Harold Chapin (1886

Transcription

Harold Chapin (1886
Harold Chapin (1886-1915)
Bien que citoyen américain, Harold
Chapin est mort sous l’uniforme britannique à
la bataille de Loos en 1915. Sa mère, une
comédienne de renom, s’était installée en
Angleterre en 1888, après un court séjour à
Paris, quand il avait trois ans. Né dans une
famille unitarienne, confession qui ne
reconnaît pas le principe de la Trinité, Harold
Chapin a, selon la légende familiale, du sang
indien dans les veines. Enfant de la balle, il
monte sur les planches dès le plus jeune âge, mais sa mère tient à ce qu’il
ait une scolarité normale. Après quelques années de pensionnat, qui lui
laisseront un goût amer, il retrouve le théâtre et joue dans de
nombreuses pièces. Le jeune comédien commence également à écrire.
Pendant les années qui suivent, ses activités de comédien et
d’auteur ne lui laissent aucun répit. Sa vie entière est consacrée au
théâtre. A tel point qu’à certaines périodes, il s’effondre de fatigue. Avec
une quinzaine de pièces à son actif en tant qu’auteur, il est considéré en
1914 comme une des valeurs montantes du théâtre britannique. Mais
sitôt la guerre déclarée, Harold Chapin s’avère du jour au lendemain
incapable d’écrire ou de jouer. Il s’engage dans les services médicaux de
l’armée le 2 septembre 1914. L’artiste devient un soldat enthousiaste,
prêt à affronter tous les dangers. Ses lettres révèlent son sens aigu de
l’observation, son courage et son humour. Il est tué le 26 septembre
1915, au cours de la bataille de Loos.
Harold Chapin n'a pas laissé de mémoires relatant son
expérience au front mais ses lettres sont particulièrement intéressantes,
autant par ce qu'elles disent de la guerre que par leur style, direct et
spontané. Les circonstances de sa mort sont relatées dans une lettre
envoyée à son épouse par un de ses compagnons d’armes. Les
camarades des soldats tués ne manquaient jamais d’envoyer une lettre
détaillée aux proches du défunt pour leur livrer le récit de ses dernières
actions. Ces informations étaient importantes pour les pères, les mères
et les épouses, qui trouvaient une certaine consolation en apprenant que
celui qu’ils pleuraient s’était comporté avec bravoure et n’avait pas
souffert. Sur ce dernier point, les lettres mentaient parfois. Les blessures
par balle à la tête, entraînant une mort instantanée, sont certainement
moins nombreuses que ne le laissent penser ces témoignages
épistolaires. Quoiqu’il en soit, la longue lettre de Richard Capell a le
mérite de mettre en lumière le courage des brancardiers, qui
transportaient les blessés au péril de leur vie.
La lettre qui suit, qu'Harold Chapin a envoyée à sa femme, montre le
style vif et familier de l’auteur. Elle évoque aussi une réalité tabou : les
désordres mentaux dont ont souffert bon nombre de soldats.
4
mai 1915
A sa femme
Ce fut à tous points de vue une semaine mouvementée mais je
pense vraiment que les heures que je viens de passer resteront
sans équivalent jusqu'à la fin de la guerre. La nuit était claire presque la pleine lune - ce qui ajoute un je ne sais quoi de
mystère, tu ne trouves pas ? J'étais parti avec trois hommes suite
à un message incohérent qu'un homme à cheval, accompagné de
deux cyclistes, m'avait délivré...
"Soldat devenu fou à x. Enfermé dans un local près de la gare."
Quand nous sommes arrivés, il ne délirait pas; apparemment, il
dormait, enveloppé de couvertures, calme comme la mort. Nous
avons descendu un brancard du camion automobile et une
douzaine d'attaches, que j'avais - heureusement - pensé à
apporter, et nous nous sommes mis à discuter au clair de lune de
ce qu'il convenait de faire. Quel drôle de groupe nous avons dû
former sur ce quai de gare désert ! Puis un de ses copains l'a
touché. Essaie d'imaginer la scène car il m’est difficile de la
décrire. Il s'est mis à délirer, à mordre, à taper des poings et des
pieds, grognant et montrant les dents comme un chien - vraiment
comme un chien - on l'a allongé sur le brancard et je l'ai attaché
avec autant de douceur que possible tout en restant ferme. Tandis
que je me penchais au-dessus de lui, ma chemise a touché son
visage et il l'a mordue - et pendant ce temps, tout près de nous des
hommes allaient rejoindre les tranchées en chantant. Ils passaient
sur la route, qui n'était qu'à cinquante mètres, et nous, nous
étions là, une douzaine, à le tenir par les bras, les jambes et les
cheveux, à essayer de l'envelopper dans des couvertures pour
l'emmener avec deux de nos hommes et deux de ses camarades
vers notre joli petit hôpital flambant neuf. Ashcroft [un
infirmier] et moi-même avons ensuite décidé de marcher un peu
au clair de lune, avec à l'horizon les fusées éclairantes [la 2e
bataille d'Ypres était en cours] au-dessus de la ligne secouée
d'explosions (la gare est derrière nous par rapport à la ligne de
front). J'étais naturellement bouleversé. Ashcroft est un bien
brave gars. Il se demandait comment "un type pouvait perdre les
pédales comme ça ?" Il supposait qu'il avait été "trop intrépide" et
que ça lui était "monté à la tête". "Ceux du génie perdent
facilement la boule..." etc. Tu vois le genre : ancien steward sur
un paquebot, puis jardinier et fabricant de haut-de-forme, âge
quarante ans ? On en rencontre cinquante par heure des comme
ça.
Nous devions traverser le jardin boisé du château. Dans ce petit
bois, on trouve une quarantaine de tombes, à parts égales
britanniques et indiennes, des tombes joliment ornées de
couronnes de perles et de croix de sapin. Un rossignol chantait
avec grâce au clair de lune. Ses premières notes furent si proches
et si basses que j'en ai sursauté.
Ai-je mentionné l'espion que nous avons vu en uniforme et qui
était mené sous bonne garde ? Il marchait comme à la parade
mais il était incapable d'aller droit. Je ne serais pas surpris
d'apprendre que ce n'était pas un espion et qu'il s'en est sorti mais il faisait le fanfaron tout en ayant peur. En tout cas, c'est ce
que j'ai vu.
Aujourd'hui je suis allé au poste de commandement et j'ai assisté
à l'enterrement de deux hommes. Leurs camarades s'évertuaient à
leur creuser des tombes impeccables : rectangulaires, parallèles et
à niveau ! Ils voulaient noter scrupuleusement qui était dans telle
tombe et qui était dans l'autre. Devant tous ces efforts, mon
esprit,
toujours
enclin
aux
questions,
s'encombra
douloureusement de mille pourquoi sans réponse.
O Seigneur, le mystère du coeur humain