et RoboShopper qui cherchent le meilleur prix sur des milliers de sites internet pour un produit donné. B. Forces s’exerçant sur l’industrie culturelle Nouveaux entrants — Emergence d’un artisanat culturel : La baisse des coûts de production et la distribution quasi gratuite des biens culturels va permettre à des individus ou à de petites structures de produire des biens qui peuvent être soit des biens culturels de masse—et qui vont donc entrer en compétition directe avec les biens produits par l’industrie culturelle à proprement parler—soit des biens culturels ciblés vers un public restreint et dont la taille ne permet pas à l’industrie culturelle de les produire de manière rentable. (Exemple de Torley Wong et de mp3.com). Offre produit — Offre culturelle différenciée et pouvoir aux consommateurs : L’émergence de cet artisanat culturel et la logique économique globale de l’internet va créer une pression à la diversification et à la différenciation des produits culturels dans l’ensemble de l’industrie et est susceptible de contribuer à donner le pouvoir aux consommateurs dans la définition des caractéristiques des produits culturels qui sont consommés. Il va également, par un effet mécanique, augmenter la consommation globale de culture (au moins en volume). Menaces — Piratage et démarchandisation : On a vu les mécanismes par lesquels certains biens culturels peuvent être légitimement démarchandisés par 9 l’internet. Cette démarchandisation suit son cours également de manière illégale : le piratage est une forme de démarchandisation des biens culturels. L’économie de coopération sur internet peut également conduire les participants à partager de manière abusive des biens culturels marchands (livres électroniques, musique sous format mp3, photographies, etc.), pratique déjà courante sur internet. Chaîne de valeur de l’industrie culturelle modifiée — Marginalisation des circuits de distribution traditionnels : Pour des raisons simples du point de vue du consommateur : ◦ gain d’argent : le coût unitaire de transaction sur un site e-commerce pur en vitesse de croisière est estimé à 0.57 dollars (Source: Forrester). Il tombe à quelques cents pour des biens distribués sous forme digitale (ex. livre électronique). ◦ choix plus vaste ◦ gain de temps ◦ Le click and mortar n’est qu’une phase de transition ; à long terme il ne pourra concurrencer le e-commerce pur en raison d’une structure de coût défavorable. Tarification : Utilisation publicitaire de la culture : Grâce au faible coût de diffusion de biens culturels sur internet, la valeur marchande de certains biens culturels sera tellement faible qu’ils pourront être financés par la publicité. Les biens culturels seront alors des véhicules publicitaires pour d’autres biens. Généralisation de la tarification différenciée et du “versioning” : Au lieu de fixer un prix et de l’appliquer à tous les consommateurs, il est possible d’augmenter tant la satisfaction du producteur que des consommateurs en épousant au maximum la propension à payer de ces derniers. Il y aura de plus en plus de tarification différenciée notamment dans les secteurs comme les télécommunications ou la culture où les investissements de départ sont élevés mais le coût de production marginal des biens quasi nuls. Ceci peut se faire de plusieurs manières, notamment : ◦ à travers les systèmes de vente aux enchères disponibles sur internet ; ◦ à travers l’offre du produit à des tarifs différents selon la catégorie de clientèle visée (tarifs étudiants, tarifs seniors, etc.) ou selon les antécédents commerciaux du client; ◦ à travers un prix décroissant dans le temps (c’est le cas des téléphones portables qui sont vendus au bout de quelques mois jusqu’au dixième de leur prix initial, une chute justifiée en petite partie par l’obsolescence) ; ◦ à travers le versioning : en vendant des versions qualitativement différentes d’un bien ou d’un service à des prix différents. C’est déjà le cas des livres vendus avec couverture cartonnée, puis papier puis en format de poche. En apportant un maximum d’informations sur les clients et en permettant de s’adresser à chacun d’eux individuellement, l’internet permet de généraliser et de rendre plus efficace la tarification différenciée. Pression à la baisse des prix : Le pouvoir de négociation des communautés, le partage de l’information opérée par des sites comme MySimon.com, l’apparition de l’artisanat culturelle et de la culture gratuite et le risque de piratage vont exercer une pression à la baisse des prix. 10 V. CONCLUSION Contrairement aux anciens médias qui tendaient naturellement au monopole et à la concentration des producteurs, l’internet et le digital sont des technologies tendant naturellement à la multiplication des producteurs et à la participation. Ces technologies sont susceptibles d’entraîner : ◦ une offre culturelle plus diversifiée, plus abondante et moins cher ; ◦ une offre répondant mieux aux demandes des consommateurs ; ◦ une consommation culturelle plus intelligente et plus exigeante ; ◦ l’accès élargi à la production culturelle et l’émergence d’un “artisanat culturel”. Cela étant, les grands groupes disposent d’un arsenal de moyens pour tenter de freiner cette tendance naturelle de l’internet, notamment : ◦ la concentration et la fusion avec des acteurs clés de l’internet ; ◦ le développement de standards de diffusion fermés — par exemple les disques DVD ne peuvent être lus que par des lecteurs DVD agréés par l’industrie des DVD ; ◦ le développement de technologies susceptibles d’occulter sur le net les productions artisanales — par exemple le développement en cours de moteurs de recherche de troisième génération triant les sites par ordre de notoriété ; ◦ enfin, le verrouillage des communautés, la création de communautés fermées où les consommateurs sont captifs. Il existe des communautés sur Internet qui tentent de s’opposer à une telle dérive et à la mercantilisation de l’internet : citons en exemple l’Electronic Frontier Foundation, Slashdot et l’ensemble de la communauté OpenSource. Or, ces problématiques intéressent l’ensemble des citoyens et il est regrettable que le débat public soit quasiment inexistant à ce sujet dans la plupart des pays Européens. 11