64 | 19 avril 2012 | Le Point 2066

Transcription

64 | 19 avril 2012 | Le Point 2066
DR
monde
64 | 19 avril 2012 | Le Point 2066
La fièvre
de la charia
Pakistan
TADJIKISTAN
TURKMÉNISTAN
CHINE
Zones
tribales
AFGHANISTAN
Islamabad
Rawalpindi
Lahore
INDE
Quetta
IRAN
PAKISTAN
0
300 km
Hyderabad
Karachi
ANJUM NAVEED/AP/SIPA
DR
MER D’ARABIE
Superficie :
796 100 km2.
Capitale : Islamabad.
Population :
176,9 millions
d’habitants.
Composition
ethnique : Pendjabis,
Sindhis, Pachtouns.
Religion : musulmans, 97 % (sunnites, 77 %, chiites,
20 %), chrétiens.
Ecoles coraniques (madrasa) :
18 000 (officiellement, en réalité
environ 30 000).
PIB/hab : 1 164,1 $
(France : 44 400,8 $).
Radicaux. Manifestation d’islamistes réclamant la rupture des
relations du Pakistan
avec les Etats-Unis et
l’Inde, à Rawalpindi.
Pakistan. Fanatiques et libéraux
se battent pour la
possession de
l’âme du pays.
Reportage.
DE NOTRE CORRESPONDANT À ISLAMABAD,
EMMANUEL DERVILLE
L
es barbus sont partout. Depuis
quelque temps, la télévision
pakistanaise est envahie par les
religieux. Ils dissertent tous azimuts : les femmes peuvent-elles
travailler ? Faut-il punir l’adultère ?
L’été dernier, un « Qui veut gagner
des millions ? » version coranique
a attiré 30 millions de téléspectateurs. A la clé, la possibilité de devenir propriétaire d’un appartement à La Mecque, un pèlerinage
pour deux personnes et 2,8 millions
de roupies (23 000 euros).
Le Pakistan traverse une crise
identitaire sans précédent. Lors de
l’indépendance, en 1947, les pères
fondateurs voulaient donner une
nation aux musulmans du souscontinent indien. L’article 31 de la
Constitution stipule d’ailleurs que
l’Etat doit aider les musulmans à
vivre en accord avec le Coran et la
Sunna. Mais comment interpréter
les textes ? Quelle théologie doit
servir de référence ? La question est
devenue épineuse après 2001. Dans
le nord-ouest, les talibans affirment
combattre au nom de l’islam contre
un Etat impie, allié des Américains.
Il y a cinq mois, les islamistes ont
formé une coalition, le Difa-e-Pakistan (Comité de défense du Pakistan), qui regroupe des partis
politiques, des mouvements terroristes antichiites et antichrétiens…
Ils manifestent régulièrement dans
les villes en hurlant « Mort à l’Inde !
Mort à l’Amérique ! »
D’un côté, les libéraux appuient
la relance des pourparlers avec
l’Inde, réclament le démantèlement
des groupes djihadistes et défendent
les minorités religieuses. De l’autre,
les islamistes veulent appliquer la
charia à la lettre et assurent que
l’« Inde hindoue » hait les musulmans. L’islam est la solution à tout.
Ce slogan, Zaid Hamid le décline
haut et fort. Cet intellectuel dirige
BrassTacks, une maison d’édition
installée dans une propriété de
Rawalpindi, près d’Islamabad.
Blotti derrière un mur d’enceinte,
l’endroit ressemble à un QG paramilitaire. Sur les murs, des drapeaux
pakistanais partout et des photos
de Zaid Hamid prises en Afghanistan dans les années 80, lorsqu’il
guerroyait contre les Soviétiques.
Trente ans plus tard, collier de barbe
et béret rouge vissé sur le crâne,
Zaid Hamid est toujours en guerre,
cette fois contre les Etats-Unis et
l’Inde. « Ils veulent l’éclate- …
Le Point 2066 | 19 avril 2012 | 65
monde
« Blasphémateur ». Celui-ci
nous reçoit dans sa villa. Un collier
de barbe blanche lui cercle le visage.
La soixantaine, il ressemble à un
papy affable. Il tient un discours
étonnant : « Le prophète Mahomet –
paix à son âme ! – m’a confié une mission et j’ai répondu à son appel. Un de
mes amis a fait un rêve. Il a vu ma mère
assise aux pieds de notre saint prophète.
Ce dernier lui a donné une note dans
laquelle il m’a demandé de prendre la
défense de Mumtaz Qadri. » Pour
Khawaja Sharif, la loi contre le blasphème est sacrée. « Elle nous a été
donnée par Mahomet – paix à son âme !
En aucun cas il ne faut l’abroger. Salman Taseer était un blasphémateur et
l’Etat aurait dû le poursuivre. Il ne l’a
pas fait. C’est pour ça que mon client
l’a tué. » Sharif rêve d’un Pakistan
qui appliquerait la charia originelle :
couper les mains des voleurs et dé66 | 19 avril 2012 | Le Point 2066
capiter les meurtriers. « La criminalité explose parce que plus personne
n’est condamné à mort. Il faut que le
Parlement amende les lois qui ne sont
pas islamiques. Nous avons voulu nous
séparer de l’Inde à l’indépendance parce
que les musulmans ne peuvent pas
vivre avec les hindous. La création du
Pakistan devait nous permettre de vivre selon le Coran. Il faut achever le
processus. »
Le Parlement y est-il prêt ? Pal­
washa Khan, députée du PPP, le
parti laïque majoritaire à l’Assemblée, assure que non. Cette jolie
brune de 32 ans qui ne porte jamais
le voile côtoie les islamistes tous
les jours. « En public, ils multiplient
les déclarations incendiaires pour flatter leur électorat, constate-t-elle. Ils
critiquent les femmes qui ne se couvrent
pas, exigent l’abrogation du prêt à intérêt… Mais, quand je discute avec eux,
ils sont plus modérés. L’islamisation
des lois n’est pas leur priorité. »
Radical. Khawaja
­Sharif, ancien président de la haute cour
de justice de Lahore,
défend la loi contre le
blasphème.
« Salman Taseer était un blasphémateur et l’Etat
aurait dû le poursuivre. Il ne l’a pas fait. C’est pour ça
que mon client l’a tué. » Khawaja Sharif
« La criminalité explose parce que plus personne n’est
condamné à mort. La création du Pakistan devait nous
permettre de vivre selon le ­Coran. Il faut achever le
processus. » Khawaja Sharif
Tout le monde ne partage pas
l’optimisme de Palwasha Khan.
Madeeha Gauhar dirige Ajoka, une
compagnie de théâtre à Lahore. Cette
femme d’une cinquantaine d’années
reçoit dans un hall décoré d’affiches
de ses spectacles. La troupe joue au
Pakistan et en Inde : Delhi, Bangalore, Jaipur, Calcutta, Bombay… En
2007, Madeeha Gauhar met en scène
« Burqavaganza », une pièce qui se
moque de la burqa. « Au Pakistan, le
port de la burqa et du niqab se répand,
explique-t-elle. Nous sommes envahis
par le wahhabisme, qui a été importé
d’Arabie saoudite dans les années 80. »
Lorsque Madeeha Gauhar fait jouer
sa pièce, Jamaat-e-Islami réagit. Une
commission parlementaire convoque Madeeha Gauhar à Islamabad.
Six représentants de partis laïques
l’entourent. « Votre pièce est anti-islamique et anti-Pakistan ! » s’écrie un
sénateur. Un autre enfonce le clou :
« Vous tournez notre culture en dérision.
Cette œuvre devrait être interdite à vie ! »
Des fonctionnaires du ministère de
la Culture plaident dans ce sens.
« Aucun sénateur n’avait vu la pièce »,
souligne Madeeha Gauhar.
Dérision. Mais une partie de la
jeunesse urbaine résiste. A
l’automne dernier, trois garçons
de Lahore postent un clip sur YouTube. La chanson s’appelle « Aalu
Anday » (traduisez : des patates et
des œufs). Ali, 27 ans, Daniyal,
23 ans, et Hamza, 16 ans, brocardent les mollahs, les terroristes
islamistes et l’armée. En cinq semaines, le clip est téléchargé
500 000 fois. Ali Aftab, le chanteur,
n’en revient pas. Producteur à la
télévision, il a fondé Beygairat Brigade, la brigade des sales gosses, il
y a quatre ans. « Je voulais me moquer de ceux que l’on surnomme la
Ghairat Brigade, la brigade de l’honneur. Cette expression désigne les
militaires et les islamistes, qui nous
répètent que l’Inde et les Etats-Unis
sont nos ennemis. Qu’il faut se préparer à faire la guerre. Du coup, on dépense tellement pour notre armée que
le pays s’appauvrit », fulmine Ali
Aftab, dont le père est… officier à
la retraite. La chanson tourne en
dérision les théories conspirationnistes, selon lesquelles la CIA et
derville
ment du Pakistan. Mais on ne
finira pas comme la Yougoslavie, lancet-il. Pour sauver le pays, il faut s’inspirer de l’islam. C’est la base de notre
identité. » Zaid Hamid milite pour
la création des Etats-Unis de l’Islam.
Le système judiciaire et économique pakistanais doit être islamisé.
« Notre économie utilise le prêt à intérêt,
alors que la religion l’interdit. » Comme
lui, nombre d’avocats militent pour
un Pakistan plus « pur ». Les « manteaux noirs », comme on les surnomme ici, font du débat autour
de la loi contre le blasphème leur
cheval de bataille. Cette législation
prévoit la peine de mort ou la prison à vie pour toute personne coupable d’avoir manqué de respect à
Mahomet. Beaucoup utilisent la loi
pour régler leurs comptes : une
plainte pour blasphème et c’est la
prison. Fin 2010, le gouverneur de
la province du Pendjab, Salman
Taseer, lance une campagne pour
abroger l’ordonnance. Une prise de
position qui lui coûte la vie. Le
4 janvier 2011, Mumtaz Qadri, un
policier de son escorte, l’abat en
pleine rue à Islamabad. Le juge de
première instance condamne l’assassin à mort. Menacé, le magistrat
quitte le pays. Mumtaz Qadri fait
appel et change d’avocat. Il choisit
Khawaja Sharif, ex-président de la
Haute Cour de justice de Lahore.
…
derville
« Si vous voulez que je me fasse tuer, ­faites circuler cette
­chanson ! » annonce le panneau brandi par Ali Aftab,
le chanteur de Beygairat Brigade, à la fin de son clip.
res sont capables. « Je n’ai pas d’amis
chez les islamistes, confie Ali Aftab.
Quand j’en croise, je fais attention à ce
que je dis. Je ne veux pas d’ennuis. »
Ceux qui ont critiqué les fondamentalistes vivent cachés. Javed Ahmad
Ghamidi est de ceux-là. Ce théologien a fui à l’étranger il y a deux ans,
après avoir reçu des menaces de
mort parce qu’il rejetait la loi contre
les juifs sont responsables de tous Rebelle. Ali Aftab, le
le blasphème. Méfiant, il répond
les maux du pays. Elle raille la po- fondateur et chanteur aux interviews par téléconférence
pularité de Mumtaz Qadri, le po- de Beygairat Brigade
Internet. « Les théologiens radicaux
licier islamiste assassin du gou- (la brigade des sales
contrôlent les mosquées et l’enseigneverneur Salman Taseer. Quand gosses), brocarde les
ment. L’Etat a abandonné ses responBeygairat Brigade poste la chanson mollahs et le terrosabilités. La police n’a pas pu me prosur Internet, les trois musiciens risme islamique.
téger. Elle-même a été attaquée par des
terroristes islamiques. » Signe que
sont terrifiés. A la fin du clip, Ali
l’Etat et les partis laïques ont laissé
Aftab brandit un panneau : « Si
vous voulez que je me fasse tuer, faites
le monopole de l’islam aux relicirculer cette chanson ! »
gieux. « Les libéraux ont peur de s’exDepuis le meurtre de Salman
primer sur ces questions, reconnaît
Palwasha Khan, la députée du PPP.
Taseer, les libéraux sont terrorisés
par
la violence dont leurs adversaipour nous ce n’est pas prioritaire.
ODM_AP_ISF_LePoint_179x114_FU_020312
02/04/12 11:34 Mais
Page1
Nos électeurs sont plus préoccupés par
la situation économique. » L’inflation
galope à 12 % par an, la croissance
se traîne à moins de 4 %, alors que
l’Inde caracole à 7 %. Les coupures
de courant s’éternisent jusqu’à
seize heures par jour.
Depuis un an, le Pakistan Tehreek-e-Insaf, le parti de la justice,
de l’ex-joueur de cricket Imran
Khan, fait figure de favori pour les
législatives de 2013. Dans ses meetings, il évoque la corruption, les
pénuries de gaz et d’électricité, la
justice, la réforme de la fiscalité pour
que les riches paient plus d’impôts…
On est loin de la charia, même si
certains l’accusent d’une certaine
mollesse envers les extrémistes. En
soixante ans de vie politique, les
islamistes n’ont, jusqu’à présent,
jamais dépassé 10 % aux élections
libres. Cela ne les empêche pas de
gangrener peu à peu la société §
SPÉCIAL ISF
75 % DE DÉFISCALISATION
100 % DE GÉNÉROSITÉ !
Le mécanisme de déduction des dons
faits aux fondations a été maintenu en
2012 : vous pouvez déduire de votre ISF
jusqu’à 75% du montant de vos dons à
la Fondation Française de l’Ordre de Malte.
Vous confiez ainsi votre argent à une
œuvre millénaire au service des plus
démunis.
Pour agir et vous informer, appelez
Gwénaëlle Balloux : 01 45 20 98 07
www.fondationordredemalte.org
Fondation Française de l’Ordre de Malte
Siège social - 42, rue des Volontaires - 75015 Paris
Le Point 2066 | 19 avril 2012 | 67