Mutation de la gestion d`État et mutation du droit public ? Tendances

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Mutation de la gestion d`État et mutation du droit public ? Tendances
Mutation de la gestion d’État et mutation du droit public ?
Tendances et perspectives 1
Pierre Noreau
Centre de recherche en droit public
Université de Montréal
Il existe actuellement, dans l’ordre de l’action publique, un changement graduel d’équilibre entre les
rationalités en valeurs et en finalité, au profit de la seconde. Dans l’ordre des rapports juridiques,
cette mutation semble trouver une réponse dans un changement d’équilibre entre rationalité formelle
et rationalité matérielle du droit, toujours au profit de cette dernière 2. Les deux mouvements
semblent se répondre l’un l’autre 3. Ces nouvelles orientations de la gouvernance contemporaine de
l’État s’accompagnent-elles d’une mutation des formes traditionnelles du droit public et des
conditions de mobilisation étatique du droit ?
On assisterait ici à une transformation de l’ensemble des stratégies déployées par l’État
contemporain4. Ce mouvement en faveur d’une perspective plus managériale expliquerait le recours à
des formes juridiques plus éclatées et moins universelles que la législation ou la réglementation, et la
multitude d’autres formes normatives. Celles-ci accompagneraient la mutation de la gouvernance
contemporaine et le recours à des mécanismes juridiques toujours plus diversifiés, et jugés plus
appropriés à la mise en œuvre de chaque nouvelle réforme : établissement de sanctions non-pénales,
contractualisation des activités publiques5, élaboration de décrets d’application, etc. Dans certains
1
Ce texte est la version écourtée d’un autre qui doit être publié sous le titre : Pierre Noreau, « Action publique et
gouvernance contractuelle : Le cas des politiques de la santé au Québec », dans Pascale Laborier, Pierre Noreau, Marc
Rioux et Guy Rocher, Les réformes en santé et en justice : le droit et la gouvernance, Québec, Presses de l’université Laval, 2007, 31
pages (sous presses)
2
On s’inspire librement ici des catégories wéberiennes. Voir Max Weber, Sociologie du droit, Paris, Presses universitaires de
France (coll. Recherches et politiques), 1986, 242 pages et Weber Max, Économie et société (volume 1), Paris, Plon, Agora (coll.
Pocket), 1995, p. 130, de même que Michel Coutu, Max Weber et les rationalités du droit, Paris/Québec, Librairie générale de
droit et de jurisprudence (coll. Droit et Société)/Presses de l’Université Laval, 1995, 258 pages.
3
Cette hypothèse va dans le sens des constats déjà réalisés par Roderick A. Macdonald : « The ‘new governance’
emphasises tolls and instruments rather than agencies and programmes; it privileges interdependent networks of
institutions and actors over centralised bureaucratic hierarchies; it emphasises public-private partnerships rather than
unidirectional public ‘intervention’ in market activity; it replaces top-down command and control with negotiation and
persuasion as modes of regulations; and it imagines a public service focused on enablement rather than management. In
these new directions one sees echoes of the critical perspectives characteristic of the ‘new process’ in legal scholarship »,
extrait tiré de Roderick A. Macdonald, « The Tool of Governance: A Guide to the New Governance, Lester M. Salomon,
ed, (Oxford: Oxford University Press, 2002) xii, 669 pages.», in Horizons, vol. 6 no 1, 2003, p. 33-35.
4
Lire : Daniel Mockle « Gouverner sans le droit ? Mutation des normes et nouveaux modes de régulation », 2002, vol.
43, Cahiers de droit, 143. Pierre Issalys avec la collaboration de Michel Bourque, Répartir les normes : Les choix entre les formes
d’action étatique, Québec, Ministère de la justice/Société d’assurance automobile, 2002, 336 pages. Macdonald, op. cit., note
8; Roderick A. Macdonald, « The Swiss Army Knife of Governance », dans P. Eliadis et al.(ed.), Designig Government : From
Instruments to Governance, Montréal, McGill-Queen, 2005, pp. 205-241; Roderick A. Macdonal, "The Acoustics of
Accountability – Towards Well-Tempered Tribunal", in A. Sajo (ed.) Judicial Integrity, Boston, Nijhoff, 2004, p. 141-181.
5
Pierre Lascoumes, « Négocier le droit, formes et conditions d’une activité gouvernementale conventionnelle », dans
Revue Politique et Management Public, vol., 11, n°4, 1993, p. 47-83; et Pierre Lascoumes, « Autorité, efficacité et légitimité des
instruments conventionnels d’action politique », dans N. Kasirer et P. Noreau (dir.), Sources et instruments de justice en droit
privé, Montréal, Les Éditions Thémis, 2002, p. 333-350.
cas, la mise en œuvre de certaines politiques exige le recours à tout un ensemble de règles infra
réglementaires dont la signification juridique reste imprécise : directives administratives, chartes
d’usager ou codes de conduite privés, etc 6.
Les tendances lourdes qu’on vient de décrire ont également été observées par les juristes et les
théoriciens du droit public contemporain. Au Québec, Daniel Mockle met en évidence la
reconfiguration graduelle du droit administratif à la faveur du nouveau management public (New
Public Management) et du développement d’un nouveau Droit de la gouvernance, dont les formes sont
souvent exportables d’un ordre juridique à l’autre7. C’est ce qui fait de la nouvelle gouvernance
publique l’objet de débats tout aussi importants en Europe qu’en Amérique du Nord. Le tour
d’horizon qu’en propose Mockle le conduit à insister sur le recours toujours plus systématique de
l’État à des formes normatives néo-juridiques, qui favorisent l’hybridation des catégories
traditionnelles du droit. Au plan des structures administratives, il voit dans la multiplication des
nouvelles agences gouvernementales, la traduction organisationnelle de cette mutation, qui ne peut
que favoriser l’instrumentation graduelle du droit :
« Dans sa dimension « interne » relative à la réforme de l’État, ce droit de la gouvernance
reflète une prépondérance croissante des impératifs propres au management public. À
certains égards, le droit n’est plus que le support formel et instrumentaire d’un nouveau cadre
de gestion promu au rang de projet politique. […] Pour la figure de la loi, le programme
d’allégement normatif et réglementaire a favorisé une logique d’évincement du droit au profit
de solutions de rechange, avec comme toile de fond la logique des outils de gouvernance.
Pour le modèle du contrat, la logique de contractualisation qui alimente le partenariat et la
coordination des acteurs facilite l’introduction de formules dérivées qui procèdent d’un
conventionnalisme diffus. Les ententes et les contrats de performance requis par la
planification stratégique découlent d’une logique de reddition de comptes qui oblige à revoir
les contrats dans le prisme de l’innovation managérielle (un document-cadre est-il un
contrat ?). Les catégories traditionnelles du règlement et du contrat évoluent ainsi vers des
formules hybrides dans la logique des mécanismes de substitution. » 8
Inspiré de l’expérience française, Jacques Caillosse tire de cette évolution du droit public, l’opposition
potentielle de deux modèles de gestion, qu’on retrouve systématiquement en tension dans les marges
de la nouvelle gouvernance publique : l’économisme et le juridisme9. Cependant, loin de tenir le droit
pour asservi, Caillosse met en évidence le développement d’une « zone de résistance juridique aux
avancées de la culture gestionnaire » et place dos à dos les modèles économistes et juridiques sans
rendre compte pour autant des conditions pratiques de leur cohabitation10. C’est ce à quoi s’exerce
Mockle qui rappelle que le recours à la forme juridique, s’il est bien réel, sert surtout aujourd’hui de
modalité de légitimation de la nouvelle régulation étatique contemporaine. Les formes traditionnelles
du droit – législation et réglementation – ne serviraient tout au plus qu’à formaliser les « nouvelles
6
Gérard Farjat, « Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privée », dans J. Clam et G. Martin (dir.), Les
transformations de la régulation juridique, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1998, p. 151-164; et Geneviève
Koubi, « La notion de «charte» : fragilisation de la règle de droit », dans J. Clam et G. Martin (dir.), Les transformations de la
régulation juridique, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1998, p. 165-182.
7
Lire Daniel Mockle, « La gouvernance publique et le droit », dans : Les Cahiers de droit, vol. 47, no 1, 2006, p. 89-165.
8
Ibid. p. 98 et 99.
9
Jacques Caillosse, « Les figures croisées du juriste et du manager dans la politique française de réforme de l’État », dans
Revue française d’administration publique, nos 105-106, 2003, p. 121-134.
10
Ibid. p. 129.
technologies de pouvoir »11, comme en font foi les références explicites au nouveau management
public introduites dans les dispositions de la Loi sur l’administration publique, en vigueur au Québec
depuis le 1er octobre 200012. Sous cet apparent recours au droit « traditionnel », on ne devrait par
conséquent voir qu’une expression déguisée de « retrait du droit ». Cette évaluation inquiète suppose
cependant une définition assez circonscrite de la forme juridique, et renvoie à un idéal normatif
stabilisé que viennent régulièrement remettre en cause les conclusions des études menées par les
sciences sociales ou les perspectives proposées par plusieurs théoriciens du droit contemporain13.
L’idée d’un éventuel « retrait du droit » est ainsi contestée par d’autres observateurs qui constatent au
contraire un retour au droit, encore que plusieurs reconnaissent qu’il s’accompagne d’une véritable
mutation de la forme juridique. Jacques Chevallier trace les caractéristiques de cette « transformation
du champ juridique » qui favorise notamment la réduction de l’autonomie du champ juridique par
rapport aux autres sphères de la vie sociale, l’éclatement du champ du droit alors que sont appelés à y
intervenir un nombre croissant d’acteurs nouveaux qui ne sont pas nécessairement juristes ou
légistes, l’adaptation des outils juridiques susceptibles d’entraîner un effacement de la ligne de
démarcation qui garantissait traditionnellement l’autonomie du champ juridique14.
D’autres auteurs observent des mutations équivalentes. Dans De la pyramide au réseau ?, François Ost
et Michel Van de Kerchove posent la question de la correspondance effective du droit avec l’image
unifiée et hiérarchisée que proposent généralement la doctrine et la dogmatique juridique, et qu’ils
opposent à la réalité plus souple du droit réel15. Cette définition s’appuie sur l’idée d’une pluralité et
d’une relativité des définitions de ce qu’est le droit. Si elle trouve une traduction plus sociologique
dans une approche constructiviste de la normativité juridique, Ost et Kerchove affirment
l’importance de ne pas nier la spécificité du droit. Ils reprennent ainsi, d’une autre façon, l’image d’un
droit défini en tant que système ouvert16. La métaphore du réseau traduit cependant une véritable
remise en question de sa forme traditionnelle. Cette perspective abonde dans le sens d’une
redéfinition continue des formes de la normativité juridique. C’est cependant Jacques Chevallier qui
pousse le plus loin l’idée d’une mutation profonde du droit et de l’État contemporain en mettant en
évidence le rôle de plus en plus important des opérateurs économiques, des organisations non
gouvernementales et des réseaux transnationaux dans la régulation sociale. Or, l’action de ces acteurs
nouveaux vient remettre en question certaines des caractéristiques emblématiques de l’État, tel qu’il
se présente à la fin du XXe siècle : l’effacement graduel de l’État producteur et du dirigisme
économique, la réévaluation des fondements du Welfare State, l’atténuation de la spécificité de l’État et
la fragmentation de sa structure17. Cette transformation, souligne Chevallier, ne va pas sans une
mutation du droit, dont nous avons indiqué les caractéristiques un peu plus haut. À l’avènement de
11
Mockle op. cit., note : 15, p. 162.
Loi sur l’administration publique, L.R.Q., c- A-6.01.
13
Lire à ce propos : Jacques Commaille, « Introduction : La redécouverte du droit par les sciences sociales », dans Liora
Israël, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez et Laurent Willemez (eds.), Sur la portée sociale du droit, Paris, Presses
universitaires de France (coll. CURAPP), 2005, p. 107-110.
14
Jacques Chevallier, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique », Revue française d’administration publique, (numéro
thématique dirigé par J. Chevallier et Luc Rouban, sur le thème La réforme de l’Etat et le nouvelle gestion publique : mythes et
réalités) nos 105-106, 2003, p. 121-134, 2003, 203-217.
15
François Ost et Michel Van de Kerkove, De la pyramide au réseau ?, Bruxelles, Publications des Facultés Saint-Louis (coll.
Droit), 2002, 597 pages.
16
Michel Van de Kerchove, François Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris, Presses universitaires de France,
1988, 254 pages.
17
Jacques Chevallier, L’État post-moderne, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence (coll. Droit et société), 2003,
p. 89.
12
l’État de type post-moderne correspondrait un droit post-moderne dont une multitude d’appellations
rendent compte à la fois de la diversité des sources et des fonctions : droit négocié, droit souple,
droit flou, droit mou, droit d’Hermès, etc.18.
Mais du coup s’exprime également la valorisation d’une normativité juridique dont les contenus ne
sont plus définis unilatéralement par l’État. Ils sont, partant, moins susceptibles de prendre la forme
d’énoncés de principes généraux et universels pour emprunter celle de pratiques et d’objectifs
mesurables, valorisés par un ensemble d’acteurs et susceptibles de faire, un temps, consensus au sein
d’un champ particulier de l’activité étatique. C’est là la caractéristique d’une perspective plus
managériale que normative sur le droit, mais cette tendance marque surtout un changement de
rationalité dans la définition et l’usage politiques du droit, moins valorisé pour ses qualités formelles
ou axiologiques que pour la concordance de son concours avec les impératifs de l’action et de la
pratique. Il s’ensuit le développement de nouveaux consensus, souvent centrés sur le choix des outils
juridiques 19.
Ces mutations sont-elles permanentes ou répondent-elles à une nécessité pratique reliée aux
conditions particulières de l’action publique aujourd’hui ? Constituent-elles une expression parmi
d’autres des transformations du rôle de l’État, enserré entre la mondialisation et les revendications
privées, locale ou communautaires ? Répondent-elles aux conditions de légitimation de l’État
occidental contemporain ? Alors que le thème de la gouvernance et de la gouvernementalité
l’emportent graduellement sur celui du gouvernement, le droit public peut-il garder sa forme et sa
fonction traditionnelle ? L’idée d’un certain pluralisme juridique l’emporte-t-elle graduellement sur la
conception traditionnelle et rassurante d’un droit positif impératif et universel ? D’ailleurs, est-ce si
nouveau ? La dogmatique juridique et la doctrine traditionnelle de droit public ne mériteraient-elles
pas d’être relues à la faveur d’une nouvelles perspective critique ? Toutes ces questions tracent un
plan de recherche qui nécessite un détour du côté du droit empirique, c’est-à-dire de l’étude du droit
public, abordé d’une manière qui tienne compte des conditions concrètes de sa mobilisation. Il y a du
moins là les conditions d’un nouveau chantier, d’une nouvelle perspective sur les études de droit
public.
18
Ibid. Catherine Thibierge, « Le droit souple : réflexion sur les textures du droit », dans Revue trimestrielle de droit civil, no 4,
octobre-décembre 2003, p. 599-628 ; François Ost, « Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles de juge », dans Pierre
Bouretz, La force du droit, Paris, Éditions Esprit (coll. Philosophie), 1991, pp. 241-272.
19
Dans la même perspective, on lira avec intérêt, dans le contexte canadien : Macdonald (2005), op. cit., note : 11; et dans
le contexte européen : Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Les Presses de
Sciences Po, 2004 , 371 pages. Lascoumes et Le Galès réfèrent eux-mêmes à la typologie offerte par un ouvrage plus
ancien : C. Hood, The tools of Government, Chatham N.J., Chatham House, 1986, 178 pages et Macdonald à l’ouvrage
précité en note : 10 : Lester M. Salomon, ed, The Tools of Governance: A Guide to the New Governance, Oxford, Oxford
University Press, 2002, xii, 669 pages.