A côté du genre, sexe et philosophie de l`égalité, Lormont, Le Bord
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A côté du genre, sexe et philosophie de l`égalité, Lormont, Le Bord
Geneviève Fraisse " Le devenir sujet et la permanence de l’objet" A côté du genre, sexe et philosophie de l'égalité, Lormont, Le Bord de l'eau, 2010 (repris de: Nouvelles Questions féministes, printemps 2005) Les catégories de sexe paraissent à certaines et certains obsolètes. On les comprend : la radicalité d’une indétermination sexuelle comme condition politique, la promesse d’évasion contenue dans la suppression de la norme hétérosexuelle, le rêve d’annulation des différences quelles qu’elles soient, tout cela se rassemble dans une énergie libératrice. La résistance à la domination se transforme en affirmation de subversion. C’est un chemin de l’utopie. Je ne sais pas si c’est le seul. Je le pose en ce début d’article pour ne pas l’oublier. Et je continue. Cette utopie va bien avec la longue élaboration, grâce notamment au féminisme contemporain, du sujet, de la subjectivation que les individus de sexe féminin ont recherché, notamment par la conquête des droits, propres à la liberté du corps ou à l’égalité des esprits. Il n’a pas échappé à la plupart des chercheuses et théoriciennes que cette construction du sujet faisait face au long passé des femmes, marqué par la dépendance et l’hétéronomie des personnes de sexe féminin. De mille façons, les femmes ont été prises dans des situations soulignant leur représentation comme objet, objet approprié et échangé, possédé et substitué, consommé et utilisé. Déjà, il fut difficile, dans les années 70, de revendiquer le devenir sujet des femmes à l’heure des déconstructions et décentrements de l’homme occidental, à l’heure du soupçon sur le sujet maître de soi et du monde. Nous semblions, malgré nous, positivistes, ou pire, naïves. Il a fallu accepter le décalage, le porte-à-faux qu’à mon avis toute pensée et recherche féministe rencontrent : être à contretemps de l’histoire dominante. Je serais prête à dire aujourd’hui que c’est sans doute inhérent à toute histoire des femmes. Devenir sujet Il ne faut pas, cependant, se méprendre sur le contenu de ce devenir sujet. Il faut même d’entrée de jeu dire qu’aucun contenu n’est requis, aucune unité n’est impliquée. Les qualités désignées par les adjectifs masculin et féminin ne remplissent pas les catégories des substantifs homme et femme. Si la différence des sexes est un concept philosophique, une catégorie de la pensée, c’est une catégorie vide. Le devenir sujet désigne alors une attitude, une position dans le rapport à l’autre, en aucun cas quelque chose de défini ou de simple. Nous connaissons d’ailleurs divers devenirs sujets, notamment le sujet de l’autonomie corporelle (sexuelle et reproductive), économique (professionnelle, sociale), le sujet politique (citoyen, militant), le sujet de la connaissance (scolaire, savant), ou encore celui de la création artistique. Le mot d’autonomie est celui qui convient le mieux pour qualifier la construction d’un sujet. Propriété du corps et maîtrise de la reproduction d’un côté, indépendance économique et sociale de l’autre sont les deux réalisations fondamentales de l’émancipation contemporaine, indices de vérité pour mesurer le chemin parcouru. Et chemin il y a : la reconnaissance de la liberté sexuelle n’en finit pas de prendre des formes nouvelles ; le long combat pour l’emploi des femmes exige une détermination constante. Le sujet politique possède, quant à lui, deux caractéristiques, celle d’avoir introduit la notion du collectif, du nombre, du « nous » dans une histoire des femmes trop souvent racontée avec quelques singularités, héroïnes ou démons, ou trop facilement décrite comme masse informe de la « condition féminine » ; et celle de fonder la position d’actrice de l’histoire, d’agente de transformation volontaire et responsable de l’histoire en cours. Etre sujet de la connaissance ne fut pas une évidence. La plupart des obstacles à l’émancipation des femmes contenaient des arguments contre l’esprit et l’intelligence des femmes. La femme savante, désireuse de savoir, capable d’apprendre représente toutes les libertés et transgressions possibles ; en cela, elle est un danger. On rencontre aussi la question de la sexualité, de sa fonction dans le processus de la pensée. L’éventail des représentations est large. Si l’éros, l’érotique est indispensable au désir de savoir et de connaître, cet éros est-il sexué, ou non ? Freud, en remplaçant éros par libido, laissa penser que la sexuation (mais non la sexualité, cela s’entend), dans le processus de sublimation, était indifférente ; il laissa cependant aussi comprendre que le masculin l’emportait sur le féminin. Pendant ce temps, des femmes de pensée, celle du XXème siècle par exemple, choisirent d’esquiver (Hannah Arendt), ou d’assumer (Simone de Beauvoir) leur sexe dans l’exercice de la pensée. Certes, le sujet de la connaissance peut s’abstraire de son sexe ou au contraire le laisser affleurer, voire l’exhiber. Cela est vrai des hommes comme des femmes. Disons : c’est enfin devenu vrai, aussi, pour les femmes. Le sujet de la création peut être distingué du sujet de la connaissance en ce qu’il ne pose pas la question de la sublimation, mais celle de la subversion des représentations. La répartition et la bipartition entre muse et génie, longue de toute la tradition occidentale, se trouvent désormais, depuis deux siècles, sur un terrain miné. La relation ordonnée entre l’inspiratrice et le créateur est déréglée depuis que les femmes, en nombre, rivalisent avec l’homme pour la jouissance de la création, et que celui qui crée, de quelque sexe qu’il soit, se choisit la ou « le » muse qu’il désire, y compris lui-même. Ce dérèglement des représentations est sûrement un élément important de la subversion des normes comme des interdits. A côté du mot « autonomie », qui caractérise le sujet, il faut poser le mot « propriété ». Le devenir sujet est aussi un mouvement d’appropriation. « Notre corps nous appartient », disait le slogan féministe emprunté à la tradition de l’habeas corpus. L’autonomie dit qu’on est à soimême sa propre fin, et la propriété souligne la liberté de disposer de soi-même. C’est pourquoi il est possible d’affirmer que le devenir sujet, ou appropriation de soi, est arrivé au moment historique où il peut disposer librement de soi. Ce n’est qu’à partir d’une position sûre d’autonomie et de possession de soi qu’un être peut faire de sa volonté un critère existentiel, le principe de toute décision. S’appartenir, c’est être donc être libre, y compris pour faire des choix problématiques, plus exactement controversés, comme la prostitution ou la pornographie. Ainsi peut-on comprendre les discussions concernant la décision de se prostituer, ou de porter le foulard islamique. Etre propriétaire de soi, c’est pouvoir disposer librement de soi. Alors, des choix individuels peuvent sembler contraires aux idéaux et exigences du féminisme. Outre que le féminisme est toujours multiple, il faut souligner qu’il s’agit là d’un mouvement nouveau dans l’histoire de l’émancipation, mouvement qui permet de revendiquer une politique fondée sur le sujet comme être indépendant, ou sans dépendance. C’est pourquoi le mot-clé est celui de consentement. Le consentement serait déterminant pour évaluer la liberté d’une personne, le seul critère pour respecter le choix de l’individu. Je laisse malheureusement cette discussion de côté, ne pouvant, ici, questionner l’épaisseur, la polysémie et les transformations de sens du concept de consentement. Reconnaissons simplement que le choix et l’adhésion sont des actes compatibles avec « la servitude volontaire ». La notion de « consentement » n’induit aucune transparence du sujet. De plus, et surtout, nous n’échapperons pas à la question essentielle : la volonté individuelle est-elle porteuse d’utopie, de représentation d’un monde commun, ou n’est-elle qu’une expression individuelle d’un atome social ? Je laisse ce débat en suspens. Je laisse ce débat en suspens, certes, mais je dois accepter d’avoir divisé le devenir sujet en parcelles multiples, et de l’avoir divisé avec lui-même. Sa nécessité était un impératif politique, sa finalité reste désormais incertaine. Rester objet L’évocation rapide des transformations du sujet dans sa dynamique d’émancipation contemporaine a pour mérite de nous entraîner loin des conceptions identitaires, définition de soi, substance des différences. La discussion sur la ressemblance ou la dissemblance des sexes, comme la polémique sur le jeu biaisé de l’opposition entre égalité (concept politique) et différence (concept ontologique), ne sont pas concernées directement par la réflexion sur le devenir sujet. Dans mon propos présent, la question du contenu du sujet est secondaire, voire non pertinente. En revanche, le sujet s’affirme face à l’objet et je dois dire que cette opposition m’intrigue plus que n’importe quelle analyse de l’identité versus différence. Il est vrai, pourtant, que la figure du même et de l’autre, débat politique et recherche anthropologique, fut particulièrement riche au 20ème siècle pour donner la mesure de l’altérité et de la dynamique du conflit entre les sexes. L’opposition, ou la dialectique, entre le même et l’autre a permis de construire la pensée contemporaine des sexes, pensée organisée par la question de l’inégalité et de la domination. La proximité, ou au contraire l’éloignement, avec diverses catégories d’ »autres » (classe, race, colonisés…) a soutenu une réflexion encore fragile au XXème siècle. Ajoutons que l’ère démocratique se structure, par définition, dans la tension entre similitude et différence sur la ligne horizontale de l’égalité des individus. Cependant, cette figure classique du même et de l’autre pour analyser la différence des sexes me semble désormais moins intéressante que la mise en regard du sujet et de l’objet. L’image du sujet opposé à l’objet déporte, en effet, la question de l’altérité ; elle impose une perception asymétrique qui évite le face à face. Non pas qu’il faille abandonner le schéma du même et de l’autre, pour parler du « soi » et du « différent », pour analyser les rapports, les rapports d’amour et de conflit entre les êtres en général, les sexes en particulier. Ce schéma, formalisé par Hegel et Marx, a permis la compréhension politique du rapport entre les sexes ; de ce point de vue, il n’est pas obsolète. Simplement, la figure plus ancienne du sujet et de l’objet perdure par delà la pertinence historique du schéma du même et de l’autre. Il apparaît, en effet, que le devenir sujet de la femme n’a pas éliminé le traitement d’objet qui fut le sien avant l’ère démocratique; et pour cette raison, il faut s’y intéresser. Dans les revendications de ces dernières décennies, la critique de la femme objet, de la femme identifiée à la marchandise, de la femme possédée s’est située face à la conquête d’une position de sujet multiple. Le sujet supplantait, remplaçait, annulait l’objet. Alors, le lien entre être sujet et être objet semblait inutile. Il n’y aurait progressivement plus de représentations objectivantes qualifiant certaines positions d’individus dans la société ; il n’y aurait plus que des sujets. L’histoire présente nous a montré que ce n’est pas si simple. De fait, la position d’objet continue, pour la situation des femmes dans le monde contemporain, d’être signifiante à bien des niveaux, matériel, discursif, symbolique. L’objet peut être représenté par la marchandise, objet de commerce, ou par le moyen d’échange, instrument de transaction politique entre humains. L’intérêt heuristique de la figure sujet/objet tient alors à ce double niveau de lecture, objet d’échange et moyen d’échange ; ce qu’il faut expliciter. Mais avant d’en venir aux différentes formes d’objet, une remarque s’impose : sujet et objet ne sont pas toujours distincts, et la modernité a instauré le mélange des positions. Il faut insister sur le fait que la propriété de soi, comme corps, ou comme personne, que la dynamique du devenir sujet comme subversion de la position traditionnelle objectivante peut se montrer sous le double aspect, du sujet et de l’objet. Etre propriétaire de son corps permet justement de le vendre, dans la prostitution par exemple. Ou alors, pour échapper à ce vertige intellectuel, d’aucunes diront désormais que la prostitution est un service proposé au client et non une vente de soi. « Vendre » son corps serait une image obsolète. Dans tous les cas, on ne distingue plus l’être sujet, exprimant une volonté, de son usage d’objet, soumis à une transaction. De même, dans l’opposition traditionnelle entre muse et génie, médiatrice de l’inspiration et créateur d’absolu esthétique, les femmes artistes du siècle dernier ont pris la mesure de la désuétude d’une telle représentation en jouant de la double place, de modèle et de peintre, de muse et d’écrivaine, passant de l’une à l’autre position, voire usant des deux en même temps (Suzanne Valadon, Anaïs Nin). Autre exemple, politique : toutes les considérations sur la pauvreté des femmes et le développement, sur les victimes civiles de la guerre et les actrices de la paix (ou du terrorisme !) développent volontairement l’idée que les femmes sont à la double place de passivité et d’activité. Premières concernées par la pauvreté, les femmes sont désignées aussi comme les meilleurs actrices de la micro-économie à venir ; population civile soumise à toutes les violences, on s’interroge désormais sur leur responsabilité, dans la guerre, comme dans la paix. Sans oublier ces situations de mélange, de mixte entre sujet et objet, sans oublier non plus les multiples possibles du devenir sujet, je voudrais indiquer maintenant comment la persistance des discours objectivant les femmes nous oblige à penser encore le rapport sujet/objet du point de vue de l’émancipation même des femmes. L’objet et la marchandise La marchandise est associée à la femme de plusieurs façons. Elle fut longtemps un objet de transaction matrimoniale, elle l’est encore dans certains endroits du monde, elle l’est aussi dans le trafic très actuel d’êtres humains, en compagnie des enfants parfois. On peut donc encore aujourd’hui vendre et acheter une femme. L’expression « marché matrimonial » n’a manifestement pas perdu toute sa saveur sociologique. Mais c’est surtout comme accompagnement de la marchandise que l’objectivation transparaît. Le corps féminin peut être la représentation du désir, bien sûr, comme dans l’affichage publicitaire de la lingerie féminine où la nudité et la perfection esthétique servent d’argument de vente. Objet de désir sexuel, la femme représente le désir comme tel, donc le désir des deux sexes. Autre situation objectivante : lorsqu’on associe la femme à un produit tout à fait autre. Femme et voiture forment un couple publicitaire récurrent. Là il ne s’agit pas d’une représentation du désir sexuel mais simplement de la contiguïté, voire même de la proximité, entre deux objets de désir, l’être sexuel d’une part, l’objet de consommation matérielle d’autre part. La femme n’est pas l’objet de consommation rêvée, elle renvoie à un autre objet de rêve, rêve masculin de puissance virile, vitesse et argent. On rétorquera que les images s’équilibrent de plus en plus, qu’on voit des dessous masculins et des hommes nus à l’avant d’une voiture. Ce rééquilibrage n’a cependant pas supprimé un traitement de l’image de l’homme ou de la femme très dissymétrique. Mais il faut maintenant revenir au support de la consommation marchande, c’est-à-dire à l’échange qu’elle suppose nécessairement. Si le marché matrimonial est une image ancienne, elle est intéressante car elle donne plusieurs nuances, celle de l’échange réel, achat de la femme par l’homme ou la famille de l’homme, ou au contraire don de la femme accompagné de l’argent de la dot ; ou celle de l’échange tout simplement, circulation des êtres d’une famille à l’autre dans le tout social. En ce sens, c’est le fait même de l’échange qui constitue l’objet. Il n’y aurait pas d’échange sans objet; ou alors comment doit-on définir un échange entre sujets ? Quelle serait la chose qui serait objet de transaction ? Toutes questions sans réponse facile. En attendant, il est clair que la société industrielle n’a fait que transposer une situation antérieure, introduisant l’élément de la marchandise dans le jeu des échanges déjà organisés entre les êtres, entre les sexes. Objet et moyen d’échange La femme sert à autre chose qu’elle-même, telle serait la limite indépassable du mouvement contemporain du devenir sujet des femmes. Si elle aide à vendre, la femme peut vendre toutes sortes de choses, et pas seulement des biens de consommation, des produits. Elle peut aussi permettre la transaction d’idées, troc politique bien souvent ; elle peut également être l’incarnation d’une difficulté, la solution d’un problème. Dans ce cas, c’est son instrumentalisation qui la marque dans son objectivation. Plus précisément, on distinguera successivement lorsqu’elle est signe, emblème, ou monnaie d’échange. On se souvient, bien sûr, de la dernière page du livre de Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté (1947), où il concluait, après avoir longuement expliqué la construction de l’échange des femmes par les hommes, déplaçant ainsi la tension entre sujet et objet, à la nécessité de percevoir la femme comme « signe » et « producteur de signe ». Ainsi elle serait semblable à des paroles qui s’échangent (loin de la simple marchandise), mais elle serait aussi autre chose qu’un signe, elle serait source des signes, productrice de signes. Claude LéviStrauss écrit que « la femme est donc restée, en même temps que signe, valeur ». Faisons deux remarques : échanger des signes est plus respectable qu’échanger des choses et l’être humain se caractérise par le langage ; produire des signes implique de pouvoir s’extraire d’une position médiatrice, hétéronome. On pourrait restituer ainsi la chronologie, même imaginaire, d’une première situation de signe échangé, à une situation seconde de sujet signifiant. Je parle au conditionnel : nous sommes à quelques lignes de la fin d’un livre volumineux. Ce n’est plus le temps des démonstrations. L’envolée finale de l’auteur s’offre à l’interprétation sans danger pour la thèse même du livre. L’hypothèse de l’ethnologue de l’équilibre entre signe et valeur pour définir la place des femmes dans le jeu des échanges sociaux pourrait faire écho, de loin, au mouvement de conquête du sujet, du devenir sujet des femmes. Mais ce n’est qu’un écho. En revanche, nous sommes parvenus aujourd’hui au renversement de cette chronologie ou passage du signe à la valeur: la femme productrice de signes, valeur, sujet dirais-je, bute sur le fait qu’elle continue à être un signe, signe qui sert l’échange social, au sens large. C’est comme si la perspective historique s’était inversée : le sujet se verrait, à partir de sa position d’autonomie revendiquée, obligé de composer avec sa fonction d’usage et d’échange par les autres. Que ce sujet soit une femme et les autres en général des hommes serait l’horizon d’aujourd’hui. Ce rappel d’un texte pour encadrer les remarques suivantes où les femmes (ici, le pluriel s’impose) sont le signe d’un problème, ou encore son emblème. Elles sont le signe d’un conflit lorsqu’un pays comme la France se déchire autour du port du foulard des jeunes musulmanes. Il en va, c’est entendu, de la liberté et de l’émancipation des jeunes filles, et dans ce cas, elles sont effectivement des sujets libres ou des sujets contraints (selon les diverses appréciations politiques). Mais il en va aussi de tout ce que ce foulard (objet vestimentaire par ailleurs, objet qui touche donc au corps des femmes, caché ou exhibé par le port du foulard-les deux lectures sont possibles) explique, par exemple le retour et la multiplication des religions dans nos sociétés laïcisées ; ou encore les disfonctionnements sérieux de l’intégration des jeunes venus de l’immigration. Le foulard parle donc de la situation des jeunes filles musulmanes, mais aussi d’autre chose, de religion, ou de la banlieue. Le foulard est alors l’image d’un ensemble de problèmes d’une société à un moment donné. Je précise que l’argument de l’instrumentalisation de ces jeunes filles devient dans cette analyse, un élément parmi d’autres de l’histoire. En revanche, je propose de lire toujours à deux niveaux le débat sur le foulard, comme un débat pour lui-même, voile sur les cheveux, ou le visage d’une femme de religion musulmane, et comme un débat pour autre chose : à quoi ce débat sert-il dans le temps présent pour faire de la politique ? Loin donc de s’en tenir à l’instrumentalisation des femmes dans une société, et à la dénonciation de cette instrumentalisation, il faut comprendre à quoi elles servent, il faut reconnaître que les femmes sont un prétexte pour échanger des idées. Elles sont donc un signe, au sens où elles renvoient à autre chose qu’elles-mêmes. Ce n’est pas une situation enviable, ou confortable ; c’est un donné auquel on doit faire face. Cela change la politique, autant que la philosophie : le sujet pur n’existe pas ; il est entaché du sens qui lui est donné. Il n’est pas aliéné pour autant par cette situation ; il peut et doit exister malgré tout. Signe, ou emblème : autre exemple d’usage du corps féminin, celui de l’obligation du port de la burqua par les femmes afghanes. L’image était parlante, comme on dit ; elle exprimait la mise à l’écart des femmes par les talibans, la négation de leur corps et de leur visage. Puis, elle fut aussi l’expression de l’oppression de tout un peuple, l’emblème d’une société terrorisée. La burqua exhibée sur papier glacé fut la messagère d’un peuple désespéré. Là encore, il est peu pertinent de gloser sur l’exactitude de l’image face à la réalité de la femme afghane comme si c’était le seul enjeu de l’image montrée. Il n’y avait pas contradiction entre se servir de l’image de la burqua pour alerter une opinion, et critiquer en même temps l’intérêt trop étroit de l’Occident pour les femmes afghanes plus que pour un peuple tout entier. C’était bien une image emblématique, et il ne faut en rien le regretter ; plutôt dédoubler là encore les usages, là où il s’agit des femmes, et là où, nécessairement il s’agit d’autre chose. Un signe renvoie à autre chose que lui-même, un emblème symbolise la réalité en démultipliant les strates d’apparence et de réel. Pour finir, je propose de qualifier cette fonction d’échange persistante, fonction où les femmes continuent, malgré elles, et malgré tout, à servir à autre chose qu’à leur finalité subjective propre, de monnaie politique. Il s’échange toujours quelque chose avec les femmes. Moyen d’échange, lieu d’échange, la situation reste troublante. Prenons l’histoire des concours de beauté. En Afrique, en Inde, ils furent dénoncés : contre la femme-objet de l’Occident, il fut affirmé que ces concours ne devaient pas avoir lieu. En même temps, il fut dit que les femmes, indiennes par exemple, représentaient un peuple, l’identité de ce peuple. Elles étaient donc doublement objet, comme prisonnières de valeurs occidentales d’un côté, comme otages des valeurs de leur communauté de l’autre. Rappelons-nous aussi l’histoire des femmes nigérianes condamnées à la lapidation pour adultère. Deux analyses coexistaient : l’une disait qu’elles servaient à critiquer le pouvoir central de l’Etat, défense de règles sociales propres au nord du Niger, l’autre pointait du doigt la bonne conscience occidentale, le prosélytisme de valeurs inadaptées à la situation africaine. Dans les deux cas, on semblait avoir oublié que sauver ces femmes, c’était un acte qu’on ne saurait regretter. En un mot, même si une situation politique où les femmes sont impliquées, doit être décodée, comprise dans la totalité de ses enjeux, je dois dire que si la liberté des femmes doit en sortir meilleure, je ne me priverai pas de m’en réjouir. En clair, accepter l’équivocité ou la polysémie d’un débat n’est pas en soi une impasse. L’instrumentalisation de la cause des femmes est au cœur de la problématique politique contemporaine et d’une pensée de leur émancipation. Bien sûr, on me dira qu’il faut dénoncer ce double jeu. Je me dis cependant qu’il vaut mieux l’affronter. Perspective On pourrait regretter, bien évidemment, ce lien constant entre la position de sujet, à la conquête de lui-même, et la persistance d’une objectivation du statut des femmes. Mes exemples ou références ont pour la plupart le corps féminin comme support d’un échange excédant la personne elle-même. Le corps et sa liberté sont un enjeu fondamental. Tout le champ des nouvelles technologies de reproduction, comme celui de la recherche à partir des cellules-souches embryonnaires mériterait une réflexion analogue. S’agit-il de reconnaître les femmes ou de les instrumentaliser, ou les deux à la fois ? L’histoire de la philosophie serait aussi un bon terrain d’investigation. On y découvrirait que les femmes sont aussi bien présentes qu’absentes, que le féminin sert à diverses opérations argumentatives. Monnaie d’échange, monnaie politique, les femmes peuvent l’être dans bien des situations ; la réforme de la parité est un bon exemple de l’embarras entre finalité propre et utilisation stratégique. Cette tension entre sujet et objet peut être jugée scandaleuse, peu compatible avec les exigences du féminisme. Pour ma part, j’opte pour la lucidité. Lieu de l’échange, politique au sens le plus large, je crains que cette situation des femmes soit à jamais un élément structurel de la vie sociale. Alors, comment faire ? Pas nécessairement verser dans le cynisme ; la lucidité comme outil critique peut radicaliser les analyses, et les engagements. A mon tour de me servir de la dernière page du livre de Claude Lévi-Strauss : si la femme n’est pas seulement signe, mais productrice de signe, alors l’histoire commence, et la dialectique entre ces deux postures, objective et subjective, gagne en mouvement. Ce serait cela l’intrusion des femmes comme actrices de l’histoire. Peut-être puis-je proposer, alors, d’user d’une figure voisine, susceptible d’éclairer ce lien entre sujet et objet, d’une figure classique, celle de la fin et du moyen, qui, d’ailleurs, peut se redoubler dans le rapport entre l’infini et le fini. La quête du sujet consiste à se poser comme sa propre fin, sujet autonome, source de sa propre loi. S’il est intéressant, ce sujet, lorsqu’il s’agit du sexe féminin, c’est parce qu’il fait rupture avec le statut de médiation imposé historiquement à ce sexe. Une image un peu ancienne pour illustrer cette tradition de la femme comme médiatrice: lorsque la pensée du progrès, fin XVIIIème, devient dominante, la perfectibilité du genre humain en est le complément sémantique. L’homme serait capable de dépasser ses limites. La perfectibilité suppose un temps infini de progrès. En parallèle, la femme, attelée à la reproduction de l’espèce, ne semblait pas conviée à cet avenir démultiplié. Les discours qui entourent son histoire parlaient plutôt de perfectionnement que de perfectibilité. La finalité propre au sujet individuel se complète donc d’une possibilité d’infini ; en revanche, l’être pris dans les rets de sa finitude se rapproche de la fonction instrumentale, médiation, chaînon dans l’histoire longue de l’espèce. Schopenhauer, un peu plus tard, expliquait que l’amour n’était qu’une ruse de l’espèce pour mettre au service de l’infinité de celle-ci le sentiment féminin. Les exemples philosophiques donneraient lieu à une longue énumération. La femme médiatrice, intermédiaire, instrument, finitude est une image récurrente, laissant toute la place à la représentation de l’homme conquérant son infinitude, taraudant la transcendance, même lorsque cette transcendance n’a plus rien de métaphysique. Elle est un moyen, ni une fin, ni sa propre fin par conséquent. Elle est le fini face à l’infini. C’est ce schéma, ancien, qui s’est défait. L’individu démocratique, expression politique de ce mouvement subjectif de la liberté humaine, l’a emporté, pour les deux sexes. Et pourtant, le statut de la femme médiatrice n’a pas disparu pour autant. Cette figure de la fin et du moyen, de l’infini et du fini, est évoquée en conclusion pour multiplier les formes d’opposés dans lesquelles se pensent les différences de sexe, la dissymétrie qui préside à leur devenir, dissymétrie sans cesse reconstruite par l’histoire. La tension entre sujet et objet me semble la plus parlante, mais elle gagne à être illustrée diversement. Cette conclusion est une proposition de travail. Ajoutons que ce lien entre le fini et l’infini donne une mesure du rapport entre sujet et objet qui permet d’imaginer des renversements de situation, là où la finitude et l’infinitude de l’être humain se partageraient sans cesse entre les êtres, donc aussi entre les sexes. Ce serait une autre histoire… Cf. Fraisse, Geneviève (1996 et 2004). "La Différence des sexes", et " A côté du genre, un vade-mecum", A côté du genre, sexe et philosophie de l'égalité, Lormont, Le Bord de l'eau, 2010 Fraisse, Geneviève. (2001). "La Controverse des sexes", partie 2, « Généalogie des représentations ». A côté du genre, op.cit.. Fraisse, Geneviève (1989). Muse de la raison : démocratie et exclusion des femmes en France. Paris : FolioGallimard, 1995.