Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des

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Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des
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ARTICLE
L’Assemblée nationale a voté en première lecture une proposition de loi
instaurant un devoir de vigilance des grandes sociétés par actions françaises,
à l’égard des risques de leur activité en matière de droits de l’homme, de
libertés fondamentales, de dommages corporels, environnementaux ou
sanitaires et de corruption.
À un premier niveau, la loi vise à rendre obligatoire et public le plan de vigilance
que certaines entreprises ont commencé à mettre en place volontairement
dans le cadre de leur politique de responsabilité sociale (RSE). Le caractère à
la fois très large et très peu défini des domaines couverts fait douter que le
référentiel fixé par la loi et le décret soit opératoire. Une amende civile de dix
millions d’euros viendra sanctionner le défaut d’établissement ou de mise en
œuvre du plan de vigilance.
À un second niveau, la proposition indique que la responsabilité civile des
sociétés mères sera engagée si elles n’établissent pas ou ne respectent pas leur
plan, à l’occasion des dommages survenant au niveau de leurs filiales, soustraitants ou fournisseurs. Une telle règle bouleverserait le principe de
séparation patrimoniale, en vigueur pour chaque filiale au sein d’un groupe et
au-delà pour leurs co-contractants.
Cette proposition révolutionnaire renverserait non seulement les prémisses de
la RSE, qui de volontaire deviendrait obligatoire et lourdement sanctionnée,
mais aussi les principes de l’organisation juridique et économique des groupes
français. De telles perspectives doivent faire réfléchir dans le cadre du
cheminement législatif de ce texte de loi.
215
Devoir de vigilance et
responsabilité illimitée
des entreprises : qui
trop embrasse mal étreint 1
Pierre-Louis Périn
Avocat associé, King & Wood Mallesons
Professeur affilié à l’École de Droit de Sciences Po
« La tentation d’un angélisme destructeur, qui au nom d’une miséricorde traîtresse met un
pansement sur les blessures sans d’abord les soigner, qui traite les symptômes et non les
causes et les racines. C’est la tentation des timorés, et aussi de ceux qu’on nomme les progressistes et les libéraux ».
Pape François, Synode sur la Famille, oct. 2014.
(1)
Cet article ne constitue pas un avis juridique délivré par le Cabinet King & Wood Mallesons et ne reflète pas nécessairement la position ou l’opinion de ce cabinet.
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ARTICLE
Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
qui trop embrasse mal étreint
La proposition de loi relative au devoir de
vigilance des sociétés mères et des
entreprises donneuses d’ordre (n° 2578
AN) a été votée en première lecture par
l’Assemblée nationale le 30 mars 2015.
Le chemin législatif sera encore long
avant que cette proposition devienne loi.
Il faut mettre ce délai à profit pour bien
mesurer les conséquences qu’aurait un
tel texte 2.
Il s’agit d’instaurer un devoir de vigilance
des sociétés par actions françaises de
grande taille (5 000 salariés en France ou
10 000 dans le monde) à l’égard des
conséquences de leur activité économique, conçue au sens très large puisqu’englobant celle de leurs filiales, soustraitants et fournisseurs avec lesquels
elles entretiennent une relation commerciale établie. Ce devoir de vigilance
devrait s’inscrire dans un plan adopté par
les sociétés et visant les risques en
matière de droits de l’homme, de libertés
fondamentales, de dommages corporels,
environnementaux ou sanitaires, et enfin
en matière de corruption. Les sociétés
devraient mettre en œuvre ce plan de
manière effective. Les manquements à
ces obligations donneraient lieu à une
amende civile de dix millions d’euros et
à la mise en jeu de la responsabilité
civile des sociétés.
Cette proposition se place dans le mouvement général pour la responsabilité
sociale des entreprises (RSE), mais en
dépassant son cadre habituel qui inclut à
la fois des initiatives volontaires des
entreprises, des déclarations de principe
des organisations internationales (ONU,
OCDE et autres) et des obligations de
transparence figurant notamment dans
des textes européens ou français. Pour la
première fois sans doute au monde, une
obligation légale de garantie générale et
illimitée pèserait sur certaines sociétés
pour les conséquences de leur activité
économique, alors même que cette activité serait exercée par d’autres per-
216
(2)
(3)
Parmi les articles consacrés à cette question, V. C. Hannoun, Propositions pour un devoir de vigilance des sociétés
mères, in Mél. en l’honneur du professeur M. Germain, Lexis Nexis – LGDJ Lextenso éditions, 2015 p. 381 ; Controverse : Quel devoir de vigilance des sociétés mères et des sociétés donneuses d’ordre ?, avec les points de vue de
C. Hannoun et S. Schiller, RDT 2014. 441 ; A. Pickran Costa et E. Boursican, Vigilance : un devoir à surveiller, JCP 2015.
553 ; N. Cusacq, Le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : Acte II, scène 1,
D. 2015. 1049 : C. Malecki, Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : la France
peut-elle faire cavalier seul ?, Bull. Joly avr. 2015, p. 171. Parmi les conférences et colloques s’étant intéressés à ces
questions, signalons le colloque organisé le 31 mars 2015 par la clinique de l’École de droit de Sciences Po (Jeremy
Perelman, Pierre-Louis Périn et Aurélien Bouayad), avec la participation de M. le député Dominique Potier (rapporteur de la proposition de loi), Mmes Sandra Cossard (Sherpa) et Julie Vallat (Total), les professeurs Olivier Favereau et Charley Hannoun, ainsi que la conférence organisée le 7 mai 2015 par l’association Droit & Affaires sur le
thème de la responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants (actes à paraître dans la revue Droit & Affaires).
Proposition de loi AN n° 2578, Sénat n° 376, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises
donneuses d’ordre :
Article 1er
Après l’article L. 225-102-3 du code de commerce, il est inséré un article L. 225-102-4 ainsi rédigé :
« Art. L. 225-102-4. - I. - Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille
salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français,
ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur
le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.
« Ce plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques
d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux
graves ou de risques sanitaires résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au
sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités de leurs sous-traitants ou
fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie. Les mesures du plan visent également
à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle.
« Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102.
« Un décret en Conseil d’État précise les modalités de présentation et d’application du plan de vigilance, ainsi
que les conditions du suivi de sa mise en œuvre effective, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites
au sein de filières ou à l’échelle territoriale.
« II. - Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente d’enjoindre à la
société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et
de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I.
« Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.
« III. - Le juge peut prononcer une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 10 millions d’euros.
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Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
qui trop embrasse mal étreint
sonnes. Les promoteurs de la loi, c’est-àdire l’actuelle majorité parlementaire,
soutenue par le Gouvernement et
aiguillonnée par les autres groupes de la
gauche parlementaire et par certaines
ONG, pensent que cette inspiration
française donnera l’exemple et sera suivie
au plan international, comme cela a été le
cas au XIXe siècle pour l’abolition de l’esclavage ou la protection contre les accidents du travail. À rebours, il ne manque
pas de cassandres pour souligner le
risque qu’une telle loi présenterait pour
les entreprises françaises. Cette étude
ARTICLE
n’entre pas dans de telles perspectives,
mais se limite à une analyse juridique critique des dispositions votées en première
lecture à l’Assemblée nationale 3.
Le paradoxe est que ce véritable changement de paradigme juridique et économique resterait sans doute d’une portée
limitée. Le devoir de vigilance aurait tout
à la fois un champ et des conséquences
illimités (I). Mais on peut douter de l’effectivité du régime des sanctions, qui
mêlerait amende, astreinte, publicité et
responsabilité des entreprises (II).
I - Devoir de vigilance : de l’obligation documentaire à la
garantie illimitée des entreprises
A - Les entreprises concernées
■ 1. La proposition de loi vise toute
société employant au moins 5 000 salariés en France ou au moins 10 000 salariés en France ou à l’étranger. On inclut
dans ce calcul les filiales directes ou
indirectes.
Il pourrait s’agir de sociétés de droit
français contrôlées par une société
étrangère, dès lors qu’elles-mêmes et
leurs filiales (mais non leurs sociétés
mères ou sœurs) réuniraient le nombre
suffisant de salariés. Si de telles holdings intermédiaires sont aujourd’hui
basées sur le territoire français, on peut
imaginer que l’instauration d’une telle
responsabilité illimitée provoquera
quelques restructurations ou transferts
de sièges. La même question pourra se
(4)
poser pour les sociétés têtes de groupe.
On peut craindre une évasion juridique,
rendue possible par la liberté d’établissement au sein de l’Union européenne.
Lors des débats parlementaires, certains
ont trouvé que la proposition ne concernait qu’un trop petit nombre de sociétés,
mais il leur a été répondu qu’elles représentaient entre la moitié et les deux tiers
des exportations françaises, ce qui
garantirait que la loi ait un impact réel. Il
est en tout cas de tradition que les
réformes les plus novatrices soient
d’abord testées dans un champ limité,
avant d’être généralisées ou amendées.
Selon l’Insee 4, au 1er janvier 2012 il existait 217 entreprises employant plus de
5 000 salariés en France. Or seules 117
d’entre elles étaient des sociétés visées
Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal. »
Article 2
Après le même article L. 225-102-3, il est inséré un article L. 225-102-5 ainsi rédigé :
« Art. 225-102-5. - Le non-respect des obligations définies à l’article L. 225-102-4 engage la responsabilité de son
auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du code civil.
« L’action en responsabilité est introduite devant la juridiction compétente par toute personne mentionnée au
II de l’article L. 225-102-4 du présent code.
« Outre la réparation du préjudice causé, le juge peut prononcer une amende civile définie au III du même article
L. 225-102-4. Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal.
« La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celleci, selon les modalités qu’elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée.
« La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte ».
INSEE Sirene, dénombrement d’entreprises, 2012.
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Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
qui trop embrasse mal étreint
par la proposition de loi, soit les seules
sociétés par actions. Parmi les autres, on
comptait trois sociétés en nom collectif,
une SARL et 96 personnes morales de
droit public ou des secteurs associatifs et
coopératifs, qui échapperaient à ce nouveau régime. Est-il raisonnable que
seules les entreprises commerciales
soient tenues à un devoir de vigilance
économique, social et environnemental –
sans oublier l’anti-corruption ? Les
sociétés par actions sont-elles tellement
suspectes que leur responsabilité illimitée s’impose, là où les acteurs de l’économie publique, associative et solidaire bénéficieraient d’une présomption
de vigilance méritant une responsabilité
limitée à leur seul périmètre, selon l’actuel droit commun ? Il nous semble que
la réponse est dans la question. La RSE
vient des entreprises mais a vocation à
s’étendre à toutes les organisations économiques 5, dans le respect de leurs
équilibres propres.
strate d’information légale obligatoire.
Notons au passage que dans ce domaine
la loi française, d’une part, a quintuplé de
volume en quinze ans, et, d’autre part,
est souvent en avance sur les directives
européennes 6. Mais ici, il ne s’agit plus
seulement d’information : l’exigence
documentaire devient la base d’une nouvelle responsabilité légale.
■ 2.
Pourtant la SAS, qui est devenue la forme
sociale de préférence pour les entreprises françaises d’une certaine taille 8,
ne mérite certes pas d’être soumise à
des exigences de gouvernance propres
aux grands groupes cotés. Cela revient à
priver les grandes entreprises du choix
structurant entre une forme sociale pou-
Les sociétés concernées sont avant
tout les sociétés anonymes (SA) : la proposition de loi envisage de créer de nouveaux articles L. 225-102-4 et suivants
du code de commerce, au cœur du dispositif relatif aux rapports destinés aux
assemblées des actionnaires des SA. Il
s’agit donc avant tout d’une nouvelle
(5)
(6)
(7)
(8)
En plus des SA, les sociétés en commandite par actions (SCA) seraient
concernées, car elles connaissent un
renvoi général au régime des SA (C.
com., art. L. 226-1). De façon plus surprenante, les sociétés par actions simplifiées (SAS) seraient également visées
par ce devoir de vigilance. Ces sociétés
vivaient jusqu’il y a peu dans la quiétude
et loin des obligations de reporting renforcé, quelle que soit leur taille. Cela
mérite donc une explication, qui n’intéressera cependant que les spécialistes
de la SAS 7.
La norme ISO 26000 Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale vise les organisations et non les seules
entreprises. Le rapport public présenté au Gouvernement en juin 2013 par L. Brovelli, X. Drago et E. Molinié
indique que l’État doit être exemplaire en matière de RSE.
Ainsi, la Directive n° 2014/95/UE du 22 oct. 2014, JOUE 15 nov. 2014 relative à la publication d’informations non
financières apporte peu d’exigences nouvelles pour les sociétés soumises au droit français.
Il se trouve que l’article 12 de la loi n° 2014-1662 du 30 déc. 2014, loi de transposition de la directive 2013/34/UE
du 26 juin 2013 relative aux états financiers et rapports des industries extractives, a assimilé les SAS aux SA quant
au contenu de leur rapport de gestion. Cette nouveauté ne pose guère de problème en soi, dès lors qu’elle ne
concerne que l’industrie extractive, et que la Directive visait les SAS comme les SA. Sur le plan de la technique
législative, la voie choisie n’a cependant rien d’anodin. La loi du 30 décembre 2014 a d’abord créé un nouvel
article L. 225-102-3 définissant le contenu de ce nouveau rapport, puis a commandé l’application de cet article
aux SAS en l’intégrant dans la partie du régime légal de la SA qui lui est applicable. Cela s’est traduit par une
nouvelle rédaction de l’article L. 227-1 al. 3 C. com., qui exclut du régime de la SAS, non plus les articles L. 22517 à L. 225-126 du même code, mais les articles L. 225-17 à L. 225-102-2, puis les art. L. 225-103 à L. 225-116. Le
nouvel ariclet L. 225-102-3 relatif aux industries extractives s’est ainsi glissé dans le régime de la SAS, non pas par
une exception lui étant réservée, mais en créant une véritable brèche dans un système jusque-là bien étanche
aux exigences de la gouvernance d’entreprise propres aux SA. Ainsi, si la proposition de loi sur le devoir de vigilance était votée, les nouveaux articles L. 225-104-4 et L. 225-102-5 s’inséreraient automatiquement dans le droit
de la SAS. V. M. Germain et P.-L. Périn, SAS La société par actions simplifiée – Études – Formules, Joly Lextenso
éd., 5e éd., 2013, nos 109 s.
INSEE Première n° 1534, janv. 2015 : en 2014, 57 % des entreprises françaises créées sous forme de sociétés ont
été des SARL (contre 84 % en 2009), 39 % des SAS (10 % en 2009) et 4 % des autres formes (6 % en 2010). Sur
les différences notamment de taille entre ces sociétés, V. P.-L. Périn, Complémentarité et concurrence des sociétés
commerciales en France : une approche statistique (chiffres 2012), RTDF n° 3, 2013, p. 65.
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vant offrir ses titres au public et devant
en contrepartie se soumettre à des règles
de gouvernance et de transparence exigeantes, et d’autre part une société
fermée et librement organisée par ses
associés. C’est aussi brider un atout
majeur de la lex societatis à la française.
geants, donne des instructions générales
(notamment en matière de vigilance), fait
bénéficier de moyens financiers et techniques (fonctions centrales ou spécialisées) et enfin permet de jouir de
l’image de marque attachée au groupe.
Mais la responsabilité de la gestion reste
cantonnée au niveau de la filiale.
B - L’organisation des groupes
est-elle réellement
problématique ?
Il n’est pas certain que le milieu des
affaires, qui fait usage de ces techniques d’organisation, ait conscience
des lourds soupçons portés sur ces
filiales. Ainsi un éminent juriste peut-il
écrire que « les plus riches » se servent
« de la personnalité morale, comme des
gangsters se servent d’une cagoule,
pour ne pas être reconnus et ne pas
avoir à répondre de leurs actes » 10.
Sachant que la plupart des filiales ont
une dénomination qui indique l’appartenance à leur groupe, on peut sourire de
l’image de ces Gribouille qui arboreraient pour leurs mauvais coups une
cagoule marquée d’une étiquette à leur
nom ; mais il est vrai que cette appartenance au groupe est moins affichée
pour les filiales des paradis fiscaux. Et
que dire des opaques trusts fleurissant
dans d’autres juridictions, sinon précisément qu’il ne s’agit pas de filiales et
qu’il ne faut pas confondre organisations patrimoniales et opérateurs économiques ? Les débats à l’Assemblée
nationale montrent que certains parlementaires partagent cette défiance
envers les organisations des groupes.
■ 1.
L’utilisation par les groupes de la
filialisation de leurs activités est un fait.
En 2010, près de 2 500 groupes français
contrôlaient 31 000 filiales hors de
France et y employaient 4,7 millions de
salariés, contre 4,2 millions de salariés
en France. Pour les 151 plus grands
groupes recensés, le nombre médian de
pays d’implantation était de 50 9.
Cependant, les pratiques des groupes
sont très diverses. On cite tel groupe
exerçant son activité dans 90 pays au travers d’une seule filiale, tandis que tel
autre aurait pas moins de 3 800 filiales
dans le monde.
Il reste exceptionnel qu’une activité
internationale passe par de simples succursales, sans personnalité morale. Certaines réglementations commandent la
création de personnes morales autonomes et la nomination de dirigeants
locaux responsables. La filiale est à
maints égards la structure idéale, d’une
part, pour les clients et partenaires
locaux qui y voient une structure
implantée fonctionnant selon le droit
local, et, d’autre part, pour le groupe qui
peut ainsi allouer ses ressources, organiser son activité et déconcentrer ses
centres de décision.
La logique de filialisation repose sur la
séparation. Le groupe nomme les diri-
■ 2. Faut-il remettre en cause le principe
de limitation de la responsabilité des
associés au montant de leurs apports ?
Ici ce ne sont pas les actionnaires de la
société-mère qui sont visés (d’autres
projets les ciblent, mais restent encore
dans les limbes), mais les structures
intermédiaires que créent ces sociétésmères, qui deviendraient juridiquement
transparentes au regard de la remontée
des risques de leur activité.
(9) Insee Première, n° 1439, mars 2013.
(10) A. Supiot, L’Esprit de Philadelphie, Seuil, 2010, p. 98.
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La jurisprudence et la presse n’abondent
pourtant pas de cas où une responsabilité
sociétale ou environnementale aurait été
circonscrite abusivement au niveau d’une
filiale impécunieuse. Volens nolens, les
groupes assument la plupart de ces
risques. Ce peut être parce que leurs
engagements les y contraignent, par l’effet de garanties ayant force juridique, de
procédures parfois mal maîtrisées mais
ayant aux yeux des juges une force
contraignante 11, parce que le risque réputationnel les y pousse ou simplement par
réflexe moral 12. Le plus souvent d’ailleurs,
les groupes soutiennent leurs filiales en
difficulté bien au-delà de leur simple mise
en capital, de sorte que la responsabilité
limitée est plus une sauvegarde ultime
qu’une règle de gestion quotidienne.
220
La responsabilité limitée n’est pas non
plus une règle absolue. La jurisprudence
la fait céder en cas d’abus de personnalité morale, de confusion de patrimoines,
de direction de fait ou encore de coemploi. Si l’on pense que les conditions de
ces actions sont trop difficiles à réunir,
alors il faut militer pour une réforme
légale de ces conditions. Il paraît plus
légitime de traiter les seuls cas pathologiques, plutôt que de bouleverser un statut séculaire et universel, qui protège les
intérêts du groupe entier contre les accidents de l’une de ses parties. Que
diraient les responsables politiques aux
salariés et actionnaires d’un groupe mis
en faillite par l’effet de cette garantie non
plafonnée des dommages causés par
une filiale, un sous-traitant ou un simple
fournisseur ?
■ 3. Les sous-traitants et fournisseurs
sont également visés par cette loi. Les
risques de leurs activités s’imputeraient
directement sur les sociétés françaises
donneuses d’ordre qui n’auraient pas été
suffisamment vigilantes à leur égard.
Les travaux parlementaires indiquent
que seraient bien concernés tous les
maillons d’une chaîne de sous-traitance.
Il suffirait, comme pour les fournisseurs,
que la société concernée entretienne
avec eux une relation commerciale établie. Le texte s’est voulu très large sur ce
plan, en abandonnant le critère de l’influence réelle au profit de la notion de
relation commerciale établie, qui est
empruntée à l’article L. 442-6 I 5° du
code du commerce 13.
Il s’agirait bien d’une responsabilité couvrant le fait d’autrui, dans la mesure où
ce fait serait la conséquence de l’activité
économique du groupe. On verra pourtant plus bas que l’interposition de personnes et l’enchaînement des circonstances distendraient la chaîne causale de
responsabilité, au risque de la rompre.
(11) Ainsi dans l’affaire du pétrolier Erika, Total a été condamné à réparer les dommages sur le fondement du nonrespect de ses propres procédures volontaires de contrôle : Crim. 25 sept. 2012, n° 10-82.938, AJDA 2013. 667,
étude C. Huglo ; D. 2012. 2711, et les obs., note P. Delebecque ; ibid. 2557, obs. F. G. Trébulle ; ibid. 2673, point
de vue L. Neyret ; ibid. 2675, chron. V. Ravit et O. Sutterlin ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H.
Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2012. 574, note A. Montas et G. Roussel ; AJCT 2012. 620, obs. M. Moliner-Dubost ; Rev. sociétés 2013. 110, note J.-H. Robert ; RSC 2013. 363, obs. J.-H. Robert ; ibid. 447, chron. M. Massé ;
RTD civ. 2013. 119, obs. P. Jourdain.
(12) L’Organisation internationale du travail a créé un fonds d’indemnisation des victimes du Rana Plaza (effondrement au Bengladesh d’un immeuble d’ateliers ayant causé 1 100 morts et 2 500 blessés le 24 avril 2013). Certaines
marques distribuant des vêtements fabriqués dans cet immeuble ont abondé ce fonds, dont Auchan, Camaïeu,
Walmart et Benetton.
(13) Le domaine initial de cette disposition est la responsabilité pour rupture, sans préavis écrit d’une durée suffisante,
d’une telle relation commerciale établie. Une très abondante jurisprudence définit cette notion en fonction de
la durée, des modes de renouvellement et de résiliation des relations commerciales, ainsi que de l’espérance légitime du cocontractant dans la pérennité de la relation, dans tous les domaines d’activité : V. Kouchnir-Cargill, La
notion de relation établie sujette à interprétation, RLDA juil.-août 2012. 40 ; F. Caporale, La notion de relation
commerciale établie, Cah. dr. ent. 2014, n° 1, p. 23.
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Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
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C - Le plan de vigilance :
obligation documentaire et
publicité
La proposition de loi ferait passer le
devoir de vigilance d’une obligation
morale, que l’on souhaite ardente, à une
contrainte documentaire, que l’on craint
bureaucratique. La publicité du plan de
vigilance viserait à mobiliser de nouvelles
parties prenantes face à l’entreprise.
■ 1. La RSE, telle qu’elle est jusqu’à présent conçue, s’intéresse aux chaînes
d’approvisionnement, dans le contexte
de la mondialisation et du nouveau partage international du travail et des
risques. Les plans de vigilance visent ces
agents extérieurs aux groupes, font réaliser des audits, utilisent des référents
internationaux et font inclure dans les
marchés du groupe des clauses d’engagement de ne pas violer un certain ordre
public international, par exemple concernant l’interdiction du travail des enfants.
Dans cette RSE volontaire, par définition
ce sont les groupes eux-mêmes qui définissent les zones de risque et leurs
actions prioritaires. Les rapports et la
communication sur ces actions de RSE
sont en voie de professionnalisation,
grâce à l’utilisation de référentiels
édictés par des organisations ou agences
spécialisées tels que les indicateurs de
performance élaborés par le Global
Reporting Intiative (GRI).
■ 2. Dans sa partie documentaire, la proposition de loi n’innove pas sur le fond,
mais elle se propose de généraliser le
recours à ces plans de vigilance, qui
deviendraient obligatoires dans un format défini par un décret.
On imagine qu’il s’agira de cartographier
les risques et de définir les actions de
maîtrise de ces risques, ainsi qu’un suivi
de leur mise en œuvre effective. On disposera ainsi d’un standard français de
plan de vigilance. Est-ce une bonne
chose ?
ARTICLE
La « loi dure » souffre de plusieurs défauts
pour se rendre vraiment pertinente dans
ces domaines. D’une part, elle intervient
nécessairement à un niveau de généralité
qui ne peut tenir compte des différences
entre les secteurs d’activités et les entreprises. D’autre part, elle embrasse tant de
thèmes, sans définition précise des référentiels, qu’elle fait courir un risque d’interprétation: quelle est par exemple la
définition des droits de l’homme qu’il
conviendra de retenir? Enfin la loi et le
décret ne pourront pas remplacer les
textes de référence : pour en prendre
conscience, il suffit de parcourir les près
de 400 pages des principes du GRI sur le
reporting en matière de développement
durable et de leur guide d’application.
Finalement, la loi renverra à l’entreprise le
soin de définir le contenu de la vigilance
attendue. Mais le groupe ne pourra plus
hiérarchiser ses priorités, choisir ses
thèmes et ses moyens: il devra aborder
tous les sujets, et il aura la charge de
prouver la pertinence de ses choix et l’efficacité de ses actions. La hard law ne
remplacera pas la soft law, elle plaquera
un système de sanctions sur une version
appauvrie d’un système normatif dont la
richesse vient de la liberté des acteurs, du
dialogue entre ONG et entreprises et de
l'appropriation des normes qui en découle.
■ 3. La RSE volontaire n’échappe pas au
soupçon de camoufler sous un peu de
vert des pratiques discutables (greenwashing). La RSE obligatoire fait craindre
que le vert, une fois rendu obligatoire,
soit encore un peu plus pâle.
Il paraît en effet dans la nature des
choses que dans le nouveau contexte de
la proposition de loi, les groupes définissent a minima leurs actions de prévention, sachant que le défaut de mise en
œuvre effective de leur plan de vigilance
les exposera aux importantes sanctions
présentées ci-dessous. Tous les groupes
seront vigilants, mais le niveau de vigilance et de volontarisme risque fort de
baisser par rapport aux meilleures pratiques d’aujourd’hui.
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ARTICLE
Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
qui trop embrasse mal étreint
■ 4.
L’un des points saillants de la proposition de loi est qu’elle permettrait l’intervention de nouveaux acteurs, jusqu’au
cœur des pratiques des entreprises. Les
entreprises seraient contraintes de sortir de l’entre-soi du dialogue avec leurs
actionnaires et les instances représentatives de leur personnel. En effet, le plan
de vigilance serait non seulement inclus
dans le rapport de gestion préparé en
vue de l’assemblée annuelle des actionnaires, mais il devrait de plus être rendu
public (L. 225-102-4 I, al. 3), ou communiqué au public (L. 225-102-4 I, al. 1),
dans des conditions qui resteraient à
être précisées par décret.
Mais au-delà du public, ce sont bien les
associations de défense des intérêts
protégés par la proposition de loi qui
seraient invitées à intervenir. Tel est le sens
de la formule selon laquelle toute personne justifiant d’un intérêt à agir pourrait
saisir le juge (prop. loi, C. com., art. L. 225102-5 III). Il pourrait s’agir de syndicats,
d’ONG ou de simples associations, éventuellement formées pour l’occasion dans la
mesure où la proposition écarte toute exigence d’ancienneté ou de représentativité.
Les entreprises trouveraient ainsi face à
elles des parties prenantes autodésignées,
s’estimant aptes à porter une appréciation
sur la vigilance dont fait preuve l’entreprise
dans les domaines des droits de l’homme,
des libertés fondamentales, des risques
corporels, sanitaires ou environnementaux
ou de la corruption. Le juge sera l’arbitre
de ce débat.
II - La RSE opposable : les sanctions du défaut de
vigilance
222
La proposition de loi présente un éventail
de sanctions large et de grande portée :
amende civile, astreinte, publicité et
réparation des préjudices. On veut, d’une
part, sanctionner l’absence de plan de
vigilance ou l’inefficacité de sa mise en
œuvre, et, d’autre part, rendre ce plan
opposable à la société dans le cadre de
sa responsabilité civile pour faute.
A - Amende civile, astreinte et
publicité
■ 1.
Le nouvel article L. 225-102-5 III prévoirait que le juge, saisi par toute personne justifiant d’un intérêt à agir, puisse
prononcer une amende civile d’un montant ne pouvant être supérieur à dix millions d’euros. Cette amende viendrait
sanctionner le manquement à l’obligation d’établir et de mettre en œuvre de
manière effective le plan de vigilance,
prévue au I du même article.
Ne pas établir de plan de vigilance coûterait ainsi dix millions d’euros, alors qu’il
en coûte 9000 en cas de non établissement des comptes annuels et du rapport
de gestion (C. com., art. L. 242-8). Ce rapport de plus de 1000 à 1 montre la rupture avec le droit des sociétés classique.
Le temps de la dépénalisation n’est plus.
L’entreprise, tenue de prendre en compte
l’intérêt général, est sanctionnée à hauteur des enjeux. Pour autant, lors des
débats parlementaires, certains ont
regretté que le montant de dix millions
d’euros ne soit pas suffisamment dissuasif, et ont milité pour une sanction proportionnelle au chiffre d’affaires.
On peut se demander si la nature seulement documentaire de l’obligation justifie
des sanctions aussi lourdes. Après tout,
(14) Cons. const., 27 mars 2014, n° 2014-692 DC (loi « Florange »), D. 2014. 1101, chron. J.-P. Chazal ; ibid. 1287, chron.
L. d’Avout ; ibid. 1844, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; Dr. soc. 2014. 574, obs. P.-H. Antonmattei ;
RDT 2014. 528, étude T. Sachs et S. Vernac ; RFDA 2014. 589, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau.
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Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
qui trop embrasse mal étreint
un groupe pourrait faire preuve d’une
parfaite vigilance sans avoir mis en place
un plan formel. Certes, le juge fera usage
de son pouvoir d’appréciation. Mais le
principe constitutionnel de proportionnalité entre l’infraction et la peine encourue 14 sera sans doute invoqué, si la loi
ainsi rédigée est un jour déférée devant le
Conseil constitutionnel.
Le texte prend soin de préciser que
l’amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal, afin d’éviter ce qui
est considéré comme un amortissement
amoral de la sanction financière.
■ 2.
Le juge pourra également ordonner
sous astreinte à la société d’établir le
plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et de rendre compte
de sa mise en œuvre (L. 225-102-4 II).
Cette action sera ouverte devant la juridiction compétente – en l’occurrence, il
s’agirait du tribunal de commerce – ainsi
que par la voie des référés, devant le président du tribunal.
ARTICLE
2014, instauraient une présomption de
responsabilité de la société, dont elle pouvait se dégager en démontrant avoir pris
toutes les mesures nécessaires en vue de
prévenir ou d’empêcher la survenance des
dommages. Les risques juridiques aussi
bien qu’économiques d’une telle présomption ont fait abandonner ce dispositif 15.
D’un autre côté, les mises en cause des
entreprises pour manquement à leurs
engagements volontaires en matière de
RSE 16 ont paru encore insuffisantes.
Le texte voté en première lecture prévoit
que le non-respect des obligations d’établissement et de mise en œuvre du
plan de vigilance engagerait la responsabilité de son auteur (il faut comprendre : la société qui aurait dû établir
et mettre en œuvre ce plan) dans les
conditions fixées aux articles 1382 et
1383 du code civil.
Il s’agit donc d’une responsabilité civile
de droit commun, fondée sur l’existence
d’une faute, d’un dommage et d’un lien
de causalité entre eux.
■ 3.
La proposition de loi a été rédigée
avec une pleine conscience des enjeux de
la RSE en matière réputationnelle. C’est
ainsi qu’un renforcement des sanctions
judiciaires est prévu par la publication, la
diffusion ou l’affichage du jugement
(L. 225-102-5, al. 4).
B - La responsabilité civile pour
défaut de vigilance
Le cœur du dispositif reposerait sur la
possibilité pour les victimes de mettre en
jeu directement, devant le juge français, la
responsabilité de la société-mère ou donneuse d’ordres, et d’en obtenir réparation.
■ 1.
Les premières propositions de loi sur
le devoir de vigilance des groupes (AN nos
1519, 1524 et 1897), déposées en 2013 et
■ 2. La faute ne serait pas présumée,
mais elle résulterait du seul non-respect
des obligations documentaires et de mise
en œuvre du plan de vigilance. La preuve
en reviendrait normalement à la victime
l’invoquant. La société devrait au contraire
démontrer avoir établi et mis en œuvre le
plan de vigilance. Le débat portera sur le
caractère raisonnable (terme figurant à
l’al. 2 de l’art. L. 225-102-4 I) des mesures
de vigilance requises et adoptées par la
société. Le terme raisonnable est des
plus relatif et incertain. Mais la plus
grande incertitude vient de ce que la proposition de loi ne définit pas les normes
devant être respectées dans les domaines
environnementaux, des risques corporels
ou sanitaires, des droits humains, des
libertés fondamentales et de la corruption. Dans ces conditions, le débat sur la
faute paraît voué à l’enlisement.
(15) V. les débats du 29 janv. 2015 à l’Assemblée nationale, débouchant sur le renvoi en commission du texte qui en
est ressorti sous la forme votée le 30 mars 2015 et ici étudiée.
(16) V. Y. Queinnec & P.-S. Guedj, Fini le temps des postures! Les promesses rattrapées par le droit, Les Échos, 27 juill. 2013.
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ARTICLE
Devoir de vigilance et responsabilité illimitée des entreprises :
qui trop embrasse mal étreint
■ 3. Le préjudice n’est pas autrement défini
que par le renvoi à l’article 1382 du code
civil. Le droit commun a parfois été jugé
insuffisant pour prendre en compte les
dommages extraordinaires causés par les
atteintes aux libertés fondamentales, la
corruption ou les dommages environnementaux. C’est ainsi, que le récent rapport
pour la réparation du préjudice écologique
a préconisé la définition sui generis d’un
dommage environnemental 17, pour éviter
l’impasse de l’exigence d’un « dommage
causé à autrui », prévue par l’article 1382.
■ 4.
224
Le lien de causalité est sans doute la
pierre d’achoppement de ce dispositif de
responsabilité. Comment établir que le
défaut d’établissement du plan de vigilance, ou de son application effective, est
bien la cause du dommage survenu à
l’autre bout de la chaîne d’approvisionnement ? Cette preuve reviendra à la victime, tandis que la société tentera de
démontrer la multitude des causes ayant
causé le dommage, dont certaines seront
bien plus directes que le défaut de vigilance du groupe.
Le fait du tiers (le fournisseur, ses propres
sous-traitants), le fait du prince (l’État
sous la loi duquel le dommage intervient),
voire la force majeure seront autant de
causes étrangères à l’auteur du défaut de
vigilance. Tous ces concepts bien connus 18
et les théories de la cause (adéquate,
nécessaire ou autre) seront revisités dans
ce nouveau cadre. On peut certes imaginer
une évolution dans un sens favorable à la
victime, mais on ne peut dénier que dans
ce contexte, on se trouve face à une distension du rapport de causalité risquant
de faire échec au mécanisme de responsabilité civile.
■ 5. Ainsi, il est rien moins que certain que
cette nouvelle responsabilité civile permette d’indemniser les victimes de ces
drames économiques, sociaux ou environ-
nementaux dont nous sommes témoins.
En même temps, cette responsabilité
serait potentiellement illimitée. Comment
gérer ce risque?
Un point clé est de savoir si, et à quel
coût, ce risque serait assurable par les
groupes auprès de leurs compagnies
d’assurance, ce qui est nullement certain
notamment pour l'amende civile. L’alternative d’un fonds de garantie devrait également être étudiée.
La proposition de loi sur le devoir de vigilance s’éloigne grandement des fondamentaux de la RSE. Elle est à la fois un
hommage aux entreprises qui se sont
engagées volontairement dans la voie
d’une responsabilité sociale, et une rupture
vers un régime obligatoire et punitif. On
quitte le champ d’une prise en compte globale et solidaire des risques sociaux, pour
privilégier une responsabilité juridique des
seules sociétés par actions françaises.
Sur le plan juridique, ce changement fondamental devra être validé au regard des
principes constitutionnels concurrents de
liberté d’entreprendre, de proportionnalité
des peines et de précaution en matière
environnementale. Même si la proposition
de loi devait passer ce cap, elle paraît trop
bureaucratique dans ses aspects documentaires, trop radicale dans sa remise en
cause de l’organisation des activités des
entreprises, trop incertaine enfin pour
garantir les victimes et pour permettre la
gestion de cette nouvelle garantie illimitée
exigée des entreprises. Le volet documentaire se contente de viser six domaines
sensibles, sans pouvoir définir la vigilance
requise. Le volet répressif paraît mal
pensé pour ce qui concerne l’amende et la
responsabilité, alors que l’astreinte et la
publicité auraient déjà des effets importants. Il y a certainement mieux à faire
pour encourager les vertueux et protéger
les plus faibles.
(17) Groupe de travail installé par Mme Christine Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice, pour la réparation
du préjudice écologique. Rapport du 17 sept. 2013.
(18) Cent pages y sont consacrées dans l’ouvrage de G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Traité de droit civil, dir. de J. Ghestin, Les conditions de la responsabilité, LGDJ Lextenso éditions, 4e éd., 2013, nos 332 s., spéc. nos 344 s.
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