Nouvelles fondations n°6

Transcription

Nouvelles fondations n°6
17:48
Page 1
FondationS
NOUVELLES
POINT DE VUE
8
15
90
93
95
101
ENSEIGNEMENT
LE MONDE DES IDÉES
24
110
DOSSIER
SOCIÉTÉ
Un enjeu de civilisation
Denis Cohen
34
40
45
49
55
63
124
Énergie : sens et contresens
Arnaud Spire
INTERNATIONAL
6
Dépassionner
Michel Maso
ÉNERGIE ET
DÉVELOPPEMENT
DURABLE
Chauffage collectif : le parti pris géothermique
Dominique Bègles
Un mariage de raison
Joël Rocq
Le PCF et les classes populaires
Julian Mischi
Mammouth cherche futur
Joël Martine
L’écologie au cœur d’un autre type de développement
Alain Hayot
« Le temps de la décroissance va venir »
Entretien avec Yves Cochet
Principe de précaution : où sont les risques ?
Claude Aufort
Crise énergétique : il n’est pas trop tard
pour s’en sortir
Frédéric Marillier
6
L’énergie de la transformation sociale
Temir Porras Ponceleon
Les voies d’un développement propre et sûr
Qi Jianhua
Pour une critique
du « capitalisme informationnel » Pierre Musso
Une civilisation d’enfants rebelles
Jean Poussier
130
Les leviers d’une stratégie anti-russe
Jean Géronimo
70
75
79
« L’énergie est un secteur où il faut être grand »
Entretien avec Jean-François Cirelli
Changement climatique
et politique énergétique commune
Jean-Paul Bouttes
FondationS
134
143
Alexeï Kossyguine et le destin de l’URSS
Jacques Sapir
Une République juste, juste une République ?
Denis Fernàndez-Recatalà
Trimestriel n° 6 – juin 2007 – 15 €
CULTURE
152
L’empereur de la corde et de l’archet
Hommage à Mstislav Rostropovitch
154
156
170
Une conférence de Boukharine à Paris en 1936
Maurice Andreu
Les problèmes fondamentaux de la culture
Conférence de N. Boukharine à Paris (3 avril 1936)
CARTE BLANCHE
À ROBIN RENUCCI
ISBN 2-916374-09-4
9
782916 374093
ISSN 1951-9745
ND AT I O
Démocratie, je t’aime, moi non plus
Arnaud Spire
Gaziers et électriciens au miroir de la biographie
Notes de lecture
FondationS n°7/8
NOUVELLES
Sortie novembre 2007
Dossier spécial « La Gauche »
O
Le défi environnemental et démocratique
Christophe Bouneau, Michel Derdevet et Jacques Percebois
173
176
Atelier Sacha Kleinberg
Solidarité ou mondialisation
Frédéric Imbrecht
N
GA B
L
R I E PÉ
LIVRES
84
86
Carte blanche
à Robin Renucci
NOUVELLES
HISTOIRE
DOCUMENT
Pour une politique commune de l’énergie
André Ferron
Hommage
à Mstislav Rostropovitch
Youri Bachmet
NOUVELLES
Le capitalisme est-il maîtrisable et réformable ?
Jean-Luc Gréau
Le PCF
et les classes populaires
Julian Mischi
FondationS
ANALYSES
RE
VUE
DOSSIER
n°6
F
2/07/07
RI
execouvfondations6
FondationS
NOUVELLES
Directeur de publication
Michel Maso
Rédacteur en chef
Bernard Frederick
Rédacteur en chef adjoint
Théophile Hazebroucq
Conseiller de la rédaction
Jérôme-Alexandre Nielsberg
Comité de rédaction
Stéphane Bonnery,Alexandre Courban, Quynh
Delaunay, Denis Fernàndez-Recatalà, Bernard
Frederick,Théophile Hazebroucq, Sacha Kleinberg,
Frédérique Matonti, Jérôme-Alexandre Nielsberg,
Chrystel Le Moing, Jean Lojkine, Michel Maso,
Arnaud Spire, Serge Wolikow.
Iconographie
Reproductions de la peinture (détails)
« Le Jardin des délices »
de Jérôme Bosch
Éditeur
Fondation Gabriel Péri, 22 rue Brey – 75017 Paris
Téléphone : 01 44 09 04 32
Courriel : [email protected]
Abonnement et diffusion
Prix au numéro : 15 Ä
Tarifs abonnement :
4 numéros par an : 45 Ä
Étudiants et chômeurs : 25 Ä
Commandes et abonnements
Collectif des éditeurs indépendants
37, rue de Moscou – 75008 Paris
(accompagnés du règlement à l’ordre du Collectif
des éditeurs indépendants)
Conception/réalisation graphiques :
Atelier Sacha Kleinberg
Revue trimestrielle
ISBN : 2-916374-09-4
ISSN : 1951-9745
Commission paritaire : en cours
FondationS
NOUVELLES
DÉPASSIONNER
énergétique qui nous fait face. Car c’est là
tout son paradoxe : ses premiers effets – la
pollution due aux rejets carbonés des
L’urgence de sa résolution a imposé la ques- énergies fossiles – se font déjà sentir avec le
tion énergétique au premier rang des axes réchauffement climatique, mais les
de recherche de la Fondation Gabriel Péri solutions à adopter immédiatement pour
et ce dès sa constitution. Un séminaire a y remédier – comme pour pallier la
ainsi vu le jour lors de
prochaine pénu rie de
sa pre m i è re année
ces mêmes sourc e s
d’existence
pour Il est impérieux d’opérer des
d’énergie – ne trouverépondre à une double choix courageux pour
ront leur efficience
nécessité : nourrir la
qu’à moyen terme.
réflexion sur une thè- enrayer la crise énergétique
Par quoi remplacer ces
qui
nous
fait
fa
c
e
.
Car
c’est
matique pressante, aux
ressources rares et polrépercussions environ- là tout son paradoxe : ses
l u a n t e s ? L’enjeu est
nementales et sociales pre m i e rs effets – la pollution
d’importance : il inimajeures, et désencla- due aux rejets carbonés des
tiera une politique
ver la discussion, d’orénergétique par définié
n
e
rgies
fo
s
s
i
l
e
s
–
se
font
déjà
d i n a i re trop délaissée
tion pluri-décennale et
ou réservée à un sentir avec le réchauffement nécessitera l’investissecénacle d’experts et de climatique, mais les solutions
ment de centaines
politiques. Une poli- à adopter immédiatement
de millions d’euro s .
tique énergétique pour y remédier – comme
Un consensus sembl e
entraîne tout État dans
n a î t re autour de la
pour
pallier
la
pro
c
h
a
i
n
e
un véritable choix de
sobriété énergétique et
société ; elle exige en pénurie de ces mêmes
du développement des
conséquence une sources d’énergie – ne
énergies renouvelables.
transparence démocra- trouveront leur efficience
Mais il demeure un
tique élémentaire.
point qui continue à
qu’à moyen terme.
Les choses ont
opposer deux camps
Par
quoi
remplacer
ces
quelque peu évolué à
radicalement et faro ure
s
s
o
u
rces
ra
res
et
la faveur de la dernière
chement antagonistes,
élection présidentielle. polluantes?
c’est bien sûr celui de
La notion de dévelopl’énergie atomique. Les
pement durable a
événements tragiques
constitué l’un des thèmes principaux de la (bombes, irradiation de soldats affectés à la
campagne, et l’on a même vu les deux fina- s u rveillance des essais en Algérie,Tchernolistes s’écharper sur le nucléaire lors du byl) et les réussites (stabilité et puissance de
débat télévisé de l’entre-deux-tours. Cet la production électrique) imputables au
épisode a d’ailleurs mis en lumière les nu c l é a i re confortent chacun d’entre eux
approximations, voire la méconnaissance, dans ses positions. L’idéologie le dispute à
des duellistes en la matière.
l’irrationnel, et les noms d’oiseaux pleuvent.
Aujourd’hui, il est impérieux d’opérer des Ce climat brouille la perception des réalités
choix courageux pour enrayer la cri s e et retarde la prise de décisions.
6
La Fondation Gabriel Péri a donc souhaité ses ressources ou de son lieu de résidence.
assurer sa mission de prospective politique Cela étant, quelles options techniques
sur ce sujet délicat en proposant un espace mettre en œuvre pour apporter de l’énerde débat dépassionné, où puissent gie aux deux milliards d’individus qui en
se confronter les arguments de ces parties sont privés ? Faut-il leur transférer, malgré
prenantes.Vous trouverez donc dans notre les risques géopolitiques qu’elle comporte,
dossier les contr i butions habituelles la technologie nu c l é a i re au nom de son
de cherc h e u rs et
efficacité, ou y favode politiques, mais
riser le développeaussi celles d’entre- Si la re s p o n s abilité des pays
ment des sourc e s
prises, d’associations développés vis-à-vis des
d’énergies renouveet de collectiv i t é s
lables, présentes en
générations futures est
territoriales.
abondance ?
e
n
ga
g
é
e
,
elle
l’est
déjà
depuis
C e rtains points de
La réponse à apporvue demeure ro n t longtemps enve rs les
ter à ces questions
– pour le moment – populations des États pauvre s.
est d’autant plus
i r r é c o n c i l i a bl e s . L’énergie conditionne l’accès à
i m p o rtante qu’elle
Qu’importe : l’obp o u r rait servir de
l
’
é
d
u
c
a
t
i
o
n
,
à
la
culture
et
aux
jectif consiste à étal ev i e r, de pre s s i o n
blir un panorama le s o i n s.C’est la raison pour
politique pour paciplus vaste possibl e laquelle la Fondation ne la
fier des rég i o n s
pour diffuser et considère pas comme une
i n s t a bles et fa i re
relayer l’information marchandise comme une autre, progresser la culture
ve rs le public et l’aidémocratique.
mais
comme
un
bien
pre
m
i
e
r.
der à se forger une
Mais, pour cela, les
opinion en toute À ce titre, sa préférence
grandes organisaconnaissance de va à un service public de
tions internationales
cause.
(Union européenne,
l’énergie qui en assure la
Car si la re s p o nNations unies) defourniture à chacun,
sabilité des pay s
vront réussir à faire
indépendamment
de
ses
développés vis-à-vis
t a i re leurs dissenre
s
s
o
u
rces
ou
de
son
lieu
de
des générations
sions internes et à
futures est engagée, résidence.
parler d’une seule
elle l’est d é j à
voix.
depuis longtemps
Il est frappant de
envers les populations des États pauvre s . constater que l’Europe, née d’une comL’énergie conditionne l’accès à l’éduca- munauté organisée autour du charbon,
tion, à la culture et aux soins. C’est la rai- n’ait toujours pas arrêté de politique énerson pour laquelle la Fondation ne la gétique commune.
c o n s i d è re pas comme une marc h a n d i s e Et si elle se saisissait à nouveau de la quescomme une autre, mais comme un bien tion énergétique pour se relancer ?
premier. À ce titre, sa préférence va à un
service public de l’énergie qui en assure la
Michel Maso
fourniture à chacun, indépendamment de
Directeur de la Fondation Gabriel Péri
7
ANALYSE
Le point de vue d’un ancien expert du Medef
LE CAPITALISME
EST-IL MAÎTRISABLE
ET RÉFORMABLE ?
o
JEAN-LUC GRÉAU*
qui s’est singularisé par sa capacité de mutation, par ses
transformations successives. Le sentiment d’impuissance que nous connaissons depuis vingt-cinq ans est
dû au fait que, dans cette période, nous sommes dans
une nouvelle phase de développement du système,
celle d’une bifurcation économique, f i n a n c i è re et
commerciale.
L’ÉMERGENCE HISTORIQUE D’UN SYSTÈME NOUVEAU D’où vient le
capitalisme ? Cette question demeure toujours, un
siècle et demi après les efforts de Karl Marx pour y
répondre de façon exhaustive et définitive. Si cette
grande interrogation légitime de Marx demeure
– indépendamment de son analyse du système luimême –, c’est que le système ne va pas de soi et qu’il
i n t roduit une novation radicale dans l’histoire des
sociétés humaines et dans l’organisation du trava i l
humain. Marx l’avait pressenti. Je ne crois pas que l’explication donnée soit la meilleure possible, mais je le
rejoins sur ce point essentiel : il n’y a pas eu de transf o rmation progre s s ive de l’Antiquité aux Te m p s
modernes pour aboutir au capitalisme ; il y a bien eu
s u r gissement d’un système nouve a u . Il existe une
césure entre les sociétés pré-capitalistes et les sociétés
capitalistes.
Trois éléments concourent au surgissement du système
économique capitaliste. D ’ a b o rd , à la fin du Moyen
Âge, en Europe occidentale, apparaît l’État moderne,
l’État de service dont les deux pre m i e rs pro t o t y p e s
sont les États monarchiques anglais et français.
Guillaume le Conquérant et Philippe Auguste en
France sont les premiers animateurs d’un nouvel État
qui se distingue des précédents. Il est fondé sur la protection, sur l’application de la loi, sur l’ordre et sur la
j u s t i c e. Il se place en dehors de la société ; il agi t
comme un instrument de la société, qui n’est pas
e n c o re une nation au sens formel du term e, pour
sa protection. C’est dans l’aire définie par ces nouveaux États que l’économie moderne est née et non
ailleurs. D’autres régions du monde connaissaient un
n ne sait pas très bien ce qu’est le
capitalisme1. Malgré la foule d’écrits qu’il a suscités, malgré la contribution à sa compréhension de
grandes œuvres qui demeure n t , on ne sait pas très
bien ni comment le définir ni le maîtriser intellectuellement. Nous sommes aujourd’hui dans le capitalisme par nécessité. Ce système nous englobe, nous
n’avons pas de recours alternatif. Les systèmes économiques et sociaux correspondant à ce qu’on a appelé
le « socialisme réel » se sont effacés, sauf les vestiges
qui subsistent ici ou là comme à Cuba ou en Corée
du Nord , mais qui ne peuvent pas être des
« modèles ». Nous pouvons aussi être dans le capitalisme par croyance. J’ai toujours été un adepte du capitalisme à titre intellectuel.Au lycée, je croyais déjà aux
vertus d’un régime gouverné par la concurrence et j’y
crois aujourd’hui encore, même si je vais plaider pour
un « néo-protectionnisme ». C’est peut-être paradoxal,
mais je m’en expliquerai. A d h é rer au capitalisme par
croyance, c’est accepter que le développement économique soit un objectif constant, permanent, des sociétés nouvelles ; c’est accepter la mise en concurrence
des organismes de production, comme les entreprises,
mais aussi ceux des nations, des États, des peuples, des
systèmes publics… C’est accepter une certaine instrumentalisation des re s s o u rces humaines en vue d’une
fin économique, ainsi qu’une instrumentalisation corrélative de la nature (c’est le problème écologique). Le
processus de développement économique passe par un
agent économique spécialisé qui prend le nom
d’« entreprise ».
De grandes réformes sont à entreprendre, et elles sont
inévitables. Mais il faut être prudent dans la notion de
maîtrise, car le capitalisme est une réalité relativement
récente – quatre siècles environ – et c’est un système
* Économiste, ancien expert auprès du Medef.Auteur du Capitalisme malade de sa finance (1998) et de L’Avenir du capitalisme (2005),
parus aux éditions Gallimard, coll. « Le Débat ».
8
développement économique important. À l’époque de
notre Moyen Âge, la Chine était un pays techniquement et économiquement en avance sur l’Europe.
Ensuite, selon Karl Po l a ny i2, les liens sociaux traditionnels se sont relâchés, avec les liens de dépendance
réciproque. Il appelle ce phénomène le « désencastrement » : dans les sociétés antiques depuis le clan, la
tribu archaïque jusqu’aux empires et aux cités, l’individu – qui n’a pas encore ce nom – est pris dans un
réseau de relations (famille, clan, statut professionnel,
fonction sociale…).Vers la fin du Moyen Âge européen, ces liens commencent à se défaire, et c’est une
condition du surgissement du capitalisme.
Enfin apparaît l’entreprise comme personne morale.
Cet agent économique nouveau voit le jour, semble-til, vers le début du XVIIe siècle en Hollande. On voit
apparaître de nouveaux métiers, une nouvelle façon
d’aborder l’inclusion dans le marc h é : grossiste, a s s ureur, armateur, éditeur… Les pre m i e rs éditeurs sont
des libraires hollandais qui se mettent à pre n d re en
charge les risques de la mise en vente d’un manuscrit.
L’entreprise, en quelque sorte, confectionne son marché, elle élabore le travail, comme le dit excellemment
un auteur connu, réhabilité, Joseph Schumpeter3. Son
ouvrage principal, Théorie de l’évolution économique,
paru en 1911 alors qu’il n’avait que vingt-huit ans, est
cependant faiblement lu. Schumpeter dit que l’entreprise joue un rôle pédagogique, c ’ e s t - à - d i re qu’elle
transforme les comportements des acheteurs. Elle les
incite à modifier leurs comportements d’achats, en
abandonnant des consommations anciennes. Ce nouvel agent économique est un producteur-vendeur pur.
Et la concurrence en découle directement.
Le producteur personne physique, qui précède l’entreprise, produit et vend dans un système de marché,
mais il vend pour acheter, c’est-à-dire pour couvrir sa
consommation pers o n n e l l e. L’acte de production a
pour horizon l’obtention des moyens permettant la
survie ou éventuellement la vie confortable de celui
qui produit et vend sur le marc h é . Les pro d u c t e u rs
personnes physiques n’ont pas de raison de se fa i re
concurrence au sens moderne du terme. Leur but est
au contraire d’élever les termes de l’échange, c’est-àdire d’obtenir en contrepartie de ce qu’ils vendent le
m a x i mum de reve nu s , de façon à pouvoir ensuite
négocier le maximum de biens sur le marché. L’entreprise, elle, n’a d’autre but que de vendre le plus possible et de réaliser avec cette vente le profit maximal.
C’est un vendeur pur. L’entreprise ne fait que vendre ;
elle achète en vue de vendre ; l’entreprise consomme
uniquement en vue de produire. De ce point de vue,
Marx n’a pas entièrement tort de souligner la novation introduite par l’économie capitaliste. Mais il
oublie de dire que cela se fait à travers un processus
de concurrence qui implique innovation continuelle
et accroissement continuel de la productivité. Dans le
schéma marxiste, rien n’oblige à une concurrence qui
s’intensifie et se renouvelle en permanence. L’ultima
ratio du capitalisme, ce n’est donc pas la concentration
totale et l’accaparement de la production dans chaque
secteur par un « monopole ».
Dans le schéma
marxiste, rien
n’oblige à une
concurrence qui
s’intensifie et se
renouvelle en
permanence.
L’ultima ratio du
capitalisme, ce n’est
donc pas la
concentration
totale et
l’accaparement de
la production dans
chaque secteur par
un « monopole ».
Je n’aborde pas les aspects scientifiques et techniques.
Le capitalisme moderne s’est emparé de la science et
de la technique dans le dessein de perfectionner sa
production et de mettre sur le marché des produits et
des services nouveaux. Je constate seulement que la
grande révolution intellectuelle constituée par la
science moderne au XVIIe siècle est concomitante de
l’apparition du capitalisme des Temps modernes. À
cette époque, l’esprit humain, au sens large, a accompli
des progrès dans les domaines intellectuel, politique,
économique.
RENOUVELLEMENT ET RÉORIENTATION DU CAPITALISME La nation et le
peuple français ont longtemps refusé l’idée du capitalisme et surtout le fait qu’il puisse être prédominant.
Ce n’est que très récemment, après la Seconde Guerre
m o n d i a l e, que la France a fini par l’adopter, mais
elle l’a fait en deux étapes. Au lendemain de la
guerre, nous avons adopté la productivité. Grâce à une
c o nvergence des forces syndicales, p o l i t i q u e s ,
9
patronales, médiatiques – peut-être pas intellectuelles,
mais tout de même jusqu’à un certain point –, l a
France est devenue un grand pays taylorien. Puis, dans
les années 1980, elle a adopté l’entreprise. Quoi qu’on
puisse dire dans la sphère d’expression du néolibéralisme, la France a adopté l’idée que l’entre p rise est
bien l’agent de la croissance et qu’il n’y a pas d’agent
de rechange.
Dans les années 1930, le capitalisme est passé au bord
du gouffre. Les grandes démocraties – les États-Unis, la
France, l’Angleterre – ont maintenu difficilement un
r é gime économique en très gr ave difficulté. C e s
mêmes États, après la guerre, se sont réorientés, avec
certains autres, vers une forme économique de capitalisme assez renouvelé en insistant sur l’équilibrage
social du système.Tout ce qui a été fait après guerre –
à travers les accords de Bretton Woods, les organismes
internationaux comme l’Organisation internationale
du travail (OIT), la déclaration de Philadelphie –
implique que le projet économique n’a de sens que
s’il s’accompagne d’un projet social et même d’un certain progrès intellectuel et moral.
Nous avons connu après la guerre une période de
croissance économique avec des chiffres jamais approchés auparavant, de l’ord re de 4,8 % l’an en France
pendant vingt-cinq ans. Cette période a été marquée
par une révolution agricole, une transformation productive de l’industrie et un essor exceptionnel de la
distribution. En même temps, au moment où la critique sociale de gauche, anticapitaliste, s’est intensifiée,
le capitalisme a montré un visage réellement social. Le
pouvoir d’achat, les rémunérations de toutes sortes
progressent au même rythme que la production ellemême. On a assisté, pas seulement en France, à la mise
en place de véritables systèmes de protection sociale
que nos ancêtres d’ava n t - g u e rre ou du XIX e siècle
auraient eu du mal à imaginer. Le système actuel d’assurance maladie, de vieillesse, de protection contre les
maladies et les accidents du travail, les assurances chômage, les allocations familiales impliquent un prélèvement énorme sur la richesse collective, nourri par la
pro d u c t ivité croissante et accepté par les entre p rises
comme un moyen de régulation du système.
Ce système a parfaitement fonctionné pendant vingtcinq ans jusqu’au début des années 1970, puis il s’est
mis à « cafouiller ». La crise des prix du pétrole a joué
un rôle, mais d’autres phénomènes ont pesé. La re ntabilité des entreprises a diminué. La croissance s’est
mise à ralentir. Pour la maintenir, les États ont procédé
à des politiques de relance qui ont eu pour conséquence l’aggravation continuelle de l’inflation. On est
arrivé à une période de stagflation, c’est-à-dire de
croissance réduite avec une inflation de 8, 10, 12, 14 et
même 20 ou 25 % par an. L’Italie et l’Angleterre ont
atteint des chiffres supérieurs à 20 % !
Le système ne va donc plus très bien. John Hicks, Prix
Nobel d’économie, grand vulgarisateur de la pensée de
Key n e s , publie en 1976 ou 1977 un ouvrage dans
lequel il résume les problèmes de l’économie key n ésienne à cette époque4. L’efficacité potentielle du système s’érode, et ses capacités à nourrir le progrès social
diminuent. Il se produit des événements lourds.Tout le
monde retient les aspects politiques ou idéologiques :
l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de Margaret
Quoi qu’on puisse
dire dans la sphère
d’expression du
néolibéralisme, la
France a adopté
l’idée que
l’entreprise est bien
l’agent de la
croissance et qu’il
n’y a pas d’agent
de rechange.
Thatcher et la mise en œuvre de politiques de « déréglementation ». Ces événements ont certes été import a n t s , vo i re essentiels, mais ils accompagnent des
transformations qui ont lieu au sein même des systèmes économique, monétaire et financier. Le système
non seulement se réforme, mais il bifurq u e. Deux
grandes bifurcations apparaissent alors, l’une financière,
l’autre commerciale qu’on appelle « mondialisation ».
B I F U R CATION FINANCIÈRE ET S UBORDINATION DES ENT REPRISES AUX
ACTIONNAIRES La pre m i è re bifurcation est la montée en
puissance des grands marchés financiers. Les États se
sont désengagés de la production avec notamment les
privatisations. En ce sens, on peut parler de libéralisme
économique au sens propre. D’une façon générale, les
États ont renoncé à être une puissance réglementaire
en matière de prix, de changes ou de crédits. Nous
l’avons senti part i c u l i è rement en France de manière
très lourde au début des années 1980, l o rsque François Mitterrand a fait ce grand zigzag économique
entre 1983 et 1986. Mais on a constaté dans tous les
pays un désengagement des États du système productif, même là où ils étaient encore peu engagés. Les
10
États se sont retirés de la réglementation, de l’encadrement des agents économiques. Les pouvoirs de régulation ont été transférés aux banques centrales
devenues « indépendantes ». Elles ne peuvent pas l’être
totalement, mais les liens entre les États et les banques
centrales se sont relâchés, en même temps que l’on
demandait à ces dern i è res de fa i re l’essentiel pour
régler les conditions de la marche économique. C’est
le moment où l’inflation est cassée, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. C’est le « moment Volker » :
Paul Volker, président de la Banque centrale des ÉtatsUnis, casse alors l’inflation en faisant monter les taux
d’intérêt à près de 20 %, et ce pouvoir lui a été dévolu
par l’État américain.
Il existe trois grands marchés financiers. On parle
toujours de la Bours e, mais le véri t a ble moyen de
paiement des agents économiques, c’est d’abord le
m a rché de la dette, le marché des obl i g a t i o n s . L e
capitalisme a besoin d’une progression régulière des
moyens de paiement en circ u l a t i o n , o b t e nue par l’accroissement du crédit. La banque assurait les risques
du crédit en prêtant et en gardant dans ses comptes le
risque d’insolvabilité du débiteur. O r, à la fin des
années 1970, au début des années 1980, les banques
transfèrent le risque du crédit aux marchés financiers.
Ce ne sont plus les banques elles-mêmes, mais les
fonds de placement collectifs (fonds de pensions,
s i c av…) qui prêtent véri t a blement de l’argent aux
entreprises et aux collectivités publiques. Quand les
banques vous font crédit, elles font un paquet global
de tous leurs prêts, les « coupent en morc e a u x » et
les remettent sur le marché obl i g a t a i re : on appelle
cela la « titrisation ». Ce phénomène est central pour
comprendre la bifurcation financière. L’État français
a une dette publique égale à 68 % du PIB, et certains
ont dit que nous étions en faillite. Ce n’est pas vrai,
fort heureusement, et d’autres États sont plus lourdement endettés que nous. Mais ce chiffre atteste de
l’importance du rôle financier des marchés obl i g ataires et montre le rôle joué par les fonds de placement spécialisés qui y opèrent.
Accessoirement, le risque est assuré par les Bourses,
c ’ e s t - à - d i re le marché des actions. C’est ce qu’on
appelle le « financement par fonds propres ». Quand
on souscrit des actions, l’argent est donné à l’entreprise une fois pour toutes ; c’est une sorte de subvention financière. La caractéristique d’une action, c’est
qu’elle est émise sans donner droit à remboursement.
Souscrire une obligation donne droit au remboursement du capital, augmenté d’intérêts ; l’action, e l l e,
donne droit aux dividendes distribués par l’entre p rise,
sans re m b o u rsement du capital, sauf dans le cas de
rachats d’actions.
Le troisième marché financier est le marché des
changes, le marché des devises. Il devient un marché
spéculatif au sens pur. En septembre 2004, le marché
des changes traitait au niveau mondial 1 900 milliards
de dollars chaque jour. C’est un montant sans commune mesure avec les besoins des agents économiques
en monnaies étrangère s . Des milliers d’opérateurs
interviennent sur ce marché uniquement sur la base
d’une espérance de plus-value. On achète de l’euro ou
du dollar ou du yen, dans l’espoir qu’il s’appréciera.
Exactement comme on peut acheter une action SaintGobain ou Carrefour ou Lafa r g e, dans l’espoir que
cette action s’appréciera. On parle des « m a rc h é s
financiers », mais il n’existent pas in abstracto ; il faut
toujours penser aux opérateurs réels, comme ces personnes qui dirigent les huit mille fonds purement spéculatifs dans le monde, les hedge funds5. À l’échelon
mondial il y a vingt ans, il n’en existait que quelques
dizaines. S’il y a eu un « néolibéralisme » à l’échelon
politique et idéologique, il correspond à un « n é o l ibéralisme » au niveau des structures économiques.
Une des conséquences lourdes de la bifurcation financière est que, désormais, les entreprises ont un interlocuteur central, l ’ a c t i o n n a i re. Or cette subordination
aux shareholders (les actionnaires) présente une double
difficulté.
La première est que l’on peut se demander si l’acteur
le plus légitime est l’entreprise qui conçoit la pro d u ction, l’organise et la met sur le marché ou si c’est l’actionnaire qui ne fait que détenir le capital et surveiller la
bonne ou la mauvaise marche de l’entreprise. Dans ce
système, la légitimité morale a été transférée aux actionnaires. Au moment où on chante un hymne à la gloire
de l’entreprise créatrice de richesses, on la place comme
un agent subordonné qui doit rendre des comptes, faire
du r e p o rting aux actionnaires. Cela n’a pas conduit à la
moralisation ni à une plus grande rigueur du comportement des entreprises cotées, mais à son contraire.
La gouvernance d’entre p rise – système anglo-saxon
qui devait relier les actionnaires et les managers – n’a
pas opéré ses effets bienfaisants. La financiarisation de
l’entreprise à travers la toute-puissance du marc h é
boursier a eu pour conséquence le fait que les sièges
sociaux des entreprises se sont vidés de leurs substances techniques et commerciales. Ils sont deve nu s
essentiellement des staffs financiers et de commu n i c ation extern e. Ce sont les unités opérationnelles de
l’entreprise qui ont eu la charge d’organiser la production et de dégager le cash flow (la rentabilité). Cela
a créé des tensions entre le siège social et les unités
opérationnelles, ainsi qu’entre les unités opérationnelles. Cela a détruit la confiance interne au sein des
groupes cotés en Bourse.
11
Mais la confiance entre les actionnaires et les managers, elle aussi, a subi de grands dommages. Comme il
suffisait de promettre pour faire monter les cours, on a
beaucoup pro m i s . Puis, quand les résultats n’ont pas
été au rendez-vous, on a truqué les comptes. D’où les
grands scandales, Enron n’étant que l’un des seize
grands scandales aux États-Unis.
DES INÉGALITÉS SANS PRÉCÉDENT DANS LA CONCURRENCE MONDIALE L a
bifurcation commerciale appelée « mondialisation » est
l’ouvert u re accélérée et quasi inconditionnelle des
échanges commerc i a u x . À partir des années 19701980, les « Blancs » ne sont plus les seuls, avec les Ja p on a i s , dans le champ du monde capitaliste. D e
nouveaux entrants, de nouveaux concurrents apparaissent. M a l h e u reusement pour nous, ils sont très efficaces. On assiste à l’émergence des « dragons » ou des
« t i gres » asiatiques. Quelques pays, de population limitée (Taïwan, la Corée du Sud, Hongkong, Singapour,
puis la Thaïlande à un moindre degré) ont montré la
capacité des pays asiatiques, en dehors du Ja p o n , à
adopter un modèle de type capitaliste et à devenir très
performants.
La Corée du Sud avait en 1960 un PIB par habitant
égal à celui du Ghana. En 2005, le Ghana a toujours le
même PIB par habitant, c’est-à-dire que la croissance
démographique y a absorbé la croissance économique.
En Corée du Sud, le PIB par habitant a été multiplié
par 35. Ces dragons asiatiques ont montré la voie à
l ’ e n s e m ble de l’Asie et à d’autres nations dans le
monde. Il était donc possible à des peuples qui n’app a rtenaient pas à l’aire européenne ou aux colonies de
peuplement européen (États-Unis, Canada, Australie,
Nouvelle-Zélande) de réussir économiquement, de
rejoindre les pre m i e rs pays industriels capitalistes et
éventuellement de les dépasser. Derrière ces dragons,
l’ensemble de l’Asie émergente (Chine, I n d e, M a l a isie, Indonésie,Vietnam), c ’ e s t - à - d i re la moitié de la
population mondiale, s’engage dans la voie du développement capitaliste.
Le grand phénomène nouveau, avec l’arrivée de la
Chine et de l’Inde, c’est la mise en concurrence de
masses humaines considérables avec des pays déjà
industrialisés, dans des conditions de coût de production qui ne sont plus comparables. Or, il est étonnant
que la Chine, dotée d’un réservoir de population de
1,3 milliard d’habitants, ait choisi un modèle de développement exportateur, comme l’avaient fait Ta ï wa n
(23 millions d’habitants) et la Corée du Sud (48 millions). Les grands pays industriels qui se sont développés au X V I I I e , puis au X I X e siècle – la France,
l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis – ont fondé
leur développement sur le marché intérieur et accessoirement sur le marché extérieur. La Chine, d’em-
blée, commence son décollage industriel en 1980 en
c i blant les marchés extérieurs, et cette expansion se
p o u rsuit actuellement. C’est la période d’expansion la
plus intense et la plus longue enre gistrée dans l’histoire économique : vingt-cinq années de cro i s s a n c e
c o n t i nue avec des chiffres de 5 à 10 % par an. Cette
croissance est tirée d’abord par l’exportation et par les
La bifurcation
commerciale
appelée
« mondialisation »
est l’ouverture
accélérée et quasi
inconditionnelle des
échanges
commerciaux. La
Corée du Sud avait
en 1960 un PIB par
habitant égal à
celui du Ghana. En
2005, le Ghana a
toujours le même
PIB par habitant,
c’est-à-dire que la
croissance
démographique y a
absorbé la
croissance
économique. En
Corée du Sud, le PIB
par habitant a été
multiplié par 35.
investissements qu’elle induit. Les exportations représentent plus de 30 % du PIB de la Chine, c’est-à-dire
plus que les exportations françaises par rapport au PIB.
Son investissement représente 40 % du PIB, mais la
consommation n’y représente que 30 % du PIB, alors
qu’elle représente en France les deux tiers. Les popu-
12
lations dont les conditions de rémunération sont infiniment plus basses que celles de n’importe quel pays
d’Europe occidentale vont pouvoir produire des produits comparables aux nôtres en productivité, voire en
qualité, avec des prix de revient incommensurablement plus bas.
Surtout, ne croyez pas ce que disent les pro p a g a ndistes de l’OMC. Il n’y a pas de « d ivision internationale du trava i l » : en réalité, les pays de l’Asie
émergente sont directement en concurrence avec les
pays industriels anciens sur l’ensemble de la gamme
de la pro d u c t i o n , à quelques exceptions près. Une
seule illustration : selon le ministère du Commerc e
e x t é rieur chinois, sur la liste des cent pre m i è re s
e n t re p rises export a t r i c e s , 53 sont des filiales de
groupes étrangers et 47 sont à capitaux chinois.
Presque toutes produisent trois catégories de produits
qui re c o u v rent l’électro n i q u e, l’informatique et les
c o m mu n i c a t i o n s , soit les produits de la tro i s i è m e
révolution industrielle. Certaines autres fabriquent
également des tee-shirts, des baskets, des jouets, mais
aussi des cargos et des porte-conteneurs… Mais les
65 ou 70 milliards de dollars d’exportation mensuelle
de la Chine – pays deve nu le troisième exportateur
mondial devant le Japon, mais derrière les États-Unis
et l’Allemagne – sont dus surtout à des produits élaborés que parfois nous ne faisons pas, comme des
ordinateurs personnels.
Il existe donc une inégalité manifeste dans la concurrence. Les déséquilibres commerciaux sont de plus en
plus intenses. Les courbes qui représentent le commerce extérieur de l’Europe et des États-Unis avec
la Chine sont catastro p h i q u e s . Le déficit s’aggr ave
d’année en année. Le solde était négatif de 6 milliards
de dollars par mois pour les États-Unis en 2000, il est
a u j o u rd’hui de 14 ou 15 milliards de dollars. Quand
la France exporte 1 milliard d’euros vers la Chine,
elle en importe 3 milliards, en dépit des A i r bus que
nous lui vendons, en attendant qu’ils soient produits
sur place.
Un problème de cette échelle n’est jamais apparu. On
peut accepter des écarts de rémunération. La France a
pu accepter la concurrence avec le Portugal dont les
rémunérations sont à peu près la moitié des nôtre s .
Elle est plus difficile avec la République tchèque et la
Pologne où le rapport est de 1 à 3 ou 4. Elle devient
i m p o s s i ble avec la Chine. L’assurance maladie a été
supprimée dans ce pays : les Chinois doivent payer à
l’avance les interventions chirurgicales quand ils en
ont les moyens, l’État n’a pas de retraites à verser… À
la différence de rémunération directe s’ajoute donc la
différence en termes de protection sociale. Par ailleurs,
en Europe, en Amérique du Nord, nous entrons dans
l’ère du vieillissement démographique. Dans les années
à ve n i r, les dépenses de re t r a i t e, de maladie et de
dépendance des personnes âgées vont augmenter de
m a n i è re exponentielle. Comment alors accepter la
concurrence avec ces pays émergents ?
L’idée prédominante est que nous, Européens et A m éri c a i n s , c o n s e rvons plusieurs longueurs d’ava n c e
d’ordre intellectuel, technique et scientifique, sur ces
pays. Toutefois, les 150 000 étudiants chinois dans les
universités japonaises, plus ceux des universités amér icaines ou euro p é e n n e s , sont en train de nous
rejoindre, de nous rattraper, voire de nous dépasser. Un
membre du Conseil exécutif du Medef, que j’ai rencontré à l’automne 2004, revenait d’un voyage en
Chine. Il me disait : « Bientôt, ce sont eux qui feront
de la haute valeur ajoutée et, nous, nous ferons la faible
valeur ajoutée. » En exagérant un peu, il avait compris
l’essentiel. Il avait visité Huahei l’équivalent d’Alcatel
en Chine. Il a été bouleversé par l’efficacité, l’assiduité
au travail, le zèle qu’il a observés. Nous n’allons pas
re p re n d re notre avance industrielle et technique, au
mieux nous allons essayer d’être au même niveau.
Europe : rationaliser le capitalisme
Le néo-protectionnisme est une réponse à cette inégalité dans la concurrence. Par exemple, l’Union européenne applique des taxes antidumping (de 47 et 34 %)
sur les importations de vélos chinois et vietnamiens.
Cette mesure, qui représente une exception à la règle
du libre - é c h a n g e, suffit à recréer des conditions de
concurrence à peu près égales : ainsi, les fabricants
européens maîtrisent 70 % de leur marché continental. Sinon, pour demeurer compétitifs, il nous faudrait
baisser les salaires de façon drastique, et l’économie
locale en subirait les conséquences : le blanchisseur, la
pizzeria, le voyagiste n’auraient plus qu’à fermer leurs
portes. L’État et la protection sociale aussi. Il faut donc
un système de protection douanière. Celui-ci ne peut
pas être national, mais doit s’établir à l’échelon de
grandes régions comme l’Union européenne, l’Amér ique du Nord , l’Asie du Sud-Est, l ’ A f r ique de
l’Ouest, l’Afrique de l’Est, l’Afrique du Sud… Je ne
suis pas partisan d’un tarif extérieur commun, à la
mode de l’ancienne Communauté économique européenne, ce qui serait dangereux, car il nous mettrait
en conflit immédiat non seulement avec les pay s
émergents, mais aussi avec les États-Unis, le Canada
ou le Japon, qui ont des conditions de travail à peu
près comparables aux nôtres. Il faut des taxes antidumping ciblées, par pays et par produit, avec une clause
annexe présentant des représailles lourdes à l’égard des
pays qui pratiquent la contrefaçon. Selon les accords
de l’OMC de 1994, la contrefaçon devait être éliminée en 2004. Or, en 2006, le volume de la contrefaçon
13
atteint des niveaux re c o rd et vous en connaissez le
principal responsable, l’État chinois.
Je réclame donc un néo-protectionnisme pour le rétablissement d’une concurrence équitable. Ce n’est pas
le protectionnisme avec fermeture étanche des fro ntières.Aujourd’hui, toute entreprise bien organisée qui
veut accéder à un marché en a les moyens, simplement
en y installant sa production de biens et de services.
Toyota qui voulait re n f o rcer sa présence en Europe
s’installe à Valenciennes. Une entreprise chinoise peut
créer un centre de pro d u c t i o n , de distribution, en
Europe. La liberté d’installation des entre p rises – ce
qu’on appelle la liberté des investissements directs –
est l’autre grande donnée de la mondialisation, d i f f icile à contester. Elle permet de maintenir la concurre n c e, même si on établit des taxes antidumping. À
partir du moment où une entre p rise est installée sur
le territoire de l’Union européenne, elle y respecte les
conditions de rémunération, de législation sociale, de
respect de l’environnement et de la sécurité civile qui
prévalent. Ce ne sont pas les conditions de production
à Harbin en Chine dont vous avez pu voir qu’elles
sont dommageables pour les populations locales.
Concernant le pro blème de la relation de l’entreprise
avec ses actionnaire s , Donald Kalff6, un Néerlandais,
avance comme moi, dans un liv re récent, l’idée que
le modèle d’entre p rise américain est potentiellement
dangereux et moins efficace que le modèle européen.
Les actionnaires qui détiennent le capital, contrairement à ce que dit la vulgate financière, ne sont pas
p ro p ri é t a i res de l’entre p ri s e. L’ e n t re p rise est une
entité en soi, une personne morale, et personne ne
peut s’en déclarer le « propriétaire », même quand il
s’agit d’un actionnaire familial comme chez Michel i n , Pe u g e o t , B M W, Fo rd… Le pro blème de la
Bourse, ce n’est pas sa volatilité, c’est que l’actionn a i re est infidèle. Comment peut-on donner à des
a c t i o n n a i res qui sont infidèles un tel pouvoir sur les
entreprises : pouvoir de faire nommer et de révoquer
les dirigeants, de contrôler leur action, de demander
des changements de stratégie ?
Il faudrait donc lier contractuellement et durablement
(pas éternellement) à l’entre p rise, par un pacte, ceux
qui se veulent les actionnaires principaux. Il existe déjà
de tels pactes, mais cette idée rencontre des obstacles
et des critiques. Dans le monde des affaires, on a du
mal à concevoir cette idée de réciprocité d’obligation
entre les deux grands partenaires. Avec ce pacte, l’actionnaire peut exercer son pouvoir de contrôle sur les
dirigeants, il peut leur demander des actions détermin é e s , de re n d re compte de façon exhaustive de la
façon dont ils élaborent la stratégie, l’appliquent et
organisent la gestion interne de l’entre p ri s e. Si les
entreprises européennes le voulaient, qu’elles soient ou
non cotées en Bours e, elles pourraient dire qu’elles
sont prêtes à dégager de la plus-value économique,
mais dans la continuité, la sérénité, tout en modérant
les exigences des actionnaires. Pour l’instant, c’est le
c o n t r a i re qui se pro d u i t . On s’aligne plutôt sur les
schémas anglo-saxons. L’ E u rope vient justement
d’adopter les normes comptables anglo-saxonnes, ce
qui rend furieux beaucoup de nos comptables. Mais
une évolution est possible. L’Europe devrait s’efforcer
de développer son propre système et de rationaliser le
capitalisme.
Les événements les plus lourds de l’histoire figurent
rarement à l’agenda des hommes politiques. On prête
à Henry Kissinger cette phrase un peu cavalière prononcée alors qu’on lui demandait rendez-vous pour
la semaine suivante : « Je ne peux donner aucun rendez-vous pour la semaine pro c h a i n e, j’ai prévu un
coup d’État en Amérique latine. » Il est évident que la
marche du monde n’obéit pas à des processus prédéterminés. Il existe des événements lourd s , des tendances lourdes, mais on s’aperçoit en même temps que
les systèmes économiques et sociaux, les États connaissent eux aussi des bifurcations. Les conditions économiques mondiales actuelles sont telles que nous allons
être contraints bientôt, sous l’empire des circonstances,
à prévoir de nous engager dans de nouvelles évolutions lourd e s . Le système que j’ai décrit sommairement s’est mis en place en 1980, il y a un quart de
siècle. L’histoire des Temps modernes est rapide. On a
eu les vingt-cinq années d’après guerre, les plus prospères, et nous venons de viv re les vingt-cinq années
de mondialisation commerciale et financière. Avant la
prochaine décennie, nous aurons à envisager des transformations À ce moment-là, les dirigeants économiques, politiques, financiers, à l’échelon national ou
international, devront réviser leur copie et penser des
réformes. •
1. Jean-Luc Gréau est interve nu dans le séminaire de la Fondation
Gabriel Péri « Marché et démocratie » dirigé par Jean-Claude Delaunay. Le texte que nous publions ici est celui de sa conférence présentée au séminaire 2005-2006 de Politique Au t r e m e n t , « Au-delà des
préjugés politiques », séance du 21 janvier 2006.Avec l’aimable autorisation de Politique Autrement que nous remercions.
2. Karl Polanyi, La grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.
3. Joseph Schumpeter, Théorie de l’Évolution économique, Dalloz, Paris,
1983.
4. John Hicks, La Crise de l’économie keynésienne, Fayard, Paris, 1988.
5. Hedge funds : littéralement « fonds de couverture ».
6. Donald Kalff, L’Entreprise européenne. La fin du modèle américain,
Vuibert, Paris, 2005.
14
ANALYSE
Sociologie électorale communiste
LE PCF
ET LES CLASSES
POPULAIRES
a
JULIAN MISCHI*
traite ici essentiellement de la place accordée à ces
catégories dans le discours et la sociologie de cette
organisation en laissant vo l o n t a i rement de côté un
autre aspect, celui de l’évolution de ses soutiens électoraux. Pour mettre au jour la place, symbolique et
pratique, des classes populaires au sein du PCF, on
s’appuie sur une enquête conduite dans quatre fédérations communistes qui ont été choisies pour la diversité de leurs histoires (Allier, Isère, Loire-Atlantique,
M e u rt h e - e t - M o s e l l e ) 2 . Par ces quelques éléments
l a c u n a i res et généralisants, on voudrait simplement
contribuer à la déconstruction d’images commu n e s
associant souvent de façon trop automatique militantisme communiste et mondes populaires, en mettant
l’accent sur le travail partisan à l’origine de l’engagement puis du désengagement populaires au sein de
l’organisation communiste.
u centre des débats politiques et
sociaux tout au long du XXe siècle, sous l’impact
en particulier du marxisme qui lui a donné une
visibilité dans différentes scènes – idéologi q u e,
politique, artistique mais aussi scientifique –, la
« classe ouvrière » est désormais associée dans l’espace public à la question de sa fin, constamment
a n n o n c é e. Il est cependant essentiel de ne pas
confondre mouvement ouvrier et classe ouvrière. S’il
y a bien un épuisement, sous certains aspects, d e s
mobilisations ouvrières dans la période contemporaine, les mondes ouvriers subissent plus une recomposition sociale et culturelle qu’une simple
disparition 1. C’est d’abord comme marque idéologi q u e, comme étendard politique, que la classe
ouvrière est délégitimée alors qu’elle était au cœur des
mouvements sociaux du siècle dernier, notamment
lors du Front populaire ou de mai-juin 68. Ce retrait
de la classe ouvrière du débat public s’ancre dans le
déclin et dans la transformation des organisations qui
entendaient représenter les mondes ouvriers, en part iculier le PCF et la CGT, et ont contribué tant à son
h o m ogénéisation symbolique qu’à sa visibilité
publique.
Les lignes qui suivent visent à présenter de façon synthétique, et donc quelque peu surplombante, les relations nouées entre le PCF et les classes populaires sur
le long terme. C’est la notion de classes populaires qui
est mobilisée car, pour la période passée, on ne peut
pas réduire la base populaire du PCF aux seuls
ouvriers et, pour la période récente, la catégorie socioprofessionnelle « ouvrier » de l’INSEE est devenue
trop restrictive sous l’effet de la transformation de certains emplois de production répertoriés désormais du
côté des services (manutention, logistique, etc.). Pour
aborder les rapports des classes populaires au PCF, on
LA PARTICIPATION COMMUNISTE À LA FORMATION DE LA CLASSE OUVRIÈRE
Historiquement, par rapport à ses voisins germanique et britannique, le mouvement ouvrier français est fragile et se stru c t u re tard ive m e n t . Le cas
français se caractérise en effet par une lente et incomplète unification de la classe ouvrière, liée à la position longtemps hégémonique de la petite bourgeoisie
propriétaire, des artisans et surtout des paysans dont la
multitude freine la migration vers les villes et l’industrie. Mal dégagée du monde rural et artisanal, la classe
ouvrière manque longtemps d’autonomie3.Après plus i e u rs décennies de bouleversements, d’instabilité et de
déracinement, c’est la crise des années 1930 qui stabilise et fixe le prolétariat industriel autour des grandes
u s i n e s , dans les cités et dans les banlieues. Issu du
deuxième âge de l’industrialisation (1900-1930) qui
voit l’éclosion de la grande usine et de la banlieue, un
nouveau type d’ouvrier naît dans l’entre-deux-guerres
d’une pre m i è re génération d’ouvri e rs déracinés.
L’apogée de l’« ouvriérisation » de la société française
se situe entre 1950 et 1970, au moment où cette
génération vit sa matur i t é . La force de la classe
FRANÇAISE
* Chargé de recherche à l’INRA (CESAER, Dijon), enseignant à
Sciences-Po Paris et à l’ENS-EHESS.
15
ouvrière s’exprime alors au sein d’une industrie tay l oriste dominante, où ses différents membres se trouvent
de fait unis par une relative même expérience hiérarchique du travail.
va i l l e u rs qualifiés de la métallurgie joue un rôle central
(sidérurgie, métallurgie, m é c a n i q u e, nava l e, chimie,
mécanique, aéronautique, automobile). L’année 1936
symbolise l’émergence de cette « ava n t - g a rd e », de
cette élite issue de la fraction ouvri è re de mobilité
ascendante, qui exe rce son hégémonie sur le monde
du travail jusque dans les années 1960-1970, et entretient, par une unification syndicale et politique autour
notamment de la CGT et du PCF, la fiction unitaire
d’un monde ouvrier en réalité éclaté entre femmes et
hommes, nationaux et immigrés, ouvriers qualifiés et
spécialisés, ouvriers ruraux et urbains, etc.
L’encadrement communiste des mondes populaires est
singulier car, par rapport à la SFIO, le PCF se stru cture autour de la promotion des catégories ouvrières.
La mobilisation communiste repose non seulement sur
une va l o risation identitaire du monde industri e l ,
autour des figures du mineur et du « métallo » notamment4, mais aussi sur l’accession privilégiée des militants ouvr i e rs aux postes dir i g e a n t s 5 . O u t re la
re c h e rche d’un recrutement populaire, la nouvelle
organisation révolutionnaire s’efforce de former en
priorité les « éléments prolétariens » à travers diverses
écoles pour les placer dans les instances du Parti, y
compris de direction d’autres milieux, comme les
intellectuels ou les pay s a n s . « C’est à l’école de la
fabrique, confrontés à l’exploitation capitaliste que se
re c rutent et se forment les militants qui assure ront
ensuite des responsabilités dans tous les organismes du
Parti » est un leitmotiv récurrent.
Ainsi, pour la formation des directions fédérales, les
re s p o n s a bles départementaux sont-ils guidés par les
courriers du centre insistant sur la promotion des travailleurs manuels de l’industrie. Le PCF apparaît alors
comme un parti ouvrier, y compris dans un département rural comme l’Allier 6. Des années 1930 aux
années 1970, les secrétariats fédéraux des quatre départements étudiés sont quasi exclusivement tenus par des
ouvriers, ou plutôt des permanents d’origine ouvrière.
En Meurthe-et-Moselle, à l’exception d’un enseignant
et d’un dessinateur industr iel élus à la fin des
années 1950, tous les membres du secrétariat fédéral,
de 1944 à 1979, sont issus de la classe ouvrière. La présence ouvrière s’accentue avec la hiérarchie partisane :
les bureaux et secrétariats fédéraux sont plus ouvriers
que les comités fédéraux. En 1962, les militants d’origine ouvrière forment 53 % du comité fédéral du
PCF de Loire-Atlantique, 60 % du bu reau fédéral et
l’ensemble du secrétariat.
DÉCONSTRUIRE L’IMAGE DU « PA RTI DE LA CLASSE OUVRIÈRE » Au sein de
la scène politique française, le PCF s’est fabriqué avec
succès, jusqu’à une date récente, une image de « parti
de la classe ouvrière » et a formé une élite ouvrière
Outre la recherche
d’un recrutement
populaire, la
nouvelle
organisation
révolutionnaire
s’efforce de former
en pri o rité les
« éléments
prolétariens » à
travers diverses
écoles pour les
placer dans les
instances du Parti, y
compris de direction
d’autres milieux,
comme les
intellectuels ou les
paysans.
Les conditions de vie et de travail de cette génération
industrielle (tendance à l’homogénéité sociologique,
existence d’un groupe central, autonomie vis-à-vis des
a u t res groupes sociaux, enracinement local, canaux
ouvriers de transmission des valeurs) favorisent une
culture de classe, propice à la structuration de réseaux
de solidarité et d’entraide internes à la classe, dans une
optique communiste notamment. Liés au modèle
i n d u s t riel de la pre m i è re moitié du X Xe s i è c l e, l e s
réseaux populaires du PCF émergent ainsi au sein
d’une nouvelle classe ouvrière sans culture urbaine,
issue d’une immigration rurale. Les centres nouvellement industrialisés, banlieues ouvri è res des grandes
villes ou bassins mono-industriels insérés en zone
rurale, constituent les zones de force du mouvement
communiste. Ce militantisme ouvrier associe conflits
du travail dans l’entre p rise et lutte politique, et se
déploie dans les entre p rises où le groupe des tra-
16
qui a accédé à des postes de responsabilités, non seulement au sein de l’organisation et de ses réseaux (synd i c a t s , a s s o c i a t i o n s , e t c. ) , mais également dans les
institutions publiques (mairies, conseils généraux, etc.).
Cette réussite de l’entreprise politique de promotion
politique des classes populaires qu’est le PCF est
condensée dans la figure des « bastions rouges », où
puissance du PCF et force de la classe ouvri è re sont
associées. Face à cette image des fiefs rouges colportée par l’acteur politique, il est heuristique de distinguer les réseaux militants des réseaux de sociabilité
populaire afin de ne pas réduire les pratiques sociales
des classes populaires aux seules formes militantes de
mobilisation directement données à voir par l’organisation. En différenciant, de façon analytique, travail
organisationnel de politisation, d’une part, et pratiques
sociales populaire s , d ’ a u t re part , on se donne les
moyens de souligner en quoi les deux sphères s’affectent mu t u e l l e m e n t . D’un côté, le Pa rti prend des
formes héritées de ses groupes sociaux porteurs. De
l’autre côté, les cultures populaires sont travaillées par
le travail de politisation communiste7.
Explorer finement les pratiques militantes dans les
milieux populaires permet, par exemple, de remettre
en cause l’image dominante d’un Parti ouvriériste en
dévoilant l’importance de ses soutiens dans la paysannerie8. La forte structuration communiste dans une
zone agricole comme le bocage bourbonnais repose
sur l’existence d’une symbolique communiste propre
aux campagnes et en relatif décalage avec l’idéologie
marxiste-léniniste. Dans les campagnes, le PC s’adresse
non seulement aux salariés agricoles mais aussi, et surtout, aux petits exploitants qu’ils soient propriétaires
ou métayers. Il fait preuve de pragmatisme à l’égard
des paysans en bannissant les thèmes tabous du collectivisme et de l’abolition de la propriété privée pour se
c o n c e n t rer sur la défense de la petite exploitation.
Appuyé par le mot d’ordre « La terre à ceux qui la travaillent », le communisme agraire est peu collectiviste
puisqu’il redistribuerait la terre et faciliterait l’entraide
collective déjà en marche avec le développement des
coopératives. Le soutien communiste des petits paysans bourbonnais ne vise ainsi pas tant à l’application
des préceptes marxistes qu’à un accès socialement
élargi à la propriété. Défenseurs de la petite propriété
familiale, les militants ruraux du PC mettent surtout
en avant des revendications concrètes visant à protéger
les paysans de l’insécurité économique et réinvestissent un discours des « petits contre les gros ».
Notons que le discours ouvriériste du PCF, qui s’est
notamment construit autour de la figure exemplaire
de Maurice T h o re z , « fils du peuple », t ro u ve une
expression singulière dans les campagnes où le diri-
geant paysan Waldeck Rochet est présenté comme le
« fils de la terre » 9. Par ailleurs, le processus de promotion partisane en milieu agricole s’effectue également autour d’une valorisation de catégories sociales
sur le modèle ouvrier. Il répond en effet à des règles
de « pureté sociale » mesurée par le degré d’emploi de
m a i n - d ’ œ u v re et re p é r a ble par l’ord re d’exposition
dans les brochures de propagande. Ainsi les consignes
organisationnelles privilégient-elles les ouvriers agric o l e s , puis les fer m i e rs et métaye rs (qui peuve n t
employer des domestiques ou des ouvriers agricoles)
et enfin les exploitants (et parmi ceux-ci ceux qui
possèdent le moins de salariés). L’ouvriérisme communiste prend donc des inflexions rurales.
Un autre élément nuançant l’image dominante associant puissance de la classe ouvrière et force du PCF
est le fait que les réseaux communistes se sont aussi
c o n s t ruits dans une déstabilisation des sociabilités
populaires, notamment dans la crise des bassins de la
seconde industrialisation. Il est utile à cet égard de rappeler que la force du communisme en Meurthe-etMoselle ne correspond pas à l’apogée industriel du
Pays-Haut mais, au contraire, à son déclin : le PCF
s’implante véritablement dans les mines au cours des
années 1950-1960 lorsque les puits commencent à
fermer puis, à partir de la fin des années 1960, dans
l’agglomération de Longwy lorsque ses usines perdent
à leur tour leurs effectifs salariés. La physionomie de
l’influence communiste suit la récession économique.
Il n’est pas rare que ce soit lorsque l’usine, qui est le
L’adhésion
communiste
ap p a raît comme un
acte symbolique de
maintien du monde
industriel en crise.
vecteur de l’identification sociale dans la cité, décline,
que les communistes accèdent au pouvoir local. L’adhésion communiste apparaît comme un acte symbolique de maintien du monde industriel en crise.
Ce succès tardif mais fulgurant du PC lorrain renvoie
à l’identification qu’il a su opérer avec la défense de
l’industrie du Pays-Haut en pleine crise. Les campagnes de remise des cartes et les mobilisations électorales se font au nom de la nationalisation de la
sidérurgie. La sidérurgie est au cœur des re p r é s e n t a-
17
tions commu n i s t e s , et les candidats du PC sont les
hommes du fer du bassin. À Mont-Saint-Martin, sur
les vingt-sept membres de la liste d’union de la
gauche présentée en 1977, le tract communiste met
en avant les « 1 3 t r ava i l l e u rs de la sidéru r g i e :
6 ouvriers, 1 employée, 1 comptable, 2 techniciens,
2 dessinateurs, 1 agent de maîtrise ». Par son discours
mais aussi par ses figures militantes (dirigeants, élus),
le PCF se fait le colporteur d’une identité sidérurgiste
a l o rs même que son assise sociale se dégrade : les communistes de l’usine de Mont-Saint-Martin conquièrent la mairie, en 1977, lorsque les effectifs ouvriers
de l’unité de production entament une importante
récession. Le vote commu n i s t e, associé à une adhésion
aux valeurs du fer, apparaît comme une manifestation
de défense de l’outil industriel par la promotion élective de militants engagés dans les luttes pour sa nationalisation.
Alors que l’on suppose couramment une corrélation
e n t re la puissance de ce parti et celle du gro u p e
ouvrier (la force du Parti de l’ère thorézienne serait
celui de la classe ouvrière ascendante et son déclin le
reflet de la crise de reproduction de la classe ouvrière),
il est intéressant de souligner que le communisme ne
naît pas toujours dans un contexte d’essor du monde
ouvrier de la grande industrie. Dans certaines circ o n stances, il se nourrit de la fragilisation des sociabilités
populaires forgées dans le travail ou la localité, s o c i a b ilités qu’une approche trop globale associe souve n t
automatiquement au communisme triomphant.
LA CRISE DU T R AVAIL INDUSTRIEL Comme on le verra ensuite, la
décrue du PCF dans la période contemporaine est
aussi à étudier du côté des transformations internes à
l’organisation commu n i s t e. Mais évoquons tout
d’abord ici, très succinctement, les conditions sociales
de cette crise, liées aux mutations affectant les milieux
populaires. Le déclin contemporain du PCF s’inscrit
en effet dans une cr ise générale du mouve m e n t
ouvrier français. Le retournement de la conjoncture
économique, avec une précarisation de l’emploi et
l’apparition durable du chômage de masse, provoque
un infléchissement des luttes sociales au cours des
années 1970. Non seulement le nombre de gr è ve s
décline, mais les transformations économiques modifient la nature des mobilisations avec le déve l o p p ement des relations contractuelles et notamment
l’élaboration de procédures concernant les reconversions et les prére t r a i t e s . L’opposition traditionnelle
entre culture du travail syndicale et culture économique patronale s’effrite, et les syndicats intègrent progre s s ivement une logique plus gestionnaire. U n
syndicalisme de propositions émerge avec la CFDT,
qui concurrence la CGT dont la baisse d’influence est
À l’image
de la CGT, le PCF
est particulièrement
touché par la crise
économique
qui empêche
la reproduction
sociale et culturelle
de la génération
ouvrière
« singulière »
qui fut porteuse
du communisme.
antérieure à la décrue communiste. Jusqu’à la fin de
l’année 1976, période d’apogée numérique de la classe
ouvrière en France, les luttes continuent de s’inscrire
dans un processus ascendant de stratégie offensive de
conquêtes sociales, puis la désyndicalisation ouvri è re
accompagne le procès de désindustrialisation 10. La
perte d’emprise des travailleurs sur la destinée de leurs
entreprises accentue la désagrégation des valeurs combatives de classe : l’éloignement des centres de décision des établissements industriels (concentration et
internationalisation du capital) et l’intervention croissante de l’État affaiblissent l’efficacité des mouvements
sociaux ayant pour cadre des unités locales usinières.
À l’image de la CGT, le PCF est particulièrement touché par la crise économique qui empêche la re p roduction sociale et culturelle de la génération ouvrière
« s i n g u l i è re » (Gérard Noiriel) qui fut porteuse du
communisme11. La figure du délégué d’atelier, nécessaire médiateur entre ouvriers et contre m a î t res dans
l’organisation taylorienne du travail, perd de son efficacité et n’est plus à l’origine d’une culture d’atelier12.
Constituant traditionnellement l’encadrement syndical et partisan, les ouvriers qualifiés, âgés et riches
d’une expérience de luttes sociales, perdent leur situation centrale dans l’espace usinier au profit de l’emp l oy é . La modification qualitative du trava i l ,
notamment la substitution de l’activité de surveillance
à celle de fabrication, entraîne la disparition de métiers
industriels traditionnels (ajusteurs, monteurs, tôliers)
où se recrute l’essentiel des militants ouvriers, au profit d’emplois de mécaniciens spécialisés dans l’entretien des équipements.
18
En outre, la formation professionnelle ne s’effectue
plus à travers les réseaux internes à la communauté de
travail (centres d’apprentissage, écoles professionnelles
d ’ e n t re p rise, syndicats), mais hors de l’usine, par un
enseignement professionnel formant à des emplois
polyvalents et non plus à des métiers ouvriers, qui
s’aligne de plus en plus sur les normes scolaires de
l’enseignement général. A l o rs qu’avec les collèges
d’enseignement technique en particulier, l’enseignement dans les ateliers restait sous hégémonie ouvrière,
les formateurs sont de moins en moins d’extraction
ouvri è re. Le diplôme prime désormais sur le long
apprentissage « sur le tas » où les anciens formaient les
jeunes. Avec le développement de l’emprise scolaire,
on accède au monde ouvrier par l’école et non plus
par un processus de socialisation interne à la classe.
Plus, on devient ouvrier parce que l’on a échoué à
l’école. L’accès en classes technologiques ou en lycée
professionnel résulte souvent d’une impossibilité à
suivre un enseignement secondaire long. L’entrée dans
le monde ouvrier est alors associée à une dévalorisation scolaire et intime13.
Ces bouleversements socioéconomiques s’opposent à
la transmission de la culture de classe, base du militantisme ouvrier14, qui est surtout fort au sein des fractions de classe les plus anciennement ouvrières et dans
les bassins d’emplois où l’autore p roduction de la classe
ouvrière était élevée15, c’est-à-dire au sein de mondes
industriels en déshére n c e. Deux processus socioéconomiques participent à la remise en cause de la culture de classe : d’une part, la promotion individuelle
(professionnelle) et lignagère (accession à la propriété,
projet scolaire sur la descendance) de la partie supérieure de la classe ouvrière, d’autre part, la précarisation des conditions de vie et de travail de sa frange
inférieure16. Ce double processus (échappée de classe
par le haut-paupérisation) fragilise le PCF en fragmentant la classe ouvrière, dont la re l a t ive homog énéité sociale autour du groupe central d’ouvri e rs
qualifiés était l’une des conditions de puissance du
communisme. Les politiques de l’emploi (sous-traitance, combinaison d’une main-d’œuvre qualifiée et
non qualifiée) divisent la communauté productive en
trava i l l e u rs stabilisés (dépendant juridiquement de
l’entreprise) et travailleurs précarisés extérieurs. Entre
les deux franges, supérieure et inférieure, du monde
ouvrier, toute une série d’emplois ouvriers se sont
également développés et ont accentué l’éclatement de
la condition ouvrière en une multitude de profils professionnels détachés de l’ancienne identité de classe.
De plus en plus d’ouvriers travaillent en situation
d’isolement dans le tertiaire (chauffeurs, manu t e n t i o nn a i re s , magasiniers ou pre s t a t a i res de services) et se
r a p p rochent du statut d’employé. Les ouvriers des
sociétés de services ou des univers artisanaux remplacent peu à peu les ouvriers des grands ateliers de l’ind u s t rie lourd e 17. La classe ouvri è re maintenue est
éloignée des figures traditionnelles du mineur ou du
métallo.
LES CONDITIONS POLITIQUES DE LA DISTA N C I ATION POPULAIRE AU PCF
Essentielle, la mise au jour des conditions sociales de
l’épuisement du militantisme communiste en milieu
ouvrier ne doit cependant pas conduire à faire l’économie du dévoilement de ses aspects politiques liés à
la crise de reproduction organisationnelle de l’entreprise communiste de mobilisation des classes popul a i re s . La « d é s o u v ri é r i s a t i o n » du PCF, dans un
contexte de recomposition des classes populaires, n’est
pas un simple processus sociologique que l’institution
partisane subirait de façon passive. Elle renvoie aussi à
un phénomène politique lié aux transform a t i o n s
internes de l’organisation communiste, que l’on peut
observer dans les mutations affectant son personnel
militant et son discours idéologique. Soulignons ici de
façon très schématique les principales évo l u t i o n s
sociologiques du corps militant communiste dans la
période contemporaine, en prenant soin toujours de
spécifier si elles touchent l’appareil et/ou la base
militante, et s’il s’agit de processus subis malgré les
inflexions politiques ou d’évolutions encouragées par
les décisions organisationnelles.
Au cours des années 1970, les rangs communistes
s’ouvrent tout d’abord davantage aux membres extérieurs aux mondes ouvriers et paysans avec l’adhésion
accrue d’employés des services, de techniciens et d’enseignants. Cette inflexion sociologique suit les re c o mmandations du centre : dans le prolongement du
p rogramme commun signé en 1972, la dire c t i o n
nationale appelle en effet au rajeunissement et au
re n o u vellement des instances partisanes. Au PCF, la
gestion sociale du cor ps militant est considérée
comme étant profondément politique. Ainsi la perspective politique d’union de la gauche s’ancre-t-elle
dans une ouve r t u re sociologique aux classes
moyennes, aux ingénieurs, techniciens et cadres, invités
à rejoindre le parti de la classe ouvrière.
L’analyse localisée révèle cependant que ce processus
prend des inflexions particulières.Tout d’abord, les cellules d’entre p rise restent essentiellement ouvri è re s ,
alors même que les ingénieurs, cadres, dessinateurs,
agents techniques, agents de maîtrise sont de plus en
plus nombreux au sein des usines. Les catégories non
ouvri è res entrant au PCF sont souvent employées
hors de l’industrie et investissent en priorité les cellules locales. Ensuite, bien que l’on observe davantage
d’adhésions de membres des catégories non ouvrières,
19
celles-ci n’accèdent qu’assez peu aux postes de direction, à l’exception des enseignants (essentiellement
d’origine populaire), surreprésentés dans les échelons
de direction par rapport à leur poids dans les effectifs
totaux du Parti. Si les membres des couches moyennes
accèdent davantage aux comités fédéraux, ils entrent
peu aux bureaux fédéraux, qui sont toujours tenus par
des permanents d’origine ouvrière.
renouvellement excessif des rangs militants. Le 7 mai
1977, lors d’une réunion des responsables aux cadres
des fédérations, Gaston Plissonnier anticipe sociologiquement le tournant politique en estimant que
« s’orienter résolument vers la classe ouvrière pour la
promotion reste une question de premier ord re », et
en réaffirmant le principe organisationnel au fondement du PCF : « La composition sociale du Parti est
en conformité avec sa qualité de Parti de la classe
ouvrière. » Derri è re la critique d’un rajeunissement
excessif se profile un réajustement « ouvriériste » :
« Dans les directions du Parti des grandes villes, il y a
eu ces dernières années des mouvements trop rapides,
tendant à rajeunir pour rajeunir et à remplacer des
c a d res ouvriers expérimentés par des jeunes : étudiants, employés communaux, animateurs culture l s . »
Après être passée au second plan par le discours d’ouverture, la place centrale des ouvriers dans la hiérarchie du PCF est donc réaffirmée. Il faut, selon Gaston
P l i s s o n n i e r, « insister sur le rôle fondamental de la
classe ouvrière, l’importance décisive de l’activité à
l’entreprise et la place indispensable de cadres ouvri e rs
dans toutes les directions 18. » Les ouvriers doivent
reprendre une position dominante dans les organismes
locaux du PCF, position qu’ils ont notamment perdue
à cause d’une promotion excessive des enseignants.
Mais, en réalité, ce repli « ouvriériste » ne fonctionne
pas si l’on examine attentivement la trajectoire des resp o n s a bles dits ouvr i e rs , c o n f o rtés dans leur
position organisationnelle. Ces cadres fédéraux, s’ils
sont encore d’ori gine populaire, ont de moins en
moins réellement travaillé à l’extérieur du parti : très
tôt intégrés à l’appareil par le truchement des JC et de
la CGT, ils ont un rapport médiatisé à la classe
ouvrière par fidélité aux parents ou par leur appre n t i ssage professionnel. L’explosion du nombre de perman e n t s , m a rqueur de cette bu re a u c r a t i s a t i o n , e s t
contemporaine de l’amorce du déclin du PCF : ils
sont environ cinq cents au début des années 1970, puis
un millier à la fin de la décennie.Après les générations
militantes nées dans les combats sociaux et marquées
par la Résistance et la guerre froide, les cadres promus
à partir de la fin des années 1970 sont ouvriéristes sans
avoir été ouvriers, titulaires de diplômes professionnels
sans avoir pu travailler longtemps en usine en raison
d’une accession rapide au statut de permanent mais
également de la multiplication des fermetures d’entrep ri s e s . Cette institutionnalisation du militantisme
c o m muniste est également liée à l’accroissement des
avantages matériels résultant surtout des conquêtes
électorales, en particulier municipales. Aux fonctionnaires du Parti proprement dit s’ajoutent en effet alors
les permanents élus et les divers employés des collecti-
Ces cadres
fédéraux ont de
moins en moins
réellement travaillé
à l’extérieur du
parti : très tôt
intégrés à l’appareil
par le truchement
des JC et de la CGT,
ils ont un rap p o rt
médiatisé à la
classe ouvrière par
fidélité aux parents
ou par leur
apprentissage
professionnel.
L’explosion du
nombre de
permanents,
marqueur de cette
bureaucratisation,
est contemporaine
de l’amorce du
déclin du PCF.
À la fin des années 1970, les consignes du centre quant
à l’orientation sociale de la promotion au sein du Parti
changent. Le durcissement de la ligne politique avec
la rupture du programme commun en 1977 prend en
effet la for me d’un re t o u rnement stratégique du
recrutement partisan et d’une mise en garde contre un
20
vités locales gérées par le PCF, qui assurent une part
importante des tâches militantes. La surface de contact
e n t re les cadres politiques et le peuple militant se
réduit : le militantisme se professionnalise en adoptant
une rationalité pro p re, un discours généraliste de
moins en moins relié aux réalités concrètes des
milieux populaire s . La trajectoire scolaire des nouveaux dirigeants locaux passe moins par le lycée technique que par le lycée d’enseignement général, et
beaucoup sont des professionnels du politique (attachés parlementaire s , s e c r é t a i res de mairi e, fonctionnaires territoriaux) avant d’entrer dans les directions
fédérales.
La désouvriérisation touche non seulement l’appareil,
mais également le discours communiste, avec l’émergence à la fin des années 1970 d’un discours misérabiliste. À la suite de la rédaction des Cahiers de la misère
en 1977, le PCF tend en effet à se présenter comme le
porte-parole « des pauvre s , des plus défavorisés des
salariés » et non plus comme « le parti de la classe
o u v ri è re » . Après la référence à la classe ouvri è re
héroïque et combattante de 1936 et de la Libération,
une image fantasmatique des exploités rassemblés dans
le groupe « des salariés, exclus et précaires ».Tenu par
des permanents éloignés du monde ouvrier, le disc o u rs misérabiliste est en décalage non seulement avec
les catégories des classes moyennes venues récemment
au Parti, mais également avec les militants ouvri e rs qui
ne se reconnaissent plus dans cette image dévalorisante
qui leur est re nvoyée. Le décrochage populaire du
PCF peut être associé à cette orientation qui néglige
les aspirations, d’ordre culturel notamment, de la fraction la plus qualifiée du monde ouvrier19, et désoriente d’autant plus les militants qu’elle succède à la
glorification, dans le contexte d’union de la gauche,
de la nouvelle classe ouvri è re étendue aux ingénieurs,
techniciens et cadres.
LA DÉSOUVRIÉRISATION CONTEMPORAINE DU PCF Sur le long terme,
les études sociographiques portant sur les origines
sociales des adhérents communistes décrivent un
mouvement de retrait des militants ouvriers depuis les
années 1970 : on passe ainsi de 46,5 % d’ouvriers
parmi les actifs membres du PCF en 1979 à 31,3 %
en 199720. Lors des congrès nationaux, le nombre de
délégués d’extraction ouvri è re baisse continu e l l ement : moins de la moitié depuis 1970, leur part est
inférieure à 40 % dans les années 1980, puis passe sous
les 30 % dans les années 1990. En octobre 2002, la
direction ne comptabilise plus que 10,6 % d’ouvriers
parmi les délégués au XXIe Congrès21. Depuis les
années 1990, la tendance à la désouvriérisation n’est
donc plus contenue y compris au sommet des appareils fédéraux. Les membres des couches moyennes
salariées (enseignants, personnels d’exécution et d’encadrement des activités du secteur tertiaire, employés),
cantonnés jusqu’ici aux échelons locaux, accèdent aux
postes dirigeants désertés par les militants d’extraction
ouvrière.Alors que les membres des classes populaires
restent majoritaires aux échelons de base du Parti, la
possession d’un diplôme du supérieur et l’appartenance aux catégories intermédiaires et supéri e u re s
deviennent des atouts pour une promotion partisane.
D’une façon générale, le retrait des ouvriers profite
surtout aux salariés non manuels du public qui prennent en charge la direction des réseaux locaux du
Parti. Le comité fédéral du PCF de Loire-Atlantique
élu en 1994 compte ainsi 60 % de salariés travaillant
dans le service public ou assimilé, dont une minorité
d’ouvriers. Cette dépro l é t a risation de la hiérarc h i e
partisane au profit des professions interm é d i a i res du
p u blic re nvoie non seulement à un mouvement de
répartition des effectifs militants favorable aux cellules
locales (dans l’unive rs militant, le quartier pri m e
désormais sur la mobilisation usinière), mais également
aux transformations de la composition sociologique
des cellules professionnelles elles-mêmes : les ouvriers
sont progressivement moins nombreux que les fonctionnaires des collectivités locales et de l’Éducation.
Souvent derniers représentants de l’implantation du
PCF dans le monde du travail, ces derniers connaissent une forte promotion partisane.
Soulignons néanmoins que, par rapport aux autre s
partis, l’organisation communiste se singularise toujours par une sociologie à la forte composante populaire. Déployée dans le temps long, la sociologie est en
effet confrontée à l’inertie de ses catégories de classement : le déclin des ouvriers d’usine et la croissance
des employés de services dans les cellules ne traduisent pas un « embourgeoisement » du Parti mais, au
c o n t r a i re, les effets de la recomposition sociale des
classes populaires. La désouvriérisation donnée à voir
est accentuée par les outils de mesure, peu évolutifs,
qui prennent difficilement en compte les transformations sociologiques. Par exemple, les salariés d’exécution de service, « ouvriers des services » en quelque
sort e, occupent des emplois socialement voisins de
ceux des autres ouvriers desquels il serait artificiel de
les séparer. Une employée de commerce ou un technicien de l’industrie représentent les nouvelles figures
populaires dans la période contemporaine.
Cependant, malgré cette limite qui nécessiterait de
plus amples développements, le mouvement interne
au PCF semble bien être à une valorisation des re ssources scolaires et de compétences puisées hors des
réseaux militants eux-mêmes. Ainsi l’ascension partisane du corps enseignant exprime-t-elle à la fois les
21
profondes mutations sociologiques du Parti et la perte
de ses capacités normatives : alors que le centre partisan s’est constamment opposé à une trop forte présence des instituteur s et pro f e s s e u rs dans les
organismes dirigeants, avec notamment le contrôle
pointilleux et statistique exercé par la Section de montée des cadres, il n’a progressivement plus la capacité
d’orienter socialement le re c rutement de ses re p r é s e ntants. Plus on monte dans la hiérarchie partisane, plus
la présence enseignante est désormais importante, alors
que les recommandations partisanes passées visaient à
la maintenir aux échelons interm é d i a i res du Parti.
Bien qu’ils fussent souvent contestataires au début des
années 1980, les enseignants sont ainsi souvent dix
années plus tard les derniers militants en activité pro-
Selon un processus de valorisation au sein même du
Parti des diplômes et des compétences administratives,
les élus et les dirigeants sont désormais souvent des
cadres administratifs22. Les re s p o n s a bles communistes
sont de moins en moins employés par un Parti en difficulté financière et de plus en plus par les collectivités
territoriales soit comme fonctionnaires territoriaux,
soit comme élus. Avec le déclin des réseaux associatifs
et syndicaux liés au PCF, le milieu partisan local se
rétracte autour des collectivités locales et d’acteurs
dont la légitimité repose moins sur un capital partisan
que sur des compétences de type administratif acquises
dans le système scolaire ou dans des pratiques professionnelles23.
Le discours dit « de la mutation » dans les années 1990
accompagne cette dilution de l’identité ouvrière de la
culture communiste avec le rêve d’un Parti « à l’image
de la société », annoncé par les notions de « Majorité
du peuple français » et de « Nouveau rassemblement
populaire majoritaire » visant au rassemblement « avec
les gens ». Loin d’être un parti de classe, il s’agit désormais pour le PCF d’incarner la société dans sa diversité et dans sa totalité, d’être représentatif et donc de
perd re sa singularité ouvrière. Les inflexions du discours organisationnel visent à re c o n n a î t re des droits
de l’individu indépendamment de sa classe sociale et à
élargir le combat démocratique afin de dépasser la
seule lutte contre l’exploitation capitaliste 24. Au référent marxiste-léniniste succède alors le « choix de
l’humanisme », principe central de la réorganisation
identitaire du PCF : l’homme comme individu singulier détaché de son appartenance sociale est désormais
au cœur de l’entreprise d’émancipation communiste.
L’ a f fa i blissement du PCF s’opère donc dans un
contexte de désouvriérisation de l’appareil partisan
remettant en cause une identité communiste forgée
dans les années 1920 sur l’hégémonie ouvrière au sein
de l’organisation. La distanciation des classes populaires
ne s’explique pas seulement par une crise des conditions sociales de la mobilisation collective en milieu
populaire, elle renvoie également à des transformations
organisationnelles et discurs ives du PCF. Revenir sur les
effets de la pratique et du discours des communistes sur
leur implantation dans les milieux populaires permet
d’éviter la vision sociologiquement mécaniste de la
crise du PCF comme simple reflet, dans la scène politique, de la « disparition » de la classe ouvrière. La crise
du travail d’identification communiste dans les milieux
populaires trouve en effet également sa source dans
l’institution communiste, dans les discours, les pratiques
et le personnel politique qu’elle promeut depuis les
années 1970. En retour, le déclin du PCF contribue à la
« désobjectivation » de la classe ouvrière, il participe à la
Le discours dit « de
la mutation » dans
les années 1990
accompagne cette
dilution de l’identité
ouvrière de la
culture communiste
avec le rêve d’un
Pa rti « à l’image de
la société ».
fessionnelle de leur commune. L’ e n c a d rement enseignant lui-même change, car beaucoup d’instituteurs
communistes sont dorénavant non plus fils d’ouvriers
ou de paysans mais d’enseignants.
Notons que les sections rurales suivent l’évolution
s o c i o l ogique générale du PCF avec un essor des
couches moyennes salariées et, en particulier, du corps
enseignant. Cette évolution est cependant plus lente et
moins marquée qu’en milieu urbain. Dans les campagnes de l’Allier, les salariés de la fonction publique
forment une nouvelle élite communiste locale, remplaçant les artisans et commerçants de moins en moins
nombreux dans les territoires ruraux. Porté par d’autres
catégories sociales, le discours politique évolue : après
les petits contre les gros et la défense de la petite propriété, le PCF se présente à partir des années 1970
comme le protecteur d’une ruralité en déclin et des
retraités agricoles. Cette image s’appuie sur les luttes
que mènent militants et élus pour le maintien des services publics ruraux : postes, gares, écoles, etc.
22
sannerie traditionnelle.Voir P. Champagne, L’Héritage refusé : la crise de
la reproduction sociale de la paysannerie française 1950-2000, Éditions du
Seuil, Paris, 2002.
12. M. Pialoux, « Le désarroi du délégué », in P. B o u rdieu (dir.), La
Misère du monde, Éditions du Seuil, coll. « Points », Paris, 1993, pp. 633663.
13.Voir l’enquête exemplaire de S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la
condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard,
Fayard, Paris, 1999.
14. Sur les ruptures affectant dans la période contemporaine ce qu’ils
nomment la « c u l t u re politique ouvri è re » , voir G. Michelat et
M. Simon, Les Ouvriers et la Politique. Permanence, ruptures, réalignements,
Presses de Sciences Po, Paris, 2004.
15. J.-P. Molinari, Les Ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion
ouvrière au PCF, L’Harmattan, Paris, 1996.
16. Cet éclatement de la classe ouvrière est mis en évidence par J.P.Terrail, Destins ouvriers. La Fin d’une classe ?, PUF, Paris, 1990.
17.Voir notamment E. Maurin, L’Égalité des possibles. La nouvelle société
française, Éditions du Seuil, Paris, 2002.
18. Rapport de G. Plissonnier au BP du PCF, 22 novembre 1978.
19. Sur ces aspirations, voir la belle enquête d’Olivier Schwa rtz menée
au début des années 1980 sur les familles ouvri è res d’un cité HLM du
Nord : Le Monde privé des ouvri e r s, hommes et femmes du Nord, PUF,
Paris, 1990.
20. F. Platone et J. Ranger, « Les adhérents du Parti communiste français en 1997 », Cahiers du CEVIPOF, n° 27, mars 2000, p. 19.
21. Rapport de la commission des mandats du XXXe Congrès d’octobre 2001.
22. D’où certains conflits sociaux touchant de façon inédite les mu n icipalités communistes à partir des années 1980 et pouvant opposer
d i f f é rents groupes de militants communistes entre eux : J. Mischi,
« Pour une histoire sociale du déclin du PCF », in F. Haegel (dir.), Les
Partis et le Système partisan français, Paris, Presses de Sciences Po, Paris,
2007, pp. 61-101. L’enquête d’Olivier Masclet menée à Gennevilliers
souligne également cette coupure progre s s ive à travers la distanciation
des militants du PCF d’avec les jeunes issus des classes populaires : La
Gauche et les Cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La Dispute, Paris,
2003.
23. Ce processus n’est pas propre au PCF; pour le PS, voir F. Sawicki et
R. Lefebvre, La Société des socialistes. Le PS aujourd’hui, Paris, Éd. du
Croquant, 2006, et R. Lefebvre, « Le Socialisme français et la “classe
ouvrière” », Nouvelles FondationS, n° 1, mars 2006, pp. 64-75. Pour une
présentation synthétique de l’évolution du rapport des partis de
gauche aux classes populaires, voir également H. Rey, La Gauche et les
Classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte,
Paris, 2004.
24. J. Mischi, « La recomposition identitaire du PCF : modernisation
du Parti et dépolitisation du lien partisan », Communisme, n° 72-73,
2003, pp. 71-99.
marginalisation des ouvriers dans les représentations
collectives et dans la vie politique française. En même
temps que l’organisation perd sa capacité à porter la
question sociale sur le devant de la scène politique, le
débat public se focalise sur des « problèmes » qui re f l ètent surtout les préoccupations des gouvernants et des
e x p e rts (« immigration », « exclus », etc.). •
1.Voir J. Mischi et N. Renahy, « Classe ouvrière », Encyclopaedia Universalis, 2007.
2. Je tiens à remercier les responsables de ces fédérations pour leur soutien lors de cette enquête qui doit beaucoup à la politique d’ouve rt u re
des arc h ives du PCF impulsée par Robert Hue au début des
années 1990. Pour les détails de cette recherche, voir J. Mischi, S t r u c t uration et Désagrégation du communisme français (1920-2002). Usages sociaux
du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse de science politique,
EHESS, 2002.
3. On s’appuie ici sur les travaux de Gérard Noiriel, notamment Les
Ouvriers dans la société française. 19e-20e siècle, Éditions du Seuil, Paris,
1986, rééd. 2002.
4. M. Lazar, « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier dans
l’imaginaire du PCF du milieu des années trente à la fin des années
cinquante », Annales ESC, septembre-octobre 1990, n° 5, pp. 10711096.
5. B. Pudal, Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF, PFNSP,
Paris, 1989.
6. J. Mischi, « Un parti ouvrier en milieu ru r a l », Études rurales, n° 171172, décembre 2004, pp. 135-146.
7. On cherche à défendre cette approche relationnelle de la politisation
communiste dans J. Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires :
observations localisées de la politisation communiste », Politix, n° 63,
2003, pp. 91-119.
8. Deux publications éclairent part i c u l i è rement ce commu n i s m e
ru r a l : R.-M. Lagrave (dir.), « Les ‘Petites Russies’ des campagnes françaises », Études Rurales, n° 171-172, décembre 2004 ; L a i rd Boswell, Le
Communisme rural en France. Le Limousin et la Dordogne de 1920 à 1939,
PULIM, Limoges, 2006.
9. J.Vigreux, Waldeck Rochet. Une biographie politique, La Dispute, Paris,
2000.
10. J. Capdevielle et R. Mouriaux, « Approche politique de la gr è ve en
France (1966-1988) », Cahiers du CEVIPOF, n° 3, 1988.
11. Dans les campagnes, le PCF subit également le déclin de la pay-
23
ENSEIGNEMENT
Actions immédiates et mobilisation collective
MAMMOUTH
CHERCHE
FUTUR
l
JOËL MARTINE *
Comment l’échec scolaire pourrait ne pas être une
fatalité sociale
Schématiquement, la réussite scolaire dépend de trois
facteurs :
la position sociale des familles ;
les perspectives d’emploi en aval ;
le fonctionnement de l’institution scolaire.
Si les enfants des classes sociales « favorisées » ont, dans
l’ensemble, une bonne réussite quelles que soient les
méthodes pédagogi q u e s , en reva n c h e, ceux des
« milieux défavorisés », c’est-à-dire des classes dominées, ont des résultats très différents selon le fonctionnement institutionnel, à l’école élémentaire
notamment.
LA POSITION DES FAMILLES DANS LA HIÉRARCHIE SOCIALE S t a t i s t i q u ement, au-delà des variations individuelles, c’est le facteur le plus import a n t . On peut, avec Bourd i e u ,
décrire les moyens de la famille en termes de « capital
économique » (reve nu s , confort, taille du log e m e n t ,
qualité des vacances, etc.), « capital culturel » (niveau
de langage utilisé, qui dépend surtout de la position
des parents dans la hiérarchie des professions ; habitus
culturels, notamment la lecture, etc.), « capital social »
(les relations et les savoir-faire pour utiliser les institutions).
L’AVENIR DE L’EMPLOI Ce n’est pas seulement la stratification,
mais la dynamique des classes sociales qui se re f l è t e
dans la réussite scolaire. Par exemple, chez les ouvriers,
à situation sociale égale (niveau de qualification…), les
enfants des immigrés ont une meilleure réussite scolaire que ceux des nationaux, ce qui peut s’expliquer
par le fait que les parents se sont investis dans la migr ation avec un fort espoir d’ascension sociale, qu’ils
re p o rtent sur leurs enfants, alors que les nationaux
vivent plus souvent leur condition d’ouvrier comme
un échec de leurs espoirs , échec des parents qui
décourage d’avance les enfants. L’attitude des familles à
l’égard de l’école dépend des chances d’amélioration
de la situation sociale des enfants grâce aux diplômes :
es propositions listées dans ce texte sont
pour certaines applicables immédiatement dans
n ’ i m p o rte quel établissement scolaire, d ’ a u t re s
nécessitent des décisions go u ve rn e m e n t a l e s 1 .
Toutes ont pour souci de répondre efficacement
au désir de réussite scolaire, en mettant en place
des pratiques de solidarité tant au niveau le plus
local (les enseignants d’une classe, les pare n t s
d’une école), qu’à celui de l’État ou des collectivités locales. La démarche politique qui sous-tend
ces propositions est de construire une volonté coll e c t ive de défense des services publics à la fois
pour résister au néolibéralisme et pour construire
la capacité des citoyens à prendre en main collectivement la vie sociale.
Pour définir des revendications sur l’école, pour proposer des réformes, il faut partir d’une réflexion pédagogique puisque (c’est une évidence !) la mission de
l’école est essentiellement pédagogique. Cette question n’est pas principalement celle des méthodes
didactiques, c’est d’abord celle du fonctionnement institutionnel du service public et de ses rapports avec la
société.
Il faut un projet d’ensembl e, mais un projet d’ensemble est inutilisable si l’on ne peut le rendre crédible
par des propositions précises, a p p l i c a bles dans les
conditions actuelles et testables par leur efficacité à
relativement court terme.
Il en va de la crédibilité des syndicats, associations et
partis face aux politiques libérales. Et des possibilités
de réussite d’un éventuel gouvernement antilibéral.
Si l’on ne pose pas ces questions, l’action syndicale
risque de se ramener dans les faits à des revendications
quantitatives. Or si l’école reçoit plus d’argent mais ne
répond pas mieux aux attentes de la société, l’opinion
publique restera insatisfaite, les libéraux auront beau
jeu de crier au gaspillage et au corporatisme.
* Professeur de philosophie.
24
Une pédagogie qui
p a rt d’activités
attractives et qui
explicite les
démarches
intellectuelles
permet aux enfants
défavorisés
d’acquérir
méthodiquement
des compétences
que les enfants
favorisés acquièrent
implicitement par
les habitudes
culturelles de leur
famille.
– La mixité sociale : à l’école élémentaire et au collège, la ségrégation sociale entrave le travail scolaire –
concentration de cas difficiles, insuffisance d’apports
culturels extérieurs de la part des parents, etc. Invers ement, la mixité sociale, avec des méthodes qui encouragent la coopération entre les élève s , permet, par
exemple, aux enfants ayant un niveau de langue limité
de profiter de la conversation des enfants favorisés, etc.
(Elle aide aussi les enfants de milieu favorisé à voir audelà de leur milieu).
– La discipline est décisive. Sa fonction légitime à
l’école est de réaliser les conditions nécessaires à la
concentration sur le travail intellectuel. Or les enfants
les plus indisciplinés sont ceux qui sont trop pert u rbés par les difficultés dans lesquelles ils vivent, ou qui,
par leur culture familiale, sont les moins disposés à se
soumettre aux habitudes du travail scolaire : en gros,
les enfants des classes dominées. Leur indiscipline les
enfonce dans l’échec nettement plus que les enfants
des classes moye n n e s . Si les enseignants réagissent
principalement par l’intimidation, ils renforcent le sentiment d’humiliation qui est la tonalité générale du
vécu social de ces enfa n t s . Il faut donc toute une
réflexion et une pratique collective pour mettre en
place une discipline légitime, qui défend la dignité des
personnes, à la fois rigoureuse et ouverte à la discussion démocratique. Il existe des méthodes sur cette
question pour neutraliser les logiques d’exclusion
sociale au lieu de les amplifier.
Ainsi, même dans la situation sociale actuelle, il y a des
écoles et des collèges qui obtiennent de bons résultats
y compris avec les enfants défavorisés. Mais ces réussites sont forcément fragiles. Si la famille n’est pas
c a p a ble de re l ayer la culture scolaire, les enfants ont
besoin d’un encadrement soutenu au-delà de l’école
élémentaire, et cela jusqu’à l’adolescence incluse.
LE COLLÈGE : RÉVÉLATEUR ET AMPLIFICATEUR DES INÉGALITÉS SOCIALES Le
collège est le lieu du « casse-pipe », pour plusieurs raisons.
– C’est au collège, face à des apprentissages plus difficiles, que se révèlent des carences qui ont leurs causes
en amont : faible capital culturel de la famille et insuffisante compensation ou remédiation par l’école primaire.
– Le fait que la classe ait un professeur différent pour
chaque discipline rend difficile un suivi cohérent de
la progression de l’élève. C’est la principale source
d’inefficacité. Chaque professeur élabore seul sa stratégie, et le peu de concertation se fait a posteriori. L’élève
est désorienté face à une institution moins accueillante
et plus difficile à compre n d re que l’école élémentaire.
Les élèves de milieu défavorisé, qui ne peuvent pas
être aidés par leur famille, sont les plus pénalisés.
si les possibilités d’obtenir un emploi qualifié augmentent, les familles sont plus motivées à faire travailler les enfants à l’école ; inversement, le chômage
endémique des grands frères démotive les enfants.
Donc la lutte contre l’échec scolaire doit être liée à
une politique contre les injustices sociales dans leur
ensemble et à une politique économique tournée vers
des emplois de qualité.
LE FONCTIONNEMENT DE L’INSTITUTION SCOLAIRE – Une pédagogie
qui part d’activités attractives et qui explicite les
démarches intellectuelles permet aux enfants défavorisés d’acquérir méthodiquement des compétences que
les enfants favorisés acquièrent implicitement par les
habitudes culturelles de leur famille.
– La connaissance des conditions de vie de l’enfant par
l’enseignant, même si elle ne change pas les situations
économiques, permet de mieux aider l’enfant à surmonter ses difficultés. Cela suppose de ne pas stigmatiser les habitus culturels des classes dominées, mais de
valoriser les connaissances qu’elles ont et d’entretenir
des pratiques de coopération et de solidarité.
– Le rapport de l’école aux parents est décisif. Les
parents des classes dominées, qui eux-mêmes ont souvent connu une scolarité décevante, se sentent exclus
de l’école. Or une attitude d’explication et de coopération de la part des enseignants peut créer un climat
d’encouragement pour les enfants.
25
Il existe des
méthodes pour
gérer
l’hétérogénéité de
la classe, d’une
part, en apportant
un étayage
différencié aux
élèves ayant des
compétences
différe n t e s,d’autre
part, en utilisant le
travail autonome
individuel ou en
petits groupes,enfin
par une pédagogie
de l’entraide.
– Là-dessus arrivent les bouleversements psychologiques du début de l’adolescence.
Le collège français est le résultat d’un choix historique
(le contraste est net, par exemple, avec les formes d’organisation du collège finlandais). L o rsque l’on a ouvert
l’enseignement secondaire à l’ensemble de la jeunesse
(jusque dans les années 1960, le lycée, à partir de la
sixième et même ava n t , était en gros réservé aux
e n fants de la bourgeoisie et à quelques boursiers), on a
maintenu dans le « collège unique » le modèle d’organisation du lycée bourgeois du XIXe siècle : un professeur par matière. (Dans d’autres pays, le collège a été
pensé en continuité avec l’école élémentaire, l’enseignement étant assuré, du moins en grande partie, par
des maîtres généralistes et responsables d’une classe. Il
y a également des systèmes mixtes.) En France, on a
maintenu la répartition des rôles entre les enseignants,
spécialisés dans la transmission des connaissances, et les
personnels d’éducation et de surveillance. Enfin, on
n’a rien mis en place pour l’aide au travail personnel
des élèves (alors qu’il y avait des « répétiteurs » dans le
lycée bourgeois du XIXe siècle). A u j o u rd ’ h u i , cette
fonction n’est toujours pas incluse dans le service des
enseignants. Confiée à des personnels précaires et
moins formés, elle se concentre sur des actions de
remédiation pour les élèves en difficulté.
Cela étant, l’efficacité du système existant repose sur
le bon niveau de formation initiale des enseignants
dans leur discipline, et, chez l’ensemble des personnels,
sur une tradition de culture générale et une éthique
de service public. En s’appuyant sur ce potentiel, d ’ i mportants gains d’efficacité sont possibles au collège et
au lycée, de façon immédiate et sans grands bouleversements, essentiellement en mettant plus de cohérence
dans le travail de l’équipe pédagogique au niveau de
chaque classe.
L’objet de ce texte est de proposer quelques réformes
faisables, aisément consensuelles et rapidement efficaces, et qui ouvriraient la voie, par l’expérience et la
discussion démocratique, et par un meilleur rapport
de force dans la société, à des transformations plus
ambitieuses.
Fournir les bases à l’école maternelle et élémentaire
Le succès scolaire ultérieur dépend largement de l’acquisition de bases initiales solides, notamment au
n iveau du langage oral et écrit. C’est d’abord à ce
niveau-là qu’il faut renforcer le service public.
Or, en gros, on sait ce qu’il faut faire. Depuis une trentaine d’années, les idées élaborées par les mouvements
pédagogiques ont été re p rises tant bien que mal par
l’institution et affinées par les « sciences de l’éducation ». Le pro blème n’est plus d’inventer des méthodes
pédagogiques, mais de mettre en pratique ce que l’on
sait. Par exemple, les mouvements comme la pédagogie Freinet et la pédagogie institutionnelle ont élaboré
diverses méthodes et des outils pour le travail autonome des enfants, la gestion collective de la classe, etc.
Autre exemple : on sait entraîner l’enfant à la prélecture et à la préécriture (dessin, calligraphie) à la maternelle ; on sait alterner le plaisir littéraire (albums et
BD) et l’analyse phonologique et grammaticale, etc.
Tous ces acquis sont à défendre contre l’actuelle offensive idéologique réactionnaire.
POUR LA MATER NELLE – Il f aut d’abord affir mer le
principe que le service public offre une scolarisation
gratuite dès deux ans à tous les enfants (ce qui est
contraire aux projets de la droite), avec une limitation
des effectifs par classe (sans quoi, on ne fait que de la
g a rd e rie) et une adaptation du rythme scolaire aux
petits. Cette question est un élément de mobilisation
populaire et féministe.
POUR L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE – Le fonctionnement par cycle
existe déjà. Un exemple, la lecture et l’écri t u re s’acquièrent en trois ans (grande section de maternelle,
CP, CE1). Il faut laisser le temps aux élèves défavorisés
de consolider cette acquisition. Et cela sans passer par
le re d o u blement, qui est souvent anti-pédagogique.
On peut mettre en place une classe à double niveau
CP-CE1 : c’est parfois plus efficace.
– Il existe des méthodes pour gérer l’hétérogénéité de
la classe, d’une part, en apportant un étayage différen-
26
cié aux élèves ayant des compétences différe n t e s ,
d’autre part, en utilisant le travail autonome individuel
ou en petits groupes, enfin par une pédagogie de l’entraide. Un exemple : on peut transformer la dictée en
un exe rcice où ceux qui hésitent sur l’orthographe
d’un mot questionnent les autres, qui n’ont pas le droit
de leur donner la solution, mais doivent leur rappeler
la règle à appliquer ou leur donner comme exemple
un autre mot où la même règle s’applique. C’est un
jeu coopératif gagnant-gagnant, où le but est d’améliorer ensemble les performances de l’équipe. Chaque
é l è ve prend mieux conscience des difficultés et
apprend à s’appro p rier le savoir en l’explicitant. On
peut rendre féconde la mixité sociale.
– Il importe que les IUFM aident les enseignants non
seulement à connaître la diversité des méthodes et
outils pédagogiques, mais aussi à expliciter les non-dits
de leur pratique, ce qui est possible grâce aux progrès
récents de l’ergonomie de l’enseignement : savoir anal y s e r, par exe m p l e, comment on explicite une
consigne, comment on entretient l’attention, comment on gère sa fatigue…
– Les textes actuels recommandent aux inspecteurs de
visiter l’ensemble des enseignants d’une école, de faire
un diagnostic et des propositions concernant l’ensemble de l’école et de les discuter dans une réunion
avec tous les enseignants. Cette procédure devrait être
o bl i g a t o i re. L’inspection prendrait alors plutôt une
fonction d’audit et d’aide à la transformation collective des pratiques.
– Le financement des activités non obl i g a t o i re s .
Actuellement, une école doit rédiger un dossier pour
chaque projet et l’adresser à différentes institutions
qui vont décider de le financer ou non. Ce système,
qui fait perd re du temps et favorise inégalité et client é l i s m e, p e r met de camoufler la diminution des
dépenses de l’État, met les enseignants en concurrence et incite aux financements privés et aux dons
des parents : c’est la logique libérale. Si tous les financements étaient re groupés dans une enveloppe commune allouée à chaque école au prorata de son
nombre d’élèves, chaque école serait motivée à monter des projets, on perdrait moins de temps en négoc i a t i o n s . Cela n’empêcherait pas l’ému l a t i o n : o n
pourrait comparer à moyens égaux les réalisations des
différentes écoles et comparer les investissements des
différents financeurs publics et priv é s . Et il y aurait
une pression démocratique au maintien des crédits
publics à un niveau suffisant.
AU COLLÈGE ET AU LYCÉE Transformer le travail des enseignants
par la concertation. Pour de nouveaux conseils de
classe.
Au collège, le plus urgent et le plus rapidement fai-
sable est de renforcer la cohérence de l’équipe pédagogique de la classe. On peut partir d’une institution
qui existe, le conseil de classe, en modifiant ses fonctions et ses procédures.
– Il faut des heures de concertation intégrées à l’emploi du temps des enseignants ; des missions précises
pour la concertation en amont de l’enseignement et
dans son suiv i , par exemple des protocoles types de
réunion d’équipe de classe (modifiables par l’équipe,
évidemment).
– On pourrait pre n d re une demi-journée à chaque
rentrée de petites vacances pour des réunions d’équipe
de classe. Ce serait comme des conseils de classe, mais
en amont et avec une fonction de pilotage de la classe,
d’aide aux élèves et d’aide entre les collègues. Cette
réforme minimale peut être mise en place immédiatement dans n’importe quelle classe.
– Pour chaque classe, on pour rait désigner un
« groupe de pilotage » de deux ou trois enseignants,
dont le professeur principal, chargés, en liaison avec le
CPE, du suivi global de la classe, de la synergie entre
les disciplines, du suivi individuel. Leur rôle auprès des
élèves et des familles serait comparable à celui d’un
« maître » du primaire. Cela suppose des décharges
horaires (dans certains pays d’Europe, le pro f e s s e u r
principal a une décharge horaire et un bureau) et ne
nécessite pas de pouvoir hiérarchique.
– Sans attendre, l’Éducation nationale devrait mettre
en œuvre à titre expérimental ces formes de concert ation en faisant appel à des équipes vo l o n t a i res dans un
c e rtain nombre d’établissements. La concertation peut
être un facteur de pénibilité du travail, car elle crée des
conflits, et d’inefficacité : réunionnite, etc. Mais il
existe des méthodes pour neutraliser ces dérives.
– On ne peut pas en rester au modèle du professeur
de lycée d’avant l’élargissement social de l’enseignement secondaire. L’enseignant ne peut pas se définir
uniquement comme un distributeur de savoir : il doit
être aussi un moniteur (qui aide à appre n d re) et un
éducateur (qui comprend le processus sociétal dans
lequel il intervient)… Et cela sans brader les savoirs,
qui fondent le savoir-faire pédagogique et la légitimité
de l’enseignant.
– Sans cela, les enseignants se privent des moye n s
c o n nus permettant de réussir la démocratisation de
l’enseignement, et, dans l’immédiat, ils se rendent à
eux-mêmes la tâche impossible.
LA PARTICIPATION DÉMOCRATIQUE DES ÉLÈVES ET DES PARENTS Les struct u res de participation démocratique telles que les
commissions de préparation du projet d’établissement
ou les « h e u res de vie de classe » sont souvent une
coquille vide : la démocratie est tronquée si elle n’a
pas de prise sur le travail concre t . S’il y avait des
27
X V I I I e et X I X e s i è c l e s ) , question liée à la nécessaire
intervention économique de l’État dans la production
de matériels informatiques.
– Développement de l’enseignement technologique
et professionnel, lié à une politique antilibérale dans le
domaine de l’emploi (développement industriel par
branches ; pilotage démocratique du développement
local ; économie alternative et solidaire ; maintien des
savoir-faire manuels, notamment dans la réparation et
le SAV, contre la logique des produits jetables, etc.).
conseils de pilotage de la classe (voir plus haut), les
jeunes et les parents (et les enseignants !) seraient incités à formuler des propositions constructives et qui les
engagent.
Les parents ont souvent tendance à infantiliser leurs
enfants et à les enfermer dans l’égoïsme familial :
« É c o u t e - m o i , t r availle bien, ne t’occupe pas des
autres. » Par l’organisation collective, ces travers peuvent être dépassés, et les motivations familiales peuvent être en partie dépassionnées et se transformer en
une démarche solidaire. On le voit dans les associations de parents d’élèves qui fonctionnent bien. Dans
cet esprit, Philippe Meirieu propose un « parlement
des parents » dans chaque établissement, élu à la proportionnelle et maître de son ord re du jour, comme
en Scandinavie.
FAIRE JOUER LA MIXITÉ SOCIALE Le collège unique est l’un des
lieux où s’apprend une citoyenneté égalitaire et solidaire. Si l’on envoyait les élèves en échec vers une filière
h o rs collège, ils s’enfonceraient encore plus dans leur
échec : on renoncerait à leur donner une scolarité audelà de l’école élémentaire, a l o rs que les connaissances
et les moyens de la société d’aujourd’hui le permettent.
Enfin, cela ne changerait rien au sort des élèves moyens
ou moyens-faibles, qui, actuellement, suivent avec difficulté. L’échec d’une partie des élèves au collège ne doit
pas conduire à abandonner l’idée du collège unique,
mais à aménager son fonctionnement. Les pays où le
collège unique fonctionne bien sont, semble-t-il, ceux
où l’école pri m a i re bénéficie de moyens importants.
Certes, l’hétérogénéité est plus difficile à gérer au collège qu’en élémentaire, car les écarts de connaissance
sont plus grands ainsi que les perturbations provoquées
par le comportement des élèves en décrochage. Les
élèves ne peuvent pas tout faire ensemble, mais ils peuvent faire ensemble beaucoup de choses.
Au moins on peut limiter la ségrégation. Refuser la
constitution de classes d’« élite » qui ont pour effet
que les moyens-fa i bles restent entre eux dans les autres
classes ; éviter les classes-poubelles sans perspective. Il
faut faire connaître et analyser les expériences réussies.
E n f i n , la carte scolaire pourrait être repensée en
découpant les secteurs selon les lignes de transport en
c o m mu n , de sorte qu’un même établissement soit
également accessible depuis des zones d’habitation
pauvres et riches. Certes, cela suppose, de la part de la
mu n i c i p a l i t é , une politique de transports et d’urbanisme s’opposant à la ségrégation.
POLITIQUE SCOLAIRE ET CHOIX DE DÉVELOPPEMENT Mentionnons rapidement deux aspects de cette question :
– Nécessité d’un plan d’équipement des établissements
en informatique (enjeu de démocratisation compar a ble à ce que fut l’alphabétisation du peuple aux
CRÉER UN MOUVEMENT DE SOLIDARITÉ POUR LA RÉUSSITE SCOLAIRE, ALLER VERS
UNE PRISE EN CHARGE CITOYENNE DU SERVICE PUBLIC Notre démarche
est la suivante :
– En mettant en place (ou en luttant pour) des
réponses concrètes aux dysfonctionnements insupportables du service public, on s’appuie sur la demande
de réussite scolaire, on ne la laisse pas insatisfaite,
– Mais, par là, on transforme cette demande, on la
conduit vers des pratiques solidaires et une prise de
conscience politique autour de la défense du service
public.
– Ce faisant, on introduit dans le service public plus
de démocratie participative et de libre expéri m e n t ation, de la part tant des personnels que des parents et
des jeunes. Cela dans une visée de transformation
sociale, d’appropriation sociale de la vie, aussi bien au
niveau de l’économie, des institutions politiques, etc.
On accompagne une dynamique existante, on l’amène
à se dépasser : c’est ce qu’on appelle une démarc h e
transitoire.
Dans cette démarche, il faut tenir ensemble deux exigences.
– D’un côté, face aux logiques libérales dans la société,
il est décisif de réaffirmer les prérog a t ives de l’État
démocratique, ses obligations de service public.
– D’un autre côté, cette exigence ne doit pas être
interprétée dans un sens autoritaire, encore moins servir de prétexte à la rigidité bureaucratique ou au corp o r a t i s m e. Car l’autre exigence, c’est l’intervention
citoyenne, la démocratie participative, la liberté d’expérimentation. Bref, il faut du libertaire et de l’autog e s t i o n n a i re dans l’étatique et de l’étatique dans le
libertaire. (Sinon la liberté d’expérimentation et l’autogestion peuvent être instrumentalisées dans des stratégies de compétition qui creusent les inégalités.)
Cette démarche doit partir d’une analyse des finalités
contradictoires de l’école dans la société capitaliste et des
dynamiques sociales contradictoires qu’elles génèrent.
AMBIGUÏTÉS, DYNAMIQUES Le désir de réussite scolaire est
moralement et politiquement ambigu.
– Il exprime l’égoïsme familial, exacerbé par la compétition.
– Il exprime aussi, p e u t - ê t re de moins en moins,
28
l’obéissance conformiste aux normes dictées par l’État.
– Mais, derrière tout cela, il y a aussi un désir d’accomplissement humain, d’utilité sociale, de reconnaissance, d’intégration.
Ces trois motivations sont indémêlabl e s , mais selon
l’accent que l’on met sur l’une ou sur l’autre on
enclenche des dynamiques sociales différentes.
Tout en organisant la course aux diplômes, l’école
contri bue au progrès de la culture et des capacités
sociales des humains.
(Ici, un peu de philosophie. La course à la réussite scolaire illustre ce que Kant appelle l’« insociable sociabilité » [Idée d’une histoire universelle d’un point de vue
cosmopolitique,proposition 4] : le mélange de penchants
égoïstes et coopératifs, inscrits dans la nature humaine,
se traduit par la compétition, qui contraint chacun à
développer les potentialités de sa raison, d’où un progrès de la culture qui peut conduire à une prise de
conscience univers a l i s t e, permettant de refonder la
société sur une base morale… en dépassant l’égoïsme
et la compétition. C’est dialectique.)
Le savoir scolaire lui-même est marqué par cette
ambiguïté. Il est à la fois 1) utilitariste, économique,
2) conformiste et autoritaire, 3) humaniste, créatif et
critique.
À l’école, on apprend :
– des connaissances répondant fonctionnellement aux
besoins produits par les rapports économiques en
place, dans le but de se « vendre » : on fait des maths
pour fa i re une grande école pour fa i re une carri è re
d’ingénieur ;
– des connaissances toutes faites pour se conformer à
un modèle : on apprend des théorèmes de maths pour
faire les problèmes du bac ;
Il n’empêche que le savoir est fondamentalement une
construction de l’esprit qui se transforme avec l’expérience, et cette dimension n’est jamais complètement
absente à l’école : on fait des maths parce que c’est
intéressant et pour explorer les structures de l’univers.
D’ailleurs, l’économie et l’État ont aussi besoin que les
f u t u rs trava i l l e u rs ou dirigeants accèdent dans une certaine mesure au savoir créatif et critique. D’un point de
vue capitaliste, il n’est pas inutile que l’école reste plus
ou moins un lieu de savoir non utilitaire et critique.
L’école a donc une marge d’autonomie, et les enseignants peuvent répondre dans une perspective humaniste et critique aux demandes sociales de « normalité »
et d’efficacité économique. C’est d’ailleurs la mission
officielle de l’école républicaine, et ce n’est pas complètement hypocrite. On peut se prévaloir de cette
fonction de l’école quand on a le projet de redéfinir la
citoyenneté et l’économie dans une pers p e c t ive de justice et d’humanisme (c’est, en principe, à cela que sert la
gauche). Le but de ce texte est de montrer par quelles
propositions actuelles concrètes cela peut se faire.
RÉPONDRE À LA LOGIQUE LIBÉRALE SUR LE TERRAIN DE LA RÉUSSITE SCOLAIRE
Il faut assumer l’ambiguïté du désir de réussite scol a i re. On ne peut pas enseigner dans une optique
purement humaniste comme si l’égoïsme économique
n’existait pas. Il faut associer l’égoïsme économique à
un projet humaniste : c’est la démarche de la solidarité, à l’école comme ailleurs.
Par exe m p l e, si les parents les mieux informés font
tout pour mettre leurs enfants dans de « bonnes »
classes à l’écart des pauvres, ce n’est pas essentiellement
par racisme, c’est surtout parce qu’ils veulent que leurs
enfants réussissent. Ils pensent en termes consuméristes : ils ont un besoin solva bl e, ils veulent avoir le
choix du service, sans trop se préoccuper des besoins
des autres, et sans imaginer des changements sociaux à
travers lesquels ils pourraient modifier leurs besoins.
Si les enseignants se contentent de répondre à cette
demande par une pratique humaniste sans pro j e t
social, ils se font instrumentaliser par la stratégie économique des parents les plus influents et ils participent
naïvement à la ségrégation sociale à l’école. Mais si on
veut empêcher la ségrégation uniquement par la
contrainte, c’est-à-dire en limitant les dérogations à la
carte scolaire, on frustre le désir de réussite de ces
parents (et de leurs enfants), et ils mettront les enfants
dans le privé. Pour que ces parents ne désertent pas le
service publ i c, pour qu’ils le défendent, il faut leur
prouver que leurs enfants pourront réussir mieux dans
le public grâce à des fonctionnements scolaires solidaires et coopératifs.Telle est la démarche antilibérale
que nous avons essayé de concrétiser dans ce texte.
Dans la conception libérale, l’aspect humaniste de
l’éducation est subordonné à la compétition économique : la réussite égoïste est à la fois le principal
m oyen et le grand cr i t è re de l’accomplissement
humain. L’aspiration à l’éducation peut donc être traitée comme un besoin économique, dont la satisfaction
passe par le marché, la réponse de l’offre à la demande.
En reconnaissant les familles comme des consommateurs d’éducation, et les écoles comme des prestataires
de services, marchands autant que possible, le libéralisme répond au désir d’éducation en encourageant
(pour ceux qui sont solvables) une exigence de qualité, mais en l’enfermant dans le calcul économique…
avec comme conséquence l’aggravation des inégalités.
Le désir de réussite économique est très souvent déçu,
puisque la concurrence fait plus de perdants que de
gagnants, mais cela ne fait qu’aiguiser le désir de réussite scolaire égoïste : chacun espère que ses enfants
seront dans les quelques gagnants.
À cette logique libérale il faut répliquer par une
29
logique de service public, qui répond au désir de réussite scolaire (et aux frustrations qu’endurent les élèves
et les pare n t s !) en traitant l’aspiration à l’éducation
non seulement comme un besoin plus ou moins solvable, mais comme un droit universel. Démocratiser le
fonctionnement de l’école dans la recherche de l’efficacité pour la réussite scolaire pour tous, c ’ e s t
répondre aux intérêts égoïstes des familles en mettant
en place une solidarité qui construit un intérêt commun, lequel se traduira politiquement par la défense
du service public. De même, en répondant au désir de
réussite scolaire par des pratiques pédagogiques de
coopération, on développe le désir d’utilité sociale et
les compétences coopératives des citoyens, c’est-à-dire
les bases culturelles d’une altern a t ive au capitalisme.
Cette approche intègre et subordonne l’articulation
des égoïsmes économiques à une démarche fonda-
façon critique, dans une pratique d’expérimentation
et de production.
Cette conception du savoir (d’une validité par ailleurs
universelle, anthropologique…) est indispensable dans
l’état actuel des techniques, des problèmes sociaux et
écologiques : il est vital pour la société d’apprendre à
maîtriser collectivement les savoirs, leur développement et leurs applications, or le savoir et sa maîtrise
sont le résultat de l’autonomie et de la coopération.
A u j o u rd’hui plus que par le passé, la fonction de
l’école ne saurait se réduire à transmettre des connaiss a n c e s , elle doit for mer une intelligence de la
construction des savoirs qui fait partie d’une intelligence de l’auto-organisation sociale.
Cela dit, la pédagogie coopérative s’inscrit de fait dans
les rapports sociaux capitalistes avec leurs contradictions. Elle introduit de la coopération et une pratique
humaniste dans une institution scolaire qui n’en reste
pas moins (voir Bourdieu) un champ de compétition
entre les familles et (voir Foucault) un appareil de soumission des individus aux disciplines de l’État et de
l’entreprise. Concrètement, la pédagogie coopérative
a connu au XXe siècle une réussite dévoyée, sous deux
formes :
– Des révolutions locales : il y a des classes Fre i n e t ,
voire des écoles, qui sont de remarquables îlots d’autogestion, viables dans le système institutionnel enviro n n a n t , efficaces en termes de réussite scolaire et
d’apprentissage d’une citoyenneté coopérative. Dans
l’optique du mouvement Fre i n e t , ces expéri e n c e s
devraient prendre place dans un mouvement général
de transformation de la société. Mais la démarc h e
coopérative étant très peu promue par la gauche politique dans le reste de la société, ces expériences sont
restées des révolutions circonscrites. Pis, elles tombent
à leur corps défendant dans le piège libéral : les classes
moyennes branchées les utilisent pour faire bénéficier
leurs enfants d’une formation humaniste qui les prépare bien à se valoriser dans la fluidité de l’« économie
de la connaissance ». Le microclimat des classes Freinet
n’est plus guère un levain de changement, mais une
variante de l’« offre » de formation, à côté des écoles
ordinaires et des écoles submergées de problèmes des
quartiers pauvres.
– Une pénétration par petites doses de la pédagogie
c o o p é r a t ive depuis les années 1970 dans l’ensembl e
des écoles, dans les instructions officielles, dans
les conclusions des sciences de l’éducation. C e t t e
lente évolution est due à la force des idées. E l l e
accompagne une certaine démocratisation du fonctionnement scolaire, ainsi que la diminution de
l’ostracisme de l’école à l’égard de la culture des
classes dominées. D o n c, m a l gré les attaques de la
En répondant au
désir de réussite
scolaire par des
pratiques
pédagogiques de
coopération, on
développe le désir
d’utilité sociale et les
compétences
coopératives des
citoyens, c’est-à-dire
les bases culturelles
d’une alternative
au capitalisme.
mentalement humaniste, elle-même prise en charge
dans un projet politique fondé sur une citoyenneté
coopérative et des services publics solidaires.
LE SIÈCLE DE FREINET, UN BILAN POLITIQUE La pédagogie coopérative (mouvement Fre i n e t , P é d a g ogie institutionnelle,
et autres re c h e rches comparables) a montré qu’apprendre n’est pas enregistrer passivement des connaiss a n c e s , c’est les (re ) c o n s t ru i re par soi-même, d a n s
l’autonomie et l’inventivité de la pensée et en interaction avec les autres. Même s’il y a des connaissances
o b j e c t ives à transmettre, la pédagogie coopérative
n’impose pas des normes de pensée. Elle est laïque et
l i b e rt a i re. Les connaissances disponibles sont des outils
que les enfants doivent découvrir et s’approprier de
30
d roite contre la re c h e rche pédagogi q u e, le climat
idéologique se prête à un dialogue entre les expériences d’ava n t - g a rde et l’école ord i n a i re.
Mais encore faudrait-il que ce dialogue soit lié à une
mobilisation des gens autour d’enjeux qu’ils comprennent et qu’ils font leurs, en l’occurrence autour
du bon fonctionnement du service public.
UNE NOUVELLE IMPULSION POUR L’ÉCOLE DE LA RÉPUBLIQUE Au long du
XXe siècle, la scolarisation s’est développée en réponse
aux besoins de l’économie en personnel qualifié et
aux souhaits des familles voyant la possibilité pour
leurs enfants d’accéder à ces emplois qualifiés. Mais
cette « démocratisation » a manqué de démocratie au
sens pro p re, c ’ e s t - à - d i re de prise en main par le
peuple.
L’État français était (et reste largement) un appare i l
bu reaucratique très centralisé. La démocratie qui est
censée le contrôler est essentiellement représentative.
Pas de démocratie directe de quartier dans les villes
(sauf de fait dans les petites communes), pas de cogestion locale des administrations. Dans ces conditions,
les citoyens peuvent difficilement s’appro p rier les
débats parlementaires nationaux sur la politique des
s e rvices publics.Ainsi l’extension de l’appareil scolaire,
son importance croissante dans la vie des gens, ne s’est
pas accompagnée d’un contrôle démocratique effectif
des citoyens sur la vie de l’école. Certes, le fait que
l’école soit organisée d’en haut lui apporte une garantie d’indépendance vis-à-vis de la société, en tant que
lieu de savoir et service public universel. Il n’empêche
qu’une participation des citoyens à la gestion d’un service public est nécessaire pour que ce service affine
ses missions, rende des comptes à ses ayants droit, et
pour que les citoyens aient à cœur de le défendre. Or
c’est ce qui manque toujours à l’école (peut-être
moins qu’aux autres services publics), malgré des progrès récents sur le papier. Certes, les enseignants et
a u t res fonctionnaire s , les élèves, les parents ont leur
mot à dire dans la gestion du système par le biais
d’instances représentatives. Mais il s’agit d’une démocratie essentiellement re p r é s e n t a t ive, où le syndicalisme joue un jeu pr incipalement corporatiste et
bureaucratique, avec quelques pouvoirs de blocage et
très peu de pouvoirs d’expérimentation. Depuis la
Libération, les politiques gouvernementales et cette
demi-démocratie bu reaucratique ont accompagné
l’expansion du système scolaire, sans grandes ambitions
de changement faute d’impulsion politique, et avec
des re t a rds considérables dans la mise en place de
canaux d’intervention citoye n n e, ainsi que dans
l’adoption de méthodes pédagogiques coopératives
c a p a bles de faire réussir un public de plus en plus
populaire et de répondre aux exigences de la civilisa-
tion actuelle et aux attentes des familles. D’où le mammouth que nous connaissons : un grand appare i l
bureaucratique qui, il faut le dire, diffuse un niveau assez
élevé de connaissance dans la population, mais qui n’a
pas le dynamisme social pour répondre aux attentes des
familles (qu’elles s’expriment de façon consumériste ou
citoyenne).Avec la montée d’élèves venant des milieux
les plus éloignés de la culture scolaire et avec l’accumulation de difficultés d’origine sociale dans le travail scolaire, le défi de la réussite est devenu plus difficile. Dans
ces conditions, l ’ o f f e n s ive libérale depuis les
années 1980 a beau jeu de dénoncer les dysfonctionnements du service public. Le mammouth est comme
ankylosé face à cette offensive qui vise à le désosser sous
prétexte de le dégraisser. On assiste avec amertume au
démantèlement libéral du service public, à la montée
du consumérisme, à la déception générale et au désespoir des exclus. Les enseignants sont tentés de se replier
sur le conserva t i s m e, ou d’abandonner l’ambition
sociale.Aux lourd e u rs du système les ministres libéraux
répondent par la déréglementation sur fond de diminution des moyens, visant à contraindre les fonctionn a i res à s’adapter docilement aux exigences d’une
économie marchande et d’une société consumériste…,
ce qui en fait se traduit par un « management par le
stress », et souvent par l’autoritarisme de la hiérarchie,
sans gain d’efficacité. À ce mélange de déréglementation et d’autoritarisme les syndicats répondent à juste
titre (à côté de la revendication d’une politique d’ambition sociale et d’une augmentation des moye n s )
qu’une meilleure implication des fonctionnaires passe,
au contraire, par une reconnaissance de leurs missions et
par une démocratisation du fonctionnement interne de
l’institution. Mais ils font peu de choses pour que les
fonctionnaires mettent en œuvre eux-mêmes au quotidien cette démocratisation, et pour ouvrir l’école à l’int e rvention des citoyens. C’est à cela que ce texte entend
répondre au niveau de propositions immédiates.
Il s’agit d’affirmer une culture citoyenne du service
p u blic dans la pratique professionnelle de ses fonctionnaires. Le potentiel intellectuel du mammouth est
grand, mais il ne suffit pas de le défendre, il faut lui
donner envie de vivre.
Je termine par une citation de Darwin : « Si le climat
social se réchauffe, un mammouth mutant peut sortir
de la glace. » •
1 . Une ve rsion plus détaillée de ce texte est accessible sur
http://joel.martine.free.fr/Ecole/mammouthmutant.rtf.
Un résumé des propositions a été publié dans Les Cahiers de Rouge-etVert info, n° 4, Le Système éducatif, 2006.
31
DOSSIER
Réchauffement climatique, pollutions, sécurité, menaces sur les approvisionnements, tensions internationales… L’énergie se trouve au carrefour
d’enjeux écologiques et géopolitiques majeurs. Ces débats passionnés et
passionnants agitent la société car ils concernent l’avenir de l’humanité.
ÉNER
GIE&
DÉVELOPPEMENT
DURABLE
33
DOSSIER
Énergie et développement durable
UN ENJEU
DE
CIVILISATION
a
DENIS COHEN*
ditionnelles, de sa domination économique et de son
mode de vie, misère en Afrique), les données climatiques récentes (tendance générale au réchauffement
qui devrait se confirmer, multiplication des événements extrêmes aux conséquences économiques
lourdes) et enfin les tensions dans le secteur énergétique (pic de Hubbert, menaces d’un développement
du nucléaire militaire, d’un terrorisme qui viserait les
centrales, consommation toujours accrue d’énergie
dans un environnement naturel qui se fragilise, problème des déchets nu c l é a i res) invitent tous à une
réflexion renouvelée et approfondie au sujet de notre
avenir énergétique.
Par le passé, les civilisations qui ont connu un déclin
brutal ont généralement vu l’effondrement suivre de
près leur apog é e. Cet avertissement lancé par Ja re d
Diamond dans son dernier ouvrage, E f f o n d r e m e n t ,
concerne même les cultures les plus évoluées (celle du
peuple maya, par exemple) et a, de ce fait, tout lieu
d’inquiéter nos sociétés, malgré la puissance sans précédent que nous avons développée et la confiance que
nous plaçons dans les forces conférées par notre avancement technologique.
UN SYSTÈME ÉNERGÉTIQUE NON DURABLE Notre situation sociale et
économique repose sur un système énergétique de
déstockage massif des énergies fossiles depuis la révolution industrielle. Ce capital énergétique, issu de plus i e u rs milliards d’années d’évolution géologi q u e,
touche aujourd’hui à sa fin (épuisé en à peine plus
d’un siècle pour le pétrole).
Indubitablement, l’utilisation de notre héritage a permis la création de richesses, un développement de la
population humaine et une amélioration de ses conditions de vie sans précédent. Elle a aussi, en raison de
son ampleur, eu des effets non désirés : modification du
climat, dépendance accrue à des ressources dont nous
devrons bien apprendre à nous passer prochainement.
L’histoire de la succession des différents systèmes énergétiques met en évidence à la fois les conséquences
ujourd’hui, l’énergie est devenue un
produit de pre m i è re nécessité aussi indispensabl e
que l’air et l’eau. Sans énergie, l’éducation et la
santé seraient impensables. La finalité d’une politique énergétique devrait permettre de garantir le
droit à l’énergie pour tous.
Véritable droit au déve l o p p e m e n t , la réponse aux
besoins des peuples nécessite une énergie abondante,
de qualité et au meilleur coût. Or force est de constater que nous sommes arrivés à une sorte de rupture
d’équilibre entre l’homme et son environnement.
La consommation des re s s o u rces naturelles des quarante dern i è res années dépasse celle cumulée par
toutes les générations qui ont vécu depuis les origines
de l’homme. En même temps, nous assistons à l’épuisement de ressources naturelles comme le pétrole et le
gaz à l’échelle d’une vie humaine. Les impacts écologiques et climatiques deviennent irrévers i bl e s . Il est
donc évident que, pour vivre, l’humanité doit trouver
autre chose. C’est tout le sens de la recherche engagée
par la Fondation Gabriel Péri. Quelles énergies pour
répondre au défi du XXIe siècle ?
L’énergie est une question qui conditionne le développement. Elle doit être disponible pour tous. C’est
un des grands défis du XXIe siècle qui exige que nous
levions les verrous scientifiques et techniques pour
ouvrir la voie à de nouvelles formes d’énergie.
Les principaux événements géopolitiques actuels
(guerres au Moyen-Orient, construction de l’Union
européenne, explosion économique des géants indien
et chinois, orientation politique à gauche de la quasitotalité des pays d’Amérique du Sud, re d re s s e m e n t
économique de la Russie, politique nord-américaine
conservatrice centrée sur la défense de ses valeurs tra* Technicien EDF, secrétaire général de la fédération CGT de
l’énergie de 1989 à 2003 ; directeur du développement de la
NVO. Auteur avec Pascal Progam de Pour un Syndicalisme durable,
Le Cherche-Midi, Paris, 2003.
34
catastrophiques de l’insouciance qui caractérise l’exploitation des ressources énergétiques et les crises qui
accompagnent toutes les transitions.
Les épisodes de déforestation massive dans le monde et
au cours de l’histoire ont bien souvent conduit à des
situations de pénurie en bois de construction comme
de chauffage et entraîné des famines chez les démunis, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population.
Les choix énergétiques que nous effectuerons à partir
de maintenant déterm i n e ront donc la capacité de
l’humanité à affronter la crise qui se prépare et peutêtre même sa survie. Chaque type d’énergie comporte
ses avantages mais aussi ses inconvénients, ce qui rendra le processus de décision particulièrement long et
délicat. Il faut, en outre, considérer que nos meilleures
prévisions et tous nos talents de planificateurs ne peuvent remplacer les enseignements empiriques de l’ess a i , au r isque d’er re u rs d’appréciation dont les
conséquences ne sont mesurables qu’à très long terme.
Nous devrons pourtant parvenir à déterminer des pri ncipes pour nous guider parmi les options dont nous
disposons tout en évitant certaines impasses : poursuivre
notre développement en nous fondant sur le pétrole,
sans chercher à développer d’autres sources d’énergie,
est une impossibilité physique, vouloir maintenir notre
consommation énergétique actuelle en ne comptant
que sur les énergies renouvelables est un mirage technique et penser qu’un pays, parce qu’il est très développé, peut parvenir à assurer sa totale indépendance
énergétique est un aveuglement politique.
DIVERSIFIER ET COMBINER LES RESSOURCES ÉNERGÉTIQUES Nous pouvons avancer que, sans pre n d re trop de risques, pour
des niveaux mondiaux de consommation d’énergie
sembl a bles à ceux que nous connaissons aujourd’hui
ou en augmentation dans le futur, la réponse viable
sera celle qui saura combiner le plus heureusement des
re s s o u rces énergétiques qui n’ont jamais été aussi
diversifiées. Mais, pour parvenir à construire un système durable, il est essentiel que cessent de prévaloir
les enjeux économiques de court terme ou locaux et
que se développe une coopération internationale face à
des problèmes de caractère mondial, sans quoi nous ri squons de voir l’efficacité des solutions mises en place
très amoindrie ou de prendre un retard que nous ne
pouvons nous permettre dans cette situation d’urgence.
Tout laisse penser également que nous aurons intérêt à
mobiliser l’ensemble des forces de la recherche internationale pour nous sortir de la crise. À ce titre, une
coopération mondiale entre États doit devenir un
objectif politique prioritaire.
UN EFFORT MONDIAL DE RECHERCHE L’effort de re c h e rche doit
développer la dive rsité des potentialités comme la
maîtrise énergétique. La différence entre la consom-
mation finale et primaire est énorme. Elle correspond
aux pertes dues à la transformation et au transport.
La re c h e rche sur la supraconductivité comme sur le
stockage de l’électricité doit devenir une priorité.
Dans l’avenir, un nouveau vecteur devrait pre n d re une
place considérable. L’hydrogène est stockable et transportable et évite toute production de CO2, ce qui lui
permet d’être une énergie de substitution dans les
transports. Il convient aussi de se donner les moyens
de mieux évaluer les ressources fossiles pour éviter les
tensions mondiales.
Le chiffre de quarante années de production de
pétrole est objet de controverses. Lorsque, à l’intérieur
de l’OPEP, des quotas de production ont été établis en
vue de limiter la production pour maintenir le niveau
des prix mondiaux, ces quotas ont été fixés en fonction de leurs réserves. Certains de ces pays n’ont pas
hésité à gonfler artificiellement leurs réverses pour
maintenir ou accro î t re leur revenu pétro l i e r. C’est
pourquoi certains spécialistes les évaluent à seulement
vingt-neuf années.
La maîtrise du stockage du gaz, la réduction de son
transport ainsi que l’étude des carburants et du re n d ement des moteurs à combustion devraient progresser.
La recherche relative aux énergies nucléaires de l’avenir doit rapidement être développée en prenant en
compte le cycle des combu s t i bles et la gestion des
déchets. Dans ce cadre, nous évoquons les réacteurs de
nouvelles générations, comme la poursuite de la filière
rapide (Phénix, Super Phénix) et surtout l’espoir que
représente, pour la fusion nucléaire, le projet ITER.
L’utilisation d’énergies comme l’éolienne ou le photovoltaïque liés à la météorologie et donc aléatoire s
devrait pousser la recherche vers le stockage d’électricité. La géothermie et la biomasse pourraient, avec un
effort conséquent de recherche de développement des
réseaux, apporter une contribution positive à la production de chaleur.
UNE COOPÉRAT ION INTERNAT IONALE INDISPENSABLE S’il est un
domaine où la coopération est indispensable, c’est bien
celui de l’énergie. Le hasard fait que les pays producteurs sont souvent des pays en voie de développement,
les transferts de technologies peuvent contri buer à
cette stabilité.
Pour ce qui concerne le gaz, dont il faut maîtriser la
croissance, les contrats à très long terme et, en parallèle, le développement des réseaux par méthaniers et
gazoducs doivent limiter les risques géopolitiques.
Les changements indispensables de nos modes de
transport et de chauffage sont structurels et demanderont du temps. Nos importations de pétrole sont donc
incontournables, et le poids de cette source d’énergie
ne peut que s’accro î t re si nous ne prenons pas des
35
mesures pour inverser les tendances lourdes dans ce
secteur.
Compte tenu des réserves disponibles dans le monde,
le charbon est un combustible d’avenir. Comme c’est
aussi l’un des plus polluants, la réduction de cet inconvénient est devenue l’un des enjeux majeurs.
La France, qui a une riche expérience, pourrait conjuguer l’exploitation charbonnière et le développement
des technologies d’utilisation propre du charbon. Son
expérience en matière d’exploitation en couche profonde, comme en stockage de gaz naturel, lui confère
une pertinence dans la recherche de captation de gaz à
effet de serre. Cela contribuerait à la dive rsification des
sources d’énergie, mais surtout serait une aide considérable pour tous les pays qui n’ont que le charbon
comme vecteur de développement.
Cette coopération s’impose également pour la raison
suivante : si notre système énergétique a, plus que tout
autre par le passé, permis un accès simple à de grandes
quantités d’énergi e, nous n’avons pas pour autant
résolu le problème de l’accès pour tous à l’énergie, de
sa répartition. Le constat dressé par Horkheimer et
A d o rno en 1944 est deve nu une tr iv i a l i t é : a u
XXe siècle, toutes les conditions semblaient réunies
pour qu’un monde sans fa m i n e, sans guerre et sans
oppression cessât d’appartenir au domaine de l’utopie.
Illich calculait ainsi, au milieu des années 1970, que,
dans un pays développé, chacun dispose quotidiennement de la puissance d’une centaine de domestiques
sous forme d’énergie électri q u e, de pétrole… Une
énergie comme l’électricité, n é c e s s a i re dans les pays
développés à la santé, aux transports, à l’éducation et à
bien d’autres aspects que nous considérons comme
essentiels à nos vies, fait encore défaut à près de 2 m i lliards d’individus, à l’heure où, pourtant, des mouvements s’organisent pour f a i re inscr i re le droit à
l’énergie dans la charte de l’ONU au titre des droits
fondamentaux de l’être humain.
UN ACCÈS ÉQUITABLE À L’ÉNERGIE Le futur système énergétique
d evra tâcher de réparer l’injustice de l’inéquitable
accès aux ressources. En France, le principe a été entériné par la loi du 10 février 2000 sur la modernisation
et le développement du service public de l’électricité
qui a instauré un droit à l’électricité.
La reconnaissance de l’électricité comme besoin fondamental indique bien que l’énergie n’est plus une
donnée neutre pour caractériser la condition humaine.
Dans nos sociétés, ê t re un homme parmi les hommes
implique désormais l’accès à une certaine quantité
d’énergie. Un devoir de solidarité se crée, et l’argument
pragmatique si bien connu – si nous ne le faisons pas
pour eux, faisons-le pour nous, sans quoi le déve l o p p ement anarchique des pays pauvre s risque d’entraîner
des catastrophes écologiques majeure s , une immigr ation accrue, dont nous pâtirons tous – ne masque plus
l’impératif moral de l’aide au développement.
L’intérêt actuel du grand public pour les pro bl é m atiques environnementales et le développement durable
permet aux questions énergétiques d’occuper une
place centrale dans les débats mondiaux relatifs à notre
projet global de société. Cette tendance démontre, s’il
en était besoin, que la complexité croissante des processus de production n’a pas réduit l’énergie à ses
simples données techno-scientifiques et que son utilisation quotidienne généralisée n’a pas suffi à en faire
une denrée ordinaire.
L’inscription de l’énergie dans le social s’explique par
le fait que notre système énergétique propose la disponibilité d’une énergie commerciale et bon marché
comme réponse à la satisfaction de la quasi-totalité de
nos besoins. L’énergie possède ce caractère d’être à la
fois une réalité physique, c’est-à-dire un ensemble de
phénomènes de la nature, et une notion, c’est-à-dire
une représentation collective. Elle est tout autant réaction au cœur d’une centrale que revendication d’un
droit fondamental de l’être humain susceptible d’être
inscrit dans la charte des Nations unies, technique de
pointe et facteur de socialisation.
Selon la loi formulée par White en 1943, la complexité de l’organisation sociale et notamment politique est même une fonction de la quantité d’énergie
d i s p o n i bl e. Sans aller jusqu’à ce déter m i n i s m e
extrême, nous devons travailler à ce que l’énergie ne
soit plus une marchandise comme les autre s , utilisée
sans y penser, oubliée sitôt que consommée.
CLARIFIER LE RAPPORT DES HOMMES AUX TECHNOLOGIES Plus généralement, la réussite de la mise en place de notre futur
système énergétique et sa viabilité dépendront également d’un travail de compréhension des implications
sociales de notre rapport à nos technologies. Avec les
biotechnologies, le grand public s’était habitué à voir
posée sur le terrain moral la question du rapport de
l’homme à la technique. La réflexion se pours u i t
désormais dans le champ de l’énergie, avec cette question principale : Est-il bon de chercher sans cesse un
accroissement de notre puissance alors que cet objectif s’est toujours accompagné de dangers croissants ?
En 1979, le philosophe Hans Jonas dressait le constat
suivant dans son liv re célèbre Le Principe responsabilité :
« L’éthique est restée neutre à l’égard de la nature tant
que la technique n’avait pas le pouvoir de la transformer. À partir du moment où elle devient manipulable
à volonté, la nature devient un objet de re s p o n s a b ilité. » Pre n d re soin de la nature, c’est, dans le même
temps, prendre soin de nous-mêmes. Avec l’accroissement de nos capacités techniques, notre pouvoir d’ac-
36
tion a pris une pro p o rtion qu’il n’avait jamais eue
auparavant. Il devient désormais nécessaire de parvenir,
par une réflexion théorique préalabl e, à circonscri re
les excès potentiels de notre puissance : nous sommes
devenus responsables devant l’avenir. C’est au nom de
cette responsabilité que se sont développés les premiers mouvements écologistes.
Les réponses à apporter aux questions posées par la
situation énergétique dev ront donc concerner des
aspects du problème dont la nature n’est pas uniquement technologi q u e. Il ne suffit pas de pro d u i re de
l’énergie en quantité suffisante, il faut encore s’assurer
que cette production est durabl e, qu’elle est compatible avec la vie dans un environnement de qualité et
que chacun peut profiter de ses bienfaits.
Voici donc posés trois aspects majeurs de la crise, qui
i n s c rivent l’énergie hors des chemins de la seule
s c i e n c e, dans le champ du social : la pénu rie qui
guette, la crise de l’environnement et la crise politique.
Les choix à effectuer engagent en effet des représentations et des va l e u rs telles que notre rapport à nos
besoins, à la nature et notre sens de l’équité.
P ROGRÈS ET FINALITÉS SOCIALES Le rôle que les sciences
humaines pourraient jouer dans l’élaboration des
réponses que nous aurons à apporter, pour gérer la
crise qui se prépare, avait déjà été souligné depuis
longtemps. Jean-Pierre Deléage notait, par exe m p l e,
en 1986, peu de temps avant la catastrophe de Tchernobyl dans Servitude de la puissance : « L’énergie est un
impensé historique, notre richesse énergétique a pour
corrélat la pauvreté de ses représentations. Elle n’existe
pas pour les sciences humaines car depuis l’avènement
de la thermodynamique nous la pensons comme pure
réalité physique. »
Cette revendication d’une place pour les sciences
humaines dans le débat énergétique est un appel à ne
plus mesurer le progrès qu’à l’aune de notre capacité à
constru i re toujours plus de machines, toujours plus
perfectionnées, sans jamais poser la question de la
n é c e s s a i re finalité sociale de telles ava n c é e s . Nous
avons trop longtemps renvoyé à nos seules sciences et
technologies la charge de trouver une solution. C’était
méconnaître la spécificité de cette crise mu l t i f o rme,
dont les dive rs aspects engagent à mobiliser des
connaissances aussi bien techniques qu’historiques,
anthropologiques, sociologiques et philosophiques.
Un bref re g a rd sur l’histoire de l’énergie nous
confirme que, pour s’imposer, tout système énergétique doit passer l’obstacle du champ social, au sein
duquel se confrontent les besoins et les valeurs d’une
civilisation.
Chaque re s s o u rce énergétique est ainsi tributaire, de
sa découverte à son utilisation collective, des condi-
tions culturelles d’une époque et d’un lieu donnés.
Que l’on songe, par exemple, à la diversité des positions sur le nucléaire au sein de l’Union européenne
ou encore aux débats conflictuels qui, tout à fait hors
du champ de la technique, décidèrent de la victoire
du courant alternatif (promu par les grands trusts habitués aux longues distances) sur le courant continu.
L’ A P P O RT DES SCIENCES HUMAINES Par ailleurs, ce n’est qu’en fa isant de l’énergie un objet d’étude pour les sciences
humaines que nous pourrons prendre en compte tous
ses aspects sociaux et par là même pro m o u voir la
coopération que nous appelons de nos vœux et qui
doit tro u ver sa place non seulement entre les États
mais aussi entre les dirigeants, les cherc h e u rs et les
populations, afin de créer autour de l’énergie ce lien
social indispensable à une utilisation pacifique et équitable. On connaît depuis longtemps ce thème, popularisé entre autres par Habermas : la politique s’appuie
de plus en plus sur des avis d’experts pour prendre ses
décisions, et cela a pour conséquence d’entraîner un
affa i blissement de la démocratie. La population se
trouve coupée de décisions concernant des enjeux
majeurs, énergétiques notamment, faute des connaissances qui lui permettraient de donner son avis.
Est-il envisageable qu’un aspect aussi important de la
vie des citoyens reste à l’écart des débats publics? Ne
faut-il pas plutôt répondre à la demande d’inform ation et d’éducation, afin que chacun puisse pre n d re
part aux décisions ? Cela implique de rendre possible
la réappropriation par les utilisateurs des technologies
quotidiennes. Le rêve de faire de chacun de nous un
ingénieur n’est qu’un vœu pieux, mais est-il hors de
notre portée de responsabiliser producteurs et utilisateurs en donnant à tous les clés pour participer aux
décisions collectives ? Cela permettrait d’adapter les
réponses énergétiques aux spécificités culturelles des
différents pays.
On sait que l’implantation d’une technologie dans des
civilisations qui ne l’ont pas directement conçue est
susceptible de provoquer des bouleversements dans les
rapports sociaux, mettant à mal cette solidarité dont
nous évoquions l’importance.
Le dialogue que nous souhaitons vise donc non seulement à permettre une meilleure compréhension des
enjeux techniques par la population, mais aussi une
meilleure écoute des revendications locales par ceux
qui développent les technologies énergétiques.
Une politique mondiale de l’énergie devra savoir respecter les particularités géographiques et économiques
des pays pour éviter la catastrophe mondiale annoncée. On le voit, les problèmes éthiques sont aux deux
côtés de la chaîne : dans les pays développés, il s’agit de
se protéger contre une puissance qui nous échappe ;
37
dans le tiers-monde, il faut, par souci de justice, donner accès à plus de puissance. Le développement des
pays du Sud re n f o rce l’urgence de la question énergétique mondiale : l o rsque ces pays nous rattraperont, les
dégâts environnementaux et les pénuries seront plus
marqués encore.
Dans quelle mesure les grandes entreprises du secteur
énergétique vont-elles pouvoir participer au développement soutenable de ces pays, dans le cadre de la
grande coopération Nord-Sud que la conférence de
Johannesburg sur le climat a définie comme priorité
environnementale ?
Notre système énergétique est intrinsèquement lié à
une organisation économique fondée sur le principe
d’une production toujours croissante de richesses dans
une économie de marc h é . Les limites de nos re ssources naturelles et les dommages causés à l’environnement par ce type d’organisation ont conduit à la
f o rmulation d’un certain nombre de pro p o s i t i o n s
concurrentes : la croissance zéro du Club de Rome,
le développement durable il y a quelques années et
aujourd’hui la décroissance.
VERS UN NOUVEAU TYPE DE DÉVELOPPEMENT Ces courants proposent
de repenser notre organisation économique en tenant
compte de notre projet de société dans un enviro n n ement mondialisé, pour le meilleur et pour le pire, et
en l’adaptant aux nouvelles données énergétiques et à
la préservation de l’environnement, confirmant ainsi
l’analyse de l’anthro p o l ogue des techniques, Alain
Gras, pour lequel « l’énergie est le lieu imaginaire où
se résument les rapports de l’homme à la nature, où se
révèle le sens de leurs relations et où s’enracine toute
la modernité sociotechnique ».
La décroissance prônée par certains est un miroir à la
croissance pro d u c t iv i s t e. Ne faut-il pas penser à un
nouveau type de développement? Suffit-il, pour traiter
la question de la nature, de l’intégrer aux logiques
économiques comme le pensent les partisans d’une
internalisation des coûts environnementaux externes ?
Le fameux principe du pollueur-payeur a, semble-til, cessé d’apparaître comme suffisamment dissuasif
pour assurer la préservation de l’env i ro n n e m e n t ,
même si son utilité pour aider la prise de décision
politique ne fait pas de doute. Insister sur la nécessité
d’une réflexion théorique de nature philosophique,
c’est pre n d re le parti de dire qu’il est temps de trouver
un statut pour l’environnement. Pour reprendre la formule de l’économiste Sylvie Faucheux, « la pensée de
l’environnement ne peut plus se réduire à une économie de l’environnement ».
L’électricité occupe une place privilégiée dans les pays
développés, que ce soit dans le confort domestique, la
production industrielle, les transports en commu n …
elle fait donc l’objet d’enjeux particuliers concernant
son mode de gestion économique.
REPENSER L’ÉCONOMIE Les débats récurrents en France, l ’ a lternance des privatisations- nationalisations montrent
l’importance accordée à cette re s s o u rce dont la production et la distri bution sont un enjeu majeur dans le
secteur de l’énergie.
Cette re s s o u rce pourrait pre n d re plus d’importance
encore dans le futur avec la fin des re s s o u rces fossiles à
bon marché. De plus, la multiplicité de ses modes de
production permet d’envisager différentes solutions
aux pro blèmes environnementaux. Mais, là encore,
l’organisation complexe qu’elle requiert implique une
coopération et une cohésion sociale fortes.
Le caractère mondial des pro blèmes enviro n n e m e ntaux demande justement que l’on recherche une solution au-delà du simple ter r i t o i re national. L e
développement du nucléaire en vue de lutter contre
les émissions de C0 2 ne saurait être efficace si la
France seule en Europe l’adopte.
Dans un premier temps, une coopération technologique entre pays possédant une proximité culture l l e
peut faciliter la mise en œuvre de programmes de
re c h e rche permettant de limiter les conséquences
indésirables de l’emploi de chaque type d’énergie. Il
serait donc temps de voir enfin adoptée par l’Union
européenne une politique énergétique commune, près
de cinquante ans après que les pre m i è res bases de la
construction ont été jetées autour de la question du
charbon notamment !
Repenser notre organisation énergétique, c’est aussi
dès maintenant tenir compte des changements annoncés dans tous les domaines où est impliquée une forte
consommation d’énergie fossile. Aux pre m i e rs rangs
se trouvent l’urbanisme et les transports, qui risquent
fort de devenir fortement pénalisants pour les plus
démunis en cas d’augmentation des prix de l’énergie.
Le développement des transports collectifs, le ferroutage et l’utilisation des voies nav i g a ble s pour le fre t
sont des orientations à privilégier. Un véritable plan
de développement dans un cadre multimodal où fer,
ro u t e, transport fluvial et maritime seraient mis en
cohérence devrait être engagé.
Parallèlement, la conception même de l’aménagement
du territoire doit être revue afin de réduire les temps
de transport, de faire reculer la politique de zoning qui
éloigne toujours plus les espaces de travail de ceux de
l’habitat, des loisirs et du commerc e, enfin de re faire
la ville sur la ville en densifiant les espaces urbanisés
dans une consommation raisonnable et durable du terri t o i re. Il faut amplifier les programmes d’économie
d’énergie au sein du logement, part i c u l i è rement du
logement social, notamment en termes d’isolation.
38
QUELLE MAÎTRISE DE L’ÉNERGIE ? L’ é n e r gie par nature pose la
question de sa maîtrise. La déréglementation engagée
depuis deux décennies aux États-Unis et en GrandeBretagne montre ses effets. Elle est contestée dans les
pays qui l’ont initiée. Elle a montré son inefficacité
dans des pays à fort développement, comme le Brésil
ou l’Argentine. Dans les pays en voie de développement, elle a conduit à la suppression de programmes
d’électrification ru r a l e, faute d’une solvabilité de la
demande pour les investisseurs.
En Europe, les coupures d’électricité se sont mu l t ipliées comme en Espagne ou en Italie. Elles ont, avec
la canicule, failli toucher la France. Au début de
novembre 2006, 10 millions d’Européens ont été privés d’électricité, et le black-out n’a été évité que de
justesse. Nous proposons de tirer le bilan de ces déréglementations pour réorienter la politique énergétique
vers des logiques de long terme.
UNE POLITIQUE EUROPÉENNE DE L’ÉNERGIE En Europe grandit l’idée
d’une politique énergétique commune. Celle-ci pourrait être fondée sur quatre idées : l’indépendance énergétique de l’Union euro p é e n n e, le respect des
engagements de Kyoto, le droit à l’énergie et un socle
de garanties collectives pour les salariés.
Si les privatisations et déréglementations marquent
leurs limites, elles ne nous dispensent pas pour autant
d’une profonde réflexion sur la rénovation, la démocratisation et l’humanisation des services publics. Elle
nécessite des droits nouveaux pour les salariés, les usagers et leurs représentants, une proximité renforcée.
La mondialisation nous conduit également à réfléchir
sur l’articulation entre biens publics mondiaux et services publics locaux, au concept d’entreprise publique
européenne, à leur maîtrise sociale.
Il est aujourd’hui prouvé que le réchauffement climatique découle du rejet de gaz à effet de serre. Les
conséquences sur le climat posent la question de la
survie de l’espèce humaine sur la planète. Le principe
de précaution nous pousse vers l’utilisation des énergies re n o u velables et les énergies nu c l é a i re s , vers la
réduction de la pollution engendrée par les énergies
fossiles et la captation et le stockage du CO2.
Pour ce qui concerne les énergies re n o u ve l a bl e s ,
même avec un effort conséquent, leur part dans le
bilan énergétique hormis l’hydraulique restera faible.
C’est donc vers le nucléaire et ses évolutions que se
concentre l’essentiel des espoirs d’aujourd’hui.
Nous savons que le nu c l é a i re ne peut se concevoir
sans l’acceptation des citoyens.
La vigilance en matière de sûreté passe par la transparence et par une écoute réciproque entre citoyens et
acteurs du développement scientifique et technique.
Elle passe aussi par un haut niveau des qualifications
des salariés et nécessite de bannir la précarité du sect e u r. Il est aujourd’hui quasi certain que dans les
années 2015-2030 l’énergie nucléaire prendra la relève
dans la satisfaction d’une part beaucoup plus importante des besoins mondiaux. La France doit préserver
ses atouts et améliorer la sûreté. La décision d’engager
la mise en chantier de l’EPR dans le cadre du renouvellement du parc d’EDF va dans ce sens : elle représente un trait d’union avec les réacteurs de quatrième
g é n é r a t i o n , p e rmet le maintien des savo i r - fa i re et
o u v re la porte au nu c l é a i re durable. Mais l’exploitation de cette énergie ne peut se concevoir sans son
volet retraitement et recyclage des combustibles.
Au début du mois de mai 2007, le Groupe d’experts
intergouvernemental sur le climat (GIEC) était réuni
pour examiner les moyens d’atténuer le réchauffement
de la planète tandis que se tenait le sommet annu e l
États-Unis-Union européenne dont le commu n i q u é
final a souligné la nécessité d’une « action urgente et
mondiale » pour assurer des approvisionnements énergétiques sûrs et abordables et pour répondre au changement climatique. Ces pas en ava n t , p o u r
encourageants qu’ils soient, demeurent encore insuffisants pour venir à bout des divisions qui fre i n e n t
l’émergence de coopérations mondiales afin d’affronter
les défis de l’avenir. Les choix à opérer dans les prochaines années – qui appellent des modifications en
p rofondeur de nos modes de vie, de pro d u i re, d e
consommer, d’habiter, de transporter hommes et marchandises ainsi qu’une transformation de notre rapport
au temps – ne peuvent se passer du débat pour les inscrire dans un processus démocratique. Cette démarche,
qui exige esprit de responsabilité pour dépasser les
oppositions et les dogmatismes stériles et paralysants,
peut déboucher sur un consensus des forces politiques
et sociales sur la question de l’énergie. C’est à ce projet
que la revue souhaite contribuer. •
39
DOSSIER
Sciences et philosophies
ÉNERGIE :
SENS
ET CONTRESENS
l
ARNAUD SPIRE*
relation d’antériorité chronologique de l’esprit sur la
n a t u re (idéalisme), ou, au contraire, d’une chose sur
l’idée (matérialisme mécaniste), et avec l’information, qui
est le contenu de la communication. Elle est l’une des
« trois parties intégrantes du réel ». Il existe un grand
n o m b re de formes d’énergie (mécanique, calorique,
électrique, nu c l é a i re, etc.). Le principe d’équivalence
permet de passer de l’une de ces formes à une autre.
La situation se pose différemment dès lors que l’on
pense, en matérialiste conséquent, la matière comme
une catégorie philosophique signifiant l’objectivité de
tout le réel. Le concept d’énergie ne conduit pas à
« répudier le concept de matière […]. L’opposition
entre la matière et la conscience n’a de signification
absolue que dans des limites très restreintes : en l’occurrence uniquement dans celles de la question gnoséologique fondamentale (sur laquelle sont fondées les
sciences dites cognitives) : Qu’est-ce qui est premier
et qu’est-ce qui est second ? Au-delà de ces limites, la
relativité de cette opposition ne soulève aucun doute.
[…] Car l’unique propriété de la matière que reconnaît le matérialisme philosophique est celle d’être une
réalité objective, d’exister hors de notre conscience »
(Matérialisme et Empiriocriticisme, Lénine, 1908).
Dire que le concept de matière peut « vieillir » relève
du « babillage puéril » de la philosophie idéaliste. La
matière est la globalité de la réalité objective, idées et
illusions comprises. Le concept de Science (avec une
majuscule) s’appuie depuis plus de deux mille ans sur
la « question de confiance dans le témoignage des
organes des sens » et la connaissance de la réalité
o b j e c t ive. Cette question de l’antériorité chronologique de l’esprit sur la nature ou de l’inve rse est pourtant sans cesse re-débattue par ceux que L é n i n e
qualifie de « clowns titrés professeurs ».
Étymologiquement, le mot « énergie » signifie « force
en action » (energeia) et il est apparu dans ce qu’on
appelle le bas latin ou latin de cuisine, dans les
années 1500. Pendant longtemps, le terme a été réservé
a reconnaissance, en janvier 1999, par la majorité de l’Assemblée nationale française d’un droit à
l’électricité pour tous est une décision jurisprudentielle
qui fonde en droit la reconnaissance des besoins
humains en énergi e. Mais dans le prolongement ont
eu lieu des modifications importantes du marc h é
dont la caractéristique est de réduire le citoyen à
un client et à sa solvabilité. C’est pour cette raison
que la reconnaissance de ce droit devrait être étendue à
l’énergie en général. De même que pour les journaux,
qui transportent l’information, des tarifs postaux spéciaux ont été imposés dans le prolongement de la
Révolution française, par l’État, l’énergie n’étant pas
non plus une marchandise comme une autre doit
continuer à bénéficier d’une tarification adaptée. C’est
pour cette singularité recouverte par la notion d’énergie que l’on comprend bien que le problème ne peut
être traité dans le cadre du « libéralisme ». La concurrence et la production privée ne sauraient assurer à elles
seules un droit égalitaire pour tous à l’énergie. La nécessité de répartir de façon juste pour tous les citoyens
l’énergie en tant que produit vital implique l’existence
d’un service public avec choix et contrôle citoyens de la
politique énergétique. Comme l’écrit Michel Clerc,
président de l’association Droit à l’énergie-SOS futur :
« Aujourd’hui, le dixième de la population mondiale
consomme 80 % de l’énergie produite sur notre planète quand deux tiers de cette population disposent de
moins de un dollar par jour pour vivre. »
On comprend, dans ces conditions, qu’il ne peut y avoir
d’authentique développement « durable » sans unive rsalisation concrète du droit à l’énergie.
ÉNERGIE ET MAT I È R E : LA MASSE Au sens physique, l’énergie est
l’aptitude à effectuer un travail mécanique avec la
matière que l’on considère encore souvent comme une
* Philosophe, journaliste. Dernier ouvrage : Quand l’Événement
dépasse le prévisible. Critique de l’horloge déterministe, préface du
Dr Joachim Wilke, L’Harmattan, Paris, 2006.
40
à l’énergie mécanique ou cinétique (d’un corps en
mouvement), dite également énergie actuelle et énergie potentielle d’un corps en repos situé dans un
champ de forces. Sans apport extérieur, leur somme
(dite énergie totale) est constante. Pendant longtemps,
la physique classique a considéré l’énergie comme un
attribut de la masse.Aucune interprétation politico-historique n’est ici possible. C’est seulement avec Albert
Einstein (1879-1955) qu’a été posée l’équivalence de la
masse et de l’énergie ! Il ne s’agit pas à proprement parler d’une équivalence entre e et m dans l’équation einsteinienne e = mc2 puisque le principe d’équivalence
s’applique au calcul de la quantité d’énergie déployée
et non à la nature de cette énergie. L’équivalence des
formes d’énergie et leur hiérarchie ont longtemps dissimulé les deux principes de la thermodynamique.
– Le premier, formulé par le physicien anglais James
P rescott Joule (1818-1889), est dit « p rincipe de
conservation de l’énergie ». C’est un principe d’équivalence entre la chaleur et le travail mécanique. On
pourrait le résumer ainsi : si un système thermodynamique effectue un cycle, c ’ e s t - à - d i re une série de
transformations à la fin desquelles le système revient à
son état initial, la somme algébrique des quantités de
chaleur et la somme algébrique des quantités de travail
sont proportionnelles.
– Le second principe, formulé par le physicien anglais
William Thomson Kelvin (1824-1907) et par le phy s icien allemand Max Planck (1858-1947), affirme qu’il
est impossible de constru i re une machine cyclique ayant
comme effet de produire du travail en échangeant de la
chaleur avec une source unique. Il y a une limite quantitative à la transformation de chaleur en travail : une partie de la chaleur absorbée par le système doit être
rejetée et n’est donc pas transformée en travail.
On appelle « entropie » la tendance qu’a un système
isolé à évoluer vers un stade d’équilibre thermodynamique.
CONSERVATION ET DÉGRADATION A u j o u rd ’ h u i , l’accent est mis
sur la vari a ble qui exprime globalement le fait que
l’énergie se conserve, se transmet telle quelle ou se
d é gr a d e. C’est pourquoi on distingue l’action de
maintenir dans son état actuel une réalité quelconque – le philosophe Baruch Spinoza disait qu’il
faut que chacun mette du soin à « persévérer dans son
être », ce qui signifie que la conservation n’est pas forcément la négation de toute activité – de la « dégradation » qui est un concept exprimé par le second
principe de la thermodynamique dit de Carnot et
Clausius. Dans un système physique clos, la quantité
totale de l’énergie est conserv é e, mais la chaleur
(l’énergie calorique) n’est pas totalement transformable en travail ou énergie mécanique. On dit qu’elle
est de l’énergie dégradée. La dégradation de l’énergie manifeste le caractère IRRÉVERSIBLE, donc historique, de certains
processus physiques, c’est-à-dire le caractère essentiel de
la variable temporelle (considérée comme indifférente
par la mécanique classique). Déperdition ou dissipation
de l’énergie, les différentes formes d’énergi e, b i e n
qu’équivalentes après Einstein, ne possèdent pas la
même aptitude à fournir du travail mécanique.
PAS DE SYMÉTRIE ENTRE LE PASSÉ ET LE FUTUR Ilya Prigogine a introduit dans La Nouvelle Alliance, m é t a m o rphose de la science,
l’idée que le temps historique n’est pas réve rs i ble et
que la nature a donc une histoire. Le physicien français
contemporain Michel Paty est donc forcé d’admettre
la métaphore prigoginienne de la flèche dès lors que
l’on parle du temps en thermodynamique : « Le cours
du temps du passé vers le futur avait été postulé au
départ, par exemple quand Aristote définissait le temps
comme le nombre du mouvement en rapport à l’avant
et à l’après. » Mais l’uniformité du temps et la parfaite
symétrie entre le passé et le futur supposées par la mécanique classique impliquaient la RÉVERSIBILITÉ des lois
du mouvement : cet état de chose demeure d’ailleurs
encore dans le cadre de la relativité générale. Mais elles
sont généralement attribuées à l’entremise de la thermodynamique (rapport entre chaleur et travail) et de
l’IRRÉVERSIBILITÉ qui en résulte.Tous les états et processus naturels sont irréversibles parce qu’inscrits dans
un temps non circ u l a i re. L’ e n t ropie qui mesure le
degré, le désordre d’un système en physique et l’évolution en biologie sont d’ores et déjà des expre s s i o n s
scientifiquement avérées de l’irréversibilité.
UN ACQUIS ? NON, UNE ÉTAPE… Le concept d’énergie qui s’est
imposé vers 1850 a, qu’on le veuille ou non, inscrit
l’« énergétisme » dans l’histoire de la science et de la
philosophie comme une étape plutôt que comme un
acquis définitif. En effet, après la relativité restreinte, les
savants ne parlent plus d’énergie mais de MASSE. Ce
n’est pas le cas du physicien écossais William Rankine
(1820-1872), qui, après avoir différencié les énergies
mécaniques potentielles et cinétiques, jeta les bases de
l’énergétique. Il participa également au perfectionnement de la machine à vapeur, notamment en inventant
un cycle en thermodynamique qui porte son nom.
Certains physiciens comme Émile Nyssens et Wilhelm
Ostwald iront même jusqu’à affirmer : « Toutes nos
actions, toutes nos opérations psychiques, reposent sur
des variations ou des transformations d’énergie. » C’est
ainsi que la phy s i q u e, qui avait jusqu’alors été le
modèle des autres sciences de la nature, vit son unité
brisée et se trouva en crise à la fin du XIXe-début du
XXe siècle. Le concept d’énergie, qui avait révolutionné
la physique du XIXe siècle, a-t-il modifié l’évolution des
autres sciences et est-il impliqué dans ce qu’on appelle
41
la mutation fondamentale de la science à l’orée du
XXe siècle ? La réponse, si l’on se réfère seulement à ce
qui précède, serait plutôt négative.Toutefois, cette question s’est inscrite également dans une réflexion des
philosophes contemporains sur les ori gines de la
démarche actuelle de la Science. Le concept d’énergie,
qui avait eu tant de mal à faire accepter son existence
et la place qui lui revenait et qui s’était séparé des
explications théologiques et géologiques, devint pendant plus d’un demi-siècle un acteur du processus évolutif en transmettant l’influence du milieu extérieur.
Les philosophies qui se référèrent à cette « pan-énergie » furent majoritairement « monistes », c’est-à-dire
qu’elles confondirent les deux réalités principielles
esprit et matière, ou énergie et matière, en une seule
substance. L’énergie et la matière furent alors considérées par la plupart des univers i t a i res enseignant la philosophie à cette époque comme deux caractéristiques
i n s é p a r a bles de tout objet coïncidant avec l’idée
d’unité de la nature.Alors qu’au tournant du siècle les
concepts physiques d’énergie et de matière avaient
déjà modelé tous les concepts philosophiques à leur
image, leur divorce a conduit à une bienfaisante remise
en cause du scientisme positiviste qui avait régné sans
partage dans la seconde partie du XIXe siècle. Au XXe,
certains savants et philosophes parlaient même de
faillite de la science, qui n’avait pas su répondre aux
grandes questions posées par l’humanité : « D’où vient
l’univers ? A-t-il des limites dans l’espace et dans le
temps ? Qu’est-ce que la vie ? »
OMNIPRÉSENCE DE L’« ÉNERGIE » Cette remise en cause de la
conception officielle de la science fut le signal de l’intégration du concept d’énergie dans tous les domaines
scientifiques où il n’avait pas encore pénétré et des
changements complets de paradigme, comme si la
considération pour la science dépendait de l’intégration de tous les progrès en physique, car l’énergie était
p a rtout à l’origine de tout, y compris à l’origine de la pensée.
On alla même jusqu’à distinguer les idées dynamiques
des idées statiques. Les premières atteignant leur objectif, les secondes le manquant, les idées sans énergie restant dans la partie expérimentale le « fragment qui ne
produit pas d’effet ».
Les systèmes philosophiques avaient jusque-là pris en
compte, à des degrés divers et à la façon d’Aristote,
l’idée d’énergie dans la vision du monde qu’ils analysaient.Vers la fin du XIXe siècle, l’énergie devint pratiquement le premier acteur, sinon l’acteur essentiel, de
toute discipline. Le riche industriel belge Ernest Solvay (1838-1922) étendit cette généralisation aux phénomènes sociaux. Il se serv i t , notamment ave c
Wilhelm Ostwald, de l’énergétisme pour rejeter le
concept de matière. C’est cette invasion de tout rai-
sonnement par le concept d’énergie qui cessa progressivement dans les premières décennies du XXe siècle,
sans que la raison en apparaisse évidente.
Le fait que l’unive rs continue d’évoluer avait déjà été
évoqué par Pascal dans ses Pensées (Brunschvicg, II, 77,
Gallimard). Il reprochait aux physiciens de son époque
d’opposer artificiellement la question de l’origine et la
question du comment. Il critiquait déjà cette chape religieuse qui pesait sur la dominante du savo i r
classique tout en soulignant que Descartes lui-même
n’avait pu s’en détacher complètement : « Je ne puis
pardonner à Descartes; il aurait bien voulu dans toute sa
philosophie se pouvoir passer de Dieu. Il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour
mettre le monde en mouvement.Après cela, il n’a plus
que faire de Dieu » (P e n s é e s, Brunschvicg, II, 77, G a l l imard). On peut parler ici d’une théorie implicite de
l’o rigine divine de l’énergie. Avant que son existence et son
implication soient reconnues, le concept d’énergie dut
franchir une première série d’obstacles immédiats, dre ssés par les théories qu’il remettait en question et par les
croyances qu’il bouleversait. Car, sur le plan géologique,
l’énergie remettait en cause l’histoire de la Terre et, sur
le plan théologique, le récit de la Genèse ou la création
du monde par la seule volonté de Dieu. Une stratégie
de conciliation entre les Églises et la science vit le jour.
Il faudrait la raconter en détail pour montrer comment
elle a modifié l’herméneutique biblique.
CONSTITUTION DE LA T H E R M O DYNAMIQUE On peut donc, p o u r
résumer ce qui précède, a f f i r mer que le concept
d’énergie a été progre s s ivement introduit en mécanique aux XVIIe et XVIIIe siècles, même s’il mit un long
temps à sortir de son rôle subalterne. Du point de vue
du vo c a bu l a i re scientifique, le mot « é n e r gi e » a,
s e m bl e - t - i l , été introduit par Je a n Ier Bernoulli en
1717, avec pour définition le produit de la force par
le déplacement (c’est-à-dire en termes modernes, le
travail), et avec pour corrélat un principe de conservation valant pour les travaux virtuels de la statique. Dès
cette époque, le principe de la conservation de l’énergie se démarquait de son modèle aristotélicien qu’est
la « clause d’immutabilité de la substance ». Le principe de conservation de l’énergie, comme le principe
de conservation de la matière, concernait en effet une
quantité interchangeable plutôt qu’une identité singulière. Emmanuel Kant fit un compromis entre les deux
types de clauses d’invariante dans sa première analogie de l’expérience, en indiquant, d’une part, que le
principe de permanence prescrit la stabilité de l’objet
individuel et, d’autre part, qu’il a pour répondant en
mécanique la conservation de la quantité de matière.
To u j o u rs est-il que ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle
que la conservation de l’énergie devint le concept cen-
42
tral de la physique en tant que quantité strictement
c o n s e rvée dans les processus faisant intervenir conjointement les effets gravitationnels, élastiques, cinétiques,
électriques, magnétiques et thermiques. Le plus grand
pas accompli dans cette direction fut d’affirmer que la
conservation de l’énergie vaut partout et toujours,
jusques et y compris dans des cas où il se révèle impossible d’obtenir la conve rsion intégrale d’une forme de la
capacité à produire des changements en une autre. Ce
pas était lié à l’élaboration de la thermodynamique,
science particulière du rapport entre travail et chaleur.
INTRODUCTION D’UNE RELATION D’INCERTITUDE Cette extension sans
fin du domaine de validité du principe de conservation de l’énergie suscita un projet d’unification théorique dans deux directions concurrentes. L’une tendait
à généraliser la représentation mécanique, et l’autre à
lui donner une unité purement formelle et quantitative, indépendamment des modèles mécaniques. Au
XXe siècle, l’universalité du principe de conservation
de l’énergie fut amplifiée en même temps que se révélait de plus en plus son caractère plus fonctionnel que
substantiel. La relation d’équivalence de l’énergie et de
la masse fut établie par Albert Einstein en 1905 dans le
sillage de sa théorie de la re l a t ivité re s t re i n t e. Elle
contenait en germe une synthèse formelle de la discontinuité atomiste (avec les particules de son noyau,
l’atome n’est plus la plus petite partie de la matière) et
du continuisme énergétique dans le cadre de la toute
nouvelle théorie quantique des champs. Les principes
généraux de la physique quantique amenère n t , en
outre, à retirer à l’énergie son rôle traditionnel de propriété d’objet ou de réalité autonome, et à lui assigner
le statut de produit d’observation. L’énergie fut donc corrélativement assujettie à une relation d’incertitude. Il existe
un point de vue apte à embrasser les conceptions classique, re l a t iviste et quantique de l’énergi e. C’est le
point de vue du théorème établi en 1919 par la
mathématicienne allemande Emmy Noether qui posa
un lien entre les lois de la conservation de l’énergie et
la structure de l’espace-temps.
Toujours est-il que le concept d’énergie a donné naissance à une réflexion orientée sur l’analyse de l’évo l ution de la pensée à trave rs les différents systèmes
philosophiques de l’ensemble du XXe siècle. Car l’histoire de cette fin de siècle fut marquée par une effervescence intellectuelle dont l’origine fut cette crise de
la physique qui s’étendit comme une « contagion »
– consciente ou inconsciente – aux autres sciences. Ce
phénomène prit curieusement une grande extension
au pays de Descartes où l’on parla de « faillite de la
science » ! Le malaise et l’idéologie qui soutenaient
cette crise se transmirent dans toute l’Europe. La crise
des sciences « dures » fut donc accompagnée par une
crise de celle que l’on appelait alors la « science des
sciences », la philosophie.
LA PHILOSOPHIE N’EST PLUS LA SCIENCE DES SCIENCES On peut aussi
écrire, d’une manière plus concise, que, jusqu’au milieu
du XXe siècle, l’énergie nécessaire à la survie et au développement du monde vivant a été assurée directement
ou indirectement par la transformation du rayonnement
solaire arrivant sur la planète. Dans un premier temps, la
maîtrise du feu a permis à l’homme de s’affranchir progressivement, dans son approvisionnement en énergie,
des cycles d’ensoleillement saisonnier et journalier.
L’exploitation intensive des combustibles fossiles amena,
au XIXe siècle, l’explosion industrielle que l’on sait.
L’origine de l’énergie solaire est connue depuis le début
du XXe siècle. Elle provient de la fusion nucléaire des
noyaux d’hydrogène qui composent l’essentiel de la
masse solaire. L’énergie ainsi dégagée est, par nature,
infiniment supéri e u re à l’énergie des réactions chimiques de combustion (y compris celle effectuée par
catalyse). L’explosion de la première bombe à hydrogène, en 1952, témoigne des potentialités énergétiques
de ces réactions thermonucléaires.
La question épistémologique de la généralisation et de
l’extension de la maîtrise de cette colossale sourc e
d’énergie au service de l’humanité est, depuis, l’un des
problèmes d’actualité sur lesquels tous les progressistes,
pacifistes ou non, devraient impérativement réfléchir.
Nous sommes ainsi amenés à distinguer deux types
d’énergie :
– les énergies naturelles fossiles datant de la formation
même du système solaire et du cours des âges géologiques ; elles peuvent se tarir, et leurs stocks sont forcément limités (charbon, pétrole, gaz naturel) ;
– les énergies de flux ou de transformation, comme l’énergie éolienne qui est l’énergie tirée du vent (on multiplie aujourd’hui les éoliennes), ou l’énerg i e
marémotrice (celle de l’usine de la Rance a été inaugurée en France il y a quarante ans). La question de
l’emplacement de l’usine devient alors celle où l’intervention humaine décisive permet de tirer d’une
marée ou du vent, le maximum d’énergie.
Dans ces deux derniers cas, on trouve des énergies renouvelables qui utilisent des sources inépuisables d’énergie
d’origine naturelle. En écologie, une énergie renouvelable est une source d’énergie qui se reconstitue assez
rapidement pour être considérée comme inépuisable à
l’échelle de l’homme. Les énergies renouve l a bles sont
issues de phénomènes naturels réguliers ou constants
provoqués par les astres, principalement le soleil (rayo nnement), mais aussi la lune (marée) et la terre (énergie
géothermique). Le caractère renouvelable d’une énergie
dépend non seulement de la vitesse à laquelle sa source
se régénère, mais aussi de la vitesse à laquelle elle est
43
consommée (le bois est une énergie renouvelable tant
qu’on abat moins d’arbres qu’il n’en pousse). Il faudrait
ici parler du « réchauffement » de la planète.
MATIÈRE ET ÉNERGIE INDISSOCIABLES Prenant appui sur la confirmation de l’unité de l’ÉNERGIE et du DYNAMISME grâce
aux progrès de la connaissance de la matière vivante, les
physiciens franchirent une première étape où les mécanismes vivants apparaissaient comme manquant de
s t ru c t u re s , ce qui fut à l’or i gine de philosophies
(comme le spiritualisme énergétique de Bergson) dans
lesquelles la matière a tendance à disparaître dans la
représentation au profit de celle de l’énergie. Les images
se survivent dans la mémoire et l’esprit. Se souvenir et
i m a giner ne sont pas une seule et même chose. Bergson
re nverse l’ord re réel des choses (l’esprit d’abord , la
représentation ensuite, et l’activité pour finir, Matière et
Mémoire, 72e éd., PUF), alors que, dans la réalité, les pratiques humaines engendrent des idées qui, certes peuvent avoir un effet retour, mais ne sont pas pour autant
à l’origine des représentations…
Par ailleurs, l’exemple de la biochimie, trait d’union
entre physique et chimie, d’une part, et sciences du
vivant, d’autre part, est celui d’une science particulière
dont le développement fut totalement modifié par
l’importance prise par le concept d’énergi e. Cette
invasion de tous les secteurs de la connaissance par le
concept philosophique d’énergie cessa progre s s ivement au fur et à mesure de la découverte des quanta,
de la confirmation de l’existence des atomes qui associèrent définitivement matière et énergie sans possibilité de nier l’un des deux aspects, donnant ainsi raison
aux hypothèses avancées à propos du matérialisme
philosophique par Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme contre l’idéologie idéaliste des disciples du
physicien Ernst Mach. Ce dernier affirmait que la
science marque une « étape dans la tendance de l’espèce humaine à se conserver, et ne vise donc nullement la vérité de façon désintére s s é e … ». De même
que l’énergie a sa place dans le temps et dans l’espace,
« formes a priori de la sensibilité » (Kant), elle peut servir en philosophie à inverser le rapport matérialiste
entre la nature et l’esprit. C’est le cas de deux philosophies influentes à leur époque (celles d’Henri Bergson et d’Herbert Spencer) qui avaient intégré les
concepts d’énergie et d’évolution.
Symétries et principes de conservation, parmi lesquels
la symétrie temporelle et le principe de conservation
de l’énergie, occupent une place privilégiée et se révèlent en fin de compte beaucoup plus généraux que les
paradigmes théoriques successifs qui les ont incorporés. Que l’on réfléchisse ici un instant au paradigme
de la souveraineté individuelle et au paradoxe de la
démocratie. Le degré d’abstraction croissant des théo-
ries physiques doit donc, dans ces conditions, ê t re
considéré comme un progrès épistémologique, dans la
mesure où l’énergie est l’expression datée d’un rapport entre la nature et l’homme.
Le comportement des consommateurs d’énergie est un
facteur à pre n d re en compte dans la définition de
l’énergie comme fonction de la matière. Même si
aujourd’hui l’écologie a acquis dans l’opinion publique
et chez les « experts » ses lettres de noblesse, la tendance
est à prendre, dans ce domaine, la partie pour le tout.
LE DEVOIR ÉCOLOGIQUE Le devoir d’écologie n’est invoqué par
les dirigeants de l’économie mondiale que lorsqu’il
accroît leur taux de profit ! Le système capitaliste actuel
n’hésite pas à violer l’équilibre écologique de notre planète lorsque cela peut continuer d’orienter la production et la consommation en utilisant l’actuelle
formation économique et sociale. Si nous continuons
ainsi, nous allons droit ve rs une catastrophe pour tous
les systèmes viva n t s . N o t re économie industri e l l e
actuelle a un effet dévastateur sur le climat, la faune, la
flore et l’eau, donc sur l’homme. La pollution est en
train de modifier considérablement notre système
immunitaire et notre patrimoine génétique. De plus en
plus d’espèces d’animaux sont en voie de disparition.
Nos activités économiques de type capitaliste n’ont fait
que dilapider les hydrocarbures et provoquer la famine
pour un cinquième de la population mondiale. De plus,
du point de vue des émissions de gaz à effet de serre, la
création d’un « marché des droits à polluer » échoue à
initier concrètement la baisse impérative des rejets polluants et ne fait qu’en organiser la marchandisation.
LE DROIT À L’ÉNERGIE : UNE AFFAIRE DE CIVILISATION « [La lutte] pour le
droit à l’énergie prend sens à partir d’un constat fondamental : la régulation spontanée de la vie collective
par les mécanismes du marché aboutit à des inégalités, des discriminations et des injustices sociales » (Le
Droit à l’énergie, Olivier Frachon, Michel Vakaloulis1).
Ce droit consiste à décloisonner l’espace des possibles
au sein des formations capitalistes avancées. La posture
assumée doit être offensive. La légitimité de cette
revendication sociétale ne relève pas d’un souci humanitaire mais d’une conception politique de l’énergie
en tant que produit vital, et de sa nécessaire réappropriation par l’ensemble des citoyens. Le droit à l’énergie est bien une dimension de la civilisation. Comme en
politique, les théories scientifiques et les points de vue
philosophiques sur l’énergie ne changent pas de façon
cumulative. Ils chassent les précédents, qui deviennent
des cas part i c u l i e rs . Chaque nouvelle découve rt e
oblige donc à repenser la totalité du réel. •
1. Le Droit à l’énergie, O l ivier Frachon, Michel Vakaloulis, coll. « Le
Présent Avenir », Syllepse, Paris, 2002, 184 p., 15 Ä.
44
DOSSIER
Croissance ou décroissance ?
L’ÉCOLOGIE
AU CŒUR D’UN AUTRE
TYPE DE DÉVELOPPEMENT
l
ALAIN HAYOT*
e dernier quart du XXe siècle a vu émerger
des besoins et des luttes multiformes à l’échelle
planétaire qui ont progre s s ivement construit ce
que l’on pourrait nommer un droit à la qualité de
la vie. Celui-ci remet fondamentalement en cause
les rapports que l’humanité a entretenus avec son
environnement à partir du fameux postulat cartésien de l’homme « m a î t re et possesseur de la
nature ».
Cette remise en cause est d’autant plus urgente et plus
nécessaire à opérer, que, pour la première fois de notre
histoire, l’activité humaine provoque un bouleversement climatique qui a une influence négative dramatique sur notre avenir. Nous sommes entrés dans une
période où ce réchauffement climatique provoque,
outre des catastrophes naturelles en chaîne, la déstabilisation des écosystèmes et la disparition de centaines
d’espèces animales et végétales. À term e, l ’ e s p è c e
humaine elle-même est menacée. Il est urgent d’agir.
L’affirmation de ce droit à la qualité de la vie n’est pas
sans effet sur les conditions ni sur les finalités des activités et des productions humaines. Plus largement,
c’est toute une conception du progrès, du développement, de la croissance,des sciences et du rapport individu-société qui est en cause.
Avant d’aborder cette question, il n’est pas inintéressant d’examiner les valeurs, les luttes, les chantiers où
s’affirme l’exigence de ce droit à la qualité de la vie.
– L’aspiration à un rapport plus accessible, plus équilibré, plus raisonnable, plus maîtrisé avec la nature. Cela
se traduit souvent par des actions conserva t o i res de
défense des sites et des espèces naturels, des patrimoines pay s a g e rs , la plupart du temps contre les
empiètements, les destructions, les pollutions provoqués par la loi de l’argent, la spéculation, l’exploitation
des re s s o u rces nature l l e s , mais aussi par l’action
publique de l’État, des collectivités territoriales ou des
services publ i c s . À l’échelle de la planète, c’est une
revendication pour un autre rapport à la nature et aux
ressources naturelles, contre les dérives climatiques, et
qui s’exprime en termes de re s p e c t , mais aussi de
durabilité, de transmission aux générations futures dans
de bonnes conditions. L’action mondiale contre l’effet de serre en est un bon exemple.
– Le droit à la ville et aux territoires fait l’objet d’actions et de réflexions qui ne peuvent se réduire au
droit au logement et aux transports. Ce qui s’exprime
ici, c’est plus fondamentalement un rapport à l’espace
et au temps en termes qualitatifs de beauté et de vie
quotidienne autant qu’en termes quantitatifs et fonctionnels. Cela concerne indifféremment les logements,
les transports, les équipements (école, culture, santé…),
les espaces verts, ainsi que la qualité de l’air ou de
l’eau. Le droit à la ville est un concept qui englobe
quasi tous les aspects de la vie quotidienne. C e l a
c o n c e rne entre 80 et 90 % des habitants des pay s
développés, 50 % de notre planète.
– L’aspiration à une alimentation de qualité, comme
en témoignent par exemple les luttes contre la malbouffe, l’agriculture et l’industrie agroalimentaire prod u c t iv i s t e s , et pour un moratoire de la culture des
OGM en plein champ. Alors même que la faim dans
le monde reste une question d’actualité, la confusion
est grande sur les conditions d’une bio-agri c u l t u re
comme sur les rapports entre recherche scientifique et
loi de l’argent. La mainmise des grands groupes sur les
OGM en est une illustration exemplaire.
Une autre conception de la consommation, plus responsable socialement, moins soumise à la rentabilité
immédiate, est en train d’émerger, notamment à travers les luttes pour un commerce équitable localement
et globalement.
Les luttes sur le terrain de l’énergie occupent une
grande place. Elles concernent l’action contre les
* Ethnologue, professeur à l’université d’Aix-Marseille, vice-président de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur chargé de la
culture et de la recherche, groupe Gauche unie et écologiste.
45
grands groupes financiers sur ce secteur et les privatisations en cours. Elles concernent également le débat
sur la fin des re s s o u rces fossiles, mais surtout sur le
réchauffement climatique, les émissions de gaz à effet
de serre et la révolution nécessaire au dépassement de
l’énergie pétrolière. Le droit à une énergie pour tous,
propre, d u r a ble et renouvelable, est l’une des questions
clefs d’une autre mondialisation.
Le débat sur cette grande question doit avoir lieu sans
tabou et sans anathème, en affrontant l’exigence de
penser l’économie et l’efficacité énergétique, la production d’énergies renouvelables, ainsi qu’une énergie
nucléaire propre.
Le droit à l’eau est très présent dans les combats altermondialistes. Comme pour l’énergie, il pose la question centrale des biens communs de l’humanité,
indispensables à la vie et qui ne doivent en aucun cas
faire l’objet d’une quelconque marchandisation.
Dans notre pays, la domination des grands groupes
privés sur l’eau potable est écrasante. Les consommateurs paient des sommes considérables alors que la
qualité de l’eau se dégr a d e. Pour sortir de cette
l ogique inacceptabl e, des collectivités locales ont
engagé un processus de réappropriation publique des
services de l’eau et de l’assainissement.
EN FRANCE COMME À L’ÉCHELLE PLANÉTAIRE, il est urgent de sortir
de cette logique de marchandisation pour aller vers
une maîtrise sociale et publique de l’eau.
L’aspiration, enfin, à décider, à peser sur les choix
d’aménagement et d’urbanisme (tracés de routes, d ’ a utoroutes, de TGV, ferroutage, couloirs aériens et pistes
d’aéroport, usines de traitement des déchets, tri sélectif, création de parcs naturels…) fait l’objet d’actions
souvent déterminées du tissu associatif. S’expriment là
une aspiration à la démocratie, une démocratie plus
directe et participative, en même temps qu’une grande
difficulté à raisonner en termes d’intérêt général. Là
e n c o re, le débat souffre d’une absence de mise en
perspective globale, cohérente et durable du développement social, humain et naturel.
Tout cela montre qu’un projet de transform a t i o n
sociale moderne doit être fondamentalement écologiste pour répondre aux aspirations d’aujourd’hui à la
qualité de la vie. Peut-on concevoir désormais le progrès à l’échelle planétaire autrement qu’en termes
d u r a bl e s , s o u t e n a bles et re n o u ve l a bl e s ? En même
temps, n’est-il pas urgent de penser et de convaincre
de la nécessité, pour répondre à ces exigences, de
dépasser toutes les formes de domination, d’exploitation et d’aliénation non seulement du genre humain,
mais aussi de la nature ? Cela suppose de dépasser le
capitalisme et toutes les formes de pro d u c t ivisme et
de scientisme.
L’ambition est d’imaginer, de penser et de construire
une société citoyenne de responsabilité et de partage,
de mise en commun, de mutualisation et de coopération. Les temps courts du profit apparaissent de plus
en plus incompatibles avec les temps longs des écosystèmes, avec le mouvement et l’ampleur des savoirs et
des créations humains, avec la satisfaction des besoins
et des aspirations des quelque 6,5 milliards d’individus
(bientôt 8 milliards) qui peuplent notre planète.
Le capitalisme fonctionne encore parfois comme un
facteur de croissance mais surtout comme un pro d u cteur d’immenses gâchis, un pollueur d’environnement,
un gaspilleur de ressources et d’énergies, un destructeur d’humanité, un fabricant d’inégalités et d’exclusions sociales.
Fo rce est également de constater que le « c o m munisme réel » a été au XXe siècle, au moins tout autant
que le capitalisme, facteur de pollution, de destruction
des équilibres nature l s , et de situations extrêmement
d a n g e reuses pour la santé et le devenir du genre
humain.
La rencontre entre un projet de dépassement du capitalisme et de toutes les formes de domination et d’exploitation et d’une visée écologique qui se fixe
comme ambition de transformer les rapports hommen a t u re et donc par conséquent les rapports des
hommes et des femmes entre eux, ne va pas de soi.
Cela d’autant que, au même titre que le féminisme, les
exigences posées par la démarche écologique ne se
réduisent pas historiquement aux seuls rapport s
sociaux capitalistes et donc à leur simple dépassement.
La critique du communisme réel montre que ce sont
toutes les formes d’étatisme, de dirigisme, de productivisme qu’il faut mettre en cause. C’est capital parce
que la rencontre entre un communisme rénové et une
é c o l ogie politique altern a t ive est l’un des enjeux
majeurs de la construction d’un autre monde.
L’enjeu écologique, précisément parce qu’il revêt ce
c a r a c t è re essentiel, ne peut être le monopole d’un
seul parti ou d’un seul courant de pensée. Il doit
d evenir la pro p riété de tous, le bien commun de
toutes les forces qui agissent pour une alternative au
capitalisme mondialisé.
À l’origine de cette prise de conscience, il y a le terrible constat qui se résume à une hypothèse grossière
mais qui parle d’elle-même : il faudrait quatre ou cinq
planètes si toute la population mondiale produisait et
consommait sur le même modèle que l’actuel monde
dit développé. Mais il ne s’agit pas seulement d’un
constat quantitatif. Nous sommes convaincus que la
croissance actuelle génère autant de dégâts sociaux
qu’environnementaux.
C’est ce que ne voit pas le programme dit de « déve-
46
loppement durable et soutenable » des Nations unies
qui veut s’appuyer sur « une croissance vigoure u s e
socialement et environnementalement soutenabl e »
sans mettre en cause ni le type ni le contenu de cette
croissance.
Dans le premier chapitre du Capital, Marx démontre
que la valeur de la croissance matérielle se rapporte
non pas à son usage, mais aux rapports sociaux qui
déterminent la production et la circulation de la marchandise ; il a cette phrase prémonitoire : « À une
masse croissante de la richesse matérielle peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. »
Or, penser comme George Bush que « la croissance
est la solution et non le problème », c’est ne pas voir
que le modèle de croissance actuel, capitaliste dans sa
phase mondialisée, non seulement ne réduit pas la
pauvreté mais l’aggrave considérablement.
En quarante ans, malgré une croissance considérabl e
de la richesse produite dans le monde, les inégalités
ont explosé : l’écart entre les plus pauvres et les plus
riches était de 1 à 30 en 1960, il est aujourd’hui de 1 à
80. Dans le même temps, les dégâts environnementaux
ont atteint les seuils que nous savons, et, contrairement
à une idée re ç u e, ce sont les plus pauvre s , au Sud
comme au Nord, qui subissent cette dégradation du
r a p p o rt à notre environnement naturel. Du Cauchemar
de Darwin à la Louisiane, les similitudes sont impre ssionnantes. Comment ne pas voir que la recherche du
profit maximal conduit à d’immenses désastres écologiques ? Citons pour exemples les destructions irr a isonnées des forêts amazonienne ou afri c a i n e s , l e s
monocultures intensives et l’exploitation des OGM
par les multinationales de l’agroalimentaire au détriment d’une agriculture paysanne et d’une alimentation diversifiée des populations locales.
Le pro d u c t ivisme débridé que nous subissons est
modelé par un capitalisme mondialisé qui conjugue
parfaitement croissance, inégalités sociales et mise en
cause de notre écosystème.
C’est pourquoi si nous avons pris du retard à prendre
la mesure du problème, nous sommes convaincus qu’il
ne suffit pas de parler de « développement durabl e »
en sautant sur un fauteuil tel un cabri, mais qu’il nous
faut repenser le type même de développement et de
croissance dans ses finalités comme dans ses modes
opératoires.
Cela suppose impérativement de ro m p re avec les
modes de production et de consommation actuels,
ultralibéraux et productivistes, dessinés par le capitalisme mondialisé. Il nous faut penser un type de développement qui soit capabl e, p a rce qu’il combat les
diverses formes de domination, de répondre aux aspirations à une planète pro p re, v iva ble et respirabl e,
comme à celles d’un monde solidaire garantissant à
chaque être humain et à chaque peuple l’accès aux
droits sociaux et culturels ainsi qu’aux ressources naturelles.
Certains nous disent qu’à la croissance capitaliste il
faut opposer une décroissance absolue. Mais si celleci reste dans le cadre de la marchandisation, elle ne
ferait qu’entériner et aggraver les inégalités actuelles
et reproduire les formes d’exploitation économique et
de domination sociale.
Oui, il est nécessaire de penser une décroissance dans
certains secteurs dangereux ou inutiles (automobile,
armement), mais il nous faut l’inscri re dans un autre
type de croissance, économe des ressources naturelles
et répondant aux besoins sociaux ainsi qu’à l’accès de
tous aux biens et aux services indispensables.
Le combat pour nous est clair : un autre mode de
croissance et de développement tout à la fois durable
et soutenable, social et solidaire, n’est possible qu’à la
condition de s’affranchir des politiques néolibérales.
Peut-on défendre l’env i ronnement en faisant des
quotas de pollution un véritable marché dominé par
les plus riches et favorisant le dumping environnemental ?
PEUT-ON DÉFENDRE L’ENVIRONNEMENT en faisant de la « concurrence libre et non faussée » le credo d’une économie
dominée dès lors par les voyous de la mer (Total, Erika
et Prestige) comme par les voyous de la terre (Metaleurop, Nestlé, HP…) ?
Peut-on défendre l’environnement sans faire des services publics le bras armé de cette ambition ? L’eau,
l’énergi e, les déchets, la biodiversité sont des biens
c o m muns qui doivent échapper comme l’école, la
santé ou la recherche, à la marchandisation.
C’est pourq u o i , afin d’intégrer l’enjeu écologique à
son projet politique, la gauche doit ouvrir à notre sens
au moins trois types de débats :
– Construire un développement soutenable et durable
n’exige-t-il pas de rompre avec les logiques libérales ?
N’est-ce pas la condition pour que l’air, l’eau, l’énergie, la biodiversité et la santé soient considérés comme
des biens communs de l’humanité et soient gérés par
des services publics démocratisés du local au global ?
– La décroissance absolue est-elle la solution à opposer à la croissance capitaliste et pro d u c t iv i s t e ? Ne
faut-il pas penser un nouveau type de développement garantissant l’accès de tous aux biens et aux
services essentiels tout en faisant décro î t re certaines
productions et en combattant les gâchis considérables
générés par la concurrence effrénée et par la course
au profit immédiat ?
Ouvrons le débat enfin sur la question énergétique : la
gauche peut se mettre d’accord sur une ambition forte
47
– garantir à l’échelle du monde et du XXIe siècle l’accès de tous à une énergie propre et durable.
Cela doit nous conduire à préparer dès maintenant la
société post-pétro l i è re et le remplacement à moyen
terme des énergies fossiles par des énergies propres,
avec une exigence : d iviser par quatre d’ici à 2050,
comme le préconise la conférence de Nairo b i , les
émissions de gaz à effet de serre. La campagne pour
l’élection présidentielle a montré que les questions de
la politique énergétique font débat dans notre pays. Si
l’accord est évident sur le développement des énergies
renouvelables, sur une plus grande sobriété et sur une
efficacité énergétique à partir d’une altern a t ive aux
formes actuelles de l’urbanisation, des transports et de
l’aménagement du territoire, il est clair que, sur le
nucléaire, il est urgent d’ouvrir le débat. Celui-ci permettrait de montrer que c’est grâce à l’énergi e
nucléaire que la France est aujourd’hui en conformité avec
les exigences du protocole de Kyo t o. D’autant qu’il est possible et nécessaire d’avancer grâce à la recherche et à la
démocratie vers un nucléaire propre et durable. Dans
le cadre d’une mixité avec les énergies renouvelables,
nous pouvons préparer l’avenir post-pétrolier et lutter
efficacement contre le réchauffement climatique.
Une écologie au cœur du développement et de la
croissance fonde une politique de gauche non sur des
critères de rentabilité du capital et de course productiviste aux profits immédiats mais sur la satisfaction des
besoins sociaux, sur l’épanouissement des indiv i d u s ,
sur les droits citoyens de chacun et sur la sauvegarde
de notre environnement nature l . En effet, le besoin
d’un air respirable, d’une eau potable, d’une alimentation saine et d’une énergie propre s’identifie non seulement au respect de l’équilibre climatique de la
planète mais aussi à l’impératif de survie de l’espèce
humaine elle-même. Tout cela est indissociable de la
capacité de l’humanité à affronter au XXIe siècle les
défis du développement solidaire et durable, et surtout
d’émancipation et de libération de toutes les formes
de domination, d’exploitation et d’aliénation qui
caractérisent les rapports sociaux, et humains, et à la
nature. •
48
DOSSIER
Pour une politique écologique de l’énergie
« LE TEMPS
DE LA DÉCROISSANCE
VA VENIR »
p
ENTRETIEN AVEC YVES COCHET
représente elle-même qu’une faible partie de l’énergie consommée par l’activité humaine. En France,
80 % de l’électricité est nu c l é a i re, soit 17 % de la
consommation d’énergie totale. Le reste est fourni par
un peu de re n o u velable – du grand hydraulique en
majorité – et surtout par des énergies fossiles. C’est
encore pis ailleurs. Dans le monde, le nucléaire n’assure que 5 % de l’énergie consommée, et les énergies
fossiles, de 82 à 84 % ! Avec elles, on fait de l’électricité, mais aussi beaucoup d’énergie thermique. Elles
servent également énormément dans les transports et
dans l’agriculture. Pour utiliser une image, on ne fait
pas décoller l’A380 avec du nucléaire, pas plus qu’avec
des éoliennes. Les nouvelles énergies renouvelables (à
l’exception du grand hydraulique, déjà plus traditionnel), c ’ e s t - à - d i re le photovo l t a ï q u e, le solaire therm i q u e, la cog é n é r a t i o n , la micro - hy d r a u l i q u e, l e s
éoliennes et que sais-je encore, assurent une part absolument dérisoire.
Le principal inconvénient du nucléaire réside dans sa
dangerosité intrinsèque. Avec son minerai enrichi, le
combustible et le processus de la fission, il présente de
nombreux risques de détournement, ne serait-ce qu’en
aval avec la fabrication de bombes. À ce titre, Ségolène
Royal a parfaitement raison de relever la bêtise à la fois
politique et technologique d’autoriser le nucléaire civil
sous le prétexte que l’Iran a signé le traité de non-prolifération. La prolifération repose sur l’association fatale
d’un intérêt militaire et d’un intérêt financier, qui crée
instantanément un marché plus ou moins contrôlé ; il
existe déjà un trafic de matériaux fissiles. C’est le
même principe que pour l’armement, et Dieu sait s’il y
a des rapports sur les armes, aussi bien lourdes que de
poing, et sur leur responsabilité dans les guerres civiles
a f ri c a i n e s , e t c. Il n’y a pas de différence entre le
nu c l é a i re civ i l , qui serait le bon nu c l é a i re, et le
nucléaire militaire, qui serait le mauvais.
En technologie énergétique, il importe de considérer
la chaîne dans son ensemble, depuis la source jusqu’à la
our une part à l’origine de l’émergence de l’écologie politique, la question énergétique est au cœur de la réflexion des Verts depuis
leur création en 1984 et leur a toujours fourni
l’occasion d’y apporter des réponses originales.
Député du XIVe arrondissement parisien et ancien
ministre de l’Environnement et de l’Aménagement
du territoire, Yves Cochet1 nous entretient ici de
sa vision des enjeux écologiques et géopolitiques
du siècle à venir.
THÉOPHILE HAZEBROUCQ. La future pénurie des énergies fossiles
et leur responsabilité dans le réchauffement climatique
actuel sont désormais assez largement admis au sein de
la communauté scientifique comme dans la classe politique. Deux lignes s’affrontent pour répondre à ce double
défi. La première veut continuer à privilégier, même si
c’est en la couplant à quelques sources d’énergie renouvelable, la production classique en augmentant la part du
nucléaire au nom de sa puissance et de l’indépendance
énergétique qu’il procure. Elle affirme que cette énergie
deviendra de plus en plus écologique grâce, entre autres,
aux réacteurs de quatrième génération, qui créeront moins
de déchets radioactifs. Les plus optimistes assurent même
qu’une solution dura ble au problème du retra i t e m e n t
pourrait être trouvée. De votre point de vue, quels arguments techniques contredisent un tel scénario ?
YVES COCHET. Il y a aujourd’hui à peu près quatre cent
cinquante réacteurs – vieillissants – dans le monde.
Pratiquement plus personne n’en commande depuis
vingt ans – trente pour les Américains. Certes, Areva,
les Chinois et les Américains réfléchissent à une nouvelle génération, mais je doute qu’elle voie le jour. Je
m ’ i n t é resse beaucoup technologiquement au
nucléaire, aux énergies fossiles et renouvelables, mais
ce qui m’importe avant tout, ce sont les vertus cardinales qui permettent de vivre ensemble en société : la
démocratie, la paix et la solidarité.
Avant toute chose, il faut préciser que le nucléaire sert
essentiellement à pro d u i re de l’électri c i t é , qui ne
49
fin. Il faut rompre avec la vision linéaire des choses,
car l’énergie consiste essentiellement en du recyclage ;
on n’en crée pas, à pro p rement parler : c’est le premier
principe de la thermodynamique. En ce qui concerne
le nu c l é a i re, le maillon crucial, aussi bien civil que
militaire, est l’enrichissement de l’uranium. Et quand
vous savez enrichir de l’uranium, vous pouvez indifféremment faire de l’électricité ou des bombes. Plus il
y aura de nu c l é a i re dans le monde, plus il y aura de
gens qui sauront faire des bombes, plus ou moins sales.
Elles n’atteindront certes pas la perfection technologique des bombes françaises, la France étant la championne du nu c l é a i re aussi bien civil que militaire, je
l’avoue sans difficulté. Cela dit, étant donné l’investissement d’env i ron 700 m i l l i a rds d’euros dans la
recherche et le développement depuis 1947-1948 et
la création du Commissariat à l’énergie atomique
(CEA), dont 350 m i l l i a rds pour le seul programme
é l e c t ro nu c l é a i re depuis 1974, la mobilisation de
dizaines de milliers d’ingénieurs de très haut niveau,
heureusement qu’on est les meilleurs du monde, sinon
ça serait à désespérer ! L’Inde, le Pakistan, Israël, voire
l’Iran n’ont pas encore cette excellence ; leur inexpérience est grosse de dangers supplémentaires.
Le nu c l é a i re civil est bien une sorte de cache-sexe
pour le nucléaire militaire. Si de Gaulle – même si la
chaîne de responsabilités, qui lie aussi le CEA, EDF,
les communistes et le MRP (Mouvement républicain
démocrate – centre droit) qui faisaient partie du gouvernement, est plus complexe, a décidé en 1946-1947
de faire du nucléaire en France, c’est uniquement pour
des raisons de puissance et de prestige internationaux,
pas du tout pour l’électricité. Celle-ci n’a finalement
constitué une retombée civile qu’en 1974. Grâce au
premier choc pétrolier, les nucléocrates sont sortis du
bois pour promettre la fameuse « indépendance énergétique ».Aussi bien Pierre Mesmer, Premier ministre
en 1974, que Giscard d’Estaing ont avalisé cette anal y s e. C’était pourtant une nouvelle illusion : nous
sommes en fait totalement dépendants de l’extérieur
pour notre approvisionnement, puisqu’il n’y a plus
une seule mine d’uranium en France ! La dépendance
est donc exactement aussi totale qu’avec le pétro l e,
contrairement à ce que prétendent le CEA, A reva ,
EDF et le gouvernement Villepin.
Ses thuriféraires s’appuient également sur le fait que
le nu c l é a i re produit moins de gaz à effet de serre
qu’une centrale thermique. C’est vrai dans l’absolu,
mais il convient là encore d’adopter une vision systémique des choses, depuis la mine d’uranium jusqu’aux
déchets. Or il est indéniable que l’on ne sait toujours
pas traiter ces dern i e rs . M m e L a u ve r g e o n , P - D G
d’Areva, affirme pourtant que l’usine de La Hague les
recycle ! Voilà bien une illustration de la déformation
sémantique typique des nucléocrates, qui emprunte
désormais un mot écologiste pour désigner ce qui
s’appelait au départ du retraitement. Le langage, disait
Marx, est une imposition d’opinion : on voit bien ici
son rôle dans la manipulation de l’opinion publ i q u e
et des gouvernants.
Dernier argument, peut-être le plus important, l ’ a r g ument anthro p o l ogique. Quelles conditions une société
doit-elle remplir pour que le nu c l é a i re n’y soit pas
immédiatement catastro p h i q u e ? Trois qualités sont
i n d i s p e n s a bl e s . D ’ a b o rd , un bon niveau technologique : des milliers d’ingénieurs, de techniciens, de trava i l l e u r s du nu c l é a i re, et une solide exper t i s e
scientifique. Les Iraniens ou les Burkinabés savent lire
des livres de physique fondamentale, mais ça ne suffit
pas. Il faut des dizaines d’années de re c h e rche, des
écoles, des infrastructures, et maîtriser toute la chaîne.
Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Cette société
doit également être politiquement stabl e. On n’a
aucune envie que certains États de l’Est, l’Iran ou le
Nigeria s’en dotent, sans parler de la Corée du Nord,
qui l’a déjà. Enfin, cette société doit être sécurisée.
Une éolienne ou un panneau photovoltaïque ne peuvent faire de mal à personne, pas même aux oiseaux.
Le transport de matières fissiles, a contra rio, doit être
absolument sûr, depuis la centrale jusqu’au dépôt de
déchets, vo i re au retraitement pour ceux comme la
France que ce genre de bêtises séduit. La fabrication
du combu s t i ble dans des usines comme Euro d i f, la
technologie et le protocole interne des usines réclament une sécurité au sens militaire, ou en tout cas
policier, du terme. Dans les manifs, on scande encore
« Société nucléaire, société policière », et c’est vrai tant
cette énergie exige d’encadrement. Qui peut raisonnablement penser, à part les rousseauistes – ce que ne
sont pas du tout les écologistes –, pour qui l’homme
est foncièrement bon, que le XXIe siècle sera une ère
de paix, de démocratie et de fraternité universelles ?
Souvenons-nous des années 1910-1920 et 1930-1940
en Europe. Rien que pour cette raison, le nucléaire à
grande échelle est disqualifié.
Il en va, bien sûr, tout autrement pour la médecine
ou la recherche scientifique. Je ne suis pas obscurantiste : la découverte de Joliot-Curie en 1938 est une
grande invention, tout comme celles de la radioactivité, de la fission et de la réaction en chaîne. Mais les
fantasmes d’alchimistes des nucléocrates sont séduisants. Ce lobby a tout de même réussi à convaincre le
gouvernement français et d’autres de lancer ITER : la
f u s i o n , le petit soleil sur terre. Ce sont là rêve s
démiurgiques de technocrates bornés que l’humanité
paiera très cher.
50
T.H. La plupart de ces inconvénients, comme la dange r o s i t é
ou la cherté, sont pourtant connus depuis longtemps…
Y.C. N o n . Le CEA, A reva et EDF font valoir que le
kW/heure nucléaire est meilleur marché que tout le
re s t e. C’est vrai dans l’absolu, mais pas du tout au
regard de l’investissement consenti, sans compter que
le nucléaire est exorbitant du droit commun en ce qui
c o n c e rne l’assurance. Pour se fa i re une idée des
risques, il faut toujours aller voir ce qu’en pensent les
assureurs. Eux sont là pour faire de l’argent. Et, après
évaluation des dangers, ils ont décidé, comme pour les
OGM, de ne pas assurer le nucléaire.
T.H. La poursuite de ce programme, par les gouvernements
de gauche comme de droite, tient donc surtout au lobbying pro-nucléaire, selon vous ?
Y.C. Le monde politique est depuis presque toujours
constitué d’humanistes, d’économistes ou de juristes.
Il s’y tro u ve peu de scientifiques, et encore moins
d’ingénieurs du nucléaire. Un politique doit avoir une
vision du monde et un projet de société ; pour le
reste, il consulte des experts. Dans le cas du nucléaire,
le lobbying est extrêmement organisé et bénéficie du
préjugé favo r a ble à une idéologie vieille de pre s q u e
deux siècles et partagée des gaullistes aux commun i s t e s . Les partis politiques français sont en effet
encore très majori t a i rement scientistes et productivistes. Depuis trente ans, seule la LCR a évolué, au
point de défiler maintenant contre les OGM, e t
même contre le projet de réacteur E P R . Le Pa rt i
c o m muniste reste malheureusement très pro nucléaire, puisqu’il est favorable non pas à un, mais à
plusieurs EPR ! Cette position découle bien évidemment de son histoire : Joliot-Curie, le CEA, les liens
entre la CGT et EDF… Le développement des forc e s
productives devait libérer l’humanité des contraintes
de la nature et créer de l’émancipation à la faveur du
projet cartésien. La période de reconstruction d’aprèsguerre a vu se nouer un pacte entre, en gros, l’appareil
d’État (les ingénieurs des grands corps), la CGT, le
Parti communiste et les gaullistes. Il suffit de lire les
déclarations des dirigeants ou des syndicalistes d’EDF
pour constater que ce pacte tient toujours. Chacun
s’y est re n f o rcé dans son être, dirait Spinoza, en psalmodiant que « le nu c l é a i re est le bon choix pour la
France ».
De plus, le nucléaire en France a été essentiellement
accaparé par les X-Mines, qui se voyaient aussi comme
des ingénieurs du changement social. Or le choix
d’une politique énergétique constitue bien un projet
de société. Les « centrales » nucléaires induisent une
société centralisée. Je suis au contraire favorable à une
énergie très décentralisée, avec des milliers, voire des
dizaines de milliers de producteurs.
Les adversaires des énergies renouvelables mettent eux
en doute la capacité de ces sources nouvelles à satisfaire
toutes les demandes énergétiques, qu’elles soient industrielles, domestiques ou automobiles. Vous-même ave z
reconnu tout à l’heure leur déficit de puissance. À quelles
conditions pourraient-elles devenir assez efficaces ?
Y.C. Les renouvelables n’ont malheureusement été le
choix d’aucun pays au moment de la crise pétrolière.
Étant donné la situation réelle du monde en 2007, je
sais que ce ne sont malheureusement pas elles qui, en
2020 ou en 2030, résoudront les problèmes, pas plus
d’ailleurs que le nucléaire. Cela nécessiterait une décision politique persévérante pendant trente ans et des
i nvestissements de centaines de milliards d’euro s ,
comme pour le programme électronu c l é a i re. Changer
p rend du temps, par définition, dans les sociétés
humaines. Cela dit, nous ne pourrons plus utiliser que
des re n o u ve l a bles en 2100, à supposer qu’il y ait
encore un peu d’humanité.
M a i s , avant cela, si l’on veut éviter la plus gr a n d e
menace qui pèse sur nos sociétés, à savoir les problèmes liés au carbone, aussi bien en aval avec le changement climatique qu’en amont avec le pic de
Hubbert, la priorité absolue consiste à diminuer notre
consommation d’énergie fossile. Non pas l’intensité
énergétique, mais la consommation en termes réels.
Rapportée au temps de l’histoire, c’est-à-dire en anticipant ce qui se passera en 2015 ou en 2025, c’est la
seule politique possible. En une quinzaine d’années,
selon le scénario « nW »2, on peut diviser la consommation électrique française par deux. C’est très facile,
même si ça demandera de baisser notre niveau de vie.
T.H. Le rapport que vous avez remis à Lionel Jospin en
2000 était extrêmement ambitieux en matière de réduction de consommation, vous y affirmiez même la nécessité d’une « deuxième révolution énergétique ». A-t-il
produit quelques effets ?
Y.C. Il n’a malheureusement été appliqué ni par la fin
du gouvernement auquel j’ai participé ni par le gouvernement de droite actuel. J’avais présenté cent quarante-sept mesures dans différents domaines : énergie,
transports, habitat. Elles ont généré un petit peu de
débat, mais pas de politiques publiques nationales ni
e u ropéennes conséquentes. La situation a tout de
même beaucoup évolué depuis sept ans, notamment
au sein de l’Union euro p é e n n e, qui commence à
prendre conscience du changement climatique.
T.H. Comment réduire les besoins en matière d’énergie ?
Y. C. Les projections de l’Agence internationale de
l ’ é n e r gie (organe autonome de l’OCDE créé au
moment du choc pétrolier de 1974), la plus grande
officine mondiale de pro s p e c t ive énergétique, prévoient que les demandes en énergie (fossiles, nucléaire
T.H.
51
et re n o u ve l a bles) vont cro î t re dans tous les pays du
m o n d e, ce que confirme la Direction générale de
l’énergie et des matières pre m i è res (DGEMP).Voilà
une vision que j’appelle « cornucopienne », c’est-à-dire
productiviste, ou scientiste, du monde, et qui va s’effondrer. Cette théologie de la croissance, qui soutient
de la même manière celle du PIB – autre crétinisme
intellectuel – nous cause beaucoup de tort. Bien que
p a rtagée par 99 % des dirigeants économiques et politiques de la planète, elle est condamnée par l’histoire.
Croire que la solution réside dans une sorte d’escalade
t e c h n o l ogique de l’offre d’électricité, d’énergie en
général, donc de la croissance, est une faute grave. La
seule politique de paix, de solidarité et de démocratie à
l’échelle européenne – et j’espère mondiale – passe par
la sobriété. Il faut donc une autre vision du monde, qui
induise en particulier une nouvelle vision énergétique.
La France s’est engagée à diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050.Tout le monde
est d’accord sur le principe, mais on ne le mettra pas
en œuvre en 2049 ! Nous sommes en 2007, il re s t e
quarante-trois ans pour atteindre cet objectif. Le problème est simple : il s’agit de passer de 100 % d’émissions actuelles à 25 % en 2050. La racine 43e de 75 %
est 3 %, réduisons donc notre consommation énergétique de 3 % par an. En 2006, la France a consommé
96 millions de tonnes de pétrole. Il faudrait qu’en 2007
ce soit 96 millions de tonnes de pétrole, moins 3 %,
puis en 2008, moins 3 % par rapport à 2007, etc.
Alors comment faire ? Je prends un seul exemple, mais
il y en a des centaines. Il faut bien se convaincre que la
sobriété est ultra-efficace, bien plus que les renouvelables ou la fuite en avant technologique.Actuellement,
la France compte 62 millions d’habitants pour 36 m i llions de véhicules thermiques. La vitesse maximale
autorisée sur autoroute est de 130 km/heure. Il suffirait
de l’abaisser à 90 km/heure (60 sur les routes et 30 en
ville) pour consommer de 14 à 15 % de pétrole en
moins du jour au lendemain ! Il n’y a pas besoin de loi
pour ça : un décret du Premier ministre suffit.Voilà la
seule politique garantissant la paix. Si nous ne la choisissons pas, les guerres comme celle d’Irak se mu l t i p l i eront, on s’arrachera les dernières mines d’uranium en
Namibie, en Australie, en Russie, au Canada…
T.H. L’ampleur de la baisse de la consommation d’énergie
que vous préconisez vous paraît-elle réellement env i s ageable au sein de l’économie capitaliste mondialisée fondée sur la croissance que vous dénonciez à l’instant ?
Y.C. Effectivement, à l’exception de quelques îlots, l’économie mondiale est capitaliste ; le terme « libérale »
n’est qu’un euphémisme. Cela dit, je ne crois pas que le
capitalisme en tant que tel soit à l’origine des difficultés énergétiques que nous rencontrons. Le responsable
est pour moi le productivisme, ou scientisme pro d u c t iviste, c o m mun au capitalisme et à l’ancien bloc socialiste. Et le problème, c’est que les pays que l’on appelle
émergents, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil,
le Pakistan et d’autre s , ainsi que les pays pauvre s
d’Afrique et d’Amérique du Sud, veulent suiv re ce
type occidental de développement. Croyez-vous qu’un
jour la Chine et l’Inde puissent compter proport i o nnellement autant d’automobiles que nous ? Jamais, je
dis bien jamais, ces États ne vivront comme nous.
T.H. Ils en ont pourtant emprunté le chemin depuis plusieurs années…
Y.C. Mais non, c’est matériellement impossible! Je propose à vos lecteurs de penser l’impensable, dans le temps
de l’histoire. Il ne s’agit pas d’une question de modèle.
Ces pays sont certes mimétiques, comme en témoignent
le boom économique de Shanghai ou les jeux Olympiques de Pékin. Ils achètent effectivement énormément
de voitures, mais n’accéderont jamais à notre mode de
vie, car il n’y aura tout simplement pas assez de pétrole,
d’acier, de ciment, de tungstène, de manganèse, de platine, de titanium, de cuivre ou de zinc pour eux ! Les
raisons sont purement matérielles. Contrairement à ce
que croit le programme de Lisbonne de l’Union européenne, jamais le monde n’a été aussi industriel que
maintenant, et donc n’a jamais consommé autant de
matières premières. L’économie de la connaissance et de
l’intelligence, l’économie cognitive, c’est de la blague.
Je préfère croire à la thermodynamique et à la géologie plutôt qu’aux prévisions des économistes orthodoxes. Le drame du monde actuel n’est pas uniquement
ou principalement le capitalisme, mais la prédation des
ressources minérales de la Terre. Il est matériellement
impossible de construire 700 millions de véhicules, ou
assez de postes de télévision, de téléphones mobiles ou
de lampes pour 1,3 milliard de Chinois. L’écart entre
les pays dits développés et les émergents ou pauvres ne
sera pas comblé par la fuite en avant technologique : les
matières premières manqueront. Nous allons atteindre
le pic de Hubbert, après lequel toutes les courbes d’extractions géologiques décro i s s e n t . Le temps de la
décroissance du pétrole, autour de 2009, va venir, puis
ce sera au tour du gaz.
T.H. Mais, en attendant le moment de la pénurie effective
de ressources rares, le réchauffement climatique n’aura-til pas empiré au point de devenir irréversible ?
Y.C. En matière d’énergie carbonée, l ’ e n s e m ble de la
chaîne va de la mine ou du puits jusqu’à l’atmosphère,
où se retrouvent les déchets. Le berceau des grandes
énergies du monde, les fossiles, est le sous-sol, et leur
t o m b e, l ’ a t m o s p h è re. Le GIEC (Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat) re n d
des rapports extrêmement inquiétants sur l’accumu l a-
52
tion des gaz à effet de serre dans cette « tombe ». La
réalité du changement climatique commence à être
perçue, même par Chirac ! L’opinion est consciente
des efforts à fournir (le CO2 reste deux cents ans dans
l’atmosphère) en aval, mais l’amont est encore passé
sous silence. Or, s’il y a Kyoto pour l’aval, il existe le
protocole de Rimini, dit protocole de déplétion, pour
l’amont. Le livre de mon ami Richard Heinberg, The
Oil Depletion Protocol, pose que, de la même manière
que l’atmosphère est un bien commun de l’humanité
géré par un traité onusien, les ressources carbonées de
la Terre sont tellement précieuses, stratégiques et cruciales, qu’elles exigent le même type de gestion.
Mais allez dire ça aux patrons de Total, Exxon, BP ou
Shell, qui ne sont pourtant que des nains économiques
à côté de M. Ali el Naimi, le ministre saoudien du
Pétrole qui dirige la plus grande entreprise mondiale,
l’Aramco, dont le chiffre d’affaires laisse même pantois
M . de Margeri e, qui ne fait que 130 m i l l i a rds de
chiffre d’affaires par an et 1 milliard de bénéfice net
après impôt par mois.Tout ça est déri s o i repar rapport
à M. Ali el Naimi, dont le chiffre d’affaires est de
900 milliards de dollars par an, et les bénéfices nets
après impôt de 100 milliards de dollars !
Ce système, encore une fois pour des causes à la fois
thermodynamiques et géologiques, produira de très
graves conséquences dans les années à venir simplement à cause de la chute de la production de pétrole.
Bien entendu, Saddam Hussein était un dictateur. Mais
si les États-Unis ont envahi l’Irak, c’est bien pour lui
extorquer son pétrole à bas coût d’extraction, le l i g h t sweet. Là est le nerf de la guerre. Zbigniew Brzezinski,
l’ancien conseiller spécial du « bon » président Jimmy
Carter – Prix Nobel de la paix ! –, avait déjà compris
tout cela, et c’est pourquoi la politique étrangère des
États-Unis se résume depuis trente ans à la prédation
des ressources minérales mondiales. Ce n’est donc pas
pour des raisons capitalistes, même si cela permet de
fa i re beaucoup d’argent comme en témoignent les
magouilles du vice-président Dick Cheney en Irak.
Les A m é ricains dépensent 1 m i l l i a rd de dollars par
jour pour le déploiement de l’US Air force et de l’US
Navy et s’accaparer ces ressources. La paix est incompatible avec cette captation productiviste.
Les tensions internationales augmenteront si on ne
change pas totalement de vision énergétique et si nous,
les riches, ne nous engageons pas. Un Américain moyen
consomme vingt-cinq barils de pétrole par an, un
Européen douze, un Chinois deux, et un Indien un. Or,
éthiquement, moralement et politiquement, un Indien
vaut un Américain, ou un Européen, ou un Burkinabé.
Nous ne formons qu’une seule humanité. Ils ont raison d’attendre de nous un partage des richesses de la
Terre. Il y a échange inégal, comme disaient les adeptes
de l’école d’Immanuel Wa l l e rstein il y a trente ans, ou
de Rosa Luxe m burg il y a quatre-vingts ans.
T.H. La protection de l’environnement progresse régulièrement dans la hiérarchie des préoccupations des Français,
et le pacte écologique de Nicolas Hulot signé par cinq
candidats témoigne de ce consensus naissant. La prise de
conscience a cependant toujours du mal à dépasser le
stade des vœux pieux, en politique comme au niveau des
comportements individuels. Comment expliquez-vous ce
décalage et pensez-vous qu’il puisse être résorbé avant le
moment où l’épuisement de la nature que vous évoquez
sera aussi visible que les premiers effets du changement
climatique avec la multiplication des tempêtes ?
Y.C. C’est pour ça que je fais de la politique ! Espérons
que les pre m i e rs signes ava n t - c o u re u rs de l’aval du
c a r b o n e – le changement climatique – , et son
amont – la déplétion des ressources minérales et fossiles que traduit la hausse du prix du marché – accélèrent la pr ise de conscience et que les politiques
publiques, à l’échelon français et international, se mettent en place. Nous nous retrouverons de toute façon
au pied du mur très rapidement, entre 2009 et 2015.
La décennie 2010-2020 sera cruciale.
Le combat écologiste dans le monde cherche à
étendre ce saisissement en participant au débat électoral, en interpellant les dirigeants du monde pour
changer les politiques publiques, aussi bien à l’échelon
de Paris par exemple, avec ce que fait Denis Baupin,
qu’au niveau international. À tous les échelons, individuel, municipal, départemental, régional, national,
européen et mondial, il importe d’adopter cette vision
de la déplétion des re s s o u rces et de la pollution, en
amont et en aval, pour constru i re une économie et
une société harmonieuses.
Or, ce n’est pas du tout celles que je vois dans les campagnes de Marie-George Buffet, de Nicolas Sarkozy,
de Ségolène Royal ou de François Bay ro u . Il faut
changer totalement de point de vue sur le monde,
sous peine de provoquer les pires tensions. Je suis
opposé au capitalisme, mais mon combat se situe audelà. Il est matérialiste, au sens où il se fonde sur ce
qu’il y a de plus matériel dans notre mode de vie. Si
Marx était de ce monde, il serait d’accord avec moi ! •
1. Derniers ouvrages parus : Sauver la Terre, 2003 ; Pétrole Apocalypse,
Fayard, Paris, 2005.
2. Consultable sur le site http://www.negawatt.org/.
53
54
DOSSIER
Les exigences de la sécurité
PRINCIPE
DE PRÉCAUTION : OÙ SONT
LES RISQUES ?
d
CLAUDE AUFORT*
un effet appréciable sur l’environnement ou sur l’utilisation d’une ressource naturelle.
– Les États prendront toutes les mesures de précaution
raisonnables en vue de limiter les risques lorsqu’ils réaliseront ou permettront certaines activités dangereuses
mais utiles, et veilleront à ce qu’un dédommagement
soit accordé si un dommage transfrontière important
venait à se produire, même si la nocivité des activités
n’était pas connue au moment où ces activités ont été
entreprises.
Cette notion a été reprise par plusieurs textes internationaux, notamment le traité de Maastricht et la
déclaration de Rio. Le principe 15 de cette déclaration introduit le principe de précaution : « L’absence
de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder
l’adoption de mesures effectives et pro p o rtionnées
visant à prévenir un risque de dommages gr aves et
irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable. »
En France, après la loi Barnier, qui stipule que la précaution n’est pas l’abstention, une modification de la
Constitution intervenue en 2004 introduit une Charte
de l’environnement dans le texte. Son article 5 précise :
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait
affecter de manière grave et irrévers i ble l’enviro n n ement, les autorités publiques veillent, par application du
principe de précaution et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des
risques et à l’adoption de mesures provisoires et prop o rtionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
À l’origine de ce principe, qui devient une question
fondamentale (puisque dans la Constitution) pour
notre société, se trouve le livre de l’historien et philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993) publié en
1979, Le Principe de responsabilité (Das Prinzip Ve ra n tworttung). Il constate que l’homme, qui a désormais,
grâce à la technologie moderne, les capacités de s’au-
UN NOUVEAU PRINCIPE CONSTITUTIONNEL
ans les dernières décennies, innovations, découve rt e s, mais aussi accidents ont modifié
notre relation aux sciences et aux techniques. Un
nouvel enjeu est apparu : celui des risques engendrés par la mise en œuvre des technologies. Les
accidents Seveso (Italie 1976), Three Mile Island
(É-U 1979, accident nu c l é a i re ) , Bhopal (Inde
1984), Tchernobyl (URSS 1986, explosion d’un
réacteur nucléaire), AZF (France), ont semé des
inquiétudes dans la société civile. Si les avancées
scientifiques et technologiques extraordinaires sont
re c o n nu e s, surtout dans le domaine de la santé,
elles peuvent être aussi violemment contestées par
tous ceux qui estiment que leur potentiel de dangerosité n’a pas été pris en compte.
La question des risques est aussi ancienne que l’humanité. Elle est présente à toutes les époques, car elle
touche le cœur des relations sociales. Des études et des
re c h e rches sont en cours, des réglementations sont
concoctées, et le principe de précaution est deve nu
une question politique fondamentale. Cela suffira-t-il
à combler l’exigence d’hypersécurité qui règne dans la
société ?
À la suite de ces accidents, la notion de précaution a
pris de l’ampleur avec les mouvements liés à l’environnement et à sa protection en Allemagne dans les
années 1960. Le rapport Brundtland1 (1987), dans son
annexe 1, résume les principes juridiques pro p o s é s
pour la protection de l’environnement et un déve l o ppement soutenable. Deux de ces articles soulignent la
nécessité de prendre des précautions en rapport avec le
développement de certaines activités.
– Les États feront ou demanderont des évaluations
préalables des activités proposées qui pourraient avoir
* Membre du Conseil supérieur de la recherche et de la technologi e. Dernier ouvrage paru : L’après-pétrole ? Des enjeux pour le
XXIe siècle, Fondation Gabril Péri, 2006.
55
todétruire ou d’altérer significativement la qualité de
vie des générations futures doit interdire toute technologie qui comporte le risque – si improbable qu’il
soit – de détruire l’humanité. « Agis de façon que les
effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre. »
Ce principe part d’une bonne intention virtuelle fa c ilement compréhensibl e. Pourtant, qu’en est-il de la
nature des peurs ? Où se situe la vérité entre le catastrophisme et la complaisance scientiste ? Quelle maîtrise du risque dans l’évolution accélérée des forc e s
productives ?
LA NATURE DES PEURS Le progrès scientifique et technique,
dans le passé, a souvent provoqué des débats passionnés
dans l’opinion publ i q u e. Ils étaient nourris par la
méfiance et par des peurs qui se sont révélées par la
suite injustifiées. Il faut se souvenir qu’à la fin du
XIXe siècle le chemin de fer a été l’objet de controverses mémorables. À la même époque, le combat
pour ou contre la réalisation des égouts de Paris a duré
trente ans. Sommes-nous dans la continuité de cette
fin du XIXe siècle ?
Aujourd’hui, les peurs se cristallisent autour de trois
aspects de la réalité technologique.
LA NATURE DU PHÉNOMÈNE UTILISÉ Pour des raisons économiques,
de tout temps, les hommes ont recherché des formes
d’énergie de plus en plus concentrée. Le XIXe siècle a
vu les énergies fossiles se substituer à des énergies plus
diffuses (vent, feu, traction animale et humaine, soleil).
Au XXe s i è c l e, la découverte de l’énergie nu c l é a i re a
permis de franchir une nouvelle étape dans la recherche
d ’ é n e r gie très concentrée. Avec les réacteurs d’aujourd’hui, 1 t d’uranium naturel produit 10 000 fois plus
d’énergie que 1 t de pétrole. Avec les réacteurs de la
quatrième génération qui entreront dans la production
vers le milieu du XXIe siècle, la même tonne d’uranium
pourra produire environ 50000 fois plus d’énergie que
1 t de pétrole. L’espoir de produire l’énergie à partir du
phénomène de fusion des isotopes de l’hydrogène (celui
qui se développe dans le soleil par la fusion des atomes
l é g e rs) démultiplie encore cette capacité. Pour produire
de l’énergie, l’échelle des risques est proportionnelle à la
densité énergétique des phénomènes de la physique qui
sont utilisés. Historiquement, l’étape marquée par
l’émergence des énergies de l’atome constitue un changement qualitatif très import a n t .
Par ailleurs , ces énergies introduisent sur Terre des matériaux qui ne s’y trouvaient plus. Un corps comme le
plutonium, qui a disparu naturellement de la Terre
depuis des millions d’années, est aujourd’hui un combustible fissile produit et utilisé dans et par les réacteurs
construits dans un nombre croissant de pays. Nous utilisons maintenant sur Terre des phénomènes physiques
qui n’appartiennent pas aux réalités terrestres, mais à
l’espace cosmique (la fission et la fusion nucléaire).
Dans La Condition de l’homme moderne, la philosophe
Hannah A rendt commente ainsi ce changement
a n t h ro p o l ogi q u e 2 : « Nous sommes les pre m i e rs ,
depuis quelques dizaines d’années à peine, à vivre dans
un monde totalement déterminé par une science et
des techniques dont la vérité objective et le savoirfaire sont tirés de lois cosmiques, universelles, bien distinctes des lois terrestres – et naturelles –, un monde
dans lequel on applique à la nature terrestre, à l’artifice
humain un savoir que l’on a acquis en choisissant un
point de référence hors de la Terre. Il y a un abîme
entre nos pères et nous… » De ce fait, les débats sur le
progrès scientifique et technique aujourd’hui ne peuvent pas être comparés à ceux du passé. C’est vrai pour
la nature des phénomènes physiques utilisés, mais c’est
aussi vrai pour l’importance et la nocivité des déchets
produits et pour le risque d’accident.
LES DÉCHETS Toutes les formes d’énergie ont leurs ava ntages et leurs inconvénients. Certaines énergies re n o uve l a bl e s , les plus diffuses, ne produisent pas
directement de déchets parce qu’elles ne proviennent
pas des transformations de la matière, à la différe n c e
des formes d’énergie plus concentrée. En général, ces
déchets ont un caractère plus ou moins toxique pour
la santé, l’environnement ou le climat. La gestion de
ces déchets devient une question de société dans
toutes les activités humaines. Deux solutions théoriques existent. Ils peuvent être soit réintégrés dans la
nature en les dispersant, soit captés et stockés sur ou
dans la Terre, ou encore envoyés vers le Soleil. Pour
des raisons de sûreté et de coût évidentes aujourd’hui
dans l’état de nos connaissances, le stockage sur ou
dans la Terre a finalement été choisi.
Dans le domaine énergétique, cette question est sens i ble sur deux aspects : la gestion des déchets
nucléaires, très toxiques du point de vue radiologique,
et le stockage dans l’écorce terre s t re du gaz carbonique issu de la combustion du charbon pour supprimer sa participation à l’aggravation du réchauffement
climatique. Sur ces deux aspects, les recherches ont été
et continuent d’être très importantes.
L’industrie nu c l é a i rese trouve devant un problème de
sécurité concernant une partie de ces déchets radioactifs dits déchets ultimes3. Ils sont dangereux du fait de
leur très forte radioactivité mais aussi de leur très
longue durée de vie (plusieurs centaines de milliers
d’années). Ils représentent moins de 1 % des matières
nu c l é a i res dangere u s e s . Une Commission nationale
d’évaluation (CNE), composée de douze chercheurs
appartenant à la communauté scientifique internationale et dont la compétence est incontestée, a donné
56
son avis sur les quinze années de recherche effectuées
par l’ANDRA et le CEA.
Il ressort de cet avis que les trois voies de gestion env isagées (stockage en couche géologique pro f o n d e,
entreposage à faible profondeur et séparation/transmutation) sont complémentaires de par leur nature et
dans le temps. Il est donc possible d’élaborer une stratégie globale de gestion de ces déchets articulant de
façon cohérente les étapes d’entreposage provisoire et
de stockage à long terme tout en pours u ivant les
recherches visant à réduire l’inventaire et la durée de
vie des déchets les plus radioactifs. La conclusion des
scientifiques nous indique aussi que les déchets radioactifs ainsi gérés ne peuvent pas constituer une menace
pour la santé des générations futures ni un empoisonnement de la Terre pour l’éternité, encore moins un
crime contre les générations actuelles et futures.
Pour la séquestration du gaz carbonique, la recherche
se développe dans un contexte de coopération internationale dans lequel les organismes publics de
re c h e rche français, le BRGM (Bureau de recherche
géologique et minière) et l’IFP (Institut français du
pétrole) jouent un rôle important. Les groupes privés,
notamment Total et Alsthom, sont présents dans ces
efforts de recherche. Le groupe Total vient de lancer
en 2006 une opération de recherche autour des gisements de gaz épuisés de Lacq en France.
Ces recherches concernent le comportement du CO2
une fois enfoui dans des aquifères salins profonds, des
veines de charbon inexploitées ou des gisements de
gaz et de pétrole épuisés. Pour éviter un relâchement
de CO2 dans l’atmosphère qui ne serait que retardé, il
faut être certain que le stockage profond ne fuira pas
sur une très grande période de temps (plusieurs
s i è c l e s ) . Le domaine de re c h e rche fondamentale
concerné par un tel pro blème est connu . Les chercheurs y trava i l l e n t , ils n’ont pas encore rendu les
conclusions de leurs travaux.
Sur cette question des déchets, quelle que soit leur
nature, nous en sommes au stade d’une logique de ra t i onalité causale qui est celle du chercheur.
LES ACCIDENTS NUCLÉAIRES Les causes de deux d’entre eux
sont aujourd’hui assez bien connus : celui de Three
Mile Island aux États-Unis en 1979 et celui de T c h e rnobyl dans l’ancienne Union soviétique en avril 1986.
Pour ce qui concerne T h ree Mile Island, ce n’est
qu’en 1985 que l’on a pu avoir une idée exacte de ce
qui s’était passé grâce à une sonde envoyée dans la
cuve du réacteur. À cause d’une défaillance du système
de sécurité, le niveau d’eau dans la cuve du réacteur a
baissé, le cœur a été découvert ; la puissance produite
n’étant plus évacuée, le cœur du réacteur a chauffé et a
fini par fondre pour former une sorte de magma à
3 000 °C. Ce corium, résultat de la fusion des métaux
du cœur et de l’uranium, avait coulé sur le côté et
atteint le fond de la cuve. Celui-ci n’a pas traversé la
cuve parce que les opérateurs in extremis ont réussi à
injecter de l’eau pour stopper la fusion. On peut évidemment imaginer une suite plus catastrophique dans
laquelle le cœur fondu perce la cuve, t r ave rse les
enceintes en béton, contamine la population et l’env ironnement et s’enfonce dans le sous-sol : c’est le syndrome chinois4 dont chacun a peur. En fait, dans cet
accident, les opérateurs n’avaient pas, pour différentes
raisons, une vue exacte du niveau réem d’eau dans la
cuve. Ils ont donc accompli, dans un premier temps,
des actions qui n’étaient pas adaptées à la situation
réelle du réacteur.
Cet accident a provoqué une révolution dans la façon
d’envisager la sûreté nucléaire. D’un côté, les techniciens ont pris conscience qu’un accident nu c l é a i re
gr ave pouvait résulter d’un enchaînement de faits
banals. Aujourd’hui, l’analyse du retour d’expérience
est un volet très important des analyses conduites par
tous les acteurs du nucléaire. D’un autre côté, ils ont
compris la nécessité de prendre en compte et d’étudier les facteurs humains, c’est-à-dire les interactions
entre les opérateurs et le système technique.
L’accident de Tchernobyl ne peut pas être comparé à
celui de T h ree Mile Island. Le type de réacteur en
cause est très différe n t . La « c u l t u re de sûreté » de
l’Union soviétique de l’époque était dominée par un
productivisme omniprésent à tous les échelons de la
hiérarchie. C’est lors d’une expérimentation ordonnée par des techniciens ve nus de Moscou que tout
s’est déclenché. Programmé lors d’un arrêt de routine
de la tranche pour maintenance les 25 et
26 avril 1986, cet essai devait tester le fonctionnement
d’un nouveau système de re f roidissement de secours
du cœur du réacteur. À 13 heures, le 25 avril, le réacteur est ramené à mi-puissance sur demande du centre
de distri bution électrique pour préparer l’essai. À
23 heures, la réduction de puissance est amplifiée et
tombe à 30 MW, domaine de puissance où ce type de
réacteur est instable (cette caractéristique de ce type
de réacteur est connue de tous les techniciens). Malgré
cet état à risque de l’installation, à 1 h 15, en violation
de toutes les pro c é d u res de sécurité, les opérateurs
décident de poursuivre l’essai et bloquent les signaux
d’arrêt d’urgence. Dès lors, c’est la réaction en chaîne.
À 1 h 23 min 4 s, les vannes d’admission de la turbine
sont fermées, au mépris des pro c é d u res d’urgence.
Quand le chef opérateur ordonne l’arrêt d’urgence à
1 h 23 min 44 s, il est trop tard. Quatre secondes plus
tard, le pic de puissance est atteint et entraîne la catastrophe que l’on sait. Nous n’abord e rons pas les consé-
57
quences dramatiques de cet incident qui ne concernent pas l’objet de cet article.
La question se pose de savoir si cet accident n’est pas
plus soviétique que nucléaire. Mais, du fait de ce précédent, toute relance durable de l’énergie nu c l é a i re
passera immanquablement par la démonstration préalable qu’un second Tchernobyl est inconcevable dans
les installations modernes.
Cet accident aux conséquences sanitaires controversées,
sociales, économiques et politiques multiples, tant localement qu’au niveau international, pose une question.
L’énergie nucléaire de fission serait-elle une technologie
non maîtrisable par les hommes ? Certes, le développement des méthodes d’analyse probabiliste nous a montré que le risque zéro n’existe pas. Mais, dans ce cas, il
s’agit de tout autre chose. L’organisation des hommes a
passé outre les règles connues et impératives de
conduite de sûreté de l’installation. Po u rq u o i ? Une
situation semblable a d’ailleurs été constatée aux ÉtatsUnis dans l’analyse des causes qui ont engendré l’explosion de la navette Challenger. Il semble bien que les
experts de la NASA, qui pratiquent globalement les
mêmes méthodes d’analyse de sûreté et de sécurité que
nous, ont subi des pressions diverses pour des raisons
économiques et politiques qui les ont amenés à ne pas
a n nuler le vol. Un risque identique émerge dans le
nucléaire aujourd’hui en France avec l’ouverture à la
concurrence du marché de l’énergie et la privatisation
des entreprises publiques.
Tous les grands accidents technologiques impliquent
les hommes, leurs organisations, leurs compétences et
leur culture. Cet aspect relève en quelque sorte d’une
logique de la rationalité finale, c’est-à-dire celle des sociétés au sein desquelles les innovations techniques sont
mises en œuvre.
D evant l’ampleur des énergies que la nature re c è l e,
d evant l’importance de la production de déchets
toxiques pour les sociétés ou pour le climat, devant le
risque d’accident sans commune mesure avec ceux
intervenus jusqu’à maintenant, l ’ e f f roi peut enva h i r
tout un chacun. L’intégrité de la Terre, de la vie, de la
personne humaine, apparaît comme menacée parc e
que ces activités seraient perçues comme non maîtris a bles par les hommes. Nous sommes devant une
logique de responsabilité morale.
LES T ROIS LOGIQUES DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION Si nous essayo n s
d’analyser les peurs décrites dans le paragraphe précéd e n t , nous pouvons constater que trois types de
logiques5 sont mis en œuvre dans la compréhension
des risques.
Premièrement, la logique de la rationalité causale, où
les chercheurs sur la base d’analyses, d’observations et
de démarches expérimentales établissent des liens de
cause à effet entre les dangers potentiels et leurs
conséquences. Leurs conclusions entraînent la mise en
œ u v re de parades et de dispositifs techniques qui
réduisent, voire annulent, les causes des dangers.
Deuxièmement, une logique de la rationalité finale. Elle
analyse la manière dont les innovations seront concrètement utilisées, donc leurs conséquences réelles. Ce
type d’analyse intervient à chaque fois qu’il y a interaction entre le système technique et les organisations
humaines (l’interface homme-machine, l’équipe et le
système technique, l’organisation et l’entreprise, l’entreprise et la société). Un réacteur n’est pas seulement un
système technique. Son exploitation re q u i e rt des individus qui l’ont conçu, des opérateurs qui le pilotent, des
équipes qui l’entretiennent. La fiabilité totale de l’ensemble est le résultat effectif de l’interaction entre tous
ces facteurs. Les conséquences réelles peuvent être différentes, voire opposées aux conséquences prévues par
l’approche causale des chercheurs.
Tro i s i è m e m e n t , une logique de la re s p o n s a b i l i t é
morale, analysant in fine les conséquences observées et
qui portera un jugement rétroactif sur le bien-fondé
des analyses réalisées a priori. Il peut y avoir, dans ce
cas, une inversion de la causalité, puisque l’observation
de l’effet peut amener à contester le bien-fondé de
l’analyse initiale. Dans notre société, cette notion de
responsabilité morale a de fortes chances de devenir
prépondérante par rapport à la responsabilité logique,
qui consiste à avoir scientifiquement pris en compte
l ’ e n s e m ble des éléments disponibles et donné le
conseil, en l’état de la science du moment.
De ce point de vue, le risque d’inflation du contenu
du principe de précaution n’est pas négligeable dans
notre société. En effet, notre démocratie, constituée
par un équilibre entre l’organisation de la confiance
(la délégation re p r é s e n t a t ive) et l’organisation de la
d é f i a n c e, est marquée par un double mouve m e n t .
D’un côté, il y a réappropriation des mécanismes de
défiance par la société (les contre-pouvo i rs , la vie assoc i a t ive, la revendication de démocratie part i c i p ative…), mais, en même temps, cette société est saisie
par un emballement de cette défiance6. Les conditions
sont ainsi créées pour inverser la charge de la preuve
de l’absence de risque. Jusqu’à maintenant, l’innovation était présumée « i n n o c e n t e » , il revenait aux
experts de prouver l’existence des dangers potentiels
qu’ils pouvaient supposer. Maintenant, toute nouveauté est supposée coupable, il faut prouver son innocence. Or la science ne prouve jamais l’absence d’un
phénomène. Lui demander de prouver l’absence de
risque d’une innovation, surtout sans qu’elle ait été
utilisée concrètement, est en stricte contradiction avec
la démarche scientifique.
58
De fait, nous sommes déjà engagés dans cette logique
de la précaution extrême, au point d’en être paralysés.
Sous l’impulsion de certaines associations et de certains partis politiques relayés par les médias, le contenu
du principe de précaution tend à dériver, dans l’opinion publique, vers une règle implicite : le principe de
précaution énonce que, si le développement d’une
technologie présente un risque, il faut l’arrêter, même
si ce risque n’est pas scientifiquement prouvé.
Ce dévoiement du principe de précaution est dangereux parce qu’il constitue une superc h e rie intellectuelle. Il ne tient le décompte que des effets négatifs
imputables aux idées et aux technologies nouvelles. Il
n’accorde aucune attention aux avantages potentiels
apportés par les nouvelles avancées des savoirs. De la
même manière, il passe sous silence les coûts environnementaux, sociaux, économiques et politiques associés au maintien du statu quo p rovoqué par un
m o r a t o i re de fa i t . Il n’accorde aucune valeur à la
découverte ou à l’apprentissage, autant comme processus d’évolution sociale que comme instrument de
satisfaction personnelle.
Dans le domaine énergétique, ce dévoiement du principe de précaution peut conduire à des catastrophes.
Le monde a un besoin impératif de toute la diversité
des formes d’énergie pour pouvoir répondre aux
besoins de tous les habitants de la planète. Les pays du
Sud surtout ont des besoins énormes pour sortir de la
misère et pouvoir prendre en compte dans les décennies à venir les 3 milliards d’individus supplémentaires
qui vont majoritairement naître chez eux. Dans ces
conditions, le risque le plus important pour la planète
n’est pas le risque nucléaire mais le risque de pénurie
d’énergie. Il ne peut nous conduire qu’à des tensions
géopolitiques aggravées, voire aux conflits armés. Les
guerres du Moyen-Orient en sont un exemple d’actualité. Tenter de boucler dans les prochaines décennies l’indispensable augmentation de la demande
énergétique mondiale tout en réduisant les émissions
de gaz à effet de serre sans le nu c l é a i re et la relance
d’un charbon « propre » avec le captage et le stockage
du CO2 relève de la supercherie.
Par ailleurs , peut-on imaginer ce que serait notre
société numérisée si le risque de défaillance de la production électrique devait s’installer durablement par
insuffisance ou instabilité chroniques de la production
électrique due aux aléas de certaines énergies renouvelables ? Il convient donc de mettre dans la balance
les coûts pour la société de telles pannes gigantesques
dont on a eu quelques exemples récents dans un certain nombre de pays.
D ’ a u t res raisons plus fondamentales rendent cette
conception du principe de précaution anachronique.
L’expansion de nos connaissances est inséparable de
l’accroissement de nos ignorances. Le front des savoirs,
au fur et à mesure de ses avancées, découvre de nouveaux champs de re c h e rche ignorés jusqu’à maintenant. Il est comme la ligne d’horizon qui recule à
mesure que l’on avance. Il n’y a pas de connaissance
figée une bonne fois pour toutes dans un quelconque
domaine, notamment en ce qui concerne l’énergie, les
caractéristiques de l’écorce terre s t re ou encore les
interactions entre les organisations humaines et les systèmes techniques complexe s . Avancer dans ces
domaines seulement quand le risque zéro est assuré est
un non-sens qui ne peut engendrer qu’un recul de
civilisation. Que serait l’humanité si ce principe avait
été appliqué lors des grandes mutations technologiques qui ont jalonné toute l’histoire humaine ?
Le dévoiement ou pas du principe de précaution est
finalement en rapport étroit avec le niveau de
confiance qui règne dans la société. Comment sortir
de cette impasse, de la spirale de la défiance ?
LE T R AVAIL ET LE RISQUE ? LA RESPONSABILITÉ Les grandes industries
de l’énergie sont des industries à risque.Tous les salari é s , à quelque niveau qu’ils soient, le save n t . L e s
enjeux de la sûreté et de la sécurité sont omniprésents
dans le moindre de leurs gestes et encadrés par une
culture de sûreté dont les fondements sont définis par
des documents internationaux élaborés au sein de
l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique)7. Certes, la production d’énergie électrique est
l’objectif de ces entreprises, mais la culture de sûreté doit
être leur seconde nature.
Tous les accidents cités au début de ce texte montrent
que, dans le contexte de culture technique pro p re à
chaque pays dans les industries à risque, la culture de
sûreté a été défaillante et n’a pas joué le rôle de préve ntion et de vigilance qu’elle aurait dû imposer. Les pri orités économiques, la plupart du temps de productivité,
vo i re politiques, l’ont emporté sur les exigences de
sûreté, de sécurité et de protection de l’environnement.
La perception par les citoyens de ce bilan mondial
négatif des industries à risque a une conséquence. Il est
reproché aux chercheurs, aux ingénieurs et aux techniciens de jouer aux apprentis sorciers. La confiance a
maintenant disparu. La peur du progrès cède la place au
progrès de la peur. La peur est un affect qui ne se réduit
ni par le questionnement, ni par la critique, ni par le
doute ou la nuance. Elle est en partie en relation avec la
défiance créée par un environnement social mal maîtrisé par l’ensemble de la société civile.
Pourtant, notre pays, dans le domaine nucléaire, a une
expérience originale de ce point de vue. Son bilan de
sécurité et de sûreté de cinquante années d’activités
nucléaires est positif, reconnu et envié dans le monde
59
entier. Il est le résultat d’une culture de sûreté élaborée
et conceptualisée dès le début des années 1970 par le
Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et mis en
œ u v re par Électricité de France (EDF). Ces deux
entreprises appartiennent encore au secteur publ i c.
Elles ont placé la culture de sûreté en tête des critères
d’exploitation des installations, dominant les exigences
de production et de rentabilité. Dans leur complémentarité (recherche et production électrique), elles
ont su mettre en harmonie les deux logiques de rationalité scientifique et de rationalité finale présentées
succinctement dans le paragraphe précédent. Cette
culture de sûreté s’imposa aux autres entre p rises qui
participent aux activités nucléaires (celles qui constituent le groupe Areva aujourd’hui) par l’intermédiaire
d’une Autorité administrative de sûreté qui s’appuie
sur les avancées de la recherche de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (issu du CEA).
L’ e x p é rience de cinquante années d’exploitation
d’une soixantaine d’installations nucléaires en France
sans accident grave pour les salariés, l’environnement
social ou écologique, montre que cette forme d’énergie peut être maîtrisée par les hommes. Mais ce même
constat indique que cela a été rendu possible par une
vigilance et par un souci d’amélioration permanents
de la sûreté et de la sécurité qui doivent constituer la
priorité de toutes les forces productives qui mettent en
œuvre cette technologie, au-delà des critères de productivité et de rentabilité.
L’avenir nous assure-t-il que cette exigence sera prise
en compte ? Il n’est pas possible de répondre positivement à cette question. Pourquoi ? Cette organisation
originale dans le monde est aujourd’hui remise en
cause par la pr ivatisation et par l’ouve rt u re à la
concurrence du marché de l’énergie. Il convient d’expliciter cette affirmation aux deux niveaux de l’interaction du risque avec la société : celui des entreprises
face au risque, et celui de la société civile face au
développement technologique.
L’ENTREPRISE FACE AUX RISQUES Pour gérer le risque, les hommes
et les femmes de la production utilisent leur capacité
cognitive et leurs compétences professionnelles, mais aussi
leur subjectivité, c’est-à-dire le sens qu’ils ont de leur
responsabilité. Ces deux exigences de la gestion du risque
sont engagées sur le plan individuel de chaque salarié,
quel que soit son niveau hiérarchique, de l’ouvrier au
cadre, mais aussi sur le plan collectif au travers d’une
interdépendance cognitive et émotionnelle des indiv idus tissée par un lien social qui n’est jamais acquis définitivement. Il se construit dans la durée au trave rs de la
reconnaissance du rôle de chacun – ou se délite.
Or ce système de valeurs est aujourd’hui menacé par
la privatisation et par l’ouverture à la concurrence du
marché de l’énergie. Il n’est plus partagé de manière
u n a n i m e, pour des raisons dive rses qui tiennent
notamment aux choix économiques, f i n a n c i e rs ,
sociaux effectués, et qui remettent totalement en cause
les repères des salariés. Dans un contexte social mobilisé sur la réduction des effectifs des entreprises et la
pression sur les rémunérations pour conquérir les marchés mondiaux et valoriser les dividendes des actionn a i re s , l’exploitation capitaliste détruit le pro c e s s u s
d’identification de la valeur du trava i l , car le statut
même de la présence humaine y est remis en cause.
Or le risque industriel, du fait d’une complexification
des interdépendances techniques, n’a pas de parade
globale strictement technique. S’il en avait, l’usine sans
hommes fonctionnerait, ce qui n’est pas le cas. L’ i n g éniosité humaine et son sens des responsabilités sont
donc indispensables.Toute la question est de savoir si
cette responsabilité est délibérée et négociée dans le
collectif (l’entreprise) ou si elle est fractionnée et
imposée par l’autorité qui en décide. Sous la pression
des exigences de la pro d u c t iv i t é , les responsabilités
sont aujourd’hui de plus en plus distribuées sans qu’à
aucun moment la question des moyens pour les assumer puisse être évo q u é e. Il peut s’ensuiv re une
absence de maîtrise des contraintes de travail, suscept i ble de générer dépre s s i o n s , tentatives de suicide et
effroi durable.
La compétence est elle-même en difficulté du fait de
la crise des collectifs de travail. Elle est le produit d’une
politique d’individualisation vo l o n t a i rement exacerbée de la performance et de la rémunération et d’une
segmentation du salariat due au turn over des chefs, aux
sédentaires locaux et à la sous-traitance qui extern alise les compétences et entraîne une perte considérable
de connaissances. Cette crise du collectif a des conséquences majeures, puisqu’elle met en cause les ressorts
mêmes de la transmission des savoirs, de la qualité et
de la sûreté. Si les collectifs ne sont plus en mesure de
jouer leur rôle de « creuset d’une culture » et si le rapport physique à la machine n’est plus suffisant, seule
persiste la formation purement scolaire du métier.
Paradoxalement, l’entreprise dispose ainsi de plus en
plus d’agents qualifiés et diplômés, mais de moins en
moins d’agents compétents. Il n’est en effet pas de
compétence professionnelle qui se conçoive hors d’un
collectif.
La question de la responsabilité dans l’application du
principe de précaution ne se pose donc pas qu’au seul
niveau de la responsabilité morale au regard in fine des
conséquences constatées dans la mise en œuvre des
technologies. Elle se pose aussi au niveau de la manière
dont elles sont mises en œuvre. Cela passe par des
avancées nouvelles dans les cri t è res de gestion des
60
entreprises et dans la répartition des pouvoirs entre le
capital et le travail.
LA SOCIÉTÉ CIVILE FACE AU DÉVELOPPEMENT TECHNOLOGIQUE Les rapports entre les forces pro d u c t ives et la science et la
technologie se sont profondément transformés depuis
trente ans. Jusqu’à une période encore récente, les
découvertes et les inventions ne rentraient dans la vie
courante d’un grand nombre de gens qu’après une
longue période d’incubation dans les sociétés. Leur
introduction massive dans les forces pro d u c t ives, soit
dans les processus, soit dans les pro d u i t s , intervenait
bien après leur découverte. Les sociétés, la grande
masse des populations, avaient le temps de les assimiler.
Les cultures avaient le temps de digérer les transformations issues des productions de la science.
To u t e f o i s , depuis le début de l’histoire humaine
connue, chacun a pu constater que ce temps de digestion culturelle, d’incubation du savoir, de gestation de
la technologi e, s’est progre s s ivement réduit. L e
XXe siècle a vu ce délai de latence se réduire pour finalement s’annuler et s’inve rser pendant la période charn i è re du passage au XXI e s i è c l e. A u j o u rd ’ h u i , cette
accélération des savoirs scientifiques et techniques précède l’évolution des cultures et leur impose plusieurs
changements de repères et de valeurs au cours d’une
vie. Le développement des forces pro d u c t ives nécessaires pour répondre aux besoins humains doit maintenant maîtriser cette inversion des dynamiques entre
l’accroissement des connaissances et la subjectivité8
humaine. Comment peut-on le faire ?
L’image de la science et de la technologie s’est dégradée dans un corps social qui, par ailleurs, émet de nouvelles attentes. La perception des risques diverge entre
p u blic et scientifiques, créant un malaise qui peut
re m e t t re en cause le statut d’expert. Le corps social,
qui exprime le besoin de reconnaissance de ses savoirs
et gisements de connaissance, a en même temps
besoin d’informations pour constru i re son opinion sur
le niveau de maîtrise des risques atteint par la société.
Il veut connaître les enjeux de toute nature qui peuvent bouleverser sa vie et les rapports sociaux, tant
dans le développement scientifique que dans l’apparition d’innovations technologiques. Il veut donner son
avis et participer aux décisions re l a t ives aux choix
t e c h n o l ogiques opérés par la société. La question
posée est celle d’une réelle a p p r o p riation sociale du
développement scientifique et technologique afin que
tout un chacun puisse pre n d re ses responsabilités en
toute connaissance de cause.
La question n’est pas simple. Elle passe par une certaine transparence de l’information, sans restriction, ce
qui met en cause implicitement le secret industriel et
l’obligation de réserve imposée aux fonctionnaire s
chargés de l’évaluation des risques. Elle suppose un
développement de la culture scientifique et technique
de tous les citoye n s . Elle demande une information
honnête et objective sur tous les enjeux du développement technologique et de l’innovation. Le secteur
public des industries à risque pourrait se voir confier
une fonction supplémentaire d’agent actif de cette
appropriation sociale du développement scientifique
et technique. Les avancées de notre civilisation sont à
ce prix.
CONCLUSION Le développement technologique, comme
moyen de réponse aux besoins énergétiques mais objet
de défiance du corps social, nous place face à un
risque bien plus global, celui d’un recul de civilisation.
Il est d’autant plus important que les technologies de
l ’ é n e r gie ne sont pas seules en cause. D ’ a u t re s
domaines de la connaissance s’y trouvent confrontés.
Le génie génétique, la biologie, les nanotechnologies
présentent des caractéristiques sembl a bles à celles de
l’énergie qui cristallisent les peurs du XXIe siècle.
Il est par ailleurs mondialisé, car, pour sortir de leur
misère et engager leur développement, de plus en plus
nombreux, les pays du Sud réclament le droit de développer les technologies à risque de l’énergie qui peuvent garantir une certaine indépendance. Mais, en plus
des risques liés aux activités civiles, ils y ajoutent les
risques de prolifération qui dominent aujourd’hui l’actualité internationale.
La dimension du risque est telle, aujourd’hui, qu’elle
ne peut plus justifier l’essence du capitalisme : les profits en contre-partie des risques pris.
La porte de sortie de ce défi passe par la responsabilité
des citoyens comme des communautés humaines. Ce
mot est le cœur de notre avenir. •
1. « N o t re avenir à tous », rapport de la Commission mondiale sur
l’environnement et le développement présidée par Mme Gro Harlem
Brundtland, publié en français en 1989 aux éditions du Fleuve.
2. P. 338 dans collection Agora aux éditions Calmann-Lévy.
3. Les déchets ultimes constituent la partie non valorisable, dans l’état
actuel des techniques et de nos connaissances, des combustibles usés.
4. Cette fiction suppose que le cœur fondu traverse la cuve, puis l’enceinte de confinement, et s’enfonce dans l’écorce terrestre pour ressortir aux antipodes.
5. La présentation de ces trois types de logique s’inspire d’un exposé
de Bernard Chevassus-au-Louis, ancien président du conseil d’administration de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments
(AFSSA).
6. On se reportera pour ce constat à l’entretien entre Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, et Catherine Halpern, « Vers
des démocraties de défiance », p u blié dans les grands dossiers de la
revue Sciences humaines, n° 6, mars-avril-mai 2007.
7. Le plus important d’entre eux est celui relatif à la culture de sûreté,
dans la collection Sécurité n° 75-INSAG-4, 1991.
8. La subjectiv i t é , en pre m i è re approximation, peut être comprise
comme le système de valeurs et de repères engagés dans les activités de
chaque individu en prenant en compte ses capacités émotionnelles et
affectives qui en gèrent les enjeux.
61
62
DOSSIER
La lutte contre le réchauffement
CRISE ÉNERGÉTIQUE :
IL N’EST PAS TROP TARD
POUR S’EN SORTIR !
d
FRÉDÉRIC MARILLIER*
énergies fossiles, sont en train de réchauffer l’atmosphère et menacent les équilibres climatiques que nous
connaissons depuis des siècles. L’enjeu d’ici le milieu
du XXIe siècle est de limiter à 2 °C, en moyenne plan é t a i re, ce réchauffement. Au-delà, les déséquilibre s
engendrés seront catastrophiques et insurm o n t a bl e s
pour nos sociétés. Il est aussi de plus en plus évident
que ses conséquences dépassent très largement la
s p h è re env i ronnementale stricte pour percuter les
enjeux sociaux, de santé, d’alimentation, de développement, de migrations, et d’économie.
Tomber dans un catastrophisme passif ne sert à rien.
Il n’est pas trop tard pour éviter le pire, et le défi est à
la fois clair et immense : nous devons diviser par deux
nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 à
l’échelle mondiale, et par quatre dans les pays développés, principaux pollueurs actuels et historiques.
Cette réduction doit commencer maintenant, car il
faut compter avec l’inertie du système : tout retard
dans l’action diminuera d’autant nos chances de limiter le réchauffement à 2 °C. Un re t a rd de dix ans
entraînerait, par exemple, un doublement des réductions d’émissions nécessaires en 2025. Une ru p t u re
claire et une importante dynamique de chasse au CO2
d o ivent donc avoir lieu dans les deux pro c h a i n e s
décennies pour renverser la tendance.
LE PAYSAGE ÉNERGÉTIQUE MONDIAL La simple observation du
paysage énergétique mondial montre la domination
des énergies fossiles (pétro l e, gaz et charbon) et des
pays développés dans la consommation d’énergie. Ce
double déséquilibre est en grande partie à l’origine de
la crise énergétique et devra être surmonté.
ans les années à venir, nos sociétés
vont devoir re l ever un défi majeur : celui de
l’énergi e. Conséquence de la révolution industrielle, la consommation d’énergie s’est dangereusement emballée depuis la seconde moitié du
XXe siècle. L’importante dépendance qui l’accompagne génère de fortes contraintes (accès aux re ssourc e s, balance commerciale) sur nos pays, que
l’on ignore au quotidien en faisant son plein d’essence ou en allumant la lumière. Elle nous fait
aussi souvent fermer les yeux sur des catastrophes
écologiques (marées noires, accidents ou déchets
nu c l é a i re s, d e s t ruction de la biodiversité) ou
sociales (guerres du pétrole, exploitation des pays
du Sud).
Nos économies sont fondées sur une croissance dopée
aux énergies, au premier rang desquelles les énergies
fossiles. Pourtant, les prochaines décennies vont voir
ces ressources s’épuiser. Le spectre de la pénurie rend
les marchés hautement spéculatifs et volatils. Les tensions dans les régions d’approvisionnement s’exacerbent, au Moyen-Orient, en Russie ou au Venezuela.
C l a i re m e n t , la sécur ité d’approvisionnement en
pétrole est deve nue la priorité et le déterminant en
m a t i è re de géopolitique, avec son avatar nu c l é a i re
m i l i t a i re (de manière tant offensive – É t a t s - U n i s ,
France, Grande Bretagne – que défensive – Iran).
Mais tout comme la fin de l’âge de pierre n’est pas
intervenue parce qu’il n’y avait plus de pierres, la fin
de la société du pétrole arrivera avant l’épuisement des
ressources. Car un danger plus grand nous menace.
Plus personne ne l’ignore, nous devons faire face à une
crise environnementale majeure naissante : le dérèglement climatique. Les nombreuses études et le consensus scientifique inter national sont clairs : l e s
importantes émissions de gaz à effet de serre dues aux
activités humaines, et notamment la combustion des
* Responsable de la campagne nucléaire de Greenpeace France.
63
TABLEAU 1a.
Répartition de la consommation finale d’énergie
TABLEAU 1c.
par région en 2004
Production d’énergie primaire mondiale
en 2004 (Mtep)
Pays de l’OCDE
50 %
dont Amérique du Nord
Charbon
2 776
25,1 %
dont Europe
17,4 %
25 %
Pétrole
3 955
34,3 %
dont Pacifique
7,6 %
Gaz naturel
2 307
20,9 %
Ex-URSS
8,4 %
Nucléaire
714
6,5 %
Moyen-Orient
4,2 %
Hydraulique
241
2,2 %
Europe hors OCDE
0,9 %
Biomasse et déchets
1 173
10,6 %
Chine
13,7 %
Autres renouvelables
57
Asie (hors Chine)
12,1 %
Total
11 059
Amérique latine
5%
Afrique
5,7 %
Total
100%
Source :AIE
Enfin, concernant les sources d’énergie utilisées à
l’échelle mondiale, la prédominance du pétro l e, du
charbon et du gaz est flagrante. Ces trois re s s o u rc e s
représentent 80 % de la production primaire d’énergie. C’est dire si nous sommes « accros » au fossile. Il
est intéressant aussi de constater que le nu c l é a i re ne
représente que 6,5 % de la production mondiale
d’énergie.
LE CAS PAS SI SPÉCIFIQUE DE LA FRANCE En France, les discours
mélangent souvent énergie et électricité, et électricité
et nu c l é a i re. On entend, par exe m p l e, souvent que
notre pays dépend à 80 % du nucléaire. Si la France
est bien le pays le plus nucléarisé du monde, il ne faut
cependant pas tout exagére r. Le parc des cinquantehuit réacteurs fournit environ 80 % de notre production d’électricité, mais ne subvient qu’à 17 % de la
consommation finale d’énergie de notre pay s . C’est
beaucoup moins que le pétro l e, qui reste de loin
l’énergie dominante avec près de la moitié de notre
consommation.
En France, le taux d’indépendance énergétique est
officiellement établi autour de 50 %. Ce chiffre est très
contestable de par le choix des conventions choisies. Il
est pourtant largement utilisé dans les discours politiques ou publicitaires pour affirmer que la moitié de
l’énergie en France provient de re s s o u rce nationale,
dont l’essentiel est à mettre au bénéfice du nucléaire.
La méthode de calcul de ce taux prend en compte,
pour établir les équivalences entre énergies, non pas
l’électricité produite par le réacteur, mais la quantité
de chaleur produite par ce même réacteur. Or seul un
tiers de cette chaleur est converti en électricité. Ce
n’est pas le cas pour l’hydraulique ou l’éolien, pour
qui seule l’électricité fournie est prise en compte dans
les équiva l e n c e s . Cette convention a pour conséquence de surévaluer le parc du nucléaire en comptabilisant la chaleur qui va réchauffer les petits oiseaux
ou les poissons du coin.
Source : Agence internationale de l’énergie (AIE).
À eux seuls, les pays de l’OCDE, qui re p r é s e n t e n t
moins de 20 % de la population mondiale, c o n s o mment la moitié de l’énergie, et, par voie de conséquence, rejettent la moitié des émissions de gaz à effet
de serre. L’Amérique du Nord, avec 5 % de la population mondiale, consomme 25 % de l’énergie !
TABLEAU 1b.
Usage de l’énergie finale en 2004 en Mtep
(mégatonne équivalent pétrole)
Transport
1 974
25,8 % (21 % en 1973)
Industrie
2 058
26,9 % (33 % en 1973)
2 933
38,4 % (31 % en 1973)
Résidentiel/tertiaire/
agriculture
Autres (utilisation
non énergétique)
679
Total
7 644
0,4%
100 %
8,9 % (6 % en 1973)
100 %
Les usages de l’énergie sont à peu près globalement
répartis entre les transports, l’industrie et un « pôle »
groupant la consommation liée à l’habitat (résidentiel
et tert i a i re) et l’agri c u l t u re. Il faut cependant noter
que, depuis le début des années 1970, l’industrie a
perdu en part relative de la consommation d’énergie,
alors que les transports et l’habitat ont fortement progre s s é . C’est une tendance de fond importante à
prendre en compte dans le cadre de la lutte contre le
dérèglement climatique.
64
D’autres méthodes de calcul plus pertinentes et plus
réalistes quant à la considération des différentes énergies montrent que notre indépendance réelle n’atteint
que la valeur de 36 % si l’on considère les besoins en
énergie pri m a i re (dont 22,6 % grâce au nu c l é a i re,
11,2 % grâce aux renouve l a bles et au grand hy d r a ulique, et 2,2 % grâce aux énergies fossiles), voire 29 %
si l’on compare le taux de couverture de la consommation finale d’énergie1.
Quelle que soit la méthode utilisée, il est de plus admis
que la production électrique nu c l é a i re est une production nationale. Pourtant, depuis 2001, la totalité de
l’uranium est importée, car plus aucune mine n’est
exploitée en France !
L’indépendance énergétique de la France grâce au
nucléaire est donc plutôt un mythe qu’une réalité. De
plus, notre parc nucléaire ne nous a pas rendus moins
dépendants au pétrole que nos voisins. La consommation de pétrole par habitant de la France est en effet
très proche de celle de l’Européen moyen (re s p e c t ivement 1,50 contre 1,57 tep/an). Cette dépendance s’est
démontré dernièrement quand la France, exactement
de la même manière que ses voisins, a été touchée de
plein fouet par les très importantes hausses du prix du
baril qui se sont traduites par l’explosion de la facture
pétro l i è re française en 2006 (37 m i l l i a rds d’euro s ) , à
peine compensée par les exportations d’électricité
nucléaire (2,6 milliards d’euros).
En conclusion, la France reste très dépendante des
produits pétroliers, notamment dans le domaine des
transports (97,5 % de la consommation du secteur) et
a de plus développé une deuxième dépendance très
s p é c i f i q u e : celle du nu c l é a i re pour la pro d u c t i o n
d’électricité.
Cette importante clarification sur la supposée indépendance énergétique de la France faite, regardons à
quoi re s s e m ble le paysage énergétique français à travers les chiffres de la consommation d’énergie par
source et par secteur.
nance des énergies fossiles (71 %) dont la plus grande
part vient des produits pétroliers (45 % à eux seuls).
L’électricité ne représente que 23 % de notre consommation d’énergie, dont 17 % pour le nucléaire.
TABLEAU 2 b.
Consommation finale d’énergie en France
en 2005 par secteur en (Mtep)
Industrie (hors sidérurgie) 39,1
3,8 %
72,2
44,9 %
Gaz naturel
35,4
22,1 %
Électricité
36,4
22,7 %
Énergies renouvelables
10,5
6,5 %
Total
160,6
100 %
68,2
42,5 %
Agriculture
2,9
1,8 %
Transports
50,4
31,4 %
Total
160,6
100 %
TABLEAU 2c.
Production d’électricité par source en France
en 2006 en TWh
Nucléaire
428,7
Thermique classique
54,0
78,1 %
9,8 %
Hydraulique
60,9
11,1 %
Autres énergies renouvelables
5,5
1%
dont éolien
2,2
0,5 %
Total
549,1
100 %
Source : RTE (Réseau de transport de l’électricité).
Regardons maintenant le secteur de l’électricité qui
fait la particularité de notre pays. Le tableau 2c illustre
l’exception française avec 78 % de notre électricité
produite à partir de centrales nu c l é a i re s . À titre de
comparaison, ce pourcentage est d’environ 33 % en
Europe et 17 % dans le monde, comme vu précédemment.
Les énergies renouvelables (hors hydraulique) sont à
la traîne avec un pauvre 1 %, dont la moitié pour l’éolien. Ce chiffre nous éclaire sur l’hypocrisie de certains
décideurs qui disent s’inquiéter de la part de l’éolien
pour la stabilité de notre réseau électrique. Avec une
production de 2,2 TWh, l’éolien est encore une énergie totalement margi n a l e, et l’effor t à fa i re est
immense pour rattraper notre re t a rd sur des pay s
comme l’Allemagne, le Danemark ou l’Espagne.
Enfin, il faut noter que les centrales thermiques (fioul
et charbon essentiellement) jouent encore un rôle
en 2005 par source (Mtep)
6,1
3,4 %
Résidentiel-tertiaire
Les secteurs de l’habitat et des transports à eux deux
représentent près de 75 % de la consommation
d’énergie en France. Quant à l’industrie, elle tient une
place moins importante qu’on ne le croit souvent avec
24 %.
TABLEAU 2a.
Pétrole
5,5
Source : Observatoire de l’énergie.Valeur corrigée du climat.
Consommation finale d’énergie en France
Charbon
24,3 %
Sidérurgie
Source : Observatoire de l’énergie.Valeur corrigée du climat.
Comme au niveau mondial, on constate la prédomi-
65
important, presque équivalent à l’hydraulique.
tertiaire sont les principaux postes de consommation
(75 % de la consommation) ; que le nucléaire a une
place significative mais moins prédominante qu’on
veut nous le faire croire (17 % de la consommation), et
qu’il est loin d’assurer notre indépendance ; et enfin
que le système électrique français, ultra centralisé, est
très peu efficace (plus de dix-huit réacteurs ne fonctionnent pas pour notre consommation d’énergie).
LA PRIORITÉ À L’EFFICACITÉ ET À LA SOBRIÉTÉ ÉNERGÉTIQUE Face à ce paysage énergétique et au constat des contraintes et
menaces évoquées au débu t , il est important de
prendre conscience que le modèle énergétique actuel
ne peut plus durer. Les travaux de prospectives et de
scénarios montrent en effet qu’une attitude de laisseraller nous mènerait à une situation insoutenable avec
une explosion des consommations et des émissions de
gaz à effet de serre. À l’inverse, nous disposons d’une
marge de manœuvre pour le futur : la maîtrise de la
demande d’énergie. À l’horizon 2050, cette maîtrise
peut perm e t t re de diviser par deux les besoins énergétiques par rapport à un scénario fondé sur les tendances actuelles. C’est une marge de manœuvre bien
plus importante que ne le permettrait n’importe quel
d é veloppement d’une technologie de pro d u c t i o n
(nucléaire, renouvelables, fossiles). C’est donc un choix
de tout premier ordre et une priorité absolue. C’est la
moitié de la solution !
Trop souvent pourtant, cette maîtrise de la demande
est résumée à une liste de gestes éco-citoyens qu’il suffirait d’inciter à travers des campagnes d’information
et de sensibilisation. C’est en fait une démarche bien
plus profonde et plus globale qu’il faudrait enclencher
et qui remet en cause notre approche de l’énergie.
Il convient en effet de passer d’une approche aujourd’hui fondée sur l’abondance, sur le gâchis et le faible
coût, à une approche basée sur la rareté, la sobriété et
l’efficacité, car l’énergie est un bien précieux et limité.
À l’intér ieur de la maîtrise de la consommation
d ’ é n e r gi e, on peut identifier trois domaines. To u t
d’abord, la sobriété qui consiste à utiliser rationnellement l’énergie. C’est la fameuse « chasse au gaspi ».
Ces petits gestes de bon sens sont bien connus et font
l’objet de vastes campagnes médiatiques. Il sembl e
malheureusement qu’il est plus difficile de perdre des
m a u vaises habitudes que de les pre n d re, un peu à
l’image de la cigarette et de toutes les drogues…
Vient ensuite l’efficacité énergétique des appareils et
outils que nous utilisons et qui consomment de
l ’ é n e r gi e. L’ e xemple le plus connu est la fa m e u s e
ampoule fluorescente compacte (ou à basse consommation) qui consomme cinq fois moins d’énergie que
l’ampoule classique à filament. L’Australie vient, par
exemple, d’interdire la vente des ampoules à incandes-
TABLEAU 2 d.
De la production à la consommation (TWh)
549,1
100 %
(solde exportateur)
63,3
11,5 %
Énergie soutirée pour le pompage
7,4
1,3 %
478,4
87,1 %
Production nette
Électricité exportée
Consommation intérieure
Pertes sur les réseaux
Consommation nette
32,0
5,8 %
446,4
81,3 %
12,1
2,2 %
434,3
79,1 %
Autoconsommation des sites
de production
Consommation finale
des consommateurs
Source : RTE.
Le tableau 2d est intéressant pour analyser la fa i bl e
efficacité de notre système électrique, système hyper
centralisé et organisé autour de grosses centrales de
production desservies par de grandes lignes à haute et
très haute tension.
Le rendement global du système électrique français est
inférieur à 80 %. C’est-à-dire que plus de 20 % de la
production d’électricité ne sert pas aux consommateurs finaux. Cette électricité est soit :
– perdue, avec près de 6 % de perte en ligne, c’est-àd i re la production annuelle de cinq réacteurs de
900MW ;
– autoconsommée par les centrales ou elle sert à
remonter de l’eau dans les barrages (3,5 %, soit plus
de deux réacteurs nucléaires !) ;
soit exportée.
En 2006, la France a exporté près de 90 TWh, un
record mondial, aucun pays n’ayant autant d’excédent
électrique. Cette exportation représente la production
de plus de quatorze réacteurs de 900 MW, ou encore
plus que la production d’électricité belge. Ces exportations font la fierté de certains de nos décideurs,
comme si l’électricité était une matière pre m i è re
nationale. Mais ils oublient toujours de mentionner les
pollutions et surtout les déchets nucléaires qui resteront sur notre territoire.
La France ayant aussi importé de l’électricité de nos
voisins (lors des pics de consommation principalement), le solde d’exportation se situe à hauteur de
63,3 TWh. Soit tout de même 11,5 % de la production nationale et l’équivalent de la production de dix
réacteurs.
Pour résumer le paysage énergétique quantitatif français, il faut retenir que le pétrole reste notre principale
source d’énergie (45 % de la consommation d’énergie) ; que les secteurs du transport, du résidentiel et du
66
cence. Si l’Europe faisait de même, c’est l’équivalent
de vingt-cinq centrales électriques qu’on pourrait
arrêter ! A u t re exemple important, nos vo i t u re s . Un
4x4 consomme deux ou trois fois plus qu’une petite
voiture citadine. Et les constru c t e u rs savent parfa i t ement faire des vo i t u res qui consomment 3 litres aux
100 km. Po u rquoi ne le font-ils pas ? En allant plus
loin, le mode de transport est aussi très important : un
trajet Paris-Marseille en TGV consomme deux fois et
demie moins d’énergie qu’en voiture et quatre fois
moins qu’en av i o n ! On pour rait multiplier les
exemples par centaines dans l’électroménager, l’informatique, le logement, l’industrie…
Enfin, le troisième domaine concerne l’efficacité du
système de production et de distribution de l’énergie.
Avec un rendement de 33 % environ, nos réacteurs
nu c l é a i res (comme nos moteurs de vo i t u re s !) sont
ainsi loin d’être une technologie de pointe comparés à
une centrale à gaz combiné qui peut atteindre un re ndement de 60 à 70 %, ou encore une unité de cogénération (gaz ou biomasse) qui peut pro d u i re
électricité et chaleur avec un rendement global allant
jusqu’à 90 % . De même, un système énergétique
décentralisé et proche des lieux de consommation
fournit un rendement plus grand qu’un système aussi
centralisé comme notre réseau électrique. Rappelons
ici que l’équivalent de la production de cinq réacteurs
nucléaires est perdu sur les lignes THT au cours d’une
année ! En France, l’association Négawatt a développé
un scénario énergétique fondé principalement sur la
maîtrise de la demande, qui met la priorité sur l’efficacité énergétique et sur la sobriété. Loin de parier sur
une révolution technologique, ce scénario évite toute
utopie scientifique et repose sur des techniques existantes. Il se base sur une série de mesures dans de
nombreux domaines (recherches, bâtiments, transport,
énergies renouvelables, éducation…) et sur de nombreuses mesures de différentes formes (réglementaires,
financières, structurelles, incitations, sensibilisations).
Par exe m p l e, une mesure phare consiste à lancer un
vaste plan de rénovation et d’isolation du parc immobilier ancien. Gain espéré : entre une habitation antéri e u re aux années 1970 et une autre constru i t e
aujourd’hui, les besoins d’énergie pour le chauffage
varient du simple au quadruple.
Cette approche nous éloigne du débat franco-français
qui se concentre habituellement sur la question de
s avoir s’il f aut constru i re un nouveau réacteur
nu c l é a i re, une centrale à gaz, ou implanter des
éoliennes. Débat stérile mais surtout à côté des enjeux
les plus importants.
Le scénario Négawa t t , qui n’a jamais été remis en
cause, permettrait, si les propositions qui l’accompa-
gnent étaient mises en place, de diviser par quatre les
émissions de gaz à effet de serre de la France, tout en
arrêtant le parc de centrales atomiques dès 2030. Et,
bien sûr, dans ce cadre, nul besoin de nouveau réacteur nucléaire.
À l’échelle internationale, il existe aussi des scénarios
qui permettent d’atteindre les objectifs de div i s i o n
des émissions de C02.Tous passent par une forte politique de maîtrise et de diminution de la demande
d’énergie. Le dernier rapport de l’AIE, rendu publ i c
le 7 nove m b re 2006 prévoit, par exe m p l e, dans son
scénario tendanciel une multiplication par près de
1,5 de la consommation d’énergie finale d’ici à 2030
et une augmentation par deux (soit 100 % d’augmentation) par rapport à 1990 des émissions de CO2,
alors qu’il faudrait une diminution de 30 % dans nos
pays d’ici là !
D’ici à 2050, les scénarios globaux prévoient plus
qu’un doublement de la consommation, passant de
11 000 Mtep à 25 000 Mtep. À l’inverse, avec un scénario fondé sur la demande et les services nécessaires,
on stabilise autour de 12-13 m i l l i a rds de tep sur la
période, soit un facteur deux par rapport aux autre s
scénarios !
Sans s’inonder des chiffres de ces scénarios et sans faire
de calculs savants, il paraît évident, même de manière
intuitive, que le meilleur remède face à notre excès de
consommation d’énergie est un régime str ict et
constant sur le long term e. Que ce soit pour lutter
contre les changements climatiques, contre le prix du
pétrole, contre l’épuisement des ressources, pour une
plus grande indépendance énergétique, c o n t re les
risque d’accident et les déchets, b ref pour minimiser
les nombreuses et dangereuses contraintes liées à notre
consommation effrénée d’énergie, le plus simple et le
plus efficace est de la réduire.
De plus, la maîtrise de notre consommation n’est pas
seulement l’option la plus efficace, c’est aussi l’option
la moins chère. « En moyenne, 1 dollar investi dans un
équipement ou appareil électriques plus efficaces évite
plus de 2 dollars d’investissement dans une infrastructure de pro d u c t i o n , de transport ou de distribution
d’énergie », estime Claude Mandil, le pourtant très
nucléophile directeur exécutif de l’AIE2.
LE POTENTIEL DES RENOUVELABLES Si les re n o u ve l a bles sont
aujourd’hui reconnues, elles sont toujours minimisées.
Pourtant, la nature met à notre disposition dive rses re ssources librement accessibles pour produire de l’énergi e. La question consiste surtout à savoir comment
convertir la lumière du soleil, le vent, la biomasse ou
l’eau qui coule en électricité, chaleur ou autre énergie
de façon aussi efficace, durable et rentable que possible.
En moyenne, au niveau planétaire, l’énergie fournie
67
par les rayonnements solaires atteignant la Terre s’élève
à environ 1 kilowatt par mètre carré. Selon l’Association de recherche sur l’énergie solaire, l’énergie fuse
des sources d’énergie re n o u ve l a bles à un ry t h m e
3 078 fois supérieur à nos besoins actuels au niveau
mondial. En une journ é e, la lumière du soleil qui
atteint la Terre produit suffisamment d’énergie pour
satisfa i re les besoins énergétiques mondiaux actuels
pendant huit ans. Même si seule une petite partie de
ce potentiel est techniquement exploitabl e, c ’ e s t
e n c o re suffisant pour fournir près de six fois plus
d ’ é n e r gie que ce dont le monde a actuellement
besoin.
LE NUCLÉAIRE : UNE DANGEREUSE DIVERSION Face à l’enjeu majeur
de la crise énergétique et climatique, les défenseurs du
nu c l é a i re présentent l’atome comme une véritable
arme de destruction massive des émissions de CO2.
Pourtant, si les centrales nu c l é a i res émettent en effet
peu de gaz à effet de serre, présenter le nu c l é a i re
comme un outil au service de la lutte contre les dérèglements climatiques est un raccourci mensonger et
dangereux.
Il faut rappeler que le nucléaire, avec quatre cent quarante-cinq réacteurs au niveau mondial, ne représente
que 3 % de nos consommations d’énergie. Pour avoir
une influence significative, il faudrait donc multiplier
de manière extrêmement importante la part du
nucléaire.
Or le nucléaire a une utilisation très limitée. Il ne peut
pro d u i re que de l’électricité, qui représente environ
un quart de nos besoins (22,7 % en France) et n’est
efficace et rentable qu’en fonctionnement en base.
C’est-à-dire que le nucléaire ne peut être utilisé pour
couvrir au mieux que de 10 à 15 % de nos besoins
énergétiques.
Ce constat a d’ailleurs été fait pour la France par le
groupe Facteur 4 mis en place en 2005 par les
ministres de l’Industrie et de l’Écologie. Dans son rapp o rt , le groupe estime en effet que « l ’ é n e r g i e
nu c l é a i re en Europe représente 6 % de l’énergie finale,
2 % dans le monde, 17 % de l’énergie finale en France.
Au vu de ces pourc e n t a g e s , il n’apparaît pas justifié,
pour bâtir une stratégie climat, de centrer le débat sur
l’énergie nucléaire3 ».
Si l’on voulait néanmoins jouer la carte du nucléaire
et couvrir ces 15 % d’énergie avec de l’électricité
nu c l é a i re, il faudrait constru i re plusieurs milliers de
réacteurs sur tous les continents, Afrique et MoyenOrient inclus. Cela n’irait pas sans poser des problèmes
incompressibles de risque et décuplerait le problème
déjà insoluble des déchets nucléaires. Cela poserait surtout un pro blème majeur en termes de prolifération
nucléaire. Le miracle nu c l é a i reaurait en fait des allures
de cauchemar atomique. Sans entrer dans un exercice
de fiction, il est facile de se rendre compte qu’un développement massif du nucléaire paraît incompatible avec
la volonté de vivre dans un monde sûr et en paix.
Rappelons une autre réalité très terre à terre : l’uranium est une ressource finie tout comme le pétrole, le
gaz ou le charbon. Les réserves actuelles sont estimées
sur la base de l’utilisation actuelle, à soixante ans4, soit
le même ordre de grandeur que pour le gaz. Une
multiplication du re c o u rs au nu c l é a i re diminu e r a i t
d’autant la durée des réserves. Et, à moins de parier sur
le développement d’une nouvelle génération de réacteurs en 2040-2050 que l’on nous promet depuis déjà
plus de cinquante ans et qui utiliserait une autre ressource, l’aventure nucléaire pourrait bien finir par une
panne sèche.
Enfin, la voie nucléaire est très peu réaliste, car elle est
inadaptée aux enjeux et aux contraintes. C’est dans les
vingt prochaines années qu’il faut créer la rupture et
enclencher une diminution drastique des émissions de
gaz à effet de serre. Or les simples délais de création
d’un réacteur sont d’environ dix ans, quand ce n’est
pas plus. Ces importants délais disqualifient donc cette
technologie lourde à mettre en place.
De plus, la construction de centrales nucléaires nécessite un important réseau électrique de lignes à très
haute tension pour absorber la grosse quantité d’électricité produite en un lieu. Réseaux très chers et fragiles qui n’existent pas dans la plupart des pay s
émergents, sans compter le coût du développement
d’une industrie lourde et de personnels hautement
qualifiés à former et à payer. Le nucléaire est donc une
solution qui n’est pas universelle, contrairement aux
énergies renouvelables. Face à la crise climatique, le
pari nucléaire est donc extrêmement risqué, avec un
gain potentiel faible.
Si l’urgence climatique est là, des solutions existent
sans tenter le diable nu c l é a i re. Des solutions qui, de
plus, ont bien des avantages par rapport à l’option atom i q u e. Le nu c l é a i re n’est donc, dans tous les cas,
qu’une option, certainement pas une obligation !
ENGAGER DÈS MAINTENANT LA RÉVOLUTION ÉNERGÉTIQUE Le Conseil
européen des énergies renouvelables (Erec) et Greenpeace ont publié en février dernier un scénario intitulé [R]évolution énergétique. Vers un avenir énergétique
propre et durable.
Réalisée en collaboration avec les spécialistes de l’Institut de thermodynamique technique du Centre aérospatial allemand (DLR) et une trentaine de
scientifiques et d’ingénieurs internationaux travaillant
sur les énergies re n o u velables, ce rapport dessine la
pre m i è re stratégie énergétique mondiale qui va permettre de réduire d’ici à 2050 l’ensemble des émis-
68
sions de CO2 de presque 50 % par rapport à leur
niveau de 1990. La « [R]évolution énergétique » que
nous proposons tord le coup à un vieux préjugé selon
lequel il n’est pas réaliste d’imaginer que l’on puisse
r é d u i re de moitié les émissions mondiales de CO2
tout en maintenant un approvisionnement énergétique sécurisé abord a ble et un développement économique en progression régulière.
Le scénario [ R ] é volution énergétique ne s’appuie que sur
des technologies durabl e s . L’énergie nu c l é a i re, qui
expose les populations et l’environnement à de multiples menaces, n’y a donc aucune place. Le scénario
prévoit ainsi une sortie du nucléaire à l’échelle mondiale à l’horizon 2030 au plus tard, et montre que les
énergies renouvelables associées à une meilleure efficacité énergétique pourront répondre à la moitié des
besoins énergétiquesa mondiaux d’ici à 2050. Cette
demande énergétique mondiale aura réduit de 50 %
grâce aux mesures d’efficacité et de sobriété énergétiques préconisées par Greenpeace.
Les énergies renouvelables peuvent devenir la colonne
ve rtébrale de l’économie mondiale non seulement dans
les pays de l’OCDE, mais aussi dans les pays en développement comme la Chine, l’Inde et le Brésil. « Le
marché global des énergies renouvelables peut se développer selon un taux à deux chiffres jusqu’en 2050.
Avec les marchés de l’éolien et du solaire, qui affichent
un chiffre d’affaires de 38 milliards de dollars et doublent en taille tous les trois ans, la croissance des énergies
renouvelables suit le même chemin de développement
que les technologies de l’Internet et du téléphone portable », estime Arthouros Zervos, président d’Erec.
Ce rapport [ R ] é volution énergétique met aussi en évidence l’urgence qu’il y a à adopter ces solutions techniques et pratiques. Greenpeace appelle les décideurs à
p e rm e t t re à cette vision de devenir une réalité. I l
n’existe aucun obstacle technologique à la mise en
œuvre de ce changement de politique énergétique,
c’est une simple question de volonté politique. Alors
faisons vite avant qu’il ne soit vraiment trop tard. •
1. « Petit mémento énergétique », Les Cahiers Global Chance, janvier 2003.
2. Déclaration faite à l’occasion de la sortie du rapport pro s p e c t i f
«World Energy Outlook 2006 » de l’Agence internationale de l’énergie,
en novembre 2006, qui met en évidence la nécessité de diminuer la
demande mondiale en énergie et appelle les gouvernements à agir fortement et dès maintenant dans ce sens.
3. Le groupe Facteur 4 a été installé le 8 septembre 2005. Il était composé de trente et une personnalités choisies pour leurs compétences
dans des milieux dive rs : élus professionnels, associations, syndicats, académiques, universitaires. Il avait pour but d’étudier des propositions
de transition pour atteindre une division par quatre des émissions de
gaz à effet de serre en France en 2050. Il a rendu un rapport aux
ministres le 3 juillet 2006.
4 . S o u rce EDF (réponses au débat CPDP-EPR du
12 décembre 2005), http://www.debatpublicepr.org/participer/questions_reponses.html?id=3
69
DOSSIER
Europe et énergie
POUR UNE POLITIQUE
COMMUNE
DE L’ÉNERGIE
l’
ANDRÉ FERRON*
sur tous les États qui se contentent de leurs re n t e s
pétrolières. Où se recyclent les pétro-roubles ? Dans la
formation d’une oligarchie de potentats ou dans des
investissements productifs pour le développement de
tous les Russes ? Dans le contrôle de fleurons européens comme A i r bus ou dans du codéveloppement
dans l’énergi e, l’aérospatiale, la sidérurgie ? L’Union
européenne doit aider la Russie à passer d’une économie de « gosplan » à une économie de marché et à
la démocratie, sachant qu’à la différence de l’Europe
centrale, celle-ci ne l’a jamais connue. « La métamorphose de la Russie est en marche ; elle est pour partie
dans la main de l’Europe… », affirme Jean Lemierre.
Pour l’électricité, les rapports sont difficiles, principalement sur le dossier nu c l é a i re. Tchernobyl n’est pas
effacé, y compris en ce qui concerne les normes de
fonctionnement des centrales. La Russie se veut un
concurrent dans la construction des centrales sur le
marché mondial. Elle fait des offres pour accueillir les
déchets nu c l é a i res sur son vaste terri t o i re. Tout cela
dans un rapprochement avec les États-Unis au détriment des Européens.
Pour le gaz, l’Union cherche, d’une part, à diversifier
ses sources et ses voies de transportsavec l’Afrique et
les pays de la mer Caspienne en évitant de passer par la
Russie, mais, d’autre part, à sécuriser l’approvisionnement russe. Un dialogue Union européenne-Russie a
été mis en place en 2000, qui permet d’avancer au
coup par coup. Le résultat le plus important à l’actif
de ce dialogue est la signature du protocole de Kyoto
par la Russie. La sécurisation de l’approvisionnement
russe passe d’abord par l’arrêt des gaspillages en Russie
même. C’est le premier gisement à mettre en service.
M e t t re aux normes occidentales un seul complexe
chimique comme celui de Togliati dans l’Oural permet d’économiser l’équivalent de la consommation
mensuelle de toute la Suisse ! La coopération dans ce
domaine est en marche. Jusque-là, l’Union est relativement capable de parler d’une seule voix. Les choses
QUELS RAPPORTS À LA RU S S I E ?
Union européenne dépend de la Russie pour
30 % de ses importations de pétrole, 50 % pour le
gaz et 33 % pour l’uranium et cela ne peut
qu’augmenter1. Il n’y a pas de véritable altern ative à la Russie. Maghreb et Caspienne ne peuvent
ê t re que complémentaire s. Le Moye n - O ri e n t
pourrait s’y substituer, mais il se tourne plus vers
l’Asie, à la différence de la Russie tournée vers
l’Ouest. L’Iran le pourrait aussi, mais c’est pour
l’instant impossible politiquement. L’élargissement
déjà réalisé et celui à venir imbriquent les anciens
systèmes de l’Ouest et de l’Est européens. Inversement, la Russie ne peut pas se passer de l’Union,
ses exportations énergétiques vers l’Ouest re p r ésentent 20 % de son PIB et elle dépend de l’Occident (avec les États-Unis) pour les technologies et
sa modernisation énergétique.
L’enjeu dépasse largement l’énergie. Il s’agit de la stabilité et du développement de l’Atlantique à l’Oural.
La Russie, foyer de conflits et source d’affrontement
ou facteur de stabilité ? Jean Lemierre, président de la
Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), fin connaisseur du terrain et des
enjeux géopolitiques paneuropéens, est clair : « Quel
est l’enjeu ? Vu de Moscou, c’est la prospérité à long
terme. Les Russes savent que leur pays ne peut être un
État stable et prospère en restant un État pétrolier2. »
En re p renant l’expression de Jean-Marie Chevalier3,
directeur de Cambridge Energy ResearchA s s o c i a t e s
(CERA), on pourrait dire que l’Union doit aider la
Russie à conjurer la « malédiction pétrolière » qui pèse
* Ingénieur. Suit les questions de l’énergie au Parlement européen. Animateur du groupe de travail « Énergie » de Confrontations Euro p e, qui rassemble des expert s , des re s p o n s a bl e s
d’entreprise, des syndicalistes du secteur de l’énergie en France et
en Euro p e. Dernier ouvrage paru : Industrie fra n ç a i s e : relancer le
Défi, Messidor-Éditions sociales, Paris, 1991.
70
se gâtent lorsqu’on aborde les questions d’accès des
groupes européens aux gisements sibériens et aux
réseaux de transport vers l’Ouest. Les intérêts des États
membres de l’Union sont très différents, exacerbés par
des visions différentes de la Russie.
Cela s’explique par la diversité des approvisionnements des États membres et par des raisons historiques. À l’intérieur même des anciens membres du
Comecon, la dépendance en gaz russe est très diverse :
Hongrie et Slovaquie sont dépendantes re s p e c t ivement à 32,5 % et 27,2 % (en 2005) de la Russie pour
leur gaz, tandis que la Pologne n’en dépend que pour
7 % grâce à son charbon. L’Autriche est la plus dépendante des États membres de l’Ouest (17,7 %) avec la
Finlande (15,8 %), tandis que la France en est très peu
dépendante. Les pers p e c t ives varient aussi selon les
p ays entre ceux qui ont choisi d’abandonner le
nucléaire et les autres. Le désir de la Finlande de ne
pas accro î t re sa dépendance vis-à-vis du gaz russe a
joué dans la décision de construire une nouvelle centrale nucléaire. L’activisme d’EON-Ruhrgas en Russie
n’est pas étranger aux décisions allemandes concernant
l’abandon du nucléaire. Certains États membres cherchent à se rapprocher de la Russie sans états d’âme,
d’autres, au contraire, la diabolisent. Pour beaucoup
des nouveaux États membre s , la Russie est encore
l’Union soviétique, ils ont du mal à comprendre qu’on
puisse la considérer comme un partenaire économique
fiable et non comme un empire conquérant, d’où leur
vision « OTAN » de la sécurité énergétique. Ils veulent
couper les ponts et misent sur la Caspienne. En fait,
ce qui manque au dialogue Union européenne-Russie, c’est un nouveau dialogue interne Est-Ouest européen qui ne soit pas, selon les termes du Polonais
Witold Orlowski, d i recteur de l’École de commerce
de polytechnique à Varsovie, « un dialogue entre les
sourds et les aveugles4 ». Pour parler d’une seule voix
avec la Russie, il faut commencer par s’entendre en
interne et surmonter la fracture historique et culturelle qui subsiste.
UNE RÉGULATION GAZIÈRE À REVOIR S ’ e n t e n d re en interne est
d’autant plus nécessaire que l’approche russe est de
nature à amplifier nos divergences. Un nouvel accord
Union européenne-Russie doit être négocié pour
2007.Vladimir Poutine demande une « réciprocité
substantielle5 ». Il accepte que les opérateurs européens
accèdent aux gisements sibériens et utilisent les
réseaux russes pour exporter vers l’Europe si l’Union
propose à Gazprom l’accès à des actifs équivalents.
Attention au marché de dupes ! Offrir un vrai accès
aux réseaux européens sans discrimination à Gazprom
contre un accès précaire aux réseaux russes? Si la séparation peut être totale dans l’Union entre producteurs
et réseaux, elle ne le sera jamais en Russie. Même si
G a z p rom n’est pas formellement pro p ri é t a i re des
réseaux,Vladimir Poutine gardera la haute main sur les
réseaux et sur Gazprom. Gazprom obtiendrait un accès
garanti, tandis que celui des groupes européens pourrait être soumis au fait du prince.
En admettant que ce premier problème soit résolu, il
resterait encore à régler le deuxième : la régulation
actuelle du marché européen du gaz est biaisée. Elle
favorise les groupes gaziers occupant l’amont, dans la
production, au détriment des groupes occupant l’aval,
le transport, la distribution et la fourniture. L’obl i g ation de séparation entre le réseau et les autres activités
en concurrence oblige les seconds soit à céder totalement leurs actifs de transport, soit à les neutraliser
pour permettre aux premiers d’accéder aux réseaux et
aux marchés aval des seconds. BP, Shell, Exxon et Total
garderaient toute leur puissance financière pour inve stir dans l’exploration-production et faire encore plus
concurrence aux seconds, privés de ressources financières suffisantes pour accéder à la pro d u c t i o n . Une
telle régulation biaisée ne posait pas trop de problèmes
aux temps du gaz abondant et peu coûteux, elle en
pose beaucoup plus aujourd’hui. Les États membre s
veulent tous sécuriser leur approvisionnement en gaz,
mais tous ne possèdent pas de gisements gaziers leur
ayant permis de bâtir des opérateurs gaziers dans
l’amont. Ils rechignent à ouvrir l’accès chez eux sans
pouvoir accéder aux gisements sibériens. Comment
répondre à la « réciprocité substantielle » de Vladimir
Poutine ? Échanger l’accès aux gisements sibériens
pour BP, Shell et Total contre l’accès de Gazprom aux
marchés français, espagnol ou portugais de GDF, Gas
Natural, GDP réduits à l’impuissance par l’obligation
de se séparer de leurs réseaux ? Le danger est d’autant
plus grand que, si l’Union a les moyens de parler
d’une seule voix pour les règles du marché européen
du gaz, elle n’a pas pu empêcher les accords bilatéraux
e n t re États membres et Russie. L’Allemagne a un
accord avec la Russie, qui permet à EON-Ruhrgas
d’être le premier à accéder aux champs gaziers russes,
l’Italie également. Il suffirait à Gazprom de prendre la
nationalité italienne ou allemande pour accéder à tout
le marché européen.Tant que l’Union ne parlera pas
d’une seule voix avec la Russie, les États de l’Union
européenne seront fondés à pre n d re des mesures de
protection particulières dérogeant aux règles du marché unique au nom de la sécurité d’approv i s i o n n ement, cela empêchant en retour de progresser vers le
m a rché unique… L’Union doit à la fois se mettre
d’accord sur une vision commune de la Russie et lui
parler d’une seule voix mais revoir aussi sa régulation
interne dans le gaz.
71
PARTAGER LES CHOIX DES SOURCES D’ÉNERGIE? Un des obstacles à
une politique européenne de l’énergie et même à un
marché unique, nous l’avons vu, tient à la compétence
nationale sur le choix des sources et aux divergences
entre les Européens, en particulier sur le nu c l é a i re, qui
est la pre m i è re pomme de discord e. Un choix des
sources en codécision ou même à la majorité qualifiée du Conseil aurait de fortes chances de bannir le
nucléaire, ce que ses partisans ne peuvent accepter.
Il y a un certain consensus sur quelques éléments
concernant les sourc e s : soutien politique et financier aux énergies re n o u ve l a bl e s , aux progr a m m e s
d’efficacité énergétique, soutien financier au charbon
national, réduction des émissions de gaz à effet de
serre. E n c o re faut-il re m a rquer que, pour les énergies re n o u ve l a bles et l’efficacité, les accords ne sont
pas contraignants. Chaque État membre peut gard e r
la maîtrise de son objectif national, et il n’y a pas de
sanctions si l’objectif n’est pas atteint. L’Union arrive
à un dispositif plus contraignant en passant par des
n o r m es re l evant de la compétence marc h é
i n t é ri e u r – pour l’isolation des bâtiments, p a r
exe m p l e, ou les appareils électriques – mais cela ne
concerne qu’une partie du pro bl è m e. Le pro c e s s u s
commu n a u t a i re est à mi-chemin entre une coord ination des politiques nationales « molle », et la dire ct ive ou le règlement commu n a u t a i re « d u rs » . E n
revanche, le dispositif CO2 s’appuie sur une compétence commu n a u t a i re plus forte pour la pro t e c t i o n
de l’env i ro n n e m e n t , à partir d’objectifs nationaux
longuement négociés. Certains suggèrent d’aller plus
l o i n . É l a r gir la compétence commu n a u t a i re aux
énergies renouvelables, à l’efficacité énergétique, tout
en laissant la compétence nationale sur les autre s
s o u rc e s , comme le propose Pierre Radanne, e x - p r ésident de l’ADEME ? L’étendre à la sécurité d’approvisionnement, comme le suggère le député européen
socialiste autrichien, Hannes Swoboda ? Les propositions sont à examiner, mais en sachant qu’elles
impliqueraient de nouvelles obligations pour les
États membres qui les ont régulièrement re f u s é e s
jusqu’à présent.
L’objectif avancé par le Livre vert sur l’aspect du choix
des sources tient compte des divergences et avance
l’objectif de diversification des sources et d’un socle
minimal commun de sources pauvres en CO2 e t
a u t o c h t o n e s . En choisissant les sources d’énergi e s
renouvelables, on fait les deux : pas de CO2, pas d’importations. De même, le nucléaire ne produit pas de
CO2 et rend très peu dépendant, voire pas du tout, et
de plus il est moins cher que les énergies renouvelables. De même, le charbon national est riche en CO2
mais ne crée pas de dépendance. Le gaz russe est plus
p a u v re en CO2 mais rend plus dépendant. Chacun
serait libre de choisir ses sources pourvu que le total
européen ne dépasse pas un pourcentage maximal de
CO2 et/ou un maximum d’importations.
Le pro blème est que ce raisonnement oublie la
construction du marché unique dans laquelle les États
m e m b res sont engagés. Et le marché fait aussi son
choix de sources. Le « bouquet énergétique » actuel
est re l a t ivement homogène, de nombreux pays aya n t
fait le choix du nu c l é a i re dans les années 1 9 7 0 .
A u j o u rd ’ h u i , la perspective est différe n t e, de nomb reux États ont décidé de ne pas re n o u veler cette
expérience, même si les choses évoluent de nouveau
(comme au Royaume-Uni ou en Suède…). Les bouquets nationaux peuvent devenir beaucoup plus hétérogènes, donnant des coûts très différents alors qu’on
aurait en principe un prix unique européen.
UNE COMMUNAUTÉ POUR RÉUSSIR La situation actuelle ressemble
à celle des années 1970 marquées par les chocs pétrol i e rs : sortir d’une trop grande dépendance pétrolière,
chasser le « gaspi », avoir des idées à défaut de pétrole…
À cette époque, les réponses étaient d’abord nationales,
l’énergie nucléaire était un recours accepté, le charbon
était sale, mais le changement climatique ne posait pas
encore problème.Aujourd’hui, nous devons prendre en
compte cette contrainte environnementale, mais nous
avons un atout supplémentaire, l’existence d’une
Union européenne et non plus d’un simple Marché
commun. Saurons-nous nous servir de cet atout ? Nous
rassembler pour approfondir notre union ?
Tout commence par la définition d’une stratégie et
des objectifs que nous voulons atteindre ensembl e.
Nous pouvons opter pour une stratégie de nouvelle
croissance et de codéveloppement hardie. Il n’est pas
question de retomber dans le piège de la croissance
zéro du Club de Rome. Nous avons besoin de croissance pour réduire le chômage, financer le vieillissement et le modèle social. Mais celle-ci doit devenir
moins riche en énergie importée et en carbone et privilégier la re c h e rche-développement et l’innovation
dans des nouvelles productions et des services perm e ttant d’économiser l’énergie. Il s’agit d’élever l’efficacité énergétique dans l’industri e, le bâtiment, l e s
transports, chez les particuliers, et d’utiliser nos propres
ressources énergétiques au lieu de les importer.
En nous fixant, dans le cadre du protocole de Kyoto,
des objectifs élevés bien supérieurs à ceux du reste du
monde, nous nous créons, dans un premier temps, des
charges nouvelles qui pourraient réduire notre compétitivité dans la mondialisation, mais cela impulserait
l’innovation et re n f o rcerait notre potentiel de cro i ssance. L’Europe pourrait alors devenir un leader des
technologies de la nouvelle économie énergétique et
72
e x p o rter ses nouveaux produits et serv i c e s . N o u s
pourrions impulser une nouvelle régulation mondiale
de l’énergie et de l’environnement en partageant nos
technologies avec le reste du monde.
Nous dépendrons toujours, quoi qu’on fasse, au moins
dans une période transitoire, des importations d’hydrocarbures.Afin d’éviter la multiplication des « m a l édictions pétrolières » chez les pays exportateurs, nous
devrions agir avec eux en faveur d’un codéveloppement recyclant pétrodollars et « pétro-roubles » dans
le développement local et régional.
Cette stratégie en faveur d’une nouvelle économie de
l’énergie, axée sur le développement des connaiss a n c e s , serait une contri bution déterminante à la
relance de Lisbonne pour l’après 2010. Elle doit également être partie intégrante de la nouvelle politique
industrielle de l’Union en cours d’élaboration.
Et surt o u t , elle doit s’inscr i re dans un projet de
société. Constru i re l’Euro p e, c’est aussi réaliser des
rêves. Nous ne pourrons affronter les nouveaux défis
qu’en changeant nos modes de vie, voire nos façons
de penser. Pour faire sens et mobiliser les citoyens, proposons l’utopie d’une nouvelle société euro p é e n n e
fondée sur une économie de l’énergie radicalement
n o u ve l l e. L’ i n f o rmation a sa nouvelle économie,
l’énergie en a également besoin.
La construction européenne a donné une dimension
plus pertinente à la protection de l’environnement et,
depuis trente ans, conscience européenne et écologique ont grandi de concert. Les sociétés civiles européennes font le lien entre Europe, environnement et
énergie ; l’« utopie verte » n’y est pas étrangère. On
d evrait désormais pouvoir marier cette utopie du
« retour à la nature » et de l’autoproduction domestique, à celle, saint-simonienne, des grands ingénieurs
dévoués au bien public et présente dans les grands
programmes de production électro-nucléaire, vo i re à
celle d’un « salut » dans l’« Économie Hydrogène »
face à l’apocalypse de la fin du pétrole.
Le potentiel du mariage des technologies de l’énergie
et de l’information, l’« énergie intelligente », est prometteur, et c’est dans l’électricité qu’il est le plus porteur. Son réseau universel permet de toucher tout le
monde et de partager au maximum les coûts d’investissement et de recherche-développement.
Comment aborder la nouvelle période ? La question
centrale est celle de la sécurité d’approvisionnement.
Elle passe par une relance massive des investissements
dans des capacités de production et des réseaux. Ces
investissements doivent s’inscrire dans les objectifs de
changement climatique, d’efficacité énergétique et de
réduction de la dépendance en utilisant de nouvelles
technologies. S’agit-il de vingt-sept relances nationales
ou d’une relance euro p é e n n e ? Nous ne pourro n s
maîtriser les prix et fa i re des gains de compétitivité
qu’en partageant des objectifs de politique énergétique
commune et en exploitant les possibilités d’optimisation et de partage des coûts d’un nouveau système
électrique européen. Sinon, nous investirons en mu l t ipliant les doublons… et tous les efforts effectués
depuis vingt ans n’aboutiraient qu’à de nouveaux
surinvestissements.
Les objectifs sectoriels pour le changement climatique et l’efficacité énergétique font l’objet d’un
débat, mais le consensus est possibl e. Si le choix des
sources doit rester national, il faut franchir une nouvelle étape en faveur d’un partage européen des
objectifs. Au lieu de fixe r, comme aujourd’hui, un
objectif commun pour les seules énergies re n o u velables, il est nécessaire de l’étendre à l’ensemble des
« sources sans carbone », en cohérence avec l’objectif
d’émission. L’objectif commun actuel – une part de
2 1 % d’électr icité pour 2010 dans la pro d u c t i o n
totale d’énergie de l’Union – devrait, par exemple,
s ’ é l ever à 60 % en 2040 d’énergies sans carbone,
c o m p renant les re n o u ve l a bles mais aussi l’électro nucléaire et le charbon propre. Chaque pays choisit sa
source, mais doit atteindre le même objectif de part
d’énergie sans carbone.
C’est un changement total de statut des sourc e s .
Actuellement, seules les énergies renouvelables bénéficient d’un statut dérogatoire aux règles communes du
marché (avec le charbon national). Et cela pour deux
raisons : on aide une technologie « naissante » à entre r
sur le marc h é ; on soutient un mode de production
sans carbone. Ces deux motifs peuvent s’appliquer aux
autres sources : le charbon avec capture du carbone est
aussi une technologie « naissante » et sans carbone,
l ’ é l e c t ro nu c l é a i re n’est pas une technologie « naissante » mais elle est sans carbone. Soit ces dérogations
s’étendent à l’ensemble des sources, soit la réforme du
système de permis d’émission de CO2 en préparation
rend caduque la dérogation pour émission sans carbone. Seule, la dérogation pour technologies naissantes
continuerait alors de s’appliquer, mais pour toutes les
sources et pas seulement pour les renouvelables.
L’électricité électronucléaire entrerait également dans
ce cadre général, mais, nous l’avons vu, cela ne suffit
pas : le nucléaire doit s’inscri re dans un cadre européen de sûreté et de gestion des déchets nucléaires, et
il n’entre dans le marché qu’à certaines conditions
industrielles. Cela nécessite un principe euro p é e n
« pollueur-payeur » pour l’électricité électronucléaire :
elle ne payera pas pour le carbone mais pour la radioa c t iv i t é . Quant à la réunion des conditions industrielles à l’échelle euro p é e n n e, elle ne va pas de soi.
73
On peut envisager une coopération re n f o rcée des pays
« nucléarophiles » : ils sont dans le marché unique, mais
développent entre eux une solidarité technologique,
industrielle et financière. La France pourrait pre n d re
une telle initiative avec le Royaume-Uni et les nouveaux États membres.
La politique extérieure énergétique européenne doit
s’appuyer sur cette nouvelle cohérence interne : il est
vain de chercher à parler d’une seule voix à l’extérieur
si c’est la cacophonie à l’intérieur. L’unité d’une stratégie européenne de « champion mondial » de la lutte
c o n t re le changement climatique et de l’efficacité
énergétique peut se marier à la diversité d’un développement de toute la gamme des technologi e s .
L’Union peut aider l’Afrique sur les énergies renouvelables, l’Asie sur le nucléaire ou le charbon propre,
de nombreux pays sur l’efficacité énergétique…
La question de l’« accès au marché » européen ou d’une
« préférence communautaire » ne peut être éludée, en
particulier dans nos rapports avec la Russie. Il ne peut y
avoir accès au marché européen pour les Russes que si
l’Union a défini une position commune. •
1. Extraits d’Électricité. Naissance d’une commu n a u t é , Le Manu s c rit, 2007.
2. Cf. son interv i ewdans La Lettre de Confrontations Europe, n° 74, p. 9.
3. Ibid., n° 75, p. 14.
4. Ibid., n° 75, p. 36.
5.Au sommet de Lahti du 20 octobre 2006.
74
DOSSIER
Marché de l’énergie et logique industrielle
« L’ÉNERGIE
EST UN SECTEUR
OÙ IL FAUT ÊTRE GRAND »
p
ENTRETIEN AVEC JEAN-FRANÇOIS CIRELLI
matique sont liées de façon indissociable. Nous devons
e f f e c t ivement nous interroger sur notre rapport à
l’énergie, en tant que consommateur et citoyen mais
aussi, pour Gaz de France, en tant qu’industriel de
l’énergie. Nous assistons à un spectaculaire basculement de l’opinion publique mondiale. En quelques
mois, même si la conscience des problèmes environnementaux était déjà forte en Europe, des idées nouvelles se sont imposées : l’homme est re s p o n s a ble du
changement climatique, et celui-ci s’emballe de façon
inquiétante. Les États-Unis ont également basculé dans
cette prise de conscience, même si le discours n’est pas
tout à fait le même. En conséquence, les rejets de gaz à
effet de serre dans l’atmosphère, qui étaient un sujet
de spécialistes, sont devenus un enjeu international. Le
changement climatique va avoir un impact considérable sur la politique énergétique européenne. Il ouvre
à nouveau certains débats, comme celui du nucléaire.
Mais, d’une manière plus fondamentale, il conduit à
s’interroger sur les sources d’énergie à venir et les mix
énergétiques.
D. S . Pe n s e z - vous que les autorités politiques soient
conscientes de ces enjeux ?
J.F.C. La prise de conscience est réelle. La récente composition du gouvernement français avec un ministre
d’État ministre de l’Écologie, du Développement et
de l’Aménagement durabl e s , M. Juppé, est un signe
fort de cette prise de conscience. Une chose dont il
faut nous féliciter, c’est que le débat énergétique, qui
avait disparu de la scène politique et médiatique, à la
fin des années 1990, vaguement entretenu ici ou là par
le débat traditionnel sur le nu c l é a i re, est reve nu au
galop au cours de ces dernières années. Si l’on examine la situation de la France, je note que le législateur français a été saisi à titres divers des questions
énergétiques une fois par an depuis 2000. En Europe,
on note aussi ce retour de la problématique énergiee nv i ro n n e m e n t , comme en témoignent les débats
médiatisés autour du Conseil européen des 8 et 9 mars
résident-directeur général de Gaz de
France, Jean-François Cirelli nous livre ici son analyse
des enjeux énergétiques contemporains. Ou comment un
champion du secteur doit appréhender les défis industriels
qui se posent à lui.
DIDIER SIRE. Le secteur de l’énergie a été profondément modifié ces derniers temps. Po u ve z - vous nous expliquer les
grandes tendances à venir ?
JEAN-FRANÇOIS CIRELLI. Pour répondre à cette question, il
faut effectivement revenir sur le passé et mettre les
choses en perspective. Alors que notre économie était
d eve nue moins gourmande en énergie depuis les
chocs pétro l i e rs de 1973 et 1980, la tendance s’est
inversée. Il faut désormais plus de pétrole ou de gaz
par point de PIB qu’il y a vingt ou trente ans. Cela a
eu deux conséquences. P re m i è re m e n t , les prix de
l’énergie ont flambé. Pendant longtemps, nous avons
vécu dans un monde d’énergie abondante et peu
chère. Actuellement, nous connaissons une période
cruciale dans laquelle notre modèle de développement
est profondément remis en cause. Souvenez-vous que
le prix du pétrole était de 9 à 10 dollars le baril il y a à
peine huit ans (décembre 1998) alors qu’il a dépassé
les 70 dollars en 2006 et oscille autour de 60 aujourd’hui. Deuxièmement, les prévisions de la demande
d’énergie sont à la hausse. Cette croissance s’explique
par le souci des pays émergents d’accéder au modèle
économique et social des pays développés. Elle s’explique aussi par l’attachement de ces derniers à leur
façon de vivre, en particulier en matière de transport
de personnes et de log e m e n t , ainsi qu’à leur mode
d’organisation de la production industrielle.
D.S. Cette croissance de la consommation ne va-t-elle pas
à l’encontre de la volonté de préserver l’environnement ?
J.F.C. Votre question illustre une évolution fondamentale dans l’approche des questions énergétiques.
D é s o rm a i s , les questions du développement de la
consommation énergétique et du réchauffement cli-
75
dernier. Il faut aussi rappeler qu’un autre thème est
également re d eve nu très présent dans les dern i è re s
années, c’est celui de la sécurité des approv i s i o n n ements. L’inquiétude sur ce sujet s’accroît à la faveur de
la montée des nationalismes dans certains pays producteurs (Iran, Bolivie,Venezuela). Des événements
récents ont montré l’importance pour l’Europe d’un
approvisionnement fiable et stable.
D.S. Vous mentionnez le Conseil européen, pouvez-vous
nous dire quelle est aujourd’hui la situation énergétique
de l’Europe ?
J.F.C. En Europe, trois constats s’imposent. P re m i è rement, l’Europe est dépendante pour son énergie et le
re s t e r a . L’Europe des Vingt-Sept est l’une des premières économies du monde mais ne possède que 1 %
des réserves de pétrole mondiales, 1,5 % du gaz et 4 %
du charbon (hors Norvège). E n t re 1995 et 2004, la
consommation d’énergie de l’Union européenne a
augmenté de 11 %, sa production a baissé de 2 %, et
les importations nettes ont progressé de 29 %.
Toutes énergies confondues, son taux de dépendance
est supérieur à 50 % et passera à environ 75 % dans
vingt ans. C’est là un motif d’inquiétude au niveau tant
des opinions publiques que des décideurs politiques.
La réponse à ces préoccupations ne saurait être de prétendre vouloir assurer une illusoire indépendance énergétique, car nous resterons dépendants, mais d’assurer
la sécurité de nos approvisionnements. Deuxièmement,
l’énergie est le moteur de la croissance. C’est pourquoi,
si nous voulons assurer et améliorer la compétitivité
européenne, il nous faut garantir notre sécurité d’app rovisionnement et être capables de négocier nos
contrats au meilleur prix. Si nous avons l’énergie la
plus chère du monde alors que nous avons déjà des
coûts de production élevés (cherté de la maind’œuvre), qui produira encore en Europe dans vingt
ou trente ans ? Enfin, l’Europe de l’énergie est avant
tout la juxtaposition d’une grande diversité de situations nationales. Chaque pays européen a une situation
énergétique propre, f ruit de son histoire, de la nature
de ses re s s o u rces propres, et de ses choix politiques ou
techniques : les mix énergétiques y sont donc très différents. Toute politique énergétique européenne doit
tenir compte de cet état de fait, et le développement
des énergies ne sera donc pas uniforme en Europe.
D.S. Quelle vous semble être la meilleure solution pour
l’Europe ?
J. F.C. Si nous voulons répondre au mieux, en Europe,
aux contraintes qui nous sont imposées, il fa u t
prendre en compte la dimension mondiale de la problématique énergétique. La consommation énergétique est en croissance dans les pays émergents mais
aussi dans les pays développés : 25 % de croissance sur
la période 2000-2015 selon l’Agence internationale
de l’énergie (AIE), et ce malgré la progression de l’efficacité énergétique en termes de contri bution au
PIB. La prolongation des tendances actuelles conduirait à voir la consommation énergétique mondiale
augmenter d’env i ron 50 % par génération, t i r é e
a u j o u rd’hui principalement par l’Asie. Dans cette
p e rs p e c t ive, il nous faut examiner, sans a pri o ri n i
tabou, les caractéristiques de chaque type d’énergie.
Le charbon est une énergie abondante et, bien qu’il
ait, lui aussi, vu ses prix internationaux s’élever, il reste
re l a t ivement peu coûteux. Toutefois, son déve l o p p ement reste subordonné aux progrès technologiques
qui permettront de développer économiquement la
capture et la séquestration du CO2 : c’est un objectif
essentiel mais non acquis à ce jour. Le nu c l é a i re est
une énergie non émettrice de CO2 et sa place dans la
production d’électricité devrait s’accroître. Mais ce ne
peut être une réponse universelle, car son acceptabilité se heurte à des résistances dans de nombreux pays
et, en tout état de cause, une relance significative de la
production nu c l é a i re prendra du temps : les technol ogies de troisième génération (EPR) ne pourro n t
contri buer substantiellement à la réponse aux besoins
d’électricité avant 2015-2020. Les énergies renouvel a bles ont également un rôle important à jouer, et
elles sont amenées à prendre une place croissante sous
l’impulsion des politiques d’incitations.Toutefois, elles
restent chères et ne sont pas en mesure – compte tenu
des technologies et des conditions économiques
actuelles – d’apporter à court terme une contribution
massive aux besoins énergétiques mondiaux.
Les énergies fossiles vont donc durablement conserver
une place prépondérante (plus de 80 %), et le gaz
naturel y trouvera une place de choix comme le montrent les études de l’AIE à l’horizon 2030, car il présente plusieurs atouts. C’est tout d’abord l’énergie
fossile la moins émettrice de CO2. Les technologies
d’utilisation du gaz naturel sont éprouvées et permettent une mise en œuvre rapide de nouveaux moyens
de production d’électricité plus respectueux de l’enviro n n e m e n t . C’est une énergie abondante dont les
réserves prouvées représentent environ soixante-dix
années au niveau de la production actuelle. Elles se
concentrent sur deux zones : le Moyen-Orient (40 %,
dont 15 % au Qatar et 15 % en Iran) et la Russie
(30 %) : du gaz, il y en aura ! Près de trois quarts des
réserves de gaz se trouvent à une distance économique
de transport de l’Euro p e, ce qui permet la mise en
œuvre de politiques de diversification répondant aux
impératifs de sécurité d’approvisionnement. Enfin, le
d é veloppement du marché du gaz naturel liquéfié
(transport du gaz par méthanier à 160 °C), qui apporte
76
plus de flexibilité que le transport par gazoduc, a permis de diminuer d’env i ron 20 % entre 1990 et le
début de cette décennie le coût de mise à disposition
de 1 t de gaz naturel liquéfié (GNL), de la production
jusqu’à la sortie du terminal de regazéification. Pionnier dans le GNL, depuis plus de quarante ans aux
côtés de la Sonatrach (la société algérienne d’hydroc a r bu re s ) , p remier importateur européen de GNL,
deuxième exploitant de terminaux méthaniers européens avec deux terminaux, plus un en construction,
Gaz de France a participé à l’amélioration de la comp é t i t ivité du GNL sur chacun des maillons de la
chaîne. Les coûts d’investissements de la chaîne GNL
d evraient encore diminuer d’env i ron 20 % d’ici à
2030.
D.S. Le gaz naturel semble prometteur, mais son usage ne
risque-t-il pas de rendre l’Europe encore plus dépendante
vis-à-vis des pays producteurs ?
J.F.C. C’est pourquoi il faut mettre la sécurité d’approvisionnement au premier rang des pri o ri t é s . C e l a
signifie quatre choses. P re m i è re m e n t , il nous fa u t
maintenir nos liens et les renforcer avec nos fournisseurs traditionnels que sont l’Algérie et sa compagnie
nationale Sonatrach, la Russie avec Gazpro m , et la
Norvège, qui représentent re s p e c t ivement 10, 24 et
38 % de la consommation de gaz naturel en Europe.
La nature même de l’industrie gazière, et en particulier
le fait que les zones de production et de consommation sont reliées par des infrastructures physiques, les
gazoducs, fait que producteurs et consommateurs se
re t rouvent dans une situation de dépendance réciproque et que leurs intérêts sont inéluctablement liés.
Une fois les infrastructures construites, producteurs et
vendeurs ne peuvent trouver de marché alternatif sans
voir leurs investissements colossaux perdre toute valeur
et devoir à nouveau réinvestir massivement dans des
tuyaux. Dans cette pers p e c t ive, il convient donc de
parler d’interdépendance et de sécurité énergétique,
et voir comment cela peut être géré dans l’intérêt de
tous. Deuxième axe, il faut diversifier les routes et les
s o u rces d’approv i s i o n n e m e n t . La France dispose
aujourd’hui, grâce à Gaz de France, du portefeuille
d’approvisionnement le plus dive rsifié d’Europe et une
présence dans l’E&P (Extraction and Production [ e x t r a ction et production, ndlr]) dans neuf pays en Europe et
en Afrique du Nord.Aujourd’hui, 10 % du gaz de Gaz
de France est égyptien.Troisièmement, il faut renforcer le développement du GNL. C’est un moyen de
diversifier les routes du gaz plus flexibles que l’acheminement par les infrastructures. Pour Gaz de France,
le GNL représente 30 % des approvisionnements. Gaz
de France est le premier importateur européen de
GNL (plus de 13 Gm 3) avec une flotte de douze
méthaniers, et le deuxième exploitant de terminaux
m é t h a n i e rs européens avec deux terminaux et un
autre en construction à Fos Cavaou qui sera mis en
service au début de l’année pro c h a i n e. Enfin, il faut
investir. Les besoins sont considérables dans la pro d u ction et le transport. Il faut donc des acteurs européens
aux reins puissants et solides.
D.S. Vous parlez d’investissement, combien cela représentet-il concrètement ?
J. F. C . L’AIE estime qu’il f audra investir près de
2 400 milliards d’euros d’ici 2030 dans l’Union européenne dans le secteur de l’énergie, dont environ les
deux tiers pour remplacer ses centrales électriques et
construire de nouvelles capacités dans les vingt prochaines années. Les nouvelles capacités de production,
qui devront être construites dans les dix à quinze ans à
ve n i r, devraient faire appel essentiellement au gaz
naturel. Cela veut dire que le gaz conservera durablement une place de choix dans le bouquet énergétique
européen. Il faudra donc investir massivement sur l’ens e m ble de la chaîne gazière : h o rs d’Euro p e, p o u r
développer la production qui se fera à partir de nouveaux gisements souvent plus éloignés et aux conditions d’exploitation plus difficiles, mais aussi dans le
transport pour acheminer la production de ces nouveaux gisements jusqu’aux marc h é s . Selon l’Agence
internationale de l’énergie, les besoins mondiaux d’investissements dans le domaine du gaz s’élèvent à env iron 150 milliards de dollars par an jusqu’en 2030,
répartis à parts égales entre la production et les infrastructures de transport, stockage, distribution et GNL.
D.S. Et qui pourra investir de tels montants ?
J.F.C. Pour faire face à ces nouveaux enjeux, l’Europe a
besoin d’acteurs puissants à même de porter les intérêts européens sur un marché de plus en plus global.
La concentration des acteurs est corrélative à la pression grandissante de la concurrence, elle répond indirectement au mouvement de libéralisation de l’énergie
et à l’exacerbation de la compétition provoquée par
l’ouverture des marc h é s . Elle est en grande partie la
conséquence de cette concurrence et participe de la
recherche accrue d’efficacité qu’elle suppose. Les dix
d e rn i è res années ont vu exploser le nombre de
fusions-acquisitions transfrontalières dans le secteur de
l ’ é n e r gi e, avec 1 150 transactions pour une va l e u r
totale de 340 milliards de dollars. Il est d’ailleurs assez
frappant de constater que, sur les cinq premières utilities [entreprises de services collectifs, ndlr] cotées en
Europe, en 1995, il n’y en a plus aucune dans les cinq
premières. Le grand gazier British Gas a été coupé en
trois (Centrica, BG, Transco),Vivendi a disparu,Veba
s’est intégré dans le groupe E.-On en Allemagne (né
de la fusion en 2000 de Veba et Viag), Endesa et RWE
77
sont sorties du top 5.Tout cela parce que l’énergie est
un secteur où il faut être grand ! C’est d’autant plus
vrai qu’il apparaît aujourd’hui que la concurre n c e
e n t re marchés, et donc entre acheteurs euro p é e n s ,
américains et asiatiques, va s’accro î t re afin de capter
des ressources qui peuvent désormais, grâce au GNL,
être commercialisées partout dans le monde.
D.S. Quels sont pour vous les facteurs clés de succès des
entreprises du secteur de l’énergie de demain ?
J.F.C. Il faudra avoir la taille européenne, être fort sur son
marché historique et développer des relais de croissance
en Europe, prendre des positions fortes à l’international,
disposer d’une présence dans le gaz et l’électricité (75 %
de nos clients en France souhaitent un seul fournisseur
d’énergie), et enfin être intégré de la production à la
commercialisation. Il faut, en effet, disposer d’une base
d’actifs suffisante, d’une base clients solide, de capacités
d’investissements fortes pour s’engager sur le long
terme et être capable de peser dans les négociations
avec les producteurs. Dans ce contexte, Gaz de France
est un acteur important de la scène euro p é e n n e.
Sixième énergéticien européen par l’EBITDA [Earnings
before Interest, Ta xe s, Depreciation, and Amortization –
Revenus avant intérêts, impôts, dotations aux amort i ssements et provisions, ndlr], premier fournisseur de gaz
en Europe avec 762 TWh de vente de gaz, détenteur
d’un portefeuille de clientèle de 14 millions de clients
gaz (dont 11 en France) et de 360000 clients en électricité, Gaz de France est un gazier européen qui a la
volonté d’aller plus vite et plus loin.
D.S. Pour concl u r e , p e n s e z - vous que l’Europe pourra jouer
un rôle dans ce nouveau monde de l’énergie ?
J.F.C. Oui, car une nouvelle Europe de l’énergie est en
marche et se trouve confrontée à un triple défi. Premièrement, traduire en actes la prise de conscience
que le temps des choix purement nationaux est révolu
en matière énergétique. Il faut évoluer ; il reste à préciser comment. Deuxièmement, réaliser le marc h é
intérieur du gaz et de l’électricité, mais il faut bien
reconnaître que l’ouverture des marchés de l’électricité est probablement le processus le plus compliqué
que l’on ait jamais vu en matière de libéralisation des
marchés. Il n’est pas facile de transporter l’énergie, car
l’électricité n’est pas stockable, et les régulations re stent trop diverses. Enfin, faire du changement climatique un élément central de la politique énergétique :
les gouve rn e m e n t s , en phase avec leurs opinions
publiques, sont prêts à tout, mais il faut bien définir ce
que l’on veut véritablement et examiner le prix que
l’on est prêt à payer, étant entendu que tout cela a un
impact sur la compétitivité. Répondre à cette nouvelle
donne énergétique, c’est également l’ambition de Gaz
de France. Être plus fort pour mieux investir, être plus
fort pour mieux négocier les prix auprès des fournisseurs, être plus complet pour répondre à la demande
de nos clients du fait de l’ouvert u re des marchés :
c ’ e s t - à - d i re pour nous, d evenir un énergéticien
complet. •
Propos recueillis par Didier Sire
78
DOSSIER
Une perspective européenne pour l’électricité
CHANGEMENT
CLIMATIQUE ET POLITIQUE
ÉNERGÉTIQUE COMMUNE
j
JEAN-PAUL BOUTTES*
L’élaboration d’une politique européenne « durable »
de l’énergi e, au moins pour l’électricité, me sembl e
devoir remplir quatre conditions. Adopter une vision
des enjeux à long terme, à l’horizon 2050, et qui traverse les cycles – on ne peut exclure que les États-Unis
s’enrhument, que la Chine tousse, que la croissance
économique mondiale ralentisse et que les tensions sur
les marchés de l’énergie s’atténuent. Ne péchons pas
de nouveau, comme dans les années 1990, par manque
de vigilance. Il nous faut aussi pouvoir partager entre
e x p e rt s , et avec les citoye n s - c o n s o m m a t e u rs , u n e
connaissance précise et approfondie de l’ensemble des
technologies, de leur maturité économique et de leurs
avantages et inconvénients. À nous de proposer aux
d é c i d e u rs politiques des politiques publiques efficaces
qui permettent d’agir vite et sans effet perve rs, en
déployant les meilleures technologies disponibles et en
préparant celles de demain. E n f i n , il faut re p l a c e r
l’énergie au cœur de la politique étrangère européenne
et de ses relations avec ses partenaires, en reliant les
enjeux du climat à ceux du développement et de la
coopération entre les grandes régions du monde, pour
une « solidarité énergétique ».
LES ENJEUX À LONG TERME Nous connaissons les trois enjeux
principaux à l’horizon 2050 : la sécurité d’approvisionnement et l’épuisement progressif du pétrole et du
gaz, l’évolution du climat et les besoins considérables
en nouveaux investissements pour le développement.
À propos du premier point, je voudrais rappeler que
les prix du gaz et du pétrole ont presque triplé par
rapport à leur niveau des années 1990, passant de 2,5
dollars/mbtu à 6 ou 7 aujourd’hui. Les cycles combinés à gaz ne sont donc plus la technologie miracle,
même s’ils font bien sûr toujours partie du paysage.
Le charbon est abondant et demeure compétitif, c’est
pourquoi on assiste aujourd’hui à un dash for coal [ruée
vers le charbon, ndlr] pour la production d’électricité,
et cela non seulement en Chine ou en Inde, mais aussi
aux États-Unis et en Europe – en particulier dans des
e voudrais proposer une perspective européenne sur ce thème majeur pour les prochaines
décennies en développant l’exemple de l’électricité. L’Europe doit, en effet, r é s o u d re un parad oxe : les autres g rands ensembles et ses
partenaires principaux, comme la Chine, l’Inde, la
Russie ou les États-Unis, déploient des politiques
énergétiques claires et fortes, là où elle recherche
encore la sienne.
LES QUATRE CONDITIONS POUR UNE POLITIQUE EUROPÉENNE « DURABLE » DE
L’ÉNERGIE Elle a pourtant tout pour réussir. D’abord, elle a
commencé grâce à l’énergie, avec la Communauté
européenne du charbon et de l’acier (CECA) et le
traité Euratom (nu c l é a i re ) ; elle abrite probablement
encore les meilleures équipes de recherche et déve l o ppement (RetD). Les grands groupes industriels énergétiques à base européenne maîtrisent les technologies les
plus à la pointe et disposent de la taille et des compétences nécessaires pour être présents à l’international.
Enfin, l’Europe est pionnière dans la définition et dans
la mise en œuvre de politiques env i ro n n e m e n t a l e s
audacieuses : permis d’émission de CO2 (European Trading Scheme), politiques et mesures ambitieuses pour la
maîtrise de la demande d’énergie ou les renouvelables.
L’une des principales raisons de ce paradoxe tient sans
doute à ce que nous avons vécu depuis le contre-choc
pétrolier de 1986 dans un contexte d’énergies abondantes et bon marché. L’électricité s’est même trouvée
en surcapacité, notamment en France et en Allemagne,
jusqu’au début des années 2000. De ce fait, nous avons
perdu le sens de l’urgence et des enjeux à long terme.
Les débats se sont cristallisés sur des oppositions entre
partisans de différentes technologies, sans perspective
d ’ e n s e m bl e. Chaque pays s’est attaché à définir ses
propres intérêts à court terme, et l’Europe n’a pas tenu
sa place dans les relations internationales.
* Directeur de la pro s p e c t ive et des relations internationales
d’Électricité de France.
79
pays comme l’Allemagne. C’est évidemment une préoccupation, car la production d’électricité à partir du
charbon est l’une des principales sources d’émission
de CO2 : si, dans le monde, 20 % des émissions liées à
l’énergie sont dues au transport, 40 % viennent de
l’électricité, notamment à cause du charbon.
E n f i n , selon la Commission euro p é e n n e, il fa u d r a
c o n s t ru i re dans les vingt-cinq à trente pro c h a i n e s
années de 600 à 700 GW, pour une large part en re mplacement des centrales existantes obsolètes. C’est un
niveau comparable aux investissements prévus dans les
autres grandes régions comme la Chine, l’Inde ou les
États-Unis. La responsabilité de l’Europe dans le choix
de son mix [combinaison de technologies de pro d u ction, ndlr] électrique est donc cruciale, pour son impact
tant sur le climat que sur les tensions du marché du gaz.
LES TECHNOLOGIES L’électricité est un vecteur énergétique
et peut être, pour cette raison, un puissant outil de
réduction des émissions de CO2 si l’on utilise dès
a u j o u rd’hui l’ensemble des meilleures technologies
disponibles du côté tant de la demande que de l’offre.
La diffusion des technologies les plus efficaces côté
demande et usages pourrait permettre de doubler au
lieu de tripler la demande mondiale à l’horizon 2050,
et cela pour un PNB mondial multiplié par quatre. Ce
découplage fort entre croissance d’électricité et croissance économique serait, bien sûr, une ru p t u re très
significative par rapport à l’histoire, même récente.
Le déploiement de technologies n’émettant pas de
CO2 pour la production d’électricité permet d’obtenir
dès aujourd’hui des mix quasi sans CO2 : c’est le cas,
par exemple, en Suède et en France aujourd’hui, où
les émissions de CO2 liées à l’énergie sont d’environ
6 t de CO 2/ h a b. en raison d’un m i x nu c l é a i re et
hydraulique à plus de 90 %, contre 10 t de CO2/hab.
en Allemagne ou au Danemark, qui comptent sur le
charbon pour près de 50 %.
Les scénarios pour 2050 récemment développés par
l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans une
étude re m a rq u a ble sur les technologies publiée en
juillet 2006 montrent que, si l’on se sert des meilleures
t e c h n o l ogies disponibles aujourd’hui et demain, en
utilisant le rythme naturel de re n o u vellement des
équipements et en agissant vite, on peut atteindre en
2050 un mix électrique qui émettrait deux fois moins
de CO2 qu’aujourd’hui, et cela à des coûts raisonnables, c’est-à-dire des coûts implicites du CO2 inférieurs à 25 dollars/t de CO2 (cf. scénario Tech+). Ces
résultats rejoignent ceux que j’avais élaborés il y a
deux ans, avec Jean-Michel Trochet et Ray m o n d
Leban1.
Les technologies existent donc aujourd’hui pour
« décarboner » le mix électrique — maîtrise de la
demande d’électricité (MDE), renouvelables, nucléaire
– et la RetD prépare celles de l’horizon 2030-2050 –
capture-stockage du CO2, nouvelle génération de
p h o t ovo l t a ï q u e, centrales nu c l é a i res de quatri è m e
génération, stockage de l’électricité. Les coûts d’évitement (mitigation) peuvent donc être limités si l’on
agit vite avec l’ensemble des technologies – toutes
seront probablement nécessaires. L’électricité produite
par un mix fa i blement émetteur de CO2 peut aussi
c o n t ri buer à la baisse significative des émissions
d’autres secteurs en substituant des usages électriques
efficaces comme les pompes à chaleur ou les véhicules
hybrides rechargeables à l’utilisation directe des combustibles fossiles dans les bâtiments ou les transports.
Les analyses de Nick Stern, fondées pour une part sur
ces approches pour le secteur électri q u e, m o n t re n t
qu’étant donné le coût des dommages pro b a bles si
nous ne faisons rien, le seul principe de prévention
suffit pour justifier l’action, cinq fois moins chère que
l’inaction, même dans la fourchette basse, qui ne prend
en compte que les risques hautement pro b a bl e s . Les
incertitudes concernant les « rétroactions » positives,
encore à l’étude (fonte des glaces du Groenland, disparition du permafrost…), ne font qu’augmenter le
coût de l’immobilisme et apportent en conséquence
la confirmation de l’urgence d’agir conformément au
principe de précaution.
Il est donc nécessaire que l’ensemble des parties prenantes partage ce diagnostic sur les technologies, leur
maturité économique et technique, et de bien cerner
les avantages et les inconvénients de chaque technologie afin de maîtriser ces inconvénients et de tirer parti
de ces avantages. Les études récentes menées par l’AIE
et le World Business Council for Sustainable Deve l o pment2 [Conseil mondial des entreprises pour le développement durable, WBCSD, ndlr] sont de très bons
points de départ de ce point de vue.
Quelques exemples peuvent illustrer ces analyses des
technologies (hydraulique, nu c l é a i re, CCS – Carbon
Capture and Storage, c a p t u re et stockage géologique du
dioxyde de carbone, ndlr).
Le premier axe commande de maximiser les avantages
et de maîtriser les inconvénients. Pour l’hydraulique, le
potentiel économique mondial est de trois à quatre fois
l’existant, particulièrement en Afrique, en Amérique
latine et en Asie. Cette énergie est peu chère et compétitive, mais fortement capital-intensive, ce qui pose
la question de son financement dans les pays les moins
développés. Enfin, il est impératif de maîtriser son
impact sur la biodiversité et sur le déplacement des
populations. Dans un contexte de forte contrainte sur
les ressources en eau, il conviendra de le développer en
relation avec les autres usages (irrigation, eau potable).
80
En ce qui concerne le nucléaire, les performances des
parcs en Europe montrent que l’on peut exploiter des
centrales de façon sûre et économique. Mais il existe
aussi des exemples d’échecs sur le plan économique
en Grande-Bretagne, et aux États-Unis dans les années
1980, qu’il faut reconnaître et qui tiennent d’abord au
cadre institutionnel et à l’organisation industrielle.
Nous devons en tirer les leçons. Pour assurer la réussite
sur le plan économique, il faut disposer d’un design
[projet, ndlr] efficace et fiable, mettre en place des procédures d’autorisation et de licence claires et cohérentes, choisir une organisation industrielle capable de
maîtriser les coûts et les délais de construction en
tirant parti des économies d’échelle et de la standard isation – de ce point de vue, qu’il y ait eu cinquantecinq sociétés différentes pour la centaine de centrales
américaines n’a rien facilité. Il faut également, bien
sûr, ériger la sûreté au rang de pre m i è re priorité et
assurer la transparence et l’implication des citoyens en
organisant des débats publics de qualité avec l’ensemble des parties prenantes.
Le second angle s’intéresse à la maturité économique
et industrielle et aux échelles de temps. Le charbon
avec capture-stockage du CO2 représente une technologie complexe dont certaines étapes sont aujourd’hui
maîtrisées techniquement. On sait capturer le carbone,
le transporter, et l’on dispose d’un premier état des
lieux des nappes aquifères. Les problèmes qui restent à
résoudre tiennent à ce que la capture n’est pas encore
maîtrisée à l’échelle industrielle, et elle est donc deux
ou trois fois trop coûteuse : utiliser cette technique en
l’état doublerait ou triplerait le prix de l’électricité produite à partir du charbon. Il faut également tester la fiabilité des nappes aquifères, là aussi avec des débits
d’injection en « vraie grandeur ». Pour des raisons de
coût, les distances de transport du carbone des centrales
aux nappes aquifères doivent rester raisonnables.
Il faudrait enfin mettre en place un réseau interconnecté de transport de CO2, à l’image de ceux du gaz et
de l’électricité. Avant de les déployer, ces nouvelles
technologies complexes nécessiteront la mise en place
de cadres institutionnels et réglementaires et l’organisation de débats publ i c s . Pour tout cela, il faut du
temps. Si l’on commençait dès maintenant, on pourrait atteindre à l’horizon 2030 un coût implicite du
CO2 autour de 25 ou 30 dollars/t CO2, ce qui devrait
perm e t t re un déploiement massif de ces technologies.
DES POLITIQUES PUBLIQUES CRÉDIBLES ET COHÉRENTES C’est la troisième
condition. Les outils de politique publique du développement durable doivent être efficaces et cohérents.
Si les technologies existent, le point clé est bien d’envoyer aux acteurs les bonnes incitations pour investir,
côté offre comme côté demande. Je voudrais insister
sur deux points : la complémentarité des outils et l’importance de certains « détails » des règles du jeu pour
garantir leur qualité incitative.
Les instruments sont en effet complémentaires et
dépendent de la maturité économique et technique
des technologi e s . Les débats qui opposent, p a r
exemple, permis d’émission et politique industrielle de
RetD sont, à mon sens, sans fondement. Si l’on veut,
dans les dix ou quinze prochaines années, déclencher
de façon massive les investissements dans les technologies matures qui ont besoin d’avoir une aide pour les
re n d re compétitives, il faut un prix du CO2 sur les
vingt prochaines années, qu’il provienne d’une taxe ou
d’un cap and trade system [système de permis d’émission de CO2 échangeables, ndlr]. À l’inverse, ce n’est
pas l’anticipation d’un prix du CO2 pour les vingt
prochaines années qui permet de faire la RetD et de
construire les prototypes ou les démonstrateurs industriels pour tester la capture-stockage du CO2, les réact e u rs nu c l é a i res de quatr ième génération ou la
prochaine génération de photovoltaïque. Nous avons
besoin de politiques publiques de RetD et de partenariats public-privé dans ces domaines, qui préparent
l’horizon plus lointain de 2030 à 2050.
Par ailleurs, l ’ h i s t o i re de la maîtrise de la demande
d’énergie montre bien l’intérêt de combiner plusieurs
instruments pour surmonter les coûts de transaction
et les asymétries d’information. Si l’on veut éviter les
effets rebond, il faut à la fois mettre en œuvre des standards sur les performances des appareils électriques et
de l’isolation des logements et envoyer des signaux de
p rix pert i n e n t s , que ce soit au trave rs des prix de
l’énergie et du CO2, de crédits d’impôt ou de systèmes comme les certificats blancs.
Cependant, le diable peut se loger dans les détails des
règles du jeu. De façon générale, les obstacles au
déploiement des technologies tiennent souvent à des
réglementations classiques mal conçues. Les pro c édures de licence ou d’autorisation pour construire des
centrales ou des lignes doivent donner de la visibilité
aux acteurs et aux parties pre n a n t e s , en prenant en
compte suffisamment en amont les préoccupations
légitimes des citoyens concernant, par exemple pour
l’hydraulique, les impacts sur la biodiversité, les autres
usages de l’eau et les déplacements de population, tout
en permettant aux projets intéressants d’aboutir. De
même, pour les usages, l’information et la sensibilisation des consommateurs comme l’élaboration de stand a rds avec les constru c t e u rs et les installateurs
demeurent des points clés.
Aujourd’hui, les règles du jeu concernant les permis
d’émission en Europe n’existent pas au-delà de 2012 ;
par ailleurs, le système de renégociation périodique
81
tous les trois ou cinq ans distord le comportement des
acteurs : ceux-ci peuvent être amenés à polluer plus
aujourd’hui, dans l’espoir d’obtenir davantage de permis gratuits pour la prochaine période. Enfin, les nouvelles centrales au charbon peuvent obtenir des permis
gratuits pour les années à venir dans certains pays, ce
qui va à rebours des incitations que l’on cherche à
donner. Il faudrait plutôt suivre l’exemple du système
mis en place aux États-Unis sur le SO2, qui supprime
les renégociations périodiques, donne une visibilité sur
les règles du jeu à un horizon de plusieurs décennies,
c o m p a t i ble avec les décisions d’investissement et où
les nouveaux projets doivent acheter les permis liés à
leurs émissions.
Deux questions sous-jacentes se posent. La pre m i è re
est liée à la multiplicité des objectifs publics. Pour certains pays, il faut diminuer les émissions de CO2, mais
aussi recourir au charbon pour limiter la dépendance
vis-à-vis du gaz. Il semblerait plus judicieux, dans ce
cas, de ne pas se reposer sur un seul instrument, celui
des permis d’émission, pour atteindre ces deux objectifs, sous peine de dénaturer totalement ses qualités
incitatives.
La deuxième est liée à l’utilisation de la subsidiarité en
Europe. Dans ce cas, laisser chaque pays décider de la
règle applicable aux nouveaux projets (les nouvelles
centrales de production), allocations de permis gratuits
ou payants, aboutit dans un premier temps à des incohérences qui vont distordre la concurrence, et, dans un
deuxième temps, la mauvaise règle chassant la bonne, à
la généralisation d’un système encourageant la
construction de centrales émettant du CO2. C’est
donc au niveau européen que ces règles devraient être
décidées et harmonisées.
Multiplicité des objectifs publics et nécessité de leur
allouer des « avocats » et des instruments dédiés, visibilité à long ter me et cohérence des politiques
publiques : on retrouve là concrètement les questions
classiques liées à la crédibilité des politiques publiques,
mais qui revêtent dans ce cas une acuité particulière.
sujet difficile. Plutôt que de s’opposer sur les choix
énergétiques des divers États membre s , une Europe
responsable et plus cohérente pourrait faire levier sur
cette diversité en visant un mix électrique CO2-f r e e
[sans CO2, ndlr] à l’horizon 2050, en s’appuyant sur
des objectifs ambitieux en termes de renouvelables et
de MDE, et pour les pays qui le souhaitent sur le
nucléaire. Le scénario de référence de l’annexe du dernier Liv re vert de la Commission met bien en évidence l’insuffisance de ne compter que sur des
objectifs ambitieux en termes de renouvelables. Pour
le secteur électrique européen, la dépendance du gaz
double à l’horizon 2030, et les émissions de CO2 a u gmentent de 10 % au lieu de diminuer. De ce point de
vue, laisser la part du nucléaire baisser de 30 % aujourd’hui à moins de 20 % n’est pas satisfaisant, et la maît r ise de la demande doit pouvoir être encore
améliorée. Cela permettrait de laisser progre s s ivement
le gaz et le charbon aux pays en développement, qui
pourront plus difficilement s’en passer dans les prochaines décennies.Après tout, la diversité des mix électriques n’est pas plus forte en Europe qu’entre les États
des États-Unis et ne peut donc être à elle seule un
obstacle à une politique commune.
Sur le CO2, l’Europe pourrait, indépendamment de
l’évolution des négociations internationales dans le
cadre du protocole de Kyoto, prolonger le système de
cap and trade aux horizons 2020 ou 2030, tout en en
réformant les règles. Cela donnerait une motivation
s u p p l é m e n t a i re aux Américains pour instaure r, eux
aussi, dans les prochaines années un système analogue
au niveau fédéral, en s’appuyant sur les expériences en
cours dans le Nord-Est ou en Californie, qui pourrait
être ensuite lié au système européen. Et surtout, cela
donnerait au mécanisme de développement propre un
véritable avenir, si l’on sait en même temps diminuer
les coûts actuels de transaction et élargir son champ à
des projets plus significatifs comme le grand hydraulique, des programmes de MDE, ou le nucléaire.
Enfin, il faut sans doute remettre les préoccupations
des pays en développement au cœur des négociations
sur le climat et les écouter davantage et plus sérieusement sur leurs idées et leurs besoins. Selon les régions,
la Chine, l’Inde, l’Afrique, l’Amérique latine, les big tickets ne sont pas les mêmes. Ce sont, selon les cas, l’hyd r a u l i q u e, le développement d’éco-cités et de
programmes de MDE, le transfert des meilleures technologies charbon, le nu c l é a i re… Il faudrait élargir la
discussion aux différentes politiques et mesures pertinentes, et en fonction de ces analyses, déterminer les
soutiens et les coopérations souhaitables : aide financ i è re, transferts de technologies, c o l l a b o ra t i ve research
[coopération internationale sur la RetD, n d l r ] . L a
L’ÉNERGIE AU CŒUR DES RELATIONS INTERNATIONALES ET DE LA POLITIQUE
ÉTRANGÈRE DE L’EUROPE Je terminerai en évoquant la dimension internationale des politiques énergétiques et du
changement climatique. L’ i n t e rdépendance énergétique, on le voit quotidiennement dans nos journaux,
peut être source de tensions et de conflits, mais elle
peut être aussi source de solidarité et de coopération.
Les électriciens le savent bien : l’interconnexion électrique de l’Europe a contribué, et parfois précédé, sa
construction politique ; la coopération entre électriciens sur les technologies nouvelles et complexe s
comme le nucléaire est aussi inscrite dans leur histoire.
Je souhaiterais proposer trois pistes de réflexion sur ce
82
Banque mondiale, à la suite de Gleneagles, a entamé
une réflexion sur ces thèmes ; l’United Nations Fram ework Convention on Climate Change
(UNFCCC) est également un cadre intéressant pour
ouvrir des pistes concrètes qui pourraient, le moment
venu, trouver leur place dans une arc h i t e c t u re internationale qui fasse réellement droit aux enjeux du
développement et inscrive la préoccupation du climat
dans le cadre plus général des politiques énergétiques
et du développement.
De ce point de vue, les pays les moins avancés, et
notamment l’Afrique, méritent une attention particulière : leur potentiel hydraulique est considérable, mais
il ne trouve son sens que dans le cadre d’un développement régional, avec un nécessaire soutien financier
et technique des pays développés, la prise en compte
des besoins en eau et de l’évolution possible de l’hyd r a u l i c i t é . Il s’agit aussi d’assurer l’électri f i c a t i o n
décentralisée des zones rurales souvent peu denses et
de raccorder aux réseaux interconnectés des zones
périurbaines en forte croissance.
Dans tous ces cas, on sait qu’il faut allier aide financière internationale durable, mise en place de législations et de réglementations au niveau des États,
utilisation de techniques adaptées et émergence
d’entrepreneurs et de techniciens africains. L’Europe,
avec les actions engagées par le commissaire Louis
Michel, commence à s’impliquer un peu plus dans
une relation de vrai partenariat avec l’Afrique. C’est
tout à fait intéressant mais encore insuffisant et, à mon
sens, non séparable des questions précédentes, c’est
également nécessaire pour travailler à l’« adaptation »
de ces pays à l’évolution climatique.
CONCLUSION Parler de l’énergie et du climat, pour l’économiste, c’est s’inscrire dans la longue durée et accepter de faire un détour par l’histoire, la technique, les
politiques publiques et les relations internationales.
C’est reconnaître la dive rsité et la complexité des
situations si l’on veut agir. Comme l’a récemment
écrit J. Sachs à propos de l’économie du déve l o p p ement : « It requires a commitment to be thoroughly steeped
in the history, ethnography, politics, and economics of any
place where the professional adviser is working. » Avoir une
approche ouve rte aux autres disciplines, de l’économie mathématique à des propositions pour l’action, et
au sein même de l’économie pouvoir mobiliser l’ens e m ble des approches pertinentes, c’est là sans doute
ce qui nous manque le plus, une tâche qui reste à
mener à bien. •
1. A low Carbon Electricity Scenario. A Contribution to the Energy Policy
and Climate Change Debate, mai 2006, Cahiers de la Chaire du développement durable, École polytechnique.
2 . « Powe ring a Sustainable Future : an Agenda for Concert e d
A c t i o n » , World Business Council for Sustainable Deve l o p m e n t ,
octobre 2006.
83
DOSSIER
Point de vue d’un syndicaliste
SOLIDARITÉ
OU
MONDIALISATION
d
FRÉDÉRIC IMBRECHT*
deux ont un caractère mondial marqué. Tout CO2
produit en un point quelconque de la planète contribue au réchauffement de l’ensemble de la Terre.Tout
élément fossile consommé ne sera plus disponible
pour d’autres utilisateurs, ni ici ni ailleurs, ni aujourd’hui ni demain. Ces deux phénomènes entrent pleinement dans la définition des obstacles au
développement durable qui vise à « répondre aux
besoins du présent sans compromettre la capacité de
générations futures à répondre aux leurs » (Rapport
Bruntland, 1987).
Si le diagnostic sur la nocivité de ces deux phénomènes est partagé, il est peu de dire que l’on ne voit
pas beaucoup d’avancées quant à la mise en œuvre
de mesures altern a t ives. Pour apprécier la gravité de
la situation, il n’est que d’observer, par exe m p l e, le
refus obstiné des États-Unis de ratifier le protocole
de Kyoto.
Pourtant des solutions existent, certaines sont même
é p rouvées depuis longtemps (nu c l é a i re, c h a r b o n
propre, hydraulique), d ’ a u t res seront au point, semblet-il, d’ici à quelques années (stockage puis séquestration du CO2, s o l a i re) d’autres encore demanderont de
gros effor ts de re c h e rche de déve l o p p e m e n t
(ITER…). La question n’est pas de savoir lesquelles
sont les meilleure s , mais de savoir comment y avoir
re c o u rs de la façon la plus large et la plus complémentaire possible, au bénéfice de l’ensemble des occupants actuels et futurs de la planète.
P renons l’exemple des économies d’énergie et des
é n e r gies re n o u ve l a bl e s . Y avoir re c o u rs en France
aujourd’hui, c’est un luxe : une famille modeste ne
peut pas « s’offrir » une maison écologi q u e.Acheter
une pompe à chaleur (solution économe en énergie)
est beaucoup plus coûteux que d’avoir recours à des
chauffages classiques, qu’ils soient électriques ou à base
de combustible fossile ! C’est d’autant plus intolérable
que le recours massif aux dispositifs économie d’énergie et aux énergies renouve l a bles est indispensabl e
epuis quelques années, le débat sur
le développement durable s’est installé sur le
devant de la scène. Enfin, pourrions-nous dire !
Car il y a bien longtemps que la raréfaction de
certaines ressources naturelles et l’inégalité du
développement humain selon les pays sont évidentes aux yeux du plus grand nombre. Mais c’est
aujourd’hui une question politique et publique, et
particulièrement pour ce qui concerne le domaine
de l’énergie. En même temps, sommes-nous assurés que les orientations actuelles nous garantissent d’aller vers les solutions les plus efficaces
pour l’ensemble de l’humanité ? Il faudrait pour
cela que la marchandisation cède le pas à dava nt a ge de coopération, tant dans notre pays qu’au
niveau des relations internationales.
Même si ce débat n’a pas trave rs é , comme on aurait pu
le souhaiter, la récente campagne électorale en France,
il devient de plus en plus clair que les deux seules
choses qui comptent vraiment sont la satisfaction des
besoins des hommes et la préservation de la planète.
Ce double questionnement revient de façon de plus
en plus évidente sur le devant de la scène. Il est porté
dans les conférences internationales et fait l’objet d’int e rventions de dirigeants de nombreux pays – on a vu
Jacques Chirac s’essayer à l’exercice à diverses reprises.
En même temps, il est rare de voir apparaître des
mesures pratiques. Au contraire, bien souvent c’est la
marchandisation de tel ou tel secteur qui prend un
n o u vel élan. C’est part i c u l i è rement vrai dans le
domaine de l’énergie.
Deux phénomènes part i c u l i è rement sérieux ont été
mis en évidence : il s’agit du réchauffement climatique
et du tarissement des combu s t i bles fossiles. L’ u n
comme l’autre sont techniquement incontestabl e s , le
diagnostic a été publiquement affirmé à dive rs e s
reprises par les plus hautes instances politiques. Tous
* Secrétaire général de la FNME-CGT.
84
pour fa i re face au réchauffement climatique et au
tarissement des combustibles fossiles.
En même temps, il faut observer que tous les pay s
n’ont pas les mêmes possibilités d’accéder à l’ensemble
des solutions possibles : leurs capacités technologiques
d’investissement et d’accès aux re s s o u rces nature l l e s
sont fondamentalement inégales. Là aussi, les plus
pauvres sont les plus pénalisés. Ce sont pourtant les
p ays les plus développés qui ont massive m e n t
consommé les combustibles fossiles et produit les gaz à
effet de serre jusqu’à aujourd’hui. Il serait donc particulièrement injuste que les pays pauvres (y compris la
Chine, l’Inde et le Brésil, par exemple) voient leur
développement freiné par des difficultés accrues d’accès à une énergie à un coût raisonnabl e. La répartition
des efforts doit donc tenir compte du passé et de la
contribution à la situation actuelle. Ce serait une façon
d’appliquer à l’échelle planétaire la notion de pollueur-payeur.
MAIS LA QUESTION CENTRALE est sans doute de savoir si les
efforts se feront dans une optique de solidarité et de
coopération ou, au contraire, si c’est la marchandisation qui prendra le dessus. Il ne s’agit pas ici seulement
d’une question d’éthique, mais aussi d’une question
d’efficacité. En effet, la marchandisation des différentes
solutions envisageables générera des compétitions, des
mises en concurrence des diverses solutions alors que,
au contraire, tout doit être utilisé de façon complémentaire. On verra les pays capitalistes les plus puissants chercher à imposer leurs solutions au détriment
de celles du voisin, faire du lobbying, et opposer au
lieu de réunir. On peut, par exemple, observer de ce
point de vue certains aspects de la visite d’Al Gore en
France, cet hiver, qui, à côté de discours utiles sur la
gr avité de la situation climatique, a aussi passé beaucoup de temps à faire la promotion des solutions techniques pro p res à favoriser les intérêts des industriels
des États-Unis autour de la séquestration du CO2.
La marchandisation conduit généralement à priv i l égier exclusivement les solutions dans lesquelles les
financiers trouvent leur compte en écartant les autres,
en négligeant les besoins et les possibilités des pays et
des contrées, et les solutions les moins solvables.
La planète a besoin de solidarité. Il faut promouvoir
les coopérations, e n t re pays et entre disciplines, de
façon à utiliser toutes les possibilités, y compris celles
qui aujourd’hui et ici ou là ne sont pas les plus rentables, mais restent utiles.
C’est l’option qu’a choisie la FNME-CGT, et pour
cela, elle ne ménage pas ses efforts. C’est ce qui nous
pousse à proposer l’idée d’une Agence européenne de
l’énergie. Ce serait, selon nous, un outil utile et efficace pour coordonner les initiatives des différents États
membres dans le domaine énergétique afin que l’ens e m ble des Européens disposent d’une énergie de
qualité à un coût aussi bas que possible, tout en re spectant les problématiques du développement durable
dans le domaine énergétique.
Malheureusement, ce n’est pas dans cette voie que
notre pays est engagé. Il disposait pourtant d’outils
nationaux (EDF, Gaz de France, Charbonnages,Total)
qui ont fait la preuve de leur efficacité, propre à assurer la maîtr ise et l’impulsion publique dans un
domaine qui est, par essence, un bien public et planétaire. Depuis plusieurs années, sous l’impulsion conjuguée de Bruxelles et des gouvernements successifs, on
assiste à la mise en place d’une concurrence frontale
entre EDF et Gaz de France. Au lieu de promouvoir
solutions efficaces et coopérations internationales, on
assiste à la multiplication de dispositifs concurrentiels
et coûteux (11 millions de factures supplémentaires à
chaque échéance, par exemple) et à des transferts de
sommes colossales dans des fusions-acquisitions à
répétition.
Tout se passe comme s’il s’agissait de mettre les usagers, surtout les plus modestes, dans une situation où
ils n’aient plus qu’à accepter de payer plus cher des
produits et des prestations dégradés.
À l’heure où les débats sur le développement durable
s’imposent sur le devant de la scène, d’autres orientations doivent être mises en œuvre.
C’est dans ce sens que la FNME-CGT contribuera à
fédérer l’action des personnels, à s’adresser aux usagers
et à intervenir à tous les niveaux auprès des pouvoirs
publics et des collectivités locales. •
85
DOCUMENT
Réseaux électriques au cœur de la civilisation industrielle
LE DÉFI
ENVIRONNEMENTAL
ET DÉMOCRATIQUE
p
CHRISTOPHE BOUNEAU, MICHEL DERDEVET, JACQUES PERCEBOIS*
Tout se passe comme si, en cent ans, les réseaux
é l e c t riques étaient deve nus auprès de nos concitoyens des monstres froids, amas technocratiques de
pylônes métalliques, porteurs de maléfices sanitaire s
et esthétiques.
Hier symbole du développement industriel, du désenclavement, de l’aménagement du territoire, le pylône
est aujourd’hui intolérabl e. Pendant des années, à
l’époque des Trente Glorieuses notamment, les installations industrielles se devaient d’être visibles, car leur
présence était un signe d’entrée dans la modernité
pour la ville ou le village qui les hébergeaient.
D o r é n ava n t , nous voici dans l’ère du « cachez ce
pylône que je ne saurais voir ». Le XXIe siècle semble
s’ouvrir par une nouvelle esthétique industrielle, celle
de l’invisibilité3 !
Dans l’ord re de ses priorités, l’opinion est devenue
plus sensible à la protection de son environnement
immédiat qu’à la solidarité ou la mutualisation, liens
sociaux forts d’hier. Logique, diront certains, dans un
monde où l’individuel prend aujourd’hui le pas sur le
collectif.
En dix ans, deux projets majeurs , celui reliant la
France à l’Espagne via la vallée du Louron (en 1996)
et celui de la ligne Boutre - B ro c - C a rros relatif à la
sécurisation électrique de la Région Provence-AlpesCôte-d’Azur (en 2006), a u ront ainsi tourné court,
après des années, vo i re des décennies d’échanges, de
débats et de concertation.
Ce recul incontestable de l’intérêt général au profit de
contingences locales s’inscrit dans un mouvement plus
général de remise en cause des élites, qu’elles soient
politiques, re l i gieuses ou techniciennes. Phénomène
c l a s s i q u e, d i ront cert a i n s , p ro p re aux syndro m e s
Nimby (Not in my back yard : pas dans mon jardin) ou
Banana (Build Absolutely Nothing Anywhere Near Anything : ne rien construire nulle part ni près de quoi que
soit) observés depuis des années, aux États-Unis
notamment.
as un projet de grand transport d’électricité qui ne suscite désormais des passions locales,
des oppositions fa ro u c h e s. Pas un projet qui ne
demande de longues années de concertation. Le défi
environnemental est certainement le plus visible, le
plus présent. On pourrait tout autant, selon nous, le
qualifier de « défi démocratique ». Sur cette question délicate, plusieurs angles sont nécessaires pour
comprendre les principaux points de blocage1.
UN PHÉNOMÈNE D’OPINION Des entre p rises qui revendiquent
l’exercice de missions de service public doivent, plus
que d’autre s , prêter attention à la perception de
l’opinion.
De ce point de vue, une récente enquête commandée
par RTE2 confirme en France une sensibilité cro i ssante des personnes interrogées à l’état général de l’environnement, tant national que mondial, et à l’impact
des lignes de transport électrique sur la qualité du
cadre de vie, voire à leurs effets supposés sur la santé.
Même si elle n’atteint pas l’intensité des polémiques
qui touchent les infrastru c t u res de télécommu n i c ations, la question de l’effet éventuellement nocif des
champs électromagnétiques ressurgit ainsi, parfois, à la
faveur des nouveaux projets engagés.
* Agrégé d’histoire, Christophe Bouneau est professeur d’histoire
économique et sociale contemporaine à l’université Michel-deMontaigne Bordeaux-3. Il est spécialiste de l’histoire des réseaux
techniques, de l’électrification et de l’innovation.
Lauréat de la faculté de droit de Montpellier-l et diplômé d’HEC,
Michel Derdevet est directeur de la communication et des relations extéri e u res de RT E . M a î t re de conférences à l’Institut
d’études politiques de Paris, il y est re s p o n s a bledu cours « Europe
et entreprise ».
Agrégé de sciences économiques, docteur d’État ès sciences économiques, Jacques Percebois est directeur du Centre Recherche
en économie et droit de l’énergie à l’université Montpellier-1.
Spécialiste d’économie de l’énergie et d’économie publique, il a
publié de nombreux ouvrages dans ces domaines.
86
DES PROCÉDURES RENFORCÉES Pour intégrer les exigences
locales dans l’impératif de l’équipement collectif, les
procédures de consultation et de débat ont été consid é r a blement re n f o rc é e s . Sans pour autant résoudre
l’équation posée ni entraîner l’adhésion du public. Le
droit des ouvrages électriques, né de la loi du 15 juin
1 9 0 6 , s’est ainsi étoffé et complexifié à partir des
années 1970, afin d’assurer une meilleure protection
de l’environnement et une plus grande participation
des élus et du public à l’élaboration des projets d’aménagement. En amont de toute procédure de constru ction d’un nouveau poste ou d’une nouvelle ligne,
RTE soumet à l’État un dossier de justification technico-économique. Ce dossier développe les avantages
et les inconvénients de chaque solution proposée, afin
que l’administration de tutelle vérifie le bien-fondé du
projet au vu de l’intérêt général : adéquation avec les
prévisions d’évolution de la consommation, conformité au schéma de développement du réseau public
de transport de l’électricité approuvé par les pouvoirs
publics, par exemple.
Ensuite se déroule la phase de concertation, instaurée
en 1992, à l’initiative de RTE. Cet engagement de
l’entreprise a été confirmé dans le contrat de service
p u blic 2005-2007, signé avec le Premier ministre le
24 octobre 2005. Ses objectifs : « Définir, avec les élus
et les associations re p r é s e n t a t ives des populations
concernées, les caractéristiques ainsi que les mesure s
d’insertion environnementale et d’accompagnement
du projet » et « apporter une information de qualité
aux populations concernées par le pro j e t ». C e t t e
c o n c e rtation s’effectue à trave rs de nombre u s e s
réunions avec les élus, le monde agricole, les associations et le monde économique, organisées généralement sous l’égide du préfet. Ses participants peuvent
ainsi s’accorder sur la délimitation de l’aire d’étude
et envisager les différents fuseaux des lignes future s
ou l’emplacement des futurs postes.
Au-delà de cette concertation préalable se déroule la
procédure du débat public créée par la loi du 2 février
1995 re l a t ive au re n f o rcement de la protection de
l’environnement, dite loi Barnier. Un dispositif très
normé, placé sous l’égide de la Commission nationale
du débat public (CNDP), qui vise à associer le public
en amont des décisions et à lui donner l’occasion de se
prononcer sur l’opportunité même du projet.Tous les
projets de lignes à 400 000 V d’une longueur supérieure à 10 km entrent dans le champ d’application du
débat public, la saisine de la CNDP étant obligatoire
pour les lignes à 400000 V et facultative pour les lignes
de tension supérieure à 200 000 V de plus de 15 km.
Ces débats publics, très encadrés, sont censés permettre
l’expression de tous. Leur bilan et leur compte rendu
sont publiés par la CNDP et mis à disposition du
c o m m i s s a i re enquêteur chargé de mener l’enquête
publique.
Avant cette dernière, il est en général nécessaire d’obtenir une déclaration d’utilité publique (DUP). Son
objet sera d’affirmer le caractère d’intérêt général d’un
projet d’ouvrage électrique, ce qui ouvre la voie aux
éventuelles pro c é d u res de mise en servitudes légales
(pour une ligne), dans l’hypothèse où tous les propri étaires concernés n’auraient pas donné leur accord, ou
d’expropriation pour un poste.
Qu’une demande de DUP soit ou non nécessaire, le
projet de construction d’un ouvrage électrique de tension égale ou supérieure à 63000 V est obligatoirement
soumis ensuite à une enquête publique, organisée dans
toutes les communes concernées. Là aussi, il s’agit de
tenir le public informé et de recueillir ses observations,
grâce à la publicité de l’étude d’impact. Cette dernière,
instituée par la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, c o m p rend une analyse de l’état
initial du site et de son environnement, une analyse des
effets directs et indirects, temporaires et permanents du
projet sur l’environnement et sur la santé, et une desc ription des mesures envisagées pour suppri m e r,
réduire et compenser les dommages éventuels sur l’environnement et sur la santé. Les conclusions de cette
enquête publique perm e t t ront au préfet de pre n d re
éventuellement un arrêté de mise en servitudes, lesquelles seront, bien sûr, indemnisées.
Une fois toutes ces étapes franchies, reste à élaborer le
tracé de détail de l’ouvrage électri q u e, en liaison
notamment avec les services de l’État, les communes,
les chambres d’agri c u l t u re, les pro p ri é t a i res et les
exploitants agricoles concernés. Un arrêté préfectoral
a p p ro u vera en ce sens le projet d’exécution, et la
Direction départementale de l’équipement instruira
ensuite la demande de permis de construire afin de
vérifier la conformité du projet aux règles d’urbanisme. Ce n’est qu’au terme de ce « labyrinthe » juridique que les travaux de construction de la ligne
pourront éventuellement être engagés, permettant sa
future mise en service.
PARCOURS DÉMOCRATIQUE OU COURSE D’OBSTACLES ? QUE PENSER DE CET
À l’évidence, tout a été conçu pour garantir la consultation démocratique des citoyens concernés. Qui pourrait aujourd’hui re p rocher l’absence
d’information ou l’effet de surprise alors qu’aux différents stades de la procédure le public est associé ?
Tout cela a-t-il simplifié et facilité les choses ? Rien
n’est moins sûr. Mais il est vrai que ce n’était pas le
but. Ce que l’on observe, c’est que le respect de toutes
les pro c é d u res allonge considérablement les délais.
Dans les années 1980, il fallait de trois à quatre ans
ÉTAT DU DRO I T ?
87
pour construire une ligne électrique. Aujourd’hui, le
simple respect des textes nécessite au moins sept
années, en espérant qu’in fine l’une des plus hautes
juridictions de l’État ne remette pas tout en cause,
comme ce fut le cas pour l’annulation de la DUP re l ative au projet de ligne Boutre-Broc-Carros, obtenue
après vingt ans de concertation et d’échanges. De tels
blocages peuvent décourager les inve s t i s s e u rs de
construire de nouvelles unités de production, a l o rs que
le besoin de nouveaux équipements se fait pre s s a n t .
En outre, les nombreuses réunions publiques donnent
parfois lieu à une « c a p t a t i o n » de la parole par
quelques opposants organisés. L’exercice démocratique
en sort-il renforcé ? Alors que la démarche instituant
les débats publics, imaginée il y a dix ans, était positive et généreuse, visait à favoriser l’émergence d’un
consensus, elle aboutit désormais souvent à un « pugilat » généralisé, à des agressions contre les experts ou
contre les représentants de l’État, de la CNDP ou de
RTE, et à un déni de démocratie vis-à-vis du simple
citoyen venu chercher simplement, un soir, de l’information dans une salle de mairie.
Comment s’étonner, dans ces conditions, que le débat
public, paradigme d’une démocratie formelle et encadrée, effraie la démocratie représentative et que les élus
se tiennent à distance de ces débats pourtant stratégiques pour l’aménagement du terri t o i re? Le paradoxe de ces dix dernières années est bien là ; r a res sont
les élus4 qui s’investissent aujourd’hui dans ce qui faisait, hier, leur fierté : apporter le téléphone, l’eau ou
l’électricité dans leur territoire. On peut aussi s’interrog e r, à l’heure des bl ogs et de la communication
interactive, sur le caractère peut-être trop normatif du
débat public, risque de frein à des échanges libres et
« participatifs » entre aménageurs et citoyens. Ne faudrait-il pas imaginer plus de souplesse et d’imagination « c o l l e c t ive » pour désacraliser ce dialog u e
essentiel, en évitant la captation de la paro l e, d’où
qu’elle vienne ?
Pour paraphraser Karl Marx, et pour résumer notre
perplexité, notre pays est passé sans doute en trente ans
d’une misère de la démocratie, au sens où les choix
d’hier manquaient à l’évidence de transparence et de
justifications données au grand public, à une démocratie de misère, dont le caractère direct et formel
n’est qu’une façade camouflant les « bl o c a g e s » de
notre société du XXIe siècle.
LE SYMPTÔME D’UNE MUTATION DE LA SOCIÉTÉ… Comment, dans ces
c o n d i t i o n s , f a i re prévaloir l’intérêt général ? Et
d ’ a i l l e u rs quel intérêt général? L’européen, qui encourage la solidarité et les échanges pour éviter les incidents majeurs entre pays ? Le national, envisagé sous
l’angle du fragile équilibre entre offre et demande
d’électricité, qui pourrait être compromis en France
dès l’hiver 2009 ? Ou le régional et le local, c’est-àdire la sécurité de régions françaises entières qui peuve n t , d e m a i n , se re t ro u ver f ace à un bl a c k - o u t
électrique comme la région PACA versus la pro t e ction d’« espace remarquable5 » ?
Comment arbitrer désormais entre ces différents intérêts généraux qui, souvent, entrent en collision sur la
même échelle territoriale ?
En fait, le blocage actuel traduit une mutation profonde de notre société : les choix d’aménagement
d’hier étaient portés par un État fort et par une technostructure associée, au nom du bien commun. Chacun acceptait que l’intérêt collectif primât sur l’intérêt
particulier, de même que chacun acceptait l’autorité
des élites.
Ce temps est totalement révolu : les élites sont disqualifiées, la « rationalité » des ingénieurs se heurte à une
mise en doute systématique de leur pouvoir de décider
ce qu’est l’intérêt général. Chacun semble avoir fait
sien l’adage ironique de Paul Valéry pour qui « les
e x p e rts sont des gens qui se trompent selon les règles ».
L’électricité n’est plus une fée, le projet européen ou
même le simple intérêt public n’évoquent plus rien de
concret et apparaissent comme des mots vides, agités
pour masquer des projets sans fondement réel.
… QUI APPELLE DE NOUVELLES RÉPONSES Ni amer ni nostalgique,
ce constat doit déboucher sur de nouvelles vo i e s ,
adaptées aux mentalités nouvelles.
La nécessité de l’implication et de la « médiation »
des élus paraît alors évidente. Il faut revoir l’ensemble
des pro c é d u res pour conférer aux élus un rôle
m a j e u r, notamment dans les départements et les
Régions. En démocratie, ils sont les médiateurs nature l s , légitimes et compétents, entre les citoyens qui
les ont élus et les techniciens, que ni leur formation
ni leur métier n’ont préparés à la confro n t a t i o n
publique. Ils sont les mieux placés pour repositionner
les enjeux, apprécier et arbitrer entre les différe n t e s
priorités (touri s m e, style de vie, mode de déve l o ppement, aménagement du terri t o i re, par exe m p l e ) ,
fa i re compre n d re et accepter leurs choix. C’est la
piste engagée, à juste titre, par la mise en place
récente de comités régionaux de concertation, chargés d’établir et d’assurer le suivi des volets régionaux
du schéma national de développement du réseau de
transport approuvé par le ministre de l’Industrie.
Mais, à côté de cette revalorisation de la voie politique, les entre p rises électriques doivent, elles aussi,
faire leur aggiornamento ! Eve Seguin, professeur de
sciences politiques à l’université du Québec à Montréal, les interpella récemment dans un article publ i é
dans Les Échos du 11 août 2006 en soulignant que le
88
déjà été engagée puisque, de 2001 à 2005, la longueur
du réseau aérien a diminué de plus de 716 km en
France. Dans le cadre du Contrat de service publ i c
conclu avec l’État pour la période 2005-2007, RTE
s’est engagé à enfouir 30 % des lignes à haute tension
(63 000 V et 90 000 V) créées ou renouvelées.
O u t re les zones urbanisées ou d’habitat regro u p é ,
RTE recourt désormais à l’enfouissement de manière
privilégiée dans les zones considérées comme prioritaires7 et aux abords immédiats des postes sources.
Pour les ouvrages 225 000 V, l’enfouissement est onéreux mais techniquement réalisable. RTE utilise cette
technologie de manière préférentielle dans les unités
urbaines de plus de 50 000 habitants (au sens de l’INSEE) pour les projets à réaliser en dehors des tracés
existants et des couloirs de lignes et pour ceux, situés à
l ’ i n t é rieur de ces dern i e rs , qui conduiraient à un
accroissement significatif des impacts. En reva n c h e,
pour les lignes à 400 000 V, l’enfouissement est techniquement difficile pour de longues distances où la solution aérienne reste la seule adaptée, malgré toutes les
oppositions qu’elle peut susciter.
Pour lever les réticences qui accompagnent le développement des ouvrages, il va falloir encore améliorer
la concertation entre le gestionnaire du réseau et les
élus, les associations, les riverains, afin de les convaincre
que les ouvrages projetés sont indispensables à l’alimentation en électricité de leurs concitoyens.
Il ne suffit plus, de nos jours, d’avoir de bonnes raisons : il n’est de bon projet qu’un projet accepté. À
l’expertise technique l’entreprise de réseau doit désormais ajouter une bonne dose d’écoute, de communication… et d’imagination ! •
■ EXTRAITS DE L’ENQUÊTE LH2 POUR RT E , JUIN 2006
79 % des personnes du panel considèrent comme
assez gênantes ou très gênantes les lignes électriques
à haute ou très haute tension. 59 % les jugent dangereuses pour la santé de leurs ri vera i n s.17 % citent spontanément leur manque d’esthétisme et leur impact sur
le paysage comme leurs principaux inconvénients.Un
jugement que partagent 47 % des élus, 20 % des riverains et 31 % des agri c u l t e u rs. Si l’on pose directement
la question de l’impact esthétique des lignes sur le paysage, 77 % des Français l’estiment très ou assez important, un ratio qui monte à 79 % chez les rivera i n s, 86 %
chez les élus et 70 % chez les agriculteurs.
syndrome Nimby traduisait « une réalité apparemment
ignorée des commentateurs : la timidité et le déficit
innovant des projets industriels ». Selon elle, « les projets de développement ne sont pas assez bons, ils sont
trop gro s s i e rs, comportent trop de nu i s a n c e s , manquent de raffinement technique, social et financier ».
Pour elle, les aménageurs refusent systématiquement
d’étudier toute solution novatrice dans le cadre de
leurs projets pour se réfugier derrière des méthodes
routinières.
Pour stimu l a n t e, et parfois fondée, qu’elle soit, cette
critique se heurte à une réalité industrielle. À la différence d’autres industries, de nouveaux « sauts technologiques » sont peu envisageables dans le transport
d’électricité, comme la session du Conseil international des grands réseaux électriques, réunissant plus de
deux mille experts mondiaux à la fin d’août 2006 à
Paris, l’a montré.
Ce qui, en revanche, est sûr, c’est que les entreprises
doivent changer de posture. Plutôt que de porter sur
l e u rs seules épaules l’intérêt public, en donnant parfois
l ’ i m p ression de l’imposer, les électriciens dev r a i e n t
plutôt se cantonner dans un rôle d’expert, modeste et
à l’écoute de tous, fournissant aux décideurs les différents scénarii, avec leurs contraintes techniques et économiques.
Les entreprises électriques doivent aussi mettre dava ntage l’accent sur le développement des liaisons souterraines, mieux acceptées par le public, et qui répondent
pour beaucoup à ses préoccupations. C’est le sens des
préconisations avancées par le rapport parlementaire
de Christian Kert, adopté le 12 décembre 2001 par
l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques6.Ce dernier en appelle à un
changement de culture et à un « pari ambitieux » :
« Doter la France de réseaux techniques électriques
sécurisés par leur enfouissement. » Cette inflexion a
1. Chapitre extrait des Réseaux électriques au cœur de la civilisation industrielle, Timée-Éditions, Paris, 2007, avec leur aimable autorisation.
2. Enquête effectuée par l’institut LH2 du 30 mars au 8 avril 2006
auprès d’un échantillon de 1 004 personnes, représentatif de la population française âgée de dix-huit ans et plus, de 1 018 riverains, de 490
élus et de 84 agriculteurs.
3. Emblématique de cette mu t a t i o n , Isséane,le futur centre de tri et de
valorisation énergétique des déchets ménagers d’Issy-les-Moulineaux
(Hauts-de-Seine), enfoui à 31 m sous terre et doté d’un dispositif re ndant invisible la vapeur d’eau s’échappant de ses cheminées.
4. Cf. la réaction de Christian Estrosi, ministre délégué à l’Aménagement du territoire, après l’annulation par le Conseil d’État, le 10 juillet
2006, de la déclaration d’utilité publique re l a t ive au projet de ligne
reliant Boutre à Broc-Carros.
5.Au sens du Code de l’urbanisme.
6. Rapport sur « l’apport de nouvelles technologies dans l’enfouissement des lignes électriques à haute et très haute tension », enregistré
n° 3477 à l’Assemblée nationale et n° 154 au Sénat.
7. Zones d’importance pour la conservation des oiseaux, zones naturelles d’intérêts écologiques, floristiques et faunistiques, zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, sites inscrits au
titre de la loi du 2 mai 1930 ainsi que les parcs naturels régionaux et
les zones périphériques des parcs nationaux.
89
DOSSIER
L’expérience de la ville d’Orly
CHAUFFAGE COLLECTIF :
LE PARTI PRIS
GÉOTHERMIQUE
à
DOMINIQUE BÈGLES*
termes : « Une politique honnête et intelligente se
devrait de diversifier au maximum les sources d’énergie, d’exploiter au maximum nos propres re s s o u rc e s
afin de ne pas être esclave d’un approvisionnement
extérieur. Là où on peut utiliser de l’eau courante, il
faut l’utiliser ; là où il y a le vent, le soleil, la géothermie, il faut les utiliser. Et lorsque l’on ne peut utiliser
tout cela, on emploie alors les hydrocarbures, le charbon ou l’uranium.Voilà ce qu’il faudrait faire. » Un
discours que re p rendra à sa façon, en 2007, sans être
pour autant entendue, la candidate de la gauche à la
présidentielle. Pour Gaston Viens, il était devenu évident qu’il fallait se saisir de la chance de posséder une
énergie naturelle, nationale et locale. Il fera lui-même
exécuter les études de faisabilité, non sans tensions
avec le PCF, qui voyait dans cette décision un transfert de charges inadmissible entre les sociétés propri étaires des logements sociaux et le budget de la Ville.
Non seulement il passera outre, mais il convaincra
ensuite lesdites sociétés à s’engager financièrement sur
l’utilisation concrète de la géothermie.
LA GÉOTHERMIE N’EST PAS UNE ÉNERGIE NOUVELLE. Les Romains, il y a
deux mille ans, s’en servaient pour leurs bains. Plus
p roche de nous, on fait de l’électricité à partir de
vapeur souterraine depuis le début du siècle dernier
en Italie. Tous les pays qui en ont la possibilité ont
cherché à la développer. À commencer par le Japon, la
N o u ve l l e - Z é l a n d e, les États-Unis, ou l’URSS. E n
2000, le Japon produisait plus de 50 000 mégawatts
géothermiques, soit davantage que tout ce que produisait alors EDF, toutes énergies confondues. L’Islande, championne du monde en la matière, chauffée
aujourd’hui en quasi-totalité par géothermie, a réalisé
le premier chauffage urbain de ce type dès 1930 à
Reykjavík. La France n’a pas suivi cette voie. Pis, alors
que le charbon gardait un taux de rentabilité encore
important, pour satisfaire des intérêts financiers et
industriels, elle s’est engagée dans le tout électrique, le
tout nucléaire, en réduisant à zéro ou presque la part
l’origine, tout part d’une amitié, d’un
volcan et d’une rencontre. L’amitié est celle d’un
maire précurseur en beaucoup de domaines : celui
d’Orly, Gaston V i e n s, alors président du conseil
général du Val-de-Marne, avec un jeune étudiant
en médecine membre de la direction du syndicat
étudiant UNEF. Le jeune homme, Henri Dangou,
est originaire de Pointe-à-Pitre. Il y retournera une
fois ses études achevées. Mais l’amitié restera et
donnera naissance quelques années plus tard à un
j u m e l a ge avec la ville d’Orly. On est alors au
milieu des années 1960. Échanges et contacts vont
se nouant, avec, en particulier, une meilleure compréhension mutuelle entre Guadeloupéens et Orlysiens
en matière de culture et de respect des différe n c e s .
Jusque-là, pas de rapport avec la géothermie. Sauf que
l’irruption du volcan de la Soufri è re en 1976 et les
besoins de solidarité active qui en découlent mettent
Orly tout naturellement au centre du dispositif d’aide.
C’est alors qu’intervient la re n c o n t re entre Gaston
Viens et Haroun Tazieff. Lequel explique à la télévision la Terre et peste contre l’inutilisation de la géothermie en France, en particulier en Ile-de-France, où
les conditions d’exploitation semblent réunies. Il n’en
fallait pas plus au maire pour se précipiter vers ce
choix avec le souci constant qui est le sien : réduire les
factures des locataires des cités populaires et le coût de
fonctionnement des bâtiments publics face aux lobbies pétro l i e rs et à leurs relais au sommet de l’État
accaparé par la droite. L’époque était celle du premier
choc pétro l i e r, avec notamment une augmentation
extraordinaire des charges pour les locataires. Orly et
Gaston Viens vont devenir les précurseurs d’une nouvelle technologie.
Un choix toujours plus d’actualité, à l’heure du
réchauffement de la planète et de l’effet de serre.
H a roun Tazieff expliquait déjà le pro blème en ces
* Journaliste.
90
Quelques 220 m3
par heure à 74 °C, par un puits profond de 1 620 m,
quand on en attendait au mieux 65 ° C. M i e u x
encore : par chance, le puits est artésien – cela signifie
que la pression est suffisamment forte à l’extraction
pour ne pas avoir à utiliser de système de pompage de
l’eau, fort coûteux en entretien. Deux ans plus tard ,
les trois mille logements de la cité « Gazier » en ont
profité. Soit une économie annuelle de 2 920 tep. Un
trésor qui permettra d’économiser sur le chauffage
10 % la pre m i è re année et 40 % vingt ans plus tard.
Ce ne devait être qu’un début – on y reviendra. Une
énergie bienfaitrice pour le confort et les port e - m o nnaie, qui a aussi pour avantage l’absence totale de pollution : aujourd’hui, en Ile-de-France, sur 130 000 tep
fournies par an, elle évite 700 000 t de production de
CO2, 650 t de dioxydes d’azote, 6 600 t de dioxyde de
soufre, et 150 t de poussière. Seule ombre au tableau :
le sel. L’eau aspirée contient au moins 15 g de sel par
litre. Pas question de le rejeter dans la nature. À Orly,
on a donc imaginé de récupérer cette eau et de la
réinjecter dans son milieu d’origine.Après l’échangeur
thermique de l’eau de chauffage, ce n’est pas l’eau de
la nappe qui passe par les tuyauteries de chauffage, car
elle est trop corrosive. L’avantage est de réalimenter le
réservoir que constitue la nappe d’eau souterr a i n e.
L’inconvénient est de la re f roidir à term e. Et donc
d’abaisser la température, et, par conséquent, la pertinence du système pour le chauffa g e. Un degré en
moins au bout de trente ans, et un degré ensuite tous
les cinq ans suivants. Autre innovation pour pallier ce
risque : à partie d’une même plate-forme, à l’image
des forages pétroliers en mer, la technologie dite des
d o u blets des forages déviés a été employ é e. E l l e
consiste à creuser deux puits – l’un de production,
l’autre de réinjection – verticalement sur 500 m de
profondeur. Ensuite, les forages s’inclinent de 28 %, de
telle manière qu’à 1 600 m de profondeur (zone aquif è re des couches calcaire du Dog g e r, 170 millions
d’années), ils sont séparés d’une distance d’au moins 1
km. Si bien que le temps de refroidissement est étendu
avec l’idée que trente ans est le temps d’amortissement
des investissements et que le coût d’installation éventuel d’une pompe à chaleur ne viendra pas percuter la
pertinence du principe d’économie de cette production d’énergie.
Si l’eau a jailli en 1981, elle le fera aussi trois ans plus
tard avec le creusement d’un second forage sur le
même principe et permettant aux deux tiers de la
population d’en bénéficier. De plus, un dispositif met
en liaison automatique les deux systèmes, l’un utilisant
le charbon, et l’autre le fioul pour réchauffer en
appoint l’eau puisée en cas d’événements climatiques
■ GASTON VIENS : UN PRÉCURSEUR ?
À ORLY, L’EAU A JAILLI À LA MI-SEPTEMBRE 1981.
L’homme est fidèle. Fidèle aux va l e u rs qui l’ont poussé,
à quinze ans, tout juste adolescent, dans un milieu
familial de maraîchers dans les Bouches-du-Rhône, à
faire le choix du combat clandestin en tant que résistant FTP contre l’occupant nazi et le régime français
de Vichy. Fidèle aussi à celles qu’il a rencontrées précisément à ce moment-là auprès des communistes.
Cet engagement, il le paiera cher : prison dès 1943 et
déportation à Buchenwald. Fidèle mais intransigeant :
les convictions et l’idéal qui sont les siens ne sauraient
ê t re solubles dans l’obéissance aveugle quand son
p a rti fait à ses yeux fausse route. Militant et hab i t a n t
des cités populaires d’Orly, élu maire en 1965, Gaston
Viens, à quatre-vingt-quatre ans, garde intacte cette
force de caractère qu’il ne porte pas comme un drapeau ; on la devine derrière les cicatrices et les déchirures d’un parcours qui ne l’a pas vraiment épargné
mais dont il ne nourrit ni re m o rds ni amertume. Simplement le sentiment d’une honnêteté enve rs luimême et l’idée que l’histoire ne lui a pas donné
forcément tort. Précurseur ? Son combat pour la géothermie dans sa ville en est-il le symbole ? Il ne l’avoue
p a s. Mais le récit de sa vie de militant, et de ses
déconvenues, parle pour lui.
des autres sources d’énergie et en causant la ruine de
régions entières. La France est dans le bas du tableau
des pays développés pour la production d’électricité
d’origine géothermique. Si la technologie ne règle pas
t o u t , l o rsque l’on sait que les coûts du fioul, p a r
exemple, sont directement liés aux prix à la production et surtout au taux du dollar, on comprend l’intérêt de disposer d’une production d’énergie locale qui
travaille pour le long terme.
Le principe est simple : la croûte terrestre est chaude,
sa température augmente progressivement avec la profondeur, soit, en moyenne, 3,3 °C tous les 100 m. En
Région parisienne, la température atteint 43 °C à –
1000 m et dépasse 70 °C à – 2000 m. C’est cette chal e u r, gratuite et immédiatement disponibl e, q u i
s’échappe à certains endroits sous forme de sourc e s
chaudes ou de geysers. Mais, le plus souvent, il faut
aller la puiser dans le sol, et parfois très profondément,
pour obtenir une température importante. L’eau est
donc soit pompée, soit extraite avec une pression suffisante. Elle est ensuite mise en contact avec un échangeur thermique, qui permet de récupérer sa chaleur et
de la transmettre vers un réseau urbain. Lequel, à partir de cet échangeur, est empli d’une eau pro p re et
non polluante et constitue le système de distribution
proprement dit dans les logements.
91
provoquant des températures extéri e u res exceptionnellement basses. A u j o u rd ’ h u i , Orly est désormais
équipé de trois sites complémentaire s . Le réseau de
chaleur assure la production et la distribution d’environ huit mille cinq cents logements et s’étend sur
deux zones géographiques pr i n c i p a l e s : la zone
« Gazier » avec les quartiers « Aviateurs » et « Navigateurs », et celle de la Pierre-au-Prêtre et du Nouvelet.
Sans nuisances sonores, sans transport coûteux, et créatrice d’emploi local, la géothermie a un autre avan-
tage, en plus de tous les autres : elle n’est pas subordonnée aux va riations climatiques comme peuvent
l’être les énergies éolienne ou solaire. Gaston Viens et
Haroun Tazieff sont désormais aux yeux de l’histoire
les deux pères spirituels de la géothermie en Val-deMarne, Orly pouvant se féliciter d’enregistrer 75 % de
pollution par combustion en moins par rapport aux
villes franciliennes. Le second avait félicité le premier,
en avouant, avant de signer le liv re d’or de la ville :
« Vous montrez la voie. » •
92
Le développement durable à Calais
DOSSIER
UN
MARIAGE
DE RAISON
e
JOËL ROCQ*
Un centre de tri des emballages ménagers, d’une capacité de 11 000 t/an, valorise les emballages issus de la
collecte sélective. Ces déchets triés par des agents va l oristes sont alors dirigés pour être recyclés. Un centre
de transfert des ordures ménagères d’une capacité de
86 000 t/an ainsi qu’une plate-forme de groupement
du verre d’une capacité de près de 8 000 t et centralisant les dépôts en provenance des colonnes d’apports
volontaires et de la collecte sélective sont d’autres
infrastructures performantes dans la valorisation optimale des déchets. Enfin, le dernier équipement créé,
l’unité de biométhanisation, termine la longue liste
d’équipements dont dispose le Sevadec pour valoriser
les déchets de son territoire.
CALAIS OSE LA BIOMÉTHANISATION… La biométhanisation est le
résultat de la fermentation anaérobie (sans oxygène
en milieu concentré) de matières organiques. E n
décembre 2006, le maire de Calais, député européen
et président du Sevadec Jacky Hénin, rappelait lors de
l’inauguration que l’usine de biométhanisation
implantée sur sa commune résultait de dix années
d’efforts. La mise en service de cette unité de biométhanisation permettra de traiter l’ensemble des biodéchets, déchets verts, graisses et huiles alimentaire s
d’un bassin de vie de près de 157 000 habitants. L’enjeu de cette usine de biométhanisation résidera dans
le traitement de 27 000 t/an de biodéchets, 11 000 t
de déchets verts, 1 000 t/an de graisses et huiles alimentaires. Cette installation, par l’intermédiaire d’une
station de cogénération, r é c u p é rera et brûlera le biog a z . L’usine de Calais est la pre m i è re de France à
valoriser le biogaz sous forme d’électricité et de chaleur. Une part de cette électricité produite sera reve ndue à EDF, une autre per mettra de chauffer et
d’éclairer le centre de tri à proximité. L’usine perm e ttra également de produire du compost. Indubitablem e n t , Calais et le Calaisis sont à la pointe des
technologies en ce qui concerne le développement
durable.
LES PRÉMICES D’UNE DÉMARCHE ENVIRONNEMENTALE
n 1995, sous le mandat du maire communiste
Je a n - Jacques Bart h e, la Ville de Calais met en
place la collecte sélective des déchets en quatre
flux (ord u res ménagère s, verre, e m b a l l a ge s, fermentescibles), l’une des pre m i è res de France. Le
tri sélectif qui fait alors son apparition dans la cité
des Six Bourgeois est depuis bien ancré dans les
esprits des Calaisiens. La même année, la municipalité calaisienne lançait une étude dans le dessein
de traiter les fermentescibles par biométhanisation.
Choix audacieux en matière de développement
d u r able pour l’époque. La méthanisation allait
devenir quelques années plus tard une réalité.
En 2000, le Syndicat d’élimination et de valorisation
des déchets du Calaisis (Sevadec) est créé. Le successeur de Je a n - Jacques Bart h e, Jacky Hénin (PCF),
devient alors président de ce syndicat qui groupe 59
communes et représente un bassin de population de
près de 157 000 habitants. Le Sevadec est le fruit d’une
volonté commune de trois structures intercommunales
de maîtriser la valorisation des déchets, tant sur le plan
des coûts que sur celui des choix techniques. Le Sevadec a pour objet de prendre en charge la valorisation
matière et énergétique des déchets ménagers et assimilés collectés sur l’ensemble du Calaisis. Pour mener à
bien une politique environnementale efficace, le Sevadec s’est doté d’infrastructures performantes qui répondent aux attentes du plan départemental d’élimination
des déchets, dont l’objectif est la valorisation de plus
de 50 % des déchets collectés.
Un réseau de six déchetteries couvertes (bientôt huit)
offre à chaque habitant du Calaisis de disposer d’une
déchetterie à moins de dix minutes en voiture et de
déposer gratuitement dans la limite de 1 m 3 p a r
semaine les déchets non collectés au porte-à-porte.
* Titulaire d’un master d’histoire, responsable de la communication au Sevadec.
93
UNE PLATE-FORME HQE UNIQUE EN FRANCE L’usine de biométhanisation de Calais se situe à proximité immédiate de la station d’épuration de la CAC (Commu n a u t é
d’agglomérations du Calaisis), dont Jacky Hénin est
également le président, du centre de tr i et de la
d é c h e t t e rie Monod. Cet ensemble constitue une
plate-forme HQE (haute qualité environnementale)
unique en France. La conception générale de cette
plate-forme respecte aussi bien l’environnement que
les hommes qui y travaillent.
LE VOLET EMPLOI Si le Calaisis se dote des moyens nécessaires au traitement de ses déchets dans le respect de
l ’ e nv i ronnement et de la réglementation, le vo l e t
emploi reste également une priorité. En effet, à l’exception de l’unité de biométhanisation confiée à une
société spécialisée Jacky Hénin ne manque pas de souligner que toutes les installations du Sevadec sont en
régie directe. « Rigueur de gestion, qualité de service à
la population et garantie de statut du personnel » sont
également des réalités, estime le président. La soixantaine d’agents employés par le Sevadec bénéficient
tous du statut de la fonction publique. Des conditions
de travail de qualité sont inséparables du caractère
HQE à l’intérieur des bâtiments (chauffage, éclairage,
isolation).
UNE SENSIBILISATION AU QUOTIDIEN O u t re son engagement au
quotidien en faveur du développement durable, Jacky
Hénin souligne l’importance de sensibiliser la population, et notamment les plus jeunes, au tri sélectif.
Depuis l’ouverture du centre de tri en juin 2004, des
milliers d’habitants sont venus visiter nos installations
au travers de journées « Portes ouvertes » et de visites
gratuites. La sensibilisation des habitants est un souci
quotidien. Tous les établissements scolaires sont cordialement invités à visiter nos équipements. Afin de
m o n t rer l’importance de bien trier ses déchets et
d’agir en faveur de la protection de la planète, les
écoles du territoire participent au concours « Faites
du tri » instauré par le service communication du syndicat. Une bande dessinée sur le fonctionnement du
centre de tri HQE du Sevadec est distribuée régulièrement aux enfants. Les scolaires ne sont pas nos seuls
visiteurs. C e n t res sociaux, associations de retraités,
public handicapé, professionnels de différents secteurs,
comme les sapeurs-pompiers, g a rdiens d’immeubl e s ,
les hôpitaux, etc., viennent visiter les installations du
Sevadec. Il faut sans cesse sensibiliser le grand public à
l ’ é c o - c i t oyenneté. Les visites du centre de tri, des
déchetteries et de l’unité de biométhanisation répondent à cette attente : trier, c’est agir pour l’avenir ! Le
Sevadec se doit d’être le dernier maillon de la chaîne
de sensibilisation aux bons gestes de tri, mais aussi de
montrer et de mettre en avant le gros travail effectué
par les ambassadeurs du tri des trois collectivités adhérentes.
Aujourd’hui, le geste citoyen est omniprésent dans la
majorité des foye rs des habitants du Calaisis, et le
Sevadec est fier d’associer à la démarche environnementale les notions de partenariat et de solidarité.
O u t re le part e n a r iat avec différentes associations
locales, notamment en ce qui concerne l’insertion
professionnelle, le Sevadec organise la collecte de téléphones portables cassés, déposés dans les déchetteries
par les habitants du Calaisis au profit d’une association
d’aide aux enfants myopathes. •
94
DOSSIER
La politique énergétique du Vénézuéla
L’ÉNERGIE
DE LA TRANSFORMATION
SOCIALE
l
TEMIR PORRAS PONCELEÓN*
pas suffi pour créer les conditions d’un développement
économique et social harmonieux et durable. Durant
le XXe siècle, le défi de « semer le pétrole » auquel inv itait l’écrivain Arturo Uslar Pietri dès les années 1930
n’a pas été re l evé par des élites qui se sont plus vite
habituées à la compétition pour la captation de la
rente qu’à celle pour sa transformation en moteur du
progrès national. L’État, d é p o s i t a i rede la rente, et donc
c e n t re d’accumulation de l’essentiel de la richesse
nationale, est devenu le terrain de luttes et le lieu de
compromis entre différents groupes sociaux qui réclamaient tous leur part du gâteau. Le clientélisme s’est
ainsi constitué en principal biais de distribution de la
richesse, et donc, en source de tout progrès social. L’ État vénézuélien a dû assumer un rôle de promoteur du
développement et de régulateur des rapports sociaux,
sans pour autant parvenir à se re n f o rcer du point de
vue institutionnel. Jamais il ne s’est professionnalisé, la
fonction publique étant toujours restée soumise aux
aléas de la politique.
C’est cet État pétrolier ressemblant à un colosse aux
pieds d’argile qui a dû faire face à l’un des plus fabuleux transferts de ressources que l’histoire de l’humanité ait connu s : la déferlante des pétro d o l l a rs
provoquée par les chocs pétroliers des années 1973 et
1981. Pour se faire une idée de l’impact qu’ont eu ces
événements aussi brutaux qu’inattendus, il faudrait
rappeler que les budgets dont a disposé le gouvernement vénézuélien entre 1973 et 1978 ont été supér i e u r s à tous les budgets cumulés de tous les
gouvernements qui l’ont précédé depuis 1935 ! L’effet de boom, par ailleurs, s’est vu amplifié par la nationalisation des hydrocarbures en 1976.
Le contrecoup provoqué par la baisse des prix initiée
en 1983 fut, par conséquent, tout aussi dévastateur, ses
effets se trouvant aggravés par un endettement excessif auquel l’État avait eu re c o u rs en dépit de ses
recettes exceptionnellement élev é e s . C’est que le
mirage d’une richesse soudaine qui semblait alors
e Venezuela contemporain est pro f o n d é m e n t
marqué par sa condition de grand pays producteur
et exportateur de pétrole. Rien, dans les évo l utions que ce pays d’Amérique du Sud a connues
depuis le début du XXe siècle, ne peut être isolé
de cet élément structurant que constitue la possession de la matière pre m i è re qui est au fondement du fonctionnement du capitalisme industriel
contemporain. Depuis cent ans, aussi bien la genèse
de l’État que la manière de faire de la politique ; l’organisation des groupes sociaux comme la stru c t u re
économique du pays ; les objectifs de politique intérieure comme la vision de la géopolitique mondiale,
tout au Venezuela a été moulé par l’influence irrésistible de cette industrie si particulière.
Pe rc evant déjà son caractère d’arme à double tranchant, l’un des pères fondateurs de l’OPEP, le V é n ézuélien Juan Pa blo Pérez A l f o n s o, en était ve nu à
qualifier d’« excrément du diabl e » ce que d’aucuns
auraient plutôt eu tendance à considérer comme une
bénédiction de la nature. Pérez Alfonso avait en fait
compris que, pour le meilleur et pour le pire, la possession du pétrole en immenses quantités ne pouvait
q u ’ a l t é rer le processus de développement d’une
société qui, e n c o re dans les années 1930, possédait des
traits marqués d’archaïsme pré-moderne. La modern isation à marche forcée que l’industrie pétro l i è re a
entraînée et le chaos que cela a provoqué dans la
société vénézuélienne nous ont permis de comprendre a posteriori que la question de l’utilisation du
p é t role résidait autant dans la mise à profit de la
manne que dans la domestication de sa force.
Cent ans d’extraction de l’or noir au Venezuela n’ont
* Ancien élève de l’ENA (promotion Léopold Sédar Senghor),
Temir Porras Ponceleón a été vice-ministre de l’Enseignement
supérieur au Venezuela (2005 – 2007). Il est aujourd’hui directeur
de cabinet de la ministre de l’Industrie et du commerce et
enseigne à l’École vénézuélienne de planification.
95
i n é p u i s a ble a fait cro i re aux Vénézuéliens que les
conditions étaient réunies pour atteindre, d’un seul
bond, le développement industriel. L’État s’est alors
lancé dans des projets industriels et d’infrastru c t u re s
pharaoniques qui ont englouti une part considérable
de la manne et hypothéqué les reve nus du futur. La
corruption et l’incompétence ont fait le reste. Néanmoins, le contre-choc pétrolier n’a en rien modifié des
habitudes politiques solidement installées. A u
contraire, les groupes dominants, trop conscients que
cela ne pouvait durer éternellement, ont fait de la prédation des re s s o u rces encore disponibles leur unique
priorité. En outre, elles ont maintenu sous perfusion
un système politique clientéliste qui dépendait de
moins en moins de revenus pétroliers insuffisants et de
plus en plus de l’endettement. À la fin des
années 1980, le terrain était donc mûr pour l’application d’une thérapie de choc néo-libérale qui s’est violemment attaquée à l’État, tout en faisant port e r
l’essentiel des sacrifices aux plus démunis. Les élites et
le capital transnational ont alors trouvé une excuse
pour pours u iv re la stratégie de spoliation des re ssources nationales, mais cette fois-ci en privatisant l’essentiel de l’appareil économique du pays, y compris le
secteur pétro l i e r. Cette tentative, qui allait se poursuivre tout au long des années 1990, ne devait finalement réussir que par tiellement en raison de la
récurrence et de l’ampleur des insurrections populaires
et militaires qui allaient émailler cette décennie.
L’émergence du leadership d’Hugo Chávez et du
mouvement bolivarien, qui a débouché sur la victoire
électorale de décembre 1998, a définitivement clos
l’épisode néo-libéral et mis fin au processus de privatisation des hydrocarbures.
dans le cadre de sa politique d’internationalisation. Ce
faisant, le Venezuela a acquis cinq raffineries sur le sol
étasunien, destinées à recevoir le brut vénézuélien dont
la production restait ainsi liée au marché américain. Ironie de l’histoire, PDVSA vendait le pétrole à prix préférentiel à sa filiale américaine qui, elle, tirait les profits du
raffinage et de la distribution, sans jamais rapatrier les
dividendes. Comme l’a justement souligné le président
Chávez, le Venezuela a, par ce biais, longtemps subve ntionné le pétrole que consommait la première puissance
économique mondiale !
Ensuite, cet assujettissement aux intérêts impériaux
avait également une influence dans la détermination
de ce qui devait être fait des ressources dégagées par
l’activité pétro l i è re. Il en va ainsi de l’accent mis par
les politiques de développement dans les grands travaux ou dans l’industrie d’extraction de matières premières, dont l’exportation traduisait une volonté de
transférer la rente pétrolière en priorité à des groupes
économiques nationaux et internationaux. Dans le
même temps, l’urbanisation accélérée que connaissait
le pays, du fait du basculement de son cœur économique de l’agri c u l t u re vers les services, n’était pas
accompagnée de politiques d’éducation, de santé, ni
même de logement à la hauteur des mutations à
l’œuvre. Avec la crise fiscale des années 1980 et l’offensive néo-libérale des années 1990, ce fut carrément
la paralysie de l’investissement social. On rappellera
seulement que, avant que la révolution bolivarienne
ne relance le système public national de santé avec,
entre autres, la construction de milliers de centres dont
plusieurs grands hôpitaux, le dernier établ i s s e m e n t
p u blic de santé ér igé au Venezuela datait des
années 1970.Autre chiffre révélateur, il y avait en 1998
autant d’étudiants unive rsitaires qu’en 1978, a l o rs
q u ’ e n t re-temps la population vénézuélienne ava i t
quasi doublé.
En ce sens, la révolution boliva rienne a réussi ce
qu’aucun autre gouvernement n’a fait, ni pro b a bl ement tenté : elle a pris le contrôle, au nom de l’État en
tant que garant de l’intérêt général, de l’industrie
pétro l i è re. Puis elle l’a mise au service d’un pro j e t
politique doté d’une large assise populaire, consistant à
créer les conditions d’un développement socialement
juste et durable.
En effet, l’État vénézuélien a trouvé des marges de
manœuvre pour mettre en place un projet national de
développement ambitieux et socialement juste, à partir du moment où il a pris le contrôle de l’industrie
pétrolière. Bien que celle-ci ait été nationalisée dans
les années 1970, ce n’est qu’à l’issue du conflit provoqué par le sabotage de l’industrie pétro l i è re par ses
propres cadres en décembre 2002 et janvier 2003, que
LA DÉMOCRAT I S ATION DE LA RENTE COMME COMBUSTIBLE DU DÉCOLLAGE
ÉCONOMIQUE Exception faite du bref épisode néo-libéral
des années 1990, la règle au Venezuela a été d’assigner
au pétrole le rôle de combu s t i ble du développement
national. Et la révolution bolivarienne n’a pas dérogé à
cette règle, plaçant la politique pétrolière au centre de
ses préoccupations. Mais le parallèle avec le passé s’arrête là. Car, s’il est vrai que les revenus du pétrole ont
depuis belle lurette constitué l’essentiel des ressources
publiques, la politique énergétique du pays se formulait
en fonction des intérêts des pays clients, et notamment
du principal d’entre eux, les États-Unis. Dès lors, la
priorité n’était pas de maximiser les revenus pour l’État,
mais d’assurer l’approvisionnement continu et au
meilleur prix possible des ressources énergétiques dont
les États-Unis avaient besoin. Il suffit pour s’en
convaincre de citer l’exemple de Citgo, l’un des principaux distribu t e u rs d’essence des États-Unis, acheté par
Pétroles du Venezuela SA (PDVSA) entre 1986 et 1990,
96
l’État vénézuélien en a réellement saisi les rênes. Le
lock out instigué par le gouve rnement américain a
privé le pays de ses revenus pétroliers pendant plus de
soixante jours, provoquant un cataclysme économique
qui a vu le PIB chuter à un rythme de 29 % annuels
au premier trimestre de 2003. En dépit de cela, l’armée et le peuple ont soutenu le bras de fer dans lequel
s’était engagé le gouvernement, et épaulé sa décision
de limoger les près de vingt mille cadres et employés
administratifs, sur quarante mille employés au total, qui
avaient pris part au sabotage. Dès lors, cette industrie
remise en état de marche par ses ouvriers et ses retraités a connu une profonde mutation, qui a transformé
cet ancien temple de la technocratie en symbole du
pouvoir populaire. La stratégie d’internationalisation a
été abandonnée, et toute la force de frappe économique a été pointée vers le marché intérieur. Cette
réorientation ainsi que la montée en puissance de l’investissement social et le déploiement d’une politique
macro-économique libérée des dogmes de l’orthodoxie ont composé un cocktail surpuissant qui a fait
de l’économie vénézuélienne, depuis l’année 2004, la
seule au monde capable de rivaliser avec la Chine par
son rythme de croissance.
À la suite du sabotage économique de 2002-2003, le
gouvernement a instauré un contrôle de change éliminant la libre conve rtibilité de la monnaie, réformé la
loi pour supprimer l’indépendance de la Banque centrale et entrepris une politique d’expansion du marché intérieur en encourageant l’augmentation du
pouvoir d’achat. Le salaire minimu m , régulièrement et
substantiellement augmenté, frôle aujourd’hui les
3 0 0 d o l l a rs par mois, ce qui en fait le plus élev é
d’Amérique latine. Parallèlement, la dépense sociale a
explosé, à la fois par l’investissement en infrastructures
éducatives ou de santé, et par les transferts massifs vers
les secteurs les plus fragiles de la société sous diverses
formes d’allocations. Curieusement, cette politique
bu d g é t a i re agressive s’est en même temps accompagnée d’une prudence calculée au niveau macro-économique. Contrairement à la tradition inaugurée par
le premier choc pétrolier, le gouvernement bolivarien
a relancé la dépense tout en se désendettant, au point
qu’à la fin de l’année 2007 la dette extéri e u re ne
représentera plus que 17 % du PIB. Les réserves internationales, provenant essentiellement des exportations
de pétrole, sont maintenues autour de 30 milliards de
dollars, ce qui garantit deux années d’importations au
rythme actuel de consommation effrénée. Pour se faire
une idée, il se vend aujourd’hui dans ce pays de
26 millions d’habitants 450 000 véhicules particuliers
par an, dont 70 % sont importés.
En réformant la loi, l’exécutif s’est autorisé à transférer
vers un Fonds de développement national (Fo n d e n )
les « réserves excédentaire s » qui abondent un fonds
d’investissement à hauteur de 20 m i l l i a rds de dollars
annuels. Grâce à cet instrument, le Venezuela est sûrement le seul pays du Sud qui peut se payer le luxe de
c o n s t ru i re, sur fonds pro p re s , q u a t re systèmes de
m é t ro, un réseau ferrov i a i re national, des barrages
hydroélectriques, des usines thermiques, ses routes et
ses ponts. Plus étonnant encore, ces fonds ont permis à
l’État de procéder à la « nationalisation » de la Compagnie anonyme nationale des téléphones du Venezuela (CANTV) et de l’Électricité de Caracas (EDC)
en effectuant des OPA hostiles sur des actions majoritairement détenu e s , re s p e c t ivement, par les gro u p e s
étasuniens,Verizon Communications et AES. Ce choix
de faire retourner dans le public ces deux géants économiques obéissait à la fois à un impératif stratégique
de souveraineté et à une volonté politique de revenir
sur des privatisations qui, au cours des années 1990,
avaient lésé les droits du collectif national.
Au premier tri m e s t re de l’année 2007, le Venezuela
enregistrait son quatorzième trimestre consécutif de
croissance du PIB à un rythme moyen de 12,6 % sans
que nulle part dans la presse économique internationale ce « miracle économique » soit évoqué. Il est, en
revanche, plus commun de voir attribuer ces chiffres
à un effet prétendument automatique des prix élevés
du pétrole. Cet argument, qui tend à établir une corrélation directe entre ces deux phénomènes, ne résiste
pas à la plus simple des analyses historiques. En premier lieu, on se doit de rappeler que, compte tenu de
la dévaluation de la monnaie étasunienne, il faudrait
qu’aujourd’hui un baril coûte autour de 100 dollars
pour que son prix soit comparable à celui atteint au
début des années 1980. Sans l’annuler complètement,
ce constat re l a t ivise la supposée flambée actuelle des
prix. Par ailleurs, un simple re g a rd aux chiffres de
croissance des pays producteurs de pétrole entre 1973
et 1983, soit la période recouvrant les deux chocs
pétroliers, suffit à démontrer qu’un excédent commercial de cette nature n’est pas suffisant pour garantir
la croissance. Comme l’affirme Terry Lynn Karl, « a l o rs
que l’investissement interne dans les pays exportateurs
de pétrole était considérablement supérieur à celui des
pays non exportateurs à reve nu moye n , cette différence était à peine perceptible dans des taux de croissance très similaires. En effet, même si les taux de
croissance atteignaient 5,6 % (en moyenne annuelle)
dans les pays exportateurs, cette performance faisait
pâle figure à côté du 9,0 % antérieur au boom, et surpassait à peine d’une marge étroite le 5,1 % de
moyenne des pays non exportateurs. En fait, Gelb
(1984, 26) estime que l’ensemble des taux de crois-
97
sance fut en moyenne inférieur de 4,1 % durant la
période 1979-1981 à ce qu’ils auraient été si ces pays
avaient maintenu les taux de croissance de la période
1969-1972, antérieure au boom » (Karl, Terry Lynn,
The Paradox of Plenty. Oil booms and Petro-States, Berkeley, U n iversity of California Pre s s , 1997, p. 30). On
apprendra, non sans un certain étonnement, qu’alors
que les prix du pétrole ont atteint leur plafond historique de tous les temps en 1982, avec un prix moyen
de 33,5 dollars le baril, le Venezuela a enregistré cette
année-là sa première récession du XXe siècle, avec une
contraction du PIB de 1,1 %. Il faut se rendre à l’évidence : l’exceptionnelle croissance que connaît le
Venezuela aujourd’hui n’est pas tant due à l’ampleur
des revenus que ce pays obtient qu’à la façon dont ces
revenus sont gérés. Et la juste distribution de la rente
est au principe de cette exceptionnelle expansion.
Les choix politiques qu’a faits le gouvernement bolivarien montrent qu’une re d i s t ribution juste, donc
m a s s ive, du reve nu national est un puissant moteur
pour la croissance. Certes, le Venezuela est un pays rentier, ce qui limite les possibilités de généraliser ces
enseignements. Néanmoins, on remarquera que le secteur privé non pétrolier connaît une expansion plus
rapide que le secteur pétrolier et que cette croissance
est, elle aussi, due à une politique de démocratisation
des mécanismes de stimulation économique comme
l’accès au financement. En effet, les institutions financières de l’État prêtent aujourd’hui plus que jamais et
dans des conditions très ava n t a g e u s e s ; elles prêtent
davantage aux petits qu’aux gros et, dans tous les cas,
elles exigent des entreprises qu’elles démocratisent le
capital et la gestion et qu’elles assument un rôle social
f o rt vis-à-vis de leur entourage immédiat. B i e n
entendu, un succès de cette ampleur qui trouve racine
dans une recette aussi hétéro d oxe est délibérément
occulté par la presse internationale, et même escamoté
par le patronat vénézuélien, qui pourtant en tire des
bénéfices conséquents.
dynamique intégrationniste sans précédent. Sans pour
autant revenir sur chacune des étapes du pro c e s s u s
d’intégration latino-américain, il faut néanmoins rappeler que, jusqu’à une date récente, celui-ci s’était
limité à faciliter le libre-échange entre pays de la
région. La Communauté andine (Colombie, Équateur,
Pérou et Bolivie), le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay et Venezuela), le SICA (Belize, Salvador, Honduras, Guatemala, Nicaragua, Costa Rica et
Panamá) et la Caricom (quinze États insulaires de la
Caraïbe) demeurent des marchés communs plus ou
moins parachevés avec, à chaque fois, des institutions
politiques faibles et éloignées des imagi n a i res politiques locaux. De surcroît, ces blocs régionaux encore
mal consolidés doivent fa i re face à l’offensive commerciale des États-Unis qui, profitant de leur place de
partenaire commercial dominant de la plupart de ces
pays, cherchent à imposer le dogme du prétendu libreéchange comme condition d’accès à leur marché.
C’est dans cette ligne d’action que, dès les
années 1990, les États-Unis avaient promu l’idée d’une
zone de libre-échange des A m é riques s’étendant de
l’Alaska à la Pa t a g o n i e. Cette idée farfelue d’une
« intégration » d’économies allant de la première puissance mondiale à des PMA comme Haïti a fort heureusement été enterrée au Sommet des Amériques de
Mar del Plata (Argentine, nove m b re 2005), comme
résultat du basculement politique à gauche des principaux pays du Mercosur (Venezuela, Brésil et Argentine). Mais, depuis, la stratégie de désintégration des
blocs régionaux a pris la forme d’accords bilatéraux
souscrits avec les principaux États clients des ÉtatsUnis dans la région. L’ouverture de négociations bilatérales par la Colombie, l’Équateur et le Pérou en
2004, en flagrante violation de la norme communautaire andine, avait provoqué la sortie du bloc de son
principal membre, le Venezuela, qui a depuis rejoint le
M e rcosur avec, au passage, la ferme intention d’en
modifier une arc h i t e c t u re faite sur mesure pour le
libre-échangisme.
Dans ce contexte, la doctrine de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA, « aube », en espagnol) promue par le gouvernement révolutionnaire du
Venezuela, en est venue à constituer un pôle idéologique qui dispute aux États-Unis d’Amérique le leadership dans leur zone traditionnelle d’influence. Mais,
contrairement aux aspirations des géants de la région,
tels le Mexique ou le Brésil, le Venezuela ne se propose d’être ni une puissance relais de l’influence étasunienne dans la région, ni une puissance impériale de
substitution au rabais. La politique étrangère vénézuélienne propose, sans doute sans y mettre toujours les
formes ampoulées qui caractérisent les coteries diplo-
L’ÉNERGIE DE L’ I N T É G R ATION : LA STRATÉGIE VÉNÉZUÉLIENNE POUR L’UNITÉ
LATINO-AMÉRICAINE C’est en matière de politique étrangère,
et notamment d’intégration régionale, que le gouvernement bolivarien du Venezuela a le plus innové quant
à l’utilisation des hydro c a r bu re s . Et cette innovation
est radicale, dans la mesure où il ne s’agit pas simplement de la mise au point d’outils techniques originaux, mais d’un changement de fond en comble de la
doctrine énergétique nationale. En faisant de l’espace
l a t i n o - a m é ricain le lieu naturel et pr iv i l é gié du
déploiement du potentiel énergétique du Venezuela et
en considérant que le peuple vénézuélien a l’obl i g ation de partager ce privilège avec les autres peuples de
la région, la révolution bolivarienne a déclenché une
98
matiques, un projet politique clair pour le sous-continent et pour les peuples qui l’habitent : la construction d’une nation latino-américaine comme seule
garantie de la souveraineté populaire face aux forces
du marché globalisé. Dans une stratégie qui appelle
chaque entité à devenir complémentaire de l’autre
plutôt qu’à lui faire concurrence, le Venezuela a clairement mis son potentiel énergétique dans la balance, à
la fois comme incitation et comme geste de bonne
volonté. Avec des résultats plutôt encourageants, dans
la mesure où même les gouvernements les plus soumis
aux intérêts de Washington comme celui du Colombien Alvaro Uribe Vélez développent des projets énergétiques d’enve r g u re avec Caracas, tel l’oléoduc qui
doit transporter le gaz et le pétrole vénézuéliens jusqu’au Pacifique, en comblant au passage les besoins des
Colombiens. Et cette stratégie n’a de limites que les
contraintes qui pèsent sur les autres gouvernements de
la région, parfois prisonniers du chantage de leurs olig a rchies nationales, dont les intérêts sont associés à
ceux des multinationales, parfois aussi simplement prisonniers des structures mentales de leurs élites, même
progressistes, trop convaincues que leur destin est de
re j o i n d re le club des sociétés avancées du Nord ,
comme on peut le constater dans certains cercles du
pouvoir au Brésil ou au Chili.
L’ALBA, qui n’est ni un traité ni une organisation, est
une stratégie fondée sur la conviction que l’intégr ation ne peut se faire ni sur le dos ni aux dépens des
peuples, mais sur le principe que la solidarité doit régir
les rapports entre pays latino-améri c a i n s , dans la
mesure où il ne s’agit pas tout à fait de relations internationales. L’espace latino-américain n’est plus conçu
comme celui des Affaires étrangères, mais comme
celui de la « Grande Patrie » et, par conséquent, il n’est
pas question de fa i re prévaloir l’intérêt national au
détriment du partenaire. Sur cette base, le Venezuela a
développé un système original d’échanges très encadrés par les gouvernements, qui prend racine dans les
flux générés par les besoins énergétiques.
C’est dans sa relation avec Cuba que le Venezuela a
d ’ a b o rd expérimenté ce système. En 2000, les deux
pays ont signé un accord général de coopération qui
permet à Cuba d’acheter directement le pétrole dont
l’île a besoin sans être obligée d’aller sur le marc h é
international. Cela présente l’avantage de l’obtention
d’un prix intéressant agrémenté de facilités de paiement. Ensuite, ces paiements sont versés dans un fonds
dont l’État vénézuélien dispose pour acheter, à sa
convenance, des biens et des services cubains, le but
étant de stimuler le commerce binational et, p a r
conséquent, de dynamiser l’économie cubaine tout en
satisfaisant les besoins des Vénézuéliens. Dit simple-
ment, le produit de l’échange énergétique entre le
Venezuela et Cuba retourne obligatoirement à Cuba
via l’achat de biens et de services. C’est sur cette base
que la coopération en matière de santé et d’éducation
entre les deux pays a atteint des niveaux exceptionnels, avec la présence sur le sol vénézuélien, dans les
contrées les plus reculées, de plus de vingt mille médecins cubains. Ces professionnels de la santé, tout en
p rodiguant des soins dans des lieux où les gens
n’avaient pas vu un médecin de leur vie, participent
également à la formation, in situ, de plus de vingtdeux étudiants vénézuéliens appelés à prendre le relais.
Mieux encore, Cuba étant une économie centralisée,
le Venezuela profite des achats massifs d’équipements
médicaux effectués par Cuba et obtient des pri x
défiant toute concurrence en triangulant ses achats à
travers l’île.
Les bénéfices évidents de ce système de troc moderne
à grande échelle ont incité des pays comme l’Uruguay
ou l’Argentine à se fournir en pétrole vénézuélien,
a l o rs qu’ils n’en avaient jamais reçu un seul baril, p u i squ’il était réservé prioritairement, comme on l’a vu,
aux raffineries de la Louisiane ou du Texas. À l’hiver
austral 2004, l’Argentine, alors en délicatesse avec les
marchés financiers internationaux, a évité la coupure
d’électricité et la panne de chauffage grâce à un système similaire à celui en place avec Cuba. Ce pay s ,
pourtant proche, s’approvisionnait alors au Koweït et,
pour ce fa i re, e m p runtait des capitaux à des taux
d’usure étant donné sa mauvaise réputation auprès des
banquiers. L’État vénézuélien a donc assumé le financement d’une opération de livraison de 250 M dollars
qui serait le prélude d’une intensification exponentielle
des échanges. Par ailleurs, le Venezuela a alors fait le
pari d’acheter des bons de la dette argentine, des produits qu’un financier conventionnel aurait fuis comme
la peste. Trois ans plus tard , l’Argentine a pu liquider
ses obligations vis-à-vis du FMI et est devenue, avec le
Venezuela, le seul pays de la région à connaître une
croissance soutenue de près de 10 % l’an.
Des pays comme le Paraguay, la Bolivie ou le Nicaragua ont mis en place des dispositifs comparabl e s .
D’autres, comme l’Équateur, qui produit du pétrole
mais n’a pas de capacités de raffinage suffisantes, r a ffine son brut au Venezuela à prix coûtant et évite une
fa c t u re aussi salée que paradox a l e. En fait, des pay s
producteurs comme le Mexique ou l’Équateur exportent du pétrole brut, mais importent de l’essence,
beaucoup plus chère, souvent en provenance des pays
du Nord où se tro u vent la plupart des raffineries !
Cette absurdité prend un tournant dramatique dès lors
qu’il s’agit des îles des Caraïbes, qui ne possèdent pour
la plupart même pas des capacités de stockage propres.
99
Des îles de quelques milliers d’habitants acquièrent à
prix d’or leur consommation dérisoire à des intermédiaires qui possèdent des capacités de stockage en mer.
Afin de combattre cette spéculation, Pétroles du Ve n ezuela SA (PDVSA) a constitué la société Petrocaribe,
dont le but est de constituer à son tour des sociétés
filiales mixtes avec les États insulaires intére s s é s , l e squelles assurent une livraison régulière de pétro l e
vénézuélien, la construction de réservo i rs et même de
raffineries, comme c’est le cas actuellement dans la
petite île de Saint-Domingue. Par ailleurs, la réorientation de la stratégie de PDVSA a conduit à ce que les
plans d’expansion vers le Nord soient abandonnés et
que les capacités de raffinage et de distribution soient
développées dans la région. C’est ainsi que les principaux chantiers se situent aujourd’hui au Brésil, à
Cuba, en Équateur, en Uruguay et en Argentine et
que, sur le territoire vénézuélien, l’accent est mis sur le
développement de la pétrochimie, véritable source de
valeur ajoutée.
Avec la ceinture de l’Orénoque, le Venezuela possède
les plus vastes réserves de pétrole de la planète, c’est-àdire, mathématiquement, suffisamment d’énergie pour
assurer le développement harmonieux de toute l’Amérique latine pendant plus d’un siècle. Il est évident que
le danger que représente le réchauffement climatique
doit tempérer ce type d’affirmations. Néanmoins, la
volonté légitime d’orienter cette industrie stratégique
vers la satisfaction des besoins des peuples du Sud s’accompagne, dans le cas de la révolution bolivarienne,
d’une mise en cause du modèle de production et de
consommation capitaliste. Le démantèlement de la stratégie impériale qui consiste à confiner les pays producteurs à un rôle d’extraction et d’exportation afin de
satisfaire l’appétit de consommation des pays du Nord
se produit au Venezuela comme un coro l l a i re de
l’orientation anti-impérialiste et socialiste qu’a progre ss ivement prise la révolution boliva rienne. C’est en
pariant sur une socialisation de la rente que, en effet, le
gouvernement bolivarien réussit à utiliser le pétrole
comme un levier du développement national, étant
entendu que la construction d’un modèle de déve l o ppement soutenable au sein d’une société d’abondance
n’est pas le moindre défi que les Vénézuéliens auront à
relever.Au-delà de la Nation, il s’agit de faire de l’énergie la colonne ve rtébrale d’une unité latino-américaine
construite sur la base de la solidarité entre les peuples.
Ce projet, qui commence à porter des fruits palpables
en peu de temps, comporte une dimension subve rs ive
intolérable aux yeux des élites impérialistes étasuniennes
et de leurs associés locaux. Cette tension est au pri ncipe des tentatives de déstabilisation auxquelles on
assiste dans cette région du monde, que certains considéraient pourtant à l’abri des formes les plus grossières
d’interventionnisme. Au contraire, le pouvoir qu’ont
acquis les conglomérats médiatiques privés ajoute aux
formes traditionnelles de sabotage la création artificielle
de courants d’opinion internationaux favo r a bles à la
conservation de privilèges antagoniques avec l’idée
même de démocratie. Contre cela, la seule arme efficace demeure une connaissance à laquelle nous espérons avoir contribué. •
100
DOSSIER
La Chine et le défi énergétique
LES VOIES
D’UN DÉVELOPPEMENT
PROPRE ET SÛR
d
QI JIANHUA*
de 2004, avec une capacité globale de pro d u c t i o n
d’électricité de 0,44 milliard de kW et un volume de
production de 0,219 milliard de kW, la Chine s’est
placée à la deuxième place mondiale.
Il est à noter que la Chine est un pays à fort potentiel
démographique. En 2004, en Chine, la consommation
de l’énergie par habitant s’élève à 1,08 t, ce qui re p r ésente 66 % du niveau mondial, soit 1,63 t par habitant.
C’est 13,4 % du niveau américain (8,02 t) et 28,1 % du
niveau japonais. Actuellement, la capacité des installations d’électricité par habitant est de 0,3 kW/hab., soit
un dixième du niveau américain (3 kW/hab.).
La Chine est aussi un pays en voie de développement.
Dans la répartition structurelle de l’énergie en 2004, le
charbon occupe 67,7 % de la pro d u c t i o n , le pétro l e
22,7 %, le gaz naturel 2,6 %, l’électricité hydraulique
7,0 %. Dans la production totale des énergies primaires, le charbon occupe 75,6 %, le pétrole 13,5 %, le
gaz 3,0 %, l’électricité hydraulique 7,9 %. En 2005, le
volume global de l’énergie primaire est de 2,06 milliards équivalent charbon et la consommation globale
en est de 2,25 milliards. Ils représentent re s p e c t ivement 13,7 % et 14,8 % des volumes mondiaux. En
2006, la production de pétrole a atteint 0,17 milliard
de t et celle du charbon 2,2 milliards. La Chine est
ainsi devenue, du point de vue de la production et de
la consommation énergétiques, le deuxième producteur et le troisième consommateur du monde.
Au cours du dixième plan quinquennal, la production
énergétique a connu une croissance rapide qui a, dans
une large mesure, neutralisé la tension entre l’offre et
la demande d’énergie, et a fourni une base solide pour
le onzième plan quinquennal, même sur une plus
longue période.
•Le potentiel des re s s o u rces énergétiques en Chine Il est néanmoins
utile de répéter que la consommation énergétique
chinoise s’est principalement auto-approvisionnée et
que le niveau de l’auto-approvisionnement atteint plus
de 90 %.
ORIGINE DU PROBLÈME DES RESSOURCES ÉNERGÉTIQUES EN CHINE
epuis l’ouverture et la réforme, l ’ é c o n omie chinoise a connu des succès, avec une cro i ssance annuelle du produit intérieur brut de 9,6 %
et de 11 % par habitant. Avec un PIB total en 2006
de 20,94 billions de dollars, elle occupe la quatrième place mondiale. Son solde commercial, avec
un montant de 1,7 billion de dollars, occupe la troisième place. Cependant, le reve nu moyen par habitant
en Chine est de 1714 dollars, la situant au cent dixième
rang mondial (2005). La croissance économique a
contri bué à la croissance annuelle de la consommation
de l’énergie primaire (pétrole, charbon, paille…) qui a
augmenté de 5,16 %, mais l’auto-approvisionnement se
maintient jusqu’en 2006 à un taux de couverture de
plus de 90 %. Ce niveau est de 20 % supérieur à celui
des pays de l’OCDE, de plus de 30 % supérieur à celui
des États-Unis1. Bien que la Chine reste un pays en voie
de développement rencontrant de multiples problèmes
énergétiques, tels que la demande croissante de l’énergie
et la capacité de l’offre domestique, la consommation
et la protection de l’environnement écologique, elle
prend conscience de l’importance d’un développement
durable fondé sur les moyens scientifiques et technologiques, sur la responsabilité internationale.
•Situation actuelle de la consommation et de la production de l’énergie en
Chine En 2004, la consommation globale de l’énergie
pri m a i re est de 1,97 milliard de tonnes équiva l e n t
charbon, soit une augmentation de 15,2 % par rapport
à l’année précédente. La consommation du charbon y
représente 1,87 milliard de t, le pétrole, 0,29 milliard
de t, le gaz, 41,5 milliards de m3. La production globale a atteint 1,846 milliard de tonnes équivalent charbon, soit une augmentation de 15,2 %, 1,956 milliard
de t pour le charbon, 0 , 1 7 5 m i l l i a rd de t pour le
pétrole et 40,8 m i l l i a rds pour le gaz naturel. À la fin
* Docteur en science politique, professeur à l’Institut de diplomatie de Chine, Pékin.
101
– La réserve potentielle de charbon est estimée à
1 000 milliards de t, et le charbon exploitable déjà
explorée à 114,5 milliards. La production de gaz naturel
connaît une croissance stable, les travaux pour le transport du gaz de l’Ouest ve rs l’Est sont achevés, l ’ e x p l o itation du pétrole et du gaz dans les régions de l’Ouest,
telles que Gelimu , Zhungeer, Erdors, a connu des progrès considérables. La capacité des installations de production d’électricité a dépassé 0,5 md de kW. La forte
demande d’électricité est évidemment satisfaite2.
– De nouvelles énergies et les énergies renouvelables
connaissent un rapide développement. Le potentiel
d’exploitation des ressources éoliennes renouvelables est
immense, pouvant alimenter une capacité de 1 milliard
de kW. Actuellement, la capacité des installations de
générateurs d’électricité éolienne n’est que de 1,26 million de kW, soit une exploitation de 0,13 %. La capacité
des piles solaires installées atteint 70 000 kW/h et les
chaudières solaires utilisés couvrent plus de 80 millions
de m3, ce qui fait de la Chine le plus grand utilisateur
d ’ é n e r gie solaire du monde. Pourtant, les deux tiers du
t e rri t o i re sont couve rts de soleil pendant plus de
2200 heures par an. Chaque année, les pailles agricoles
utilisables comme ressources représentent 0,15 milliard
de tonnes équivalent charbon. Le volume des ressources
provenant des déchets de la sylviculture re p r é s e n t e
0,2 milliard de tonnes équivalent charbon. Le potentiel
de la surface agricole consacrée aux plantes productrices
d’huile et d’énergie peut satisfa i re la demande de
matières premières pour une production de 50 millions
de tonnes équivalent charbon de carburant liquide biologique chaque année. Aujourd’hui, la production de
carburant biologique, l’éthanol, en représente 1,02. Les
travaux expérimentaux concernant le charbon liquéfié,
l’éther alcoolisé, les oléfines à partir du charbon, etc.
sont en progression constante.
– D’importantes démarches progressent à grands pas
dans la construction de houillères d’enve r g u re, par
l’annexion et la transformation des moyennes et
petites mines et par la fermeture et l’élimination des
petites mines. La construction de grandes centrales
électriques s’accélère, la politique consistant à « favoriser la grande pour réduire la petite3 » s’applique de
façon ferme. La transmission de l’électricité de l’Ouest
vers l’Est se déroule bien, la transformation des réseaux
électriques ruraux est presque achevée, et l’annexion
des six grands réseaux d’électricité est renforcée.
– Les efforts consacrés à l’innovation technologique ont
permis des avancés rapides dans l’équipement. L’ i n d u strie houillère possède déjà la capacité d’équiper les
mines à ciel ouvert consacrées à l’exploitation des
dizaines de millions de tonnes de charbon et celles en
sous-sol d’une production de 10 000 t par jour. Elle a
construit une série de mines de grande dimension à un
niveau mondial élevé. Les techniques chinoises s’alignent aussi sur le haut niveau international, pour l’exploration des zones complexes du pétrole et du gaz
naturel, et le taux de collecte des champs de pétrole. Les
travaux réussis des Trois Gorges marquent une avancée
dans la technique de l’électricité hydraulique de niveau
international. Des séries de centrales d’électricité thermique ont commencé la production. Elles constituent
les principaux axes de réseaux de 500 et de 330 kW.
Des travaux expérimentaux de 750 kW ont été effectivement mis en fonctionnement, de nouveaux travaux
expérimentaux de + 800 kW de courant direct et de
1000 kW de courant alternatif ont été démarrés.
– La restructuration stratégique des entreprises charbonnières s’accélère, permettant une haute concentration de l’industrie houillère et une amélioration des
mécanismes du marché du charbon. Dans l’industrie
pétrolifère et du gaz naturel se sont formés de grands
complexes englobant l’amont et l’aval et intégrant les
échanges intérieurs et extérieurs. Les réformes institutionnelles dans le secteur de l’électricité ont contribué à séparer le réseau de l’entreprise d’électricité et à
construire un marché.
•Perspective de la consommation et de la production énergétiques en Chine
Selon le Livre blanc de l’énergie en Chine, la consommation énergétique globale se maintiendrait à un
objectif de 2,7 millards de tonnes équivalent charbon.
La croissance annuelle serait de 4 %. La proportion des
matières énergétiques dans la consommation globale,
telles que le charbon, le pétrole, le gaz naturel, l’électricité nu c l é a i re, l’électricité hydraulique ainsi que
d’autres ressources renouvelables serait respectivement
de 66,1 %, 20,5 %, 5,3 %, 0,9 %, 6,8 % et 0,4 %. Par
r a p p o rt à l’année 2005, la part du charbon et du
pétrole baisserait de 3,0 % et de 0,5 %. En contrepartie, celle du gaz nature l , de l’électricité nu c l é a i re, de
l’électricité hydraulique ainsi que d’autres ressources
renouvelables augmenterait respectivement de 2,5 %,
0,1 %, 0,6 % et 0,3 %.
L’objectif de la production totale pour 2010 serait de
2,246 milliards de tonnes équivalent charbon, avec une
croissance annuelle de 3,5 %. La part des matières énergétiques dans la production totale telles que le charbon,
le pétrole, le gaz naturel, l’électricité nucléaire, l’électricité hydraulique ainsi que d’autres ressources renouvel a bles représenterait re s p e c t ivement 74,7 %, 11,3 %,
5,0 %, 1,0 %, 7,5 % et 0,5 %. Par rapport à l’année
2005, la part du charbon et du pétrole baisserait de
1,8 % et de 1,3 %. En contrepartie, celle du gaz naturel,
de l’électricité nucléaire, de l’électricité hydraulique et
d’autres ressources renouvelables augmenterait respectivement de 1,8 %, de 0,1 %, de 0,8 % et de 0,4 %.
102
LA CHINE FACE AUX DÉFIS ÉNERGÉTIQUES Pour constru i re une
société prospère, la Chine entre aujourd’hui dans une
époque critique durant laquelle le déve l o p p e m e n t
énergétique rencontre à la fois de nouvelles opportunités et de graves défis.
•Place de l’énergie dans l’économie et le développement en Chine Si
l’on considère le long terme et toute la planète, le problème de l’énergie est plus précisément le pro blème du
pétrole. Le pétrole est un facteur clé dans la création de
la richesse sociale. Il est aussi une marchandise capitale
qui peut influencer tout le cadre de la politique internationale, l’ordre économique et les activités militaires.
La sécurité du pétrole se traduit par l’approv i s i o n n ement quantitatif, à un niveau de prix suffisant pour
garantir le développement durable de l’économie et de
la société. En fait, l’insécurité se manifeste par l’interruption ou la pénurie soudaines de l’alimentation, la
hausse brutale du prix, toutes choses qui seraient préjudiciables à l’économie d’un pays. Certes, le niveau du
préjudice résulte principalement de la dépendance de
l’économie par rapport au pétrole, de l’ampleur de la
fluctuation des cours du pétrole et de la capacité
d’adaptation. La capacité d’adaptation dépend du niveau
de la réserve stratégique, du potentiel de la production,
de l’énergie alternative ainsi que du mécanisme d’alerte.
Or un pays socialiste et en voie de développement
comme la Chine n’a pas l’intention ni la capacité de
monopoliser le marché international du pétrole. Il ne
peut donc s’assurer ni la quantité ni la stabilité du
cours du pétro l e. Pour accélérer le développement
pacifique, la Chine a besoin d’expériences des pay s
étrangers. Cependant, quatre expériences qu’elle a
vécues lui sont absolument inacceptabl e s , comme le
dit Zheng Bijian, conseiller du Forum de réformes et
d’ouverture : déclencher la guerre pour piller de façon
sauvage les ressources des autres pays; faire des alliances
politiques et se passionner pour exporter ses idéologies et ses valeurs ; consommer massivement les re ss o u rces non re n o u ve l a bles au cours de
l’industrialisation ; émigrer massivement à l’étranger et
y créer des colonies pour l’expansion économique.
•La demande croissante d’énergie et les contraintes démographiques Si
l’on considère l’histoire humaine, le niveau du développement économique est généralement proport i o nnel à la consommation du pétrole par habitant. Il est
certain que la situation est différente dans les pays
développés, dans certains pays comme les États-Unis
où le taux de consommation par habitant est plus
élevé que dans d’autre s . Globalement, les taux de la
consommation se situent entre 3 t/h et 7 t/h. L a
consommation moyenne de tep dans les pays de
l’OCDE est de 4 t/h env i ro n , qui est sept fois plus
élevé que celle des Chinois.
Les ressources énergétiques en Chine sont assez abondantes, mais, par rapport à l’importance de la populat i o n , la répartition des re s s o u rces par habitant est
relativement faible, notamment en ce qui concerne le
pétrole et le gaz nature l . La répartition par habitant
représente seulement re s p e c t ivement 7,7 % et 7,1 %
de la moyenne mondiale. Avec le développement de
l’économie nationale et l’évolution de la structure de
la consommation de la population urbaine et rurale,
la consommation énergétique augmente, et les
contraintes des ressources se révèlent plus importantes.
Durant ces deux dernières années, la rapide croissance
de l’économie nationale a stimulé la demande énergétique. De façon inégale, certaines régions ont connu
des tensions énergétiques. Cette situation est à l’origine de multiples facteurs, qui sont non seulement liés
à une époque caractérisée par l’industrialisation et par
l’accélération de l’urbanisation du fait du développement économique, mais qui sont aussi liés au déve l o ppement excessif des secteurs très consommateurs
d’énergie, à une attention insuffisamment tournée ve rs
l’économie d’énergie et au niveau technique relativement bas.
La Chine est à la fois un pays en voie de rapide développement et un pays démographiquement grand. Du
point de vue de la consommation globale d’énergie, la
Chine représente déjà le deuxième pays consommateur mondial. Pourtant, avec 1,3 milliard d’habitants,
la moyenne des ressources par habitant est nettement
inférieure à celle du monde. Si la Chine consomme
l’énergie de la même manière que les pays déve l o ppés, elle connaîtra un sérieux problème d’approv i s i o nnement, car la population chinoise représente plus que
l’ensemble des populations des pays développés. Bien
que la consommation énergétique aux États-Unis soit
dix fois plus importante qu’en Chine, sa population
représente moins du quart de la population chinoise.
Si les Chinois se comportaient comme les Américains,
la Chine consommerait à elle seule 60 %-70 % de la
totalité des énergies mondiales. Une consommation
aussi importante est fondamentalement insupportable
en raison de la pénurie de ressources, d’autant plus que
les risques environnementaux et écologiques qu’elle
entraînerait seraient inadmissibles. Il s’agit donc d’une
i m p a s s e. Comme le dit Li Lanqing, e x - p re m i e r
Ministre chinois, « alors que tous les pays développés
ont connu, dans leur processus d’industrialisation, une
consommation de quatre tonnes équivalent charbon, il
est cependant absolument impossible pour la Chine
de consommer 5 milliards de tonnes équivalent charbon chaque année pour promouvoir son industri a l isation et réaliser sa modernisation. Le prix à payer en
est trop lourd ».
103
loppement énergétique et la protection de l’environnement.
Tous les pays développés qui ont déjà réalisé l’industri alisation et la modernisation ont vécu un développement
historique où une grande consommation d’énergie, une
pollution élevée et un haut niveau de gaspillage ont
causé un dégât énorme : moins de 15 % de la population mondiale ont consommé plus de 60 % de l’énergie
et 50 % des ressources minérales de toute la planète,
conduisant ainsi à de graves pollutions enviro n n e m e ntales et à des crises écologiques. Les « huit événements
de la pollution » se sont tous produits dans ces pays. La
leçon à tirer en est extrêmement lourde.
Actuellement, la consommation énergétique moyenne
par habitant en Chine est plus de dix fois inférieure à
celle des États-Unis, de sept fois inférieure à celle des
pays développés. Comment s’assurer le développement
économique et éviter une consommation énergétique
aussi élevée dans les pays développés ? Voilà une question critique pour le développement durable en Chine
puisque, plus l’utilisation énergétique est importante,
plus les pro blèmes de pollution environnementale liés
à l’énergie sont nombreux, et plus la pression internationale et la responsabilité qui incombe à la Chine sont
lourdes. Par exemple, le pro blème de l’effet de serre
atmosphérique dû à l’échappement des fumées. Ce sont
des thèmes à traiter d’urgence. Si la Chine n’arrivait pas
à trouver les bonnes solutions, ces problèmes compromettraient les résultats acquis et conduiraient dans le
futur à un développement non durable.
Le problème renvoie au fond au caractère non rationnel de l’économie nationale, selon le ministre de l’Industrie du Centre de re c h e rche du développement du
Conseil des affaires d’État. Car l’encouragement à un
usage efficace des ressources n’est pas suffisant. Il serait
même inexistant. Il manquerait autant une politique
intégrant l’utilisation énergétique à la protection environnementale que des personnels et des moyens financ i e rs . À cela s’ajoute la fa i blesse de l’innova t i o n
t e c h n i q u e. Les institutions gouvernementales n’ont
donc pas suffisamment de moyens pour faire appliquer
efficacement et pleinement les lois ou règlements
concernant l’énergie et la protection de l’environnement. Une nette amélioration de la situation actuelle
résultera de la restructuration économique et du changement du mode de production. Si la part du secteur
tert i a i re augmente de 1 % et que celle du secteur
s e c o n d a i re baisse de 1 %, la consommation énergétique par PIB/10 000 yuans (ou unité de PIB) baissera
de 1 % ; et si le secteur de forte consommation baisse
de 1 % et que le secteur de haute technologie augmente de 1 % , la consommation énergétique par
PIB/10 000 yuans baissera de 1,3 %.
•Contradictions stru c t u relles et conséquences écologiques
– Les contradictions structurelles
Il existe en Chine de sérieux problèmes dans le mode
de croissance économique et dans l’irrationalité de sa
structure économique. Parmi les trois secteurs majeurs,
la part du secteur secondaire est plus importante que
celle du secteur tertiaire. Au sein de l’industrie même,
les secteurs très consommateurs de pétrole occupent
une part trop importante. La consommation industrielle
du pétrole représente 70 % de la consommation nationale de l’énergie primaire. La sidérurgie, la production
des matériaux de construction, l’industrie chimique, la
raffinerie du pétrole et la cokerie ainsi que la pro d u ction des métaux non ferreux représentent 69 % de la
consommation énergétique industrielle totale. L’ i n d u strie de transformation, très consommatrice d’énergie,
rencontre souvent des problèmes tels que la surproduction, une fa i ble concentration, la multiplication des
petites entreprises, le niveau technique trop ru d i m e ntaire.Tout cela accroît la consommation énergétique. En
2005, il existe en Chine 871 entreprises sidérurgiques,
dont 18 possèdent une capacité productive de 5 millions de t d’acier brut, représentant seulement 46 % du
volume national. À l’opposé, 4 entreprises japonaises
assurent 73 % de la production nationale d’acier brut, et
5 entreprises russes s’occupent de 79 % de la pro d u ction nationale. En Corée du Sud, 2 entreprises en fournissent à elles seules 82 % de la totalité. En second lieu,
les ressources énergétiques en Chine sont pri n c i p a l ement composées de charbon, de pétrole et de gaz naturel, qui sont des ressources non renouvelables, mais dont
la production et la consommation représentent respectivement 92,1 % et 92,7 % de la production et de la
consommation globales. L’exploitation et l’utilisation
des ressources nouvelles et renouvelables sont nettement
insuffisantes.
La consommation de charbon représente 60 % de la
consommation totale de l’énergie en Chine, ce pourcentage étant 42 % plus élevé que le niveau mondial
moyen. Cette structure de consommation énergétique
et le mode de croissance économique insuffisamment
élaboré entraînent des problèmes sociaux et environnementaux. Ils constituent de gr aves défis pour le
développement économique et social durabl e. Une
forte demande, en l’absence de toute réglementation
et de toute contrainte, conduirait sans doute à payer
un prix inacceptable pour l’écologie énergétique.
Aujourd’hui, la libération des principales matières polluantes est déjà source de pollution pour l’environnement, représentant déjà une perte de 3 %-7 % du PIB.
– Les contraintes écologiques
Avec la rapide croissance économique, les contradictions se révèlent de plus en plus aiguës entre le déve-
104
efforts pour améliorer les techniques et la gestion.
Pourtant, la Chine se trouve à une époque où l’industrialisation et l’urbanisation se développent rapidem e n t . Des secteurs très consommateurs d’énergi e
occuperont encore une part importante dans la croissance économique.Alors changer le mode de pro d u ction et de consommation d’énergi e, en éleve r
l’efficacité et en réduire la consommation constitueront une tâche longue et dure.
Comparées avec le niveau international le plus efficient, les techniques d’utilisation de l’énergie dans les
principaux produits présentent de gros écarts. En 2004,
la consommation de charbon/kW est de 398 grammes
d’équivalent charbon, avec 67 g de plus que le niveau
d’efficience; la consommation énergétique/t d’acier est
de 705 kilogrammes équivalent charbon, avec 95 kilogrammes de plus que le niveau le plus efficient ; la
consommation énergétique du chauffage/unité de surface est deux ou trois fois plus élevée que celle des pays
développés se trouvant dans un climat correspondant ;
la consommation d’essence/km des poids lourds est
deux fois supéri e u re au niveau d’efficience. Dans l’ensemble, le taux d’utilisation énergétique représente seulement 33 % correspondant à 10 % de moins que le
niveau d’efficience. En 2003, la consommation énergétique/unité de PIB est 3,1 fois plus élevée. En 2004,
le PIB chinois représente 4,4 % du PIB mondial, mais
la consommation de charbon est de plus de 35 %, et
celle du charbon de 7,8 %. Ces dernières années, au
lieu de connaître une réduction nécessaire, c e t t e
consommation par unité de PIB a encore augmenté.
Entre 2000 et 2005, l’indice d’élasticité de la consommation énergétique (vitesse de croissance de la
consommation énergétique et vitesse de croissance
économique) est de 1,04, ce qui représente le plus haut
niveau depuis les réformes et l’ouverture.
• D’autres défis majeurs à relever P re m i è re m e n t , dans les
grandes régions rurales, le problème de l’énergie se
pose encore avec acuité, la vie arriérée devant être
changée. Deux principaux problèmes sont à résoudre :
l’un est le bas niveau du prix sur le marché de l’énergie utilisée dans la vie courante ; l’autre est l’inégalité
du développement régional. L’insuffisance énergétique
reste assez générale dans les campagnes de l’ouest de la
Chine. Celles de l’est et du milieu ainsi que les régions
arriérées ont également besoin de voir s’améliorer la
situation de leur consommation énergétique. Il existe
aujourd’hui en Chine plus de 10 millions d’habitants
qui sont dépourvus d’équipements nécessaires à l’utilisation de l’électricité, malgré de grands efforts lancés
dans les travaux de « Cun Cun Tong6 ».
Deuxièmement, le retard scientifique et technologique
évident rend difficile le travail d’innovation dans la
•La perturbation du marché énergétique international et l’augmentation
Du point de vue du volume global, la Chine
est déjà devenue le deuxième consommateur mondial
de pétrole, et la croissance de la consommation est plus
élevée que le niveau moyen de la consommation mondiale. La Chine connaît depuis ces dern i è res années
une dépendance de plus en plus importante de l’importation du pétro l e4, alors que le prix du pétrole a
connu des perturbations et une hausse sans cesse cro i ssante. L’économie nationale chinoise est beaucoup plus
sensible à la hausse du prix que les pays développés du
fait que le système de réserve du pétrole vient seulement d’être établi ; que la capacité de s’adapter à l’int e rruption de l’approvisionnement en pétrole est
relativement fa i bl e ; que des facteurs incertains se mu ltiplient en ce qui concerne l’alimentation en gaz naturel et en électri c i t é ; e n f i n , que la sécurité dans la
production du charbon reste encore inquiétante.
Les ressources pétrolières nationales et internationales, la
situation de l’offre et de la demande internationales et la
politique consacrée à la sécurité pétrolière constituent
trois fa c t e u rs majeurs pour la Chine. Selon les pro p o s itions des cherc h e u rs chinois, il faut une conception
objective fondée sur la connaissance du marché international du pétrole et des particularités géopolitiques
du pétrole, et, en même temps, des mesures synchroniques pour garantir la sécurité dans l’approv i s i o n n ement en pétrole. Premièrement, appliquer sans relâche
la stratégie du développement durable, accorder la pri orité à l’élévation de l’efficacité énergétique. Deuxièmem e n t , a c c é l é rer l’exploration et l’exploitation des
ressources à l’intérieur du pays et favoriser le déve l o ppement technique; s’intégrer dans le cadre de la coopération internationale et faire du marché international le
moyen principal de la satisfaction de la demande intéri e u re en participant aux transactions à terme et en
espèces ; i n s t a u rer et perfectionner les institutions de
r é s e rve du pétrole et le système d’alerte.
Dans le cadre de cette politique d’exploration, l e
ministre de la Science et de la Technologie de Chine
vient d’annoncer la découverte récente d’un gisement
de pétrole à Nanbao dans la baie de Bohai, dont la
r é s e rve est estimée à plus de 1 milliard de t. L’entretien
de la sécurité énergétique représente néanmoins une
tâche délicate et difficile5.
des risques
•La faible efficience énerg é t i q u e : économiser l’énergie et en réduire la
consommation restent une tâche lourd e En ce qui concerne l’efficacité énergétique, l’écart de la Chine par rapport à
un niveau international élevé est encore grand. Certes,
le plan quinquennal a fixé l’objectif de réduire la
consommation énergétique de 20 % par unité de PIB
(PIB/10 000 yuans) en 2010. Cette potentialité existe
du fait de la restructuration des secteurs industriels, des
105
résolution du pro blème énergétique. Le développement scientifique et technologique est la voie fondamentale pour le résoudre. Cependant, par rapport aux
pays avancés, la Chine a encore un grand fossé à combler dans le domaine des nouvelles et des hautes technologies de l’énergie.
Troisièmement, les contraintes institutionnelles sont
encore présentes. Les entreprises de charbon sont taxées
de lourdes charges sociales. Elles sont souvent moins
compétitives. Il y a de multiples pro blèmes à résoudre
avant d’améliorer le système du marché du pétrole bru t ,
du pétrole raffiné et du gaz naturel. Ce qui demande
l’approfondissement de multiples réformes.
POLITIQUE DE L’ÉNERGIE EN CHINE Le marché de l’énergie chinois
est en train de viv re une évolution sans précédent
offrant à la fois de nouveaux défis et de nouvelles
opportunités pour le développement chinois, dans un
monde où les économies sont si interdépendantes que
la re c h e rche de solution n’est pas une simple affaire
du gouvernement chinois. En réalité, face à la nouvelle situation chinoise, les propositions nationales et
internationales se multiplient déjà.
La stratégie énergétique consiste à accorder la priorité
à l’économie d’énergie ; à compter sur les ressources
de l’intérieur ; à favoriser un développement énergétique polyvalent ; à protéger l’environnement ; à re nf o rcer la coopération internationale sur la base
d’avantages mutuels. Elle nécessite des efforts dans la
construction d’un système produisant une énergie
stable, économique et propre, grâce auquel un développement constant de l’énergie pourrait sous-tendre
le développement économique et social de manière
durable en Chine.
La Chine peut s’inspirer des expériences des pays développés. Deux colloques internationaux au sujet de
l’énergie ont eu lieu successivement en Chine en juin
20067 et en février 2007 avec la participation des fonctionnaires chinois, des institutions internationales et des
experts et chercheurs chinois et étrangers. Un consensus s’est créé au moins au sein des décideurs chinois :
pour se garantir la sécurité du pétrole, il est urgent pour
la Chine de réajuster sa stratégie énergétique. Il s’agit
d’un défi majeur, mais aussi d’une occasion inédite et
unique. Ce réajustement stratégique sous-tendrait la
réalisation d’un développement à grandes enjambées
(sous forme de sauts) pour s’assurer un développement
énergétique durable pour lequel une politique de coordination ainsi que des réformes dans la gestion administrative et institutionnelle seraient capitales.
•P ri o rité accordée à l’économie d’énergie Li Lanqing, ex-viceP remier ministre, conseiller du Conseil des affa i re s
d’État, a écrit dans un article publié sur le site électronique de l’énergie en Chine : « L’histoire et la réalité
actuelle exigent que nous partions de la réalité nationale pour ouvrir une nouvelle voie de l’industrialisation qui doit être fondée sur un f a i ble nive a u
d’investissement, une faible consommation de l’énergi e, une moindre pollution et une haute efficacité.
Cela présuppose une transformation radicale du mode
de croissance économique, un réajustement de la
stru c t u re économique, des avancées techniques, des
réformes approfondies des institutions et un développement dans l’économie d’énergie. Sans cela, il n’y
aura pas d’autres issues possibles8. »
Utiliser l’énergie avec économie est deve nu en fait
une stratégie du développement national. Selon le
onzième plan quinquennal, la consommation énergétique par unité de PIB doit baisser de 20 %. C’est la
première fois depuis la fondation de la nouvelle Chine
que la réalisation d’un objectif est fixée de fa ç o n
impérative sous forme de texte juridique. La baisse de
20 % signifie que la consommation énergétique de
1,22 tonne équivalent charbon par PIB/10 000 yuans
pendant le onzième plan quinquennal doit descendre
à 0,98 t (conformément au prix et aux statistiques de
2005), et, conformément à l’objectif de cro i s s a n c e
annuelle escompté de 7,5 %, le coefficient d’élasticité
de la consommation énergétique serait de 0,37 %,
même si la croissance effective atteint 10 %. Le coefficient d’élasticité devra être maintenu à 0,5 %.
Cette décision d’une très grande clairvoyance explique
la volonté et la détermination du gouvernement chinois. Les difficultés sont cependant énormes dans la réalisation. L’an 2006 est la première année du onzième
plan quinquennal. Le premier Ministre, Wen Jiabao, a
reconnu, au cours de la cinquième session de la dixième
Assemblée nationale du peuple, que l’objectif de l’année
2006 n’a pas été réalisé. Depuis cette année, le Premier
ministre a personnellement pris en charge la tête du
Petit Groupe de l’économie d’énergie du Comité central. Une mobilisation plus générale et des mesures plus
effectives se sont mises en place.
Les ressources planétaires, qu’elles soient renouvelables
ou non, sont limitées. Cela détermine les activités économiques et le comportement des êtres humains.
Ceux-ci doivent respecter le principe de l’économie
d’énergie dans toutes les activités économiques. Si l’on
va à l’encontre de cette logique, on encourt à la fois
des pertes économiques et des sanctions venant de la
nature elle-même.
En fait, certains pays ont déjà réalisé le développement
économique sans accroissement des re s s o u rces non
renouvelables. Entre 1990-2005, l’Allemagne a connu
une croissance globale de 25 % . En reva n c h e, s a
consommation des énergies non re n o u ve l a bles a
connu une baisse de 5 %. Depuis 1980, le Danemark a
106
réalisé en vingt-cinq ans une croissance globale de
50 %, mais sa consommation des énergies non renouve l a bles (transport non compris) a connu aussi une
croissance nu l l e. La consommation énergétique/PIB
connaît chaque année une baisse de 1,9 %. Parmi les
composantes énergétiques, l’électricité éolienne re p r ésente 21 %. Les pratiques dans ces pays fournissent des
expériences très chères aussi bien sur le plan théorique
que sur le plan pratique.
L’utilisation économique de l’énergie représente un
nouveau mode de croissance économique. Si la Chine
peut atteindre l’objectif de réduction de 20 % de la
consommation énergétique/unité de PIB, s u ivant la
croissance annuelle escomptée de 7,5 %, elle pourra
économiser en 2010 0,62 milliard de tonnes équivalent charbon. Cette économie pourrait augmenter le
PIB de 6 300 milliards de yuans et éviter la pollution
ainsi que le prix à payer pour l’entretien de l’enviro nnement. Les bénéfices seront doubl é s . Et l’on viv r a
une nouvelle culture économique et sociale.
•Compter sur le potentiel des ressources domestiques La Chine est
un grand pays consommateur d’énergie, mais elle en
est aussi un grand pays producteur. La consommation
de l’énerige importée y occupe seulement une part
très limitée, et la solution du pro blème énergétique
dépend principalement du potentiel national.
Les propositions en la matière sont essentiellement les
suivantes.
a) Avec les ressources énergétiques explorées, la Chine
peut, dans une large mesure, compter sur les ressources
domestiques tout en augmentant l’efficience de l’utilisation des énergies primaires, tels que le charbon et le
pétrole.
b) Pratiquer une politique favorisant simu l t a n é m e n t
l’économie d’énergie et le développement des nouvelles ressources (par exemple, trouver le substitut du
p é t role en développant l’électricité hy d r a u l i q u e,
nucléaire et d’autres énergies), mais économiser l’énergie est prioritaire. En réalité, depuis plus de vingt ans, la
consommation de l’énergie a été doublée, mais elle a
soutenu un PIB deux fois plus élevé. Cette expérience
a démontré l’importance de l’économie d’énergie.
c) Augmenter la pro p o rtion des énergies non polluantes. Actuellement, le charbon représente environ
70 % des re s s o u rces énergétiques en Chine. Cependant, les énergies non polluantes comme l’énergie
é o l i e n n e, l ’ é n e r gie hy d r a u l i q u e, représentent un
immense potentiel. Il faut réduire la part du charbon
dans la consommation.
d) Protéger l’écologie environnementale. Mobiliser
toutes sortes de moyens (administratifs, financiers,
commerciaux, techniques) pour réduire l’effet négatif
sur l’env i ronnement dû à l’utilisation de l’énergi e,
e n t retenir un développement har monieux entre
l’énergie et l’environnement.
e) Renforcer la coopération intern a t i o n a l e. M a i s
cette coopération doit s’orienter vers un développement polyvalent, comprenant même le pluralisme des
énergies.
•Protéger l’environnement Certains chiffres fournis par le site
de l’énergie en Chine9, au début de la rédaction de
cet article au mois d’avril 2007, sont frappants. Durant
les deux sessions de l’Assemblée nationale du peuple
et de la Conférence consultative politique du peuple,
ont été déposées plus de deux cents propositions re l at ives à la protection de l’environnement et plus de
cinq cents articles traitant du même sujet.
La plupart des pays développés ont connu, au cours de
leur développement, notamment durant leur industrialisation, une étape de pollution, puis celle de sa gest i o n . La Chine ne doit pas répéter les erre u rs des
a u t re s . Elle doit prêter dès maintenant une grande
attention à la protection de l’environnement. D’autant
plus que le nombre des Chinois ne lui permet pas de
gaspiller dès le début du développement. Sinon, le prix
à payer sera trop lourd.
Une stratégie énergétique à long et moyen terme
consistant à entretenir un bon environnement a été formu l é e. Elle se traduira d’abord par un contrôle plus
sévère des déchets polluants afin de garantir la qualité
de l’eau et de l’air, en en sanctionnant le rejet par des
moyens commerciaux et financiers ; ensuite, par l’augmentation du prix du rejet de ces déchets, puis, par la
mise en pratique de la déduction des frais sur les moyens
de protection de l’environnement, afin d’internaliser le
prix payé pour la pollution environnementale et d’encourager la production d’électricité par des énergies
propres et renouvelables. La concurrence par les prix
doit considérer non seulement le coût financier, mais
aussi le coût externe de la pollution environnementale;
enfin, par l’arrêt de la pollution du transport urbain, il
convient de supprimer la subvention à des productions
f o rtement consommatrices d’énergie et de se préparer à
diminuer l’effet de serre de la planète. Pour atteindre
l’objectif, le rôle du gouvernement et la participation
du public présentent tous des conditions préalables.
D’autres mesures de protection plus précises sont aussi
citées. Par exemple, développer l’économie du recyclage. Encourager les entreprises à utiliser le charbon de
qualité secondaire, les produits venant du lavage et de
la transformation du charbon, le gaz des mines, l’eau des
galeries, etc., développer l’industrie synthétique selon
des conditions données ; perfectionner la politique de
groupement des industries thermo-électriques, c e n t r aliser le chauffage, éliminer progressivement les chaudières dispersées pour augmenter l’efficience et protéger
107
l’environnement ; établir le mécanisme de compensation sur la protection de l’environnement dans les
régions houillères ; standardiser les indicateurs de propreté de la production du charbon et clarifier la re sponsabilité des entreprises et celle du gouvernement,
investir plus dans la protection et l’aménagement écologiques. Réformer le mode de régulation de l’électricité, stimuler les entreprises à utiliser les équipements
de haut niveau de propreté, éliminer ou transformer les
équipements de faible efficacité, de grande consommation d’énergie et à fort taux de déchets polluants.
pour les étrangers , d’améliorer la politique de l’ouverture. Conformément au principe des avantages mutuels
et de la coopération gagnant-gagnant, re n f o rcer la
coopération internationale dans le domaine énergétique
afin de mieux résoudre le problème de l’énergie.
e) Établir un système d’alerte et d’adaptation aux
urgences pour assurer la sécurité énergétique et accélérer la construction des réserves de pétrole, en encourager les réserves commerciales, pour mieux faire face
aux accidents dus au gigantisme des réseaux de transmission électrique et à l’interruption brutale de la
fourniture de pétrole et de gaz naturel.
À la mi-avril, 8256 articles ont été consacrés à l’énergie
en Chine pour le seul site de l’énergie en Chine (cf.
note 9). Pour conclure cet écrit, nous citerons une
phrase que Hu Jintao a prononcée à nouveau récemment : « Il faut donner à la stratégie de l’économie
d’énergie une place plus importante afin de remplir nos
devo i rs de responsables devant le pays, le peuple et nos
descendants. Nous devons persévérer effectivement dans
la voie d’un développement respectueux d’un usage
économique, propre, sûr et continu. » Toutes les activités
économiques doivent s’organiser autour de l’impératif
d’économiser l’énergie, de protéger l’environnement,
de favoriser l’optimisation et l’amélioration des stru ctures sectorielles et de réduire la consommation d’énergie ainsi que le rejet des matières polluantes. •
•D ’ a u t resmesures (d’après le onzième plan quinquennal)
a) Développer prioritairement les techniques avancées
et adaptées dans les domaines tels que l’exploration et
l’exploitation des ressources : exploration à haut degré
d’efficience du charbon, exploration et exploitation
dans les conditions géologiques complexes des réserves
du pétrole et du gaz naturel et des réserves sousmarines ; utilisation non polluante du charbon : lavage
et sélection du charbon, p roduction non polluante
d’électricité, carburant en liquide extrait du charbon,
chimie ; centrale nucléaire : électricité nu c l é a i re ; s y stème de transmission et de distribution d’électricité et
système secondaire des réseaux d’électricité : t r a n s m i ssion souple, transmission sous pression électri q u e
supérieure, annexion des réseaux de courant électrique alternatif, vérification et contrôle de la qualité
de l’électricité, garantie sécuri t a i re des réseaux élect riques de grande enve r g u re et automatisation du
réglage des réseaux électriques ; ressources re n o u velables : pratiquer en grand et à bas prix de revient l’exploration et l’utilisation des générateurs d’électricité
éolienne, de production électrique, de gazole grâce
aux matières biologiques (biomasse) provenant de
l’agro - s y l v i c u l t u re, etc., exploration et utilisation du
carburant solide et de l’énergie solaire.
Pours u iv re plus intensivement les re c h e rches sur les
techniques ava n c é e s , c o n c e r nant pri n c i p a l e m e n t
l’énergie hydrogène et les piles-carburants, l’électricité
nucléaire, etc.
b) Renforcer la restructuration (cf. supra).
c) Perfectionner le système juridique. Le système juridique, base fondamentale de la nouvelle stratégie, est
incompatible avec le développement actuel, puisque la
plupart des lois ou règlements datent de l’époque de
l’économie planifiée. Il demande donc une élaboration sérieuse. Des modifications, des perfectionnements ou des nouvelles législations doivent être mis à
l’ordre du jour.
d) Élargir l’ouverture et renforcer la coopération internationale. L’objectif principal est d’introduire des techniques et des méthodes de gestion ava n c é e s , d e
modifier, le moment ve nu , le Guide de l’investissement
1. Livre blanc.
2. Les sources des statistiques viennent du dossier du Bureau des statistiques national et des documents de l’association interprofessionnelle.
3. Cette politique a pour objectif d’éliminer des petites mines ou des
centrales électriques qui gaspillent plus d’énergi e, émettent plus de
pollution et présentent plus de risques d’accidents, faute d’une bonne
gestion ou de moyens adéquats.
4. Selon l’estimation de certains auteurs chinois, la demande de pétrole
en Chine atteindrait 0,45 milliard de t en 2020 ; la production du
pétrole à l’intérieur de la Chine assurerait seulement 0,2 milliard, c’està-dire que 60 % du pétrole dépendraient de l’importation.
5. Livre blanc de l’énergie de Chine 2000-2005.
6.Tout village, notamment ceux qui se trouvent dans les régions lointaines et arriérées, doit être pourvu de moyens techniques pour pouvoir utiliser l’électricité.
7. Au cours de ces colloques, divers sujets ont été abordés tels que la
situation énergétique en Chine, l’utilisation efficiente de l’énergie, le
développement durable à grandes enjambées, le modèle du développement énergétique durable, la situation d’offre et de demande internationales, la coopération bilatérale et multilatérale, etc.
8. L’article est entièrement consacré au développement propre et économique. Selon Li Lanqing, il s’agit d’une nouvelle théorie économique, d’un nouveau mode de croissance économique, d’une nouvelle
culture sociale (nouveau mode de production, nouveau mode de vie,
nouvelle valeur et nouvelle philosophie), d’une responsabilité que le
gouvernement doit pre n d re en charge, d’une nouvelle réforme qui
compte sur une réforme globale du mécanisme de gestion économique et administrative, du système juridique et de la vie sociale,
d’une nouvelle innovation scientifique et technologique, et ce développement propre et économique doit être garanti par la puissante loi.
9.Voir http://www.china5e.com/.
108
109
MONDE DES IDÉES
De la modernité des concepts gramsciens
POUR UNE CRITIQUE
DU « CAPITALISME
INFORMATIONNEL »
l’
PIERRE MUSSO*
capitalisme nord - a m é ricain. Les réflexions du philosophe italien, contemporaines du modèle turinois de la
Fiat, des grèves et des conseils d’usine des années 1920,
demeurent d’un grand intérêt pour interpréter la forme
nouvelle d’industrie « postfordiste » qui se développera
dans les usines à rêves d’Hollywood.
Les concepts gramsciens peuvent aider à interpréter la
phase actuelle (engagée depuis le milieu des années
1970) de réorganisation dite « de dérégulation » des
industries de la communication. Notre hypothèse est
que la déréglementation, qui a créé ou réorganisé les
grands groupes multinationaux de commu n i c a t i o n ,
marque l’extension de l’américanisme à l’échelle planétaire, à commencer par l’Euro p e. Ce processus de
dérégulation répondrait, un demi-siècle plus tard , à
l’interrogation soulevée par Gramsci de savoir « si
l’Amérique, avec le poids implacable de sa production
économique (et donc de façon indirecte) contraindra
ou est en train de contraindre l’Europe à bouleverser
son assise économico-sociale trop arriérée4 ».
On se pro p o s e, dans un premier temps, d’expliciter
trois concepts gramsciens – « hégémonie d’usine »,
« nouvel intellectuel » et « américanisme » – qui éclairent la production idéologique issue de l’industrie
dans l’américanisme caractérisé par la centralité de
l’« entreprise-nation » par rapport à l’État. Ces trois
concepts combinés permettent de cerner la fonction
culturelle de l’entreprise moderne, même si Gramsci,
marqué par son expérience turinoise, les élabore dans
le moment fordiste-tayloriste, quand naissent le management et la rationalisation de la production industrielle. Il faut donc reprendre ces concepts à l’heure de
la grande entreprise postfordiste, multimédia et mu l t inationale dont les majors d’Hollywood ou Microsoft
sont les parangons, et au moment où ces industries de
la communication jouent un rôle majeur dans le capitalisme contemporain.
Dans un deuxième temps, nous montre rons les trois
modes ou stades de développement de l’hégémonie
œuvre d’Antonio Gramsci (1891-1937),
notamment ses Cahiers de prison (Quaderni del Carcere) rédigés entre février 1929 et août 1935 dans
les prisons de Turin et de Formia, offre de nombreux outils théoriques pour l’analyse des industries contemporaines de la communication. Pour
le montrer, nous solliciterons moins les textes sur
le journalisme, les revues et le métier de journaliste1, notamment le Cahier 24, que les écrits sur
la « f o rmation des intellectuels » (C a h i e r 1 2 ) ,
« l’américanisme et le fordisme » (Cahier 22), « la
question méridionale2 » auxquels on ajoutera certains articles de l’Ordine nuovo (1919-1920). On
veut montrer l’opérationnalité de ces concepts
gramsciens pour esquisser une critique de la
dimension symbolique de l’entreprise, en particulier des industries de la communication et de leurs
dirigeants, devenus des figures emblématiques du
capitalisme médiatique.
Bien avant qu’Adorno et Horkheimer ne déclarent que
« le monde entier est contraint de passer dans le filtre de
l’industrie culturelle3 », Gramsci décelait qu’en A m érique la sphère du capital envahissait à trave rs la « culture
de masse » la totalité de la vie, y compris l’intimité individuelle. La notion d’« industrie culturelle », source et
manifestation d’une culture produite par les entreprises
médiatiques, rejoint pour partie la définition gramscienne de l’« américanisme ». Ainsi la société civile, le
marché, l’État, la vie individuelle sont-ils « unifiés » dans
un processus généralisé de marchandisation et d’extension du modèle d’entreprise à toute la société, faisant
ainsi émerger l’« entreprise-nation » caractéristique du
* Professeur de sciences de l’information et de la commu n i c a t i o n
à l’unive rsité de Rennes-II, c h e rcheur associé au Centre de
recherches et d’études sur la décision administrative et politique
(Crédap, université de Paris-I). Derniers ouvrages parus : Critique
des Réseaux, PUF, Paris, 2003 ; Berlusconi, le nouveau Pri n c e,Éditions
de l’Aube, 2003.
110
d’entreprise dans l’histoire du capitalisme : l’industri alisme théorisé dès le début du XIXe siècle par SaintS i m o n , le fordisme critiqué par Gramsci, et enfin
l’« hollywoodisme » contemporain.
Dans une troisième et dernière partie, nous utiliserons
ces concepts gramsciens revisités pour analyser trois
figures symboliques du « capitalisme informationnel5 »
des années 2000 : Jean-Marie Messier, Bill Gates et
Silvio Berlusconi.
T ROIS CONCEPTS GRAMSCIENS REVISITÉS La pensée gramscienne
innove en procédant par élargissement de plusieurs
concepts : celui d’État intègre l’hégémonie à la coerc ition, celui d’intellectuel se différencie en plusieurs
formes, notamment avec la distinction entre intellectuels « traditionnels » et « organiques », celui d’indust rialisme se moder nise en amér i c a n i s m e. N o u s
utiliserons ces trois concepts élargis – nous proposerons
même un nouvel élargissement – pour les confronter à
notre objet d’analyse, le « pouvoir spirituel » des managers contemporains de la commu n i c a t i o n .
•Les intellectuels d’entre p rise Notre point de départ est l’analyse des intellectuels dans le C a h i e r 1 2 ; en effet,
comme le remarquait Christine Buci-Glucksmann :
« Pour qui pense l’hégémonie à partir de la seule référence aux intellectuels traditionnels l’analyse du
« modèle américain » ne manquera pas de réserver
quelques surprises6. » Déjà, dans La Question méridionale, Gramsci oppose les intellectuels liés à l’appare i l
d’État et aux partis politiques aux intellectuels managers liés aux entre p rises : « Le vieux type d’intellectuels était l’élément organisateur d’une société à base
essentiellement paysanne et artisanale : pour organiser
l’État, pour organiser le commerce, la classe dominante
produit un type particulier d’intellectuel. L’industrie a
produit un nouveau type d’intellectuel, le cadre technique, le spécialiste de la science appliquée. » L’intellectuel moderne de l’entre p rise fordiste est, s e l o n
Gramsci « le type technicien d’usine » : « Dans le
monde moderne, l’éducation technique étroitement
liée au travail industriel, même le plus primitif et le
moins qualifié, doit former la base du nouveau type
d’intellectuel7. » En élargissant la notion d’intellectuel
au manager ou au technicien d’usine, Gramsci saisit
les formes nouvelles de production de l’hégémonie à
partir de l’entreprise : c’est dans l’organisation même
de l’usine et du travail que se développe ce « nouvel
intellectuel ». Il est organisateur, c’est-à-dire manager
et expert de la rationalisation de la production, avant
de devenir « organisateur de l’hégémonie » selon la
formule de Christine Buci-Glucksmann8. On pourrait
dire du nouveau type d’intellectuel qu’il est organisateur d’entre p rise + producteur d’hégémonie. « Pa r
intellectuel, écrit Gramsci, il faut entendre non seule-
ment ces couches sociales qu’on appelle traditionnellement intellectuels, mais en général toute la masse
sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens
large : que ce soit dans le domaine de la production,
de la culture ou de l’administration publ i q u e9. » Cet
intellectuel organisateur d’hégémonie, que nous appelons ord i n a i rement un cadre, un technicien ou un
ingénieur, est dans l’usine, mais une partie, l’élite dirigeante, dispose de la capacité à penser l’ensemble de
la société, au-delà de l’entreprise : « Même si ce n’est
pas l’ensemble des chefs d’entreprise, une élite parmi
eux doit avoir une capacité d’organisateur de la société
en général, dans son ensemble complexe de services,
jusqu’à l’État, car il leur est nécessaire de créer les
conditions les plus favo r a bles à l’expansion de leur
classe10. » On pourrait dans le langage de Saint-Simon,
créateur des concepts d’intellectuel comme substantif,
d ’ i n d u s t rialisme et d’industr i a l i s t e, é voquer leur
double pouvoir, « temporel » (organisation) et « spirituel » (hégémonie). Cet intellectuel de type nouveau a
une capacité de persuasion qui s’étend bien au-delà de
l’enceinte de l’entre p rise (on ne peut réduire cela à
une « culture d’entreprise ») : « La façon d’être de ce
nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l’éloquence… mais dans le fait qu’il se mêle activement à
la vie pratique, comme constructeur, comme organisateur, persuadeur permanent11. » Cet intellectuel est
à la fois organisateur, producteur d’hégémonie dans
l’entreprise et « persuadeur » public ou propagandiste,
maîtrisant de multiples technologies de communication et de commercialisation, comme le marketing.Tel
est l’intellectuel moderne « élargi » dans les économies
très développées, notamment en Amérique du Nord.
Cette notion de nouvel intellectuel doit à son tour
être élargie au « nouveau nouvel intellectuel » postf o rd i s t e, producteur de services et concepteur des
formes modernes de la consommation. Nous avions
proposé de l’appeler un « commanager12 » (néologisme
contractant communication et manager), ou manager
du secteur de la communication. En effet, dans l’entreprise néo-fordiste, les activités immatérielles et tertiaires ont pris le relais de l’industrie et produisent un
nouveau type d’intellectuel : le commanager de l’entreprise de commu n i c a t i o n , spécialiste des médias, du
marketing, de la publicité et de la finance, un arc h itecte des flux et des réseaux, un manipulateur de
signes et de symboles. Ces dirigeants se déclare n t
« missionnaires » et « visionnaires », tout autant que
gestionnaires : ils se présentent comme des fabricants
de « croyances », de « valeurs » et de « sens ».
Avec ces commanagers, il y aurait désormais trois types
d’intellectuels entendus dans le sens gramscien de
médiateurs et d’organisateurs de l’hégémonie :
111
– l’« intellectuel traditionnel », lié à une économie
dominée par le secteur primaire ;
– le « nouvel intellectuel », lié à la production industrielle ;
– le « nouvel intellectuel moderne », lié à l’entreprise
de communication.
Gramsci territorialise même ces formes d’intellectuels.
Il distinguait trois capitales en Italie corre s p o n d a n t
manifestement à trois formes du pouvoir et à tro i s
types d’élites : « On peut dire que l’Italie a trois capitales : Rome comme centre administratif de l’État
bourgeois, Milan comme centre commercial et financier du pays (toutes les banques, tous les bureaux comm e rciaux et les établissements financier s sont
concentrés à Milan), et enfin Turin comme centre
industriel, où la production industrielle a atteint son
plus haut développement13. » On peut donc repérer les
trois types d’intellectuels associés à trois cités et à trois
secteurs d’activité : le modèle « romain », traditionnel,
lié à l’appareil d’État, le type « turinois », nouvel intellectuel lié à l’industrie fordiste, et l’archétype « milanais », nouveau nouvel intellectuel, lié à la finance et
aux services.
•L’hégémonie d’usine Le concept d’« hégémonie » définit la
d i rection intellectuelle et politique de la société. À
p a rtir de 1926, Gramsci précise ce concept comme un
ensemble complexe d’institutions, d’idéologies, de pratiques et d’agents, dont les intellectuels. O r, ave c
l’américanisme, forme la plus développée du capitalisme, « l’hégémonie prend naissance dans l’usine », ce
qui signifie un double fonctionnement de l’entreprisenation, à l’idéologie et à l’économie. Tout se passe
comme si la superstructure et la structure se co-définissaient dans un « bloc historique » américaniste. Cela
signifie qu’il n’y a pas de « détermination en dernière
instance » de la superstructure par la structure, mais a
minima une interaction, vo i re un renve rsement de
d é t e rm i n a t i o n . C’est ce point qui fut fort e m e n t
contesté par Althusser pour soutenir sa thèse des
« Appareils idéologiques d’État » (les fameux AIE) et
reléguer l’entreprise « à sa place », c’est-à-dire dans la
seule sphère de la production économique. La « supers t ru c t u re » devant rester hors ou au-dessus de la
« structure ».
La théorie althussérienne est demeurée, bien qu’il s’en
défendît14, fonctionnaliste, l’auteur restant prisonnier
de la métaphore topique des infrastructures et des
superstru c t u re s . En effet, étant donné sa définition
élargie des AIE à une bonne partie de la société civile
(dans la mesure où il entend l’État au sens gramscien,
c’est-à-dire intégrant la société civile), on peut s’interroger de savoir ce qui reste « hors » des AIE. Il considère que « ce n’est pas au niveau de l’entreprise que la
reproduction des conditions matérielles de la production peut être pensée » et « la reproduction de la forc e
de travail se passe pour l’essentiel hors de l’entreprise 15 ». En cre u x , il semble bien qu’Althusser ne
laisse « h o rs champ » que le lieu de pro d u c t i o n exploitation qu’est l’entreprise. Manifestement,Althusser visait l’entre p rise industrielle de type ford i s t e,
« l’Usine » dont parlait Gramsci dans l’entre - d e u x
guerres, et non sa forme contemporaine d’entreprise
postfordiste gérant des services, des réseaux et des systèmes d’informations, ce que Bill Gates nomme « le
système nerveux de l’entreprise16 » contemporaine.
Méconnaissant l’entre p ri s e, notamment sa form e
moderne, Althusser survalorise le rôle de l’État (et de
ses « appareils », en particulier l’école) et dévalorise
symétriquement celui de l’entreprise réduite à l’usine
de type fordiste, considérée pour l’essentiel comme lieu
de production industrielle et d’exploitation de la force
de travail. Or ce qui caractérise les trente dern i è re s
années, c’est le renforcement de la grande firme postfordiste et l’affaiblissement parallèle de l’État-nation
confronté à la mondialisation et à un triple transfert de
ses compétences ve rs le local (décentralisation), le
supranational (européanisation) et les entreprises (privatisations/déréglementation). Avec cette réduction
accélérée du champ étatique au profit de la grande
firme sur le modèle nord-américain, l’analyse althussérienne se retrouve vite datée, contrairement à celle
de Gramsci qui, ayant vécu directement les luttes dans
l’entreprise fordiste de type turinois, avait constatée in
concreto l’importance de la production « hégémonique »
de la grande firme moderne.Ayant participé aux grèves
d’avril 1920 à la Fiat de Turin, Gramsci a bien perçu
l’importance de la production idéologique, et même
« hégémonique », de la grande firme moderne, du côté
tant des dirigeants d’entreprise que de l’élite ouvrière.
« Le mouvement turinois d’avril 1920 fut en effet un
événement grandiose, non seulement pour le prolétariat italien, mais pour le prolétariat européen, et nous
pouvons le dire, pour l’histoire du prolétariat mondial »
écrit-il dans l’O rdine Nuovo17.
Dans les Cahiers de prison, Gramsci y insiste : « Le
monde de la production, le travail, l’utilitarisme maximum doit être à la base de toute analyse des institutions morales et intellectuelles à créer et des principes à
diffuser18. » L’enjeu est pour lui à double portée, t h é orique et politique. Premièrement, le rôle des nouveaux
intellectuels-organisateurs devient stratégique dans le
capitalisme développé (le modèle nord-américain), au
détriment des intellectuels traditionnels de l’appare i l
d’État. Ces intellectuels-managers participent à la production hégémonique et l’étendent à la société entière,
y compris dans l’État libéral. Deuxièmement, l’élite de
112
la classe ouvrière qui a mené les grèves de 1920 à la
Fiat peut devenir hégémonique – « dirigeant spirituel », dit-il – et transformer Turin en Petrograd occidental, comme il l’affirme dans l’O rdine Nuovo : « Le
prolétariat turinois est ainsi devenu le dirigeant spirituel des masses ouvrières italiennes […]. Tout cela
explique pourquoi les masses ouvrières de toute l’Italie
étaient désireuses […] de manifester leur solidarité avec
la grève générale de Turin ; les masses voient dans cette
ville le centre, la capitale de la révolution commu n i s t e,
le Petrograd de la révolution prolétarienne en Italie19. »
•L’américanisme et le fo rdisme En Amérique, dans le capitalisme développé, la production idéologique vient de
l’entreprise et de ses managers : tel est l’américanisme
« à l’état naturel ». L’américanisme, c’est la rationalisation et la modernisation de l’appareil productif combinées à l’hégémonie culturelle de l’efficacité et du
management, de la production et de la productivité en
et pour soi.A l o rs que, dans l’Europe, l’hégémonie provient surtout de l’État et de ses intellectuels traditionnels de la bureaucratie d’État. Gramsci a réescompté à
l’échelle planétaire, dans l’opposition entre la vieille
pagande idéologique et politique très habile) et en
obtenant d’appuyer toute la vie du pays sur la production. L’hégémonie naît de l’usine et n’a besoin pour
s’exercer que d’une quantité minima d’intermédiaires
professionnels de la politique et de l’idéologie20. »
Avec les concepts d’américanisme et de ford i s m e,
Gramsci s’interroge en fait sur les conditions de possibilité d’un rapport direct ou immédiat (sans l’alchimie
étatique) entre l’économie et le politique. Si l’idéologie peut être produite « directement » dans l’entreprise, alors la sédimentation des classes dominantes
dans l’appareil d’État est effectivement superflue.
L’américanisme étant pensé comme un néo-industri alisme, il est logique que Gramsci prolonge la distinction saint-simonienne entre « oisifs » et « industriels »,
constitutive du concept d’industrialisme. « Gramsci a
su compre n d re, écrit André Tosel, que la production
de la société par elle-même est l’unité de la production et de l’action éthico-politique, et qu’elle a pour
figures emblématiques modernes l’américanisme et le
jacobinisme21. » L’Europe produit et reproduit un État
médiateur entre la production et l’hégémonie (jacobinisme), alors que l’Amérique permet « à l’usine » de
produire les biens matériels… et l’hégémonie, les deux
à la fois (américanisme). En A m é rique, politique et
économie sont imbriquées sans avoir besoin du tour
de passe-passe qu’opère l’État européen pour produire
l’« économie politique ». Dans son fameux texte sur
« Américanisme et fordisme22 », Gramsci précise ainsi
son concept : « L’américanisme dans sa forme la plus
complète exige une condition préliminaire, dont les
Américains qui ont traité de cette question ne se sont
pas préoccupés, p a rce qu’elle existe en A m é ri q u e
“naturellement” ; cette condition peut être appelée
une “composante démographique rationnelle” e t
consiste en ce qu’il n’existe pas de classes nombreuses
sans une fonction essentielle dans le monde de la production, c ’ e s t - à - d i re des classes absolument parasitaires. La “tradition”, la “civilisation” européenne est
en revanche caractérisée par l’existence de telles classes
créées par la “richesse” et la “complexité” de l’histoire
passée qui a laissé un tas de sédimentations passives à
travers des phénomènes de saturation et de fossilisation du personnel d’État et des intellectuels […]. On
peut ainsi dire que, plus l’histoire d’un pays est
ancienne, et plus sont nombreuses et pesantes ces sédimentations de masses fainéantes et inutiles […], de ces
pensionnés de l’histoire économique23. »
C’est sur la circulation des signes, monétaires ou imagiers, que s’effectue la greffe spontanée de l’hégémonie, caractéristique de l’américanisme. Ce concept
inclut une double dimension indissociable de la production postindustrielle, à la fois économique et sym-
En Amérique, dans le
capitalisme développé,
la production
idéologique vient
de l’entre p rise et
de ses managers :
tel est l’américanisme
« à l’état naturel ».
civilisation européenne et le Nouveau Monde, la coupure persistante entre Italie du Nord industrielle et Italie du Sud latifondiaire. « L’ A m é rique n’a pas de
grandes “traditions historiques et culturelles”, mais elle
n’est pas non plus grevée par cette chape de plomb :
c’est une des principales raisons – plus importante que
la soi-disant “richesse nature l l e ” – de sa form i d a bl e
accumulation de capital, malgré le niveau de vie supérieur des classes populaires à celui de l’Europe. La nonexistence de ces sédimentations visqueusement
parasitaires laissées par les phases historiques antérieures
a permis une base saine à l’industrie et spécialement au
commerce […]. Parce qu’existaient ces conditions préliminaires, déjà rationalisées par le développement historique, il a été assez facile de rationaliser la production
et le travail, en combinant habilement la force (dest ruction du syndicalisme, avantages sociaux dive rs , pro-
113
C’est à Saint-Simon
qu’il faut attribuer
la paternité
de la comparaison
Amérique-Europe,
représentative
de l’opposition
industrialisme/
jacobinisme.
bolique : l’entreprise produit des biens et services, mais
aussi des savoirs, des propagandes, notamment par ses
technologies du management.
L’américanisme de Gramsci est un concept pour penser le fordisme ou néo-industrialisme théorisé dès le
d é but des Révolutions industrielle et française par
Saint-Simon.
TROIS MODES D’ORGANISATION ET DE PRODUCTION SYMBOLIQUE DU CAPITALISME : INDUSTRIALISME, FORDISME ET HOLLYWOODISME Américanisme
et américanisation forment un couple qui, depuis plus
d’un siècle, sert à délimiter les contours de la concurrence, voire de la confrontation de forces symboliques
productrices d’images entre l’Europe et l’Amérique du
Nord. Deux visions issues de deux grandes révolutions :
la Révolution française et la guerre d’Indépendance.
La notion d’américanisme, qui date du milieu du XIXe
siècle, fut employée par La Revue des Deux Mondes le
15 novembre 1846 en se référant à l’Amérique latine.
Le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse l’applique vingt ans plus tard aux États-Unis et à leur
influence : « manière qui imite celle des Américains,
spécialement des États-Unis24 ». Quant à l’américanisation, elle identifie un modèle de vie (de consommation, de comportement, c u l t u rel ou de pensée). Ce
couple américanisme-américanisation suppose, d’une
part, que les États-Unis auraient constitué une civilisation pro p re, distincte de celle des pays européens
dont ils sont issus, et, d’autre part, que, dans une action
en retour, l’Amérique anglo-saxonne tendrait à imposer sa culture sur l’Ancien Monde. L’Europe deviendrait même « génératrice d’américanité25 ». Il s’agit de
décrire, en quelque sorte, une boucle de rétroaction,
un feed back i d é o l ogique transatlantique. L’image de
l’Amérique serait en fait celle du futur de l’Europe, de
sa modern i t é , l ’ E u rope de demain, en « ava n c e » .
Réciproquement, l’Amérique servirait de miroir pour
définir le « retard » de l’Europe (thème récurrent en
matière technologique, par exemple avec Internet). La
différence géographique s’est transformée en un décalage temporel : le même divisé en deux définirait deux
moments différents. L’image de l’Amérique est celle
de l’altérité ou du double de l’Europe projetée outreAtlantique et dans le futur, au-delà de l’océan et audelà du présent : le Nouveau Monde dressé face à
l’Ancien. Dans un jeu spéculaire, l’image matricielle
de l’Amérique (image productrice de toutes les autres
images) est celle du double inve rsé de l’Europe : image
contraposée, à commencer par celle de la modernité
opposée à celle de l’histoire. De ce fait, l’Amérique
apparaît comme un laboratoire permettant de penser
et même de « voir » le futur de l’Europe déjà mis en
œuvre. Cette contraposition d’images Euro p e / A m érique a été inaugurée dès le XIXe siècle.
En effet, dès le début du XIXe siècle, le saint-simonisme
propose de considérer que le système politique américain, qualifié d’« industrialisme », constitue le futur du
système social euro p é e n , e n c o re lesté par l’Ancien
Régime. Cette pro blématique est précisément réinvestie dans les années 1930 par Antonio Gramsci pour
penser la crise de l’État et la nouvelle puissance idéologique naissante, celle de l’entre p rise fordiste qui se
dote de sa doctrine managéri a l e. Après-guerre, ce
couple américanisme-américanisation est repris pour
penser l’évolution des industries audiovisuelles productrices d’images et d’imaginaire (les « industries cult u re l l e s ») et définir un mode de management
postfordiste dont l’entreprise de communication est la
figure majeure, en référence au modèle hollywoodien.
Dit autrement, on observe trois formes de l’affrontement autour de l’américanisme en deux siècles entre
des forces « hégémoniques » (entendu au sens gramscien du terme, définissant la direction intellectuelle et
politique d’une société) : l’« industrialisme » pour penser l’émergence du capitalisme industriel, le « ford i s m e » pour identifier la rationalisation de la
production industrielle et l’« hollywoodisme » pour
caractériser l’hégémonie de l’entreprise postfordiste de
communication.
•A m é ricanisme et industri a l i s m e C’est à Saint-Simon qu’il faut
attri buer la paternité de la comparaison AmériqueEurope, représentative de l’opposition industrialisme/
jacobinisme. Comme l’a bien noté Ghita Ionescu, « le
conflit historique entre Saint-Simon et les Jacobins à la
fin du XVIIIe siècle n’est que le point de départ d’une
perpétuelle incompatibilité, qui s’est toujours manifestée depuis, entre l’industrialisme et le jacobinisme26. »
Deux modèles s’affrontent déjà dans la pratique de
Saint-Simon : guerrier contre commerc i a l , m i l i t a i re
contre entrepreneurial, c’est-à-dire État contre entreprise, opposition qui deviendra plus tard, dans sa théorie
politique, celle du système militaire contre le système
industriel. À l’esprit militaire Saint-Simon oppose l’es-
114
prit d’entre p rise, notamment la réalisation de grands
travaux dits « d’utilité générale », comme la constru ction de réseaux de commu n i c a t i o n . La contradiction
qu’il sent poindre oppose la guerre au commerce, l’État
féodal à l’État libéral. En Améri q u e, il rassemble les
matériaux nécessaires à l’élaboration de la théorie de
l’industrialisme-américanisme, qui lui servira vingt ans
plus tard de grille de lecture pour interpréter la portée
de la Révolution française : « J’entrevis dès ce moment
que la révolution d’Amérique signalait le commencement d’une nouvelle ère politique, que cette révolution
devait nécessairement déterminer un progrès important
dans la civilisation générale, et que sous peu de temps
elle causerait de grands changements dans l’ordre social
qui existait alors en Europe27. » Saint-Simon ramène
d’Amérique une vision de la société future qui lui permet de comparer l’issue de la révolution d’Amérique
dans un nouveau système social, à l’inachèvement de la
Révolution française qui n’a remplacé que des hommes
par des hommes : le « gouvernement des hommes » a
été maintenu , empêchant l’émergence d’un nouveau
système social, celui de l’« administration des choses ».
Tout tient dans l’opposition entre la jeune Amérique et
la vieille Europe : « Les institutions françaises étaient
usées; elles n’agissaient plus comme des ressorts, comme
des rouages organiques dont le jeu facilite les mouvements du corps politique ; elles avaient perdu leur force,
leur harmonie et leur action ; elles n’existaient plus que
comme une masse inerte superposée à la nation,
qu’elles écrasaient comme d’un poids énorme28. »
Selon Saint-Simon émerge en Amérique l’idée qu’il
suffirait de gérer toute la société comme une entreprise pour la transformer profondément : « Considérer
l’association nationale comme une entreprise industrielle qui a pour objet de procurer à chaque membre
de la société, en proportion de sa mise, le plus d’aisance et de bien-être possible29. »
Ses Lettres à un Américain sont la pre m i è re formu l a t i o n
de cet américanisme industrialiste : l’Amérique est instaurée en modèle de société. « Ce qui avait passé jusqu’à présent pour des rêves, ce qui avait été relégué
dans la classe des fictions, s’est donc enfin réalisé30. »
Le rêve américain, l’utopie sociale réalisée, c’est l’industrialisme qui marque la victoire de l’entre p rise
commerçante et économe sur l’État guer rier et
dépensier. L’industrialisme-américanisme de SaintSimon trouve sa légitimation dans cette nouvelle économie politique. L’ingénieur saint-simonien Michel
Chevalier se fera le porte-parole influent et actif de
cette nouvelle conception de l’économie politique
auprès du second Empire, après avoir séjourné aux
États-Unis, de 1833 à 1835, pour étudier les réseaux
de communication. Ce sont justement les ingénieurs
et les industriels qui, les premiers, importèrent l’américanisation en Europe.
Prolongeant l’interprétation saint-simonienne de l’industrialisme, le marxisme gramscien affirme pour sa
part la dualité de l’américanisation comme nouvelle
économie politique de l’État libéral (industrialisme) et
nouvelle production de l’hégémonie à partir de l’entreprise considérée comme une puissance idéologique,
véri t a ble fabrique du management (américanisme). À
R o m e, la traditionnelle et la catholique, G r a m s c i
oppose une nouvelle force symbolique émergente,
celle de Turin, la ville industrielle fordiste et révo l utionnaire.
•A m é ricanisme et fo rdisme Dans son célèbre article « Américanisme et fordisme » des Quaderni, Gramsci réinvestit
à son tour l’opposition Europe/Amérique du Nord
sur un terrain toujours symbolique, mais la déplace sur
la production de l’hégémonie dans les rapport s
État/Usine entendue comme l’entreprise de type fordiste. Il affirme que l’hégémonie peut naître ailleurs
que dans l’État (ou dans l’Église), c’est-à-dire dans
l ’ e n t re p ri s e, et nomme ce phénomène « a m é ri c anisme », visant le fordisme et la naissance des doctrines
du management.Pour Gramsci, l’américanisme suppose
l’État libéral entendu comme État qui favo rise la
concentration industrielle et les monopoles31. L’« a m éricanisme » est un « néo-industrialisme ».
L’ a p p roche gramscienne oppose l’américanisme où
l’État est faible à l’État bureaucratique de type européen forgé par la « mémoire » des classes qui se sont
succédé à la tête de l’appareil d’État. Ce concept
gramscien per met d’éclairer et d’approfondir le
concept saint-simonien d’industri a l i s m e. En effet,
l’américanisme se caractérise par une production de
l’hégémonie, c’est-à-dire de la direction politique et
intellectuelle d’une société à partir de l’usine ou de
l’entreprise, et non de l’État. L’Amérique, où la production idéologique vient de l’entre p rise et de ses
managers ou intellectuels de l’industrie, est opposée à
l’Europe, où elle provient de l’État et de ses intellectuels traditionnels.
L’américanisme prolonge et renouvelle la pro bl é m atique de l’industrialisme saint-simonien : on peut parler de « néo-industrialisme ». L’idéologie est produite
directement, sans médiation, spontanément à partir de
l ’ e n t re p rise, la sédimentation dans l’appareil d’État
étant dès lors inu t i l e. Alors que l’Europe produit et
re p roduit un État médiateur entre la production et
l’hégémonie, l’Amérique permet à l’usine de produire
les biens matériels… et l’hégémonie, les deux à la fois.
Le concept gramscien d’américanisme inclut la double
dimension indissociable de la production industrielle,
à la fois économique et symbolique. L’industrialisme
115
lu au travers du prisme de l’« américanisme » signifie
que l’entre p rise produit des biens et services, mais
aussi du savoir, de la conscience collective, notamment
par ses technologies du management. L’industrialisme
et le fordisme définissent ainsi une « économie symbolique », différente de la politique symbolique européenne. Alors que l’État a été traditionnellement en
Europe « l’organe par lequel une communauté pense »
selon la formule hégélienne d’Éric Weil32, l’améri c anisme ou l’industrialisme sont sans doute en train de
s’étendre et d’imprégner la vieille Europe. Pour apprécier la portée contemporaine de cette notion, on se
propose de la re p re n d re à l’aide du concept d’hollywoodisme, actualisation de l’américanisme-fordiste,
c’est-à-dire de la production de l’hégémonie par l’entreprise postfordiste de la communication.
•A m é ricanisme et hollywoodisme Pour souligner ce passage du
primat de la production (fordisme) à la circ u l a t i o n
(postfordisme), nous avons proposé de re p re n d re le
concept d’« américanisme » pour l’actualiser en « h o llywoodisme33 », afin de marquer le passage de l’entreprise industrielle de type turinois des années 1920 à
la grande firme contemporaine de services de commu n i c a t i o n . En effet, cette dern i è re a pour finalité
p ro d u c t ive de fa b r iquer des services et pro d u i t s
accompagnés de rêves et des fictions que Baudrillard
nommera la valeur-signe. La notion d’hollywoodisme
permet de rendre compte de la production de l’hégémonie culturelle et politique par l’entertainment industry. L’hollywoodisme définit une nouvelle économie
symbolique qui combine l’américanisation des images
et l’américanisme de leur mode de production. L’ a m éricanisme est un mode de régulation de type anglosaxon où l’entreprise de communication joue un rôle
essentiel, y compris dans la production symbolique : il
produit du discours et des représentations collectives,
vo i re de la « propagande industrielle ». L’hollywoodisme définit ainsi la prétention à produire et à reproduire l’imaginaire social sur le modèle d’Hollywood, y
c o m p ris par investissement du champ politique,
comme l’illustrent quelques figures symboliques de
d i rigeants de groupes de communication tels Bill
Gates ou Silvio Berlusconi.
L’hollywoodisme est duel. Les images de l’Amérique
envahissent les écrans et constituent ce que l’on peut
nommer une « américanisation » des imageries, des
mises en scène télévisuelles et des re p r é s e n t a t i o n s , et,
finalement, une imposition des images de l’Amérique.
Mais l’américanisation est la face visible d’un autre
p rocessus plus pro f o n d , qui est celui de l’américanisme de la production symbolique. Cette face inv isible et souterraine touche aux modes de régulation
et de production des images, et pas seulement aux
images elles-mêmes. Il faut distinguer le résultat
visible, surexposé, de l’américanisation des images et
i m a g e r i e s , de l’amér icanisme hollywo o d i e n , q u i
affecte l’ensemble de la production managériale postfordiste des entre p rises de services et de commu n i c ation. L’américanisme est un mode de régulation de
type anglo-saxon où l’entre p rise postfordiste de communication joue un rôle essentiel, y compris dans la
production symbolique : elle produit du discours et
des représentations collectives, voire de la « p ro p agande industrielle ». L’hollywoodisme définirait ainsi
la va m p i risation du social sur le modèle d’Hollywo o d , y compr is du champ politique, c o m m e
l ’ i l l u s t re bien le cas Berlusconi qui a importé en
Europe latine le modèle audiovisuel nord - a m é ricain
dans les années 1970, puis a conquis le pouvoir politique vingt ans plus tard34.
La nouvelle puissance hégémonique (hégémonie
étant toujours entendue ici au sens gramscien, de
direction intellectuelle et politique de la société) est la
grande entre p rise de services, notamment celle qui
appartient au secteur de la communication, d re s s é e
face à l’État en crise. L’entreprise, productrice d’idéologie, prétend donner « sens » et « valeurs » à toute la
société. Si l’on re p rend la définition de l’entre p rise
dans une pers p e c t ive néo-institutionnaliste, c’est-àdire en la considérant comme une « institution disposant d’un pouvoir au nom d’une cer t a i n e
“légitimité” » selon la formule d’O. Wil l i a m s o n , il
s’agit de souligner l’importance de son fondement en
légitimité que Jean-Pierre Le Goff appelle l’« i d é o l ogie managériale » ou Luc Boltanski et Ève Chiapello,
le « néomanagement » caractéristique de ce qu’ils
nomment le « nouvel esprit du capitalisme » (Gallimard, 1999). Avec l’hollywoodisme, n o t re hypothèse
est que non seulement l’État cède à l’entre p rise le
rôle leader dans nos sociétés sur le terrain économico-financier par les politiques de déréglementation
et de pr iva t i s a t i o n , mais surtout qu’il opère une
« autoneutralisation » de son rôle symbolique, c’està - d i re un transfert d’« h é g é m o n i e » à son doubl e
e n t re p re n e u rial. L’État en cri s e, ayant dilapidé son
capital symbolique, céderait ainsi à la nouvelle institution de référe n c e, l’entreprise gestionnaire de services, de flux et de réseaux, manipulatrice de signes
et de symboles. L’entreprise postfordiste de services,
notamment l’entreprise de communication, est caractérisée non par la centralité de la production, mais par
son pilotage par l’« aval », c ’ e s t - à - d i re par la distri bution commerciale et le contact-client. Ce n’est plus
l’entreprise de production ford i s t e, celle que décrit
G r a m s c i , en visant la Fiat de Tu r i n , pilotée par
l’« amont », qui cherche un marché et une demande,
116
é t a blissant son équation économique sur le rapport
entre quantité produite et quantité vendue, mais l’entreprise de services qui part du désir du consommateur et des clients pour piloter son p r o c e s s d e
fabrication via un système d’information performant.
L’ e n t re p rise du secteur de la communication et des
médias est un type particulier d’entre p rise postfordiste : d’une part, elle est à la pointe des innovations
techniques et, d’autre part, son activité est spécifique
car elle vend du service et souvent de l’imaginaire et
du rêve (jeux, audiovisuel, l ogiciels). Elle est le plus
souvent transnationale ou « globalisée » : là aussi, par
son extension internationale, elle conteste à l’État son
terri t o i re, base de sa « souveraineté ».
Cette hégémonie de l’américanisme hollywoodiste
dispose aussi de ses figures symboliques que sont les
« hollywoodiens », c ’ e s t - à - d i re les managers de ces
sociétés transnationales, qui se substituent aux intellectuels traditionnels de l’État ou aux managers de
l’industrie fordiste. Ce sont désormais les grandes
firmes qui produisent la culture moderne au sens fort
du terme, et pas simplement leur culture interne, dite
d’entreprise. Ce transfert de la production de l’hégémonie de l’État national en crise aux entreprises transnationales en expansion est le coro l l a i re de la
« nouvelle économie » de la communication. Si l’intellectuel moderne de l’entreprise fordiste était selon
Gramsci, le type technicien d’usine, dans l’entre p rise
néo-fordiste, les activités immatérielles et tertiaires ont
pris le relais de l’industrie et produisent un nouveau
type d’intellectuel : le manager de l’entreprise de communication, spécialiste des médias, du marketing, de la
publicité et de la finance, un technicien des flux et des
réseaux, un manipulateur de symboles. Ce type de
manager de la communication et des médias re l è ve
non du champ de la pro d u c t i o n , mais bien de la
sphère de la circulation des informations et des signes.
Il valorise moins une logique « rationnelle » de la production et de l’entreprise qu’un système de représentations du marché et du consommateur-client, y
compris de son futur.
Silvio Berlusconi, Bill Gates ou Jean-Marie Messier et
les diverses figures symboliques de l’hollywoodisme se
présentent comme ces nouveaux intellectuels
modernes, visionnaires, fabricants de « croyances » et
de « valeurs », ils produisent du « sens », du « rêve » et
des « visions », multipliant les « projets ». Comme l’a
écrit Alberto Abruzzese, le phénomène berlusconien
qu’il assimile à une « figure d’Hollywood », est potentiellement généralisabl e, car « les hollywoodiens ont
vaincu sur le terrain concret de la politique, ils veulent gouverner la chose publique, ils veulent être souverains sur la réalité sociale35 ».
De même que l’entre p rise fordiste a produit un
modèle de représentation sociale et une figure du dirigeant industriel, l’« entreprise hollywoodienne » – il
s’agit de l’entre p rise postfordiste en général, et non
d ’ H o l l y wood s t ricto sensu – produit un nouve a u
modèle plus puissant de manager transnational, grand
communicateur visionnaire et porteur d’un projet de
société, indiquant la « route du futur » comme l’écrit
Bill Gates.
Le triomphe des « industries de l’imagi n a i re » ne se
limite donc pas à une dimension économico-financière. Le transfert d’activités d’un secteur à un autre, de
l’État à l’entreprise, a aussi une portée politico-symbolique : est opéré simultanément un transfert d’activités et de production culture l l e, c ’ e s t - à - d i re une
véritable transfusion d’hégémonie de l’État vers l’entreprise. « Ainsi vivons-nous le temps où le pouvoir
revendique sa pro p re disparition », dit bien Pierre
Legendre36. L’« invisibilisation » du politique a pour
corollaire la surexposition des hollywoodiens : B e r l u sconi parvenant même à investir le pouvoir politique,
grâce à sa surexposition managériale (le self made-man)
et télévisuelle.
T ROIS FIGURES SYMBOLIQUES RÉINTERPRÉTÉES : MESSIER, GATES ET BERLUSCONI
Les trois concepts gramsciens que nous avons revisités
– intellectuel-manager, hégémonie d’entreprise et hollywoodisme – permettent de cerner la dimension cult u relle et symbolique de l’entre p r ise de
c o m munication dans sa confrontation à l’État, à la
phase actuelle de déréglementation. Pour analyser la
production de l’hégémonie culturelle dans le « c a p i t alisme informationnel », on choisit trois figures de dirigeants propagandistes de la grande entre p r ise de
médias : Jean-Marie Messier représentant du capitalisme d’État à la française, parti à l’assaut d’Hollywood,
Bill Gates incarnant le modèle nord-américain « à l’état
naturel », dirigeant-visionnaire, et Silvio Berlusconi qui
a vampirisé le pouvoir politique à partir de son entreprise de médias, après avoir importé le modèle nordaméricain de télévision en Europe latine. Malgré la
diversité de leurs parcours et du contexte national de
leur émergence, ces trois dirigeants ont en commu n
quatre traits caractéristiques de l’hollywoodisme.
Tous trois manipulent des signes et des mises en
scène. Ils veulent dépasser le « vieux » ford i s m e, ils
portent le rêve de l’Amérique et une utopie technologi q u e, et contestent l’hégémonie et la régulation
de l’État-nation.
1. Ce sont des dirigeants de grands groupes multimédias multinationaux, intellectuels manipulateurs de
signes et de symboles grâce à leur entreprise de communication et de médias. Ces intellectuels-organisateurs et persuadeurs sont des hollywoodiens en tant
117
qu’ils sont des spécialistes de la théâtralisation des institutions sociales.
2. Ces « nouveaux intellectuels modernes » se substituent explicitement aux figures de l’entreprise industrielle de type ford i s t e. Bill Gates re p rend Seattle à
General Motors ; Je a n - M a rie Messier conteste la
l ogique industrielle de la Compagnie générale des
eaux (qualifiée de « vieille dame ») au nom de la
« nouvelle économie » ; Berlusconi fait triompher
Milan la financière contre Turin l’industrielle, le fief
des Agnelli dont la dynastie s’éteint.
3 . Tous trois font référence dans leur stratégie au
« rêve » américain, et à Hollywood en particulier : Bill
Gates en est même une incarnation.Tous les trois sont
des fabricants de discours visionnaires, notamment
technologiques, qui dépassent leurs activités et prétendent penser la société présente. Ils incarnent la « révolution » de la micro-informatique, de la néo-télévision
ou d’Internet et veulent imposer cette technologisation du social dans le champ politique.
4.Tous trois contestent l’hégémonie de l’État-nation,
au nom de l’« autorégulation » du marché, montrant
que l’hégémonie, entendue dans le sens gramscien, est
davantage assurée par les managers des sociétés transnationales que par les « intellectuels traditionnels » de
l’État. Tous trois ont construit leur aventure dans le
cadre de la déréglementation ou en l’absence de régulation, caractéristique de l’extension à l’échelle planétaire de l’américanisme comme mode de régulation.
Le triomphe de ces industriels de l’imaginaire ne se
limite donc pas à une dimension économique, il s’accompagne d’un vaste dispositif symbolique de « propagandes industrielles ».
Au-delà de leurs traits commu n s , ces dirigeants hollywoodiens illustrent chacun à leur manière une
va riante nationale du capitalisme inform a t i o n n e l
contemporain.
•Jean-Marie Messier ou « le capitalisme jacobin » Messier a représenté durant une très courte période (1996-2002) la
t e n t a t ive du « capitalisme d’État » à la française de
créer des groupes dits « champions européens » de
type hollywoodien dans l’industrie de la communication. Le rêve américain vaut stratégie : « D’un côté la
France, de l’autre l’Amérique », résume-t-il dans un
de ses ouvrages37. Énarq u e, inspecteur des finances,
Jean-Marie Messier (J2M) est issu de l’appareil d’État
libéral où il conduit des privatisations, notamment
celle d’Havas, premier groupe de communication au
début des années 1990, avant d’être nommé directeur
général de la Générale des eaux auprès de Guy
Dejouany en 1994. Cette compagnie est en pleine
mutation pour bénéficier de la déréglementation de
l’audiovisuel ouverte en 1982 par la loi Fillioud et
dans l’attente de celle programmée des télécommu n ications, qui interviendra en 1996. La dérégulation de
la commu n i c a t i o n , initiée par l’Amér i q u e, est la
condition même de sa stratégie. En 1996, J2M prend
la direction de la Compagnie des eaux et entame une
« course folle » pour mettre fin à la « vieille » logique
i n d u s t rielle de la compagnie et la transformer en
société de services de communication et d’enviro n n ement. Dès février 1997, il re p rend Havas et sa filiale
Canal Plus, pour « réunir à l’intér ieur d’un seul
groupe de communication toutes les compétences
nécessaires à son développement, notamment intern ational » et créer un « groupe intégré de communication de taille mondiale ». L’année suivante, il rebaptise
la compagnie en « V ivendi » pour affronter ce qu’il
nomme la « révolution Internet ». J2M résume ainsi
sa vision : « Je crois qu’Internet peut nous aider à
construire un monde meilleur38. » Début 2000, il part
à l’assaut d’Hollywood, avec le rachat des Studios Unive rs a l et d’Unive rs a l Music Group et transform e
Vivendi en Vivendi-Universal. Sa stratégie est guidée
par le seul référent hollywoodien et apparaît même
comme un simple « copié-collé » de la fusion AOLTime Warner opérée en janvier 2000 et censée symboliser l’entrée tr iomphale dans la « n o u ve l l e
économie » grâce à l’intégration verticale des « c o n t enants » et des « contenus ».
Pour légitimer sa stratégie, Messier écrit dès 1997 :
« J’avais sous-estimé la rapidité de la convergence entre
les industries des télécoms et celles de la commu n i c ation. Il y aura bientôt un seul point d’entrée dans la
maison, pour l’image, la voix, le multimédia et l’accès
Internet. Cette évolution est déjà en route : dans douze
à dix-huit mois, elle sera une réalité commerciale.
Cette accélération m’a amené à conclure qu’il faut être
capable, pour conserver les marges, de maîtriser toute la
chaîne : contenu, production, diffusion et lien avec
l’abonné39. » Il développe alors un discours visionnaire
sur un double registre : la « convergence » multimédia
et la nécessité de former des « groupes-champions »
pour légitimer le discours stratégique de son groupe et
l’imposer aux pouvoirs publics nationaux et européens.
En effet, écrit-il, « une firme, comme un pays, a besoin
de patriotisme, d’une culture40 ». Cette fonction de
dirigeant-persuadeur, producteur d’hégémonie au sens
gramscien, devient plus forte encore après sa conquête
d’Hollywood (il est alors surnommé « J6M ») : « Un
patron, interroge-t-il, n’aurait-il pas le droit d’entre r
dans les débats qui agitent la société et qui sont trop
souvent confisqués par des porte-parole institutionnels41 ? » L’enjeu explicite est d’obtenir un consensus
pour que l’État libéral soutienne son groupe, et au-delà
accélère le processus d’américanisation (au sens gr a m-
118
Bill Gates est parvenu
à imposer le système
d’exploitation Windows
à 95 % des ordinateurs
dans le monde, et ce en
réalisant 85 % de marge
– la plus fo rte de toute
l’histoire – sur chaque
produit Window s.
success story d’entrepreneur-innovateur, conforme au
récit schumpétérien… Dans les années 1975, il programme les systèmes des micro-ordinateurs et inscrit
cette innovation dans un modèle économique préexistant qui en garantit le succès, celui de l’« économie
de prototype » mise au point et industrialisée par Hollywood. Il s’agit de créer une œuvre intellectuelle (ici
un logiciel qui est unique) et de la vendre sur le marché le plus large possible, à savoir la planète.Ainsi Bill
Gates est-il parvenu à imposer le système d’exploitation Windows à 95 % des ordinateurs dans le monde,
et ce en réalisant 85 % de marge – la plus forte de
toute l’histoire – sur chaque produit Wi n d ows. La
règle très simple de Microsoft (qui est aussi son
modèle économique) est énoncée dès les débuts de sa
société : « Un micro-ordinateur sur chaque bureau et
dans chaque foye r, avec des logiciels Micro s o f t . »
Autrement dit, un standard et un monopole… En ce
sens, Bill Gates est bien un hollywoodien sur le plan
économique, car il étend le modèle d’Hollywood à la
Silicon Valley. Fo rt du succès de son entre p rise, Bill
Gates est deve nu rapidement la figure symbolique
(toujours biface : modèle pour les uns et anti-modèle
pour les autres) de l’économie de l’information. Il est
un hollywoodien au sens plein du term e, c o m m e
m a n a g e r - p e rsuadeur dans et hors de l’entre p ri s e
Microsoft. Ainsi, se déclare-il « m i s s i o n n a i re » de la
société de l’information à travers le monde, pour prom o u voir ses produits et diffuser une vision de la
société à venir. Il se dit « l’acteur majeur de cette nouvelle civ i l i s a t i o n44 » du multimédia, é voquant une
« nouvelle Renaissance » dont il serait en quelque
s o rte le nouveau Léonard (dont il a acheté un
codex…) qui est la « personne la plus stupéfiante que
la Terre ait jamais portée », dit-il. Sa vision technologique de l’avenir est valorisée comme une mission,
voire une religion. Ainsi répondait-il à une interview
d’un magazine américain :
« – Vous sentez-vous investi d’une mission ?
– Oui, le PC est l’outil de l’ère de la communication.
La mission serait un PC sur chaque bu reau et dans
chaque maison. Utilisant de superbes logiciels. Et les
standards de logiciels pour y parvenir.
– Qu’y aurait-il de bon à ce que cela advienne ?
– C’est une question d’ordre théologique… Cet âge
de la communication est une bonne chose. Il va
re n d re les gens plus forts et le monde plus riche. À
chacun de faire son choix. Moi, je pense que c’est
bien. Et pas seulement parce que j’aime le faire – selon
ma religion, c’est bon45 ! »
Cette religion hollywoodienne propagée sur les marchés, auprès des pouvo i rs publics et des consommateurs ,
par le biais d’un ensemble de discours, visions, publ i c i-
scien) du « vieux » capitalisme européen, notamment
du modèle français « j a c o b i n i s t e » défenseur de
l’« exception culturelle ». Dans son ouvrage, J.-M. Messier révèle que : « Tous, de Jacques Chirac à Lionel Jo spin, en passant par Laurent Fabius, ou Catherine Tasca,
ministre de la Culture, se sont félicités qu’un groupe
français, pour la première fois, e n t re dans le tiercé de
tête mondial des entreprises de communication. Je sens
aussi qu’ils apprécient que le drapeau tri c o l o re soit
planté en terre américaine42. » Pour légitimer sa stratégie, le commanager hollywoodien fait toujours référence à l’Amér i q u e : il annonce ainsi de fa ç o n
fracassante à la fin de 2001 la « fin de l’exception culturelle » française, deux ans à peine après avoir justifié la
fusion Vivendi-Unive rsal par son combat contre l’américanisation des programmes : « Moi, je ne veux pas
que mes enfants apprennent l’histoire version Oklahoma City et c’est pour ça que la réunion des forces de
Vivendi et Canal Plus, je l’espère avec d’autres part enaires français à l’avenir, sera porteur de sens », a j o ut a n t : « E u ro p é e n s , m o b i l i s e z - vous si vous vo u l e z
affirmer votre identité culturelle et ne pas passer sous la
domination américaine totale43. »
Au printemps 2002, le rêve américain s’est transformé
en cauchemar et en un fiasco industriel et financier.
Jean-Marie Messier annonçait que le « numéro deux
mondial » de la communication supportait un endettement supérieur à 30 milliards d’euros et que les
pertes d’exploitation s’élevaient à 14 milliards pour
2001, dues pour l’essentiel à Canal Plus et à Internet,
les deux vitrines de sa stratégie. Une crise de liquidités
plaçait même le groupe au bord de la faillite. Après la
« conquête de l’Ouest », la « révolution Internet » et la
m a rche triomphale à Hollywood, ce fut l’échec de
l’« hollywoodisme à la française » qui se traduit depuis
par le démembrement du groupe conduit par son successeur, Jean-René Fourtou.
•Bill Gates ou le « capitalisme sans friction » Bill Gates incarne
l’hollywoodisme « à l’état naturel » avec une longue
119
tés, images, propagandes – et surtout par un marketing
très efficace – est censée faire rêver à la « société mondiale d’information et de communication ». En manager-persuadeur, Bill Gates prend volontiers la plume
pour indiquer la « route du futur » et présenter une
« vision pour le troisième millénaire 4 6 » , afin de
conseiller les dirigeants des États et des entreprises… Le
manager de Microsoft se fait le propagandiste de la
« révolution » technologique, celle du micro-ordinateur,
puis celle d’Internet, la déréglementation, l’entreprise
numérique… « La circulation de l’information est la clé
du succès », proclame-t-il, plaidant pour un « c a p i t alisme sans friction » : « Les gagnants seront ceux qui
d é ve l o p p e ront un système nerveux d’entre p rise à
l’échelle mondiale, de telle sorte que l’information
puisse circuler facilement et créer une connaissance
maximale et constante47. » Sa vision du futur est définie par l’innovation technologique, puisque désormais
« le capitalisme a montré qu’il était le meilleur des systèmes économiques ». Par conséquent, ses « avantages »
seront « multipliés par le réseau48 », c ’ e s t - à - d i re par
Internet qui, dit-il, « va tout changer » : « Internet crée
une nouvelle manière de vivre que j’appelle le “style de
vie Internet”49. » Selon Bill Gates, la route du futur est
donc toute tracée par la combinaison du capitalisme et
du réseau, ce que Manuel Castells a précisément
nommé le « capitalisme informationnel ».
•Silvio Berlusconi ou le « capitalisme spirituel » Silvio Berlusconi a
dit de Bill Gates qu’il est « le seul à lui fa i re de
l’ombre ». Car le premier représente une adaptation
latine de l’hollywoodisme que le second incarne à
l’état nature l . Berlusconi est le seul dirigeant d’un
groupe de communication à avoir franchi le Rubicon,
c’est-à-dire à avoir projeté dans le champ social et
politique l’hégémonie qui avait « pris naissance » dans
son entre p ri s e, la Fininve s t . Cette société qu’il a
construite et dirigée pendant près de trente ans avant
de devenir chef du gouve rnement italien à deux
reprises – en 1994 et 2001 – , a été le lieu de production d’une culture managériale et d’un savoir-fa i re
télévisuel très sophistiqués. Berlusconi a ensuite
importé ces technologies de son entre p rise dans le
champ politique en crise : « Si je m’intéresse désormais à la vie politique, c’est parce que j’ai envie de
continuer à faire mon métier de chef d’entreprise50. »
Il est la figure même de l’intellectuel de type milanais,
spécialiste de la circulation des signes et de l’information, spécialiste des médias, du marketing, de la publicité et de la finance. Berlusconi est pour le moment
le seul commanager « organisateur-persuadeur » qui
ait su combiner avec succès la direction d’un empire
multimédia et une position de leader politique51.
Non seulement il étend l’hégémonie d’entreprise à la
société, mais le cavaliere impose le modèle hollywoodien à toute la société. Dès l’origine de l’aventure berlusconienne à Milan, ce qui hantait « les grands palais
de Segrate [les studios de la télévision], c’était le rêve
américain importé d’Hollywood dans la périphérie de
Milan52 ». Berlusconi lui-même présente son parcours
d’entrepreneur comme « une histoire de rêve américain, une fable moderne […] pour former un des
groupes les plus importants d’Euro p e » . Toute sa
d é m a rche d’entre p reneur et d’homme politique est
imprégnée du référent américain. L’axe stratégique de
son activité est de pro m o u voir dans l’Europe latine
l’américanisation, le « rêve américain », l’État libéral,
l’american dream des conservateurs américains issus du
libéralisme friedmanien, les séries et films nord-américains, etc. Sa démarche peut être qualifiée d’« américanisme latin ».
Dans le discours d’investiture de son deuxième gouvernement le 21 juin 2001, devant la Chambre des
députés, Berlusconi explique en quoi sa politique est
« nouvelle » et défend l’« américanisme » dans une terminologie quasi gramscienne : « Les classes dirigeantes,
surtout dans la vieille Europe si différente de la démocratie américaine, sont formées en grande partie de
professionnels de la politique et d’hommes de partis
qui ont trouvé dans la politique la façon de réaliser
leur idéal, leur culture, leurs ambitions civiques et leur
esprit de service […].Toutefois, nous avons une spécificité, à savoir que le parti de la majorité de la coalition
gouvernementale et son leader sont arrivés à la politique – pas tous, sans aucun doute, mais la majorité
d’entre eux – après des années d’implication dans la
vie professionnelle, dans l’entre p rise et dans d’autre s
secteurs de l’économie et de la société. » Le Premier
ministre oppose frontalement les professionnels traditionnels de la politique, ceux de la « vieille Europe »
(type d’« intellectuel romain ») aux politiques issus non
de l’appareil d’État, mais de la société civile et surtout
du monde de l’entreprise (types d’intellectuels « turinois » et surtout « milanais »). La prétention de son
parti-entreprise Forza Italia et de son chef à assurer la
direction intellectuelle et politique de la société illustre
le rôle de l’intellectuel de type milanais, le « nouveau
nouvel intellectuel » entendu dans le sens d’un dirigeant-organisateur du consentement, c ’ e s t - à - d i re
d’hégémonie. C’est sur ce terrain de la religion d’ent re p rise postfordiste que Berlusconi mène tout son
combat politique, car il veut « spiritualiser le capitalisme », créer même un « capitalisme spirituel53 ».
Messier, Gates ou Berlusconi contri bu e n t , chacun à
leur manière, à constru i re à partir de leur activité de
dirigeant d’entre p rise l’hégémonie du « capitalisme
informationnel ». Messier cherchait à « fluidifier » le
120
capitalisme d’État à la française dont il est un produit ;
Berlusconi rêve de le « spiritualiser » sur un mode
catholique romain, et Bill Gates veut un capitalisme
lisse et « sans frictions », sur le modèle du cyberespace.
Si pour tous les trois la dérégulation est une opport unité, il faut souligner que, dans le cas européen, il s’agit
pour les commanagers d’« américaniser » le capitalisme,
a l o rs que, dans le cas de Bill Gates, il s’agit de renforcer
(et d’exporter) l’américanisme, pour conserver sa position de quasi-monopole planétaire sur les logiciels
d’exploitation. Gramsci soulignait que la condition de
possibilité de l’américanisation, c’est-à-dire l’export ation du mode de régulation nord-américain, est l’existence d’un État libéral. « L’américanisation exige un
certain contexte, une certaine stru c t u re sociale ou la
volonté décidée de la créer et un certain type d’État.
L’État est l’État libéral54. » Si les dirigeants de la grande
e n t re p rise de communication cherchent à imposer
leurs « visions », le dogme de l’efficacité, et les techniques afférentes (management, marketing, organisation
en réseau, etc.) à toute la société, à commencer par l’État libéral en crise, c’est que celui-ci souffre d’une crise
d’hégémonie qu’il cherche à colmater dans la rationalité technique et managériale.
Ainsi l’américanisme, actualisé en hollywo o d i s m e,
serait la face symbolique de la déréglementation, c’està-dire une « guerre de position » au sens gramscien,
qui appelle l’État libéral à céder à l’entreprise le rôle
leader dans la société contemporaine, à la fois sur le
terrain économico-financier et par un transfert d’hégémonie. La déréglementation des industries est ainsi
conduite sur deux fro n t s : celui d’une « guerre de
mouvement » économique où les groupes industriels
et financiers se restructurent en permanence et celui
d’une « guerre de position », celle des propagandes
industrielles, visant à promouvoir des fictions consensuelles telles que la « société mondiale de l’information », la « nouvelle économie » ou la multiplication
des « révolutions » technologiques. L’État libéral européen en crise se voit sommé, d’une part, d’abandonner
toute forme d’interventionnisme dans le secteur de la
communication au nom du respect de la « concurrence », et d’autre part, de concéder une part de sa
production intellectuelle à la nouvelle institution de
référence, l’entreprise de communication qui prétend
désormais délivrer le « sens » à la société. Car l’hégémonie est aussi, selon Gramsci, une stratégie de
conquête du pouvoir : « La guerre de position en politique est le concept d’hégémonie55. »
CONCLUSION Pour désigner l’évacuation du politique et de
la conflictualité au profit du dogme managérial de l’efficacité et du consensus réunis, nous avons proposé la
notion de « c o m m a n a g e m e n t 56 » . Ce néologi s m e,
construit par association des termes « communication »
et « management », emprunte aux critiques conve rgentes de la communication conduite par Lucien Sfez
et à celle du dogme managérial de Pierre Legendre57.
Le commanagement identifie la confusion entre le
management de l’entreprise néo-fordiste de services (de
communication) et l’hégémonie symbolique et politique du discours communicationnel ; il occupe l’espace
libéré par la critique de l’État et crée progressivement
un nouvel espace symbolique prescriptif de va l e u rs et
de croyances. La crise de la politique symbolique européenne – voire la dilapidation du capital symbolique
étatique – est reprise au profit de la production symbolique de l’entreprise de communication nord-améric a i n e. D é s o rm a i s , l ’ h o l l y woodisme met en miro i r
Europe et Amérique comme figures de l’État-nation en
crise et de l’entre p rise transnationale en expansion : l’effacement du premier met la seconde en pleine lumière.
Pour parvenir à contester l’hégémonie de l’État dans la
société, il fallait opposer une force confondant les idéologies de la communication et du management. Le
commanagement s’étend bien au-delà de la seule
sphère de l’entreprise, il tend à vampiriser le politique et
la société civile, comme le montre le laboratoire italien.
Le commanagement serait à l’hollywoodisme ce que le
management fut au fordisme : un corps de doctrine et
de pratiques, une propagande industrielle de l’efficacité
technologique.
Le modèle de l’intellectuel postmoderne et postfordiste est le manager qui commu n i q u e, interm é d i a i re
entre la dogmatique entre p re n e u riale de l’efficacité,
le marketing de la séduction et la logique consensuelle des médias. L’homme flexible de la société
fluide et en réseaux.
Industrialisme, fordisme et hollywoodisme marq u e n t
autant de figures de l’intellectuel manager et d’étapes
de la conquête d’hégémonie par l’entreprise sur l’État : le néo-management serait ainsi devenu la version
technocratique du politique. •
1. C’est dans le Cahier 24 intitulé « Sur le journalisme » que Gramsci
se propose d’ordonner ses réflexions sur le journalisme, issues de sa
riche expérience dans ce domaine. Sources : Quaderni 24 sur le journalisme ; Quaderni 5, 6, 7, 8, 14, 16 et 17 sur le métier de journaliste ;
Quaderni 6, 7, 8, 9 et 14 sur les revues. Gramsci a été journaliste pendant dix ans avant de devenir dirigeant politique. « En dix ans de journalisme, écrit-il dans une lettre du 7 septembre 1931, j’ai écrit assez de
lignes pour composer vingt volumes de quatre cents pages. ». Il fut
notamment à la rédaction culturelle du Grido del Popolo (août 1917s e p t e m b re 1918), correspondant de L’Unione sard a , journaliste de
l’Avanti !, secrétaire de rédaction de l’Ordine Nuovo, puis fondateur de
l’Unità en 1923, parue en février 1924.
2. Manuscrit inachevé de 1926, publié pour la pre m i è refois en janvier
1930 dans la revue théorique du PCI, La Stato operaio.
3. T.W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, G a l l imard, NRF, Paris, 1974, p. 135.
4. Quaderno 22, Americanismo e ford i s m o, Editori Riuniti, coll. « Le
121
idee », édition critique des œuvres de Gramsci par Valentino Gerr atana, institut Gramsci de Turin, 1975, p. 474. Nous utilisons l’édition
originale, que nous traduisons.
5. La notion de « capitalisme informationnel » a été proposée par
M a nuel Castells dans L’Ère de l’inform a t i o n , t . I , « La société en
réseaux », Fayard, Paris, 1998-1999. Cette notion nous sert à désigner
de façon simple l’étape actuelle du développement du capitalisme
m a rqué par sa financiarisation et la circulation accélérée des signes
(monétaires, d’information, etc.), des biens et des personnes corrélée à
la multiplication des réseaux de transports et de communication.
6. Christine Buci-Glucksmann, « Gramsci et l’État », in revue Dialectiques, Paris, mars 1974, n° 4-5, p. 25.
7. Quaderno 12, § 3, Gli intelletuali e l’organizzazione della cultura, Ed
Riuniti, coll. « Le idee »,Turin, 1975, n° 121, p. 22.
8. Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État, Fayard, Paris, 1974,
p. 51.
9. Cahier 1, § 43, cité par Christine Buci-Glucksmann, G ramsci et
l’État, op. cit., p. 43.
10. Quaderno 12, Gli intelletuali e l’organizzazione della cultura, Ed Riuniti, pp. 3-4.
11. Ibid., § 3, p. 22.
12.Voir notamment notre article « Le Commanagement et les Appareils idéologiques d’entreprise » dans la revue Sciences et société, Presses
universitaires du Mirail,Toulouse, mai-octobre 2000,n° 50/51, pp. 149172, et notre ouvrageBerlusconi, le nouveau Prince, éd. de l’Aube, 2004.
13. Ordine Nuovo, 14 mars 1921, pp. 176-186. Version française dans
G ramsci dans le texte, recueil de textes sous la direction de François
Ricci en collaboration avec Jean Bramant, Éditions sociales, Paris,
1975, p. 100.
14.Voir sa note sur les AIE. « Le reproche le plus fréquent qui ait été
adressé à mon essai de 69-70 sur les AIE a été celui de “fonctionnalisme” » (L. Althusser, Sur la reproduction, dans la rev u e, introduction de
Jacques Bidet, Presses universitaires de France, Actuel Marx Confrontation, Paris, 1995, p. 253 sq.).
15. Id, ibid., pp. 271-272.
16. Bill Gates, avec Collins Hemingway, Le Travail à la vitesse de la pensée.
Une vision pour le troisième millénaire, Robert Laffont, Paris, 1999, p. 13.
17. Ordine Nuovo, 14 mars 1921.Version française dans Gramsci dans le
texte, op. cit., p. 96.
18. Quaderno 7, p. 863, cité par André Tosel « L’esprit de scission.
Études sur Marx, Gramsci, Lukäcs », Annales littéraires de l’université de
Besançon, Les Belles Lettres, Besançon, 1991, p. 231.
19. Ordine Nuovo, 14 mars 1921, pp. 176-186. Version française dans
Gramsci dans le texte, op. cit., p. 100.
20. Antonio Gramsci, Note sul Machiavelli, Americanismo e fordismo, op.
cit., pp. 441-442.
21. André Tosel note que « Le pro blème théorico-politique fondamental que pose l’interprétation gramscienne de l’américanisme est
celui du lien entre rationalisation productive et universalité des modes
de pensée et de vie hérités de l’industrialisme d’un capitalisme deve nu
monde », in « L’esprit de scission. Études sur Marx, Gramsci, Lukäcs »,
op. cit., p. 2 3 0 .Voir aussi Modernité de Gramsci, actes du colloque francoitalien de Besançon, 23-25 novembre 1989, p u blié sous la direction
d’André Tosel, Annales littéraires de l’unive rsité de Besançon, Les
Belles Lettres, Paris, 1992.
22.Antonio Gramsci, Americanismo e fordismo, op. cit., p. 435-476.
23. Ibid., p. 437.
24. Cyrille Arnavon, L’Américanisme et nous, Del Duca éditions mondiales, Paris, 1958, p. 11 en note.
25. Dominique Barjot, L’Américanisation en Europe au XXe siècle : économie, culture, politique (sous la direction de D. Barjot, I. Lescent-Giles, M.
de Ferrière Le Vayer), Centre de recherche sur l’histoire de l’Europe du
N o rd - O u e s t , u n iversité Charles-de-Gaulle-Lille-III, ANRT, L i l l e,
2002, 2 vol., vol. I, introduction, p. 7.
26. Ghita Ionescu The Political Thought of Saint-Simon, Oxford University Press.Traduction française de J. Gennaoui La Pensée politique de
Saint-Simon, Aubier-Montaigne, coll. « B i bliothèque sociale », Paris,
1979, p. 55.
27. Id., ibid., p. 149.
28. « L e t t res à un Américain », 1re l e t t re in L’Industri e, Œ u v r e s, t. I,
p. 142-143.
29. Ibid., t. II, p. 153.
30. Ibid., t. I, p. 141.
31. « L’americanizzazione richiede un ambiente dato, una data struttura
sociale (e la volontà decisa di crearla) e un certo tipo di Stato. Lo Stato è lo stato
liberale, non nel senso del liberismo doganale o della libertà effettiva politicia,
ma nel senso più fondamentale della libera iniziativa e dell’individualismo
economico che giunge con mezzi propri , comme “società civile” per lo stesso
sviluppo stori c o, al regime della concentrazione industriale e del monopolio » in
Quaderni del carcere III, 2157. Note sul Mach i a ve l l i , Americanismo e fordismo, Editori Riuniti, édition critique des œuvres de Gramsci par
Valentino Gerratana, Institut Gramsci de Turin, 1975.
32. Éric Weil, Philosophie politique, Librairie philosophique Jean Vrin,
Paris, 1950, p. 246.
33.Voir notre article « Américanisme et américanisation : du fordisme
à l’hollywoodisme » in Quaderni, n° 50-51, consacré aux « Images de
l’Amérique du Nord », mars 2003, p. 231-247.
34.Voir notre article intitulé « Silvio Berlusconi, figure symbolique du
Commanagement » dans la revue Quaderni, n° 32 consacré à « L’Italie : pouvoir et communication », printemps 1997.
35.Alberto Abruzzese, Elogio del tempo nuovo. Perchè Berlusconi ha vinto,
éditions Costa & Nolan, Gênes, mai 1994, p. 66.
36. Pierre Legendre, La Question dogmatique en Occident, Fayard, Paris,
1999, p. 64.
37. Jean-Marie Messier, Hachette Littératures, Paris, 2000, p. 115.
38. Id., ibid., p. 201.
39. Le Monde du 8 février 1997.
40. Jean-Marie Messier, J6M. com. Faut-il avoir peur de la nouvelle économie ?, op. cit., p. 141.
41. Id., ibid., p. 10.
42. Id., ibid., p. 43.
43. Interview de Jean-Marie Messier sur Europe 1 le 13 septembre
1999.
44. Cité par Daniel Ichbiah, Bill Gates et la Saga de Microsoft, Pocket,
Paris, 1995, p. 304.
45. Interview de Bill Gates au magazine Dr Dobbs en 1990, cité par
Daniel Ichbiah, Bill Gates et la Saga de Microsoft, op. cit., p. 244.
46. Bill Gates, avec la collab. de Nathan Myhrvold et Peter Rinears o n ,
La Route du futur, trad. de l’américain par Yves Coleman, Guy Fargette,
Michèle Garène, et al., 2e éd., Pocket, Paris, 1997 ; et Bill Gates, avec
Collins Hemingway, Le Travail à la vitesse de la pensée. Une vision pour le
troisième millénaire, trad. de l’américain par Daniel Roche, Marie-Hélène
Sabard et Catherine Vacherat, Robert Laffont, Paris, 1999.
47. Bill Gates, Le Travail à la vitesse de la pensée, op. cit., pp. 81 et 19.
48. Id., ibid., p. 219.
49. Id., ibid., pp. 80 et 115.
50. Eugène Saccomano, Berlusconi. Le Dossier véri t é , Édition n° 1, 1994,
p. 120.
5 1 .Voir, pour une analyse approfondie, n o t re ouvrageBerlusconi, le nouveau Prince, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2004.
52. Giorgio Bocca, Piccolo Cesare, Feltrinelli, 2002, p. 13.
5 3 . Cité par Gigi Moncalvo et Stefano E. D ’ A n n a , Berlusconi in
Concert, Editore Otzium Ltd. Londra, 1994, pp. 206 et 251.
54.Antonio Gramsci, Americanismo e fordismo, op. cit., p. 449.
55. Quaderni, p. 973, cité par Christine Buci-Glucksmann dans son
article « Hégémonie », in Dictionnaire critique du marxisme (sous la dir. de
Georges Labica et Gérard Bensussan), PUF, 2e éd. 1985, p. 533.
56.Voir notre article, « Le commanagement et les appareils idéologiques d’entreprise » dans la revue Sciences et Société, n° 50/51, pp. 149172, mai-octobre 2000, Presses universitaires du Mirail,Toulouse.
57.Voir notamment notre ouvrage T é l é c o m munications et Philosophie des
réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, Paris, 1998 (2e éd.).
Pour Lucien Sfez, on se réfère notamment à La Politique symbolique
aux Presses universitaires de France. De même pour Pierre Legendre,
nous renvoyons le lecteur à l’ensemble de l’œuvre, et particulièrement
à L’Amour du censeur publié aux Éditions de Minuit, Paris, 1974, aux
Leçons publiées chez Fayard, notamment aux Leçons IV et VII, et à La
Question dogmatique en Occident, Fayard, Paris, 1999.
122
SOCIÉTÉ
Après la « fin de l’histoire »
UNE
CIVILISATION D’ENFANTS
REBELLES
l
JEAN POUSSIER*
ayons pu y voir la réalisation, au moins possible, de desseins humains est un épisode exceptionnel. Et l’histoire
ici va bien au-delà des luttes sociales ou politiques.
Nous avons cru aussi que la science progressait par la
mise en commun des travaux scientifiques et que ce
progrès serait aussi celui de l’humanité. Nous avons cru
que la prospérité collective entraînait l’enrichissement
individuel. Nous avons cru que les vies humaines pouvaient s’insérer dans un temps plus long qu’elles, que
les intérêts particuliers – dans tous les sens du mot intérêt – pouvaient s’insérer dans l’intérêt général, que
notre raison était compréhension de l’ordre véritable
du monde, et qu’en conséquence le temps qui s’ouvrait
devant nous était le temps de l’accord possible entre les
hommes, et entre eux et le monde.
Mais l’histoire est finie. Fukuyama a raison. Le monde
continue de changer, mais l’histoire comme temps du
possible, de la réalisation de l’idée, a disparu. Nous
n’imaginons plus de construire un avenir foncièrement
différent du présent.Au mieux, nous voudrions seulement empêcher certaines évolutions. Et pas seulement
p a rce qu’il n’y aurait plus d’utopies ou de grandes
idéologies. C’est la confiance dans le temps qui a disparu. Nous ne croyons plus que le développement de
la science soit une marche ve rs le progrès. Les vies individuelles semblent aussi sans perspectives. D’ailleurs, le
capitalisme de la libre concurrence fait reposer la
bonne marche de l’économie sur une série de raisonnements à court terme, la montée de l’individualisme
limite l’horizon de chacun à sa propre vie, et la montée
de la morale limite l’action à sa valeur instantanée.
C’est le temps qui nous échappe et se défait.
Parce que nous vivons dans un univers multiculturel.
Lorsque nous parlons de société multiculturelle, nous
pensons généralement à la présence dans une société
de minorités. Mais la mondialisation fait de toutes les
c u l t u res des minorités. Aucune n’est plus chez soi.
Avant, à chaque culture, à chaque groupe d’hommes
partageant une même représentation de l’univers, c o r-
a citoye n n e t é , voilà l’élément central des
sociétés qui se sont constituées en Occident à partir de la fin du X V I I Ie s i è c l e. L’autonomie – les
hommes se donnent eux-mêmes leurs lois au lieu
de les recevoir d’une autorité, dieu ou ordre cosmique – a pour conséquence que le principe de
l’autorité et de la légitimité ne peut résider que
dans le corps des citoye n s. Le citoye n , c ’ e s t
l’homme débarrassé de toutes ses particularités qui
n’est plus qu’une voix parmi d’autre s. De ce
dépouillement naît une communauté qui peut débattre
librement de ses lois parce qu’elle a en commun la raison partagée par tous et la volonté de s’organiser selon
la raison. Ces traits sont particulièrement marqués en
F r a n c e, car la société des citoyens ne s’y est pas
construite par réunion de communautés existantes
comme aux États-Unis, ni par l’unification d’une
nation éclatée. Elle est née, au début de l’été 1789, de
l’abolition de toutes les lois et traditions particulières et
du transfert de la légitimité, du roi qui la tenait de Dieu
au peuple souverain qui la tient de lui-même. D’autres
pays ont moins de mal que nous à faire une place dans
le système de la citoyenneté aux communautés d’intérêts et aux identités particulières. Malgré cela, le système est le même partout, il lie l’individu, c’est-à-dire
l’homme dépouillé de sa situation particulière et de son
héritage, la collectivité et la raison. Il a engendré une
certaine organisation de l’espace politique, des liens
entre les hommes, mais aussi une certaine façon de
vivre le temps. Quiconque a cru une fois dans sa vie à
l’action politique a ressenti deux sentiments : je peux
m’unir aux autres, l’idée est espoir car elle peut devenir
réalité. Cette conviction que l’histoire peut être action
commune et réalisation d’une idée est originale. L’ h i stoire a été perçue le plus souvent comme une sorte de
force naturelle, de houle du temps : grandeur et déclin,
flux et reflux. Que, pendant près de deux siècles, nous
*Professeur de philosophie.
124
respondait un terri t o i re. Chaque culture avait un
monde à elle, simultanément géographique, historique
et mental.Avec la mondialisation, il n’y a plus de problèmes locaux, et donc plus de solutions locales. Les
échanges commerciaux, les transformations de l’environnement, les armes nu c l é a i res, la propagation des
épidémies par les transports aériens font que les problèmes ne peuvent plus être limités à un terri t o i re.
Personne ne peut donc le résoudre à sa façon. Il n’y a
plus de chez soi, de lieu où l’on puisse maîtriser son
destin. Chaque culture se trouve ainsi dépossédée de la
prise qu’elle croyait avoir sur le monde et que, dans
une certaine mesure, elle avait réellement.
D’OÙ L’IMPRESSION D’UN MONDE INHUMAIN qui brise les hommes
ou se passe d’eux. Soit qu’ils ne puissent rien faire, soit
qu’ils ne doivent rien faire et laisser fonctionner librement l’économie. D’où ces sentiments d’impuissance,
parfois de désespoir, qui se manifestent partout mais
peut-être plus nettement dans l’Occident et dans le
monde mu s u l m a n . Peut-être que, là plus qu’ailleurs,
l’adéquation de ce qui est et de ce qui doit être passait
par l’idéal d’une communauté unie. D’où le repli sur
les valeurs. Elles sont proclamées d’autant plus fort
qu’on ne croit plus qu’elles soient en train de se réaliser. Pa r f o i s , comme avec les « valeurs de la Républ i q u e » ou l’éducation, on f ait appel pour se
réconforter à un passé mythique. Parfois, comme avec
les droits de l’homme, on fait de la morale la règle de
l’action collective. Mais la morale, c’est la valeur instantanée de l’action : l’avenir est encore oubl i é . Tout
contribue à nous maintenir à l’intérieur d’un univers
sans perspectives dans le temps. La perte du territoire
commun est aussi la perte de l’horizon, de cette ligne
lointaine mais pas tant que cela, où commençait peutêtre un monde différent.
Notre culture, toutes les cultures, croyaient exprimer la
réalité même et donc la dominer.Avec la fin du territoire, il apparaît qu’elles ne sont que des cultures, des
façons d’affronter une réalité plus vaste qu’ellesmêmes. Chacune est touchée d’une façon différente,
mais toutes le sont.Toutes sont privées de quelque certitude, confrontées à leur perte de pouvoir. La nôtre,
celle de l’Occident, doit affronter la difficulté à susciter
la volonté commune qui est au cœur de son projet –
voyez les tentatives d’union européenne. La volonté
c o m mu n e, plus exactement la volonté d’un avenir
commun, cette création si originale de notre culture
qui la distingue des sociétés de l’obéissance et de la tradition, est menacée. Non de l’extérieur par l’intrusion
des autres dans notre espace, mais de l’intérieur, par la
disparition d’une certaine histoire, de l’histoire comme
espoir de transformation du monde. Le temps continue de s’écouler et notre capacité d’action est intacte,
mais nous avons perdu la confiance dans le temps,
l’idée que l’individuel, le collectif et la raison pouvaient
se rejoindre dans la durée. Nous étions persuadés, au
fond, que notre rationalité était la rationalité, que notre
conception de l’homme était la vraie. Et cette croyance
fondait notre confiance : puisque nous étions dans la
vérité, il ne fallait qu’un peu de temps pour que nos
idées se réalisent. Nous n’avons plus de garantie.
Mais nous y gagnons aussi quelque chose : la possibilité de prendre du recul et de mieux comprendre. Si
notre culture n’est qu’une ave n t u re humaine parmi
toutes les autres, notre rationalité n’est qu’une des
formes possibles de la raison et nous pouvons en apercevoir les présupposés et les implications. Si nous ne
détenons pas la véri t é , a l o rs notre culture est une
construction historique et nous pouvons comprendre
autrement l’histoire, non plus comme réalisation et
avènement mais comme lien continu entre les
hommes : nous sommes déterminés par ceux qui ont
vécu avant nous, et nos choix déterminent l’avenir. Je
voudrais montrer, même schématiquement, quelquesunes des perspectives qui s’ouvrent devant nous.
La rationalité occidentale n’est qu’une des formes de
rationalité possibl e s , celle avec laquelle nous avons
façonné le monde dans lequel nous vivo n s . Il me
semble que sa particularité tient pour beaucoup à ce
qu’indique Louis Dumont, à savoir que la civilisation
occidentale moderne est la seule qui soit indiv i d u aliste et non holiste. Car, dans une civilisation indiv idualiste, il n’y a pas d’ord re préétabli, chacun doit
trouver en lui-même les raisons de ses actes. L’ a u t onomie de l’homme implique qu’il ne se définisse plus
par l’appartenance à une totalité qui lui fixe sa place.
Dans un monde holiste, tout a une signification, de
sorte que cailloux, arbres, hommes et dieux, sont reliés
les uns aux autres et forment un ensembl e. Ce monde
se dissout lorsque l’homme s’en re t i re parce qu’il se
veut autonome. Ce qui re s t e, ce sont des choses
dépourvues de signification par elles-mêmes. Et c’est
ce qui rend possibles nos sciences et nos techniques. Si
l’homme est libre, alors, de leur côté, les choses sont
dépourvues de toute signification propre et ne peuvent qu’obéir à la nécessité des lois de la nature.
L’homme, lui, n’est pas gouverné par ces lois, mais se
gouverne de l’intérieur. S’il est objet de science, c’est
dans la mesure où il est aussi une chose, un corps biologique, ou bien un producteur de « faits humains ».
Lois objectives et nécessaires de la nature et autonomie de l’homme vont de pair.
C’est cette coupure entre l’homme et les choses qui
permet de fonder aussi bien la science que la démocratie. Sciences de l’homme et sciences de la nature, liberté
et nécessité, inné et acquis, nature et culture, toutes les
125
oppositions à partir desquelles nous pensons partent de
l à . C’est cette coupure qui fait naître l’indiv i d u .
L’homme qui, bien qu’il soit inscrit dans les choses, bien
qu’il puisse être défini par ses capacités ou ses appart enances, est toujours au-delà, n’est jamais réductible aux
choses. Si nous comprenions que les individus, avec leur
psychologie qui les meut de l’intérieur, ne sont pas une
réalité évidente, p re m i è re et étern e l l e, mais une
c o n s t ruction de notre culture, nous pourrions peut-être
commencer à regarder le monde autrement. R e d é c o uvrir l’étonnement. Quand nous croyons que le corps
peut être malade des fantasmes qui trave rsent l’esprit,
d’autres croient qu’il peut être atteint par le sort jeté par
un sorcier : l’étrangeté est la même. Étrange aussi notre
difficulté à penser la nature.Tantôt, elle est un ensemble
inerte que l’on peut manipuler à sa guise, tantôt une
sorte d’être qu’il faudrait respecter religieusement. La
coupure qui sépare intérieur et extérieur, hommes et
choses, est notre œuvre. Le comprendre, c’est re d é c o uvrir un peu de la richesse et de la variété du monde.
Nous ? J’ai employé généralement ce pronom pour
désigner les hommes d’aujourd’hui qui se reconnaissent dans la civilisation issue des Lumières. Renvoyant
à ces deux caractéristiques : vivre aujourd’hui et avoir
un passé commun. Comme si l’histoire était une succession. Chacun à son tour arrive sur la scène, héritant de quelque chose, un quelque chose dont il se
saisit pour continuer la route et aller un peu plus loin.
La culture n’est alors qu’un outil, qui facilite et limite
en même temps nos raisonnements. Cette histoire
comme succession et l’histoire comme transformation
du monde sont liées. Nous imaginons notre société
faite d’individus rationnels. C ’ e s t - à - d i re que chaque
homme, tel Descartes, est susceptible de remonter jusqu’aux principes fondamentaux. Chacun a donc accès
à la raison comme à quelque chose qui existe objectivement hors de lui, et c’est ce qui permet de penser
ensuite l’histoire comme le lieu où l’idée, la réalité,
l’individu et la collectivité se rejoignent. Que se passet-il si tout cela n’est pas une réalité indépendante de
nous, mais une façon de penser ? Non pas la réalité
absolue mais seulement celle des réalités possibles que
nous tentons de fa i re advenir. La culture alors n’est
plus un simple outil mais le monde même à l’intérieur
duquel nous pensons et vivons. L’histoire n’est pas une
suite d’événements ou de générations mais un milieu.
Le milieu humain, le milieu dans lequel chaque forme
d’humanité s’élabore et dure. A l o rs nous devo n s
essayer d’imaginer aussi la transmission, la continuité,
ce que veut dire « nous » au-delà d’une vie humaine,
un nous qui s’étendra peut-être dans l’avenir mais qui,
d’ores et déjà, inclut le passé. Qu’est-ce qui nous lie
effectivement, réellement, à travers le temps ?
Une société humaine ajoute aux vies humaines disc o n t i nues de ses membres la dimension de la continuité dans laquelle les mots, les savoirs, les manières de
faire se transmettent, se répandent et se conservent. Si
j’ose dire, les hommes produisent individuellement des
enfants, des mots, des objets, mais c’est en société qu’ils
se reproduisent, qu’ils accèdent à la dimension du
continu. C’est là un autre sens du mot « nous » qu’il
est possible d’explorer.
L’origine, c’est le fait que l’humanité doit être déjà là
avant de commencer. Il n’y a pas de petit humain s’il
ne vient au monde dans une société déjà humaine. Pas
de parole s’il n’y a déjà une langue. Comment formuler cette situation impossible, sinon en racontant une
pre m i è re fois qui marquera le début du temps ? Les
mythologies en sont remplies, la Bible aussi. Le monde
émerge du chaos. Chaque élément, chaque être reçoit
sa place. Dieux, animaux et hommes, chacun est exactement ce qu’il doit être, égal à lui-même. De sorte
qu’il ne se passe rien. Le temps commence lorsque les
hommes perdent cet état primordial d’harmonie. Pour
la recréer, il faudra désormais assigner à chacun une
place et un rôle. C’est ce que les pre m i e rs ancêtre s
a p p re n n e n t , généralement au cours d’une longue
errance. Ce qui est arrivé la pre m i è re fois définit ce
qu’est l’homme, c’est-à-dire ce qu’il doit recommencer à chaque fois pour rester humain, ni animal ni
dieu. Le dieu reste ce qu’il est, l’animal se re p roduit
en procréant, l’homme se reproduit en recommençant
la même aventure avec chaque enfant. C’est ce dont
témoigne l’initiation.
MAIS LA CÉLÉBRATION DU RECOMMENCEMENT n’est pas un re c o mmencement réel. Comment l’origine agit-elle, c o mment une société garde-t-elle sa culture à trave rs les
changements ? La simple répétition des mythes et des
rites dont la signification nous échappe souvent ou
change au fil du temps n’y suffit pas. Il faut qu’ils soient
p o rt e u rs non seulement d’une représentation du
monde mais d’une relation effective au monde. Elle
vient de ce que l’ori gine laisse une dette, un devoir, une
obligation. Elle nous est donnée, et un don est obl i g ation : je ne peux ni le refuser ni ne pas le rendre. En
français comme dans d’autres langues, les mots
« devoir » et « reconnaître » ont des sens multiples qui se
rejoignent autour de l’actualisation du passé dans le présent. Je dois faire maintenant, et je dois ce que j’ai reçu
antérieurement. « Je reconnais » signifie que j’ai déjà vu
et que j’accepte maintenant. Faute de mieux, disons
obligation pour désigner cette contrainte intérieure et
ce lien du présent avec ce qui lui est antérieur. La cult u re occidentale met l’accent sur l’objet échangé, et
nous perdons ainsi de vue que l’échange n’existe que
par l’obligation de recevoir et de redonner. Comment
126
échanger des mots sans l’obligation d’écouter et de
répondre et d’adresser à son tour la parole à un autre ?
Dans bien des conversations, c’est le seul élément en
jeu, les mots échangés n’ont pas d’importance. Or l’origine est le don premier, essentiel, l’antérieur toujours
actuel, l’obligation par excellence. L’exemple le plus
clair est celui de « noblesse oblige ». Le noble se définit
par sa naissance; ce qu’il est, c’est ce qu’il a reçu de ses
ancêtres; il se doit à lui-même, il leur doit et doit à ses
descendants d’agir noblement, c’est-à-dire comme eux.
n’y croyait pas, on ne pouvait que ressentir plus fortement encore que le mythe exprimait l’unité et la
c o n t i nuité du peuple et la nécessité de travailler au
bien commun. Le devoir de chacun était tracé.
La répétition est au cœur de l’origine telle que je viens
de la décrire. La mort entraîne le recommencement de
la vie à chaque naissance qui nous fait répéter l’origine
de l’humanité. Le besoin qui nous empêche d’être satisfaits, d’être simplement ce que nous sommes, comme
au tout début, avant le commencement de l’histoire,
nous fait répéter l’histoire de l’humanité. Échapper à la
répétition, c’est atteindre l’absolu, le point stable où l’on
s’est enfin rendu indépendant de tout, où plus rien ne
peut vous atteindre et où l’on peut demeurer définitivement, où l’on est soi-même, où la fin a rejoint le
commencement. L’absolu n’est pas répétition mais
retour à l’état originel d’égalité avec soi-même, voire à
la substance indifférenciée des débuts de l’univers. Le
bouddhisme représente la forme la plus achevée d’une
telle aspiration, mais on la re t rouve ailleurs, plus ou
moins nettement dessinée, chez nombre d’ascètes hindouistes, chez les cyniques grecs, dans l’orphisme, dans
certains mouvements chrétiens des premiers siècles et
jusque dans ces groupes franciscains qui faisaient de la
pauvreté la valeur suprême. Au contraire de l’origine
tournée ve rs le passé commun, la recherche de l’absolu
est une marche en avant que chacun accomplit seul.
Elle entraîne le refus de toute différenciation entre les
hommes et entre l’homme et la nature, le dépouillement, le rejet de l’appropriation qui créerait besoin et
dépendance. Aussi cette recherche est-elle le plus souvent réservée à quelques ascètes qui vivent hors du
monde. Dans la tradition occidentale, en revanche, l ’ a bsolu est à la fois intégré et dissimulé. Après la résurre ction du Christ, l ’ h i s t o i re continue comme avant en
apparence mais, d’un autre côté, l’enchaînement indéfini de la loi originelle, de la faute, de l’expiation et du
pardon s’est arrêté, la répétition a pris fin. Il n’y a plus
de sacrifice possible après celui du Christ ; il ne re s t e
qu’à adhérer au salut qu’il a apporté. L’absolu ici est
donné, il n’est pas à conquérir par une ascèse personnelle, mais il porte en germe la dévalorisation du passé
et des distinctions entre les hommes, la supériorité de
l’intériorité sur l’extériorité.
L’origine a besoin du mythe. Il constitue un type particulier de discours, le seul possible pour parler de
l’origine. Heisenberg raconte que, se promenant avec
Bohr, ils rencontrèrent un paysan qui avait fixé un fer
à cheval porte-bonheur sur sa port e : Tu es donc
superstitieux ? – Non, répondit-il, pas du tout, mais il
paraît que cela marche même si l’on y croit pas. On
re t ro u ve cette façon de parler dans la rumeur : p e rsonnellement, je ne l’ai pas vu mais je connais une
Le besoin qui nous
empêche d’être satisfa i t s,
d’être simplement ce que
nous sommes, comme
au tout début, avant
le commencement de
l’histoire, nous fait répéter
l’histoire de l’humanité.
Sans doute est-ce là un cas particulier, mais justement
chaque type d’origine va entraîner un style d’obligation et d’échanges différent. Si l’origine est généalogique comme dans une société clanique, la place et les
devoirs de chacun sont liés à la parenté et à l’alliance,
chacun en hérite comme des amitiés et des ve ngeances, chacun a en lui son origine et quelque chose
à défendre contre tous.Ailleurs, le pharaon qui trave rs e
la mort pour re j o i n d re les dieux, sembl a ble au soleil
qui chaque jour traverse la nuit et revient, garantit que
le don des dieux se renouvelle jour après jour et année
après année. En retour, la terre cultiv é e, les temples
édifiés alimentent un courant de dons, un courant de
vie qui nourrit les pharaons, vivant et morts. Chacun
doit essayer de trouver sa place dans cet immense circuit. On devine que les valeurs, les caractères et l’économie ne seront pas les mêmes. Dans le Ja p o n
d’avant-guerre que décrit Ruth Benedict, l’obligation
liée à l’origine apparaît très nettement. Les Japonais
avaient le sentiment d’avoir une dette envers l’empere u r. Il incarnait la continuité du peuple nippon
depuis l’ori gi n e : « 1 0 000 générations, une seule
lignée » disait-on de la famille impériale. De même,
ce que l’on appelait la « volonté impériale » n’était pas
ce que l’empereur voulait, mais le nom que l’on donnait au consensus auquel avaient abouti tous ceux qui
avaient à cœur cette continu i t é . Ces Ja p o n a i s
croyaient-ils que l’empereur descendait d’une déesse
solaire ? Peut-être, mais ce n’était pas nécessaire ; si l’on
127
personne qui… Il s’agit d’un discours qui n’est pas le
discours de quelqu’un. Personne ne le prend à son
compte, personne n’a à donner ou à refuser son assentiment. Il n’est pas nécessaire d’y cro i re. Et quelles sont
les choses auxquelles il n’est pas nécessaire de croire ?
Celles qui sont en deçà de tout assentiment et donc
de tout débat et de toute contestation, le fonds commun du groupe. Or l’origine est là avant nous, elle est
ce que nous avons en commun qui rend possibl e
ensuite de débattre du reste. C’est pourquoi elle se dit
à travers des mythes et échappe aux discussions.
Une société est faite d’êtres humains à la vie brève. Si
les cultures traversent le temps, cela ne peut guère se
faire par la transmission de théories, de va l e u rs, de
croyances, car chacun les interprète à sa façon. Il y faut
des liens réels qui englobent le temps et les personnes
comme l’obligation ou le mythe. Et cela signifie que
notre propre culture n’est pas, comme elle le croit facilement, en prise directe avec la réalité. Que sa rationalité
est un mythe qu’elle se raconte, que son économie est
une obligation qu’elle s’est créée. Ce qui ne veut pas
dire que tout cela soit faux ou irréel. Seulement, nous
n’accédons au vrai et au réel qu’à trave rs notre société
et notre culture. Nous nous servons de notre raison,
mais elle ne nous donne pas accès au monde des Idées
et de la Vérité, elle crée le monde où nous vivons.
COMPRENDRE NOTRE SOCIÉTÉ, c’est comprendre quelle origine
elle se donne et quel type d’obligation génère cette
origine. Non pas pour disposer d’une sorte de pri ncipe causal. Ni les sociétés ni les hommes ne sont des
choses qu’on expliquerait en les ramenant à quelques
composants. Au mieux, on met en évidence un style,
une manière d’être globale qui leur confèrent leur
caractère propre. Comprendre, ici, c’est restaurer l’espace des possibilités, essayer de voir où nous pouvons
aller, où nous tentons d’aller.
Quand Hobbes, Adam Smith, Rousseau, Locke nous
décrivent la sortie des hommes de l’état de nature et
leur entrée dans la société, il s’agit bien de mythes d’origine. Dans l’état de nature, l’homme se contente d’être,
il est, simplement, identique à lui-même. C’est un
mythe, tous les auteurs en sont conscients : on ne peut
pas vraiment y cro i re, et pourtant c’est logiquement
nécessaire. Il y manque cependant le voyage initial, le
voyage initiatique au cours duquel, dans les my t h e s
habituels, les hommes apprennent comment doit être
organisée la société. Ici, d’un seul coup, les hommes se
retrouvent en société, liés aux autres par un contrat
social ou par la division du travail. Comment un tel saut
de la nature à la société est-il possible? Comment les
hommes selon Hobbes, mus par le désir de dominer,
consentiraient-ils d’un coup à se soumettre pour bénéficier de la tranquillité? Comment des hommes qui ne
connaissent que leurs désirs individuels peuvent-ils
conclure un contrat entre eux ou s’accorder en une
volonté générale ? Il ne peut naître de société sans un
principe d’ord re préalabl e. D’un autre côté, nous ne
serions pas une société individualiste si nous pouvions
re c o n n a î t re un principe d’ord re autre que l’accord
spontané des individus. Il reste cependant une possibilité. Même si chacun n’est mû que par ses pro p re s
désirs, quelque chose lie quand même les hommes, la
chose du monde la mieux partagée, la raison commune.
La raison est nécessairement commune. En appeler à la
raison contre l’autorité et la tradition, à la raison que
chacun trouve en lui-même, comme l’ont fait Descart e s
ou Kant, comme l’individu doit le faire, n’a de sens que
si nous trouvons chacun en nous la même raison que
les autre s . Le savant génial peut démontrer quelque
chose à quoi personne n’avait pensé, mais sa démonstration doit emprunter des moyens connus et acceptés
de tous. C’est cet accord qui fait – pour nous – la raison. Le Léviathan de Hobbes, le contrat social de Rousseau, la main invisible de Smith ne peuvent pas être là
au début, ils y sont pourtant. Ils supposent un acte de
foi, la supposition, l’espoir, que tous vont se conduire
rationnellement. Et la loi morale de Kant ne dit pas
autre chose. L’humanité est sa pro p re fin parce que la
raison ne peut rien trouver de plus raisonnable.
C’est ce mythe originel qui court derrière les rapports
de la Banque mondiale ou l’idéologie de la Commission européenne. Libre-échange, bonne gouvernance,
investissement dans l’éducation, pourquoi pas ?, mais ce
qui est toujours tu, c’est qu’il doit exister d’abord une
société fortement organisée. L’utilitarisme, les désirs
individuels ne peuvent pas fonder la lutte contre la corruption ou justifier l’éducation de la génération suivante. Et pourtant, notre société occidentale fonctionne,
là au moins où elle est née naturellement et n’a pas été
imposée artificiellement. Si l’on s’en tenait aux idées
dont elle se réclame, ce serait miraculeux, mais il y a
aussi la dynamique de la société, et ici, de l’origine. La
raison commune n’est rien d’autre que ce que les
hommes partagent, à savoir leur état naturel d’homme.
Son avènement se confond avec l’effort de retour à la
nature. Elle n’est pas tant un contenu qu’une démarche.
Celle de l’absolu, du dépouillement et du retour au
substrat commun. Car, s’il y a une originalité de la civ ilisation occidentale, c’est que l’absolu n’y est pas marginal comme ailleurs mais totalement intégré. L’origine
à peine énoncée s’efface, ne nous laissant aucun voyage
inaugural, aucun parcours initiatique à répéter. Il n’est
pas d’autre solution que de se tourner vers l’avenir.
Regagner notre état naturel, là où il n’y aura plus ni
contraintes ni idées fausses, mais le regagner à travers la
société. D’où l’idée de libération comme rejet de tout
128
ce qui est convenu, acquis, imposé par la société, rejet
indispensable à l’individu pour retrouver l’identité avec
lui-même, pour mettre fin aux oppressions, aux aliénations de toutes sortes. Comment vivre autrement dans
une société qui n’est définie que par la perte de l’état
naturel ? D’où la conception – saugrenue quand on y
pense – de l’art comme avant-garde vouée à la remise
en cause et à l’interrogation perpétuelles. On retrouve
aussi cette part d’absolu dans la pers p e c t ive d’une
société qui n’aurait achevé son histoire que lorsqu’elle
serait revenue à la nature. La société sans classes dans
laquelle chacun collabore spontanément et harmonieusement selon ses capacités et reçoit selon ses besoins,
est-elle autre chose qu’un nouvel état de nature ?
Qu’est-ce qu’un homme suffisamment conscient de
lui-même pour que le Ça soit devenu le Moi, selon la
formule de Freud, sinon un homme redeve nu égal à
lui-même, qui serait simplement ce qu’il est ?
Que devient alors l’obligation ? Elle ne peut pas porter
sur quelque chose de particulier que nous aurions
reçu. Nous n’avons rien reçu de particulier, seulement
cette identité à soi, cette individualité à peine entrevue
et qu’il faut fa i re advenir. La dette envers l’origine,
c’est ce moi non déterminé mais capable de tout, qui
est comme un capital. De sorte qu’il y a toujours un
passif et un actif, un moi aliéné, engagé dans une réalité qui le borne et l’entrave, et un moi à libére r. D’où
l’engagement dans le travail, d’où la prolifération du
discours psychologique enseignant comment profiter
au mieux de soi-même. Autre conséquence de cette
obligation : le capitalisme devrait conduire à la malhonnêteté et à la corruption puisqu’il ne connaît
apparemment pas d’autre règle que l’intérêt pers o nnel. Or il n’en est rien. Mais ce n’est pas l’honnêteté
traditionnelle faite de fidélité exacte à des règles extéri e u res que nous voyons se déve l o p p e r, c’est une
volonté de transparence qui traduit le souhait de faire
advenir l’égalité de l’être avec lui-même.
Un t el t ype d’obligat ion conduit à un style
d’échanges part i c u l i e r. Il n’est rien qui nous soit
pro p re que nous n’ayons reçu originellement et qui
fasse partie de notre personnalité ; il n’est rien qui
puisse re c evoir de la valeur autrement que par l’acc o rd commun des hommes. Tout doit donc entrer
dans une immense circulation pour qu’il lui soit
attri bué une valeur.Tout, même ce qui était jusque-là
gratuit, ou pro p re à un indiv i d u . La poésie donne
lieu à des droits d’auteur, la ru p t u re d’un couple à
une compensation financière. Jusqu’aux morceaux de
corps humains qui sont valorisés comme organes de
rechange. La monnaie devient ainsi la mesure, i m p e rsonnelle mais collective, de toute chose.
CE SCHÉMA NOUS TIENT SI FORT que les mouvements les plus
r é vo l u t i o n n a i res n’ont jamais proposé un autre
m o n d e, seulement de remplacer la monnaie par
l’homme lui-même. Ils rêvaient d’atteindre cette
volonté générale dont Rousseau nous dit qu’elle n’est
pas seulement la volonté de tous, mais le point
extrême où les individus séparés forment en même
temps un tout unique, où l’humanité n’est plus un
idéal mais la nature du monde.
Il y a des civilisations d’enfants sages. La nôtre est celle
d’enfants rebelles qui ont décidé de fa i re leurs propres
choix et d’être eux-mêmes. Seulement, avec la mondialisation, nous ne vivons plus isolés, nous n’avons
plus un monde à nous, à transformer pour façonner
en même temps notre destin. La volonté, cette volonté
commune qui est au cœur de notre culture, n’y suffit
plus. Il faut prendre un peu de recul, renoncer peutêtre à quelques illusions. Mais, à ce prix, nous pouvons
entrer dans un monde bien plus vaste et le partager
désormais avec d’autres. Si nous l’acceptons, peut-être
pourrons-nous mieux compre n d re nos désirs et nos
angoisses, et du même coup ceux des autres. L’espèce
humaine n’a guère d’autre solution que d’essaye r
d’être intelligente. •
129
INTERNATIONAL
Le contrôle de l’espace post-soviétique
LES LEVIERS
D’UNE STRATÉGIE
ANTI-RUSSE
à
JEAN GERONIMO*
domination historique de la Russie soviéto-fédérale
conditionne son caractère stratégique mais, surtout, la
rend politiquement suspecte.
UNE A P P ROCHE DE LA DETTE THÉORIQUEMENT NOBLE En t h é o ri e, tout en
c h e rchant à rompre avec l’orthodoxie financière des
anciens Plans d’ajustement structurels, imposés par la
gouvernance libérale, l ’ I n i t i a t ive PPTE s’appuie sur
deux grands axes, économique et social.
•Désendettement stru c t u rel D’une part, selon un axe économique, elle cherche à lier l’aide financière en vue de la
réduction de la dette à un programme précis, fondé
sur des mesures libérales de réforme des structures
productives et d’insertion efficace dans le système économique mondial. Il s’agit, notamment, de créer les
conditions structurelles de production endogène d’un
surplus macro-économique destiné au renforcement
des capacités d’investissement et surtout, au remboursement de la dette. On peut donc remarquer l’aspect
conditionnel de l’aide, destinée in fine à imposer les param è t res du modèle libéral et, par ce biais, à renforcer
les structures de l’économie de marché.
•Développement social Par ailleurs, selon un axe social, elle
cherche à lier l’aide financière à l’adoption par le pays
élu d’une politique volontariste de réduction de la
p a u v reté et des inégalités fondamentales. Il s’agi t ,
notamment, de jeter les bases permissives d’un capitalisme à visage humain, v é r i t a ble altern a t ive à la
fameuse « troisième voie » du développement, inspirée
d’un hypothétique socialisme à visage humain et définitivement égarée dans les abîmes de la guerre froide.
A priori, il y aurait donc une volonté de la nouvelle
gouvernance de priv i l é gier un développement plus
qualitatif et, à cette fin, fondé sur le respect des normes
éthiques internationales.
LIMITES DE L’AIDE O r, au début de 2007, face à ce doubl e
objectif économique et social, l ’ I n i t i a t ive PPTE
montre un relatif échec. En effet, sur la base des indic a t e u rs macro-économiques privilégiés par la gouve rnance libérale – d é ve l o p p e m e n t , e n d e t t e m e n t ,
UNE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE POLITIQUEMENT ORIENTÉE
l’origine, sous l’impulsion de la gouvernance libérale infor melle – FMI et Banque
mondiale –, l’Initiative en faveur des pays pauvres très
endettés (PPTE) a le noble objectif de favoriser le
désendettement structurel de pays pauvre s , dont la
charge de la dette serait économiquement insoutenable, donc nu i s i ble pour leur développement futur.
Or cette politique pourrait à l’avenir concerner certaines républiques très endettées de l’ex-URSS, gro upées dans l’actuelle Communauté des États
indépendants (CEI) et industriellement sous-développées selon le schéma linéaire de Rostow, élevé au rang
de norme libérale. Dans ce schéma purement théorique, il s’agirait de jeter les bases d’un développement
durable, économiquement plus équilibré et socialement
plus juste, p r é s e rvant les intérêts des générations
futures.
Cette inflexion surprenante de la gouvernance libérale nous amène à nous interroger sur deux points
fondamentaux. D’une part, cette politique bienfaitrice
susceptible de s’étendre à l’étranger proche de la Russie ne cacherait-elle pas un objectif (latent) plus polit i q u e ? D’autre part , sans ve rser dans une paranoïa
anti-américaine, cette politique ne serait-elle pas guid é e, de manière indirecte, par la main invisible de
Washington ? En résumé, peut-on parler d’une stratégie économique politiquement orientée ? Cette problématique nous conduira à aborder les aspects
théoriques (formels) et réels (cachés) de l’Initiative du
désendettement, appelée à se généraliser dans une
zone post-soviétique désarticulée et considérablement
appauvrie par la faillite du post-commu n i s m e. Cette
extension géopolitique de l’Initiative à l’espace de
*Docteur des Universités, vice-major de promotion de licence et
maîtrise de sciences économiques, UPMF Gre n o ble. Lauréat de
la Fondation Robert Schuman. Ancien allocataire de re c h e rche
de la Région Rhône-Alpes.
130
pauvreté, inégalités – dans le contrôle des politiques
suivies, la situation des pays élus à l’Initiative s’est globalement détériorée. En 2006, la dette des pays en
développement était évaluée à 2 800 milliards de dollars1. Or un rapport de la section d’audit interne de la
Banque mondiale et du FMI indique que, dans la m o itié des pays bénéficiaires de l’allègement de la dette dans
le cadre de l’Initiative PPTE, la dette s’est en fa i t
accrue et serait re t o u rnée au niveau atteint avant le
plan d’allègement2.Ces limites de l’aide tendent à souligner, de manière implicite, l’existence d’un cercle
vicieux du sous-développement, politiquement orienté.
UNE A P P ROCHE DE LA DETTE POLITIQUEMENT ORIENTÉE L’Initiative de la
dette – à travers ses réformes conditionnelles – est, de
manière insidieuse, centrée sur le renforcement de la
domination politique américaine contre les intérêts
eurasiens de la Russie. De ce point de vue, elle est
idéologiquement non neutre.
rappeler que l’Initiative vise à inciter les pays élus à
adhérer aux normes libérales, au moyen d’une réorientation commerciale de leurs stru c t u res industrielles et
exportatrices – au détriment de leur autonomie économique – et d’une spécialisation productive rompant
avec les principaux traits du modèle socialiste3. De
manière implicite, la politique prônée par les institutions internationales tend donc à encourager les États
de la CEI à s’émanciper de l’ancienne Division internationale du travail socialiste, instaurée dans le cadre de
l’URSS pour renforcer l’unité idéologique de l’Empire.
En imposant les valeurs du libéralisme économique et
du modèle politique sous-jacent, cette démarche a pour
but ultime d’amener les États post-communistes à
abandonner les va l e u rs historiques du soviétisme – sur
le triple plan économique, politique et social – et, par
ce biais, à s’autonomiser de l’influence russe.
•Déstabilisation sécuri t a i re de la Russie Dans cet axe, l’Initiative
PPTE – sous couvert d’aider les pays pauvres endettés
à sortir du sous-développement – cherche, à terme, à
fidéliser ces derniers au libéralisme et, en cela, à créer
une forme de dépendance politique, dans le dessein de
réduire le monopole russe dans son espace d’influence
traditionnel. Or, en 2000, la Russie a rappelé dans sa
doctrine stratégique4 qu’elle considérait la CEI (son
« étranger proche ») comme faisant partie de ses intérêts nationaux et, en particulier, qu’elle n’accepterait
pas l’ingérence de puissances étrangères dans la région
– considérée comme une menace pour sa sécurité. Sur
ce point, on doit rappeler que la CEI forme une sorte
de zone tampon protectrice pour la Russie et un espace
unitaire et interdépendant, structurellement fondé sur
des liens politiques, militaires et économiques. En ce
s e n s , en menaçant la stabilité politique de la CEI
– donc, en servant les intérêts américains – l’Initiative
PPTE remet en cause les fondements historiques du système sécuritaire russe et, dans une large mesure, l ’ e x i stence de la Russie comme simple puissance
régionale5. De ce point de vue, l’Initiative heurte de
plein fouet les intérêts stratégiques de l’État russe,
avide de renouer avec son pre s t i gieux passé intern ational. Dès lors, par instinct de survie organique, ce dernier a été contraint de recentrer sa ligne extéri e u re sur
les critères soviétiques de la puissance (État, Atome, Énergie : EAE) contre l’« ennemi systémique6 ».
•Doctrine Brzezinski Au-delà, l’Initiative PPTE s’inscrit, de
manière indirecte, dans la stratégie Brzezinski7 d ’ e nc e rclement de la Russie et de déstabilisation de ses
régions frontalières – en particulier ses fro n t i è res sud –
en vue d’y installer un « pluralisme géopolitique »,
teinté d’un vernis démocratique. Cette stratégie se
présente comme une radicalisation de la doctrine Kennan f o n d é e, en phase de guerre froide, sur le contain-
En menaçant la stabilité
politique de la CEI – donc, en
servant les intérêts américains –
l’Initiative PPTE remet en cause
les fondements historiques du
système sécuritaire russe et,
dans une large mesure,
l’existence de la Russie comme
simple puissance régionale.
•Strat é gie anti-russe En réalité, derrière une politique d’inspiration humaniste se cache un objectif politique préc i s , centré sur l’extension du modèle libéra l c o m m e
instrument de domination et s’insérant, de manière
plus générale, dans la stratégie américaine de long
terme mise en œuvre dans l’espace eurasien. Particulièrement accentuée depuis la disparition de l’Union
soviétique en 1991 – jusque-là, seul réel contrepoids à
l’hégémonie américaine –, cette stratégie s’inscrit dans
une logique de contrôle de la puissance russe, voire de
compression de son pouvoir au cœur de l’ancienne
zone soviétique. Il s’agit, en définitive, d’empêcher un
retour prématuré de la puissance russe, désireuse de
re c o u v rer son espace impérial et, ainsi, de renouer avec
son statut de l’ère communiste.
•Extension des valeurs libérales Dans ce contexte, l ’ I n i t i a t ive
PPTE apparaît comme une mesure économique masquant une logique politique de détachement de la CEI
de l’espace de domination russe. Sur ce point, on doit
131
L’Initiative PPTE obéit
donc à une logique
idéologique fondée
sur l’instrumentalisation
a m é ricaine de la
gouve rnance mondiale
et de ses institutions,
comme levier légal
d’extension
du néolibéralisme.
virtuellement hostile, au sein du vaste espace eurasien.
Cet espace, « nouveau centre du monde » selon Brzezinski, se présente à l’amorce du XXIe siècle comme
l’élément clé de l’Empire américain, né des cendres du
p o s t - c o m mu n i s m e 12. D é s o r m a i s , dans un monde
rendu instable par l’implosion de l’équilibre Est-Ouest
et par la montée des microconflits – ethniques, nationalistes et religieux –, l’Amérique apparaît comme la
seule « nation indispensable », selon l’aveu inquiétant
de Madeleine Albright. En ce sens, l’Initiative s’inscrit
dans une logique américano-russe confrontationnelle
et comme expression d’une nouvelle guerre tiède, centrée sur le contrôle de l’Eurasie. Dans ses grandes
lignes, celle-ci peut être définie comme une forme
réactualisée – et modérée – de la guerre froide et vise,
sous l’impulsion du leadership américain imprégné
d’une « clarté morale13 » – contre la sphère dominée,
intégrant la Russie – à précipiter une fin de l’histoire
exclusivement libérale.
ORDRE LIBÉRAL Dans sa fonction latente, l’Initiative PPTE
obéit donc à une logique idéologique fondée sur l’instrumentalisation américaine de la gouvernance mondiale et de ses institutions, comme levier légal
d’extension du néolibéralisme. Par ce biais, l’Initiative
apparaît comme un vecteur de sacralisation de l’Ordre
i n t e rnational libéral, d é s o rmais guidé par le seul
« Empire bienveillant14 », investi d’une légitimité quasi
religieuse et considéré comme la conscience suprême de
la civilisation15. C’est au nom de ce monopole moral
que la ve rtueuse A m é rique tend à manipuler les
revendications nationalistes et identitaires dans les
zones centre-asiatique et caucasienne de la CEI, dans
l’optique de déstabiliser le pouvoir russe et, en cela,
d’éroder son influence « néfaste ». Sur son lit de mort
en décembre 1922, Lénine avait pourtant, de manière
prophétique, solennellement condamné toute tentative d’instrumentaliser le nationalisme à des fins politiques16. Or l’objectif américain d’étendre l’Ord re
libéral, au cœur de l’espace post-communiste, néglige
des coûts politiques irrévers i bles et, in fine, porteurs
d’incertitude. Le 23 mai 2007, l’arrogance du comportement américain dans la conduite unilatérale du
p rojet ABM est une parfaite illustration de cette
inconscience politique qui s’inscrit, en réalité, dans
une politique rationnelle.
UNE INSTRUMENTALISATION POLITIQUE L’implosion idéologique de
l’URSS en décembre 1991 a été, de ce point de vue, la
condition permissive de cette apogée libérale dont l’Initiative de la dette – par une instrumentalisation politique – ne serait, finalement, que l’habillage légitime. •
ment (endiguement) de la puissance russe8. Dans la
vision américaine, ce pluralisme – en fait soumis à son
contrôle – serait préférable au monopole russe, considéré comme nu i s i ble à l’équilibre et au développement de la régi o n . En cela, sous l’impulsion des
instances internationales, cette démarche en vue du
désendettement apparaît comme une initiative économique politiquement non neutre, un véri t a ble cheval
de Troie permettant à la puissance américaine de s’introduire légalement dans un espace longtemps interdit,
quel qu’en soit le prix. Dans le prisme américain, la
fin (politique) justifie les moyens (économiques) et, en
conséquence, d’éventuels coûts (humains) collatéraux.
DOMINATION LÉGITIME En ralliant les États ex-commu n i s t e s
de la CEI à la politique libérale et donc à la Division
internationale du travail capitaliste, l’Initiative aurait
pour conséquence de stru c t u rer une économiemonde hiérarc h i s é e. Cette dern i è re, centrée sur les
besoins du Nord – surtout américains – viserait à inst a u rer une exploitation organique de la périphérie
sous-développée, comme levier d’une soumission politique. Il s’agit bien, dans ce schéma, de « re n d re le
monde sans danger pour la démocratie9 », autrement
dit, de jeter les bases d’une universalisation de l’idéologie libérale comme vecteur de l’hégémonie améric a i n e. A u j o u rd ’ h u i , les dirigeants américains sont
persuadés d’être les élus d’une « destinée manifeste10 »
permettant à leur pays d’imposer une forme de messianisme libéra l , au nom d’une conscience supérieure
des intérêts de la planète. En définitive, un objectif
implicite est d’instaurer les bases d’une domination légitime à l’échelle du monde, comme sanction éclatante
(et libérale) de la fin de l’histoire11.
C L A RTÉ MORALE De ce point de vue, l’Initiative PPTE est
une démarche insidieuse, s’inscrivant dans une optique
de réduction de la puissance russe et visant, au-delà, à
empêcher l’émergence d’une puissance majeure, donc
1. www.forumdespeuples.org : « L’Initiative PPTE et l’Initiative d’allègement de la dette un an après le sommet du G8 à Enderburg :
Audit et répudiation », Forum des peuples, GAO, 15-17 juillet 2006.
132
2. www.ipsnews.net/fr : « Malgré l’allègement de la dette, les nations
pauvres à nouveau dans le rouge », E. Mekay, Inter Press Service New s
Agency, 24 mai 2006.
3. L’objectif central, inspiré du « consensus de Washington », en dépit
d’une récente inflexion sociale, est la construction d’une base macrofinancière assainie, par l’intermédiaire d’une politique guidée par le FMI
et la Banque mondiale, sur la base de directives précises, et contrôlée
au moyen de ratios comptables. Il y a donc une pression politique permanente sur le « chemin (libéral) à suiv re » inaugurant, en quelque
sorte, une nouvelle forme de déterminisme historique selon la phraséologie marxiste.
4. « Concept de sécurité nationale de la fédération de Russie », Décret
présidentiel n° 24, 10 janvier 2000. Depuis la fin des années 1990, par
l’intermédiaire de l’OTAN et de ses manœuvres avec des États de la
CEI – dans le cadre du « pacte pour la paix » – voire par l’implantation
de bases militaires, l’ingérence américaine en zone post-soviétique est
flagr a n t e. En Asie centrale, Washington mène une politique bienveillante à l’égard des États riches en ressources énergétiques et, au
moins, présentant un caractère stratégique pour les intérêts russes. En
quelque sorte, une véritable partie d’échecs américano-russe à l’échelle du
continent eurasien.
5. Dans un réflexe d’autodéfense, la Russie s’est réfugiée vers les valeurs
politico-psychologiques du soviétisme et, par ce biais, a refait de l’État (E),
de l’Atome (A) et de l’Énergie (E) les variables clés de sa ligne sécuritaire et de son retour comme grande puissance. Sur longue période, on
observe le maintien des normes soviétiques (EAE) dans la ligne extérieure russe, centrée sur la projection de force et stru c t u rellement focalisée contre l’Amérique, l’ennemi historique. En cela, on peut parler
d’inerties soviétiques.
6. Expression judicieuse de J. Fontanel, « L’économie russe ou la transition douloureuse », in L’Avenir de l’économie russe en question, PUG,
Paris (sous la dir. de), 1998, p. 6.
7. Brzezinski Z., Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du monde,
Hachette, Paris, 2000 (1re ed., Bayard, 1997).
8. Kennan G.F., « Sources of Soviet Conduct », by X, Foreign Affairs,
n° 4, juin 1947 (pp. 566-582). En juin 1947, dans un article « The
Sources of Soviet Conduct », Kennan note la détermination de Staline
à internationaliser la révolution commu n i s t e.Afin de contenir l’expansionnisme sov i é t i q u e, il prône une politique d’endiguement,
connue comme doctrine Truman.
9. Po d h o retz N., « Pour une diplomatie néo-reaganienne », Politique
internationale, n° 89, automne 2000.
10. Id., ibid.
11. Fukuyama F., « La fin de l’histoire et le dernier homme », Flammarion, Paris, 1992.
12. Sur ce point, voir Todd E., « Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain », Gallimard, coll. « Folio-Actuel », Paris,
2005.
13. Bush G.W., « Discours à West Point », 1er juin 2002.
14. Kagan R. (2002) : “Puissance et fa i bl e s s e ” , Commentaires, n° 99,
automne 2002.
15. L’État américain reprend à son profit, en vue de justifier sa domination totalisante, le concept de « conscience supérieure » hérité de la terminologie brejnévienne et forgé en période de guerre froide par l’État
soviétique, « avant-garde éclairée du prolétariat ».Aujourd’hui, c’est une
Amérique autoproclamée « avant-garde du libéralisme » qui cherche à
imposer sa vision du monde et, par ce biais, révèle l’existence d’un comp o rtement messianique identique chez les deux anciens ennemis de la
guerre froide. Sur la fonction légi t i m a t rice de la conscience sociale supérieure du Parti, dans le cas de l’URSS, voir Geronimo : « Légitimité et
rôle du Pa rti communiste dans la régulation du système économique
soviétique », thèse de doctorat, UPMF, Grenoble, 1998.
16. G.Walter, « Lénine », Le Mémorial des siècl e s, p r é face de Léonid Brejnev, Albin Michel, Paris, 1974.
133
HISTOIRE
Union soviétique, la décennie perdue (1965-1975)
ALEXEÏ KOSSYGUINE
ET LE DESTIN
DE L’URSS
l
JACQUES SAPIR*
cette époque-là, et non pas avant ou après ? Pourquoi
sous cette forme-là ? On est en présence ici d’une
interrogation d’une autre magnitude que la précédente. L’identification d’une crise majeure au sein du
système soviétique pouvait tout aussi bien signifier
que cette crise était inscrite dans les fondements
mêmes du système, condamné dès lors dès son origine, ou que cette crise traduisait l’épuisement d’une
certaine trajectoire de développement.
Sous cette forme, l’ampleur de l’interrogation se perçoit mieux. Si l’on adhère à la première formulation,
alors peu importe le « comment » de la crise. Celle-ci
était inévitabl e, et les conditions matérielles de son
développement ne sont que des détails. C’est la position traditionnelle des libéraux pour qui l’effondrement de l’URSS doit annuler les raisons qui lui
donnèrent naissance. Mais cette lecture radicale est
trop proche, ironie du sort, du marxisme le plus sommaire annonçant jour après jour la « crise finale » pour
être acceptée sans quelques questions. Si le système
soviétique était ainsi condamné, p o u rquoi alors ne
s’est-il pas écroulé plus tôt ?
La seconde formulation nous fait quitter la métaphysique pour le monde des sciences sociales. Il nous faut
c o n s i d é rer l’URSS comme une formation sociale
comparable à d’autres, susceptible de connaître des traj e c t o i res différenciées. Certaines de ces trajectoire s
peuvent se révéler une impasse et conduire à une crise
structurelle. L’ h i s t o i re contient autant de révolutions
que d’évolutions. Seulement, si l’on adopte un tel
point de vue, c’est cette trajectoire létale qu’il nous
faut interroger. La crise n’est plus une évidence. Le
« comment » importe autant que le « pourquoi ».
Ce débat, essentiel non seulement pour tous ceux qui
s’intéressèrent à l’URSS mais fondamentalement pour
quiconque veut compre n d re le capitalisme du XX e
siècle, n’eut jamais lieu.
La disparition de l’objet fut aussi celle de la probl é m atique. On peut le comprendre, dans les circonstances
a re l a t ive facilité avec laquelle le système
soviétique se défit entre 1988 et 1991 a accrédité
l’idée d’une fin inéluctabl e. Un tel dénouement
n’était pourtant pas attendu. Pour avo i r, dès le
d é but des années 1980, annoncé que l’Union
soviétique était en crise, l’auteur de ces lignes se
fit violemment attaquer en 1987 par un collègue
qui lui reprochait son catastrophisme1. Plein de son
savoir, ce même collègue affirmait doctement que
les difficultés des économies de type soviétique
re l evaient de tensions internes mais nullement
d’une crise du système2. Évoquer une crise systémique relevait alors de l’« emphase théorique ».
Pourtant, cette crise était bien réelle. Le Mur devait
tomber deux ans après la publication de cette imprudente affirmation, et l’URSS devait disparaître en
1991. La crise était là ; elle était en réalité parfaitement
repérable pour qui n’était pas aveuglé par des œillères
idéologiques, et ce bien avant qu’elle n’emporte le système soviétique3.
On peut rétrospectivement s’étonner de l’aveuglement
de ceux qui voulaient voir en l’URSS un monolithe
intangi bl e, pour s’en réjouir ou pour s’en inquiéter.
Ce débat-là a été tranché par l’histoire. Mais il en est
un autre que la brutalité même de l’effondrement du
système soviétique a laissé ouvert.
En effet, la crise du système soviétique soulevait deux
interrogations différe n t e s . La pre m i è re, et c’est elle
que l’on vient d’évo q u e r, portait sur son existence
même. Le refoulement collectif devant l’accumu l ation des données et des éléments d’analyse, refoulement qui fut le fait tout autant des philo-soviétiques
que des antisoviétiques, appartient aujourd’hui à l’hist o i re des idées. M a i s , une fois l’idée de la cr i s e
admise, s’ouvrait une autre interrogation : Pourquoi à
* Économiste, directeur d’études à l’EHESS, directeur du CEMIEHESS, [email protected]. Le présent texte développe et étend
J. Sapir, 2004.
134
de l’époque. Pour autant, le prix à payer pour une telle
amnésie risque de se révéler des plus lourds. À enterrer
de manière aussi sommaire le système sov i é t i q u e, on
ne peut qu’encourager ceux qui souhaitent le ressusciter. On s’aveugle aussi sur l’écart qui existait entre
ce système et les économies dites « capitalistes », et, de
ce fait, sur les limites et les crises de ces économies.
Il faut donc ré-ouvrir ce débat occulté. Pour cela, il
faut revenir sur le « comment » de cette crise. Cette
démarche conduit à s’interroger sur les réformes qui
furent tentées en URSS bien avant la perestroïka. Elle
fait émerger la figure de l’un des dirigeants soviétiques
les plus intéressants mais les plus mal connus : Alexeï
Kossyguine. La carri è re d’administrateur et de haut
dirigeant politique d’Alexeï Kossyguine recoupe en
effet une grande partie de l’histoire de l’Union soviétique. Pour la plupart des observateurs occidentaux
cependant, il devint un personnage de premier plan
uniquement au début des années 1960. Son rôle dans
la déposition de Nikita Khro u c h t c h ev en 1964, son
alliance conflictuelle avec Leonid Bre j n ev dans les
années qui suivirent et jusqu’aux derniers mois avant
sa mort, surve nue en 19804, son influence enfin sur
des projets de réformes économiques entre 1965 et
1975 ont naturellement attiré l’attention.
Cette vision est très certainement réductrice. Cependant, elle reflète une réalité. Le nom de Kossyguine
reste aujourd’hui attaché à une période de l’histoire
de l’URSS marquée par diverses tentatives de changement et d’amélioration des mécanismes économiques. Cette période, et en particulier sa phase finale,
fut caractérisée de « stagnation5 » durant la perestroïka.
Elle est, à l’inverse, après le choc destructeur d’une
transition incontrôlée, re g a rdée par certains comme
une période de progrès dans la stabilité.
Il ne fait aucun doute, r é t ro s p e c t ivement, que les
années comprises entre l’éviction de Khro u c h t c h ev et
la mort d’Alexeï Kossyguine ont vu le destin du système soviétique se sceller.
LES ANNÉES 1960-1980 DANS L’HISTOIRE DE L’ÉCONOMIE SOVIÉTIQUE L’évaluation des résultats économiques de l’Union soviétique a toujours été un exercice délicat. Il en est ainsi
en raison de l’utilisation de concepts statistiques différents de ceux prévalant dans les économies occident a l e s , mais aussi du f ait de la présence de biais,
vo l o n t a i res ou non, dans les statistiques officielles. Cela
a donné lieu à d’importants débats parmi les analystes
occidentaux (Firth et Nore n , 1998 ; JEC, 1982 ; Ku s hny rs k i , 1985 ; Rosefielde, 1982 ; Sapir, 1989). Les statistiques soviétiques ont aussi été contestées par des
chercheurs soviétiques (Khanin, 1991). En tout état de
cause, on peut ici rapidement rappeler la teneur des
principaux problèmes.
La comparaison des niveaux de richesse (PIB ou
PNB) entre l’URSS et les pays occidentaux est difficile. Les méthodes utilisées pour recalculer le PNB
soviétique en dollars doivent être comprises comme
constituant, au mieux, des estimations. La comparaison des taux de croissance est, elle aussi, d i f f i c i l e. La
notion de « prix comparables » telle qu’elle est utilisée
dans les annu a i res soviétiques ne tient compte ni du
phénomène de dégradation de la qualité pour certains
produits de consommation courante (Khanin, 1991)
ni de l’usage par les entreprises de prix qui ne sont pas
ceux établis par l’agence centrale, le Goskomcen (Krasovskij, 1968 ; Kushnirsky, 1983 et 1985 ; Sapir, 1989).
Si le premier phénomène est pro b a blement moins
décisif dans une économie de pénu rie qu’il ne l’aurait
été dans une économie occidentale, le second induit
un biais non négligeable imposant des méthodes particulières pour calculer un déflateur6.
C’est pourquoi, autant que possible, on comparera les
d i f f é rentes données. Néanmoins, si une incertitude
quant aux niveaux et aux rythmes est indéniable, elle
n’affecte pas le sens de variation des indices. La présence de tendances lourdes est ainsi vérifiable sur les
différentes sources.
GRAPHIQUE 1.
Source : Annuaires soviétiques, CSU, Narodnoe Hozjajstvo… pour le PSB,
JEC (1982) pour le PNB-JEC et Sapir (1989) pour le revenu national à
taux déflaté.
Ainsi, il est incontestable que le taux de cro i s s a n c e
de l’économie soviétique décline en longue période.
Ce résultat n’est en rien étonnant par lui-même. Si
on considère que l’URSS était à la fin des années
1930 un pays qui était loin d’avoir achevé son industrialisation, et si l’on tient compte des destructions
c o n s i d é r a bles consécutives à la guerre, il est logique
que les taux de croissance du début des années 1950
aient été plus élevés que par la suite. C e p e n d a n t ,
135
deux autres tendances plus significatives émergent
des séries disponibl e s .
La pre m i è re tendance re m a rq u a ble est que la cro i ssance soviétique semble avoir été part i c u l i è re m e n t
heurtée dans la période considérée, et ce quelles que
soient les données disponibles. Si l’on compare le taux
de croissance soviétique (PSB-CSU ou PNB-JEC) au
taux de croissance du PIB pour la France, l’Italie, la
R FA , la Grande-Bretagne et les États-Unis sur la
période 1952-1979, on constate que les données re c a lculées par la CIA (PNB-JEC) présentent un intervalle
de variation, une variance et une déviation standard
supéri e u res à tous les pays occidentaux évoqués. Si
l’on utilise les données soviétiques officielles, seule la
RFA présente des fluctuations supérieures.
Cette instabilité du taux de croissance est particulièrement remarquable si l’on se rappelle qu’il s’agit d’une
économie planifiée, censée être moins affectée qu’une
économie de marché aux changements de conjoncture.
Cette tendance est un peu moins marquée sur la
période 1960-1979, même si les données PNB-JEC
présentent toujours, et de loin, la plus forte instabilité. Il
faut ici souligner l’exemple de la France. Le taux de
croissance y est supérieur à ceux de la Grande-Bretagne
et des États-Unis, mais inférieur à ceux de l’Allemagne
et de l’Italie, tout en affichant une étonnante stabilité.
base, afin de ne pas être victime de l’effet « re c o n struction » va l a ble pour tous les pays considérés, sauf
les États-Unis, on constate que la croissance soviétique
est sensiblement plus rapide que celle de la GrandeBretagne ou des États-Unis, peu différente de celle de
la RFA et inférieure à partir de 1960 à la trajectoire de
la France et de l’Italie (graphique 2).
Ce résultat, sans être exceptionnel, ne saurait être
considéré comme médiocre. Cependant, une observation plus précise du graphique montre que la cro i ssance soviétique se détériore en comparaison avec les
autres pays au moins à partir de 1975, et peut-être un
peu ava n t . Cette tendance se confirme quand on
observe les résultats de la production industrielle.
GRAPHIQUE 2.
TABLEAU 1.
Mesure de la fluctuation des taux de croissance
pour l’URSS et les principaux pays occidentaux,
Sources : Comme graphique 1, et données nationales pour les pays occi-
période 1952-1979
Moyenne Déviation
Variance Intervalle
standard
URSS-PSB
7,43%
URSS-PNB-JEC
dentaux.
GRAPHIQUE 3.
de variation
2,7836
7,7481
10,4
3,3271
11,0697
15,3
France-PIB
4,35%
1,4226
2,0238
6,8
Italie-PIB
5,01%
2,1383
4,5721
10,7
RFA-PIB
5,20%
3,0100
9,0617
13,4
GB-PIB
2,28%
1,9833
3,9335
7,6
États-Unis-PIB
3,22%
2,3905
5,7121
7,95
Sources : Comptabilités nationales pour les différents pays, PSB, voir CSU,
Narodnoe Hozjajstvo…, PNB-JEC, JEC (1982).
La seconde tendance remarquable est que cette croissance se ralentit brutalement dans les années 1970 là
encore quelles que soient les données que l’on utilise.
Cette tendance d’ailleurs se vérifie dans une comparaison avec les pays occidentaux (graphique 2). On
vérifie alors que, si l’on ne retient pas les taux de cro i ssance officiels, qui sont les plus douteux, la croissance
soviétique s’inscrit dans la moyenne de celle des pays à
économie mixte. Si l’on prend 1960 comme année de
Source :Voir graphique 1.
On retrouve à la fois la présence de fluctuations sens i bles et une tendance au ralentissement de la cro i ssance, en particulier par rapport aux chiffres du début
des années 1950. C e p e n d a n t , cette tendance se
décompose clairement en trois périodes distinctes.
136
Une phase de ralentissement, après des taux très élevés
(1951-1961), laisse la place à une deuxième phase
(1962-1973) où le taux, une fois lissé, est en réalité
stable. Lui succède alors une troisième phase marquée
par la reprise sensible de la chute de la croissance. Cela
conduit à s’intéresser aux facteurs de croissance de la
production industrielle et, avant tout, à l’évolution de
la productivité. La comparaison des données soviétiques avec les données déflatées par la pr ise en
compte de la dérive des prix non répercutée dans les
indices s’impose ici (graphiques 4 et 5).
Il découle de cette comparaison que la productivité
industrielle a conservé un rythme de croissance à peu
près stable de la seconde moitié des années 1950 au
début des années 1970. Le ralentissement de la croissance de la production s’explique alors par un rythme
décroissant de l’augmentation de l’emploi dans l’industrie. En revanche, après 1973-1975, il est incontestable que l’on est en présence d’une forte chute du
taux de croissance de la pro d u c t iv i t é . Comme le
rythme de croissance de l’emploi ne se redresse pas, la
production voit sa croissance se réduire brutalement.
Si l’on doit en croire les données déflatées, le taux de
croissance de l’industrie devient alors très faible à partir de 1978. Compte tenu de l’importance du secteur
industriel dans la formation du revenu national soviétique, cela explique la forte chute de la croissance économique.
été foncièrement médiocre, et surtout elle n’a pas été
uniforme dans le temps. S’il est incontestable que la
croissance et le développement des années 1930 se
sont faits dans des logiques relevant de l’accumu l a t i o n
extensive, on observe des gains de productivité qui ne
sont pas éloignés de ceux des économies occidentales
pour la période 1955-1970. Même dans le cas des
données déflatées, qui sont les moins favo r a bles au système sov i é t i q u e, le gain annuel moyen est égal ou
supérieur à 3 %. Ce rythme est supérieur à celui enregistré pour la pro d u c t ivité du travail dans le secteur
manufacturier aux États-Unis et en Grande-Bretagne
entre 1955 et 1973 (respectivement 2,4 % et 2,8 %). Il
est cependant inférieur au rythme enre gistré en
France dans la même période (5,9 %) et peu différent
de celui de la RFA (3,9 %).
GRAPHIQUE 5.
GRAPHIQUE 4.
Sources : Données du CSU dans les annu a i re s , CSU, (diverses années)
Sources : Sapir, (1989).
TABLEAU 2.
Hausse annuelle moyenne de la productivité du travail
par tête dans le secteur manufacturier
Narodnoe Hozjajstvo.
1913/1929
1929/1938
France
1,9%
0,5%
1955/1973 1973/1981
5,9%
2,8%
États-Unis
1,4 %
0,4 %
2,4 %
0,03 %
Allemagne
0,2 %
2,2 %
3,9 %
2,8 %
Royaume-Uni
0,9 %
0,7 %
2,8 %
0,1 %
URSS (CSU)
5,8 %
5,6 %
4,4 %
URSS (déflaté)
**3,8 %
*3,1 %
1,2 %
Source : Mazier et alii, 1984, p. 41 pour les données occidentales ; CSU et
Sapir, 1989, pour les données soviétiques.
La brutale dégradation de la hausse de la productivité
industrielle surve nue dans les années 1970 constitue
un indicateur à ne pas négliger. Le rythme de progre ssion de la pro d u c t ivité est avant tout une indication
de l’efficacité dynamique d’un système économique.
Or, contrairement à ce qui a pu être parfois affirmé,
l’efficacité dynamique du système soviétique n’a pas
* 1966-1973
** 1928-1937, données calculées à partir de Hodgman (1954) ; sur la
même période, Nutter (1962) donne un chiffre de production qui équivaut
à un gain annuel moyen de 0,3 % pour la productivité.
Le tableau 2 montre que l’efficacité dynamique de
l’économie soviétique, en particulier dans le domaine
137
industriel, n’a pas été part i c u l i è rement mauvaise jusqu’au milieu des années 1970. En reva n c h e, et cela
confirme le résultat obtenu par la comparaison des
taux de croissance, il est clair aussi qu’il y a une dégr adation substantielle de l’efficacité et des performances
après 1975.
Cette constatation conduit à s’intéresser cette fois aux
mouvements de l’investissement.
Les données officielles montrent (graphiques 6 et 7) à
la fois la forte instabilité de la croissance de l’investissement, qui correspond à l’instabilité déjà constatée
dans le domaine de la production, mais aussi un changement non négligeable dans l’efficacité de ces investissements. Un indicateur significatif est ici le poids des
constructions inachevées, calculé en pourcentage des
investissements (graphique 7).Tout alourdissement de
cet indicateur signifie qu’une partie des investissements effectués ne peut être mise en valeur. L’efficacité
des investissements, m é d i o c re au début des années
1950, s ’ a m é l i o respectaculairement jusqu’au début des
années 1960. Cependant, elle recommence à se dégr ader à partir de 1969-1970. À la fin de la période qui
nous concerne ici, on a retrouvé un niveau part i c u l i èrement élevé des constructions inachevées. Cela correspond non pas à des niveaux d’investissement très
élevés comme en 1950-1953, mais, au contraire, à des
niveaux qui vont en diminuant.
GRAPHIQUE 7.
Source : CSU.
GRAPHIQUE 8.
GRAPHIQUE 6.
Sources : CSU, Narodnoe Hozjajstvo… et Khanin (1991).
Le graphique 8 reflète la comparaison entre les données officielles et celles recalculées par Khanin. La
croissance cumulée des investissements aurait ainsi été
particulièrement faible dans la décennie 1970, et l’on
aurait assisté à une baisse de l’investissement pour la
p re m i è re partie des années 1980. Il faut cependant
alors observer que si les données officielles indiquent
une chute importante de l’investissement pour la
seconde moitié des années 1970, les données déflatées
de Khanin font état d’une relative stabilité dans cette
période, mais à un niveau de croissance très faible.
Si tel est bien le cas, la dégradation des résultats économiques que l’on enregi s t re à partir de 1975 ne saurait résulter d’un épisode de suraccumu l a t i o n , comme
on en constate plusieurs dans l’histoire économique
de l’URSS (Sapir, 1989).
ALEXEÏ KOSSYGUINE ET L’« AUTRE CHEMIN » Alexeï Kossyguine émergea, avec Leonid Brejnev, comme le grand bénéficiaire
de l’éviction de Nikita Khrouchtchev. Si les deux dirigeants ont probablement partagé l’idée qu’une évo l ution du système soviétique était nécessaire, tout en
Source : CSU.
Ce dernier point est d’autant plus important que les
données sur l’investissement, et en particulier les données depuis 1960, sont entachées des mêmes suspicions que celles concer nant la pro d u c t i o n . S i ,
effectivement, les hausses de prix des biens industriels
d’investissement n’ont pas été répercutées dans les
indices, alors les montants doivent être déflatés. Telle
est l’opinion de G. Khanin (Khanin, 1991).
138
s’opposant quant à l’orientation des réformes7, Ko s s yguine fut certainement le plus critique quant à la
situation économique et technologique de l’URSS.
Parlant devant les responsables du Gosplan en mars
1965, Kossyguine insista sur l’infériorité technique et
qualitative de la production industrielle russe par rapport à celle des pays occidentaux8. Il devait répéter en
public à plusieurs reprises de telles critiques dans les
mois qui suivirent9. Il n’est donc pas faux de voir en
lui le principal soutien politique des réformes économiques introduites à la fin de 1964 et connues en
France et dans les pays occidentaux sous le nom de
« réformes Liberman » du nom de l’un des économistes qui les avaient défendues. Son soutien à ces
réformes re s s o rt clairement de ses diverses interventions lors du XXIIe congrès du PCUS (Gruliow et alii,
1973a). Ces réformes sont cependant issues d’une
réflexion qui commença avant la chute de Khrouchtc h ev, et elles ont incontestablement bénéficié, d u
moins initialement, d’un appui assez large dans la
direction du PCUS (Sapir, 1989).
Le point qui permet sans doute de distinguer la position d’Alexeï Kossyguine fut la manière dont il lia systématiquement les succès, réels ou supposés, de ces
réformes et la nature informationnelle du profit. Dans
un discours prononcé à Minsk au début de 1968, où il
dénonçait encore une fois le re t a rd technique de la
production russe, il pouvait ainsi affirmer : « Dans les
pays capitalistes, les monopoles doivent se liv rer une
lutte serrée pour le profit et doivent réagir rapidement
aux demandes des consommateurs, produire des biens
modernes et chercher les manières les plus rationnelles
pour organiser et gérer la production10. »
L’argument est intéressant à un double titre. D’une
p a rt , il montre à quel point Kossyguine est, à l’époque,
conscient des limites du système soviétique quant à ses
capacités d’innovation, non seulement technologiques
mais aussi organisationnelles. La référence aux monopoles capitalistes n’est cependant pas innocente. Elle
permet de ne pas pre n d re en compte le fait que les
grandes entreprises occidentales fonctionnent de plus
en plus à la même époque à travers des réseaux de
sous-traitants qui, s o u ve n t , sont des entre p rises de
petite taille. Dans la mesure où les très grandes entreprises sont soit des entre p rises par actions, soit des
e n t re p rises publiques (par exemple en France et en
Italie), la concentration du re g a rd sur ces entreprises
permet de passer sous silence le rôle de l’entrepreneur
et la question des droits de propriété.
Mais ce discours est intéressant à un autre titre. Le raisonnement tenu par Kossyguine fait du pro f i t , soit
d’une différence entre deux prix, le vecteur principal
de transmission des informations. Il n’y a rien de diffé-
rent ici avec le raisonnement néoclassique le plus traditionnel. On re t ro u ve ici un trait caractéristique des
débats sur l’économie planifiée et les possibles réformes.
Même les auteurs soviétiques, à la suite de la tradition
intellectuelle fondée par Oskar Lange dès 1937, r a isonnent toujours dans un cadre qui se révèle n’être
que le reflet du raisonnement walrasien (Sapir, 2000,
2001). Or ce raisonnement est extrêmement trompeur
quant aux économies de marché elles-mêmes. I l
repose sur une succession d’hypothèses fortement
irréalistes.
La position politique d’Alexeï Kossyguine deva i t
a t t e i n d re son zénith quand il mena les négociations
devant aboutir à la fin de la guerre indo-pakistanaise de
1966. Le Printemps de Prague, et la peur qu’il inspira
aux dirigeants soviétiques, modifia le rapport des forces
au sein de la direction du PCUS. Leonid Brejnev fut
progre s s ivement en mesure de pre n d re un ascendant
grandissant sur la décision politique et d’imposer une
révision drastique du programme des réformes soutenu
par Ko s s y g u i n e. Cela n’empêcha pas ce dernier de
défendre pied à pied sa position, que ce soit au XXIVe
congrès (voir Gruliow, 1973b) ou même à la fin des
années 1970. George Breslauer identifie dire c t e m e n t
Kossyguine avec l’un des courants s’opposant à Brejnev
après 1975, a l o rs que, comme on l’a vu, la situation économique donne des signes manifestes de détérioration
(Breslauer, 1982, pp. 226 et sqq.). Si cette opposition
n’avait pas pour objet de forcer le Premier secrétaire à la
démission, elle avait cependant pour effet de montrer
aux cadres comme à de nombreux responsables qu’un
désaccord majeur existait quant à la stratégie de développement économique.
A l o rs que Bre j n ev concentrait ses efforts sur une
approche administrative de la réforme, ou simplement
sur un simple accroissement quantitatif de l’inve s t i s s ement (comme dans l’agriculture), le thème de l’efficacité et des incitations restait au cœur du discours de
Kossyguine.
On doit donc certainement créditer Alexeï Kossyguine d’avoir maintenu un élément de pluralisme et
de débat stratégique quant au modèle de développement dans l’URSS des années 1970, même si ses
efforts ne furent pas couronnés de succès. Il reste que
l’on peut cependant s’interroger sur la pertinence des
thèmes qu’il avait choisis. Si la présence d’une crise
profonde devenait de plus en plus palpable à partir de
1978-1979, l’identification de cette crise était loin
d’être facile, ou évidente, même si cette identification
dictait la nature des remèdes à apporter.
Il est indiscutable que le KGB disposa le premier des
éléments permettant d’évaluer l’ampleur de la crise,
tant économique que sociale. Le ralliement de son
139
chef,Youri Andropov, au camp des réformateurs au
d é but des années 1980 en témoigne. Andropov, qui
succéda à Bre j n ev, favorisa la montée au pouvoir de
Gorbatchev quand il se sut trop malade pour exercer
longtemps le pouvoir.
LA CRISE ET SES CAUSES Il faut maintenant chercher à comprendre les causes de cette crise. De nombreuses explications, parfois divergentes, parfois complémentaire s ,
ont été avancées ; elles obéissent en général à tro i s
logiques que l’on peut résumer en disant qu’elles mettent l’accent soit sur des facteurs économiques endogènes, soit sur des facteurs exogènes, soit enfin sur des
causes institutionnelles.
Parmi les facteurs économiques endogènes, on cite
souvent une productivité stru c t u rellement fa i bl e11.
En fait, comme on vient de le voir, la période sov i étique a connu des rythmes différents de gain de productivité. La question importante est donc de savoir
si l’industrialisation a bien engendré le même processus de croissance de la pro d u c t ivité que dans ces
pays, e n t re 1880 et 193012. On a déjà indiqué que ces
gains avaient été re l a t ivement fa i bles pour les années
1 9 3 0 , et ce en dépit de transferts de technologi e
massifs. La croissance de la pro d u c t ivité industrielle,
qui fut assez soutenue de 1955 à 1975, comme on l’a
vu, ne s’est pas maintenue dans la seconde moitié des
années 1970. Cette constatation ne fait alors que
déplacer la question initiale.A u t rement dit, pourquoi
les gains de 1955-1965 n’ont-ils pas débouché sur
une tendance stabilisée alimentant un processus de
croissance intensive ?
Une réponse qui est alors proposée est l’épuisement
des ressources humaines13 et matérielles14, ou du moins
l’éloignement de ces dernières rendant leur mise en
valeur de plus en plus coûteuse. De ce point de vue, la
faible productivité du secteur agricole (Johnson D.G.
& K. Mc Connell Brooks, 1983), et la très grande sensibilité de la production dans ce secteur aux variations
des flux de main de main-d’œuvre (Sapir, 1987), ont
certainement été des contraintes. Elles sont insuffisantes pour expliquer le mouvement de la pro d u c t ivité dans l’industrie.
Une seconde réponse possible réside dans les freins à
l’innovation que le système soviétique aurait connus.
En fait, le problème y fut moins le manque d’innovation que sa nature particulière15 et son mode de diffusion16. Par ailleurs, même si on accepte l’argument,
celui-ci est plus valable pour expliquer une tendance
générale de faible pro d u c t ivité que les variations de
cette dern i è re. On peut alors invoquer l’idée, paradoxale mais confortée par des études de cas, que l’introduction de certaines innovations, et en particulier
des machines automatiques, a accru la vulnérabilité des
e n t re p rises aux désord res traditionnels du système
(Smekov, 1984), ce qui s’est traduit par une productivité plus fa i ble des entre p rises modernisées (Pey s akhovich, 1974, 1987).
En ce qui concerne les facteurs exogènes, on a souvent évoqué le ralentissement des importations d’équipements occidentaux à la suite des embargos ou
simplement d’un manque de devises (Sokoloff, 1983
et Green & Lev i n e, 1 9 7 8 ) . Une telle hy p o t h è s e
implique cependant que l’on puisse démontrer que
ces équipements, une fois installés en URSS, avaient
une pro d u c t ivité significativement supérieure aux
équipements soviétiques (Sapir, 1988a). Cela reste difficile à démontrer dans le contexte des années 1960 et
1970, et les tentatives d’estimation économétrique
n’ont pas donné de résultats satisfaisants17.
Pour expliquer le ralentissement de la croissance, on a
aussi évoqué le « coût » de l’empire, en termes de
maintien de l’ordre mais aussi de subventions aux pays
« frères » (Wolf Jr., et alii, 1983). Ce coût reste cependant largement un coût d’opportunité et ne sembl e
pas avoir augmenté dramatiquement dans la période
c o n c e rn é e. On peut relier à cela la question des
dépenses militaire s . Là encore cependant, il est difficile de montrer qu’il y a eu un réel accroissement du
fardeau, qui incontestablement était lourd, au moment
où la croissance a décliné (Sapir, 1988b).
Enfin, les fluctuations de l’agriculture ont souvent été
évoquées pour expliquer celles de l’économie soviétique dans son ensemble (Bergson, 1992). Si l’impact
de mauvaises récoltes semble non négligeable, il faut
se souvenir que ces dernières sont moins liées à des
raisons climatiques qu’à des mouvements internes de
l’économie et en particulier à des sautes de l’exode
rural, sautes liées à des fluctuations de l’écart entre les
r é munérations à la campagne et dans l’économie
urbaine (Sapir, 1989, 1998). La fréquence des fluctuations climatiques n’est pas compatible en effet avec
celle des mauvais résultats de l’agri c u l t u re (Rauner,
1981). On ne peut donc considérer qu’il s’agit là d’un
facteur exogène.
Enfin, il faut mentionner les explications de nature
institutionnelle. Citons ici les critiques pertinentes de
H ayek contre la planification centralisée18. Le problème est que l’économie soviétique ne fonctionnait
pas comme un modèle centralisé qui fut critiqué par
Hayek. Ce dernier visait en réalité le modèle développé par Oskar Lange à la fin des années 1930, qui
tentait de réconcilier planification marxiste et économie néoclassique.
Par ailleurs, la mesure de l’efficience économique
d’un système est loin d’être aisée. Même si de nomb reux auteurs ont affirmé que l’économie soviétique
140
utilisait plus mal ses re s s o u rces que les économies de
marché (Bergson, 1987 ; Desaï et Martin, 1983), des
études récentes infirment ce résultat. Il semble que
l’économie soviétique se situait en fait dans une
honnête moyenne, avec des résultats certes plus mauvais que ceux de certains pays européens ou asiat i q u e s , mais sensiblement supér i e u rs à ceux des
États-Unis (Kemme, 1990 ; Bergson, 1992). Certains
a u t e u rs estiment que l’absence de chômage, l o i n
d’avoir été un ava n t a g e, fut en réalité un fardeau.
Mais des études sur des pays occidentaux ne mont rent aucune corrélation entre efficience économique et volant (ou absence de volant) de chômage
(Drago, 1989).
On peut cependant s’interroger sur la capacité du système à réagir face aux changements de son environnement.Ainsi, le fait qu’il ait répondu à la chute de la
productivité des années 1970 par une tentative pour
a c c ro î t re l’emploi, a l o rs que les limites démogr aphiques du marché du travail étaient atteintes, p o u rrait attester d’une incapacité à prendre en compte une
nouvelle situation (Sapir, 1989). Mais on peut aussi
faire l’hypothèse inverse, soit que le système aurait été
déstabilisé par une succession de réformes (Schroeder,
1979). Cette explication fait cependant bon marc h é
des résultats obtenus entre 1965 et 1972, c’est-à-dire
durant la mise en œuvre des réformes, et qui ont été
c o m p a r a t ivement meilleurs que dans les péri o d e s
antérieures ou postérieures.
Globalement, l’hypothèse la plus satisfaisante sembl e
résider dans la combinaison de changements lents dans
les comportements des agents, changements euxmêmes résultant des modes de fonctionnement du
système, et une incapacité de ce dernier à s’y ajuster
conduisant à la re p roduction de mesures de plus en
plus inefficaces et coûteuses, en moyens comme en
désorganisation.Ainsi, quand on regarde les incitations
au travail dans le cadre de l’entreprise, il apparaît que le
modèle soviétique a connu une certaine plage de stabilité tant que le mécanisme de l’ascension sociale a
gardé une crédibilité pour de larges fractions des travailleurs. Mais la réussite même de l’industrialisation a
signifié la fin des mouvements massifs d’ascension
sociale qui avaient caractérisé l’URSS des années 1930
aux années 1950. La situation, telle qu’elle a émergé
dans les années 1970, était dès lors marquée par l’inefficacité des incitations monétaires dans un univers où
une partie des biens de consommation étaient rationnés et circulaient hors des circuits monétaires, et sans la
possible contrepartie de l’ascension sociale.
Pour reprendre une argumentation développée récemment19, on dira alors que ce dernier a succombé à une
montée progressive d’une incohérence interne liée à
l’évolution progressive de ses modes locaux de coord in a t i o n . La chute des gains de pro d u c t ivité dans la
seconde moitié des années 1970, elle-même issue des
effets de transformations structurelles, économiques et
sociales antérieures, et de leur conflit avec l’inachèvement des évolutions institutionnelles, a rejailli sous la
forme de contraintes de court terme (quels arbitrages
entre consommation et investissements, au sein des
investissements, etc.) mettant en péril la reproduction
globale du système20. Ce dernier voit alors ses réactions
contraintes par les formes spécifiques des mécanismes
de coordination mis en place (marchandage, règles de
commandement, rôle des espaces de marché). De telles
réactions, tant par leurs formes que par leur lenteur,
engagent alors le système sur une trajectoire de perte
progressive du contrôle macro-économique caractérisée par l’émergence de phénomènes irréversibles (montée de l’inflation et de la pénurie, démoralisation des
travailleurs, accentuation des conflits de répartition entre
branches et régions, qui désarticulent le processus de
prise de la décision).
Cette compréhension de la crise s’insère donc dans
une vision plus historique mettant en valeur l’existence de plages de re l a t ive flexibilité ainsi que d’une
tendance conjoncture l l e, le cycle d’investissement, qui
sont à la fois les formes d’expression de la conjoncture
issue de stru c t u res particulières, et des éléments de
transformation de ces dernières21. On peut ainsi saisir
pourquoi le cycle, après avoir scandé la croissance, a
fini par la briser.
À cet égard, les réformes soutenues par Alexeï Kossyguine, si elles pointaient dans la bonne dire c t i o n , le
manque de réactivité du système aux changements de
son environnement manquaient cependant de l’enve rgure nécessaire pour produire des effets décisifs. Elles
étaient très certainement trop dépendantes d’une
vision de l’économie qui, curieusement, était moins
marquée par le discours marxiste que par les illusions
de la pensée néoclassique. On retrouvera ce fétichisme
du prix monétaire dans le discours des réformateurs
radicaux de 1990-1992, avec les résultats que l’on
connaît.
Le système soviétique aurait cependant sans doute pu
s’accommoder d’une réforme profonde en 1964-1965
si elle s’était appuyée sur une compréhension globale
des problèmes qu’il rencontrait, et en particulier de la
complexité des canaux de transmission de l’information. Au milieu des années 1980, après une décennie
de crise latente et de stagnation, il était sans doute trop
t a rd . À bien des égards, la période 1965-1975 peut
e n t rer dans l’histoire de l’URSS et de la Russie
comme celle de la décennie perdue. •
141
Peysakhovich,V., 1987, Economics of Automation in the Soviet MachineBuilding Industry, Delphic Associates Inc., Falls Church,Va.
Rauner, Ju. L., 1981, Klimat i Urozhajnost’ Zernovyh Kultur, Nauka,
Moscou.
Rosefielde, S., 1982, False Science : Underestimating the Soviet Arms Buildup, Transaction Books, New Brunswick et Londres.
Sapir, J., 1987, « Cycles économiques et relations entre l’investissement,
l’emploi et la productivité : un modèle », in B. Chavance (éd.), 1987,
Régulation, C y cles et crises dans les économies socialistes, Éditions de l’École
des hautes études en sciences sociales, Paris, pp. 159-182.
Sapir, J., 1988a, « L’impact des transferts de technologie sur l’économie
soviétique : problèmes de méthode », in B. Chantebout et B.Warusfel
(eds.), 1988, Le Contrôle des exportations de haute technologie vers les pays
de l’Est, Masson, Paris.
Sapir, J., 1988b, Le Système militaire soviétique, La Découverte, Paris.
Sapir, J., 1989, Les Fluctuations économiques en URSS - 1941-1985, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris.
Sapir, J., 1990, L’Économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, La Découverte, Paris.
Sapir, J., 1998, « Sovetskaja Ekonomika : Istoki, razvitie, funkcionirovanie » in N.S. Babincev, N.P. Kuznecov et K. Rikhter (eds.), Industral i z a c i j a : I s t o r i cheskij opyt i sovremennost’, I z d a t e l ’s t vo
Sankt-Peterburgskogo Universiteta, Saint-Pétersbourg, pp. 86-138.
Sapir, J., 2000, Les Trous noirs de la science économique, Albin Michel, Paris.
Sapir, J., 2001, K Ekonomitcheskoj teorii neodnorodnyh sistem - opyt issledovanija decentralizovannoj ekonomiki, Presses du Haut Collège d’économie, Moscou.
Sapir, J., 2004, « Aleksej Nikolaevitch Kosygin. Poterjannoe desjatiletie
(1965-1975) i sud’ba Sovetskogo Sojuza » in A. Gvichiani, Fenomen Kosygina -Zapiski Vnuka, Fond Ku l t u ry Ekateri n a , Moscou, 2004, pp. 280-289.
Sapir, J., 2005, Quelle Économie pour le XXIe siècle ?, Odile Jacob, Paris.
S c h ro e d e r, G. E . , 1 9 7 9 , « The Soviet economy on a treadmill of
reforms », in Soviet Economy in a Time of Change, 2 vol., Joint Economic
Com., US Congress, US-GPO,Washington, DC.
Smekov, B., 1984, Upravlenie Efektivnostju, Politizdat, Moscou.
Sokoloff, G., 1983, L’Économie de la détente : l’URSS et le capital occidental, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
To d a ,Y., 1979, « Technology transfer to the USSR : the margi n a l - p roductivity differential and the elasticity of intra-capital substitution in
Soviet Industry », Journal of Comparative Economics, vol. 3, n° 2, juin.
Weitzman, M., 1979, « Technology transfer to the USSR : an econometric analysis », in Journal Of Comparative Economics, vol. 3, n° 2, juin.
Wolf, C. Jr.,Yeh, K.C., Brunner, E. Jr., Gurwitz, A., & Lawrence, M.,
1983, The Costs of the Soviet.
The Rand Corporation, R-3073/1 NA, Santa Monica, Ca.
BIBLIOGRAPHIE
Amann R., Cooper, J.M. et Davies, R.W. (eds.), 1977, The Technological
Level of Soviet Industry, Yale University Press, New Haven & Londres.
Amann R., et Cooper, J.M., 1982, Industrial Innovation in the Soviet
Union,Yale University Press, New Haven & Londres.
Andreff,W., 1987, « Bilan comparatif de la crise économique en URSS
et dans les six pays européens du CA E M . De la réalité à l’emphase
théorique » i n B. Chavance (éd.), Régulation, C y cles et crises dans les économies socialistes, Éditions de l’École des hautes études en sciences
sociales, Paris, 1987, pp. 45-72.
Bergson,A, 1977, Productivity and the Social System - The USSR and the
West, Harvard University Press, Cambridge, Ma.
Bergson, A., 1987, « C o m p a r a t ive productivity : the USSR, Eastern
Europe and the West », in American Economic Review, vol. 77, n° 2.
Bergson, A., 1992, « Communist Economic Efficiency Revisited », in
American Economic Review, n° 2.
Breslauer, G. W., 1982, Khrushchev and Brezhnev as leaders - Building
Authority in Soviet Politics, George Allen & Unwin, Londres.
Chavance, B., Le Système économique soviétique, de Brejnev à Gorbatchev,
Nathan, coll. « Circa », Paris, 1989.
Cooper, J., 1987, « Is there a technological gap between East and West
? », in J. Fedorowicz (ed.), East-West Trade in the 1980’s : Prospects and
Policies, Westview Press, Boulder, Co.
CSU, Narodnoe Hozjajstvo ( d i f f é rentes années), Moscou, Statistika ou
Gosstatizdat pour les éditions d’avant 1965.
Desaï, P. et Martin, R., 1983, « Efficiency loss from Resource Misallocation in Soviet Industry », in Quarterly Journal of Economics, vol. 98, n° 3.
Drago, R., 1989, « Comparative Productivity and Unemployement »,
in Economic Analysis and Worker’s Management, vol. 23, n° 4.
Firth, N.E. et Noren, J.H., 1998, Soviet Defense Spending - A History of
CIA Estimates, the Texas A&M University Press, College Station,Tx.
Green, D.W. et Lev i n e, H.S., 1978, « Soviet machinery import s », in
Survey, vol. 23, n° 2.
Gruliow, L. et alii, (eds.), 1973a, Current Soviet Policies (V) : The documentary record of the 23rd Congress of the Communist Party of the Soviet
Union,AAASS, Colombus.
Gruliow, L. et alii (eds.), 1973b, Current Soviet Policies (VI) : The documentary record of the 24th Congress of the Communist Party of the Soviet
Union,AAASS, Colombus.
Hodgman, D.R., 1954, Soviet Industrial Production 1928-1951, Harvard
University Press, Cambridge, Mass.
Johnson, D.G. & Connell Brooks, K.Mc, 1983, Prospects for Soviet Agriculture in the 1980’s, Indiana University Press, Bloomington, Ind.
Joint Economic Committee, Congress of the United States, 1982,
USSR : Measures of Economic Growth and Development, 1950-1980 ( s t udies prepared by the Directorate of intelligence of the CIA), US-GPO,
Washington DC.
Joint Economic Committee, Congress of the United States, 1990,
Measures of Soviet Gross National Product in 1982 Prices (study prepared
by the CIA), US-GPO,Washington DC.
Ke m m e, D.M., 1990, « Loses in Polish Industry due to Resource
Misallocation », in Jahrbuch der Wirschaft Osteuropas, vol. 14, n° 2.
Khanin, G.I., (Hanin, G.), 1991, Dinamika ekonomicheskogo razvitija
SSSR, Nauka, Novossibirsk.
Kossyguine, A.N., 1974, Izbrannye rechi i stat’i, Politizdat, Moscou.
Krasovskij,V., 1968, « E konomicheskaja re f o rma i pro bl e my kapital’nyh vlozhenij » in Voprosy Ekonomiki, n° 10, octobre.
Kushnirsky, F.I., 1983, Price inflation in the Soviet mach i n e - building and
Metalworking sector, Delphic Associates, Falls Church,Va.
Kushnirsky, F.I., 1985, « M e t h o d o l ogical aspects in Building Sov i e t
Prices Indices » in Soviet Studies, vol. 37, n° 4, octobre, pp. 505-519.
Lorenzi, J.H., Pastré, O. & Toledano, J., 1980, La Crise du XXe siècle…,
Economica, Paris.
Mazier, J., Basle, M. et Vidal, J.-F., 1984, Quand les crises durent…, E c onomica, Paris.
Nutter,W., 1962, The Growth of Industrial Production in the Soviet Union,
NBER et Princeton University Press, Princeton, NY.
Peysakhovich,V., 1974, Ekonomicheskie Probl e my Automatizacii Proizvo dstva, Izdatel’skogo Belaruskogo Universiteta, Minsk.
1.W.Andreff, 1987, voir p. 56.Ajoutons que je ne fus pas seul en cause.
Danielle Leborgne et Bern a rd Chavance eurent aussi à subir les
foudres de notre docte collègue.
2. Id., ibid., p. 62.
3. Sapir, J., 1987.
4.Voir Breslauer, 1982.
5. Ou zastoj dans le vocabulaire de la perestroïka.
6. Sapir, 1989, pp. 185 et sqq.
7.Voir Breslauer, 1982.
8. Kossyguine, 1974, pp. 213-214.
9. Pravda, 12 juillet 1965.
10. Sovetskaja Belorusija, 15 février 1968.
11.A. Bergson, 1977.
12. Lorenzi et alii, 1980 ; Mazier et alii, 1984.
13. J. Sapir, 1989.
14.A. Bergson, 1977.
15. R.Amann, et alii, 1977 ; R.Amann et J.M. Cooper, 1982.
16. J. Cooper, 1987.
17.Voir M.Weitzman, 1979.Voir aussi,Y.Toda, 1979.
18. Pour une synthèse, Sapir, 2001.
19. J. Sapir, 2005.
20. B. Chavance, 1989 ; Sapir J., 1998.
21. J. Sapir, Les Fluctuations économiques en URSS, 1941-1985, op. cit.
142
HISTOIRE
L’Espagne des années 1930 (Fin)
UNE RÉPUBLIQUE JUSTE,
JUSTE UNE
RÉPUBLIQUE
l
DENIS FERNÁNDEZ-RECATALÀ*
tactiques et se tiendra à des orientations stratégiques,
tout à la fois précises et trop vagues, pour l’emporter.
Les communistes, rappelons-le, avaient rechigné à s’associer à l’Alliance ouvrière parce qu’elle écartait d’emblée les masses paysannes. Ils ne songeaient pas encore à
d’autres alliés indispensables à une éventuelle victoire.
L’Alliance ouvrière joue son solo funèbre avec un courage et un héroïsme incontestables. Le soulèvement
d’octobre 1934 répondait à une situation créée par un
appareil d’État vindicatif qui noyait les conflits sociaux
dans des bains de sang. Aux Asturies, l’hémorragie
confine au vertige, et c’est en cela, surtout, que les Asturies préviennent la guerre d’Espagne. Le gouvernement
Lerroux-Roblès cogne, et il cogne à tour de bras. La
frousse des classes dirigeantes est telle que le gouvern ement n’hésite pas. Il re c o u rt à des procédés superlatifs.
Franco, nommé conseiller spécial du gouvernement, fait
ses armes et avec lui de futurs commandants du p r o n u nc i a m i e n t o.Après la reddition d’Oviedo, une chasse à
l’homme est menée à l’échelle d’une région, voire audelà, vers les montagnes frontalières du León, où des
groupes communistes continueront une guérilla.Anecdote : les révolutionnaires se rendent, mais ils refusent
de se rendre aux Maures.Vieille histoire que celle d’une
province rétive à la conquête arabe et qui traduit alors
son indépendance en ne se soumettant pas à ceux
qu’elle considère, à tort ou à raison, comme l’étranger
inconciliable, l’ennemi héréditaire depuis 1492. Les
Maures n’étaient jamais parvenus à occuper les A s t uries. Le symbole est gros. Curieux de constater par la
même occasion que l’on a conservé, par-delà les siècles,
une nomination – los moros et non pas los maroquis – qui
ne correspond plus à une réalité historique, mais à
l’obscur désir d’assujettir les lointains descendants des
conquérants du royaume wisigoth de 711, embrigadés
désormais dans une légion indigène. L’Espagne ressasse
son passé et le corrige à grand-peine. Mais là, aux yeux
d’un grand nombre d’Espagnols, Franco est discrédité
pour avoir appelé des troupes africaines combattre des
es conséquences de l’insurrection asturienne
d’octobre 1934, vont en quelque sorte tramer la politique
espagnole. Le Front populaire en résultera. Un espoir ra isonnable se fraie un passage parmi les obstacles dressés
par une droite qui cultive les complots et contribue par
son incompétence et par la défense d’intérêts égoïstes à
aggraver la crise dont l’Espagne est la proie. Les militaires acquièrent une autorité exorbitante. Le gouvernement réprime sans discernement les ouvriers et les
mineurs soulevés.1
On a vu ou voulu voir avec l’insurrection ouvrière des
Asturies et sa répression les prémices de la guerre civile
espagnole. Tous les ingrédients semblent s’y mêler. En
v é ri t é , il s’agit d’une erreur de parallaxe et d’une
manière a posteriori de faire porter le poids du conflit
déclenché par les conjurés de juillet 1936 sur les organisations de gauche. Certes, il y a des similitudes, et
nous pourrions aisément les recenser. Elles sont réelles,
elles sont trompeuses. Il y a surtout des différences de
taille. Par exemple, les moyens mis en œuvre par les
ennemis du Front populaire. En 1936, les implications
internationales, les aides fasciste et nazie, sont décisives.
Grâce à elles, les putschistes mèneront leurs opérations à
leur terme. Elles leur permettront de surmonter les
d é faites essuyées les premiers jours. Différence notable
aussi, la longue préméditation qui préside à la machination. On est loin de la quasi-improvisation des partis
ouvriers de 1934. Les syndicats se concertent à la hâte.
Les ouvriers et les mineurs découvrent l’organisation
révolutionnaire au fur et à mesure qu’ils l’expéri m e ntent. Leur imaginaire, à défaut de leur pensée, est fourni
par une certaine idée qu’ils se font de la révolution bolchevique, une révolution qu’ils interprètent le plus souvent à la lumière de la spontanéité. Leur mouvement se
veut d’autant plus foudroyant qu’il négligera des aspects
* Écrivain, dernier ouvrage paru, Les quatre Interprètes avec Ismail
Kadaré, Stock, Paris, 2004.
143
compatriotes. Bien sûr, les classes dominantes se réjouissent de ses opérations. On lui décerne le titre de « Sauveur » et, sans le savoir peut-être, on réédite à Madrid
une scène dont T h i e rs a été le héros, après la Commune
de 1871.
LA RÉPRESSION SE CHIFFRE. C’est son horre u r. Elle se détaille
également, et c’est son abomination.A l o rsque tout est
perdu hors l’honneur pour les insurgés, on fusille, au
petit malheur la chance, des hommes suspectés d’avoir
p o rté des armes, dans les bassins miniers . On constitue
des départements de tortionnaires, dirigés par Duval,
commandant de la garde civile, qui restaure les vieilles
pratiques de l’Inquisition. La sauvagerie des interrog atoires, de la question, infligée aux prisonniers suscite une
réprobation sitôt qu’elle est rendue publique, non sans
bravoure, par Alvarez del Vayo, journaliste de la gauche
de Catalogne, est promis à trente ans de bagne.Aucune
condamnation à mort ne sera prononcée à la suite des
événements survenus en Catalogne. Les Asturies paieront un prix élevé.
Les chiffre s ? Leur énoncé est éloquent : trois mille
exécutions, plus de sept mille blessés, trente mille
emprisonnés. Les corps engagés par le gouvernement
comptabilisent deux cent vingt pertes.
JA M A I S, P RO BABLEMENT, DEPUIS L’AFFAIRE SACCO ET VANZETTI, LE MONDE PROGRESSISTE NE S’EST TANT MOBILISÉ pour soutenir les vaincus d’un
mouvement qui, malgré son échec militaire, poursuit
sa lutte. En dépit de divergences, les leçons utiles vont
être très vite tirées.
Conséquence immédiate, le président de la Républ i q u e, Alcalá Zamora, sous la poussée de l’opinion
publique mondiale, modère des condamnations et
c o m mue dix-neuf peines de mort , dont celle de
Ramon Gomez Peña, l’un des chefs de l’insurrection,
à la prison.
Les commu n i s t e s , minori t a i re s , p rennent pour ainsi
dire la tête du mouvement au moment même où le
mouvement semble terrassé. À la différence des re sponsables socialistes qui rusent afin de tempérer va inement des condamnations en prétendant que
l’insurrection a été le fruit d’une impulsion, José Diaz,
secrétaire du Parti communiste d’Espagne, en reve ndique la responsabilité. Il s’agit, non pas de confisquer
le mouvement à son profit, mais d’assurer une défense
collective des détenus et de ne pas briser une communauté dont les membres ne seraient pas logés à la
même enseigne, si leurs cas étaient dispersés, au hasard
des greffes et des juridictions d’exceptions. José Diaz
ira à la prison Modelo, de Madrid, convaincre Largo
Caballero d’accepter sa proposition. Il se heurte à un
refus argumenté.Avant l’insurrection, les comités exécutifs du PSOE et de l’UGT avaient décidé qu’en cas
de revers ils allégueraient une révolte incontrôlée.
À cette occasion, Paris découvre la Pasionaria. Elle vient
témoigner. Elle témoigne de l’énergie et de la résolution dont ont fait pre u ve les Asturiens, elle témoigne
aussi de leur détresse comme de leur résistance.
Les anarcho-syndicalistes qui avaient tergiversé pour
des motifs compréhensibles – en Catalogne, on leur
demandait de s’associer à un mouvement insurre ctionnel après que Companys les a désarmés et quelque
peu persécutés ; aux A s t u ries, ils ont boudé la grève
insurrectionnelle jugée trop peu révolutionnaire –, les
anarcho-syndicalistes, donc, s’unissent à l’élan de solidarité – la nouvelle étape du combat politique qu’empruntent alors les événements. L i b é rer les prisonniers,
recouvrer des libertés, poursuivre l’agitation, reconsid é rer la stratégi e, examiner le bien-fondé des
méthodes sont des thèmes à l’ordre du jour.
La sauvagerie des
interrogatoire s,
de la question, infligée
aux prisonniers
suscite une réprobation
sitôt qu’elle est rendue
publique, non sans bravoure,
par Alvarez del Vayo,
journaliste de la gauche
socialiste et futur
ministre du Front
populaire.
socialiste et futur ministre du Front populaire. Pour le
commandant Duval, supplicier à l’ancienne – il révèle
les agissements généralisés par la SS et la Gestapo –,
c’est, sans aucun doute, sacrifier à une tradition. Le scandale est si grand que le gouvernement ne peut l’assumer. Duval est révoqué et s’exile. On déclare l’état de
guerre pour trois mois. On condamne à mort sans discernement. On prononce des peines de prison extravagantes. On exécute le sergent Vazquez, coupable d’avoir
rejoint un détachement ouvrier. Manuel Azaña, l’ancien
président du Conseil, est incarcéré bien qu’il n’eût pas
participé aux événements. Les députés socialistes Gonzalez Peña et Teodomiro Menéndez, sont condamnés à
la peine capitale. Largo Caballero, dirigeant de l’UGT,
Santiago Carrillo, secrétaire des Jeunesses socialistes, sont
incarcérés. Lluis Companys, président de la généralité
144
Aussi, l ’ O c t o b re rouge des Asturies est-il médité. À
Moscou, le Komintern, animé par Dimitrov, approfondit la question des alliances que les partis communistes doivent nouer pour battre le fa s c i s m e. L e
contexte euro p é e n , vo i re mondial, si l’on songe au
Japon, n’est guère favo r a ble aux couches populaires.
Après la prise de pouvoir par Hitler en A l l e m a g n e,
l’écrasement de la Commune de Vienne, les journées
de Février à Pa ris, quelque chose se déglingue, et
l’URSS risque l’isolement. La France et l’Espagne forment un espoir de solution. La tactique de Fro n t
unique progre s s e. Pour l’instant, elle intéresse avant
tout les militants socialistes, leurs dirigeants demeurant
décriés. Il faut re l i re les discours de Dimitrov luimême, jusqu’au printemps 1935, pour le vérifier. (« Ce
sont les chefs réactionnaires de la social-démocratie,
l’idéologie et la politique sociales-démocrates de collaboration de classe avec la bourgeoisie qui entravent
la constitution du front unique prolétarien », 1er mai
1935.) Quant à l’Internationale socialiste, elle n’est pas
très chaude pour réaliser l’unité des deux formations
ouvrières. Seuls, la SFIO, d’une part, et le PSOE de
l’autre, sont disposés à revoir leurs positions. Ils l’ont
d’ailleurs déjà démontré.
En Espagne, le PSOE, donc, se ravise. Il a renoncé à la
collaboration de classes. Certes, il ne brigue pas la
paternité du mouvement asturien, mais il confirme sa
vocation subversive, non sans équivo q u e. Dans ses
Mémoires, Largo Caballero rapporte ses réponses à l’interrogatoire auquel le soumet un juge militaire qui lui
demande incidemment ce qu’il pense de la révolution : Largo Caballero, bientôt surnommé le Lénine
espagnol, é l u d e. « Je suis ici pour répondre de mes
actes non de mes pensées… » Toutefois, à gauche,
quelque chose évolue dans le paysage politique espag n o l . Les laissés-pour-compte de la Républ i q u e,
ouvriers, paysans, employés, les sans-travail, les expulsés, les métayers catalans, les pauvres saisis pour dettes
s’identifient au sort des insurgés asturiens. Et ce qui
n’avait pas été obtenu par les dire c t ives de grève générale et d’insurrection va l’être, paradoxalement, par la
défaite : une base de masse plus cohérente se constitue
et réalise, vaille que vaille, une communauté volontaire. Battre une bourgeoisie qui brigue l’arrogance et
massifie le cri m e, étouffer un fascisme protéiforme,
renverser les institutions conserva t rices, rétablir une
morale civique deviennent des impératifs catégoriques
des organisations ouvrières et, plus largement, des partis républicains de la gauche modérée.
À droite, on persévère dans son être. La victoire remportée aux Asturies défoule.
De septembre 1933 à décembre 1935, dix cr i s e s
ministérielles ont affecté le régime.Alexandre Lerroux
tangue, mais tient les rênes du pouvoir. Il les tient de
plus en plus faiblement jusqu’à presque les relâcher en
mai 1935 au profit de Gil Robl è s , le Chef, nommé
ministre de la Guerre. Celui-ci affirme ainsi sa prép o n d é r a n c e. Aux Cortés, on assiste à d’invraisembl a bles débats sur les indemnités (230 millions de
pesetas) à verser aux grands d’Espagne maigre m e n t
expropriés. On entend Lamamié de Clairac, un député
catholique, déclarer que « si d’aventure les encycliques
papales exprimaient, un jour, une inclination pour la
réforme agraire, il se ferait schismatique ». La foi ainsi
vécue s’identifie à l’ennemi de la propriété. Au partage évangélique des biens Lamamié de Clairac choisit
de patronner la sentence : « Il faut rendre à César ce
qui appartient à César. » En l’occurrence, folie des gra ndeurs, et cette folie des grands s’arrime à une manie
avaricieuse – César est bien servi. Et ces sessions sont
consacrées à la réforme agraire…
L’instabilité régnante, les troubles, l’incertitude, les égarements, l’inconscience, l’« égoïsme suicidaire » évoqué des années plus tard par Gil Roblès pour se
disculper auraient requérer des classes possédantes une
sagesse que seul Sancho Pança eût été capable de dispenser quand il gouvernait son île. Là, au contraire, on
se lâche…
Le 5 novembre, Gil Roblès, qui n’a rien appris parce
qu’il n’a encore rien compris, lance lors de la séance
de réouverture des Cortés : « Il faut revenir sur ce qui
a été fait depuis le 14 avril » (1931, date de la proclamation de la Républ i q u e ) . Le lendemain, C a l vo
Sotelo, le leader monarchiste à tendance fascisante,
tranche devant l’Assemblée : « La possibilité d’un dial ogue parlementaire a disparu à jamais. » Puis il
dépeint l’armée « en colonne vertébrale de la Patrie »,
quand Gil Roblès ne la considère que comme « son
bras armé », tout en signalant : « Nous ferons ce que
l’armée décidera. »
On promeut les généraux s’étant illustrés lors de l’affa i re asturienne. Tous, sans exception, conduiront le
coup d’État de 1936. Franco devient chef d’état-major
de l’armée; Fanjul, sous-secrétaire d’État à la Guerre ;
Goded, inspecteur général de l’armée; Mola, commandant en chef des troupes du Maroc ; et Yagüe, qui s’était
particulièrement distingué sur le terrain, reçoit le commandement de la 2e l é gion du Te r c i o.Cela ne suffisant
pas à amadouer une armée qui exulte, le gouvernement
procède à la nomination de quatre-vingts officiers supérieurs, dont seule une vingtaine présente ses respects à
Alcalá Zamora, comme le stipule le protocole.
Les soixante autres se livrent à un putsch larvé ou plutôt rentré ou ravalé. La situation est si tendue dans le
pays que l’armée considère qu’il est de son devoir de
comploter. À cet instant précis, le gouvernement Ler-
145
roux-Roblès, qui s’était durci au point de dériver vers
une espèce de dictature teintée de fascisme et de militarisme, jette l’éponge.Alcalá Zamora somme Lerroux
de démissionner – il est impliqué dans le scandale du
straperlo, la roulette truquée du casino de Saint-Sébastien. Roblès prétend le remplacer au poste de Premier
ministre.Alcalá Zamora, qui l’a déjà assez vu, lui préfère
Portela Valladares, assez falot, pour n’être pas même
Chef de son ombre. Alcalá Zamora vise de nouvelles
élections. Il craint les intrigues de Gil Roblès, lié à l’armée, à l’Église et aux monarchistes, et il redoute l’armée qui ne fait pas mystère de résoudre la crise par les
armes, d’autant que les droites l’y incitent. Elle vient
de prouver ce dont elle est capable. Fanjul et Goded
bavardent. Ils se répandent dans les cercles, les cafés, ils
s’ouvrent à des journalistes. Franco, plus prudent et de
toute manière plus fin, estime le moment prématuré.
La gauche rassemble des meetings considérables, s e m-
victoire et ses lendemains encombrants ; de l’autre, la
gauche ne baisse pas les bras. Elle sublime sa défaite et
se revitalise. Elle adopte une stratégie d’ensemble susceptible de dynamiser ses forces. Il faut préciser qu’elle
obéit à un imaginaire espagnol où le martyre appelle
moins la compassion que le sursaut. Incidence, peutêtre explicative : le récit national français se nourrit des
héros vaincus, tel Roland. L’équivalent espagnol, El cantar del mio Cid, promeut un héros qui vainc ses ennemis
après sa mort. On attache le Cid sur Babieca, sa monture, pour qu’il conduise, à titre posthume, les armées
qui dérouteront les Maures. En Espagne, on n’encense
pas la charge inutile des cuirassés à Reichshoffen.
DEPUIS 1931, LES COMMUNISTES ESPAG N O L S, SOUS L’IMPULSION DU KO M I NTERN, ONT PARCOURU UN CHEMIN CONSIDÉRABLE : lors de l’av è n ement de la IIe République, à Madrid, ils réclamaient
un gouvernement de soviets. Ils étaient quelques centaines. Deux ans plus tard , ils proposent un pacte au
PSOE et aux républicains de gauche pour une consultation législative à Malagá. C’est une amorce, limitée,
circ o n s t a n c i e l l e, qui permet l’élection du premier
député communiste, le Dr Cayetano Bolívar. Il s’agit
d’empêcher l’accession d’un pro t o - fasciste. Aucun
programme n’est discuté.
Le PSOE, on le sait, a repris, tant bien que mal, sa partition révolutionnaire. Sa gauche, il est utile de le souligner, est séduite, puis acquise aux thèses unitaire s
comme le Komintern les définit. D’ailleurs, on comprendrait mal comment ces conceptions auraient pu
l’emporter en Espagne si l’Internationale commu n i s t e
n’avait pas travaillé au corps certains des éléments du
PSOE, des dirigeants des Jeunesses socialistes, étant
donné le peu de poids que pèse encore le Parti communiste sur la scène politique ibérique.
Les Jeunesses socialistes, s o u t e nues par Largo Caballero, de plus en plus autonomes et de plus en plus captivées, réclament, à travers Carlos Hernández Zancajo,
un programme qualifié de bolchevique, dans une brochure intitulée Octobre, la deuxième étape. Il y est écrit :
« A u j o u rd ’ h u i , il est évident qu’il est nécessaire de
réhabiliter le contenu révolutionnaire du parti socialiste, ce que nous nommons sa bolchevisation. Elle s ’ i mpose à tous. » Par ailleurs , les Jeunes socialistes se
réfèrent explicitement au modèle soviétique. Ils marchent sur les brisées du PCE, un PCE d’avant le discours de Dimitrov au VIIe Congrès du Komintern qui
privilégie la lutte antifasciste et ajourne la révolution.
Les Jeunes socialistes, eux, sont convertis au choc fro ntal, à la guerre de mouve m e n t , « à la défaite de la
bourgeoisie et au triomphe de la révolution grâce à la
dictature du prolétariat ». Dans ce contexte, et dans les
périodes suivantes, les communistes apparaîtront, peu à
peu, comme des modérés. Le Front populaire devien-
Les communistes ne comptent
que vingt mille adhére n t s.On
leur conseille de surseoir à leurs
aspirations foncières, de
composer, de se concilier des
couches que leurs sommations
déconcertent ou alarment. Il
s’agit de rassurer, avant tout de
rassurer, y compris par un lyrisme
national et démocratique.
blables à ceux de 1931. Les directions des partis et des
syndicats se consultent.Alors, le futur caudillo approche
le secrétaire d’Alcalá Zamora, Rafael Sanchez Guerra,
afin de lui glisser, parlant de lui à la troisième personne : « Le général Franco est un militaire discipliné,
un homme loyal, qui n’a jamais pensé à se soulever. » Il
parle en étranger à ses propos. Quant à Alcalá Zamora,
il caresse le rêve d’une troisième force, la formation
d’un m a ra i s, qui comprendrait et compromettrait les
socialistes, dominés par les centristes. Dans les rues
retentit le slogan asturien clamé par des milliers, des
dizaines de milliers et un demi-million de personnes à
Madrid : UHP ! Unidos hermanos proletarios. Le Front
populaire est en marche, et aucun replâtrage parlementaire ne paraît digne de considération. Les Asturies ont
cimenté les gauches espagnoles. On assiste à ce double
p a r a d oxe : d’une part , la droite unie au centre et
appuyée par l’armée se révèle incapable de gérer sa
146
dra leur doctrine. À la lecture de cette prose incendiaire, Indalecio Prieto, qui avait révélé par une lettre
adressée au comité exécutif de l’Internationale socialiste l’existence d’un projet de Bloc populaire dès mars
1935, publie à son tour une brochure, Positions socialistes, aux allures existentielles où il est dit : « La vie est
bien plus grande que le marxisme. » Mais Indelacio
Pietro est battu. Il est inaudibl e. Ses considérations
philosophiques sont méprisées, quand elles ne sont pas
raillées par les militants et au-delà par le peuple.
La situation sociale empire. Le pauvre ministre de
l’Agriculture, Gimenéz Fe rnández, est révoqué. Gil
R o blès lui re p roche de vouloir, malgré tout, poursuiv re la réforme agraire. Dans ce pays catholique, la
droite est en prise à des contradictions quasi convulsives : l’idéologie chrétienne l’incline au partage, à une
justice mesurée que son ancrage social, féodal et capit a l i s t e, c o n t e s t e. Cela se traduit par la for mu l e
employée par Gil Roblès quand il limoge Gimenéz
Fernández : « Je n’ai pas osé le maintenir à son poste. »
Et, de surcroît, 1935 se solde par de mauvaises récoltes.
La disette apparaît dans les campagnes. Elle touche
3 millions d’indiv i d u s , un dixième de la population
e s p a g n o l e. On re l è ve sept cent mille chômeurs. Le
gouvernement tente de colmater les brèches en suggérant le lancement d’un « grand plan de petits travaux ». Au ministère des Finances, on méconnaît, de
bonne foi, c’est-à-dire par ignorance, la relance par la
consommation, l’intervention de l’État, le jeu de l’inflation. Joaquin Chapaprieta, le ministre, vient, si l’on
peut dire, de la société civile. C’est un financier et il
réagit en financier empêtré dans de vieilles recettes.
Les échos du New Deal ne sont pas arr ivés à ses
oreilles. Certes, il allège l’État, ses dépenses, puisqu’il
l’ampute de trois ministères, entre autres institutions, et
de trois cents voitures officielles. Résultat pernicieux :
il met sur la paille des milliers de fonctionnaires et
asphyxie des couches moyennes qui se demandent
bien pourquoi on les spolie quand on sacrifie de fait
les dépossédés. Les socialistes se radicalisent. Les communistes s’enhard i s s e n t . Ils pénètrent l’arm é e. I l s
contribuent à la création de l’Union militaire républ icaine antifasciste. Leur influence est la plus forte dans
la mar i n e, l ’ A r m a d a . Le général Mola, avant de
re j o i n d re son contingent au Maro c, se liv re à une
chasse aux sorcières dans la troupe. Franco, chargé de
réorganiser et de moderniser l’armée, confie : « Jamais
l’armée ne s’est sentie aussi bien commandée. » Et Gil
Roblès, qui vacille et approche de la confusion mentale, d’un côté, prétend que « la Chambre a réalisé un
immense travail » et, de l’autre, il soutient que les Cortès de 1935 « ont à peine agi au cours de cette étape ».
L’ a r mée est re n f o rc é e. Les grandes fortunes sont
confortées. La répression contre les grévistes et les
insurgés de 1934 s’est prolongée au-delà de l’envisageable. La clémence a été proscrite du dictionnaire.
La gauche, quant à elle, s’élargit et se soude. Les partis
républicains rejoignent l’embryon d’un Front populaire qui ne déploie pas encore son ambition. Pour
l’instant, l’union s’opère par la défensive. On réclame
l’amnistie. Manuel Azaña veut, maintenant, restaurer la
République, une République que les droites ont éviscérée et endeuillée : « L’ h e u re du bilan a sonné »,
avance-t-il à Mestalla, près de Valence.
La gauche cherche une issue politique plus ou moins à
tâtons. Elle s’oriente vers deux directions, qui finiront
par converger. Le 2 juin 1935, les communistes convoquent une réunion au cinéma Monumental de
Madrid. José Diaz, secrétaire du Parti, y dessine une
alliance, désignée sous le nom de Bloc populaire. Dans
son discours, il demande « la libération des peuples
opprimés par l’impérialisme espagnol ». Le Parti communiste d’Espagne se défait de son jacobinisme. Outre
les territoires d’Afrique, on songe aux nations opprimées dans la Péninsule par la Castille, le centre héritier
de la monarchie. Le Bloc populaire, dont il est alors
question, concerne avant tout le PSOE et l’UGT. Par
ailleurs, sous l’impulsion d’Azaña et de Felipe Sanchez
Roman, plusieurs partis et formations petits-bourgeois
e n t re p rennent un Front républ i c a i n , composé de la
gauche républicaine et de l’Union républicaine en
guise de soubassement. Le Parti national républ i c a i n
et les socialistes d’Indalecio Prieto y seront associés.
Seule condition, les communistes doivent en être
exclus. Ceux-ci ont déjà des soutiens : les Jeunesses
socialistes et Largo Caballero. Les communistes ne
désarment pas. Georges Dimitrov a infléchi les direct ives du Front unique. Les alliances se noueront au
sommet. Le Ko m i n t e rn a approfondi sa réflexion.
L’Espagne comme la France expérimenteront la nouvelle politique. Le PCE renonce à diriger un mouvement au nom de la classe ouvrière. À l’instigation du
Komintern, il accepte de collaborer avec des partis
« bourgeois ». Il participera à un gouvernement qu’il
ne contrôlera pas. En l’espace de deux mois, il révise sa
position. Il ne s’agit plus de s’accrocher à un illusoire
gouvernement ouvrier. Palmiro Togliatti, E r c o l i, c h apeaute sa dire c t i o n . Pour l’heure, et en dépit de leur
agitation, en dépit de leur toute nouvelle audience, les
communistes ne comptent que vingt mille adhérents.
On leur conseille de surseoir à leurs aspirations fonc i è re s , de composer, de se concilier des couches que
leurs sommations déconcertent ou alarment. Il s’agit
de rassure r, avant tout de rassure r, y compris par un
lyrisme national et démocratique. Georges Dimitrov
leur dit que l’Espagne est mûre pour une « révolution
147
Trotski se défie
du Front populaire.
Et plus encore,
il le condamne et dans un
a rticle qui paraîtra en France
en juin 1936, il accusera
« la politique de Front
populaire d’être
une politique
de trahison », produite
par les staliniens.
savoir de quoi ils sont capables. Ces derniers, pour ne
pas changer, lui proposent un coup d’État. À chacun
ses manies. Auparavant, ils en réfèrent à Franco qui,
mesurant la division de l’armée, diffère sa décision.
Décidément, la République s’apparente à une proie
qu’il faut crever. Le 7 janvier 1936, Alcalá Zamora
convoque des élections afin de déjouer le putsch que
l’on dit imminent. « Le spectre de la guerre civile se
p rofilait à l’horizon », écrira Gil Roblès. À dro i t e,
C a l vo Sotelo, qui en a mar re de la démocratie,
exprime le souhait que ces élections soient les dernières. La veille, le 6, le quotidien communiste Mundo
obrero reparaît. Son interdiction a été levée.
AU SEIN DE CE T U M U LTE QUI RESSEMBLE À UNE VEILLÉE D’ARMES POUR LES
DROITES, LES PARTIS DE GAUCHE PROGRESSENT. Les socialistes de
Largo Caballero ont obtenu des partis républ i c a i n s
(envers lesquels ils ont été longtemps réticents) qu’ils
négocient avec les communistes, qui, eux-mêmes,
Front populaire oblige, ont mis de l’eau dans leur vin.
Les uns et les autres ont palabré pendant des mois.
Mais ce n’est que le 15 janvier, après des débats acharnés, qu’un accord est conclu. Il concerne le PSOE et
l’UGT, les Jeunesses socialistes, la Gauche républicaine,
l’Union républ i c a i n e, le minuscule Parti syndicaliste
d’Angel Pestaña, le Parti communiste d’Espagne, affilié
à l’Internationale, le POUM, Parti communiste dissident nouvellement créé, c’est pro b a bl e, par A n d r é s
Nin, ancien délégué du PCE à Moscou, et Joaquin
Maurin pour l’occasion. Incident, le POUM comprend des trotskistes, il n’est pas un parti tro t s k i s t e.
Trotski se défie du Front populaire. Et plus encore, il le
condamne et dans un article qui paraîtra en France en
juin 1936, il accusera « la politique de Front populaire
d’être une politique de trahison », produite par les staliniens. Par ailleurs, en tant qu’organisateur de l’Armée
rouge, il observera d’un œil circonspect les milices du
POUM. Le Parti national républicain, en revanche, se
désiste. Au cours de la guerre civ i l e, ses membres se
répartiront entre les deux camps.
LE PROGRAMME A ÉTÉ DIFFICILE À ÉTABLIR. Il s’agit d’ailleurs d’un
manifeste qui minore la question agraire. Les petits
propriétaires présents dans les partis républicains refusent de la traiter. Les communistes s’inclinent, l e s
socialistes aussi. Les élections se déroulent dans un climat d’effroi et de haine. On espère que le scrutin pacifiera les esprits.
Que revendique le Bloc populaire ? L’amnistie des
trente mille pri s o n n i e rs ayant participé à l’insurrection
de l’Octobre asturien, le rétablissement des libertés
démocratiques, la restauration du statut de la Catalogne, l’adhésion de l’Espagne à la politique de sécurité collective prônée par la Société des Nations, des
mesures fiscales favo r a bles à la petite-bourgeoisie,
bourgeoise », pas plus, et qu’il ne s’agit pas d’emballer
la machine. Le plus loin que l’on puisse aller, c’est
d’unifier les Jeunesses socialistes et communistes et de
se préparer à conclure un programme élémentaire. On
le verra quelques mois plus tard , lors d’un entretien
accordé à un journal américain, Staline pressent une
g u e rre qui ne se bornera pas à l’Espagne et dont
l’union, la patrie des travailleurs, risque de faire les frais.
ALORS QUE GIL ROBLÈS S’EMPLOIE À ATTIRER LES PHALANGISTES, ceux-ci,
sous la direction de José Antonio Primo de Rivera,
prennent, au contraire, leurs distances avec un gouve rnement et des partis rongés par l’incompétence, et
donc le programme se résume grosso modo à un désir
de revanche sociale.
Au parador de Gredos, où la junte de la Phalange s’est
rassemblée le 15 juin 1935, Primo de Rivera conclut :
« Il ne nous reste que l’insurrection. » « Par conséquent,
et en toute conséquence, nous devons aller à la guerre
civile. » Les droites n’en reviennent pas. Elles sont prises
de court . José Antonio de Rivera les déborde. Il jette de
l’huile sur le feu. Pour expliquer ses outrances, on
recourt à la presse du cœur. À Gredos, il se serait heurté
à Pilar, duchesse de Luna, son ex-fiancée qui vient de le
quitter pour se marier. N’empêche qu’il insiste : « La
monarchie a fait son temps, et elle est tombée comme
une coquille vide le 14 avril. » Quant à la République,
elle n’est pas sa tasse de thé.
Gil Roblès se fait du mouro n . Un scandale chasse
l’autre. Le straperlo cède la place à l’« affaireTayà », qui
mouille une fois de plus le parti radical de Lerroux. Là,
c’est une sale affaire de trafic d’influences relatif à des
concessions navales. Gil Roblès entraîné par Lerroux
ne s’en relèvera pas. Il traîne encore ses guêtres tout en
convoitant le poste de Premier ministre. Et comme
don Niceto Alcalá Zamora le voue aux calendes
grecques, il sonde les généraux Fanjul et Varela pour
148
l’augmentation des salaires et la mise en œuvre de
grands travaux publics. Et, audace si ce n’est sacrilège,
le manifeste se prononce pour l’intervention de l’État
dans la Banque d’Espagne.
Le 17 janvier, comme à titre préventif, le gouvernement ordonne la libération de prisonniers politiques.
La campagne emprunte une tournu re agre s s ive. Les
droites accusent leur div i s i o n . Toutes ses variantes, à
des degrés divers, décident que l’armée est la vertu
théologale qui assurera le destin de l’Espagne, fût-il
tragi q u e, qu’elle sanctifiera la nation par la forc e. À
droite, l’armée est omniprésente. Elle est un tout, qui
pourrait tout et auquel on demande tout, jusqu’à la
dévotion.
À gauche, Manuel Azaña se démène. Sa république, il
ne la conçoit qu’élargie et responsable : « Sans discipline, impossible de la restaurer. » Il engage à l’apaisement, rejetant « toute politique d’exaspération ». Il ne
prêche pas dans le désert. Ce ne sont pas ses auditoires
qu’il cherche à convaincre, il essaie de persuader ses
adversaires de tempérer leurs réactions.
Les droites remâchent leurs dive r g e n c e s . Chacune
campe sur ses positions, car chacune se croit plus apte
que d’autres à conquérir le pouvoir ou à le conserver.
Chacune milite de son côté. Chacune fourbit des
arguments homicides. Et toutes, incrustées dans leurs
tranchées, conjuguent leurs efforts sans se concerter
vraiment, bien qu’elles dirigent leurs tirs ve rs l’ennemi
commun, le Bloc populaire.
Gil Roblès se la joue. Il se prend pour le caïd d’une
Espagne prête à succomber à ses charmes superlatifs. Il
croit posséder tous les atouts. Il mesure sa puissance à
la surface de son effigie de 185 m 2, p l a c a rdée sur
quatre étages d’un immeuble de Madrid, à la Puerta
del Sol. Ses portraits sont distri bués dans pre s q u e
toutes les agglomérations d’Espagne. Une apostrophe
les légende : « Tels sont mes pouvoirs ! » Un slogan les
couronne : « Donnez-moi la majorité absolue et je
vous rendrai la grande Espagne. »
Gil Roblès est sûr de lui. Le Chef ne peut manquer
de l’emporter. Il est sûr de son triomphe et, avec lui,
les industriels miniers qui le financent. Il perçoit 1
million de pesetas pour couvrir les frais d’une campagne grandiloquente. Bientôt, il est en proie au vertige d’une apothéose annoncée. Il se croit tout permis
et il en vient à mépriser les suffrages qu’il brigue :
« Les droites accéderont au pouvoir par les urnes et si
elles ne gagnent pas les élections, elles s’en empareront
d’une autre manière. » Le ton est donné. Et ce ton est
le diapason de la droite. Il est entendu que la victoire
lui est échue. Le 11 février, moins d’une semaine avant
le vote, Gil Roblès martèle : « Oser affronter l’Accion
popular (son parti), c’est défier l’Espagne ! Nous nous
dirigeons, je vous le dis, vers un triomphe irrésistible
et écrasant ! »
Les autres formations de droite partagent son optimisme. Le haut clergé est mis à contribution. Le cardinal Gomá y To m a s , p r imat d’Espagne et
arc h evêque de To l è d e, appelle par une lettre pastorale datée du 28 janvier « les catholiques à s’unir, à
tout prix » et à voter pour le Bloc national antirévolutionnaire « dans l’intérêt de Dieu et de la Patrie ».
Le 3 févri e r, l’évêque d’Almería abonde dans le
même sens. Du haut des chaires, on sermonne les
o u a i l l e s . On sonne le tocsin, on flétrit les athées
« ennemis du Christ et de l’Espagne ».
Des militants communistes et socialistes sont poignardés ou exécutés à coups de feu. Gil Roblès et la
CEDA sont certains de remporter les élections. La
Phalange et Primo de Rivera, écartés du Bloc national, car jugés trop avides, estiment qu’un éventuel succès de la gauche ne pose pas de pro blème sérieux,
puisque : « Nous nous retrouverions tous unis comme
en octobre (1934) pour sauver l’Espagne. » Calvo
Sotelo en rajoute : « Alors que les hordes du communisme avancent, le seul frein qu’on puisse leur opposer,
c’est la force de l’État, le transfert à la société tout
entière des vertus militaire s , comme l’obéissance, la
discipline, la hiérarchie qui auront raison du ferment
maladif du marxisme. Et c’est pourquoi je demande à
l’armée d’assurer cette mission. »
Par miracle, la situation ne dégénère pas en affrontements de masse. Les organisations ouvrières contiennent la riposte de leurs partisans.
Les anarcho-syndicalistes restent à l’écart. Le 6 janvier,
Buenaventura Durutti professe une leçon libertaire. Il
entonne un thème récurrent de l’anarchie, façon Stirner : « Tout individu qui vote détruit la confiance qu’il
lui revient, il délègue sa personnalité… » Le 17 janvier, le Comité national de la CNT enfonce le clou
et préconise l’abstention. Il se vante de n’avoir pas
paraphé le manifeste du Bloc populaire : « Ce manifeste est une honte pour ceux qui prétendent représenter la classe ouvr i è re. » Fin janv i e r, l e s
anarcho-syndicalistes s’activent. Ils s’acharnent à disqualifier les élections : « Non au vote ! La Révolution
maintenant ! » Puis la Confédération flotte. On ne sait
et elle ne sait trop où elle veut en venir. Elle laisse à ses
a d h é rents la liberté de vote et, le 25 janv i e r, e l l e
s’adresse à l’UGT pour dissuader ses militants de se
re n d re aux urnes. Elle s’attire une double réplique,
dont l’une provient du syndicat socialiste. Il s’interroge
sur le bien-fondé d’une démarche qui feint d’oublier
qu’un des blocs rassemble les partis ouvriers. L’autre,
issue de Mundo Obrero, invite « les camarades de la
CNT à occuper leur poste près des socialistes et des
149
communistes ». Les anarchistes sont une force, et, plus
qu’une force, une puissance dont le Bloc populaire ne
peut se priver. Mais le débat, si c’est un débat, s’envenime un peu plus. Le 4 févri e r, S o l i d a ridad obrera ,
organe de la Confédération, exprime des sentiments
r é f r a c t a i res à la consultation : « Le pro l é t a riat doit
s’abstenir dans la bataille électorale. » Le 12, la direction anarcho-syndicaliste précise, de crainte de n’avoir
pas été comprise, sans doute : « Le destin du peuple
espagnol ne se décidera pas dans les urnes, mais dans la
rue. » Le 13, elle remet le couvert. Puis, le 14, elle
o p è re un re t o u rn e m e n t . Le comité national de la
CNT diffuse un manifeste : « Nous qui ne sommes
pas des défenseurs de la République, nous mobiliserons toutes nos forces disponibles pour anéantir les
ennemis historiques du prolétariat. Il vaut mieux prévenir courageusement les événements, même si, ce faisant, nous nous trompons, que d’avoir à se lamenter
après coup de sa propre négligence. »
En avril 1931, les anarchistes déjà s’étaient fait désire r.
Pour les droites, leur ralliement in extremis au Front
populaire est une vilaine surprise.Toute la journée du
dimanche 16 févri e r, elles cru rent toucher au but.
Dans leurs rangs, on se partageait les dépouilles avant
même que l’ours n’eût été tué. Pourtant, en dépit
d’une campagne forcenée aux forts accents fascistes,
en dépit des démonstrations de force, en dépit d’une
propagande spectaculaire, en dépit des intimidations,
le Front populaire l’emporte.
Vers midi, on voit affluer vers les bureaux de vote les
électeurs anarchistes. Grâce à eux, à leur dévouement
raisonné, la balance penche du bon côté. La coalition
ouvrière conquiert 283 sièges sur les 473 des Cortés.
Comme en 1931, les foules envahissent les rues. Les
« masses » ont récupéré la Républ i q u e. Madrid est
embouteillé par des groupes de manifestants. O n
n’avance plus, on s’agglutine.
Le fascisme, le plus évident, le plus ostensible, le plus
revendiqué, celui de la Phalange, ne recueille que quarante-cinq mille voix, sur tout le territoire. Les monarchistes de Goicoechea sont également dans les cord e s .
Les radicaux de Lerroux, réduits à quatre députés, sont
plus que sonnés. Ils sont en voie de disparition. La
peur a changé de camp. Franco décrète l’état de
guerre, que le général de la garde civ i l e, Sebastián
Pozas, empêche. Franco continue d’ameuter des garnisons de province. Pour mettre un terme à l’agitation,
Alcalá Zamora, président de la Républ i q u e, oppose
son veto. De leurs côtés, Goded et Fanjul tentent de
soulever les régiments madrilènes. Nous sommes le 17
f é v ri e r. N é a n m o i n s , Po rtela Va l l a d a re s , P re m i e r
m i n i s t re, o u t repasse l’interdiction et implore Franco
de prendre des mesures pour empêcher la victoire du
F ront populaire. F r a n c o, qui vient d’essuyer une
déconvenue – ses partisans sont restés l’arme au pied
dans les régions militaires –, i nvoque l’immaturité
morale d’une armée en désarroi. Calvo Sotelo n’en a
cure. Lui aussi pense que Franco est l’homme de la
situation. Franco se mure dans le silence.
Alcalá Zamora convoque Manuel Azaña, tandis que le
président du Conseil, Portela Valladares, invite Largo
Caballero et Alvarez del Vayo à prendre le pouvoir sans
t a rd e r. Le Front populaire entre p rend ses réformes.
Dans les mois qui séparent son avènement de la
guerre, les grèves se mu l t i p l i e n t . De mai à juillet, on
en dénombre cent quatre-vingt-douze qui valent la
peine d’un recensement. Les déshérités re p re n n e n t
espoir. La question agraire connaît un début de solution d’une façon plus ou moins spectaculaire. Des
contradictions se font jour et s’accentuent dans le
camp républicain, que la direction du Front populaire
tente de juguler en vain. La question posée lors de la
campagne électorale re s s u r git avec une vigueur,
somme toute, prévisible : Révolution immédiate ou
alliance avec des couches petites et moyennes bourgeoises pour endiguer le fascisme ?
À LA FIN DU « BIENNAT NOIR » au cours duquel les classes dominantes ont priv i l é gié le règlement des conflits sociaux
par des pratiques policières et militaires, le sentiment
que la guerre civile apparaît inévitable pénètre tous les
esprits. La guerre est envisagée comme le facteur susceptible d’apaiser une société, en transes, par la saignée.
La soif de justice est trop grande pour se satisfaire de
l’ordre, et la soif d’ord re est trop absolue pour ne pas
admettre l’arbitraire et les abus prochains du despotisme.
À gauche, on rêve de socialiser le bonheur. À droite, on
conspue les libertés, et l’autorité rassure.
Le 21 janvier 1936, des intellectuels font part de leur
trouble, de leur émotion, si ce n’est de leur angoisse. Ils
publient un appel à la concorde. Parmi eux, on trouve
Miguel de Unamuno qui, le 18 juillet 1936, apprenant
le déclenchement du coup d’État contre la République,
s’installera visiblement content à la terrasse d’un café de
Salamanque afin de trinquer au succès des généraux
rebelles. Il avait milité pour une République dont il ne
reconnaissait pas le visage idéal qu’il en avait tracé et
dont il redoutait les excès révolutionnaires et athées. Ses
dern i e rs écrits dressent un bilan halluciné de blasphèmes
et de sacrilèges, réels ou imaginaires, commis par des
miliciens.Azorin signe lui aussi ce manifeste. Il a quitté
l’Espagne dès le début de la guerre et, quand il revient à
Madrid, en août 1939, plus résigné qu’autre chose, les
autorités « totalitaires » comme s’en vante Franco n’oublient pas son passé démocrate. Elles le tiendront en
l i b e rté surveillée. Elles lui interdisent de publier dans les
journaux, avant, peu à peu, qu’il approche des milieux
150
phalangistes, ce qui n’empêche pas le mouchard qui
l’espionne d’écrire dans un rapport : « Jusqu’à quand vat-on permettre à cet épouvantail d’intervenir dans les
gazettes et en politique ? En l’écartant définitivement et
violemment, la patrie y gagnerait beaucoup, ainsi que la
presse et la littérature. » Pio Baroja le qualifiait de « gouvernementaliste ». Mais lui-même, Pio Baroja, l’antirépublicain, où en était-il ? On le censurait férocement,
si bien qu’encore aujourd’hui certains de ses carnets,
une partie non négligeable de son œuvre, demeurent
inédits. Signe le manifeste également Ossorio, ami et
confident de Manuel Azanã, futur président de la République.Aucun d’eux ne sortira indemne. Les trois, à des
degrés dive rs , sont des vaincus et les symptômes d’une
R é p u blique qui s’emploie, aveugle, à fabriquer des
républicains qui lui sont excédentaires, qu’il s’agisse des
ouvriers et des paysans ou des intellectuels qui l’ont
recherchée. Ils deviendront les « républicains de trop »
d’une République qui ne convenait pas à ses partisans
parce qu’elle se montra timide, maladroite eu égard à
l’étendue et à la variété des tâches qui lui incombaient
et que ses ennemis exécraient parce qu’elle osait décliner des intentions. De son exil parisien, Azorin, qui
déplorait son incapacité à apprendre une autre langue
que le castillan, écrivait, perclus de solitude : « Je ne sais
où je vais. Je ne sais pas si je suis vivant ou mort . Je n’ai
plus de force pour penser. »
Au cours des quelques mois, la vie fut brève pour en référer à Falla, le gouvernement de Front populaire accomplit des prodiges. Il n’en tira pas les bénéfices qu’il eût
pu en escompter et, surtout, étant donné le contexte
national et international, il ne parvint pas à établir une
paix. Le Front populaire fut inadmissible pour les droites
et, accessoirement, « excédé » par des mouvements qui
amenuisèrent sa base de masse. La guerre antireligieuse,
par exemple, et pas seulement anticléricale, prit des prop o rtions qui lui furent peut-être funestes.
En Espagne, le catholicisme traditionnel imprégnait
une grande partie de l’imaginaire national et fécondait une culture populaire et savante. Il avait été à plusieurs reprises un facteur décisif de résistance aux
conquêtes, aux inva s i o n s , y compris sous sa forme
inquisitoriale, sinon on ne comprend pas le rôle joué
par l’Inquisition dans la formation de l’État espagnol,
la nation, si on ne tient pas compte du fait qu’elle agit
longtemps en mouvement de libération. On conçoit
dès lors l’échec de la Réform e, et l’on compre n d
mieux le naufrage des Lumières, perçues comme une
intrusion française, de gabachos. Antonio Gramsci pronostiquait qu’il faudrait des siècles pour que l’idéologie re l i gieuse s’éteigne ou dépérisse en Italie. Il est
c u rieux de constater la singular ité espagnole en
matière de contestation intellectuelle et morale de
l’Église. Elle s’effectue non par la négation de Dieu,
son interrogation, mais par une foule de discours hétérodoxes. Ils ont donné lieu à des sectes ou à des formations de masse, exigeant un strict respect des
Écritures. Les dissidences furent internes, nombreuses,
opiniâtres, au point qu’il en existe une célèbre recension produite en deux volumes impre s s i o n n a n t s , sur
papier bible, par Menendez Pelayo, conservateur de la
Bibliothèque nationale, vers la fin du XIXe siècle.A j o utons que les manuels littéraires consacre n t , en général,
quand ils ambitionnent le sérieux, des chapitres à la
l i t t é r a t u re re l i gieuse et my s t i q u e. On saisit combien
l’irruption d’un athéisme militant, pratique, v i n d i c atif, a bouleversé des consciences pourtant portées vers
la République, et je songe ici à Miguel de Unanumo
qui, au tout dernier moment, changea de camp.
La hiérarchie re l i gieuse avait identifié la Foi, l’Espagne
et la propriété, nouveau mystère de la Trinité d’où la
République était proscrite, ce qui activa, dans le cadre
d’une lutte de classes sans fa rd , la virulence d’une
impiété émancipatrice.
Depuis Philippe II, voire la fin du règne de Charles
Quint, l’Espagne courait après une modernisation qui
se refusait à elle, et ce n’est pas faute d’y avoir aspiré.
La question paysanne, celle des journaliers et celle des
petits lopins, si l’on considère l’histoire d’un pay s
acquis aux latifundios, aux immenses domaines souvent
paresseux, fut une longue, pour ne pas écrire une permanente histoire de jacqueries, que l’anarc h o - s y n d icalisme ne fit, en vérité, que prolonger en les colorant
d’idéologie communiste libertaire. Le gouvernement
de Front populaire avalisa un mouvement, certes juste,
réparateur, mais qui, par ailleurs, sans qu’on y pût rien,
parut régi par la force des choses, invoquée par Saint-Just
aux moments les plus tragiques de la Révolution. Le
cours de l’histoire échappait à la raison dialectique.
La politique d’alliance avec les couches moyennes, la
petite-bourgeoisie, qui eut dû conduire à l’isolement
et à la neutralisation des forces les plus rétrogrades,
buts que se fixait le Front populaire, c roisa une
urgence légi t i m e. Les patiences avaient été mises à
rude épreuve. La pondération était-elle de mise ? Les
souffrances comme les injustices dont elles émanaient
étaient trop anciennes, trop répétées et donc trop vives
pour qu’on en ajournât, une fois de plus, les thérapies.
En face, la passion de l’ordre, d’un ordre forcené, anachronique, incitait à la violence. On ne s’exonéra pas
d’y recourir avec une brutalité dont le siècle fut prodigue, et l’Espagne d’aujourd’hui n’en finit toujours
pas de découvrir de nouveaux charniers datant de la
guerre civile. •
1.Voir Nouvelles Fondations n°2, 3/4 et 5.
151
CULTURE
Hommage à Mstislav Rostropovitch
L’EMPEREUR
DE LA CORDE
ET DE L’ARCHET
y
Youri Bachmet a appris la mort de Mstislav Rostropovitch
lors d’une tournée entre deux rappels en scène à la fin d’un
concert.
Joint par téléphone, il nous a fait part de ses sentiments :
« Toute la salle s’est levée. Nous lui avons rendu hommage en marquant une minute de silence. Sa disparition est une perte terrible pour la Russie et pour le
monde entier. Pour moi, c’est un modèle dans tous les
domaines. Il était vraiment mon ami intime. Je l’ai
aperçu pour la dernière fois lors de la cérémonie officielle de son quatre-vingtième anniversaire au Kremlin ; il avait l’air très affaibli.
Rostropovitch était une personnalité extraordinaire.
Jusqu’à ses dernières minutes, il a su rester incroyabl ement vif. Il est triste de voir la Russie perdre, en l’espace d’une semaine, deux per sonnages qui ont
beaucoup contribué à la renaissance du pays. Avec la
disparition de Boris Eltsine, c’est une époque politique
qui est révolue et, avec celle de Mstislav Rostropovitch,
c’est une époque artistique.
J’ai toujours été très lié à Rostro p ov i t c h , et cela
depuis le temps où j’étais étudiant au Conserva t o i re.
On s’est beaucoup produits ensemble ces dern i è re s
années, on s’est souvent vus. Je ne saurais pas dire en
quoi il était plus grand : en violoncelliste, en enseignant, en chef d’orc h e s t re, en citoyen ou tout simplement à la maison.Tout ce à quoi il a touché, il l’a
fait brillamment. C’était un génie d’une telle enve rg u re qu’il est difficile de s’attendre dans l’immédiat
à avoir son égal.
Sa personnalité était à l’opposé de celle du gr a n d
Richter ou de David Oïstrakh, par exemple. Il se distinguait par un humour fantastique et par une facilité
déconcertante à commu n i q u e r. Une fois, à l’époque
où il n’avait pas encore quitté le pays, au Théâtre de
l’Opéra-comique de Moscou lors des répétitions de
La Chauve-souris, Rostropovitch arrive à la cafétéria et
voit une file d’attente d’une quinzaine de personnes.
Tout le monde le laisse passer, et lui se met tout à la fin
ouri Bachmet est né en 1953 à Rost ov - s u r - l e - D o n , é l è ve en alto de Vadim Boris ovsky puis de Fiod or Drouzhinin au
C o n s e rvatoire de Moscou. En 1975, il obtient le
second prix au Concours international de Budapest et en 1976 il re m p o rte le premier prix au
Concours international d’alto de Munich, ce qui
lance sa carri è re internationale.
En 1992,Y. Bachmet fonde son pro p re orc h e s t re de
c h a m b re, Solistes de Moscou, où il réunit les
m e i l l e u rs musiciens du moment du Conservatoire de
Moscou. En tant que soliste et chef d’orc h e s t re, il se
produit avec les meilleurs orc h e s t res symphoniques :
Berlin Philharm o n i c, Berlin Symphony, New York
P h i l h a rm o n i c, San Francisco Symphony, C h i c a g o
Symphony, London Symphony, Radio France, Wiener Philhar m o n i c. Pendant plusieurs années il a
donné des concerts dans les salles les plus prestigieuses
du monde aux côtés de S. Richter, M s t i s l av Rostrop ov i t c h , Gidon Kre m e r,V. Tre t i a kov et beaucoup
d’autres musiciens de talent.Y. Bachmet a inspiré de
nombreux compositeurs à l’image d’Alfred Schnittke,
Sofia Gubaidulina, John Tavener, Poul Ruders, Guiya
Kancheli et Mark-Anthony Turnage, qui lui ont dédié
de nouvelles œuvres pour l’alto. P rofesseur émérite,
Youri Bachmet est chef de la section alto du Conserva t o i re de Moscou. Depuis 2002, il est directeur art i stique et chef principal de l’Orc h e s t re Symphonique
La Nouvelle Russie. Il contri bue à enrichir la culture
des spectateurs en tant que directeur artistique et animateur des émissions télévisées La Gare des rêves et
La Musique dans les musées du monde. Il est organisateur et président du premier concours international
des artistes, unique en son genre en Russie. La fondation internationale de bienfaisance Y.-Bachmet a
créé le prestigieux prix Chostakovitch décerné depuis
dix ans aux meilleurs musiciens du monde entier.
T.R.
152
de la queue en disant : « Mes vieux, on est tous ici des
gens très respectables ! »
Durant plusieurs années, j’ai joué aux côtés de grands
mu s i c i e n s . Seul Rostro p ovitch m’a épaté par son
extraordinaire vision des choses. Il a su me transmettre
sa façon d’associer la musique et les images. Sous son
influence, j’ai essayé à mon tour, tout en jouant une
œuvre de Marin Marais, compositeur français devenu
célèbre depuis le film avec Gérard Depardieu1, de dessiner des images avec les sons et de les transmettre aux
auditeurs.
On raconte beaucoup d’anecdotes sur Rostropovitch.
Une des premières fois où il devait se rendre à l’étranger, il voulait que sa femme, Galina Vichnevskaïa, l’accompagnât. On lui a fait savoir que c’était impossible
et qu’il fallait en faire la demande en expliquant la rais o n : « Compte tenu de ma mauvaise santé, j e
demande à être accompagné par ma femme ». Alors
Rostropovitch a écrit : « Compte tenu de mon excellente santé, je demande à être accompagné par ma
femme. » On a beaucoup ri et l’accord a été donné.
Rostropovitch était décidément une personne
hors du commun ».
Y. Bachmet nous confie ensuite une histoire
de ses débuts d’étudiant dans un
orchestre aux côtés de Rostropov i t ch soliste. B a chmet était à
tel point absorbé par
l’écoute de
R o s t r o p o v i t ch
qu’il en a
o u blié de jouer
sa partition. R o stropovitch lui a jeté
un coup d’œil mécontent
tout en continuant de jouer
un air magnifique de Tchaïkovski.
Au même moment, il reprend le
thème oublié de l’alto sans rien perd r e
du premier. « Si ce n’est pas une maît rise parf aite de l’instrument de
musique ! » Dans la salle, personne n’a
rien remarq u é . Étudiant en première
année, B a chmet s’est dit qu’il en était
fini de sa car ri è r e. S u rtout au
moment où Rostropovitch passa
d e vant lui pour quitter la
scène… Mais, par ses
applaudissements, le public a
fait plusieurs fois revenir Rostrop o v i t ch qui, discrètement, à chaque
passage, glissait à l’altiste
p é t r i f i é
quelques mots, de plus en plus gentils. Et ses dernières paroles
ont été : « Ne t’en fais pas, mon vieux ! On aura encore
l’occasion de jouer ensemble et ce sera très bien. »
En effet, ils ont beaucoup joué ensemble.Y. Bachmet est fier
de vivre à l’époque de Rostropovitch, « l’empereur de la cord e
et de l’archet », comme il l’appelle, et qui, incontestablement,
est devenu le moteur de la vie musicale de Moscou, de la
Russie, de l’Europe et du monde entier. •
Propos recueillis et traduits du russe
par Tania Remond
1. Tous les Matins du monde, d’Alain Corneau, sorti en 1990. (Ndtr.)
153
DOCUMENT
Redécouve rte d’un texte historique
UNE CONFÉRENCE
DE BOUKHARINE
À PARIS EN 1936
n
MAURICE ANDREU*
la fille de G.V. Plekhanov, établie comme médecin en
F r a n c e. E n f i n , la police française ayant eu vent de
menaces d’attentat fasciste, Nikolaï Ivanovitch et Anna
d o ivent plus ou moins s’enfermer dans l’ambassade
soviétique avant de partir.
Anna Larina-Boukharina, qui a survécu à ses pers é c uteurs et à ses bourre a u x , a fait le récit des derniers
mois de la vie de Boukharine, jusqu’à son arrestation.
Elle le commence précisément au moment de ce
voyage à l’étranger3.
Elle nous donne d’abord d’intéressantes informations
sur les impressions personnelles du conférencier. Boukharine lui dit qu’il aurait pu fa i re une bien meilleure
intervention. Il est un peu déçu par la forme art i f icielle qu’a prise son discours-lecture, mais il est sens i ble à l’accueil chaleureux de ses auditeurs, à leur
nombre et, plus particulièrement, à la présence de R.
Hilferding en personne, venu spécialement l’entendre
à Paris. Le dirigeant soviétique semble un peu craindre
qu’on aie vent à Moscou de cette re n c o n t re qui n’était
pas prévue, mais c’est le fait le plus « sensationnel »
qu’il retient de cette journée, où il a pu discuter de
pro blèmes théoriques avec l’auteur du Capital financier. « Mais enfin, je ne pouvais pas le chasser, et c’était
extraordinairement intéressant de discuter avec lui. »
Elle nous éclaire aussi sur le contexte de ce voyage
q u i , comme beaucoup d’événements de la vie de
Boukhari n e, va être utilisé dans la construction des
dialogues de son « procès »-spectacle de mars 1938.
Elle considère que cette mission était une provocation
destinée à établir des liens concrets entre Boukharine
et des re s p o n s a bles sociaux-démocrates, afin de les
métamorphoser en actes de trahison et d’espionnage.
Elle n’est pas loin de soupçonner les mencheviks russes
qui avaient rencontré la mission d’avoir participé à la
provocation. En effet, la revue de Dan et Nikolaevsky,
Le Messager socialiste, publie, en décembre 1936 et janvier 1937, une Lettre d’un vieux bolchevik dont l’auteur
« anonyme » ne pouvait être que… Boukharine ; a l o rs
ikolaï Ivanovitch Boukharine est à
Paris, à l’hôtel Lutétia, depuis la seconde quinzaine
de mars. Il est en mission pour le Bureau politique
du PC de l’Union soviétique afin d’acheter des
archives de Marx et Engels qui appartiennent au
Parti social-démocrate allemand. Elles ont été évacuées d’Allemagne en mai 1933 – avec des
archives social-démocrates russes – et sont dispersées dans diverses capitales européennes. Boukharine et les autres membres de la mission2, partis de
Moscou à la fin de février, en passant par Berlin,
ont fait un long périple par Prague, V i e n n e,
C o p e n h a g u e, A m s t e rdam et Paris pour voir les
documents proposés et les divers re s p o n s ables. Il
est convenu qu’ils vont négocier le prix à verser
au SPD avec deux mencheviks exilés à Paris, F.I.
Dan et B.I. Nikolaesky.
La négociation échouera et sera interrompue à la fin
d’avril, mais, dès le début de ces six semaines parisiennes, on propose à Boukharine de s’exprimer publ iquement, oralement et par écrit, dans une conférence
rémunérée. André Malraux, qui fait partie des organis a t e u rs de l’événement, assure la rédaction en bon français de la traduction faite par le Dr A. Roubakine. Grâce
à ce gain inattendu en devises convertibles, Boukharine
peut faire venir son épouse Anna, alors au début du
neuvième mois de sa grossesse. Elle arrive le 6 avril,
mais ne profitera pas comme elle l’aurait souhaité de ses
trois semaines de séjour à Paris. Elle s’évanouit devant la
Joconde et prend froid au château de Versailles, si bien
qu’elle doit passer une semaine dans une clinique, chez
* P rofesseur certifié honoraire de sciences économiques et sociales,
docteur en sciences économiques de l’unive rsité Paris-XIII.Auteur
de L’Internationale communiste contre le capital 1919-1924, Actuel
Marx Confrontation, PUF, Paris, 2003. Le texte de la confére n c e
que nous re p roduisons ici1 a été lu le 3 avril 1936 dans une salle de
la Sorbonne, devant les invités de l’Association pour l’étude de la
culture soviétique (4, place du Panthéon, Paris Ve).
154
qu’au même moment le procès de Radek, Piatakov,
Soko l n i kov, etc., annonce directement les noms des
p rochaines victimes (Rykov et Boukharine). Anna
Larina rappelle que c’est la deuxième fois que cette
revue menchevique parisienne produit un document
compromettant pour Boukharine. Le Messager socialiste
avait publié le mémorandum de sa re n c o n t re avec
Kamenev en juillet 1928. Cette « preuve » d’une activité fractionnelle de Boukharine avait été utilisée pour
écarter les chefs de la « droite » du pouvoir. On peut
penser, avec Anna Larina, que les mencheviks exilés
éprouvaient une certaine satisfaction chaque fois qu’ils
voyaient les bolcheviks se déchirer et même s’entretuer,
comme ils commençaient à le fa i re en 1936. I l s
n’avaient peut-être pas trop de scrupules à mettre un
peu d’huile sur ce feu.Anna Larina s’étonne quand elle
voit comment, dans les années 1960, Nikolaesky et,
dans une moindre mesure, L.O. Dan, la veuve de F.I.
Dan, ont raconté leurs conve rsations avec Boukharine.
Elle est certaine que son mari n’a jamais eu les rencontres en tête-à-tête que Nikolaesky prétend avoir
faites et qu’il ne s’est pas rendu de lui-même chez Dan
pour lui déclarer qu’il se sentait perdu. Elle était présente lorsque Fanny Ezerskaïa, une amie de la famille
Larine, a parlé avec Boukharine et elle ne l’a pas entendue lui conseiller l’exil et lui proposer de diriger un
journal d’opposition. Près de trente ans après les faits,
les auteurs et les éditeurs de la Lettre d’un vieux bolchevik
ont peut-être été tentés de camoufler leurs mauvaises
intentions à l’égard de tous les bolcheviks en présentant
Boukharine comme le véri t a ble inspirateur de leur
ouvrage… Ils ne savaient pas qu’Anna pouvait encore
témoigner et démentir l’essentiel de leurs fausses confidences.
Finalement, comme le dit sa femme, on peut supposer
que Nikolaï Boukharine, en avril 1936, « ne prévoyait
pas sa perte »4.
La Pravda du 10 février 1936 l’avait bien attaqué personnellement, mais pour des broutilles littéraires : deux
phrases de ses éditoriaux des Izvestia où il avait dit,
d’une part, que le nom de la Russie avait été associé par
le tsarisme à toutes les formes d’oppression et de misère
et, d’autre part, que la nation russe avait été une nation
d’Oblomov… Cela suffisait pour émouvoir les censeurs
de Staline, mais ce n’était pas la première escarmouche.
Le texte de la conférence, comme on peut le lire, ne
contient pas de message politique subliminal. À aucun
moment, il ne sort de son cadre théorique : développer
une confrontation entre les tendances destructives du
capitalisme qui divise, coupe en morceaux, hiérarchise,
asservit… alors que le socialisme construit, u n i f i e,
i n t è gre, démocratise et libère… Pas la moindre allusion
à la réalité de la terreur ou aux absurdités du système
stalinien. En commettant cet énorme mensonge par
omission, Boukharine espère-t-il quelque chose ? Probablement rien, en tout cas rien de politique ; mais,
depuis son échec de 1929, il a conservé son ambition
constante de prouver que la pensée théorique socialiste
vit encore, en s’opposant au capitalisme en crise et aux
formes idéologiques monstrueuses qu’a produites cette
crise.Au lecteur de juger s’il y est parvenu.
Moins d’un an après son séjour à Paris, Boukharine
est arrêté (5 mars 1937). L’histoire a fait que ce discours lu à la Sorbonne fut pro b a blement la dern i è re
re n c o n t re de Boukharine avec un public vivant et
ve nu pour l’écouter. Lorsque l’ouverture du second
procès de Zinoviev, Kamenev, etc., le 19 août 1936, et
leur rapide exécution dévoileront les intentions exterminatrices de Staline, Boukharine comprendra que sa
survie était compromise et qu’il avait entraîné sa jeune
femme et leur fils, né en mai 1936, dans un piège
mortel. Autant qu’il le pourra, il essaiera de s’assure r
que sa famille resterait à l’abri de la répression, et les
agents du NKVD s’efforc e ront de le lui faire croire.
Staline, parfait tourmenteur, connaissait assez Boukharine pour utiliser son ambition de laisser la trace d’une
pensée théorique véri t a bl e. Pour obtenir ses aveux
publics et sa soumission complète, il l’autorisa à écrire
tout ce qu’il voulait. Ce sera un roman inachevé (Le
Temps ou Comment tout a commencé…), un ensemble de
poèmes (La Transformation du monde), un livre de philosophie en forme d’« Arabesques » et un essai sociologique sur le socialisme et sa culture.Toutes ces pages
n’atteindront d’abord que les étagères de la bibl i othèque personnelle du Maître, car il les conserva – on
peut se demander pourquoi… C’est ce qui permit,
beaucoup plus tard, en 1992, à un bu reaucrate anonyme mais généreux de l’entourage du président Eltsine de donner une copie de tous ces ouvrages à la
veuve et au biographe américain de Boukharine.
La conférence rédigée et lue à Paris n’avait évidemment
jamais vu le jour en URSS avant la tardive « réhabilitation » de son auteur, en 1988. La brochure publiée à
Paris fut vite retirée de la circulation après l’arrestation
de son auteur et « oubliée » pendant des décennies. C’est
sa pre m i è re re p u blication en France. Les éditeurs du
premier volume des Écrits de la Pri s o n, parus en 1996,
celui qui a pour titre Le Socialisme et sa culture, ont pensé
qu’elle pouvait y être ajoutée, en annexe, car elle préfigure le projet réalisé en captivité. •
1. Nous remercions la BDIC de Nanterre qui nous a donné accès à
l’exemplaire de cette brochure qu’elle conserve dans ses collections.
2.A. Ia. Arossev et V.V.Adoratski, respectivement président de l’Office
central des relations culturelles avec les pays étrangers (VOKS) et
directeur de l’Institut Marx-Engels-Lénine.
3. Cf. Anna Larina-Boukharina, Boukharine, ma Passion, Paris, 1990, à
partir de la p. 258.
155
DOCUMENT
Conférence de Nikolaï Boukharine à Paris 3 avril 1936
LES PROBLÈMES
FONDAMENTAUX
DE LA CULTURE
j’
Rien ne contredit autant la conception idéaliste, part a g é e, hélas ! par de nombreux intellectuels, que la
crise de la culture que nous traversons. Très souvent,
savants et artistes se trouvent, pour ainsi dire « blessés »
pour la culture spirituelle en pensant naïvement que
les marxistes entendent déprécier cette culture, la sousestimer. Or, en réalité, c’est la genèse de cette culture
qui est en question. Jamais aucun marxiste n’a affirmé
la supériorité de la fabrication du saucisson sur les
t a bleaux de Corot, ou celle de la circulation monét a i re de l’Allemagne sur la philosophie marxiste.
Aucun marxiste qui reconnaît la théorie darwiniste de
l ’ é volution ne dira que le phénomène de la
conscience est inférieur à la matière inorganique.
Mais, par contre, nous défendons évidemment que
l’homme et son cerveau proviennent de formes plus
primitives, que la matière vivante vient de la matière
i n o r g a n i q u e, contre tous les partisans des traditions
bibliques plus ou moins modifiées, et selon lesquelles
l’esprit de Dieu planait de toute éternité au dessus du
gouffre matériel.
Quelle a été et quelle est l’évolution de la cri s e
actuelle de la culture ? Que vaut la thèse qui proclame
l’indépendance de la vie intellectuelle à l’égard de
l’économie ?
Pour pouvoir répondre à ces questions, il faut examiner les faits.Voyons leur signification.
La crise générale de capitalisme2 en tant que système
économique, et la rupture du monde depuis la naissance de l’U.R.S.S., ont déterminé une crise de la culture spirituelle brisée selon deux tendances.
Il n’est pas difficile de voir en quoi la crise du capitalisme se traduit ou s’exprime dans la crise de ses
formes idéologiques.
Dans le domaine des orientations économiques, nous
observons une crise de l’idée du progrès technique
rapide – on cherche à la remplacer par l’idée d’un freinage de la technique ; à la place de l’orientation indust ri e l l e, on fait sortir une « r é - a gr a ri s a t i o n » , u n e
exprime ma profonde gratitude au Dr A. Roubakine, qui s’est chargé de traduire ma conférence en
français, et à André Malraux, qui a bien voulu en assurer la rédaction.
N.-I. BOUKHARINE1
Nul ne doute que nous trave rsions à l’heure actuelle la
plus grande crise mondiale que l’histoire ait connue ;
une crise de la civilisation toute entière, tant matérielle
que spirituelle. Crise du système capitaliste dans son
ensemble, et qui conduit à une transformation inévitable de la société capitaliste en société socialiste. La
ru p t u re du monde contemporain, la naissance de
l’Union Sov i é t i q u e, ne sont que le commencement
d’une gigantesque transformation sociale.
Les processus réels de la vie sociale qui reflètent cette
crise se présentent comme des preuves éclatantes de
la doctrine de Marx qui les a tous préfigurés. C o mment admettre cette opinion si largement répandue
parmi les intellectuels français, que la culture spirituelle
est indépendante de la culture matérielle ? Et que cette
thèse de l’indépendance des deux cultures, expression
de la conception occidentale, s’oppose à la conception
communiste qu’on considère comme une conception
orientale ? Est-il encore nécessaire de constater que le
marxisme est avant tout un produit de la culture occidentale ? En tant que système, le marxisme part directement des doctrines de l’économie politique anglaise,
du socialisme français et de la philosophie classique
allemande. De plus, on sait que la culture la plus spiritualiste s’exprime par les conceptions religieuse et philosophiques de l’Inde, et cette conception, orientale
par excellence, est une négation du monde sensibl e.
L’Orient pourtant (Chine et Indes comprises) connaît,
comme l’Occident, des tendances matérialistes. Les
Grecs ont eu Démocrite, la France a eu une pléiade
éclatante de matérialistes : ce n’est pas à tort que les
fascistes allemands tiennent l’époque de l’Encyclopédie pour le péché originel de l’humanité.
156
orientation vers la terre ; l’ancienne admiration devant
le marché mondial se transforme en une propagande
d’un nouveau mercantilisme et de l’économie autarchique ; « le libre jeu des forces économiques » et la
formule « laissez fa i re » sont brutalement remplacés
par le mot d’ord re d’une réglementation par l’Etat ;
l’individualisme économique, l’apologie de l’initiative
p rivée cèdent la place à l’apologie des pouvo i rs
monopolisants et à l’étatisme nationaliste ; l’idée de la
soumission à la « loi naturelle inévitable » est remplacée par l’idée d’une puissance politique et d’une
contrainte.
Est-il donc si difficile de compre n d re que toutes ces
a c t ivités idéologiques découlent directement de la
situation actuelle des classes capitalistes, qu’elles sont
directement déterminées par les changements économiques qui se sont produits dans ces dernières dizaines
d’années ?
En ce qui concerne la viep o l i t i q u e, on est en présence
d’une crise de l’Etat démocratique et libéral, et cette
crise se rattache directement à un état critique du
capitalisme. Et de là vient le fascisme. Et de là vient
également toute l’idéologie de l’Etat corporatif fasciste, l’idée de la totalité, l’affirmation de la hiérarchie
corporative, le « césarisme », l’apologie d’une militarisation de la vie, la pensée militaire, etc.…
Est-il si difficile de compre n d re que ces « a c t iv i t é s
idéologiques », elles aussi, sont liées à la crise du système économique du capitalisme et à la lutte des
forces sociales qui se déploient sur cette base ?
Dans le domaine des forces idéologiques sublimées, nous
assistons à une crise de l’idée d’évolution, ce qui se
traduit d’une façon générale par une crise de l’idée du
progrès technique et un état d’esprit pessimiste des
milieux capitalistes ; à une crise de l’idée de la « personnalité autonome » et à un remplacement de cette
idée par celle de l’unive rsalisme de caserne; à une crise
de toute l’idéologie de l’humanisme chrétien libéral
et à une consolidation des « théories racistes », du
« néo-paganisme », d’une propagande ouverte du bestialisme (« le rapace » de O. Spengler) dans les pays fa scistes ; à une crise de l’idée d’égalité formelle et au
remplacement de cette idée par celle de la hiérarchie
étern e l l e, avec mobilisation des idées de Joseph de
Maistre, de Gobineau, de Nietzsche, de Saint-Simon
même ; à une crise du « droit » et une orientation vers
la « force », « la puissance », etc. ; à une crise de l’idée
de connaissance rationnelle et une orientation vers
« l’instinct », « la voix du sang », « l’inconscient », « l ’ i ntuition » ; à une crise de l’intellectualisme et un épanouissement du « vo l o n t a r i s m e » , des for m e s
spécifiques de l’« activisme », du « messianisme », des
mythes sociaux, etc.
Est-il donc si difficile de remonter aux points de
départ matérialistes de ces conceptions idéologiques
et de trouver la base matérielle de ces « activités spirituelles » ?
Il est évident que tout autour de chacune des dominantes idéologiques que nous venons d’énumérer, on
voit s’accumuler une foule d’idées et d’intentions qui
en dér ive n t . Mais la toile de fond est déjà assez
démonstrative pour nous montrer que la crise du capitalisme et la formation des Etats fascistes en tant
qu’avant-garde ou troupes de choc du front capitaliste,
qui cherche à maintenir le monde de l’exploitation
par une guerre civile préve n t ive contre la classe
ouvrière, que cette crise, disons-nous, trouve ici son
expression idéologique.
C’est ce que nous allons entreprendre de montrer avec
p r é c i s i o n , avant de poser le pro blème même de
l’homme, et d’exposer la solution que lui propose la
civilisation socialiste.
COMMENT ON SE LIBÈRE DES CRISES, DES GUERRES, DE L’EXPLOITATION A la
base matérielle d’une nouvelle culture socialiste, on
trouve une libération des forces pro d u c t rices de la
société par la suppression des chaînes qui les paralysent : [les]3 formes capitalistes de la production avec
leurs conséquences inévitables, crises, guerres, exploitation. Le fascisme, lui aussi, se prétend capable de surmonter la crise actuelle du capitalisme et de résoudre à
sa façon le problème de la formation d’une société
nouvelle : au dire de ses adeptes, il n’est plus le capitalisme, pas davantage le socialisme comme on le comp rend d’ord i n a i re, quelque chose de spécial,
d’autonome, une troisième formule, plus élevée.
Que propose donc le fascisme dans le domaine économique ?
Tout d’abord, il laisse tous les moyens fondamentaux
de la production entre les mains des capitalistes et des
propriétaires fonciers, de même qu’il laisse la forc e
armée réelle entre les mains de l’ancien état-major.
Dans aucun système fasciste on ne touche au principe
de la propriété privée ; cette dernière y doit être considérée comme une fonction sociale (Mussolini). Le fascisme n’attaque que le capital u s u ri e r, en laissant
absolument intacte la citadelle principale du capitalisme. Il crée une situation privilégiée pour l’agriculture (c’est-à-dire pour les « land-lords », les agrariens
et les paysans riches), en considérant la protection de la
« terre » (des Bodens) comme une protection du pri ncipe le plus conservateur. Il consolide, à la façon du
M oyen A g e, l’existence des classes sous forme de
« corporations » ou de « professions » par sa pro p agande des rapports patriarcaux et médiévaux entre les
classes. Mais il change les étiquettes qu’on colle à ces
classes, en transformant les capitalistes en « dirigeants
157
de l’industri e » et les ouvri e rs en « camarades du
peuple » (Volksgenossen). C’est par des mots magiques
qu’il espère « conjurer » les contradictions réelles entre
les classes, par l’éloge de « l’honneur au travail », de la
« fidélité aux dirigeants ».
Ainsi, dans tout pays fasciste, de même que dans tout
le monde capitaliste, la contradiction entre la production et la sous-consommation des masses, cette cause
la plus profonde des crises, persiste entièrement. L’autarchie ne veut nullement dire un « auto-isolement »,
mais bien une organisation de la puissance militaire et
économique en vue d’une expansion. Le principe de
l’autarchie part des principes « stratégiques, nationaux
et enfin économiques » (Sombart). C’est pour cette
raison qu’à la notion de l’« économie totale » et de
l’Etat social du fascisme correspond également la
notion d’une « guerre totale ». Toute l’économie se
trouve utilisée par des buts extra-économiques. Elle
devient une « méta-économie », suivant l’expre s s i o n
de Neumark4. Tandis que les dirigeants du fascisme
font des propositions « pacifistes » aux hommes qui ne
demandent qu’à être tro m p é s , tout le système des
mesures réelle est commandé par des théories telles
que celle de la « guerre totale » du général Ludendorf,
qui affirme que « Der Friede ist überhaupt nur ein
Ausnahmezustand und hat ledglich als Vorbereitung
auf den “totalen Krieg” ein gewisses Daseinstecht »
(Ludendorf, « Der totale Krieg »)5.
C’est ainsi que le fascisme laisse absolument intacts les
vices fondamentaux et immanents du capitalisme ; la
propriété privée, l’exploitation, la contradiction entre
la production et la consommation, les cr i s e s , l e s
guerres. Bien plus, il accentue d’une façon extraordin a i re certaines de ces contradictions. Les quelques
concessions qu’il fait aux masses s’accompagnent
d’une véritable destruction de leur ava n t - g a rde et
d’une exaltation inouïe de facteurs militaires. Sous une
forme modernisée, il arrive ainsi à réaliser les vieux
r ê ves réactionnaires d’une « m o n a rchie sociale » ,
l’idéologie de ce qu’on a appelé le « socialisme policier » ; on assiste à une sorte de féodalisation du capitalisme monopolisateur, à ce que Jack London
décrivait comme domination du « Talon de fer »6. Les
chefs fascistes, en copiant les augustes césars romains,
essaient de créer leurs gardes prétoriennes et de sauver,
à l’aide des couches sociales inférieures, la domination
des propriétaires d’esclaves contemporains. Jules César,
lui aussi, est sorti des rangs des conspirateurs de Catilina. Mais le prolétariat d’aujourd’hui n’est ni la plèbe
ni la foule des esclaves du monde antique. Il ne peut
être question de reconstituer une époque de magnificence césarienne durabl e, même décadente. Et d’autant plus qu’en for mu l a n t , dans les discours
diplomatiques, la « paix germanique », le fascisme fait
tout son possible pour rapprocher l’heure d’une catastrophe militaire qui emportera tout.
Ainsi se trouve actuellement en jeu l’existence même
de la culture. La mission historique du socialisme est le
sauvetage de cette culture qu’il s’agit de libérer des
crises, des guerres, de l’exploitation, des liens dont les
formes capitalistes de la production entravent le développement des forces productives et le développement
de la culture elle-même.
Envisageons d’abord comment la civilisation socialiste
entend délivrer l’homme de la mécanisation de la vie.
LE PROBLÈME DE LA DÉMÉCA N I S ATION DE LA VIE Le pro blème de la
démécanisation de la vie est un des plus importants
problèmes de la culture contemporaine.
Le capitalisme, avec son machinisme et sa rationalisation de la pro d u c t i o n , a transformé les immenses
masses humaines en « ouvriers de détail », en « compléments à la machine » (Marx) ; il a mortifié et
dépersonnalisé à l’extrême le processus de la production, en le privant de toute « joie créatrice » ; il a dressé
la machine sans âme contre l’homme vivant qui l’emploie. Le développement ultérieur du capitalisme a
encore accentué cette tendance, en la rendant universelle : dans le domaine de la technique, par l’intro d u ction du travail à la chaîne, par une décomposition
ultérieure de tous les mouvements, la journée de travail restant la même. L’ i n t roduction du travail à la
chaîne, le développement formidable des organisations
bureaucratiques créées par le capitalisme monopolisateur, les formes anonymes du capital, la création d’une
armée de fonctionnaires, la domination universelle de
l’objet sur l’homme qui trava i l l e, tout ceci a transformé la vie de grandes masses humaines contraintes
désormais à végéter d’une façon mécanique et calculée, sans initiative, sans création ; les hommes ne se distinguent plus que par des numéros ; tendance encore
accentuée dans la décadence du capitalisme qui vient
de commencer, dès que ses formes monopolisantes et
ses formes de crise sont devenues une sorte de système
de freins automatiques ; cette transformation a privé
également de leur stimulation créatr ice les
« sommets » capitalistes de la société. Des protestations
contre cette mécanisation se faisaient entendre, tant
dans la classe ouvrière qui cherche à résoudre le problème de la démécanisation de la vie par la voie du
socialisme que parmi les intellectuels « esthètes » (John
Ruskin), les artistes (Gauguin) et même parmi les philosophes décadents des milieux dirigeants, tels que
Spengler avec sa propagande directe pour la suppression de la technique, et Keyserling.
C’est en partant de ces intentions qu’on arrive à une
tendance antitechnique plus ou moins masquée, ten-
158
Nikolaï Boukharine, au centre avec la casquette, au milieu des étudiants de « l’École des professeurs rouges »
fin des années vingt, début des années trente (collection Erhenbourg).
dance à laquelle le fascisme fait des avances. C e p e ndant, ne perdons pas de vue qu’à côté de cette tendance à s’appuyer sur « la terre », sur les formes plus
simples et plus élémentaires de la vie, même sur l’artisanat, le fascisme comprend également une tendance
technocratique qui cherche à donner un cadre adéquat à
la technique en proclament un utopique « capitalisme
dirigé ».
Mais que donne le fascisme en réalité ? En réalité, il
crée un système de vie mécanisé du type militaire. Le
terme ultime de ce système est la législation raciste du
mariage, la pratique des stérilisations, etc. où une réglementation mécanique s’introduit dans les domaines les
plus intimes d la vie humaine.
Le socialisme résout le problème de la démécanisation
de la vie en forçant la mécanisation de la production ;
p a r a d oxe facile à compre n d re lorsqu’on se re n d
compte de l’application anticapitaliste des machines.
Dans l’U.R.S.S., aujourd’hui déjà, la machine a per-
mis d’abréger considérablement la journée de travail.
Elle n’entre pas dans notre production comme force
matérialisée de capital, mais y remplit le rôle d’un
outil humain, d’un moyen permettant à l’homme de
réaliser ses buts. Ici c’est l’homme qui domine l’objet et non
pas l’objet qui domine l’homme. La machine et le travail
divisé sont commandés par des hommes qui dirigent
consciemment l’ensemble du processus technologique.
De cette façon, toute opération de détail prend son
sens et son importance. L’homme qui travaille libère
lui-même son temps, é l è ve lui-même son nive a u
d’existence, il crée et il invente lui-même, il se re n d
compte de l’importance et de la signification de son
travail particulier dans l’ensemble du travail. Pour la
première fois, il se transforme d’objet en sujet du travail, il récupère son « moi » et conquiert son « nous ».
Dans l’agriculture, le rôle révolutionnaire du machinisme socialiste est encore plus grand. Là, la machine
libère l’homme du patriarchisme barbare, de l’asserv i s-
159
sement aux forces de la nature, de toute « l’idiotie de
la vie rurale », en créant pour la pre m i è re fois dans
l ’ h i s t o i re les possibilités d’un rapide développement
c u l t u re l . Le fascisme machinise l’homme, le socialisme
humanise la machine. Le fascisme veut traiter les « excès
du machinisme » par un retour médiéval à la terre ; le
socialisme, par contre, mécanise partout la production
et les base économiques de l’existence. Il délivre par
là l’homme indépendant de la domination de la nature
et crée ainsi les prémisses du règne réel d’une liberté
véritable.
LA RECONSTITUTION DE L’HOMME Envisageons maintenant comment la civilisation soviétique entend former enfin
l’homme complet.
La société bourgeoise est celle où la division du travail
et les antagonismes de classes atteignent leur maximum.
Autrement dit : dans cette société, au fond, l’homme
n’existe pas ; seul existe l’homme d’une classe déterminée, d’une profession déterminée et, partant, d’un
type physiologique et psychologique déterminé, ayant
des attitudes également déterminées à l’égard de
toutes les manifestations de la vie. Ce qui est typique
pour cette société, ce n’est ni la spécialisation de production, ni la complexité des fonctions disjointes, ni
la spécialisation des machines et des appare i l s , ni les
formes concrètes de production, mais le fait que ces fonctions spécialisées sont, pratiquement, rattachées POUR TOUTE
LA VIE à des hommes déterminés.
De plus, dans le domaine de la production matérielle
aussi bien que de la production « spiri t u e l l e », o n
o b s e rve un manque d’unité : d’unité de but et d’unité
de méthodes. Classes, ville et campagne, professions et
spécialités – telles sont les catégories dans lesquelles le
capitalisme effectue son mouvement historique réel.
Cette situation comporte ses propres pôles extrêmes :
fonction de commandement et travail d’exécution,
neurasthénie sururbaniste et barbarie ru r a l e, travail
physique sans travail intellectuel, travail intellectuel
sans travail physique, etc…. A la place des hommes
vivants, on trouve de multiples fonctions personnifiées
élevées à une échelle gigantesque. L’homme n’y existe
pas : il est coupé en morceaux, et chaque morceau vit
d’une vie isolée, dans une ambiance isolée elle aussi et
souvent extrêmement rétrécie. Le fractionnement en
classes est la forme essentielle du fractionnement
humain, fortement antagoniste, comprenant des types
d’intérêts, d’expériences de la vie, de Weltanschauung
(conception du monde) complètement opposés les
uns aux autres. A l’encontre de la thèse idéaliste qui
proclame l’activité intellectuelle indépendante de la
prose matérielle de l’existence, nous voyons les formes
mêmes de la pensée, son style prédominant, apparaître
comme des fonctions de la situation sociale corre spondante. Même des philosophes tels de Max Scheler
sont obligés de re c o n n a î t re l’importance absolument
exceptionnelle du pro blème de la sociologie de la
pensée. On sait que son « Die Wissensformen und die
Gesellschaft »7 analyse la dépendance des éléments les
plus formels de l’idéation et les différentes positions
de classe sociale. Et il est clair, en tout état de cause,
que la fragmentation de la société se fait sentir dans
les formules idéologiques les plus essentielles.
L’abîme profond qui sépare le travail intellectuel du
t r avail physique a toujours existé dans l’histoire de
l’humanité, dans toutes les formes sociales divisées en
classes, y compris la forme capitaliste. De ce point de
vue, ceux qu’on a appelé intellectuels et qui au fond
ont toujours desservi les classes dirigeantes, ne sont
donc que des fractions d’hommes. Il est curieux de
noter le reflet de ce phénomène sur l’écran de la philosophie. Dans l’immense majorité des systèmes philosophiques, les notions de « sujet », de « moi », ne
s’appliquent pas à l’homme complet, avec son activité
va r i é e, et moins encore à l’homme historique et
social : non, il ne s’agit que d’une maigre abstraction
du côté intellectuel et contemplatif de son existence ;
son « activité » est passive : s’il « crée », il ne crée que
des illusions abstraites et des abstractions illusoires, jusqu’à ce que Marx ait supprimé définitivement cette
façon de traiter « le sujet connaissant ».
La division fractionnée du travail a trouvé également
son expression dans la science où une spécialisation à
outrance conduit au fractionnement de la science
même. Elle a fait aussi sentir ses ravages dans l’art. Les
impasses où s’est trouvé l’art étaient en grande partie
dues à un rétrécissement progressif de l’expérience
vitale : au fur et à mesure que la vie se rétrécissait et
s’appauvrissait dans son fond, l’art perdait son contenu,
on voyait apparaître les recherches de « forme pure »,
des éléments spécifiques pris comme essence. Arrivé
là, l’art finissait par se dévorer lui-même.Ainsi, la peinture ayant adopté le « principe pur » de tache décorative, s’est trouvée dans une impasse et a été obligée de
transgresser ses limites ; de même l’arc h i t e c t u re s’est
avancée jusqu’aux formes géométriques les plus
simples ; la sculpture, elle aussi, s’est engagée dans l’impasse de l’expressionnisme. Le grand art reflétant toute
la richesse de la vie, dans tous ses domaines, s ’ e s t
décomposé tout comme s’est décomposé l’homme
sous le régime capitaliste. Ainsi, la morphologie de la
société trouve une expression adéquate dans la morphologie de la culture spirituelle.
Mais que propose le fascisme pour résoudre cet
énorme problème de la culture ? Son « totalisme » est
le totalisme de l’Etat, tout-puissant et intervenant par-
160
tout, mais fixant le fractionnement de l’homme et les
monstruosités de ce fractionnement.
En effet, que fait le fascisme ?
Il conserve la propriété privée ; il fixe les classes en tant
que corporations ; son principe, c’est une hiérarchie
surmontée d’une « élite » ; il fait retour au principe
moyenâgeux de la vie : la vie suivant la hiérarc h i e
sociale au point de vue de la théorie raciste de l’organisation de la société, le prolétariat est traité comme
un organe inférieur, pas noble, tandis que l’élite est un
type pur, un noble organe de la société ; au sein d’une
n a t i o n , dans le « Vo l k s g e m e i n s c h a f t » 8, on fixe les
classes qui se transforment en castes. Les théoriciens et
les praticiens du fascisme (comme Spengler, Gentile,
Spann, Pareto, et en terminant par Hitler, Mussolini et
Araki) admettent ouvertement le « principe ari s t o c r atique », en déclarant que c’est une loi de la nature.
Qu’il soit bien entendu, une fois pour toutes, qu’il ne
s’agit pas de défendre ici le point de vue naïf et rationaliste de l’égalité des hommes. Le marxisme n’a jamais
envisagé l’égalité autrement que comme une égalité des conditions économiques du développement, fondée sur la suppression des classes sociales. Il est évident qu’il n’y aura jamais
d’égalité des intelligences, des aptitudes, de la beauté,
etc., et cela est un phénomène positif.
Mais le fascisme fixe les classes, l ’ e x p l o i t a t i o n , l e
monopole de l’instruction en camouflant ces fixations
par des dénominations nouve l l e s . Il ne se sert du
« totalisme » que pour cultiver l’esprit de soldatesque
et pour abrutir les masses de travailleurs classés dans
les catégories inféri e u re s . Il n’y a rien d’étonnant
qu’au point de vue idéologique il se réclame de
Nietzsche lequel, s u ivant l’heureuse expression de
Tro e l t c h9, essaie de « brutaliser le romantisme et de
romantiser le cynisme » (die Romantik zu brutalisieren und den Zynismus zu romantisieren). Il instaure
« l’Etat corporatif » en tant que système politique et
tente de masquer, sous les décors et les blasons des
corporations médiévales, sa consolidation de la domination du capitalisme. Il est vrai que le fascisme essaie
de supprimer les contradictions entre la théorie et la
pratique. Dans la vie réelle, il parvient à l’obtenir grâce
à une diminution nette de l’importance de la théorie,
mais dans la théorie il cherche à diminuer l’importance de la pensée ; quant à la pratique, il la transforme
en exercices militaires appliqués à tous les domaines
de la vie. Mais ces tentatives césariennes et prétoriennes n’affaiblissent aucunement la consolidation et
la conservation des classes devenues castes, des professions, de la spécialisation, b re f, de tout ce qui fractionne l’être humain.
Le socialisme lui aussi résout ce pro blème sous sa
forme théorique et sous sa forme pratique. Dans sa
dynamique, le socialisme, évoluant vers le communisme, ne se contente pas de supprimer les classes, il
supprime les contradictions entre les villes et les campagnes, entre le travail intellectuel et le travail phys i q u e, il suppr ime la division du travail dans son
ensemble ; en créant une société intégr a l e,il supprime
l’Etat, car la dictature du prolétariat disparaît petit à
petit. Il crée donc réellement un homme complet.
Il est intéressant de suiv re de près la formation progressive de ce nouveau type d’homme dans l’U.R.S.S..
Sa base matérielle, c’est l’économie socialiste dirigée.
Déjà, le plan par lui-même, dans son ensemble et dans
ses parties constitutives, est une synthèse nette des éléments les plus va riés qui comprennent des facteurs
t e c h n i q u e s , é c o n o m i q u e s , s t r a t é giques et tous les
autres facteurs qui jouent un rôle dans la vie sociale.
C’est pour cette raison que le fractionnement et la
spécialisation y sont inévitablement complétés par une
synthèse des valeurs hétérogènes. Il se crée ainsi une
gigantesque tendance moniste dont l’expression intellectuelle est, pour ainsi dire, le logos du processus historique et dont la force motrice et dirigeante est une
société socialiste organisée. La division du travail ne
peut être déjà supprimée dans le stade actuel du développement de l’U.R.S.S., et il serait encore absurde de
poser pratiquement ce pro blème dans toute son
ampleur. Les habitudes culturelles et techniques ne
sont pas encore suffisamment développées, l’automatisme du processus technologique n’est pas encore suffisamment ava n c é , le rendement du travail n’a pas
encore suffisamment augmenté pour que n’importe
quel homme puisse se charger successivement de
divers travaux. Mais, même à l’heure actuelle, on a
comblé l’abîme entre les villes et les campagnes, par
l’emploi du travail socialiste mécanisé, par le caractère
dirigé, planifié de ce trava i l , les campagnes se sont
grandement rapprochées des villes ; on a fait également, dès aujourd’hui, de grands progrès pour unir le
travail intellectuel et le travail physique : le pourcentage des ouvri e rs qui ont fait des études supérieures
augmente continuellement, ce qui efface la différence
entre la masse et les intellectuels qui en sont sortis ;
l’économie dirigée elle-même à tous les échelons de
ses postes, unifie la pratique et la théorie, la pensée et
l’action, l’intelligence et la volonté, car un plan est le
produit d’un calcul, d’une synthèse intellectuelle, en
même temps qu’un système de normes devant être
réalisées. Et la hiérarchie sov i é t i q u e, dépourvue de
tout caractère étranger aux masses, a par là, sa valeur
historique de transition, sa justification historique. Les
arguments des adversaires de l’U.R.S.S., selon lesquels
une nouvelle classe serait en train de naître en ce pays,
ne soutiennent pas la critique : le processus fonda-
161
mental caractéristique de tout développement social
en U.R.S.S. est le processus de participation, systématique et puissant, de couches toujours nouvelles du
peuple, à la culture dans sa totalité. Le monopole de la
culture n’y est pas détenu par une classe. La frontière
entre les masses et l’intelligentsia s’y efface chaque jour
davantage – évident démenti à la théorie de la circ u l ation des élites de Pa re t o, qui suppose la constante
reconstitution des dominations de classe10.
C’est ainsi que, pour la première fois dans l’histoire, se
f o rme un homme complet dont les besoins et les
fonctions sont variés à l’infini. La civilisation socialiste
seule est en train de résoudre et peut seule résoudre
cet immense problème historique.
LA RECONSTITUTION DE L’HUMANITÉ Le problème de la reconstitution de l’humanité est également un pro bl è m e
d’une importance capitale pour la culture.
Le pro blème de l’unité de l’humanité, de l’histoire
universelle, etc., est déjà extrêmement intéressant par
lui-même. A ce pro p o s , il faut fa i re re m a rquer que
plusieurs arguments plaident en faveur d’une origine
polycentrique de l’homme, en tant qu’espèce biologique de l’homo sapiens. Mais de toute façon nous
considérons comme absolument inexacte la conception de l’histoire universelle qui envisage l’humanité
antéri e u re au capitalisme comme un ensemble uni.
Cette conception est souvent associée à des théories
du « progrès continu » qui se trouvent à la base de ce
qu’on appelle « la philosophie de l’histoire ». Cette
conception est inexacte parce qu’il n’y avait aucun
contact même entre les grandes sociétés (comme, par
e xe m p l e, e n t re les Celtes d’une part et les Incas,
d ’ a u t re part , e n t re les Slaves et la civilisation des
Mayas, entre les Kouchans11 et le Mexique, e n t re les
Normands et les Australiens, etc.). Cette conception
est inexacte aussi, parce que le contact entre certains
« mondes civilisés » était fortuit, accidentel, irrégulier,
peu intense, bien qu’il existât tout de même. Enfin,
cette conception était inexacte parce que, ainsi que l’a
fait remarquer Marx dans la « Sainte Famille », « malgré les prétentions du progrès, on observe toujours des
cas de régression et de mouvement gi r a t o i re ». Des
c ivilisations immenses disparaissent tout entière s
presque sans laisser de traces.
D’autre part, il faut également rejeter énergiquement
la théorie des types morphologiques isolés, des organismes sociaux ne présentant aucun lien entre eux, à
caractères absolument spécifiques, la théorie des unités
morphologiques qui, en obéissant à la fatalité, suivent
le chemin de la vie depuis l’enfance jusqu’à la
vieillesse et finissent par mourir. Cette théorie a été
développée par Spengler et ses acolytes. Notons, à ce
propos, que cette même théorie, a été formulée sous
une forme très complète, en Russie, par un théoricien
slavophile conservateur, Danilevsky, qui a exercé une
très forte influence sur un autre apologète du tzarisme
et de l’orthodoxie, Constantin Léontieff. Les composants logiques de cette théorie comptent des siècles
d’existence. Et cependant, elle est inexacte dans tous
les sens. Elle est inexacte parce que sa base théorique
est fausse – c’est une idéologie biologique en vertu de
laquelle on applique des lois biologiques aux phénomènes spécifiquement sociaux ayant des caractère s
qualitatifs spéciaux ; elle est inexacte parce qu’elle ne parle
que de l’originalité, sans s’apercevoir de ressemblances déterminées par une ressemblance de degré de développement ; elle
est inexacte aussi parce que – last but not least – elle se
trouve contredite par des faits : dans la plupart des cas,
on n’a pas eu l’isolement dont parle Spengler : la linguistique comparée, l’analyse de la littérature, l’analyse
des « religions mondiale » nous en fournissent assez de
preuves éclatantes.
On ne peut parler d’une humanité relativement unifiée que depuis que le développement du capitalisme a
abouti à la formation du marché mondial, c’est-à-dire
depuis que les relations matérielles et économiques
entre les pays ont perdu leur caractère accidentel,
depuis que les échanges commerciaux mondiaux ont
déterminé des contacts culturels intenses, des échanges
réellement mondiaux d’idées.
Et cependant, cette unité, ainsi que nous l’avons dit,
est extrêmement relative. Non seulement en vertu de
la division en classes, mais encore en vertu des antagonismes entre les Etats. C’est dans ce plan qu’on voit
a p p a r a î t re les guerres modernes, la plus form i d a bl e
menace qui pèse sur toute la culture contemporaine.
Que fait le fascisme pour résoudre ce problème ?
Ici, il ne fournit plus aucune théorie plus ou moins
développée du « totalisme », de l’unité de l’humanité.
Au contraire, sa pratique, ici, consiste à exalter au
maximum les contradictions (« la guerre totale », de
Ludendorf). Quant à sa justification théorique, on y
trouve ce qu’on appelle « la théorie des races », dont
les évangiles sont encore à l’heure actuelle les ouvrages
de Gobineau, de Chamberlain et les œuvres du professeur suédois R. Kjellen.
Ici encore, nous ne nous plaçons nullement sur le terrain naïf de l’égalité « naturelle » des races (semblable à
l’égalité des indiv i d u s ) , confusion entre l’égalité de
droits et l’égalité de caractères et de propriétés réelles.
La faute la plus grossière de la théorie raciste se trouve
dans son manque de base historique. Les niveaux de
culture et la somme des valeurs culturelles créées par
tel ou tel peuple (et même par telle ou telle race) ne
sont nullement déterminés par des caractères biologiques presque constants (la couleur des cheveux, la
162
Nikolaï Boukharine avec des savants au début des années trente (collection Erhenbourg).
forme du crane, l’angle facial, etc.), ni même par des
e n s e m bles de ces caractère s , mais par des conditions
concrètes historiques et sociales de leur développement matériel. C’est pour cette raison que les interférences des nations et des races dans le domaine de la
culture ont été possibles. Il semble que les civilisation
les plus anciennes ont été les civilisations n o i r e s :
d’après les recherches du spécialiste soviétique Vavilof,
la culture la plus ancienne du froment a été observée
non pas sur les bords des grands fleuves historiques,
mais sur les plateaux montagneux de l’Ethiopie. Les
recherches de Frobenius « L’Afrique inconnue » parlent également d’une civilisation noire développée12.
La grande civilisation chinoise a entièrement conditionnée la civilisation du Japon, tandis que, à l’heure
actuelle, les théoriciens du fascisme japonais tiennent
les Chinois pour une race inférieure.
Il en est de même des caractères psychologiques : ils
sont avant tout fonction des relations sociales et historiques et non pas de la couleur des cheveux (le
« peuple des poètes et des philosophes », sous nos yeux,
se transforme en un peuple de soldats). Ce qui n’empêche pas la théorie raciste de supposer l’existence
d’un parallélisme complet entre la biologie et l’histoire
et de vouloir perpétuer l’existence de l’inégalité des
races actuelles, en considérant a priori qu’elle est créée
par la biologie, elle-même constante. Il est évident que
dans un tel ordre d’affirmations, les complexes concrets
des caractères de race et de civilisation d’une race quelconque sont arbitrairement choisis en rapport avec les
intérêts du fascisme national.
Cette théorie, tout en étant logiquement inconsistante
et nuisible au point de vue eugénique (comparez, par
exemple, le « type nordique » de Van der Lubbe avec le
type du grand poète national russe Pouchkine, d e scendant de race noire), est criminelle au point de vue
politique. Elle est la véritable source idéologique de la
guerre et de l’oppre s s i o n , car elle considère comme
normale la politique de conquête du « peuple des seigneurs » (des Herrenvolks) par rapport auquel tous les
autres peuples ne sont que des peuples d’esclaves.
La reconstitution de l’humanité ne peut être réalisée
que par le socialisme. C’est le socialisme qui pose ce
pro blème autrement que comme une idée abstraite.
C’est la condition objective indispensable pour perpétuer l’existence de l’humanité, son histoire réelle par
163
r a p p o rt à la quelle tout le passé n’est qu’une préhistoire : les forces productrices de l’économie mondiale
ont dépassé la forme capitaliste de la production et les
formes des Etats isolés qui se font la concurrence.
Au point de vue de la culture, la reconstitution de
l’humanité, dans un ensemble unifié, signifie une tendance à la réalisation d’une synthèse universelle de la
culture : la tradition culturelle spécifiquement méditerranéenne retrouvera le précieux héritage de l’Inde
et de la Chine, et la circulation des idées se fera avec
une rapidité exceptionnelle.
Ici aussi, les rapports effectifs entre les nations tels
qu’ils se forment dans l’U. R . S. S. représentent un
embryon des futures relations mondiales. En U.R.S.S.
on donne la preuve expérimentale de la possibilité et
de la fécondité de cette grande reconstitution des
peuples qui finira par s’étendre sur le monde entier.
LE PROBLÈME DE LA SOCIÉTÉ ET DE L’INDIVIDU (DE LA PERSONNALITÉ) Le problème qui intéresse tout particulièrement les milieux
intellectuels est celui des rapports de la société et de
l’individu. A cette question posée d’une façon aussi
générale et aussi abstraite, on peut répondre par une
analyse historique des différentes stru c t u res sociales.
Car ces structures sont très différentes, de même que
les individus eux-même, et la mécanique intérieure de
leurs rapports réciproques est également multiple.
A l’heure actuelle, le capitalisme a fractionné la personnalité de l’homme qui travaille, en la transformant,
ainsi que nous l’avons vu, en « ouvrier de détail », en
un nu m é ro. La personnalité d’un pro l é t a i re est
constamment opprimée dans le processus de production, dans la vie quotidienne, dans la vie civile (il faut
noter que dans les régimes démocratiques, ce prolétaire a des droits formels sans la possibilité concrète
d’atteindre les buts principaux de la vie). Les dernières
étapes du développement du capitalisme, avec son
« chômage technologique », etc., ont davantage encore
limité la personnalité du prolétaire. La personnalité du
bourgeois a, elle aussi, changé considérabl e m e n t .
« L’esprit capitaliste », suivant l’expression de Sombart,
l ’ a u d a c e, l’esprit d’entre p ri s e, l’initiative, la liberté
absolue de manœuvre, la liberté de la vente et de
l ’ a c h a t , la liberté personnelle de l’exploitation,
l ’ é n o r me dynamisme, qui se manifestaient chez
« l’homme économique », ont été remplacés par la
création de sociétés anonymes, des trusts, des consort i u m s , des organisation de capitalisme d’Etat, d e s
régies, de la bureaucratie, de la réglementation, tout le
cadre où l’individualisme bourgeois prisonnier est en
train de faire faillite.
Les intellectuels sont devenus fournisseurs de différentes tendances. Un nombre considérable d’entre eux
se sont jetés dans la voie de la technocratie et du fas-
cisme, beaucoup d’idéologues appartenant à ce qu’on
appelle les professions libérales ont commencé, soit à
passer du côté du prolétariat, soit à défendre les vieux
bastions du libéralisme. Le fascisme aussi bien théoriquement que pratiquement, a exalté au maximum les
tendances anti-individualistes. Au-dessus de toutes les
organisations, il a érigé un « Etat total » omnipotent
qui dépersonnifie tout à l’exception des chefs et « surchefs » (Oberführer). La déperson-nification de la
masse est ici directement proportionnelle à la glorification du « Chef ». Dans son ouvrage « Dottrina »
Mussolini développe cette idée qu’il n’existe aucune
valeur matérielle ou spirituelle qui ne dépende de
l’Etat. M. Dietrich, un des théoriciens du socialisme
national, proclame que « les être réels… ce ne sont pas
des individus, mais des races, des peuples, des nations ».
Et cette thèse est suivie de l’affirmation que « la nouvelle conception » est engendrée par « le génie créateur du Seul et Unique ». L’immense majorité des
hommes se trouvent ainsi transformés en simples exécutants liés par une discipline imposée dans tous les
domaines de la vie – celui de la production, de la vie
quotidienne, de la famille, de la physiologie, de la pensée, etc., une discipline que l’Etat entretient par des
sanctions. Les normes éthiques qui dominent tout sont
au nombre de trois : le dévouement à la « nation » ou
à « l’Etat », « la fidélité au Chef », l’esprit soldatesque.
Mussolini élève ces trois ve rtus à la hauteur d’un
mythe ou d’une religion (« Dottrina »), Hitler et Araki
parlent de la Providence. Ainsi se trouve pleinement
réalisé un tableau rappelant la théocratie de l’ancienne
Egypte et bien dépeint par Max Weber.
En quoi consiste la faiblesse théorique de toute la
conception fasciste de la personne et de la Société ?
Avant tout, il faut faire re m a rquer que la thèse affirmant que la collectivité (nations, races, etc.) seule et
non pas les individus est la seule réalité existante, est
a b s u rd e. Cette plate opposition antidialectique est
digne de ceux qui l’ont inventée. En réalité, ce qui est
une illusion, c’est incontestablement l’individu isolé,
produit des conceptions théoriques du XVIIIe siècle,
« un atome », c o m p a r a ble à l’atome de la physique,
« un atome en soi-même » et qui, dans ses rapports
physiques avec d’autres atomes, forme la société. Cette
conception physico-mathématique et rationaliste ne
tient pas debout, et elle a été définitivement détruite
par la critique de Karl Marx. Mais ce qui est une réalité tout à fait déter m i n é e, c’est l’homme social,
l’homme « social et historique », l’individu qui est un
être entièrement social. C’est ce qui fait dire encore à
Aristote que l’homme est un « zoon politikon », c’està-dire un animal sociable (social). Le fascisme, en théor i e, biffe pour ainsi dire l’homme isolé, et c’est
164
également ainsi qu’il traite l’homme de la masse, car il
n’apprécie que « la couche sociale qui crée la culture », « l’élite », « l’aristocratie », constituée en caste
fermée semblable à celle des prêtres de l’Egypte ou des
brahmanes de l’Inde.
Un des théoriciens du christianisme actuel qui, il y a
peu de temps encore, était très proche du fascisme par
sa prédication de la « Philosophie de l’inégalité » et
son explication très sérieuse de l’U.R.S.S. en tant que
« satanocratie », M. Berdiaeff, a formulé toute une
doctrine où il traite la société moderne du point de
vue de la personnalité et met sur le même plan le fascisme et le communisme. Il considère l’« Etat total »
du fascisme d’une part et la dictature du prolétariat
d’autre part comme deux Léviathans équivalents auxquels l’individu vivant se trouve sacrifié. M. Berdiaeff
combat en général le système des grandes organisations qui, d’après lui, absorbent la pers o n n a l i t é
humaine ; cette dern i è re n’a qu’un moyen de leur
échapper, c’est de pratiquer le perfectionnement personnel et de créer la communauté chrétienne.
Dans l’argumentation de M. Berdiaeff qui, à l’exception de ses conclusions, a été formulée encore par H.
Spencer dans sa lutte contre le socialisme qu’il considérait comme un esclavage en marc h e, tout le problème se tro u ve posé non pas dans son fond, mais
d’une façon purement formaliste.
Dans son fond, ce problème ne peut être posé qu’au
point de vue du contenu de cette personnalité, de son
vide ou de sa richesse intérieurs, de la variété ou de
la monotonie de ses fonctions vitales, c’est-à-dire, au
point de vue du contenu intérieur de la « personnalité » humaine ou de « l’ensemble des personnalités ».
Si on pose le problème de cette façon, il est clair que
tout dépendra du caractère de la collectiv i t é , de sa
structure, de sa morphologie, des lois immanentes de
son développement. On ne peut pas poser le problème
de « l’organisation en général », et il est moins encore
permis d’affirmer, comme le fait M. Berdiaeff qu’il
existe une opposition de principe entre l’élément personnel, humain, d’une part, et une objectivation quelconque d’autre part ; o b j e c t ivation qui, par sa nature
même, « n’est ni personnelle et antihumaine ». Cette
façon de penser réduit à l’absurde toute l’argumentation qui cherche à la justifier. Sa seule conclusion serait
l’existence d’un homme isolé, d’un sauvage n’ayant
pas de langue (car la langue ne peut exister que dans la
société) et n’ayant accumulé aucune culture. Cependant encore Goethe (qui, actuellement, a été traité par
Mme Ludendorf comme un maçon, un cosmopolite
et l’assassin direct de Schiller tout à la fois !) se rendait
compte de toute l’importance d’une union intime des
hommes. Goethe écrivait à Schiller : « La nature est
impossible à explorer justement parce qu’un homme
seul n’est pas en état de la comprendre ; seule, l ’ h u m anité entière serait capable de le fa i re. Mais comme
cette charmante humanité ne se présente jamais dans
son ensembl e, la nature réussit très bien à jouer avec
nous à cache-cache ». Donc, une collectivité qui assure
un maximum de conquête de la nature (par augmentation du rendement du travail), élargit l’expérience
théorique et pratique des masses et leurs besoins matériels et spirituels, enrichit la vie intellectuelle et émot ive, a c c u mule de nouvelles possibilités de
développement, crée et développe effectivement une
p e rsonnalité intégrale. Une collectivité de ce genre est
une valeur éminemment positive.
Le socialisme, non seulement ne s’oppose pas à l’épanouissement de la personnalité, mais, au contraire,
constitue une prémisse obligatoire à partir d’une certaine étape du développement historique. Le déve l o ppement de la pers o n n a l i t é , le développement de
l’individualité, n’est point le développement de l’indiv i d u a l i s m e, notions où nous distinguons quelque
chose qui sépare les hommes et les oppose les uns aux
a u t re s . Ce que nous vo u l o n s , c’est un humanisme
socialiste.
Il est certain que la notion même de la « personnalité
en général » ne devient historiquement légi t i m e
qu’autant que disparaissent les contradictions des
classes sociales. Les personnalités des ennemis du prolétariat éprouvent certainement des sentiments et sentent également tout le « poids » de l’Etat prolétarien.
Mais il est également certain que l’immense majorité
des personnalités en U.R.S.S. progresse dans tous les
domaines de la vie matér ielle et spir i t u e l l e. O n
observe une croissance formidable de la personnalité
humaine chez les paysans, dans les anciennes colonies
russes de la Sibérie, de l’Asie centrale, au Caucase, à
l’extrême Orient et à l’extrême Nord , e t c.Toute la
masse humaine est en croissance, mais non pas en tant
que troupeau humain, mais comme un ensemble bien
différencié, complexe et varié. Le même déve l o p p ement rapide et l’enrichissement de la personnalité
s’observe parmi le prolétariat.
Les défenseurs du fascisme admirent leur « hiérarchie »
comme une manifestation de la variété. Un des philosophes russes les plus réactionnaire s : C o n s t a n t i n
Léontieff, se plaignait jadis qu’à Saint-Pétersbourg on
allait démolir toutes les maisons sord i d e s , supprimer
les blouses russes, etc., par là supprimer la splendeur
des multiples couleurs de la vie. Mais la diversité de la
vie ne se présente pas toujours de la même façon.
Saint Augustin, lui aussi, disait que le mal existe pour
mettre en valeur le bien. Mais le socialisme ne veut
pas de cette variété et il n’accepte pas une admiration
165
esthétique devant le mal. Le socialisme crée d’autre
formes de la variété de la vie. Le régime socialiste ne
connaît pas la « variété » des classes, de la misère et de
la richesse, des périodes de crises et de prospérité, des
multiples guerres, etc. Il crée donc la multiplicité des
hommes complets. Il est utile de se rappeler à ce propos les idées du génial Fourier qui, malgré toutes ses
fantaisies, a posé l’énorme problème de la variété des
passions humaines, des jeux, des penchants et des
attractions, des aptitudes et des talents. Nous pouvons
observer l’expression éclatante de cette variété dans le
mouvement stakhanoviste en U.R.S.S. et dans touts
les manifestations de l’héroïsme de masses dans notre
pays. Et que pouvons nous attendre de la société où le
communisme sera réalisé, lorsqu’elle n’aura plus à soutenir le fa rdeau de la lutte contre le capitalisme et
toutes ses conséquences.
LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ Pour compre n d re la signification
réelle d’une idéologie quelconque, d’un mot d’ordre
s’appliquant à un phénomène social, il est indispensable de comprendre sa valeur fonctionnelle historique
et sociale. C’est le seul moyen d’éviter le verbalisme
stérile et le fétichisme. Ceci s’applique tout part i c u l i èrement à la notion de la liberté, car c’est ici qu’on voit
régner le plus le fétichisme d’une notion solidement
enracinée et deve nue une véri t a ble « chose en ellemême ».
Tant que cette notion apparaît dans une société divisée
en classes, nous devons avant tout préciser la question
pour savoir exactement de quoi il s’agit : de la liberté
pour qui (pour quelles classes ou groupes ?) et contre
qui ; de la liberté dans quel domaine ou dans quels
domaines de la vie sociale ; enfin de telle ou telle
forme de liberté au point de vue de sa valeur sociale,
c’est-à-dire au point de vue du développement social
pris dans son ensemble.
Le capitalisme moderne, dans sa forme démocratique,
suppose l’existence d’une liberté formelle pour les
masses ouvrières, tout en supprimant la liberté matérielle : donc une liberté limitée. Là est l’élément essentiel du fond même des relations sociales. Au point de
vue formel, le droit de propriété est également révolu
à toutes les classes sociales. Cependant, l’existence de la
propriété capitaliste (chez une classe monopolisante)
est la base qui détermine la protection juridique de
cette forme de la propriété.
Théoriquement, il a un « contrat libre » entre le capitaliste et l’ouvrier qui, tous deux, sont égaux devant la
loi ; mais à la vérité, la pression économique forc e
l’ouvrier à accepter ce contrat « désavantageux ».
Théoriquement, un ouvrier a le droit de fa i re ses
études à l’Université ; mais en fait, il ne peut pas le
faire. Et ainsi de suite.
C’est ainsi que ce pro blème se présente dans le
domaine de l’économie et de la culture.
Dans le domaine de la politique, il y a, de même théoriquement, une égalité formelle, mais tout le système
économique et la structure de l’Etat avec son mécanisme spécial assurent à la bourgeoisie le pouvoir réel,
même si les couches sociales inférieures profitent des
« liberté démocratiques », telles que la liberté de la
parole, de la pre s s e, des syndicats, des réunions, etc. Un
ouvrier n’est pas libre d’obtenir de travailler. Un chômeur n’est pas libre d’obtenir du travail. Un ouvrier
n’est pas libre de gouverner et de gérer l’Etat. Il n’est
pas libre de faire ses études et d’assimiler les va l e u rs
culturelles les plus importantes. Mais cette contradiction entre la forme et le contenu n’existe pas pour la
bourgeoisie qui possède toutes les garanties matérielles
de toutes les libertés formulées ou non formulées par
la loi.
Le fascisme supprime toutes les libertés démocrat i q u e s . Il n’assure la liberté que pour son « p a rt i
unique » et les organisations qui le soutiennent. Au
point de vue de la classe sociale, ceci n’est qu’une
forme spéciale, p ro p re à la crise, de la dictature du
capitalisme monopolisant. Les couches sociales inférieures (les organismes dépourvus de noblesse) restent
entièrement soumises dans le processus de production,
leur exploitation ne diminue pas ; de plus, elles n’ont
plus de libertés démocratiques, ni la liberté des grèves
ni celle de la pensée. Elles n’ont aucune liberté contre
les capitalistes ni contre leur Etat. En réalité, toutes ces
restrictions objectives peuvent ne pas être senties tant
que le but final du fascisme (de son parti, de son Etat)
n’est pas compris par les masses comme leur étant
hostile : l’illusion de la réconciliation des classes peut,
pour des raisons historiques très concrètes, ê t re une
force tout à fait réelle. Mais ceci ne change pas le sens
objectif de cette nouvelle forme de capitalisme : c’est une
liberté de l’élite capitaliste coïncidant avec un asservissement total des masses et avec une destruction
physique et systématique de leur avant-garde révolutionnaire.
La dictature du prolétariat a ouvertement proclamé la
liberté pour les couches sociales inférieures, contre la
l i b e rté pour la contre - r é vo l u t i o n , c a r, dans les
moments critiques de la lutte, il s’agissait de battre
l’adversaire, et c’est cette réalité qui commandait toute
la ligne de conduite. D’où ce « despotisme de la liberté »
dont il a été question encore à l’époque de la Révo l ution Française. Mais, en même temps, la dictature du
prolétariat s’est précisée, dès son débu t , comme une
d é m o c ratie prolétarienne assurant matériellement toutes
les libertés pour des millions d’êtres et leur assurant un
m a x i mum de manœuvre. La victoire définitive du
166
socialisme a rendu inutiles les privilèges du pro l é t ariat ; de là, une nouvelle phase de développement de la
démocratie soviétique.
Si on envisage les éléments fondamentaux de la
d é m o c r a t i e, on peut dire que c’est justement en
U.R.S.S., pour la pre m i è re fois dans l’Histoire, qu’ils
peuvent être réalisés dans toute leur ampleur et non
comme contrefaçons ou comme fictions. Pour la première fois, on voit se créer le peuple (car il n’y a plus de
classes) ; pour la première fois, on peut parler d’une volonté
du peuple (car sous le capitalisme ce n’est qu’une fiction : il ne peut y avoir une volonté bâtarde, celle des
loups et des agneaux) ; pour la première fois, on peut parler d’une souveraineté du peuple (car dans les pays bourgeois ce n’était qu’un pseudonyme de la souveraineté
de la minorité ploutocratique)13. Ce n’est pas une suppression des classes purement verbale et fictive comme
sous le régime fa s c i s t e, c’est leur suppression réelle,
obtenue par une lutte de classes féroce, accompagnée
de changements techniques et économiques, d’un
énorme travail éducatif. En U.R.S.S., la personnalité
qui travaille, de même que les multiples organisations
collectives sentent tous les jours et toutes les heure s
augmenter leur puissance personnelle et collective,
leur force matérielle, technique et culturelle. C’est là
qu’on tro u ve l’éthique et le pathétique de la vie en
U.R.S.S. Ce n’est pas de la littérature (dans le mauvais
sens du mot) ni, s u ivant l’expression de Lénine, la
pétarade politique : c’est l’œuvre immense de
construction de leur pro p re existence entre p rise par
des millions d’hommes. C’est la grande liberté de développement qui se compose de milliers de libertés : dans
le travail, dans la vie quotidienne, dans le mécanisme
d ’ E t a t , dans les villes, dans les campagnes, dans la
famille, dans les relations entre les nations, à l’école –
bref, partout. Les buts du Parti et de l’Etat, aussi bien
au point de vue objectif qu’au point de vue subjectif,
coïncident avec les intérêts du développement des
masses. Les quelques ennemis du socialisme existant
e n c o re en U.R.S. S. et dont les intérêts vitaux sont
d i rigés contre les intérêts des masses, p e r ç o ive n t
comme le plus grand manque de liberté, justement ce
que les masses perçoivent comme la plus grande libert é.
Mais ce qu’ils disent ne fait que confirmer la théorie
marxiste affirmant que c’est l’existence sociale qui
commande la façon de penser sociale.
Le pro blème de la liberté présente encore un aspect
extrêmement important. Le socialisme, pour la première fois dans l’Histoire, crée une économie organisée et rationnelle, en éliminant ainsi tout ce qui est
i rrationnel et spontané dans son déve l o p p e m e n t .
C’est un nouveau progrès dans le développement de
la liberté. Marx, dans le 3e volume du « Capital » for-
mule ainsi cette idée et ses pers p e c t ives d’application
ultérieures : « La liberté dans ce domaine, dit-il, ne
peut consister qu’en ce fait que l’homme socialisé,
les pro d u c t e u rs associés, réglementent… leur Stoffwechsel14 avec la nature, les mettent sous leur contrôle,
au lieu de les laisser les dominer comme une forc e
aveugle… Et cependant, tout ceci se fait sous le
règne de la nécessité.Au delà de ce règne, commence
le développement de la puissance humaine qui
d evient but en lui-même, un vrai règne de la liberté
qui ne peut s’épanouir qu’en ayant pour base le
règne de la nécessité. La réduction de la journée de
travail en est la condition indispensable ». « Le règne
de la liberté ne commençant en réalité que là où
cesse le travail dicté par la misère et la nécessité extér i e u re, par conséquent, par la nature même des
c h o s e s , se tro u ve de l’autre côté de la pro d u c t i o n
matérielle pro p rement dite »15.
Le communisme réalisé, réduisant au minimum les
h e u res de travail matériel, supprimant l’Etat et les
normes extéri e u res de contraint, conduit au règne
universel de la liberté dans toutes ses manifestations.
LE PROBLÈME DU PROGRÈS Mais, ne se peut-il pas que tous les
problèmes dont nous avons parlé aient leur point de
départ dans des présomptions erronées concernant le
progrès possible, dans une foi naïve en une perfection
perpétuelle imaginaire ?
Cette théorie du progrès était considérée lors de la
montée du monde bourgeois comme un trésor idéol ogique et comme une vérité absolue et capitale.
Actuellement, elle est complètement niée. Elle est
remplacée par la théorie cynique de Spengler, qui a
eu des prédécesseurs (beaucoup plus raisonnables) en
la personne de Vico : la théorie de la jeunesse, de
l’apogée et de la décadence fatale des sociétés organisées, originales et morphologiquement différe n t e s .
Leur développement et leur décadence sont leur destin. Elles ne peuvent pas être placées sur le même
rang, car elles sont différentes au point de vue qualitatif : elles ne sont que des styles différents des formes
de la vie, dont la succession constitue le fleuve de
l’histoire.
Nous avons déjà vu que la théorie naïve et optimiste
du progrès continu ne résiste pas à la critique : des
c ivilisations de valeur ont disparu , il y a eu des
périodes de régre s s i o n , des époques de stagnation.
Mais on ne peut conclure de là, qu’il n’a pas existé
d’époques de progre s s i o n , et que nous n’avons rien
devant nous en particulier, il ne faut pas en conclure
que les portes du crématorium sont déjà largement
ouvertes devant la civilisation occidentale.
Dans la philosophie historique actuelle du fascisme,
l’idée de la Destinée n’est qu’une expression théo-
167
rique d’un profond pessimisme intérieur qui s’enchevêtre paradoxalement avec l’activisme et le volontarisme du type le plus extrême. Cette destinée qui au
fond n’exprime rien devrait, du point de vue fasciste,
remplacer l’analyse scientifique dont la sophistique de
Spengler se trouve très éloignée. Malgré toute l’hostilité que Spengler manifeste envers Marx, ce qu’il y a
de raisonnable dans ses raisonnements, est emprunté
directement à ce dernier. C’est l’idée de l’interdépendance réciproque de tous les aspects les plus différents
de la vie sociale qui donne une unité morphologique
à la société. Evidemment, Spengler ne s’aperçoit pas
ici de contradictions dialectiques et, l o rs de son
exposé, essaie souvent de faire des comparaisons paradoxales et peu convaincantes. Mais cette idée en ellemême est déjà un facteur positif. On ne peut en
aucune façon en dire autant de l’ensemble de sa
conception. Une analyse de l’état réel des choses nous
fait entrevoir non pas la mort de la société, mais la
mort de sa forme historique concrète et un passage
i n é v i t a ble à la société socialiste, passage déjà commencé, passage vers une structure sociale supéri e u r e. Et il
ne s’agit pas seulement de passer à un style supérieur
de la vie, mais précisément au style supérieur à celui
qui est aujourd’hui le sien.
Peut-on parler de cette forme sociale supérieure en
général ? Ceci ne nous entraîne-t-il pas vers le subjectivisme ? Peut-on parler de critiques objectives quelconques dans ce domaine ?
Nous le pensons. Dans le domaine matériel, un tel critérium est représenté par la puissance du rendement
du travail social et par l’évolution de ce rendement,
car ceci détermine la somme de travail superflu dont
dépend toute la culture spiri t u e l l e. Dans le domaine
des relations inter-humaines immédiates, un tel critérium est donné par l’amplitude du champ de sélection
des talents créateurs. C’est justement lorsque le re ndement du travail est très élevé et le champ de sélection très large, qu’on verra s’effectuer le maximu m
d’enrichissement intérieur de la vie chez le nombre
m a x i mum d’hommes, p r is non pas comme une
somme ar i t h m é t i q u e, mais comme un ensembl e
vivant, comme collectivité sociale.
S i , de nos positions, nous jetons un re g a rd sur les
s t ru c t u res sociales diamétralement opposées – le fa scisme et le socialisme – nous pourrons sans aucune
difficulté, voir tout le caractère réactionnaire et statique, toute la mortelle sénilité du fascisme. Il ne combat qu’en re g a rdant derrière lui ; il veut obtenir une
stabilité des relations économiques conservatrices, une
stabilité patriarcale des liens sociaux, une domestication des ouvriers, une réglementation sévère de la
famille, liée à une soumission complète de la femme,
et, fondée sur cette base conservatrice, des « guerre s
victorieuses ».
Le socialisme regarde en avant : il révolutionne sans
cesse la technique, en créant des rythmes de développement extraord i n a i rement rapides, en libérant toujours de nouvelles énergies latentes de la création
humaine. Il ouvre à l’infini toutes les possibilités d’un
progrès. Il fait avidement naître des besoins toujours
plus grands de pro blèmes toujours nouveaux. Il est
profondément dynamique. Les hommes du socialisme
ne sont pas prêts à se calmer, et, de générations en
générations, ils transmettront de pro blèmes en problèmes, une vie toujours plus consciente et toujours
plus haute. •
1. Le texte de la conférence est précédé par ces remerciements de l’auteur. Toutes les notes sont celles des éditeurs (NDE). Nous avons en
général laissé le texte, y copris l’orthographe des noms, dans l’état où il
a été publié en brochure par l’Association pour l’étude de la culture soviétique .Les relances sont de la rédaction.
2. Cette expression, si caractéristique de la langue du commu n i s m e
bolchevik, est une création de Boukharine qui commence à l’employer au cours de la préparation du VIe Congrès du Komintern, en
1928. Il s’agissait alors de dire que, malgré l’absence de crise économique concrète, le capitalisme était « en général » en « crise », puisqu’il
restait « gros » d’une future guerre (NDE).
3. Ce mot manque dans le texte.
4. Selon les éditeurs de la traduction russe de la conférence, il s’agirait
d ’ A l f red Neumark (1848-1921), économiste français. Schumpeter,
dans son Histoire de l’analyse économique (t. I, p. 348), l’indique comme
auteur d’un ouvrage sur Turgot, en 1885, et écrit son nom autrement :
Alfred Neymarck… (NDE
5. En Allemand dans le texte. [La paix n’est, de toute fa ç o n , qu’un état
d’exception et n’a de raison d’être qu’en tant que préparation à la
guerre totale (Ludendorf La guerre totale)]. (NDE)
6. Ce texte de Jack London est une référence constante chez Boukharine. Le « talon de fer » et le « Léviathan » de Hobbes sont les mots qui
dépeignent le mieux la conception boukharinienne de l’Etat (NDE).
7. En Allemand dans le texte. [Les formes du savoir et la société ]
(NDE).
8. En Allemand dans le texte. [La communauté du peuple] (NDE).
9. Ernst Troeltsch [écrit Troeltch, dans l’édition de 1936] (NDE).
10.Tout ce paragraphe est une dénégation, un refus presque ostensible
de voir la réalité. Mais il est encore plus remarquable que Boukharine
y rappelle indirectement sa propre théorie de la dégénérescence de la
révolution, qui ne pouvait venir que de la transformation du Parti et
de ses cadres en une nouvelle classe dominante. Il fait mine de croire
que les remèdes qu’il préconisait en 1921 ou 1923 (supprimer le
monopole d’une classe sur la culture, organiser une « surproduction
de cadres ») ont été utilisés avec succès (NDE).
11. Il s’agit d’un peuple nomade d’Asie centrale qui constitua un État
et une civilisation importante, entre le premier et le quatrième siècle
de l’ère chrétienne, sur une grande partie des terri t o i res de la Bactri a n e, royaume hellénistique des successeurs d’Alexandre le Grand
(NDE)
12. Leo Frobenius, Das Unbekannte Afrika, Munich, O. Beck, 1923
(NDE).
13. Ce passage est une allusion à la nouvelle Constitution que Staline
avait fait rédiger en insistant sur la démocratie. Boukharine avait participé à la commission de rédaction de cette Constitution (NDE).
14. En allemand dans le texte [métabolisme] (NDE).
15. Pour une autre traduction de ces passages du C a p i t a l, voir Karl
Marx, Le Capital.
168
CARTE BLANCHE À… ROBIN RENUCCI
« RIEN NE M’INTÉRESSE
AUTANT
QUE LA SINGULARITÉ »
r
citoyen… Il nous parle ici de ses expériences comme
de ses projets.
Genica Baczynski*
é-inventer des mondes, transmettre la
réalité en la subl i m a n t , servir des récits, des personnage s, inviter au sens, Robin Renucci le fait
depuis plus de vingt ans. Son parcours, plus que sa
carrière, tend à la fluidité. Il estompe les frontières
entre cinéma, théâtre et télévision. Pour ce comédien, l’essentiel est ailleurs.
Le cinéma lui doit, e n t re autre s , Escalier C de JeanCharles Tachella, Masques et plus récemment L’Ivresse
du pouvoir de Claude Chabrol, Je pense à vous des frères
Dardenne, ou encore Innocents de Bern a rdo Bertollucci, où sa présence et celle de Jean-Pierre Léaud re ndent sans le nommer un hommage à François
Truffaut.
En parallèle, Robin Renucci œuvre pour le théâtre. Il
reçoit le prix Gérard Philipe pour son interprétation
du Soulier de satin mis en scène par Antoine Vitez, p a rticipe à Hamlet par Patrice Chéreau, lit la correspondance de François Truffaut et a adapté pour le théâtre
Le Pianiste de Wladyslaw Szpilman.
Il crée l’Aria (Association des re n c o n t res internationales artistiques) en Corse. Il tente d’insuffler l’esprit
du théâtre des tréteaux, de la troupe comme l’a fait,
en son temps, au théâtre de l’Atelier, Charles Dullin.
L’espace investi en Corse était une région dévastée,
désertée par la culture. Robin Renucci ne fait rien
au hasard. Il a une conscience aiguë de l’engagement.
L’anodin ne trouve pas, chez lui, de place. Il impose
une détermination art i s t i q u e, sans jamais perd re de
vue l’« attache » indispensable à la transmission, le
public.
Les préjugés, chez Robin Renu c c i , disparaissent. Il
tourne pour la télévision sans sombrer dans la facilité.
Il refuse des rôles récurrents qui incitent à la paresse
des spectateurs. C’est pourquoi sans doute il porte une
conception de l’éducation populaire qui tend à
m a ri e r, par un même mouve m e n t , l ’ a rtiste et le
ACTIVITÉS ARTICULÉES Il n’y a pas, à mon sens, d’articulation à
trouver. Le parc o u rs d’un artiste évolue de manière
intuitive dans la société, dans le monde qui l’entoure.
J’avais seize ans quand j’ai commencé ce métier. J’ai
très vite pris conscience d’être confronté à un choix
de carri è re et que ce choix se posait en des termes
assez simples : servir le commerce ou servir le public.
Pour ma part, j’ai considéré devoir observer une certaine attitude envers le public.
Ce devoir est une ambition puisqu’il consiste à donner
à penser, par les textes, grâce aux textes. En ce sens,
Antoine Vitez a raison quand il exprime l’idée que
nous devons faire parler l’écrit. L’acteur se mue en serviteur du sens. Il rend la parole des poètes. Il restitue leur
vision, souvent éclairée, du monde. Le comédien ne se
détache jamais de l’imaginaire, il incarne et dans le
même temps re d i s t ribue au public de l’humain, du
symbolique. Ce métier illustre parfaitement le vers de
Rimbaud, « Je est un autre ». Les hommes se font face.
Ce lien entre l’imaginaire et le public forme un collectif, un ensemble.
Le lieu, le théâtre reste l’outil de ce développement
artistique. Mon envie d’investir le théâtre Gérard - P h ilipe de Saint-Denis s’appuyait sur cela. Les événements
de l’automne 2005, si difficiles à qualifier, m’ont interpellé. Cette jeunesse indisciplinée, révoltée, pose des
questions. Quels besoins ? Quels possibles offrir ? L’ e spérance réside en particulier dans la jeunesse. Et cet
espoir se trouve, aujourd’hui, stigmatisé.
Saint-Denis concentre en son « cœur » soixante et
onze nationalités, et autant de langues. Les échanges,
les rythmes de vies diffèrent. En tant qu’artiste, on ne
peut qu’en prendre conscience, afin de construire ce
que je nommerai un « public nouveau ». Auparavant,
Vilar et d’autres ont apporté au monde ouvrier un
* Comédienne et essayiste.
170
théâtre. Ils ont centré leurs travaux sur le monde qui
les entourait. Ils se sont employés à mettre en adéquation leur démarche avec ce monde. Aujourd’hui, j’ai
l’impression que l’on reste sur des schémas inadaptés,
a l o rs qu’il faudrait y renoncer. Nous devons donner et
rendre les armes du sens à cette population, lui rendre
son absolu. Ici, le théâtre ne jouit pas du même prestige qu’ailleurs ou qu’autre f o i s . Il n’en est pas pour
autant inconsidéré, malvenu. Mais l’acte théâtral apparaît comme « figé » et extérieur à leur condition. Dans
ce cas précis, le théâtre intimide la ville.
Pa r a d ox a l e m e n t , cette population expr ime un
manque, un vide où l’on tente de l’installer. Sa résistance provient d’un bouillonnement de vie qui ne
trouve pas son but. Mon idée, pour Saint-Denis, portait peut-être trop d’agitation. C’est, si je puis dire, ma
caractéristique. Je conçois tous mes travaux comme
une œuvre, qui se veut artistique et citoyenne. Le prolongement de l’acte et des choix se propage dans tous
les domaines. Le théâtre Gérard-Philipe offrait à ce
cheminement une stru c t u re propice. Mon ambition
ne se résumait pas au seul « lieu » du théâtre. Je souhaitais m’engager dans la ville. Tisser des fils entre les
gens. Malheureusement, le projet n’a pas abouti.
L’ÉDUCATION POPULAIRE Historiquement, plusieurs courants
se détachent, s’affrontent, se rejoignent aussi, autour de
cette réflexion. Chacun est acteur de sa propre aliénation et également de sa propre émancipation. L’ é d ucation populaire tend à rompre avec l’asservissement.
Elle propose d’édifier un ensemble, et cela avec une
grande indépendance. Cette question d’éducation
populaire, tout en étant analysée, étudiée, reste combattue dans différents champs.
Le champ re l i gieux et plus précisément, la re l i gion
c a t h o l i q u e, p ropose des versions dogmatiques aux
hommes. L’émancipation s’attache ici au respect d’une
m o r a l e. On perpétue un sentiment de peur chez
l’homme.
La re l i gion n’accepte pas le comédien. Nommer différemment les objets, ou le monde qui nous environne,
dément le dogmatisme, et c’est ce rôle de contestation
des « vérités préjugées » qui est assigné à l’artiste.
Évidemment, depuis Condorcet, l’Éducation nationale
a établ i , dans une certaine pers p e c t ive, des principes
qui résultent d’un droit pour tous à l’instruction. Elle
a s p i re à re n d re cri t i q u e, à développer un re g a rd de
curiosité chez l’enfant.Aujourd’hui, dans ce domaine,
le terme même d’éducation populaire s’est transformé
en diversité culturelle, et l’on s’est éloigné progre s s ivement de l’idée initiale.
Les champs politiques, après des années de réflexion,
d’actions, plus ou moins abouties, plus ou moins pertinentes, ne semble pas vouloir s’y atteler de nouveau
et se donner les moyens nécessaires de s’y consacre r.
Le champ de l’éducation populaire semble déserté.
Le comédien ou l’acteur, quoique je ne fasse pas une
différence assez caractéristique entre ces deux mots, se
doit d’être un lien. Il crée l’envie et tente d’influer sur
les autres.
L’action, dans le champ culturel, doit donc pri n c i p a l ement se tourner vers la jeunesse, mais également vers
ce que l’on nomme l’« amateur ». Il représente un terreau exceptionnel. Cette idée d’élargissement n’est pas
en soi novatrice si on la compare au travail de Brecht
pour le théâtre ou de Bresson pour le cinéma.
RELIER, LI-ER ET RE-LIER Cette société pervertit le re g a rd. On
assiste à la volonté hégémonique de nous « capter »,
quoi qu’il nous en coûte. On vend de l’humain, et
cette violence se répercute dans les mots eux-mêmes.
N’y a-t-il pas quelque chose d’inadmissible dans le
t e rme « d i recteur des re s s o u rces humaines » ? On
désincarne à outrance. Le but re c h e rché réside dans
la capacité ou non de l’individu à consommer. Ce
conditionnement confine à la mascarade. On le perçoit singulièrement dans cette formu l e : « être libre
dans le libéralisme ». Mais qu’est-ce que cela signifie ? Sinon de pousser des êtres vivants à acheter et à
s’éloigner de leur pro p re sujet, l’homme. L’homme
dans la cité.Aujourd’hui, on le condamne à une individualité isolée.
À l’opposé, le théâtre se définit par un ensembl e. C’est
pourquoi il développe une résistance. Il s’ensuit des
heurts, forcément.
Mon premier film, Sempru Vivo, se confronte depuis le
début à ce système. Aucun paramètre narratif, aucun
critère ne pouvait satisfaire les tendances actuelles. Le
spectateur s’étant petit à petit transformé en client
soumis à un format préétabli.
Par mon choix art i s t i q u e, je me positionne à l’encontre des demandes présentes. Mes « vedettes » sont
a n o ny m e s . Elles re p r é s e n t e n t , je le répète, u n
ensemble. Un tout indivisible. Le concret, c’est l’homme
dans le monde, disait Jean-Paul Sartre. Je le rejoins en
cela. Si l’on souhaite bouger les choses, l’ensemble est
une nécessité. Il impulse un mouvement vers l’inconnu, l’aventure théâtrale.
On revient aux acteurs, à l’essence. Ici, la notoriété ne
précède pas le jeu. Je ne fournis, en l’occurre n c e,
aucun gage aux producteurs.
Je ne rassure pas. L’histoire se narre en langue étrangère, tout en se déroulant en France. Ici, le théâtre se
manifeste par le truchement du cinéma, et on sait que
le croisement des expressions artistiques dresse de
nouvelles contraintes. Il est assez rare de réussir. Dans
Coup de feu sur Broadway, de Woody Allen, le mariage
des genres fonctionne. Mais ce mariage est une prise
171
de ri s q u e. Je trouve cette complexité excitante pour
plusieurs raisons. Le XXe siècle est le sacre du cinéma
comme art populaire, non pas qu’il soit simple à réaliser ou accessible au plus grand nombre dans sa pratique, mais il possède un caractère universel et une
évidence contenue dans l’image. Le théâtre, lui, ne
peut se détacher du populaire dans le sens où, pour
exister, il n’a besoin que de l’homme et de l’homme
« en action ». Il suffit de tracer un cercle à la craie au
sol et qu’un ou plusieurs individus y entrent pour que
la notion de théâtre apparaisse.
Le cinéma réunit les masses dans un espace où l’image
est le possible de l’homme, une éventualité. À l’inverse, le théâtre rassemble un public dans un lieu où
l’homme se joue. C’est pourquoi attirer des spectat e u rs au cinéma pour donner à voir le théâtre revient à
rendre hommage au jeu.
Le monde actuel ne propose pas de véritable transcendance. On met à mal l’inattendu. Et rien ne m’int é resse autant que la singularité. A u j o u rd ’ h u i , et il
paraît presque inutile de le souligner tant c’est devenu
banal –, ce qui ne rapporte pas d’argent, a priori, provoque un rejet immédiat.
L’homme se perçoit comme un bénéfice à venir. L’ h i stoire, donc, que j’ai choisi de filmer, parle du théâtre,
d’un art, malmené, ces dernières années. Les différentes
politiques en matière culturelle ne lui permettent plus
de s’émanciper. Sa subversion s’éteint. En s’en emparant, le monde bourgeois lui impose, presque dans son
intégralité, ses thèmes, ses préoccupations. Il est, en
quelque sorte, coincé dans une idéologie dominante
qui l’asphyxie. Dans le même temps, on se demande
si le théâtre ne reprend pas, malgré lui, les normes qui
fondent la société où il se produit.
L’exigence, en aucun cas, ne se plie aux lois d’un marché. J’ai tenu bon. Aujourd’hui, l’impossible coûte. À
double titre, si l’on considère l’énergie dépensée pour
pallier le manque de soutien des chaînes privées de
télévision dont on sait le rôle, non seulement dans la
diffusion, mais aussi dans la production. Le travail se
d é multiplie très vite. Les re c h e rches matér i e l l e s
deviennent trop souvent des annexes obligées de la
création.
SEMPRU VIVU, QUI A DIT QUE NOUS ÉTIONS MORT S, UN PREMIER FILM Le sujet
du film illustre parfaitement mes propos précédents.
L’histoire se déroule en Corse, et plus particulièrement
au cœur d’un village. Souvent, l’espace choisi doit
contenir en lui le propos ou, pour être plus précis, l ’ i ntention du film : ce village se refuse à la mort, au vide.
Le représentant de ce peuple, le maire, incarne ce sentiment. La mort arrive. Il la rejette et lui oppose une
condition. Un théâtre doit voir le jour. L’insupportable
étant qu’une vie ne servirait à rien. On parle de nou-
veau de la transcendance et, par conséquent, de la production de sens. La mort l’alarme, et l’urgence de
construire un théâtre se présente. L’urgence de sauver
les hommes, le village qui les abrite, naturellement.
Ce film se construit à la manière d’une fable philosophique. L’imaginaire humain prend un caractère drôle.
Je l’envisage également comme une farce. Je pense à
Dario Fo, par exemple.
La mort n’effraie pas. L’influence méditerranéenne
joue son rôle.Tout s’exacerbe, se colore.
De plus, il me paraît plus pertinent de perm e t t re au
public de s’évader dans un univers cocasse. Les situations tragiques doublées du burlesque chez Chaplin,
par exemple, donnent des vibrations neuves et attachent le public. Le public vient. Le public ne doit pas
se perdre. Le cinéma apporte, lui, des moyens de penser différemment.
Chez Kusturica, une chose me touche part i c u l i è rement, il filme un ensemble pour un autre ensemble.
Ce sont des hommes pour les hommes.
Sempru Vivu résume également sept ans de trava i l .
Nous avons, grâce à l’Aria, redonner vie à ce village
où nous avons organisé un festival annuel que nous
avons voulu ori gi n a l . « Les Dixièmes Rencontre s
internationales » se déroulent cette année. Raconter
ce village et ces hommes s’apparente à une évidence.
Cette ave n t u re mérite un hommage, et le cinéma
l ’ é c l a i re. Les villageois participent chaque année au
travail théâtral et ils étaient indispensables au film.
Des ateliers d’écriture ont vu le jour.
Mais l’élaboration d’un scénario nécessite une technique différe n t e. Autant la construction théâtrale se
nourrit des idées des autre s , autant l’état d’écriture
s’oppose à l’approximatif. Au départ, Ricardo Montserrat et Jean Bern a rd Pouy m’ont entouré. Nous
avons passé un mois ensemble à penser le projet. La
proximité des gens, le village, en lui-même, nous ont
aidés à nous investir.
Nous avons élaboré une matrice à l’histoire, en parallèle d’un travail avec le village.
L’écriture cinématographique est complexe. Sa particularité se rapproche de la mu s i q u e. Les mots dessinent des images. On peut parler de solfège
c i n é m a t ogr a p h i q u e, en ce qui me concern e. Ê t re
entouré me semblait indispensabl e. Nous nous
sommes attachés à trouver un rythme, une ambiance.
Petit à petit, l’ébauche tragique du commencement
s’est transformée. Les imaginaires s’entremêlent, i n s t a llent des nuances, des visions complémentaires.
Le résultat me plaît. Mieux : il nous plait. •
172
LIVRES
Chronique philosophique
DÉMOCRATIE,
JE T’AIME,
MOI NON PLUS
t
ARNAUD SPIRE
ous les cinq ans, l’élection présidentielle
individualise et « immoralise » la politique, de plus
en plus loin des soucis quotidiens du peuple français. L’alternance se substitue à la possibilité d’une
vraie alternative, et le populisme gagne du terrain.
La mise en spectacle de cette échéance politique
ne permet guère de débat de fond. L’ é l e c t i o n
d’avril-mai 2007 survenant après le « duel » Chirac-Le Pen du 21 avril 2002 n’aura pas été de
nature à inverser le cours des choses, mais les a
plutôt empirées. Les médias avaient longuement
préparé l’opinion publique à une surprise de type
identique. La gauche ne risquait-elle pas à nouveau de ne pas être présente au second tour ?
Après l’éclatement des collectifs de la gauche antil i b é r a l e, l’opinion publ i q u e, influencée par les
médias, pressentait à la fois que ce scrutin serait
« o rd i n a i re », mais qu’il était possible qu’il soit
décisif, dans la mesure où il nous sortirait d’une
essentielle indécision (depuis des années, la droite
et la gauche faisaient des scores globalement équivalents).
Un an avant le premier tour, en juin 2006, l ’ a rc h evêque de Lyo n , M gr B a r b a r i n , déclarait que « l a
démocratie était en danger », car l’échéance électorale
de 2007 pouvait être le point d’aboutissement d’une
époque de part en part dominée par le populisme et la
démagogie, toutes deux caricatures de la démocratie
qui finissent toujours par discréditer la démocratie
elle-même et par l’épuiser. Inhérent au « populisme
industriel » qui organise la régression instinctuelle de
masse, ce travestissement de la démocratie conduit
inexorablement à la politique pulsionnelle, c’est-à-dire
à la « misère politique ».
Aristote, dans la Politique, affirme que le développement de la cité résulte de ces éléments constituants
que sont la fa m i l l e, l ’ h o m m e, et la femme et les
esclaves. Dans le langage d’Aristote, c’est l’être en puissance qui « désire » l’être en acte et si le monde se
173
meut, c’est comme porté par l’Éros, le désir de Dieu,
acte pur et vie immobile qui intervient comme objet
d’amour humain. Aristote enseignait, il y a plus de
deux millénaires, que le désir est la condition de la vie
politique. Le désir est ce qui permet la transformation
d’une énergie égoïste en énergie sociale. Le désir (qui
selon Freud, père fondateur de la psychanalyse, lie les
pulsions) est précisément ce que l’actuel « populisme
industriel » détruit par le fait de le délier, c’est-à-dire
de le décomposer en pulsions. Comme l’écrit le philosophe contemporain Bern a rd Stiegler dans son
récent ouvrage La Télécratie contre la démocra t i e1 : « Sans
le désir, aucun lien politique ne peut unir. » Seul ce
désir commun des uns pour les autres permet « d’aimer, de s’aimer, et de nous aimer afin de désirer en
commun un avenir commun, c’est-à-dire de produire
de l’unité politique au-delà des antagonismes qui lui
confèrent son dynamisme ». L’« enchantement » provoqué par la politique et l’aspiration à un horizon
utopique sont détruits par un nouveau modèle de
civilisation : le « populisme industriel ». C’est pourquoi en 2007 les deux candidats qui ont accédé au
second tour ont été contraints, pour finir, de s’adresser
pulsionnellement à chaque Français. « C’est au niveau
des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentations
et d’action, que se constituent les groupements collect i f s . La participation interi n d ividuelle est possibl e
lorsque les expressions affectivo - é m o t ives sont les
mêmes. » Il s’agit d’un nouveau type de corporatisme,
non plus professionnel, mais civil (handicapés, jeunes,
p e rsonnes âgées, exclus…) : « Les véhicules de cette
communauté affective sont alors les éléments non seulement symboliques mais efficaces de la vie des
groupes : régime de sanctions et de récompenses2. » Le
populisme industriel organise systématiquement la
régression du désir en tant que pouvoir de liaison
social par le fait de délier les pulsions qui le composent. Ce qui signifie que la nouvelle génération politique en France re p roduit partiellement la politique
pulsionnelle inventée par George Bush (ou le bien ou
le mal) ou par Silvio Berlusconi, qui a remplacé la
démocratie italienne par une « télécratie » du spectacle
politique.
Aujourd’hui s’ajoute à l’implosion des désirs en pulsions la complexité de l’organisation de la consommation. Les entreprises de service et le marketing en
général tendent à imposer des modes « d i s s o c i a n t
charge les « concepts » marketing. La société se constitue par une association part i c i p a t ive de l’écri t u re
alphabétique comme technique de mémoire et
d’échange symbolique. C’est par la pratique de cette
technique que le « citoyen » se construit pour une
grande part. N o t re époque est, d’une certaine manière,
c o n f rontée au même danger que représentait la
sophistique par rapport au logos (discours rationnel)
dans l’Antiquité (exemple : tout ce qui est rare est
cher, or un cheval bon marché est rare, il est donc normal qu’un cheval bon marché soit cher), à ceci près
que la mauvaise foi de ce sophisme est aujourd ’ h u i
portée au niveau mondial. Au XXIe siècle, la multiplication des dispositifs de télécommunication (télégrap h i e, t é l é p h o n i e, r a d i o - t é l é - d i f f u s i o n , t é l é v i s i o n ,
réseaux de réseaux) constitue des organes de pouvoir
qui menacent et ruinent de l’intérieur la démocratie.
Le temps serait donc ve nu pour les démocrates de
montrer la réalité de leur attachement à la démocratie,
or c’est précisément le contraire qui s’est produit le
6 mai 2007. Une nouvelle société devrait se mettre en
place pour faire face à ce qui la menace : un effondrement politique et social sans précédent ; et il faudrait
inventer de nouvelles formes de lien social ayant pour
finalité (en grec telos) de ne pas se laisser endormir par
l’allègement des existences qui transforme les acteurs
sociaux en spectateurs, voire par l’accroissement d’un
confort artificiel qui caractérise les sociétés d’aujourd’hui. Pour Bern a rd Stiegler, le désir est nécessaire
dans la mesure où il est la condition incontournable
de la transformation des tendances et des pulsions en
f o rces sociales, en dynamisme collectif, en ce qu’on
appelle un projet social ou un « désir d’ave n i r » :
« D é s i re r, c’est espérer et désespére r, c’est toujours
aussi, d’une manière ou d’une autre, perdre son désir »,
ou être pris par l’idéologie de la compassion au
moment où on croit la comprendre. Les deux candidats sélectionnés pour le deuxième tour de la dernière
présidentielle se sont affrontés sur les questions de la
« souffrance » et de la « violence » parce que la situation véhiculée par la « télévision pulsionnelle » auprès
de millions de téléspectateurs l’exigeait. Le glissement
de la société française vers la droite sur l’échiquier
politique n’est pas de même nature que la barbarie des
formes anciennes de fascisme. C’est dans ce dérapage
que s’aggrave la perte des repères historiques, moraux,
politiques, et qu’émerge en fin de compte le « degré
zéro de la pensée ». La relation politique elle-même
est deve nue un nouveau marc h é , et son marke t i n g
confine aujourd’hui à la « misère politique ». C’est en
cela qu’elle ruine toutes les démocraties innovantes en
soumettant ce qui était hier l’« opinion publique » à
la dictature de l’« Audimat ».
Pour Bernard
Stiegler, le désir est
nécessaire dans la
mesure où il est la
condition
incontournable de
la transformation
des tendances et
des pulsions en
forces sociales, en
dynamisme collectif,
en ce qu’on
appelle un projet
social ou un « désir
d’avenir ».
« Désirer, c’est
espérer et
désespérer, c’est
toujours aussi, d’une
manière ou d’une
autre, perdre son
désir ».
l’usage des techniques et les technologies symboliques
par l’interm é d i a i re desquelles, toujours, une société
produit de la sociation ». Ce secteur économique des
services est la plupart du temps distingué de celui de la
production, des transports (la logistique) et de celui de
la consommation. Il n’engendre plus de solidarité
sociale. Dans ce contexte, la « misère politique » s’introduit dans la direction de la « cité ». Bern a rd Stiegler affirme dans La T é l é c ratie contre la démocra t i e que
nous sommes désormais dessaisis de toute responsabilité vis-à-vis de nos façons de vivre que prennent en
174
Les faits ont montré qu’il était inexact d’affirmer que,
dans le champ politique, on assisterait en France à une
irréversible progression de l’abstention du corps électoral. Ce qui augmente l’injustice de l’élection présidentielle à deux tours , ce n’est pas seulement la
concurrence entre la légitimité parlementaire et la
légitimité présidentielle, c’est que seuls peuvent accéder à cette seconde légitimité les deux candidats arrivés en tête. Or, la France étant politiquement plurielle,
l’élection d’un président représentant toute l’opinion
publique ne correspond pas aux séquelles qu’a laissées
l’exception nationale révolutionnaire en France. Dans
un pamphlet récent intitulé La Haine de la démocratie3
après avoir signalé que « Nous ne vivons pas dans des
démocraties. Nous ne vivons pas non plus dans des
camps », Jacques Rancière affirme que nous ferions
preuve plutôt d’une « a d m i r a ble constante civique »
étant donné le nombre élevé d’électeurs qui persistent, au nom de la démocratie, à se mobiliser pour
choisir entre les représentants équivalents d’une oligarchie d’État qui a surtout fait montre de son autorit a risme et de ses capacités destru c t rices de toute
démocratie.
Comme a tenté de le démontrer le re gretté philosophe italien Norberto Bobbio, la démocratie est
confrontée à une multitude de paradoxes (la représentation et la part i c i p a t i o n , l ’ i n i t i a t ive et le rôle des
hommes et celui des lois, le pouvoir dit démocratique
et les pressions occultes, le rapport de forces international et les aléas de la lutte de classes, et enfin l’élargissement du droit dont jouissent les minor i t é s ,
c’est-à-dire le seul droit de se conformer à la règle
majoritaire). La démocratie est donc à la fois fragile et
i n s t a bl e, en tant qu’elle est minée par ses pro p re s
contradictions, et résistante, dans la mesure où toute
société a besoin de démocratie comme fin, but et
moyen. Sa construction est sans cesse à recommencer :
« En réalité, la différence de la dictature révolutionnaire (ou ce qui revient au même contre-révolutionn a i re) par rapport à la dictature commissaire [ l e s
actuels responsables politiques sont tous peu ou prou
des « commissaires » à la compassion] doit être re c h e rchée non dans les déclarations de principe – car elles
ne manquent jamais d’afficher leur caractère temporaire – mais dans les faits, c ’ e s t - à - d i reles effets qu’elles
produisent sur l’ord re antérieur4. » Dans un ouvrage
posthume paru il y a quelques semaines, Norberto
Bobbio qualifie notre unive rs comme un espacetemps dont les membres ne parviennent pas à établir
entre eux un pacte de non-agression universelle et
efficace, où l’agression est toujours possible et où,
même si elle est condamnable et souvent condamnée
au nom des normes en vigueur, elle n’est pre s q u e
jamais punissable et est presque toujours impunie.
Myriam Cottias et Arlette Farge viennent d’apporter à
cet égard une contri bution inédite et stimulante à
l’histoire de l’esclavage5. Elles publient le pamphlet De
la nécessité d’adopter l’esclavage en France, dont l’auteur
n’est pas connu et qui date de 1797. Elles y soulignent
q u e, pendant une longue péri o d e, non seulement
l’esclavage des nègres comme celui des pauvres ont été
considérés comme normaux par l’opinion publ i q u e
malgré l’édit de Louis X Le Hutin en 1315, mais
encore bien avant et bien après la nuit du 4 août 1789
(abolition des privilèges) et le décret d’application des
15-28 mars 1790 où « tout reste de servitude personnelle est supprimé sans indemnité ». Après cette proclamation, le général haïtien Toussaint-Louverture,
e s c l ave noir affranchi, se rallia à la France en 1794
pour chasser les Britanniques de Saint-Domingue
(1798). Très conscient de sa va l e u r, il n’hésita pas à
écri re à Bonaparte une lettre commençant par ces
mots : « Le Premier des Noirs au Premier des Blancs. »
Cela n’empêcha pas Bonaparte de rétablir l’esclavage
dans les colonies en 1802. C’est ainsi que la République d’Haïti vit le jour avec Jean-Jacques Dessalines
en 1804. La seconde abolition de l’esclavage par la
France eut lieu en 1848 et entre-temps parut la brochure anonyme dont il est question ici. On sait que
l’esclavage des Noirs se poursuivit par celui des indigents. Ce long détour historique permettra au lecteur
de réfléchir au genre de temporalité (rien à voir avec
le temps uniforme de la mécanique !) qu’implique
l’histoire de la démocratie ou histoire de l’esclavage.
Deux phénomènes politiques pour lesquels l’émancipation s’inscrit dans la discontinuité des oppositions…
Signalons, pour finir, la réimpression de l’ouvrage de
Bernard Manin, Principes du Gouvernement représentatif,
avec une nouvelle introduction où l’auteur confirme
que le système représentatif n’a pas pour seule fonction de permettre au peuple (demos) de se gouverner
lui-même6. Le gouvernement représentatif mêle en
fait des traits démocratiques et aristocratiques. L’élu
n’est jamais le double, ni le porte-parole de l’électeur.
Mais il gouverne en anticipant le jour du vote où le
public rendra son jugement. •
1. Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, Paris,
2007, 272 p., 18Ä.
2. G i l b e rt Simondon, L’Individuation psychique et collective, Aubier, Paris,
2007, 96 p., 22Ä.
3. Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, éditions La Fabri q u e,
septembre 2005, 112 p., 13Ä.
4. Norberto Bobbio, Le Futur de la démocratie, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », février 2007, 303 p., 23Ä.
5. De la Nécessité d’adopter l’escl a vage en Fra n c e, Myriam Cottias et
Arlette Farge, Bayard, Paris, 2007, 176 p., 19,90Ä.
6. Bern a rd Manin, Principes du Gouve rnement représentatif, Flammarion,
coll. « Champs » (poche), (réédition), 320 p.
175
LIVRES
Notes de lecture
GAZIERS ET ÉLECTRICIENS
AU MIROIR
DE LA BIOGRAPHIE
Michel Dreyfus (dir.), Gaziers-Électriciens.
Dictionnaire biographique du mouvement
ouvrier français
coll. « Jean Maitron », Les Éditions de l’Atelier,
Paris, 1996
347 p.
– le DBMOF ne prenait en compte que les militants
ayant exe rcé des responsabilités avant 1940, mais il
avait déjà été décidé de poursuivre l’œuvre entreprise
en réalisant une cinquième période allant de 1940 à
Mai 68. Dès lors, le dictionnaire des gaziers-électriciens offrait la possibilité de disposer d’un pre m i e r
champ d’expérimentation. Il fallut bien sûr s’adapter
aux exigences de cette nouvelle période, notamment
caractérisée par une plus grande importance nu m érique des effectifs militants. Les contraintes éditoriales
et le manque de bras contraignirent les collaborateurs
du dictionnaire à ro m p re avec une pratique chère à
Jean Maitron, qui voulait que tous les militants, des
plus illustres aux plus obscurs, trouvent leur place au
Panthéon du mouvement ouvrier. Il fut ainsi décidé
de ne re t e n i r, pour cette nouvelle période, que les
militants ayant exe rcé des responsabilités nationales,
soit au sein d’une des cinq organisations syndicales de
la corporation (CGT, C G T- F O, C F D T, CFTC et
UNCM), soit dans la gestion des œuvres sociales,
devenues activités sociales (CCOS, CCAS, Comité de
coordination des CMCA S ) . Chacune de ces organisations et de ces instances était représentée au sein de
l’équipe, jouant pleinement le jeu et facilitant gr a n d ement le travail des chercheurs en leur donnant accès
aux arc h ives et en recueillant les témoignages d’anciens militants.
Ce travail permit de réunir environ deux mille notices
de militants gaziers et électriciens couvrant plus d’un
siècle d’histoire.
Marcel Paul, en raison de son itinéraire – dirigeant de
la fédération CGT pendant un quart de siècle, déporté
à Buchenwald, député, m i n i s t re, m e m b re du comité
central du Pa rti communiste –, de sa forte personnalité
et du rôle essentiel qu’il joua dans la nationalisation,
occupe tout naturellement une place prépondérante
dans ce dictionnaire.
Parmi les nombreuses autres figures marquantes que
font apparaître l’ouvrage, on re l è ve aussi la plus
e
n 1995, les industries électrique et gazière
fêtaient le cinquantenaire de leur nationalisation. Pour
la Caisse centrale d’activités sociales (CCAS) du personnel d’EDF-GDF, dont la valeur de l’action culturelle n’est plus à démontre r, l’occasion était belle de
revenir sur son passé et, en particulier, sur les acteurs
des luttes militantes qui la trave rsaient depuis plus d’un
siècle. De son côté, l’équipe du Dictionnaire biographique
du Mouvement ouvrier fra n ç a i s (DBMOF), qui venait,
sous la direction de Claude Pennetier, de réaliser l’objectif que lui avait assigné son fondateur Jean Maitron
en publiant le dernier volume de cette œuvre monumentale – le plus important dictionnaire biographique
en langue française – , s’apprêtait à passer à l’étape suivante et était en quête de nouvelles pistes à explorer,
parmi lesquelles celle de la spécialisation n’était pas la
moins stimulante.
De cette rencontre d’intérêts convergents naquit l’idée
de réaliser un volume du Maitron entièrement consacré aux militants gaziers et électriciens. Dirigée par
Michel Dreyfus, une équipe fut mise sur pied, c o mprenant des chercheurs et des syndicalistes selon un
modèle de mixité qui devait se révéler très efficace.
C o n c e rnant la délimitation du corp u s , un doubl e
principe fut adopté :
– la totalité des notices biographiques de gaziers et
d’électriciens publiées dans les volumes du DBMOF,
notamment g râce à l’appor t considérable des
recherches de René Gaudy, devait être reprise dans ce
volume spécifique. Grâce aux avancées de la
recherche, nombre d’entre elles purent d’ailleurs être
enrichies et complétées de façon substantielle ;
176
ancienne : celle de l’ouvrier Albert, employé du gaz
d eve nu membre du Gouve rnement prov i s o i re de
1848 et premier membre d’origine ouvri è re d’un
g o u ve rn e m e n t . D ’ a u t res notices, comme celle de
Maurice Claverie, concernent les années 1890 caractérisée par une pre m i è re structuration syndicale des
gaziers. Les principaux dirigeants des cinq fédérations
syndicales des corporations occupent également une
grande place : Fe rnand Gambier, Émile Pa s q u i e r
(CGT) ; Clément Delsol, Charles Werbrouck (CGT
puis CGT- F O ) ; Fe r nand Hennebicq (CFTC),
Y ves Morel (CFTC puis CFDT) ; G i l b e rt Nasse
(UNCM) ; Joseph Charuau (CFTC maintenue)…
Les victimes du nazisme, dont la figure emblématique
de Corentin Cariou, sont présentes. Figure d’ailleurs
en tête de volume une liste de cent trente militants
fusillés, m o rts en déportation ou dans les combats de la
Libération. La guerre d’Algérie occupe aussi une place
import a n t e, notamment à trave rs la notice biographique de Fernand Iveton, seul Européen à avoir été
condamné à mort pour son refus de cette guerre. La
notice de Francis Coullet abrite également un premier
recensement des syndicalistes victimes de la répression au cours de
cette période.
Enfin, si le syndicalisme et la gestion
des œuvres puis des activités sociales
dominent sur d’autres sphères de
militantisme, quelques personnalités
plus connues pour leur rôle politique
que pour leur engagement syndical
figurent néanmoins dans ce dictionnaire. Citons-en deux : Léon Mauvais, s e c r é t a i re du syndicat CGTU
des pro d u c t e u rs et distr i bu t e u rs
d’énergie électrique de la Région
parisienne de 1927 à 1931, et Pierre
Bérégovoy, entré à Gaz de France en
1950, qui exerça des responsabilités
syndicales au sein de la CGT- F O
dans les années 1950.
Toutes les notices du dictionnaire ne
sont évidemment pas aussi fournies.
C’est la loi du genre : certaines notules se contentent,
faute de sourc e s , de retracer les grandes étapes de la
vie syndicale du militant. Elles ont toutefois le mérite
de creuser un « p remier sillon », pour reprendre une
expression chère à Jean Maitron.
Pour la CCAS, l’objectif était largement atteint. Avec
ce dictionnaire, elle disposait en effet d’un outil lui
permettant de mieux fa i re connaître aux plus jeunes
générations d’EDF-GDF la vie des centaines d’acteurs
des conquêtes sociales ayant jalonné l’histoire de leurs
corporations, au premier rang desquelles la nationalisation et l’adoption d’un statut national à la Libération. Conscient des enjeux auxquels aurait à faire face
l’entreprise publique dans un avenir pro c h e, Daniel
Arrachart concluait ainsi sa préface du dictionnaire :
« Le présent volume, complètement spécifique à nos
corporations, […] traduit notre démarche constante,
étrangère à toutes démonstrations passéistes sclérosantes ou de nostalgie hors de saison […]. Nous pensons tout au contraire qu’éclairer le passé pour mieux
comprendre le présent, c’est aussi préparer l’avenir. »
L’équipe du Maitron avait autant de raisons de se
réjouir de la sortie du premier volume spécialisé de sa
déjà longue histoire. Parallèlement à la publication de
ses quarante-trois tomes généralistes, elle avait certes
déjà fait paraître plusieurs volumes consacrés à un pays
dans le cadre de la collection « Dictionnaire biogr aphique du mouvement ouvrier international », mais
jamais la spécialisation ne s’était aventurée sur le terrain d’une corp o r a t i o n . Grâce à ce premier essai
concluant, l’expérience s’est poursuivie, contribuant à
la multiplication d’outils qui, loin de porter atteinte à
la vocation généraliste du Maitron,
n’a fait que la renforcer.
Plusieurs étapes ont pu ainsi être
franchies depuis avec un succès
certain. On peut citer :
– la publ i c a t i o n , en 1997, d ’ u n
cédérom re p renant la totalité des
notices parues dans le Maitron et
au sein duquel le corpus gaziersélectriciens apparaissait en tant que
tel. Ce nouvel outil optimisait le
volume papier en offrant la possibilité de recherches multicritères ;
– la réalisation en 2004 d’un cédérom rassemblant cent cinquante
longues notices biogr a p h i q u e s ,
rédigées par Madeleine Singer, de
d i r igeants du SGEN pour la
période 1937-1968. Cette fois, la
spécialisation épousait les contours
d’un syndicat, offrant encore un
plus grand degré de précision ;
– la réalisation, sous la direction de Marie-Louise
Goergen et sous l’égide du comité central d’entreprise
de la SNCF, d’un grand projet consacré aux cheminots. Celui-ci comportait deux étapes : la publication
en 2003 d’un dictionnaire papier regroupant plusieurs
centaines de notices de militants ayant eu un itinéraire
particulièrement riche, puis la sortie en mai 2007 d’un
c é d é rom C h e m i n o t s re g roupant cette fois 9 5 0 0
notices1.
177
Cette dernière entre p rise a incontestablement bénéficié de l’expérience conduite quelques années plus tôt
avec les gaziers-électriciens, notamment à travers le
renforcement de la collaboration militants-chercheurs.
Traiter à part une corporation spécifique, avec la systématisation que cela comporte, présente l’avantage de
viser l’exhaustivité d’un corpus aux contours strictement définis, en ce qui concerne tant la périodisation
que le niveau de responsabilité re t e nu . Si l’état des
s o u rces ne permet pas de dissiper toutes les zones
d’ombre, on peut toutefois penser que celles-ci restent
moins nombreuses que dans le cadre d’une recherche
menée par un autre biais (géographique, par exemple).
Mais le principal attrait de la spécialisation se situe à
un autre nive a u . Depuis une quinzaine d’années,
Claude Pennetier et ses collaborateurs ont fixé un
nouvel objectif au Maitro n . Loin de n’être qu’une
simple compilation de notices, le dictionnaire, outil
scientifique à part entière, se veut principalement base
de données devant servir à une exploitation prosopographique appliquée au mouvement ouvrier. Or, il ne
peut y avoir de prosopographie sans une uniformisation des vari a bles envisagées et une stricte délimitation du corpus, toutes choses que facilite grandement
la spécialisation. On le voit, l’expérience conduite en
1995-1996 avec les gaziers-électriciens a encore un
bel avenir.
Éric Belouet
plaidait donc pour une fusion accélérée des pays dans
une « fédération des peuples européens » conçue sur le
modèle suisse.
Sa pro p re expérience des conséquences du nationalisme en tant qu’infirmier sur les champs de bataille
de l’armée bismarckienne et sa méthode généalogique d’analyse l’avaient depuis longtemps amené à
la conclusion que la forme même de l’État-nation ne
p o u vait que générer une compétition féroce et les
« guerres les plus folles qui aient jamais été menées ».
À la fin de sa vie, il escomptait même l’apparition
d’un « parti de la paix », « d ressé contre les sentiments
de vengeance et de re s s e n t i m e n t » , un « p a rti des
opprimés » !
Sa vision européenne s’insère dans la « transvaluation
des valeurs » visant à dépasser le malaise de la culture
européenne, sous toutes ses formes. Si ses « racines
[ e n t re autres] chrétiennes » ne faisaient pas
de doute pour lui,
Nietzsche avait pr i s
toute la mesure de la
« mort de Dieu » et de
la crise morale qui en
découlait.Viscéralement
nihiliste en ce qu’il
déprécie la vie (schématiquement, « le
monde tel qu’il est n e
devrait pas ê t re […] et
le monde tel qu’il
d evrait être n’existe
pas »), le christianisme,
« platonisme à l’usage du peuple », satisfaisait une soif
de croyance que les hommes ont eu tôt fait de combler à l’aide de nouvelles idoles qui reconduisent son
système de valeurs : la nation, l’argent, le scientisme,
le socialisme, ou encore la démocratie.
Les deux dern i è res ont au moins le mérite, aux yeux
de Nietzsche, de précipiter la décadence et l’avènement d’une nouvelle aristocratie de philosopheslégislateurs, seule à même de donner sens à l’Europe
débarrassée du nihilisme. Les « bons Euro p é e n s »,
apatrides au sens où ils « aiment plusieurs peuples »,
nomades, athées et immoralistes auront à cœur d’élever une « c u l t u re supéri e u re » valorisant avant tout
l’esthétique et la création art i s t i q u e. Soulignant le
lien entre politique et culture, Nietzsche assigne à un
a rt inspiré de la conception « dionysiaque » des
Grecs, de créer des communautés, de rassembler et
de libérer les corps. Là réside la tâche de la « grande
politique ».
T.H.
1. Marie-Louise Goergen, avec Éric Belouet, Cheminots engagés : 9 500
biographies en mémoire XIXe-XXe siècle, Les Éditions de l’Atelier, Paris,
coll. Maitron, 2007, 64 p. + cédérom.
Nietzsche et l’Euro p e . « Nous autre s, bons Européens »
Gérald Alvoët, préface de Michel Fabréguet
L’Harmattan, coll. « Inter-national », 2006
112 p., 11,50 Ä.
C e N i e t z s che et l’Europe vient à point nommé, a u
moment où la construction européenne connaît un
temps mort . Car même si la construction de cet
espace politique n’était pas une fin en soi pour le philosophe allemand et que ses réflexions sur le sujet se
trouvent disséminées au fil de son œuvre, la thématisation rigoureuse effectuée par Gérald Alvoët dans ce
mémoire soutenu à l’IEP de Strasbourg restitue finement toute leur perspective et leur profondeur.
Nietzsche était conva i n c u , au vu du brassage des
populations et de la désuétude de fro n t i è res rendues
caduques par le commerce et les progrès techniques,
que ces processus ne pouvaient que se poursuiv re. Il
178
À PARAÎTRE EN NOVEMBRE 2007
LA GAUCHE
Un numéro-événement
● le point sur l’état des familles
de la gauche après les élections
du printemps 2007 ● une va st e
enquête auprès de l’ensemble
des re s p o n s ables des partis et
des courants de la gauche franç a i s e : comment la re c o m p o s ition est-elle envisagée ? À partir
de quelle refondation théorique ?
● des entretiens avec de hauts
dirigeants brésilien, vénézuélien,
allemand, italien, anglais, polonais, russe… ● les contributions
de cherc h e u rs sur l’Euro p e , la
culture, le féminisme, la possibil i t é
d’une économie altern at i ve …
FondationS
NOUVELLES
Conception/réalisation graphiques :
Atelier Sacha Kleinberg
ISBN : 2-916374-06-X
ISSN : 1951-9745
Commission paritaire : en cours
Achevé d’imprimer en France en juin 2007
sur les presses de l’Imprimerie Loire Offset Plus