la figure du monstre comme matrice et spectre de

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la figure du monstre comme matrice et spectre de
Hybridation dans l’art réunionnais et indiaocéanique : la figure du monstre comme
matrice et spectre de la créolisation
Aude-Emmanuelle Hoareau
Enseignant-chercheur en Esthétique
Ecole Supérieure des Arts de La Réunion
Qu’est-ce que le monstre, une calamité, un prodige ?
Une étymologie latine du mot, monstranum, laisse supposer que le mot désigne à
l'origine un phénomène de foire, une horreur que l’on montre avec délectation. En biologie et
comme le suggère Aristote1, le monstre est un individu dont la conformation s'écarte
notablement des normes de son espèce. Anormal suite à un développement embryonnaire
imparfait, physiquement dissident, laid, mais néanmoins viable. Il s’inscrit dans l’écart entre
la norme et le chaos. Il réside dans cet écart sans jamais pouvoir s’en extirper. Le monstre
injurie la norme mais sans sortir du déterminisme naturel. Il s’inscrit dans les possibles de la
nature.
Lorsque le Même bute sur les transmutations promises par l’Altérité, le rapport à ce
qui n’est pas soi, le monstre apparaît.
Lorsque la différenciation du Même aboutit à de l’informe, le monstre est présent.
Lorsque l’informe menace les frontières de l’identité, le monstre est encore là, tel une
sentinelle du chaos.
Ambroise Paré, le mythe fondateur de la chirurgie française, avait décrit au XVIème
siècle, une espèce de monstre jusque là inobservée : une brebis à tête de porc (en réalité
atteinte par un verrat). Hybridation fantasmée à l’origine de la figure monstrueuse, qui nous
amène à cette pensée : les formes naturelles ne sont pas imperméables les unes aux autres,
elles s’emboîteraient pour nourrir l’avènement d’un réel fantastique. Ambroise Paré s’est
trompé mais il a mis en lumière un fantasme et une des craintes de l’humain : l’hybridation
créatrice de nouvelles entités, aussi excitantes que chaotiques.
Ce qui signale une étymologie inattendue du monstre, selon Jean Clair2 : « monere »,
avertir, prévenir, mettre en garde…contre un possible dérèglement des lois du vivant ?
Le monstre est fabuleux et va bien au-delà de ce que son étymologie première laisse
présager.
Différentes définitions de la monstruosité, plus ou moins fantasmatiques, ont d’ailleurs
été posées au fil des siècles :
-le monstre de la nature, par défaut-ratage de la procréation…, excès, tentative ratée ou
hybridation d’éléments naturels hétérogènes (Voltaire).
-le prodige ou faute de la nature, dont certains principes sont corrompus (Aristote).
- les difformités inclassables dont l’exhibition se développe à l’âge classique et fait fureur au
XIXème siècle. L’on reconnaît l’humain au cœur des multiples déformations, et cela fascine.
-Aujourd’hui dominés par la science et lissées par la maîtrise de la génétique, le monstre de la
nature est supplanté par le monstre intérieur, le monstre moral.
-Mais n’oublions la créature monstrueuse qui surgit dans l’art : création par l’imagination
humaine, d’un être matériel fantasmé.
1
Aristote, dans la Génération des Animaux, pose une définition du monstre « Le monstre est un phénomène qui
va à l’encontre de la généralité des cas mais non pas à l'encontre de la nature envisagée dans sa totalité. »4
Aristote, Génération des Animaux, IV, IV, 770b.
2
Cf. Hubris. La fabrique du monstre dans l'art moderne - Homoncules, Géants et Acéphales, Gallimard Connaissance de l'inconscient, 2012, p.9.
Plutôt que de monstre dans l’art, l’on pourrait parler de phénomène monstrueux à
l’œuvre dans cette discipline. Nous nous intéresserons en ce sens au phénomène monstrueux
à l’origine du monstre, pour penser le monstre comme apparaitre, comme mouvement
expansif et non comme créature achevée. Nous nous pencherons sur ce quelque chose du
monstre qui n’est pas réductible à ce que nous voyons. Posons le principe suivant : le
phénomène monstrueux excède le monstre comme créature. Il est à l’œuvre dans la pensée,
dans l’art, dans la vie. Il s’agit d’un phénomène de distorsion qui excède la créature mais
s’achève parfois en elle. Le monstrueux est dans la vie qui se déplace et se pose en écart par
rapport à la norme, l’excès à l’œuvre, l’hubris ou la démesure en action dans le champ du
visible. Ce phénomène touche au déploiement de la différence au sein du monde. Il offre la
possibilité, sur un plan culturel cette fois, d’une transvaluation, révision et métamorphose des
valeurs.
Une forme informe qui interroge le monde et ses valeurs : le monstrueux dans l’art
L’art et la pensée peuvent s’approprier le phénomène monstrueux, afin qu’il interroge
les certitudes et propose d’autres possibles.
C’est en habitant les zones intermédiaires, aux frontières de l’incompréhension, entre le forme
et l’informe, que l’art devient monstrueux, dans un sens fécond.
Habiter les frontières en le visible et l’invisible, entre la forme humaine et l’hubris de
sa déformation, s’inscrire dans la béance pour manifester un sens masqué, tel semble être le
tour de force de Jack Ben Thi, dans nombre de ses sculptures. Jack Beng-Thi est un artiste
plasticien, sculpteur, né en 1951 au Port, à l’île de La Réunion. Dans son œuvre Mon Jako3,
datant de 1998, l’artiste propose la réinterprétation d’une figure mythique réunionnaise, le
Jako malbar. Autrefois à La Réunion, les Jakos dansaient devant le char des divinités, lors
des cérémonies tamoules. Le visage grimé, il parcourait les rues en invoquant les dieux et
réalisant diverses contorsions. A l’instar de ce messager du ciel, Mon Jako est posté à la
frontière de deux réalités. Corps plié, très souple, il reste figé dans une posture renversée par
la gravité, mais offerte à la prégnance de l’infini. La forme du Jako se dissout
3
Terre cuite, tissus, fibres végétales, 110 x 40 x 33 cm.
sousl’injonction d’une tâche énorme, inhumaine, mais néanmoins soutenable : contenir l’au-
delà du monde.
Le fond (ou la béance de l’infini) fait vaciller l’ordre sans la corrompre totalement. La
matière se tord, bariolée de peinture aux couleurs vives mais la terre cuite résiste. Elle reste
ancrée dans le réel. Les fibres végétales qui transpercent la structure signalent son caractère
hybride, à la fois terrestre et divin, lourd et léger, métamorphique. Mon Jako est le
monstrueux à l’œuvre au sens merveilleux du terme, quand l’Infini traverse le fini, le protège,
mais lui ôte toute certitude quant à la teneur de son existence.
Mon Jako se fait aussi créature de peur, qui par ses couleurs vives, ses tissus noués, effraie les
enfants. La menace de l’informe est réelle.
Ben-Thi pose son art comme force de déséquilibre, contre les lignes unificatrices de l’histoire.
Son art du monstrueux nous amène à une prise de conscience : la liberté d’un passé et d’un
devenir à l’œuvre dans l’histoire, la capacité permanente de l’écart et de la création.
La pensée monstrueuse, une manière de dire l’émergence de l’hybride ?
Que se passe-t-il lorsque le brassage multiculturel aboutit à la création d’êtres
hybrides, au niveau culturel tant qu’ethnique ? Où apparaît le monstrueux ? Dans une de ses
performances datant de 2012-2013, Bif Baf, l’artiste-plasticien réunionnais Christian Jalma
dit Floyd Dog4 va poser cette question, d’une manière originale. Il va se risquer à l’usage des
mots pour dire l’existence du Métis, dont il aime à présenter la définition-Le Métis est
engendré de deux races, de deux espèces-Ces mots employés dans le passé, dans le présent,
n’ont jamais vraiment été traduits. A travers eux, c’est la complexité et l’inquiétude de notre
rapport à nous-mêmes, qui sont posées.
4
Christian Jalma (Cristyan Floy Jalma), dit Pink Floyd puis Floyd Dog, est né le 28 septembre 1961 à SaintDenis de La Réunion. Poète, écrivain, performer, vidéaste, il relit l’histoire, interprète le présent et se projette
dans le devenir de la société créole réunionnaise, avec un esprit à la fois critique et fécond.
Et Floyd Dog de se lancer dans une énumération qui semble sans fin :
J’appelle
le Bif
J’appelle
la Baf
J’appelle
le Bardot
J’appelle
le Basmoule
J’appelle
le Bâtard
J’appelle
le Biforme
…
Vecteurs de l’indignation et armes iconoclastes, ces sons sont à mi-chemin entre le
mot et le bruit. Ils sont la plupart du temps inscrits dans un flux. Les phrases s’enchaînent sans
début ni fin jusqu’à semer le sens et décourager tout effort d’attention. Ce flux est ponctué
sans filtrage, par les bruits du chemin, de la ville, de la foule, du soir. Même les hurlements
des chiens errants qui se produisent à l’occasion, sont accueillis comme des acclamations non
fortuites. Tous les mots possibles (venant de cultures et d’époques différentes) pour désigner
le Métis sont employés.
Différence sur fond de répétition, c’est ainsi que Floyd dog nous amène, au sein de sa
performance, à appréhender la figure du Métis. La répétition est transfigurante, capable
d’altérer l’identité apparente des choses et d’instaurer un doute, dans la pensée.
J’appelle
le Léocrocotte
J’appelle
le Léparide
J’appelle
le Mameluca
..poursuit encore Floyd dog
Le Léocrocotte est un animal d'Ethiopie, fort léger, de la grosseur d'un âne sauvage. Il
est un hybride, un monstre, dont l’existence est incertaine, et pourtant bien mentionnée dans
les textes historiques. Floyd Dog nous plonge dans la zone d’indétermination qui entoure
l’émergence du Métis. Il s’agit d’un espace monstrueux, de prolifération d’indéterminé, où
l’on peut être une chose en même temps qu’une autre. Un homme en même temps qu’un
animal, un dominant en même temps qu’un dominé, ou alors, rien, une mixture sans
composants distinguables.
Entre le règne humain et le règne animal, les mots de l’artiste s’engagent dans une
aventure binaire, une aventure de l’altérité dégradée. A travers chacun des termes prononcés
(mûlatre, bardot, geôlier, meurtrier) se profile une dissymétrie profonde de l’altérité. La
pensée monstrueuse rejoint le réel, pour embrasser avec lui l’écart. Monstruosité négative car
l’écart suscite la peur. Au cœur de l’indéterminé, les hommes projettent des chimères
effrayantes et stigmatisent l’hybride. Monstruosité positive aussi : chez Floy Dog, les
monstres sont au-delà du divin. Ils habitent un hyper cosmos, des Ténèbres que la Lumière
transperce et transforme en Création. Ils sont à la racine du possible, de l’émergence du réel
de la vie, des formes.
Comment être à la hauteur de l’éclat différentiel de toute chose ? En masquant cet éclat,
en le faisant disparaître ?
L’artiste contemporain réunionnais Thierry Fontaine, dans ses photographies, réalise
une hybridation déclinée des êtres et des matières qui instaure, elle aussi, l’inquiétude.
Ses images photographiques présentent des portraits sans visages, couverts de plâtre et
de boue. Mélanomes, distorsions, abolition de l’unicité d’un visage, verrues de la vie forgées
par les déjections marines qui se répètent, et se répètent encore… Thierry Fontaine élabore la
Matrice et le spectre d’une humanité indifférenciée, primitive ou future.
Chez Fontaine, le monstre est le sans visage, l’humain-corps qui s’expose dans l’immédiateté
de la vie, et retourne à la matière dont il est issu, par une fonte progressive. Il est effrayant
comme le Golem qui, dans la mystique et la mythologie juives, est une créature d’argile
dépourvue de libre-arbitre. L’homme sans visage de Thierry Fontaine s’inscrit dans une
fracture, un statu quo, l’espace monstrueux où tout peut s’abolir et renaître.
En exposant l’humain réduit à des projections fantasmatiques, dans une régression au
stade anal de l’humanité, Fontaine esquisse un mouvement de déconstruction de l’identité
humaine en général. Serait-ce pour faire apparaître autrement, l’amener à être ressentie de
l’intérieur ?
Quels liens pouvons-nous établir maintenant, entre la présence du monstrueux dans
l’art et le processus de créolisation ?
La créolisation est productrice d’écarts et de contradictions, dans la mesure où elle est
contact des éléments divers, qui se maintiennent ou se mélangent. Elle est la matrice
d’échanges permanents, chaotiques, destructeurs ou féconds. Avec elles règne l’incertitude. Si
le monstre préfigure le chaos, l’informe et qu’à travers lui, la création joue à se faire peur, en
s’essayant à des figures improbables, aussi hybrides qu’insensées, aussi viables qu’inadaptées
à la rationalité du réel, alors il épouse le mouvement de créolisation. Il pourrait figurer
surtout les interrogations et les craintes que ce processus génère. Il pourrait nous aider aussi,
à penser les processus inter et transculturels. Etre à l’écoute des moindres éclats sonores de
différenciation : n’est-ce pas la mission d’un artiste inscrit dans un territoire multiculturel où
se jouent des processus transculturels ? Comment faire sinon en inscrivant au sein mêmes de
son art, des capteurs et révélateurs de dissonances ? Et si le monde créole, au lieu de se
différencier selon un schéma arborescent, aboutissait à la création de figures de chaos ?