Elvina Fesneau Doctorante à l`université de Paris 1

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Elvina Fesneau Doctorante à l`université de Paris 1
Elvina Fesneau
Doctorante à l'université de Paris 1, Sorbonne, UFR Histoire, Institut du Développement pour
l'Histoire Economique et Sociale
Trésorière adjointe du Groupe de Recherche et d'Etudes sur la Radio (GRER)
Article paru dans - Le Temps des Médias -, Numéro 3, Automne 2004, "Public, cher
inconnu!", Nouveau Monde Editions, Paris, 2004, p. 118-125
Le public des transistors : éléments pour une histoire du public des postes récepteurs
à transistors en France dans les années soixante.
Cet article étudie l'évolution du public de la radio, de 1956, date de l'apparition du premier
poste à transistors français, au début des années soixante dix, période pendant laquelle,
plus de deux tiers des ménages s'équipent. Il ne s'agit pas de répéter ici des données déjà
connues sur la composition de ce public mais plutôt de s'interroger sur l'impact du poste à
transistors comme produit de grande consommation. Le composant transistor révolutionne
l'électronique du vingtième siècle et par-là même bouleverse le mode d'écoute de la radio.
Le transistor (contraction des termes Transconductance Resistor) connaît un tel essor que le
composant et le poste se confondent dans le langage familier. Grâce à lui, le poste de radio
devient plus mobile et léger tandis que les postes à lampe, en dépit de certains modèles
portatifs, sont lourds et volumineux. En effet, le poste à transistors présente un avantage
comparatif considérable: il fonctionne très longtemps avec le même jeu de piles, sans avoir
besoin d'électricité, tandis que les récepteurs à lampe consomment beaucoup d'énergie. Ces
appareils à transistors n'accèdent qu'aux moyennes et grandes ondes et seulement en 1961
à la modulation de fréquence. Si l'objet de cette étude soulève bien d'autres interrogations,
puisque nous avons affaire à un domaine mettant en jeu à la fois la production d'un objet
radiophonique et sa réception par le public, nous nous efforcerons d'apporter un regard
nouveau sur le public de la radio à travers la venue du transistor. Dans cette optique, on
étudiera tout d'abord la structure du marché à l'apparition du transistor ainsi que le taux
d'équipement des ménages ; nous nous interrogerons ensuite sur les conséquences de
l'arrivée du transistor sur le public et sur son mode d'écoute.
L'apparition du transistor
En 1956, l'introduction du premier poste à transistors français sur le marché, le «Solistor »
de Clarville, est saluée par la presse spécialisée comme une innovation technologique
majeure tendant à révolutionner les habitudes d'écoute ; mais il n'a que peu d'impact. Ainsi, il
se révèle un cuisant échec commercial et technique : « bien que sa commercialisation soit
initialement prévue en juin 1956, les détaillants ne sont livrés que fin août à hauteur de 820
unités dont seulement 620 écoulés auprès du grand public parmi lesquels 160 sont
retournés pour divers défauts ». Même si dès 1957 la plupart des constructeurs produisent
des radiorécepteurs équipés de transistors, cette gamme se compose généralement d'un
modèle unique tandis que celle des postes à lampes est déjà large et variée. De plus, les
constructeurs ne mesurent pas le véritable potentiel du marché des postes à transistors.
Précisément, une étude de marché stigmatise l'aspect résolument familial du poste de radio
en révélant que « l'unique demande est celle du remplacement des radiorécepteurs
existants ». Par ailleurs, on remarque que les statistiques de ventes de récepteurs de
radiodiffusion sont ventilées en 1956 et 1957 en 4 catégories, dont celle des « postes
portatifs à piles et piles secteurs ». Celle-ci regroupe à la fois les postes portatifs à lampes et
les postes à transistors. Par conséquent, à ses débuts, le poste à transistors est perçu par
l'industrie comme simple concurrent des postes portatifs à lampe. Il faut attendre 1959 pour
que la catégorie des postes à transistors soit différenciée en tant que telle dans les
statistiques officielles de vente. En effet, à partir de cette date, le poste à transistors trouve
enfin sa place sur le marché français. A la fin de la décennie, sa production de poste à
transistors supplante de manière foudroyante, tant la production de récepteurs de télévision
(+461% contre +80% entre 1958 et 1961) que celle des postes classiques à lampes comme
le montre le tableau présenté ci dessous.
Nombre d'appareils fabriqués
1958
1959
1960
1961 (au 30/11)
Radio-récepteurs à lampes
1 165 000
865 000
615 000
374 000
Radio-récepteurs à transistors
350 000
900 000
1 600 000
1 962 000
Téléviseurs
372 000
511 000
655 000
677 000
La part des postes à transistors dans la production totale explose, représentant
respectivement 20% en 1958, plus de 50% en 1959, 77% en 1960, pour atteindre 90% en
1961. Malgré l'évolution spectaculaire de sa production, la France peine à rattraper son
retard par rapport aux autres pays occidentaux : en 1957 comme en 1960, elle se place en 6
ème position des pays producteurs de postes de radiodiffusion. A titre de comparaison, la
tendance est encore plus lourde en ce qui concerne la production de téléviseurs en 1957,
puisque la France n'est qu'en 8 ème position, se plaçant juste derrière le Canada et l'Italie.
D'autre part, la comparaison avec les pays européens nous révèle que ce retard est
particulièrement accentué par rapport à l'Allemagne Fédérale qui produit deux fois plus de
radiorécepteurs que la France (3 300 milliers d'unités contre 1 500 en 1958). Par ailleurs,
l'ouverture du marché commun, accordant une baisse de 10% des tarifs douaniers, permet
aux postes allemands d'être très compétitifs sur le marché français : ces derniers sont ainsi
20% à 40% moins chers que les postes français sur leur marché intérieur, ce qui leur permet
d'arriver en France à des prix à peine supérieurs. Cette brusque inondation du marché en
1959/1960 de la production française s'explique en partie par une amélioration
technologique et par une tentative de limitation des importations de postes à transistors,
particulièrement celles en provenance d'Allemagne.
Si l'on se penche plus spécifiquement sur les ventes de postes à transistors en France, on
constate que son évolution suit exactement celle de sa production. En effet, au cours des
années 1956 et 1957, les ventes de « postes portatifs à piles et piles secteurs » représentent
respectivement 11% et 14% des ventes globales de radiorécepteurs. Les postes à
transistors connaissent un faible succès en raison non seulement de leur manque de fiabilité
technique, d'une musicalité moyenne et d'une sensibilité réduite, mais également en raison
de leur prix de vente. En effet, leur prix est en moyenne plus élevé de 20% par rapport aux
postes radio traditionnels. De plus, en 1958, plusieurs mesures fiscales vont dégrader cette
situation : d'une part l'augmentation de la TVA sur les produits de luxe (dont le poste de radio
fait parti) est portée à 27,5% et d'autre part, celle de la taxe radiophonique de 7,5%, mesures
entraînant une hausse globale des prix de 16,5%. Mais, dès l'année suivante, les effets
bénéfiques de la concentration de la production font brusquement grimper les ventes des
postes à transistors : 11% des ventes en volume de radiorécepteurs en 1958, mais plus de
la moitié des ventes en 1959 et presque les trois quarts en 1960.
Ainsi, après un lent démarrage de 1956 à 1958, la production et les ventes de postes à
transistors explosent de manière brutale en 1959 et 1960. Ce « boom des transistors » est
certes spectaculaire mais il convient de le tempérer à la lumière des données relatives à
l'équipement des ménages français au début des années soixante.
D'un marché de renouvellement au marché du pluriéquipement
Le poste de radio est un équipement déjà ancien dans les foyers : « en 1954, 7 ménages sur
10 sont équipés d'un appareil de radio tandis qu'un ménage sur 100 seulement possède une
télévision ». L'industrie de la radio est un marché de renouvellement : « les autres appareils
électroménagers ne sont possédés qu'à raison d'une unité par ménage, la plupart des
ménages, près de 9 ménages sur 10, parmi ceux qui en possèdent, en sont encore à leur
premier appareil alors qu'un ménage sur deux a déjà eu l'occasion de changer au moins une
fois d'appareil de radio ». Afin de s'interroger plus précisément sur ce marché de
renouvellement, le tableau suivant présente la répartition de chaque type de récepteurs
suivant l'année d'achat du plus récent dans l'équipement des ménages en 1961, pour un
parc de radiorécepteurs global évalué à 13 225 000 unités.
Année d'achat
1960-61
1959
1958
1956-57
1954-55
Avant 1954
Age non déclaré
Nombre absolu correspondant en milliers
Secteur
6,8
6
7
13,9
12,7
52,7
0,9
10 790
Transistor
56,9
21,9
11,2
4,9
1,3
1,7
2,1
1 793
On voit clairement l'explosion des ventes des transistors puisque plus de la moitié des
ménages qui dispose en 1961 d'un transistor, l'ont acquis depuis moins d'un an. A l'inverse,
la majorité des récepteurs fonctionnant sur le secteur ont été achetés depuis plus de sept
ans. Reste donc toujours une forte prégnance du poste radio à lampe dans un parc
radiorécepteur où 15% des ménages sont équipés d'un transistor. De plus, à la même
époque, « près de 5% des ménages possèdent au moins deux appareils radio, au lieu de 2%
trois ans auparavant ». Ces statistiques nous permettent de constater que le
multiéquipement n'est pas encore de mise en France alors qu'il est déjà bien présent aux
Etats-Unis . Il faut attendre la fin de la décennie pour remarquer que l'équipement soit
multiplié par trois: « en 1971, 37,6% des foyers équipés en radio possèdent au moins deux
appareils pour un parc global constitué à 66% de transistors ». Le transistor est à ce point
entré dans les mœurs modernes que beaucoup de foyers ne se contentent plus en effet d'un
seul récepteur. L'achat d'un transistor, en plus de son ancien poste, entraîne une
modification de la place de l'objet radiophonique dans la vie quotidienne de chaque foyer,
alors que, au coeur cœur des Trente Glorieuses, le pouvoir d'achat ne cesse de croître. Ce
développement atteint son apogée 10 ans plus tard ; en 1983, le parc récepteur radio
franchit les 50 millions de postes, soit ramené à la population, presque un poste par français.
Ainsi, au début des années soixante, on compte des radios dans tous les foyers et le marché
se développe désormais par le multi-équipement des ménages. Quelles sont les
conséquences de cette mutation sur le public de la radio.
Le transistor vise un nouveau public
La période marque, on le sait, l'avènement d'une nouvelle classe d'âge d'auditeurs : « les
jeunes ». Prenons l'exemple d'une station populaire : Europe n°1. Celle-ci oriente son
discours promotionnel vers la jeunesse, en créant en 1959, une émission quotidienne « Salut
les Copains ». Il ne s'agit pas ici de refaire l'histoire de cette émission mais plutôt de dégager
les signes d'émergence de cette nouvelle classe d'âge. L'écoute, on le sait, fut largement
celle de la musique « yé-yé », version acclimatée du rock'n roll. Selon un article dans Nord
Eclair, 66% des adultes écoutent des variétés et des chansons ; 82% des jeunes des
émissions « yé-yé ». Les premiers restent plus traditionnellement attachées à des
programmes d'informations (65% contre 23% pour les jeunes) et de théâtre (24% contre
19% pour les jeunes).
La radio est le média de masse le plus présent dans la vie quotidienne auprès des jeunes :
une enquête de l'IFOP en 1966 le confirme en positionnant la radio comme premier média
des 15-20 ans. Mais dans quelle mesure le transistor accélère la segmentation du public de
la radio. Toujours dans cette même enquête sur les 15 à 20 ans, on constate que « 46% des
jeunes possèdent un poste personnel, surtout ceux dont les parents sont cadres supérieurs,
professions libérales ou industriels (64%), suivis mais d'assez loin (46%), par les fils de
cadres moyens et employés, c'est à dire les catégories parmi lesquelles se rencontre le plus
grand nombre d'étudiants ». Cette étude montre que l'enracinement est massif car
pratiquement la moitié des jeunes possèdent un poste personnel, certes surtout dans les
catégories sociales les plus favorisées. Ce constat doit être restitué dans l'amélioration
globale de l'habitat des Français qui permet à une partie des jeunes d'avoir « leur » propre
chambre. Ainsi, on peut dire que la mutation technique de la radio opérée par le transistor,
influe sur l'avènement d'une nouvelle classe d'âge d'auditeurs, dans un contexte où les
aspects démographiques, socio-économiques et culturels jouent bien entendu un rôle
important.
Plus globalement, quelles ont pu être les répercussions du transistor en termes de mode
d'écoute du public ?
Vers une individualisation de l'écoute ou un changement du mode d'écoute ?
Les observateurs de la période s'entendent pour dire que l'on passe d'une écoute collective
à une écoute individuelle. Fait significatif, pour la première fois en 1963, les instituts de
sondage prennent en compte dans la mesure de l'audience, l'écoute individuelle et non plus
l'écoute par foyer. Il s'agit là d'un lent processus qui s'amorce tout juste, s'épanouissant
essentiellement lors de la décennie suivante. En effet, dans un sondage effectué en 1961,
16% seulement des personnes interrogées déclarent avoir la maîtrise exclusive des
émissions sélectionnées. On peut alors en déduire qu'une partie des français se regroupe
encore pour écouter la radio. De plus, comment peut-on alors parler d'écoute individuelle
lorsque seulement 2% à 5% des ménages possèdent plus d'un récepteur en 1961? Le
pluriéquipement triplant à la fin de la décennie, la mesure des instituts de sondage, la
possession de postes personnels chez les jeunes, sont certes des conditions importantes
mais non suffisantes pour caractériser l'individualisation de l'écoute.
On constate néanmoins une diversification des habitudes d'écoute, tant au niveau des
plages que des lieux. En effet, on remarque qu'avant l'apparition du transistor, les
statisticiens sont tous d'accord pour reconnaître que le taux d'écoute maximum se situe aux
heures de repas, au moment où la famille se réunit : « les français déjeunent donc volontiers
en musique ou en écoutant leur émission préférée autour d'un poste radio à lampes, souvent
volumineux ». Depuis l'introduction du transistor, les habitudes d'écoute et les taux
d'audience sont bousculés ; en dehors des repas, on constate une augmentation significative
de l'audience aux moments habituellement « creux » de la matinée et de l'après-midi . A cet
égard, la transistorisation de l'autoradio est un facteur important dans l'évolution de
l'audience. En effet, si l'apparition de l'autoradio date du début des années 1950, le transistor
transforme profondément ce type de récepteur, en facilitant son installation et son utilisation
grâce à un encombrement réduit et à une plus longue autonomie.
La croissance des ventes d'autoradios est particulièrement impressionnante : « en 1971,
14,8% des foyers et 25,9% des automobilistes en sont équipés soit une augmentation de
250% depuis 1964 ». Comme le rapporte cette même étude, les autoradios à transistors
transforment ainsi la structure de l'audience, en positionnant les heures d'écoute du matin,
particulièrement le 7h-8h30, la tranche horaire de plus forte audience.
On observe également une augmentation des taux d'audience en été, période d'écoute
traditionnellement faible à l'époque du poste à lampes. En effet, « au mois d'août, la part des
français à l'écoute de la radio n'est inférieure que de 9% au taux d'écoute moyen annuel et
on estime d'ailleurs que 83,6% des ménages « campeurs-caravaniers » ont un transistor » .
Les publicités d'un constructeur de l'époque sont révélatrices. Elles communiquent sur la
période des vacances, mettant en scène des estivants bronzant sur la plage tout en écoutant
la radio avec un transistor ou déjeunant dans la nature avec leur transistor. On note à cet
égard que près de la moitié des transistors sont utilisés hors du foyer : dans une enquête
effectuée pour la Correspondance de la publicité , 55% des personnes interrogées déclarent
utiliser leur transistor en vacances, et 38% en week-end ou dans leur maison de campagne.
Par conséquent, on constate une évolution des lieux d'écoute de la radio à l'extérieur du
domicile, le transistor accompagnant l'auditeur dans son automobile comme dans ses loisirs.
Ce changement de mode d'écoute peut être expliqué en partie par la mobilité du transistor
qui tend ainsi à accélérer une écoute plus mobile, laissant le choix à l'auditeur de ses lieux
d'écoute, bouleversant ainsi les taux d'audience.
Au total, ces quelques éléments de réflexion attirent l'attention sur la mutation d'un marché et
les effets d'une nouvelle technique dans le comportement du public de la radio. Il confirme le
rôle central du transistor dans la transformation de l'écoute et conduisent à s'interroger sur
les changements sociopolitiques que le transistor a induit en période de crise (guerre
d'Algérie, mai 68) ou en des temps plus ordinaire.