Retranscription de l`émission Répliques, animée par Alain
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Retranscription de l`émission Répliques, animée par Alain
Retranscription de l’émission Répliques, animée par Alain Finkielkraut. Il s’agit ici de l’émission intitulée : « L’histoire et la mémoire » dont les invités sont deux historiens reconnus : Pierre Nora et Gilles Manceron. Les différents acteurs du débat discutent à propos de la loi du 23 février 2005 en portant une attention particulière à l’alinéa controversé de l’article 4 qui énonce que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». AF : Que vous inspire cette affaire ? Etes-vous entièrement satisfait du retrait de l’article ? GM : Le retrait de l’alinéa 4 cette loi est quelque chose de pas banal. Elle avait été maintenue une première fois (le 20 novembre) par la majorité de l’assemblée nationale. C’est le résultat d’une mobilisation d’une partie de la société et avant tout d’une coopération des historiens, des enseignants. Cette loi était contre eux. Ils ont réagi à cette loi, c’est un succès. AF : L’histoire jusque là avait une approche très critique du colonialisme. Des députés ont peut-être pensé aux descendants des harkis et des rapatriés. Cette inquiétude vous paraît-elle compréhensible ? GM : Je ne dirais pas ça. Un certain nombre de groupes liés à des mouvances idéologiques proches de l’extrême droite qui se déclarent rapatriés ou harkis ont essayé de faire pression sur le ministère et l’éducation nationale pour que les choses soient modifiées par décision politique. C’est là qu’apparaissait le danger d’une histoire institutionnelle. PN : Je suis assez d’accord. L’intention d’un geste de long terme vis-à-vis des harkis ou même d’une forme d’hommage n’était pas impensable, contrairement à la formulation à travers l’article 4 d’une histoire dogmatique, officielle, imposée, qui donnait au législateur sous la forme d’une loi un moyen de s’imposer à la recherche et à l’enseignement historique. C’est ce qui nous a interpellé -nous qu’on a appelé « les 19 historiens »- comme une réponse de la droite à la gauche, qui avait voté la loi Taubira dont l’article 2 est similaire à l’article 4 de la loi du 23 février 2005. AF : Les historiens ne sont pas tous intervenus de la même manière. Un mot sur cette « pétition des 19 », il y est dit que l’histoire n’est pas une religion, pas la morale, qu’elle ne doit pas être l’esclave de l’actualité, qu’elle n’est pas la mémoire, ni un objet juridique ; c’est en vertu de tout ce qu’elle n’est pas que vous demandiez l’abolition de lois mémorielles, notamment la loi Taubira du 21 mai 2001 qui reconnaît que la traite négrière outre-atlantique est un crime contre l’humanité et dont l’article 2 stipule que les programmes scolaires doivent accorder à la traite négrière la place qu’elle mérite. Il y a un vrai parallèle. Pensez-vous que cet article doit être abrogé comme l’a été celui de la loi du 23 février 2005 ? GM : « Accorder la place qu’elle mérite » est la phrase exacte du premier alinéa de la loi du 23 février 2005, qui n’a pas été supprimé. Je ne vois pas en quoi elle devrait l’être. Pour moi la loi Taubira est une loi de reconnaissance historique qui affirme en même temps qu’il s’agit d’un crime contre l’humanité. PN : Je crois qu’il ne faut pas confondre trois éléments. La loi sur la colonisation a provoqué des réactions de certains historiens dans la mesure où elle était synchronique avec la condamnation de Olivier Petré-Grenouilleau au nom d’une de ses lois mémorielles par un groupe d’Antillais-Guyanais. Alors est apparu le problème qu’un historien puisse être assigné en justice au nom d’une de ces lois, alors même qu’il travaillait sur la traite négrière. On s’est mis à lire ces lois, on s’est aperçu qu’elles avaient été votées un peu n’importe comment, à la majorité, la plupart étaient mal foutues, sauf la loi Gayssot. Ce sont des lois qui étaient votées par les députés parce qu’elles leur paraissaient bien sans trop engager de conséquences et qui envoyaient finalement les historiens devant la justice. Enfin, le politique doit se mêler de la mémoire politique, mais inscrire dans une loi prescriptive une vérité sur le passé en fait un dogme officiel que nous ne pouvons pas admettre. GM : Il est inadmissible qu’un historien soit poursuivi suite à ses recherches. Mais ces poursuites n’ont pas de lien juridique avec la loi Taubira, elles ont été basées sur le code civil, bien que l’atmosphère de la loi Taubira y était propice. AF : Jusqu’où la connaissance doit elle se mettre au service d’une politique de la reconnaissance ? je me réfère à la pétition des « indigènes de la république » qui se disent descendants d’esclaves et de colonisés. Ils se veulent solidaires. A oublier la traite interafricaine et la traite islamique, on permet à cette solidarité, fondée sur le mythe, de se développer ; l’histoire ne doit-elle pas résister ? GM : Bien évidemment, les historiens doivent examiner les traites interafricaines, transsahariennes et celles des Arabes dans l’Océan Indien. Mais il ne me semble pas que la loi Taubira s’y oppose. Elle ne concerne que l’histoire française. PN : Je suis assez d’accord. Un autre historien Bernard Lewis, avait été poursuivi parce qu’il avait dit qu’il ne fallait pas abuser du mot « génocide » en référence au drame arménien. C’était en 1995, 6 ans avant la loi sur le génocide arménien. La France a été la seule à condamner ainsi Bernard Lewis. Quant à Petré-Grenouilleau, il a été mis en cause dans sa carrière, dans sa famille, menacé, persécuté, parce qu’il avait dit trois choses : la traite négrière est l’ensemble des traites négrières ; la criminalisation de la traite selon la loi Taubira rapproche de la Shoah, or ce sont deux choses radicalement différentes (extermination pure et simple / aspect d’appui sur la force de travail) ; se dire descendant d’esclave est un choix d’identité, mais au niveau généalogique on ne peut rien affirmer au bout de 5 générations. AF : Cette affaire est révélatrice de la nature prise par la politique de la reconnaissance. Petré-Grenouilleau dit : « peut-être est-ce un crime contre l’humanité, en tout cas ce n’est pas un génocide », et c’est pris comme un outrage. Il faut que ce que nos parents ou aïeux ont subit soient du même ordre que la Shoah. Il y a certains livres qui traitent de ce sujet (ex : colonisés/exterminés). Que doivent faire les historiens ? On dirait que la Shoah est un gâteau que chacun doit se partager. Il faudrait selon moi un enseignement séparé de la Shoah. PN : …d’ailleurs, Petré-Grenouilleau est toujours sous le coup d’une accusation au pénal, par une association Fils et Filles de déportés africains. GM : Vous avez raison d’être indigné par les pressions exercées sur PetréGrenouilleau, mais il n’est pas le seul. Lors du salon du livre, Benjamin Stora tenant une émission sur France Culture, a été agressé par des nostalgiques de la colonisation. C’était également une pression inadmissible qui ne provoque pas autant de réaction que l’affaire Petré-Grenouilleau. Les poursuites et pressions sont nombreuses et viennent de différents côtés. Une enseignante de Paris 7 s’est vue reprocher de ne pas assez avoir traité de la famine en Ukraine. AF : Revenons à la colonisation. Faut-il dire aujourd’hui que la colonisation n’a eu que des aspects négatifs ? Est-il nécessaire ou légitime de l’enseigner sous l’angle du crime ? GM : Je ne reprendrai pas la catégorisation aspects positifs/négatifs. Ça ne me semble pas un travail d’historien. Ce n’est pas un juge qui donne les bons ou les mauvais points. Son travail est d’établir les faits, d’analyser le passé, pas de porter un jugement. On peut dire les choses, et dans le domaine de l’histoire coloniale, il y a longtemps eu un couvercle sur cette phase de notre histoire, parce qu’elle est gênante, et ce couvercle provoque un surgissement désordonné des débats. Les historiens sont là pour ordonner ces débats. Mais on ne peut reprocher une vision systématiquement négative aux historiens qui travaillent sur cette page de l’histoire… PN : Il me semble que nous allons connaître un moment de mémoire nationale, celui du retour du passé colonial refoulé. Il y a eu une histoire officielle, légende rose de la colonisation… AF : …aujourd’hui on n’est plus dans le refoulement, on est dans l’hypercritique … PN : il y a deux approches différentes qu’on a intérêt à souligner. Il y a eu une interprétation radicale qui consiste à dire que l’ensemble du système colonial fondé sur l’extermination ou sur la torture ou sur le racisme ou sur la domination impériale est un système global qu’il faut juger et prendre comme tel, qu’il y a une contradiction entre les principes universels de la république et de son application dans les colonies qui a contredit et nié en permanence ses mêmes principes. Et, enfin que la république se réhabiliterait en reconnaissant sa culpabilité et son crime d’ensemble pour se donner davantage de crédit. Il y a là une sorte de légende noire de la colonisation qui est parallèle avec ce qu’a été sa légende rose. On ne peut s’enfermer dans le concept du bien et du mal. La colonisation est un phénomène historique géant. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans une moralisation de l’histoire dont il n’y aurait rien à tirer. AF : Cette moralisation de l’histoire est le fait de Gérard Noiriel qui vous a répondu le 20 décembre en refusant de mettre sur le même plan une loi qui fait l’apologie de la colonisation et celle qui condamne l’esclavage et le racisme… GM : Lorsqu’on enseigne l’histoire à l’école, on donne des repères chronologiques mais on réfère aussi un certain nombre de phénomènes aux principes. Par exemple, lorsqu’on enseigne le nazisme, la shoah, on ne peut pas se contenter de décrire ; on est au carrefour de la morale. Il faut alors référer les faits historiques aux principes et aux prises de position des hommes à cette époque. Et l’hommage de la nation doit aller vers ceux qui se sont dressés contre certains phénomènes historiques. AF : Deux problèmes se posent. L’une des raisons d’être (ou prétextes) de la colonisation est l’abolition de l’esclavage notamment à Alger qui était une plaque tournante des traites, c’est ainsi que Jules Ferry justifie la colonisation. L’autre problème c’est la francophonie. Soit la francophonie est une trace de la colonisation à laquelle il faut mettre fin soit elle doit être soutenue et donc la colonisation n’a pas que des aspects négatifs. Le gouvernement algérien fait preuve aujourd’hui d’une très grande sévérité à l’égard de la colonisation au point de faire oublier le bilan effrayant de l’indépendance algérienne. Les historiens doivent avoir conscience de cela et ne doit pas lui servir d’alibi. GM : Pour ce qui est de la francophonie, c’est un effet de la colonisation bien entendu. Est-ce pour autant un caractère positif de la colonisation ? Je n’en suis pas sûr. Par exemple, le jazz n’aurait pas existé sans l’esclavage, peut-on dire pour autant que le jazz est un aspect positif de l’esclavage ? Cela est complètement absurde. Il faut séparer les conséquences d’un phénomène de leurs qualifications. AF : Et pour ce qui est de l’Algérie actuelle ?…. GM : Il y a bien entendu du côté des officiels et du pouvoir algérien une surenchère parce qu’ils ont été très tardifs à réagir. Ils ont procédé à des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être notamment à propos des fours utilisés à Sétif pour brûler des cadavres. PN : Ce qui me choque le plus c’est que cette radicale criminalisation s’appuie sur les mêmes principes que ceux sur lesquels s’appuyait la colonisation ; elle s’accompagne de la même certitude d’être dans le vrai et dans le bien que celle de la colonisation que nous condamnons. La légende noire de la colonisation est aussi fausse que la légende rose. D’autre part, je crois que nous nous dirigeons vers un profond conflit de conscience qui va travailler la France pendant longtemps. Le sentiment collectif des français qui pensent que la colonisation et une affaire close est en contradiction avec la conscience noire (et non nord- africaine) qui se réveille pour je ne sais quelles raisons…la France va connaître un problème noir et pas uniquement colonial. AF : La France a aussi des problèmes blancs…. GM : La loi du 23 Février 2005 a été portée par des groupes qui se sont constitués en lobby et dont les pressions sur les historiens doivent aussi être dénoncées et je m’étonne que le pouvoir politique ait pris en compte les revendications de ces groupes. Ce pouvoir politique est incarné par des élus qui ont milité contre le retrait de cet article et qui représentent des forces d’extrême droite se rapprochant aujourd’hui des partis de la majorité. On a là des groupes mémoriels qui sont porteurs d’une mémoire qui est à mon sens complètement funeste pour la république dont il faut bien être conscient. Je ne pense pas qu’il y’a une radicale criminalisation de la colonisation. AF : Vous parlez de pressions d’un certain nombre de groupes mais nous assistons à une mutation aujourd’hui : La France est en train de devenir une société multiculturelle, l’identité divorce de la nationalité, les identités demandent des réparations. Il y a celles qu’on écoute et celles qu’on n’écoute pas. Au bout du compte, les représentants des rapatriés n’ont pas été écoutés car finalement ils sont beaucoup plus faibles aujourd’hui que ceux qui se veulent les représentants d’une communauté noire aux contours mal définis et dont on ne sait pas très bien comment la prendre. On ne doit peut être pas se féliciter d’avoir su résister à des communautés faibles et en même temps d’avoir cédé à des communautés qui apparaissent plus fortes. GM : Ce sont des représentants parlant au nom des rapatriés qui ont quand même obtenu le vote de cette loi avec la complicité de quelques élus locaux qui faisaient des calculs électoralistes et qui ont joué en faveur de cette loi. On ne doit pas négliger cet aspect communautariste. Quant aux phénomènes identitaires pour ce qui est des populations noires par exemple, il ne me semble pas qu’on doive les rejeter par principe. PN : Il y’a quelque chose d’arrière-garde dans les revendications mémorielles des groupes de pieds noirs tandis que cette revendication mémorielle noire se proclame d’avant-garde… AF : elle n’est pas forcément illégitime… PN : J’y suis tout à fait sensible et je pense qu’elle va aller très loin. C’est pour cela que nous, les historiens devons être vigilent. En particulier, on doit rappeler que nous héritons aujourd’hui d’un impensé colonial qui s’appuie sur le fait que les noirs étaient considérés, au 17ème siècle encore comme étant une quantité négligeable parce qu’ils manquaient de religion dans un monde marqué par les religions. Au 18ème siècle, le phénomène s’est aggravé encore… PN : On oublie de signaler aujourd’hui que c’est une très petite partie de la France qui était engagé dans la colonisation. On le lui reprochait assez d’ailleurs. Les groupes de pressions coloniales reprochaient à toute la république de ne pas s’intéresser aux colonies. Si vous pensez même dans l’armée, un homme comme le général de Gaulle n’a jamais rien compris au problème colonial et n’a jamais voulu le comprendre… GM : …c’est quand même sous son autorité provisoire que la tentative de reconquête de l’Indochine à été entreprise… PN : très tard seulement… AF : Ces représentations sédimentées sont-elles aujourd’hui dominantes, notre société n’est-elle pas au contraire entraînée par cette passion du semblable déjà décrite par Tocqueville ? N’est-ce pas cela la vérité des démocraties en définitive ? L’antiracisme a gagné et tant mieux, il faut reconnaître sa victoire… GM : Il y’a quand même une tendance à réduire l’universel à un universel blanc européen et à peut-être ne pas prendre compte d’autres composantes qui ont leur part dans ce concert de l’universel. AF : Dans un livre passionnant que vous publiez « la colonisation, la loi et l’histoire » qui reprend toutes ces problématiques, il y a un article de Claude Liauzu qui a beaucoup milité contre la loi du 23 Février 2005 mais il dit ceci : « de plus en plus nombreux, les spécialistes s’inquiètent de la propension à réduire l’histoire à un procès ou un instrument idéologique » « pour beaucoup l’image des os humains est devenue un synonyme de colonisation » il dit aussi « comment réduire tout l’impérialisme à une barnum histoire ». GM : Certes le travail qui a été fait depuis quelques années autour des expositions coloniales et des villages nègres a montré que pour certaines exhibitions l’expression est appropriée ; il ne faut pas pour autant l’étendre mais l’employer avec des guillemets, c’est le choix que j’ai fait lorsque j’ai travaillé sur ces questions-là et je pense qu’il y a un certain nombre de discours simplificateurs dans ce domaine. AF : PN pour conclure… PN : Il faut bien comprendre que nous défendons nous tous le bien publique et une entreprise de liberté d’esprit. GM (à PN) : Encore faut-il peut-être ne pas nier au législateur le droit de s’intéresser à des questions d’histoires ; je ne vous suis pas du tout lorsque vous mettez en cause l’ensemble des dispositions législatives telles que la loi Gayssot, Taubira, ou génocide arménien qui selon vous seraient indigne d’un régime démocratique. PN : Je précise : le politique doit se mêler de la mémoire collective et pas de la mémoire historique.