REFLEXIONS AUTOUR DE L`ESPRIT DE PAUVRETE EVANGELIQUE

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REFLEXIONS AUTOUR DE L`ESPRIT DE PAUVRETE EVANGELIQUE
REFLEXIONS AUTOUR
DE L'ESPRIT
DE PAUVRETE EVANGELIQUE
AVANT-PROPOS
Dans un monde fait de bouleversements, de remises en question et de recherche de spiritualité, une
réflexion sur la pauvreté évangélique peut prendre toute sa dimension. Elle a l'immense avantage de
pouvoir s'appuyer sur la modernité du message de l'Évangile.
La question centrale est au fond de savoir ce que recouvre le mot de pauvreté pour un chrétien et s'il est
ou non une condition sine qua non de son développement spirituel. A contrario, elle pourrait être de
s'interroger sur les raisons pour lesquelles une situation de richesse pourrait ne pas l'être.
Certains penseront sans doute que c'est une gageure ou même un défi qu'une Équipe Notre-Dame ose
bâtir un texte sur la pauvreté évangélique. Surtout s'ils savent, et c'est le cas, qu'elle n'est pas une équipe
de pauvres de fait, comme d'ailleurs la plupart des Équipes Notre-Dame. Au nom de quoi et de qui peuton parler de la pauvreté lorsqu'on ne la vit pas soi-même ? Ils ont peut-être raison. Mais ils doivent
admettre que c'est d'abord à elle-même que cette équipe s'est lancé ce défi.
Comme beaucoup, nous souhaitons vivre selon l'esprit de l'Évangile. Mais, comment ne pas en rester à
cette louable intention ? Manque de temps, difficulté de la mettre en pratique, situations personnelles
spécifiques sont autant de bonnes raisons pour ne pas aller plus loin.
Il faut bien avouer que la réflexion conduit d'emblée à poser des questions fondamentales qui ont de quoi
décourager par leur ampleur les meilleures volontés :
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Sommes-nous encore capables d'avoir un jugement objectif et pertinent sur l'esprit de pauvreté
évangélique ainsi que sur sa portée dans notre vie de tous les jours ?
Quel regard porter sur l'argent et la richesse ?
En quoi la réponse que nous apportons à ces questions peut-elle et doit-elle nous conduire à
modifier notre mode de vie ?
Autant de retours sur soi et de révisions parfois déchirantes qui exigent courage et lucidité.
Ayant été ainsi interpellée, notre équipe a voulu en faire bénéficier les autres équipes comme un service.
Sa réflexion est fondée sur deux convictions :
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Le devoir premier d'un chrétien est de donner partout ou il est, et avec ce qu'il a reçu, le meilleur
de lui même au service de Dieu et des autres. L'incitation à se dépasser et le souci constant de faire
fructifier ses talents ainsi que ceux des autres doivent guider en permanence son comportement
individuel et collectif. Chaque homme est une histoire unique qui mérite respect et considération.
Un chrétien ne peut ignorer les réalités du monde dans lequel il vit, sous peine d'angélisme ou de
maladresse. Le concret a ceci de bien qu'il incite à l'humilité. En l'espèce, il signifie écoute de
l'environnement, discernement des bons et des mauvais prophètes, persévérance dans l'effort. La
valeur du témoignage tient une place de choix dans cette perception du monde.
Le thème est découpé en sept chapitres qui ont pour mérite, sinon de couvrir l'intégralité des questions
soulevées par une réflexion sur la pauvreté évangélique, du moins de rassembler les questions qui nous
ont paru essentielles pour en approfondir les principaux aspects. Il a été construit pour que chacun puisse
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y trouver un cadre de réflexion opératoire et simple pour sa vie de tous les jours.
Chaque chapitre est présenté selon une approche identique destinée à entrer par étapes dans la réflexion :
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Un ou plusieurs textes de méditation au début,
Une présentation de synthèse qui en pose la problématique,
Trois questions pratiques à travailler seul ou en équipe, avec une dernière question présentée sous
forme d'une proposition de recherche d'une règle de vie.
Équipe Paris 183.
Conseiller spirituel : Père Bernard OLIVIER, o.p.
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INTRODUCTION
La pauvreté est un mal nous disent les Écritures et pourtant “il sera plus difficile à un riche d'entrer dans
le Royaume des Cieux qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille”.
Étonnante Parole qui proclame les pauvres bienheureux tout en criant au scandale de la pauvreté, qui fait
peser la suspicion sur la richesse tout en admettant qu'elle puisse être la récompense de la vertu, qui
appelle les chrétiens à faire fructifier ce qu'ils ont reçu tout en leur rappelant qu'ils “ne peuvent servir
deux maîtres à la fois, Dieu et l'argent”.
L'histoire des rapports de l'Église et des chrétiens avec la pauvreté n'est guère plus éclairante. Quoi de
commun par exemple entre la condamnation des lois sur les pauvres par des prédicateurs comme Malthus
dans la Grande-Bretagne du XVIème siècle et le développement de la théologie de la libération en
Amérique Latine dans les années 80 ? Pas grand-chose, à première vue, si ce n'est une égale sincérité
d'hommes de Foi : pour les uns l'accroissement de la richesse est la seule issue, pour les autres elle est une
impasse à cause des inégalités intolérables qu'elle engendre.
L'utilisation dans les Textes Saints du même mot pour parler selon les cas de deux choses bien différentes
- la pauvreté de fait ou pauvreté matérielle et la pauvreté de cœur ou pauvreté spirituelle - ne contribue
pas non plus à clarifier le débat. Dépouillement, humilité, don de soi sont les mots qui caractérisent le
mieux la pauvreté dans l'Évangile.
Quel sens peut donc avoir dans notre monde d'aujourd'hui une réflexion sur cette pauvreté évangélique ?
L'ampleur des défis de tous ordres auxquels il est confronté et la force des messages qui en émanent d'un
peu partout tiennent lieu de réponse.
Le monde de cette fin du second millénaire est marqué par trois phénomènes simultanés aux liens aussi
étroits que complexes : mondialisation des échanges, révolution des techniques de communication,
suprématie du libéralisme économique. Les mutations extraordinaires qu'ils entraînent et la capacité
d'adaptation qu'ils supposent sont telles que le monde que nous avons connu se déchire sous nos yeux
sans que personne puisse prétendre en maîtriser l'évolution ni esquisser les contours qu'il prendra demain.
A l'enthousiasme de ses adeptes répond l'inquiétude et le scepticisme de ceux qui en voient la fragilité.
C'est ainsi que le triomphe apparent de la modernité véhiculé par les valeurs occidentales et le culte du
progrès se heurte à de fortes résistances en raison de ses échecs et au nom d’identités culturelles ou
religieuses locales qui s’affirment aujourd’hui plus que jamais.
Alors que certains font observer que l’on a oublié de mettre l’homme au centre du développement
économique et que les inégalités, la famine, la violence ou les guerres tribales restent le lot commun de la
plus grande partie de l’humanité, nombreux sont ceux, notamment les jeunes, qui en appellent à un
monde qui aurait plus de sens et à un progrès davantage humanisé.
Alors que notre histoire témoigne d’une complexité sans cesse croissante, la recherche d’une unité de vie
devient une exigence très forte en même temps qu’une denrée rare. Par les questions qu’elle pose et les
choix auxquels elle confronte, une réflexion sur la pauvreté peut se révéler une aide précieuse.
Son spectre est en effet très large puisqu’elle recouvre des questions concernant aussi bien notre vie de
tous les jours que des choix de société, des données d’ordre économique que notre spiritualité.
Elle touche au cœur de la vie de chacun en tant qu’individu libre et responsable, membre à part entière de
la communauté des hommes. Celle-ci est en droit d’attendre de chacun qu’il participe là où il est à
l’enrichissement du monde et à l’œuvre de Création à laquelle le Seigneur l’appelle. A elle de lui en offrir
en contrepartie la possibilité.
L’ordonnancement des chapitres répond à la volonté de faciliter le cheminement des Équipes grâce à une
démarche progressive dont les étapes doivent permettre d’aborder les questions suivantes :
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Que disent les Écritures ? (chapitre 1)
Une réflexion d’un chrétien sur la pauvreté suppose d’emblée qu’il connaisse les textes de référence Ancien et Nouveau Testament. Ils en parlent beaucoup et en donnent une présentation évolutive au cours
du temps. Pauvreté-châtiment et pauvreté-bénédiction se sont ainsi succédées, donnant à la pauvreté un
visage à deux facettes.
Une illustration de la pauvreté à travers les représentations artistiques au cours du temps montre que les
artistes eux-mêmes ne sont pas absents de cette recherche du sens donnée à la pauvreté.
Qui sont les pauvres parmi nous et où sont-ils ? (chapitre 2)
A l’image du Christ, un chrétien a le devoir d’ouvrir les yeux autour de lui pour regarder le monde.
Apparemment simple - un pauvre est celui qui n’a rien - cette définition s’avère très vite insuffisante.
Reste en effet à savoir de quoi on peut être pauvre et de quelle pauvreté parle-t-on. Les pauvres ne sont en
effet pas toujours où on croit ni qui on croit.
Face à la pauvreté, le devoir d’un chrétien est de réagir en se demandant comment faire pour que les
choses changent réellement.
Comment comprendre les deux visages de la pauvreté que sont la pauvreté matérielle et la pauvreté
spirituelle ? (chapitre 3)
La pauvreté de fait et la pauvreté du cœur se croisent sans se recouper vraiment. Leur sens profond, la
nature de leurs liens et de ce qu’ils impliquent sont autant de questions qui interpellent sur notre attitude
dans notre vie de tous les jours.
“Viens, suis-moi” dit Jésus au jeune homme riche. Cet appel, adressé à chacun d’entre nous, résume à lui
tout seul la problématique soulevée par les deux visages de la pauvreté et le choix auquel chacun d’entre
nous est confronté.
Que signifie l'esprit de pauvreté évangélique ? (chapitre 4)
Le point d'orgue du thème s'efforce de revenir sur ce que recouvre au fond la notion de pauvreté pour un
chrétien et de s'arrêter sur les dispositions d'esprit et les comportements de vie auxquels elle conduit. Plus
que l'argent qui n'en est qu'une facette, cette pauvreté évangélique est celle des doux et des humbles de
cœur dont parle Jésus. Définie a contrario par commodité (les tentations de l'esprit auxquelles nous
sommes confrontés et que nous devons repousser), l’esprit de pauvreté évangélique provoque un appel
quotidien à renouveler sa règle de vie.
Le droit de propriété est-il compatible avec la pauvreté évangélique ? (chapitre 5)
Dieu est Maître de tout. Cette donnée de base de la Foi chrétienne est claire. Que peut signifier dans ces
conditions le droit de posséder et pourquoi reconnaître à l'homme ce droit ? Est-il sans limites et crée-t-il
des devoirs ?
Les Écritures nous éclairent sur ces questions en faisant de l'homme un gestionnaire des richesses qui lui sont
confiées. Quelle leçon en tirer ?
L'esprit de pauvreté peut-il s'accommoder du superflu ? (chapitre 6)
“Le superflu, chose si nécessaire”. La boutade de Voltaire n'est peut-être pas si incongrue qu'il y paraît...
D'abord parce qu'elle met l’accent sur la difficulté de tracer une frontière entre les deux notions. Ensuite
parce que la réponse variera en fonction des uns et des autres. Le nécessaire et le superflu de chacun
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seront différents.
Porter un oeil lucide sur son mode de vie et sur ses habitudes, faire l'effort de distinguer ce qui est
nécessaire à sa vie et ce qui l'est moins ou pas du tout ne sont pas des choses faciles, surtout si cela doit
déboucher sur des remises en cause.
Sommes-nous prisonniers des contingences matérielles au point de refuser l’exercice ? Avons-nous le
courage d'en tirer les conséquences ?
Quel lien peut-on faire entre l’Esprit de pauvreté évangélique et le développement du monde ?
(chapitre 7)
Beaucoup a été dit dans ce qui précède sur l’esprit de pauvreté évangélique et sur les exigences qu’il
impose :
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devoir de justice et de charité
appel au développement des talents
discernement dans l’utilisation des biens de ce monde.
Mais une question centrale demeure, au terme de cette réflexion : comment tirer parti de ce message et en
quoi peut-il constituer une clé d’entrée privilégiée pour comprendre le monde et le transformer ?
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CHAPITRE I
LA PAUVRETÉ SELON LES TEXTES
Prière : Le Magnificat
I. L'Ancien Testament.
A. La pauvreté comme réalité sociologique.
B. Le pauvre assimilé à un pécheur.
C. L' “aurea mediocritas” ou ni indigence, ni opulence.
D. Quel est l'esprit de ces “anawim” ?
II. Le Messie des pauvres.
A. Les chants du Serviteur en Isaïe.
B. Le Psaume 22.
C. Le Magnificat.
III. La pauvreté selon l'Évangile.
A. La pauvreté de fait.
1. “Il y aura toujours des pauvres parmi vous” (Mt 26, 11).
2. Jésus ne condamne pas la richesse en tant que telle...
3. ... même si elle peut constituer un danger
B. La pauvreté comme idéal évangélique.
L'image de la pauvreté a évolué dans le temps. A la pauvreté bannie de l'Ancien Testament succède l'idéal
évangélique de pauvreté du Nouveau Testament.
Une chose est claire : la pauvreté subie n'est jamais admise. Seule une pauvreté choisie peut aider
l'homme à trouver la voie du Salut.
I. L'Ancien Testament1.
La pauvreté a une grande place dans l'Ancien Testament. Elle est un phénomène social qui “a fait choc
sur la pensée d'Israël”.
On y trouve trois courants de pensée, assez différents et parfois même contradictoires.
A. La pauvreté comme réalité sociologique.
La pauvreté est “comme un état scandaleux qui ne devrait point exister en Israël”. L'idéal primitif du
peuple de Dieu fondé par Moïse était celui d'une communauté où tout est au service de tous dans une
parfaite égalité fraternelle. Le principe affirmé était : il n'y aura pas de pauvre parmi vous. Mais, dans la
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Ce chapitre suit de près l'excellent livre de A Gelin : “Les pauvres que Dieu aime”, publié d'abord sous le titre “Les pauvres de Yahvé” en 1953.
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pratique, les choses sont moins faciles. Lorsque le peuple, plus ou moins nomade jusque-là, s'installe en
Canaan, on se partage les terres.. et les inégalités naissent vite. On connaît le proverbe : “qui a terre,
guerre a”. On en arrive ainsi à une situation scandaleuse : d'une part les puissants qui possèdent à peu près
tout et exploitent les autres ; d'autre part ceux qui n'ont rien et sont exploités.
Les prophètes vont fulminer contre la tyrannie et l'injustice des classes possédantes ; ils dénoncent
l'oppression des pauvres et toutes les formes d'exploitation, comme par exemple :
•
le commerce frauduleux
Osée 12, 8-9 : Canaan tient en mains des balances trompeuses ; il aime à frauder.
Éphraïm a dit : “Oui, je me suis enrichi, j'ai amassé une fortune.”
Mais de tous ses profits rien ne lui restera,
Parce qu'il s'est rendu coupable d'iniquités.
Amos 8, 5... : Vous qui dites : “Quand donc sera-t-elle passée, la nouvelle lune, que nous vendions notre
blé, et le sabbat, que nous écoulions notre froment ? Nous diminuerons la mesure et nous augmenterons le
sicle (le prix à payer) ; nous fausserons les balances pour tromper, nous achèterons le pauvre pour de
l'argent et l'indigent pour une paire de sandales ; nous vendrons jusqu'à la criblure du froment.”
•
l’accaparement des terres
Michée 2, 1-3 : “Malheur à ceux qui projettent le méfait. S'ils convoitent des champs, ils s'en emparent;
des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître avec sa maison, l'homme avec son héritage.”
•
le caractère vénal de la justice
Amos 5, 7-12 : “Malheur à ceux qui changent le droit en absinthe
et jettent à terre la justice, (...)
qui haïssent le défenseur du droit à la Porte
et détestent celui qui parle avec intégrité.
Et bien ! Puisque vous écrasez le faible
et que vous lui prenez un tribut sur son blé,
ces maisons de pierre que vous avez bâties,
vous n'y habiterez pas ;
ces vignes de choix que vous avez plantées,
vous n'en boirez pas le vin (...)
oppresseurs de justes, extorqueurs de rançons,
vous qui repoussez le pauvre…”.
L'une des plus émouvantes descriptions de la condition des pauvres qui en appellent à la justice de Dieu
est à trouver dans le livre de Job, 24, 2-12 :
“Les méchants déplacent les bornes,
ils enlèvent troupeau et berger.
On emmène l'âne des orphelins,
on prend en gage le bœuf de la veuve...
Les pauvres moissonnent le champ d'un vaurien,
ils vendangent la vigne du méchant.
Ils s'en vont nus, sans vêtements,
affamés ils portent les gerbes…”
La misère des pauvres ne peut que crier vengeance au ciel et, dit le Psaume, “Quand un pauvre crie, Dieu
l'entend”. On peut ainsi en arriver à oublier facilement les pauvres et les pécheurs, et à identifier plus ou
moins le pauvre avec le juste.
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B. Le pauvre assimilé à un pécheur.
Une autre lignée de pensée, notamment dans le cercle des Sages, tend à voir dans le pauvre un pécheur.
Elle est fondée sur l'idée de la rétribution temporelle du juste : la richesse est la récompense de la vertu et
donc un état de pauvreté est le signe du péché. Le plus bel exemple en est sans doute le personnage de Job
empêtré dans une justification impossible ! En effet :
“Heureux l'homme qui craint Yahvé,
met toute sa complaisance en ses préceptes ;
il sera puissant sur la terre,
sa lignée, race de justes, sera bénie.
Richesse et bien-être dans sa maison.” (Ps 112, 1-3)
C'est que le juste est toujours récompensé. Tout ce qu'il fait réussit. En revanche, ceux qui sont pauvres et
malheureux, pourrait-on dire brutalement, c'est leur faute ! Le livre des Proverbes est parsemé de
sentences de ce genre :
“Main nonchalante appauvrit ; main diligente enrichit.” (Pr l0, 4).
“N'aime pas à somnoler, tu deviendras pauvre ;
tiens les yeux ouverts, tu auras ton saoul de pain” (Pr 20, 13).
“Buveur et glouton s'appauvrissent
et la torpeur fait porter des haillons.” (Pr 23, 21).
Les vieux proverbes affichés autrefois aux murs de l'école primaire ne sont pas si loin ! C'est une sagesse
courte à l'image de cette sorte de fable d'un La Fontaine biblique qu'on pourrait intituler : "le paresseux et
la fourmi" en Prov. 6, 6-11 :
“Va vers la fourmi, paresseux !
Observe ses mœurs et deviens sage !
Elle qui n'a ni magistrat, ni surveillant, ni chef,
Durant l'été, elle assure sa provende
Et amasse au temps de la moisson sa nourriture.
Jusqu'à quand, paresseux, resteras-tu couché ?
Quand te lèveras-tu de ton sommeil ?
Un peu dormir, un peu t'assoupir,
un peu croiser les bras en s'allongeant,
et, tel le rôdeur, te vient l'indigence
et la disette comme un mendiant.”
Le Livre de Job pose, lui, le problème de façon tragique. Job a été frappé par Dieu, qui le met à l'épreuve.
Selon ses amis et l'opinion courante qu'ils représentent, il est donc pécheur. Or Job affirme avec force son
innocence. Il y a donc là un mystère - celui du juste éprouvé - qui n'est pas vraiment élucidé à la fin parce
qu'on se heurte en fait au mystère même de Dieu. Job le reconnaît :
“Je sais que Tu es tout-puissant ; ce que Tu conçois, Tu peux le réaliser. J'étais celui qui brouille Tes
conseils par des propos dénués de sens. Aussi ai-je parlé sans intelligence, de merveilles qui me dépassent
et que j'ignore…” (Jb 42, 2s).
C. L' “aurea mediocritas” ou ni indigence, ni opulence.
Une troisième ligne de pensée se développe dans les milieux sapientiaux : l'idéal est de n'avoir ni trop
d'opulence, ni trop d'indigence.
“Ne me donne ni indigence, ni opulence :
laisse-moi goûter ma part de pain,
de crainte qu'étant comblé je m'apostasie
et ne dise : "Qui est Yahvé ?"
ou encore qu’étant indigent je me dérobe
et ne profane le nom de Dieu.” (Pr 30, 8-9)
Une évolution importante apparaît : la pauvreté, réalité sociale, devient une valeur religieuse. Elle désigne
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une attitude spirituelle.
Toute l'histoire du peuple de Dieu repose sur l'Alliance entre Dieu et le peuple qu'il s'est choisi. Ce peuple
s'étant montré infidèle, Dieu le châtie. Le plus terrible de ces châtiments est la ruine du double royaume et
l'exil à Babylone.
Dieu, lui, est fidèle. A travers ces épreuves il annonce, par ses prophètes, une Nouvelle Alliance,
définitive, qui prépare la voie au Messie et au Royaume. Un "Petit Reste", le peuple des pauvres, les
"anawim", en sera le noyau.
C'est, semble-t-il, le prophète Sophonie, vers 640-630, qui a identifié pour la première fois le peuple de
l'avenir à un peuple de "pauvres". La dramatique expérience aidant, on comprend qu’il faut se faire
"pauvre" devant Dieu :
“Cherchez Yahvé
vous tous "pauvres" (anawim) du pays
qui accomplissez ses ordonnances.
Cherchez la justice,
cherchez la pauvreté (anawah)
peut-être pourrez-vous rester à l'abri
au jour de la colère de Yahvé.” (So 2,3)
Rappelons-nous que l’un des signes des temps messianiques, c’est que “la bonne nouvelle est annoncée
aux pauvres” (voir Lc 4, 18 s.).
D. Quel est l'esprit de ces “anawim” ?
Parmi les divers termes utilisés, chacun avec sa nuance (les quémandeurs, les chétifs, les "maigres du
pays") c'est le mot “anawim” (les courbés, abaissés, accablés) qui va devenir classique. Il va prendre une
coloration religieuse : les humbles devant Dieu.
Ce sont de "pauvres diables" comme on en connaît dans toutes les sociétés, de ces gens qui semblent
attirer sur eux toutes les misères : maladies, vexations, abandon des amis... Loin de se complaire dans leur
état, ils aspirent à la délivrance, à la paix, à la joie. Ils crient vers Yahvé, qui, malgré le psaume, ne les
entend pas toujours. Mais ils ont foi et ils se taisent devant le mystère de Dieu. Malgré son silence, ils ont
confiance comme Job à la fin.
Ils sont tout le contraire de l'orgueilleux, de celui qui s'élève, de celui qui a le cœur dur et méprisant. Ils
n'ont pas d'appuis humains, il ne font pas les malins avec Dieu. Aujourd'hui encore on en trouve dans nos
sociétés : des gens qui n'ont rien, qui ne peuvent rien, incapables de faire valoir leurs droits, qui aspirent à
la libération et n'ont pas d'autre recours que Dieu. Ce sont ces pauvres-là qui ont inspiré en Amérique
Latine la Théologie de la libération.
II. Le Messie des pauvres.
On peut se centrer sur trois grands textes.
A. Les chants du Serviteur en Isaïe.
Particulièrement le Quatrième Chant (Is 52, 13-53).
Le Serviteur y est décrit comme un pauvre, le type même de l'homme humilié, accablé de tous les maux,
mais qui est justifié par sa confiance en Dieu. C'est la figure du Messie des anawim.
B. Le Psaume 22.
C'est le psaume qui commence par le cri de souffrance: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné ? » que Jésus a proféré sur la croix, voulant ainsi se définir comme l'homme des douleurs
décrit dans le psaume. Et l'Évangile de Matthieu, particulièrement, a voulu, parmi les détails de la passion
de Jésus, mettre en valeur ceux qui sont ici rapportés, comme des scènes d'injures, du partage des
vêtements …
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C. Le Magnificat.
Marie s'identifie au peuple des anawim . Elle ne se contente pas de citer pour les reprendre à son compte
des réminiscences de l'Ancien Testament et du cantique de la mère de Samuel : elle a vraiment une âme
de pauvre et se met au rang des anawim et c'est dans cet esprit qu'elle accueille le Messie des pauvres.
Il faut dire et redire ce chant de Marie qui est la prière des Équipes Notre-Dame dans cette perspective, en
soulignant tout ce qui y met en relief l'esprit de pauvreté.
III. La pauvreté selon l'Évangile.
Jésus se situe dans la ligne de l'Ancien Testament, des prophètes et des sages : Il vient achever l'évolution.
Aux considérations sur la pauvreté de fait - celle qu'on voit - il va ajouter une dimension évangélique
nouvelle - celle du cœur.
A. La pauvreté de fait.
Il s'agit de la pauvreté subie. Elle doit être combattue comme un mal. Le thème est récurrent dans
l'Évangile. On le retrouve sous trois idées force :
1. “Il y aura toujours des pauvres parmi vous” (Mt 26, 11).
Ce constat est un fait. Ce n'est pas une fatalité. Nous sommes appelés à y remédier.
Le peuple biblique s'y est attelé en inventant deux institutions originales : l'année sabbatique, tous les 7
ans, et l'année jubilaire tous les 50 ans. Elles devaient permettre, à côté d'autres dispositions, de lutter
contre les abus ou les dérives de la vie en société. Elles comportaient trois obligations qu'il est essentiel
de connaître pour en saisir le sens profond (Deutéronome ch. 15, Lévitique ch. 25) :
•
•
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le repos de la terre : les sols devaient être laissés en jachère pendant toute l'année sabbatique ou
jubilaire. C'était une façon d'éviter leur épuisement et donc, en quelque sorte, d'éviter la corruption
de leur nature et de leur vocation d'être au service des hommes.
la remise des dettes : ceux qui, par nécessité ou par pauvreté, avaient dû livrer des gages, donner
des options, ou même se remettre aux mains des prêteurs, sinon des usuriers, devaient retrouver
cette année-là, avec la remise de leurs dettes, la possibilité de respirer enfin et de redevenir euxmêmes.
l'affranchissement général : “Chacun de vous rentrera dans son patrimoine, chacun de vous
retournera dans son clan” (Lév. 25, 10). Les terres et les maisons qui avaient dû être aliénées par
nécessité seront restituées à leurs vrais propriétaires. Et ceux qui, par nécessité, avaient dû se
livrer eux-mêmes comme esclaves en paiement de leurs dettes, pouvaient et devaient recouvrer la
liberté et rentrer chez eux.
Malgré cela, les pauvres n'auront pas disparu. Il faut donc les aider, leur “faire du bien”, car l'injustice
envers eux est une injure faite à Dieu.
Jésus veut même plus que cela : le pauvre est le sacrement de sa propre présence. “Tout ce que vous aurez
fait au plus petit des miens, c'est à moi que vous l'aurez fait.” “J'avais faim, et vous m'avez donné à manger
…” (cf. le récit du jugement dans Mt 25, 31).
2. Jésus ne condamne pas la richesse en tant que telle...
Jésus ne dit nulle part que la richesse est intrinsèquement mauvaise. Il a eu des amis aisés, comme en
témoignent les femmes qui l'assistaient de leurs biens (8, 23), ou Lazare chez qui sa sœur Marie qui
répand sur les pieds de Jésus pour 300 deniers de parfum... (Jn 12, 5). Lui-même sait user des biens de la
terre : il est aux noces de Cana (Jn 2, 1-11), à la table des publicains (Mt 9, 10-13). Certains lui opposent
même parfois sa conduite à celle de Jean-Baptiste l'ascète (Mt 11, 18-19).
S'il ne la condamne pas, Il nous appelle cependant au plus grand discernement. L'épisode du jeune
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homme riche est sur ce point révélateur :
“Voici qu'un homme s'approcha et lui dit : “Maître, que dois-je faire de bon pour posséder la vie éternelle
?”. Jésus lui dit: “Qu'as-tu à m'interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la
vie, observe les commandements”. - “Lesquels ?” lui dit-il. “Eh bien”, reprit Jésus : “Tu ne tueras pas, tu
ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage. Honore ton père et
ta mère. Tu aimeras ton prochain comme toi-même.” Le jeune homme lui répondit : “Tout cela je l'ai
gardé; que me manque-t-il encore ?” - “Si tu veux être parfait”, lui dit Jésus, “va, vends ce que tu
possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor aux cieux ; puis viens, suis-moi.” Quand il entendit
cette parole, le jeune homme s'en alla contristé, car il avait de grands biens. Jésus dit alors à ses disciples :
“En vérité je vous le dis, il sera difficile à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux.” (Mt 19, 16-23).
3. ... même si elle peut constituer un danger
“En vérité je vous le dis, il sera difficile à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux. Oui, je vous le
répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le
Royaume des cieux” (Mt 19, 23-24).
L'image est hardie et on a essayé de trouver des explications émollientes. Il semble d'ailleurs que les deux
mots grecs traduisant câble et chameau étant très semblables, il ait pu y avoir glissement de l'un à l'autre :
faire passer un câble par le trou d'une aiguille est évidemment une image plus cohérente, mais avouons
que le chameau est plus pittoresque.
Dans l'Ancien Testament, la richesse apparaît comme un danger parce qu'elle produit l'orgueil et ferme le
cœur à Dieu ; elle ne peut être une fin suprême.
Dans le Nouveau Testament, le Royaume de Dieu est la valeur absolue (paraboles du trésor dans un
champ, de la perle) qui prime sur tout le reste. Le danger serait d'attacher son cœur à la richesse.
L'Évangile de Luc en fait un leitmotiv. Ainsi, à ceux qui lui demandent : “que faut-il faire ?”, JeanBaptiste répond :
- “Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse
de même” (3, 11).
- “Donne à qui te demande et à qui te prend ton bien ne réclame pas” (6, 30).
- “Vendez vos biens et donnez-les en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s'usent pas, un trésor qui
ne vous fera pas défaut dans les cieux, où ni voleur n'approche ni mite ne détruit. Car où est votre
trésor, là aussi sera votre cœur” (12, 33-34).
- “Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera
l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent.” (16, 13).
L'important est donc de bien choisir les vrais biens, comme le montrent de manière très imagée les
paraboles du riche insensé (12, 15-21) et celle du mauvais riche et du pauvre Lazare (16,19 s)
B. La pauvreté comme idéal évangélique.
Jésus exprime cet idéal apostolique dans le coutumier des missionnaires : “Pour la route, ne prenez rien
qu'un bâton, pas de pain, pas de besace, pas de petite monnaie dans la ceinture, pour chaussure des
sandales, et ne portez pas deux tuniques.” (Mc 6, 8-9).
Il a donné lui-même l'exemple, lui qui “n'avait pas où reposer sa tête” et dont Saint Paul dit : “il s'est fait
pauvre pour vous, afin de vous enrichir de sa pauvreté.” (12 Cor, 8-9).
La grande charte des Béatitudes (Mt 5), notamment la première, donne le ton et le sens à l'ensemble :
“Bienheureux les pauvres, parce que le Royaume des cieux est à eux”. C'est la “promotion messianique des
anawim”. Jésus est le Messie des pauvres qui vient fonder le Royaume de Dieu: “Bienheureux” sont-ils ! Il ne
s'agit pas d'une proclamation révolutionnaire qui tombe soudain du ciel ; elle est dans la ligne amorcée dès
l'Ancien Testament et on y retrouve même des réminiscences littérales : “Les pauvres posséderont la terre” (Ps
37).
Si Jésus s'adresse à la foule bariolée faite sans doute surtout de petites gens, il vise, au moins
obliquement, les Pharisiens. Le mot “heureux” (macarioi) avait une portée religieuse, messianique et
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s'appliquait à ceux qui auraient la chance d'être avec le Messie, dans le Royaume. Les Pharisiens qui sont
là pensent sans doute aussitôt : “c'est pour nous”. Car ils sont les justes, connaisseurs et pratiquants de la
Loi, tandis que tous ces pauvres diables sont des pécheurs, des publicains, des gens de rien. Or voici que
Jésus proclame “heureux” justement ces anawim qu'ils méprisent. On sait que Matthieu précise : “les
pauvres en esprit” (ceux qui ont un cœur de pauvre), tandis que Luc dit simplement “les pauvres”,
accentuant le caractère social.
Toutes les autres béatitudes explicitent la première, dessinant ainsi un portrait du pauvre “évangélique” :
les doux, les pacifiques, les cœurs purs, les persécutés...
Ainsi, la pauvreté spirituelle n'apparaît pas essentiellement comme une question d'argent: il s'agit surtout
de dispositions du cœur.
Une autre parole de Jésus nous éclaire : “Laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de
cœur.” (Mt 11, 29). Il est possible que Jésus ait dit : je suis un anaw et que en grec, on ait voulu expliciter
le sens de ce mot en disant : doux et humble de cœur. C'est peut-être la clef pour comprendre la véritable
pauvreté de cœur évangélique.
Dans cette ligne d’une pauvreté en esprit, il faudrait citer les textes qui parlent de la mystique du
“serviteur” comme “Celui qui voudra être le premier se fera votre serviteur” (Mt 20, 27s), avec le
bouleversant exemple de Jésus lavant les pieds de ses disciples (Jn 13). Il faudrait citer aussi l’appel
pressant à une confiance totale en la providence du Père : les lys des champs et les oiseaux du ciel (voir
Mt 6, 25-34).
Concluons avec A. Gelin :
“La pauvreté évangélique, en sa profondeur dernière, est un désistement radical”, une humilité totale, et
en conséquence, une confiance éperdue devant Dieu. C'est la disposition essentielle que la Bible, en ses
meilleures pages, a obscurément dégagée, celle qui confère à la lignée mystique d'Israël sa grandeur, celle
qui fut vécue par Marie et enfin valorisée par Jésus, l'anuw qui magnifie les “pauvres d'âme”. Le thème,
dès lors, se transmit comme le secret même de la sainteté.”
Questions
1. Comment réagissez-vous aux trois lignes de pensée? Et pourquoi ?
2. Pouvez-vous trouver des exemples actuels correspondant à ces trois lignes de pensée ?
3. Que penseriez-vous de l'idée de rendre à nos années jubilaires le sens qu'avaient dans la Bible l'année
sabbatique et l'année jubilaire ? (Une remise à plat, une remise en ordre des choses et des situations)
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