La matière et l`esprit Suffit-il d`expliquer le corps pour comprendre l

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La matière et l`esprit Suffit-il d`expliquer le corps pour comprendre l
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
La matière et l’esprit
Suffit-il d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit ?
Repères : « expliquer et comprendre »
Introduction
La notion de «matière» évoque quelque chose de concret, de tangible, de palpable. Par «matière»,
on entend le plus souvent ce en quoi ou de quoi les choses sont faites, leur étoffe. Le mot français vient
de materia, lui-même dérivé de mater, «la mère», «la nourrice». L’équivalent grec de materia est hulê,
le «bois» (en allemand, das Holz) en tant qu’il est destiné à être travaillé. Ainsi le terme de matériau,
en français, au sens de «matière destinée à servir à la construction». Dans cette optique, la matière est
le substrat, la substance, le socle qui est susceptible de recevoir une forme.
La matière désigne, par extension, tout ce qui existe « concrètement » et «visiblement» hors de notre
esprit, c’est-à-dire ce qui est perçu par nos sens. Retenons ces deux premières caractéristiques: le
concret (opposé à abstrait) et le sensible (opposé à intellectuel).
Par «esprit», on entend généralement la sphère des phénomènes intentionnels, conscients, mentaux
tels que perceptions, sentiments, émotions, conceptions, jugements, etc. L’esprit désigne le principe
de la pensée et de la réflexion humaines, l’ensemble des facultés intellectuelles et psychiques d'un
individu, principe de l'identité personnelle, réalité immatérielle, voire immortelle, qui échappe, se
distingue ou s’oppose dans ses manifestations aux processus corporels et matériels.
La question « suffit-il d’expliquer le corps pour comprendre l’esprit ? » sous-entend que la
connaissance du corps est une condition nécessaire, mais peut-être pas suffisante, de la compréhension
de l'esprit. La compréhension de l'esprit se réduit-elle à la connaissance du corps ? Faut-il seulement,
pour comprendre l'esprit, expliquer le corps? Expliquer le corps garantit-il que l'on comprendra l'esprit ?
La compréhension de l'esprit ne peut-elle pas se faire sans la connaissance du corps ? Et la
connaissance du corps ne risque-t-elle pas d'obscurcir la compréhension de l'esprit ?
Le mot corps a d'abord un sens large et désigne tout objet matériel offert à notre perception se
caractérisant par la stabilité, l'extériorité, l'étendue, l'impénétrabilité et la masse, corps qu'étudient les
sciences physiques. En un sens restreint, le corps est l'organisme assurant les fonctions nécessaires à la
vie de tout être vivant.
Le corps présente ainsi un caractère double puisqu'il est à la fois un objet dans le monde, un objet
matériel, physique, naturel, et un ensemble de significations vécues, un corps-sujet, le corps propre, et
pas seulement une réalité matérielle.
En tant qu'objet tangible et matériel, on oppose souvent le corps à l'esprit, entendu comme principe
de la pensée et de la réflexion humaines, ensemble des facultés intellectuelles et psychiques d'un
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individu, principe de l'identité personnelle, réalité immatérielle, voire immortelle, qui échappe, se
distingue ou s’oppose dans ses manifestations aux processus corporels et matériels. C'est précisément
cette opposition du corps et de l'esprit qu'il va s'agir d'interroger.
La question posée concerne ainsi la nature de la connaissance que l'on peut avoir de l'esprit. Les
sciences de l'esprit, qui ont vocation à comprendre les comportements humains, c'est-à-dire à
interpréter des intentions subjectives, tandis que les sciences de la nature auraient pour tâche d'exhiber
les causes qui déterminent les phénomènes, se heurtent à une limite : si les lois de l'esprit sont
réductibles en dernière instance à des processus matériels, comment appréhender de l'extérieur ce qui
relève de l'intériorité d'un sujet ? L'esprit est-il une réalité que l'on pourrait saisir comme n'importe quel
objet ou bien échappe-t-il, par nature, à toute tentative d'objectivation ? S'il semble nécessaire, aux
dires de la science, de connaître le fonctionnement du corps pour être capable de comprendre l'esprit,
voire d'agir sur lui, cette condition est-elle pour autant suffisante ?
Les neurosciences (sciences du système nerveux : neurologie, neuropsychiatrie, neurobiologie,
sciences cognitives...), en effet, prétendent qu'en mettant au jour les mécanismes complexes qui
régissent le cerveau, on parviendrait à rendre raison de nos facultés psychologiques, mais aussi de nos
comportements sociaux, affectifs, moraux, voire de nos pathologies mentales.
Dans cette optique, nos idées, émotions, désirs, passions seraient l'effet de déterminations physicochimiques que l'on pourrait rendre visibles grâce à l'imagerie cérébrale, par exemple. Or sont-ce les
mêmes lois qui permettent de saisir la structure, le fonctionnement de ces deux ordres de réalité que
sont le corps et l'esprit ? Les processus spirituels ou mentaux n'ont-ils pas une spécificité, voire une
autonomie ? Si tel n'est pas le cas, les sciences humaines, la psychologie en particulier, ont-elles encore
une raison d'être et ne sont-elles pas immanquablement condamnées à se dissoudre dans les sciences
naturelles ? La psychanalyse, par exemple, qui postule l'existence d'une causalité proprement psychique
irréductible au déterminisme physique, semble ne pas avoir beaucoup d'avenir face au discours de plus
en plus invasif des théoriciens du cerveau-machine, de la neuropsychiatrie, de la psychopharmacologie,
des thérapies comportementales et cognitives.
Aussi les enjeux de la question «suffit-il d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit ?» sont-ils
considérables, à la fois épistémologiques, métaphysiques, existentiels, moraux et politiques. Car s'il
suffit, pour comprendre nos comportements, de les expliquer par une altération du cerveau, une
anomalie fonctionnelle ou génétique, on en déduira qu'il est naturel d'être criminel, homosexuel,
pédophile, professeur de philosophie, et qu'on peut, dans ce cas, contrôler, et même supprimer, les
effets de cette altération. Le risque est alors grand de réduire l'homme à sa structure corporelle et
cérébrale, de naturaliser la pensée, partant, la subjectivité, qui, du coup, ne serait plus qu'une illusion,
qu'un fantôme dans la machine, qu'une imposture philosophique, qu'un épiphénomène. Ne glisse-t-on
pas de proche en proche vers une norme naturelle du comportement ? A partir du moment où les
déterminismes neurobiologiques permettent d'expliquer les comportements humains, c'est le libre
exercice de la volonté ou la possibilité de choisir son mode de vie qui sont niés. L'oubli de la
subjectivité, le primat de l'objet sur le sujet, la réduction de la pensée à la matière, ne contiennent-ils
pas les germes d'une nouvelle barbarie, postmoderne cette fois
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I) De l'homme-machine à l'homme-neuronal
Nous partirons d'une première hypothèse : il suffit d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit car
les propriétés de l'esprit ne sont que des arrangements de matière; il n'y a pas de différence de nature
entre le corps et l'esprit. Le psychisme n'a aucune espèce de causalité propre. Le mot esprit est alors
une entité jugée inutile et dépourvue de toute scientificité.
A) Déterminisme physique et déterminisme psychique
Pourquoi suffirait-il d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit ? Précisément parce que les lois
qui régissent le fonctionnement de l'esprit sont de même nature que celles qui règlent le corps.
L'explication, censée constituer un modèle d'objectivité forte, est le propre des sciences de la nature et
consiste à déterminer les conditions d'un phénomène, en dégageant des lois universelles et nécessaires
ignorant le particulier. L'explication ressortit à une démarche analytique puisqu'il s'agit de décomposer
un phénomène pour le rendre intelligible.
Les sciences de la nature, qui sont des sciences expérimentales, deviennent alors le modèle de la
connaissance humaine, modèle d'objectivité et d'efficacité. Les sciences humaines, pour être des
sciences authentiques, doivent adopter le modèle des sciences expérimentales, en sorte que les faits
humains sont considérés comme des choses mesurables et quantifiables obéissant aux lois d'un
déterminisme mécanique. Il s'agit là d'une conception positiviste de la science, héritée d'Auguste
Comte.
Ainsi Durkheim, dans Les règles de la méthode sociologique, propose-t-il, pour faire de la
sociologie une science, de traiter les faits humains comme des choses : « Est chose, écrit Durkheim,
tout ce qui est donné, tout ce qui s'offre ou, plutôt, s'impose à l'observation ». Cela ne signifie pas que
les faits sociaux sont réductibles à des faits naturels mais que, tout comme le physicien ou le biologiste
observe de l'extérieur son objet d'étude, le sociologue doit savoir se mettre à distance des faits sociaux
qu'il observe. Le sociologue doit pouvoir être extérieur à son sujet d'étude s'il veut que son travail soit
scientifique. Le vécu est toujours peu ou prou un « obstacle épistémologique ». Le sociologue révèle
des significations qui échappent à ceux qui participent à tel ou tel événement de la vie collective.
Peut-on, dès lors, appliquer ce paradigme déterministe à l'esprit, au psychisme, à la psychologie ?
Donnons un autre exemple, celui de la psychanalyse freudienne. Très attaché à la science de son temps,
Freud voulait faire de la psychologie une science naturelle. Freud était au départ un neurologue
reconnu par ses travaux sur l'aphasie ou les paralysies d'origine cérébrale. Son ambition première était de
ramener l'ensemble du fonctionnement psychique à un modèle neurophysiologique, comme on le voit
dans Esquisse d'une psychologie scientifique. Il pose un certain nombre de corrélations entre les
structures cérébrales et l'appareil psychique en tentant de représenter les processus psychiques comme
autant d'états quantitativement déterminés par des particules matérielles ou "neurones".
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Ce besoin de "neurologiser" l'appareil psychique obéissait à une représentation scientiste de la
psychologie. Il y a bien chez Freud une physique du désir, une énergétique, une représentation topique
de l'appareil psychique sur le modèle de l'espace. On passe ainsi d'une psychologie introspective,
fondée sur l'observation intérieure, à une psychologie explicative.
B) L'âme matérielle : les neurosciences
S'il suffit d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit, c'est que la matière a une préséance et une
antériorité sur l'esprit. Dans cette optique, l'esprit n'occupe qu'une position seconde comme effet à
peine plus complexe de la matière et ne jouit donc d'aucune autonomie.
Cette conception s'inscrit dans une approche matérialiste remontant à l'atomisme antique, comme
on le voit notamment chez Lucrèce dans la 3e partie de De la nature. En effet, les phénomènes
mentaux s’expliquent par des phénomènes matériels ou «sont» des phénomènes matériels; la matière
est à l'origine et au fondement de toute chose. Dans cette perspective, l'esprit ne désigne pas un principe
immatériel et immortel, mais une efflorescence de la matière en mouvement, constituée d’une
constellation fortuite d’atomes. Selon Épicure (341-270 av. J.-C.) et ses disciples, la matière est
constituée d’une infinité d’atomes insécables, homogènes, inaltérables, en mouvement dans le vide, se
déplaçant continuellement dans une nature éternelle et infinie, et formant des corps au hasard de leurs
rencontres et de leurs collisions. Pour toute la tradition matérialiste, depuis l’Antiquité jusqu’à
aujourd’hui, ni l’âme ni l’esprit n’existent à proprement parler. Ces mots ne recouvrent, au fond,
qu’un « fantôme» qui ne fait que hanter mystérieusement une « machine » (le corps) dont la seule
réalité matérielle est attestée. L’esprit, comme l’indique son étymologie, n’est donc qu’un vent, un
souffle (sens du mot spiritus en latin).
Il s'agit, au fond, d'épingler la suffisance de l'esprit qui se croit autonome par rapport au corps, voire
supérieur à lui, en sorte que le matérialisme, et même le déterminisme classique, sont dirigés contre la
superstition, la croyance aux miracles, à l'immortalité de l'âme, à l'illusion du libre arbitre.
Cette première position matérialiste conduit aujourd'hui à l'idée que le cerveau pense et qu'en
étudiant son fonctionnement on pourra comprendre scientifiquement la pensée; l'esprit se réduit au
cerveau, les processus mentaux sont entièrement compris quand on les a décrits en termes de processus
neuronaux. Cette option conduit de fait soit à éliminer du vocabulaire philosophique et scientifique les
mots «âme» et «esprit», soit à faire de l'esprit un épiphénomène des processus neuronaux. Dans tous
les cas, on a affaire aux processus physico-chimiques du cerveau humain, les objets mentaux sont en
fait des objets neuronaux. Il s'agit là d'un matérialisme radical ou réductionniste, soutenu
aujourd'hui par Jean-Pierre Changeux dans L'homme neuronal.
Les neurosciences offrent, en outre, à l'observation directe la conscience, l'activité de la pensée
qui deviennent des faits. L'imagerie cérébrale permet de rendre visibles les états psychologiques, les
activités sensorielles et cognitives d'un individu. On entend par « imagerie cérébrale » les différentes
techniques qui permettent d’observer in vivo l’activité des zones concernées par l’exécution d’un
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certain nombre de tâches chez différents sujets, normaux ou malades. La caméra à positons offre des
images du cerveau caractéristiques de la souffrance vécue ou imaginée.
Par exemple, Denis Chatelier est le premier humain à avoir bénéficié, après amputation, d’une
greffe des deux mains. Le problème que pose une telle transplantation est celui de la récupération par le
cerveau de la commande motrice. L’imagerie (IRM) a permis de suivre le processus de cette
récupération chez le patient. On observe ainsi la colonisation des aires cérébrales dévolues au membre
amputé par des zones voisines. Grâce à une rééducation intense, le cerveau de Denis Chatelier a peu à
peu repris le contrôle de ses mains (sensibilité et motricité).
Il s'agit bien ici de rendre visible ce qui est invisible, extérieur ce qui est intérieur. Les facultés
de l'esprit sont ainsi remplacées par des fonctions du cerveau; la subjectivité de la conscience est niée et
réduite à des transcriptions en termes d'intensité électrique et de processus chimiques.
On comprend l'intérêt à la fois épistémologique et pratique, voire thérapeutique, de ce modèle.
D'une part, l'objectif est bien de chasser le côté insaisissable, pour ne pas dire mystérieux, de
l'esprit, au profit d'une explication rationnelle de sa nature.
D'autre part, la connaissance du fonctionnement du cerveau permet d'agir efficacement sur l'esprit,
chaque effet a sa cause et toute cause a sa solution thérapeutique, comme on le voit, par exemple,
avec les drogues dites psychotropes qui agissent sur le psychisme grâce à certaines molécules, les
benzodiazépines, qui constituent le principe actif des tranquillisants et des somnifères, dont les Français
sont par ailleurs parmi les plus gros consommateurs au monde. On sait que la morphine calme la
douleur et que les neuroleptiques font cesser en quelques heures les hallucinations.
C) La naturalisation de la pensée et de la subjectivité
Quels sont alors enjeux de ce matérialisme radical ?
Husserl et, avec lui, la phénoménologie, montrent que la conception positiviste de la science est un
«objectivisme» qui se polarise sur l'observation des faits, néglige l'énigme de la subjectivité qui est au
travail, y compris dans les sciences de la nature, et par là même écarte tout ce qui ne relève pas de
données empiriques et scientifiques.
Cet objectivisme se double d'un naturalisme : la conscience, les idées, l'esprit (ou, en sociologie, les
faits sociaux) sont des choses matérielles, des faits biologiques, physiques, neuronaux. La réduction
naturaliste de l'homme se décline sous de multiples formes, depuis le naturalisme génétique jusqu'à
l'homme artificiel avec l'émergence de la cybernétique, en passant par la pharmacie du bonheur.
La naturalisation de la pensée, qui voudrait animaliser entièrement l'homme pour le dissoudre dans
une nature idéalisée, risque, par ailleurs, de déboucher sur le racisme, le darwinisme social, le contrôle
social abusif. En 1994, Charles Murray et Richard Hernstein, dans leur livre La courbe en cloche :
intelligence et structure de classe dans la vie américaine, prétendent établir l'innéité du quotient
intellectuel en fonction des origines ethniques : les gènes joueraient un plus grand rôle que
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l'environnement dans le niveau intellectuel et pourraient être responsables des différences de quotient
intellectuel entre les Noirs et les Blancs.
S'il suffit d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit, on peut espérer dégager les normes de la
pensée et influencer son fonctionnement. On pourrait se demander si le projet de naturaliser l'esprit,
c'est-à-dire de réduire l'esprit et la subjectivité au corps, ne ressortit pas à fantasme de transparence,
au rêve de tout voir qui hante la pensée occidentale. Connaître, en effet, équivaut à voir, regarder est
analogue à penser. Le geste de voir le cerveau, de lire dans la pensée hérite d'une longue histoire du
regard, du regard médical en particulier, où il s'agit de voir à l'intérieur du corps, en direct, de pénétrer
au fin fond des organes, de parvenir à jeter un œil sur la pensée elle-même longtemps considérée
comme une citadelle intérieure inexpugnable. Au fond, on s'imagine que l'être humain est connaissable
de part en part, lisible, visible de bout en bout, et que l'on pourrait le débarrasser de sa part d'ombre.
C'est ce que montre Pierre Cassou-NoguèsThème dans son livre Lire le cerveau :
Neuro/science/fiction. Plusieurs articles scientifiques, en effet, ont imaginé la possibilité d’inventer un
lecteur de cerveaux qui permettrait de lire la pensée. Quel usage ferait-on d'un tel lecteur de cerveau ?
En matière de sécurité et de contrôle social des individus, un lecteur télépathique de cerveau permettrait
de capter les intentions cachées, de détecter les mensonges. Il serait de la plus grande utilité pour le
pouvoir politique.
On se souvient que, dans Surveiller et punir, Michel Foucault voit dans le modèle du panopticon de
Bentham, le paradigme d'une société disciplinaire où un seul homme peut surveiller une multitude de
prisonniers, en sorte que, sous ce regard qui ne s'interrompt jamais, les prisonniers se disciplinent
d'eux-mêmes. Le prisonnier, écrit Foucault, « est vu, mais il ne voit pas ». Le lecteur de cerveau devrait
permettre de prolonger le regard du surveillant en le rendant plus profond, en le faisant passer de la
surface des corps à l'intérieur des têtes.
Or l'architecture carcérale du panoptique s'écroule puisque avec le lecteur de cerveau, il n'y a plus de
position privilégiée d'où part le regard qui contrôle. On s'observe les uns les autres, il n'y a plus de
surveillant. Alors que le modèle panoptique se concentrait, dit Pierre Cassou-Noguès, sur « les gestes,
les corps visibles, considérant l'intérieur des têtes, l'intériorité, comme un domaine privé, inaccessible
mais en dernier ressort sans effet », le lecteur de cerveau supprime cette distinction pour « ouvrir
l'intérieur des têtes à la visibilité : considérer l'intériorité comme un domaine de même nature que les
gestes visibles qu'elle commande, un centre homogène à sa périphérie. » (p.83). On pense bien
évidemment aujourd'hui aux réseaux sociaux, à facebook notamment.
Transition :
Que l'esprit n'existe pas sans cerveau, que la pensée n'existe pas sans matière, qu'en expliquant le
corps on puisse espérer mieux comprendre le fonctionnement de nos états mentaux, est-ce à dire que le
corps humain produit sa pensée, que le cerveau pense ? Qui commande aux neurones ? Les
phénomènes mentaux n'ont-ils pas leur niveau d'organisation et leur causalité propre, même s'ils sont
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incompréhensibles en dehors d'un substrat matériel ? Les explications causales sont-elles susceptibles
de rendre compte de l'activité humaine ?
II) Le corps spirituel
La deuxième partie se propose d'examiner une seconde hypothèse, celle d'un corps spirituel : on
peut plus facilement comprendre le corps par l'esprit que l'inverse. Comprendre, étymologiquement,
c'est « prendre avec ». Le corps présuppose l'activité de l'esprit. La matière est d’abord une production
de l'esprit qui confère aux objets le statut de réalité intelligible. La matière est, en ce sens, éminemment
spirituelle. La matière corporelle n'est donc pas seulement matérielle.
A) L'esprit, entéléchie du corps
Bien que corporel, l'esprit a une nature immatérielle; il est de l'ordre de l'événement et de l'acte, et
non pas de la chose.
Selon Aristote, les objets naturels sont des composés de matière et de forme. Un lit, par exemple,
est composé de la matière qui le rend solide et apte à accueillir un dormeur, et de la forme qui fait qu'il
est un lit et non un fauteuil. Il y a pour Aristote supériorité de la forme sur la matière : c'est par la forme
que l'objet reçoit sa «quiddité», sa qualité essentielle, son être propre. La matière n'est qu'une
possibilité que la forme vient actualiser : du bois, on peut aussi bien construire une table qu'un lit !
Cette opposition de la matière et de la forme recoupe celle de la puissance et de l'acte (cf. repères +
cours sur le travail et la technique) : la puissance (dynamis) représente tout ce qui est à l'état de
possibilité – le virtuel, le potentiel, des promesses d'existence non encore réalisées; l'acte (énergéia)
désigne les réalités achevées, définies. Un chêne, par exemple, est déjà tout entier en puissance dans un
gland, mais seul l'arbre pleinement développé mérite ce nom.
Aristote, dans le livre II du Traité de l'âme, écrit que « l'âme ne peut être ni sans un corps, ni un
corps : car elle n'est pas un corps, mais quelque chose du corps » (II, 2, 20). L'âme est quelque chose
dépendant du corps, ou en fonction du corps, elle ne lui est pas subordonnée, mais, entre le corps et
l'âme, il y a interdépendance. L'âme est quelque chose de corporel, elle disparaît du reste en même
temps que le corps lorsque celui-ci meurt.
L'âme est un principe vital, elle est la forme du corps, sa cause, son principe, et, à ce titre, l'âme
n'est pas le propre de l'homme. Végétative chez les plantes, l'âme leur permet de se nourrir, de se
reproduire et de croître; sensitive chez les animaux, elle ajoute à l'âme végétative les sens, les désirs, le
mouvement local; intellective chez l'homme, elle joint à toutes les qualités précédentes la réflexion.
Dans cette optique, sans l'âme le corps ne vivrait pas et serait indéfini. L'âme est l'acte, l'achèvement
d'un corps. La matière doit être informée, ce qu’elle ne peut faire de son propre mouvement puisqu’elle
est, en elle-même, informe, entièrement passive, indéterminée, imparfaite sans la forme qui l'actualise.
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La forme est naturellement spirituelle en tant qu'elle est un acte et une perfection. Ainsi l'œil ne voit-il
pas sans la vue : «Si, l'œil était un animal, écrit encore Aristote, la vue serait en l'âme».
On en conclut que bien que corporelle, l'âme a une nature immatérielle, de même que le corps a
une dimension éminemment spirituelle. Aristote remarque du reste que le corps de l’homme, par son
orientation vers le ciel, manifeste la présence d’une âme orientée vers le divin, tandis que l’animal et la
plante, tournés vers le sol et ancrés dans la matière, manifestent leur absence de spiritualité et de liberté.
B) Le corps, chef-d'œuvre de l'esprit
De là l'idée que l'esprit habite le corps, l'illumine, lui donne un sens et un style. Ce sera notre
deuxième point.
Descartes souligne, dans le sixième discours de La Dioptrique intitulé « De la vision », que « c’est
l’âme qui voit, et non pas l'œil ». Du point de vue optique, en effet, il suffit d'expliquer le corps pour
comprendre l'esprit, en ce sens que c'est un corps – la lumière – qui vient dans l'œil, du dehors vers le
dedans. Mais, du point de vue psychique, notre regard sort de nos yeux. La vison en tant que projection
relève d'une activité mentale que nous comprenons réflexivement.
Ce n'est donc paradoxalement pas mon corps qui perçoit, mais mon esprit. Toute perception est
quelque chose qui a un sens pour l’esprit, et non la seule action d’un corps extérieur sur mon corps. Il y
a une dissemblance entre la cause physique de la lumière et ce que l’homme perçoit par le sens de la
vue. La perception n'est donc pas un phénomène physique stricto sensu, mais une intellection, un acte
de l'esprit. L’esprit est ce devant quoi des choses se présentent avec un sens. L’esprit humain n’a
jamais affaire à quelque chose de purement matériel; c’est toujours de manière signifiante que les
choses dites matérielles se présentent à l’esprit et deviennent des choses perçues.
Ainsi l'aveugle s’aidant d’un bâton dans sa marche. Par le mouvement de son bâton frappant les
corps environnants, l’aveugle se représente des arbres, des pierres, de l’herbe, alors qu’il ne peut y
avoir aucune ressemblance entre tel mouvement du bâton et la figure d’un objet. Descartes laisse
entendre qu’on peut concevoir les organes des sens comme des bâtons, qui vont inspecter les objets
extérieurs pour rapporter à l’âme des mouvements qu’elle perçoit comme de vraies choses. C’est l’âme
qui juge la distance, la grandeur, la situation des objets. Et par âme ou par esprit Descartes entend la
conscience de soi comme d’une chose qui pense, chose toujours identique à soi à travers la diversité
infinie de ses activités (raisonner, imaginer, sentir, désirer, vouloir, etc.).
Dans le même ordre d'idées, Alain, dans Éléments de philosophie (chapitre V, «De l'habitude»),
souligne que le corps n’est pas cet être passif mais l'œuvre de l’esprit, un terrain d’exercice du vouloir
en quelque sorte. Les actions machinales sont des chefs-d'œuvre de la volonté, en sorte que le corps
n’est paradoxalement pas le sujet des mouvements qu’il effectue, comme on le voit dans les
mouvements du danseur ou du gymnaste qui offrent la vue de l’harmonie et de la puissance d’un acte
parfait. On dirait que l’esprit est dans ces mouvements, dans ces membres, dans le corps tout entier : «
Il n'est point vrai, dit Alain, qu'un bon cavalier monte bien sans jugement. Il n'est point vrai, martèle-til, qu'un bon ouvrier ajuste bien sans jugement. Je dirais plutôt que le jugement ici, par la vertu de
l'habitude, est obéi aussitôt, sans mouvements inutiles. Et j'ai ouï dire que la moindre idée ou réflexion
de traverse précipite le gymnaste. Preuve que son corps, sans un continuel commandement, ne sait plus
où aller...».
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Ainsi c’est en éduquant notre corps, en lui donnant un style, que nous nous éduquons nous-mêmes.
L’éducation n’a pas d’autre fin que cette exploration continue des possibilités corporelles, ainsi que
l’acquisition de dispositions stables.
C) Le corps pensant
S'il ne suffit pas d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit, on peut en conclure que les
phénomènes mentaux ont une existence propre, même s'ils sont incompréhensibles en dehors d'un
substrat matériel. L'esprit ne se réduit pas aux conditions de son fonctionnement.
Dans L'énergie spirituelle, Bergson montre qu'il y a plus dans la conscience que dans le cerveau qui
n'est qu'un « organe de pantomime ». Le cerveau est une chose, la pensée une représentation. L’état
cérébral ne dessine qu’une petite partie de l’état psychologique. La vie mentale déborde la vie cérébrale.
Bergson admet entre le cerveau et la conscience une solidarité mais pas plus: « Qu’il y ait, écrit-il
dans Matière et mémoire, une solidarité entre l’état de conscience et le cerveau, c’est incontestable.
Mais il y a solidarité aussi entre le vêtement et le clou auquel il est accroché, car si l’on arrache le clou,
le vêtement tombe. Dira-t-on, pour cela, que la forme du clou dessine la forme du vêtement ou nous
permette en aucune façon de le pressentir? » L’âme est « accrochée » au corps comme un vêtement à
un clou. Mais, de même que le vêtement peut être dissocié du clou, de même l’âme, insérée dans un
corps, n’y est pas confinée pour toujours.
Le corps n’est jamais qu’une « portion de matière » qui transmet, reçoit et répercute des
mouvements et des intentions qu’il ne peut inspirer, tandis que l’esprit est « une force qui peut tirer
d’elle-même plus qu’elle ne contient ; rendre plus qu’elle ne reçoit, donner plus qu’elle n’a ». Le
cerveau est le substrat de la pensée mais il n'en est pas la cause effective. Le mental ne se réduit pas
au cerveau, le corps-objet n'épuise pas le corps vécu. De même Bergson remarque-t-il que le temps de
la conscience est différent du temps des physiciens. La vie humaine est une vie spirituelle, qui a son
rythme, son élan propre, comme le montre du reste Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu.
La complexité du système cérébral suffit, au fond, à interdire une interprétation purement
mécaniste de la production de la conscience. Les spécialistes des neurosciences qui pensent que les
processus mentaux peuvent être expliqués seulement en termes de phénomènes cérébraux, en laissant
de côté le reste de l'organisme, ainsi que l'environnement physique et social, reconduisent
subrepticement le dualisme cartésien en posant une séparation entre le cerveau et le corps.
C'est ce que souligne le neurologue Antonio Damasio dans son livre L'Erreur de Descartes. La
raison des émotions. L'esprit humain est incorporé dans un organisme biologiquement complexe qui
interagit pleinement avec l'environnement physique et social. Ainsi la structure du système nerveux,
loin d’être établie une fois pour toutes, est-elle constamment modifiée par son activité. Le concept
d'incorporation, mis en place par Damasio, désigne le mouvement par lequel une information
extérieure structure et altère la matière cérébrale; l'information prend corps dans le cerveau qui se
forme en se réformant. Cette idée permet de ménager à l’univers de la pensée et de la subjectivité une
certaine autonomie.
De même certains neurologues insistent-ils sur le rôle central du rapport aux autres dans la
construction du cerveau. Le rapport aux autres possède un ancrage neuronal, comme on le sait depuis la
découverte, en 1996, des neurones-miroirs par Giacomo Rizzolatti, neurologue de l'université de
Parme. Ces neurones, situés dans une zone du cortex moteur, sont activés par l'observation du
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mouvement des autres en face de soi; le sujet est un reflet de l'autre, il faut intérioriser l'autre pour
acquérir la conscience de soi.
Transition :
Il ne suffit donc pas d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit : sans l'esprit, le corps n'est qu'une
matière inerte, indéterminée, impensable. Les événements mentaux sont déterminés par les événements
physiques, mais dans un sens large et très approximatif. L'esprit, irréductible à son fonctionnement, est
le mouvement d'une subjectivité qui, dans l'extériorité de la matière, tente de se ressaisir. La pensée
jouit ainsi d'une autonomie par rapport au corps eu égard à son pouvoir de réflexivité. Comment alors
comprendre l'esprit sans pour autant renoncer à l'expliquer ou à le connaître ?
III) Expliquer plus pour comprendre mieux
De quel genre de connaissance l'esprit relève-t-il donc ? C'est ce que notre troisième et dernière
partie va tenter d'établir. Nous verrons que savoir objectif et compréhension subjective ne sauraient
être confondus, même si l'idéal est évidemment de coordonner l'explication objective et la
compréhension vécue.
A)
Connaissance objective et connaissance subjective
En premier lieu, on ne saurait se contenter d'expliquer les comportements humains en mettant en
relation leurs aspects mesurables. Il faut aussi les comprendre, c'est-à-dire découvrir leurs motivations.
Dans Le Monde de l'esprit, Dilthey distingue les « sciences de la nature » et les « sciences de
l'esprit» : « nous expliquons la nature, nous comprenons la vie de l'âme ». Cette distinction fait figure
de ligne de partage entre les sciences de la nature, qui déterminent leurs objets par des lois, qui ont
pour objet la matière inerte et qui étudient des phénomènes souvent reproductibles en laboratoire, et les
sciences humaines, qui, elles, interprètent des signes, cherchent à saisir la finalité, les intentions
poursuivies par l'homme. C'est donc la question du sujet qui permet de différencier les sciences de la
nature et les sciences de l'esprit
Prenons de nouveau l'exemple de la sociologie et voyons comment cette distinction entre
l'explication et la compréhension opère.
Nous avons vu que Durkheim se propose de prendre les faits sociaux comme des choses, d'appliquer
à une science humaine la méthode des sciences de la nature. Dans son étude sur le suicide, Durkheim
explique ce phénomène par toute une série de causes, de conditions de possibilités statistiques, sans
s'interroger sur le sens que l'individu donne à son acte suicidaire. A l'aide de tableaux statistiques à
double entrée créés à partir de variables comme l'âge, le sexe, l'état civil, le lieu de résidence, il est
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possible de mettre au jour une loi sociale permettant d'expliquer le niveau et l'évolution des taux de
suicides. Il s'agit bien pour lui d'expliquer les suicides, non de les comprendre.
Max Weber se situe à l'opposé de Durkheim. Alors que Durkheim s'inspire des sciences de la nature,
Weber cherche à s'en distinguer et à fonder une sociologie compréhensive qui consisterait à essayer de
comprendre les faits sociaux, c'est-à-dire à s'interroger sur le sens que les hommes donnent à leurs
actions et à leurs choix. Les phénomènes humains sont des phénomènes intentionnels. Un acte social
doit être appréhendé de l'intérieur en s'interrogeant sur les intentions de l'individu qui l'a commis.
Max Weber, en étudiant l'apparition du capitalisme moderne à partir du XVIe siècle, observe une
corrélation entre des professions (chefs d'entreprise, banquiers) et une confession (le protestantisme). Il
cherche alors à comprendre ce phénomène et à expliquer le développement du capitalisme en partant
des motivations des acteurs (les capitalistes, les protestants). Les valeurs du protestantisme ont favorisé
le développement de l'esprit du capitalisme et facilité l'essor du capitalisme. Pour les protestants, la
réussite professionnelle est un signe d’élection. L’individu doit se consacrer à son travail considéré
comme une fin en soi et favoriser l’épargne plutôt que la consommation puisque cette dernière est
source de plaisirs.
Mais avoir de l'esprit une connaissance subjective, c'est-à-dire une approche compréhensive, est-ce
renoncer à l'expliquer ? L'explication et la compréhension sont, en réalité, complémentaires et
culminent dans la notion d'interprétation. Paul Ricoeur plaide en faveur d'une coordination entre
compréhension et explication : il s'agit, pour reprendre sa formule, d'« expliquer plus pour comprendre
mieux ». L'explication des conduites d'un individu aide à se mettre à sa place, à saisir de l'intérieur ses
motivations, de même que la compréhension vient pallier les insuffisances de l'explication.
En ce sens, les sciences humaines mettent en œuvre une forme d'explication qui leur est propre et ne
cessent de croiser explication et compréhension. De même l'interprétation est-elle présente dans le
champ des pratiques et des concepts des sciences de la nature : on ne peut observer, expliquer sans
interpréter (exemple de la médecine).
B)
L'intentionnalité
Il ne suffit pas d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit précisément parce que l'intentionnalité
est la caractéristique propre de l'esprit et n'est pas une propriété du corps ou d'un système physique.
L'activité mentale sous quelque forme qu'on l'envisage est signifiante.
Qu'est-ce que l'intentionnalité ? Selon Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose, la
propriété essentielle de la conscience est d'être orientée vers un objet. La conscience n'est pas, comme
chez Descartes, une «chose pensante», une substance, mais visée, relation à, éclatement vers,
ouverture vers son dehors. Qu'est-ce à dire sinon que les événements mentaux quels qu'ils soient ont
la caractéristique de signifier quelque chose, d'indiquer autre chose qu'eux-mêmes ?
Prenons l'exemple de la colère : si quelqu’un se met en colère, le matérialiste réductionniste, le
biologiste, l'adepte des neurosciences expliquera cet événement par une chaîne de relations causales où
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entreront des modifications de l’état neuronal et par la forte sécrétion de noradrénaline. Mais cette
explication ne présente à peu près aucun intérêt pour élucider ce qu’est la colère. Les causes physiques
de la colère n’intéressent que le biologiste, alors que du point de vue de la vie et de l’action humaine,
seules importent les raisons. Comme le signale Paul Ricoeur à Jean-Pierre Changeux (Ce qui nous fait
penser. La nature et la règle, Odile Jacob, 2000), « nous en savons beaucoup plus par la réflexion des
moralistes, par la littérature, par le roman, que par les neurosciences ».
Parler, répondre de façon sensée, faire de l'esprit, inventer des phrases, changer de sujet, raconter ce
que l'on a vécu, se souvenir, rien de tout cela, qui touche à la subjectivité d'un sujet parlant, ne peut se
dire en images et ne peut s'observer à l'écran.
De même, s'il ne suffit pas d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit, cela tient au fait qu'il n'y a
pas d'action mécanique de l'environnement sur l'homme; les facteurs matériels ne modifient
l'homme que dans la mesure où il leur donne une signification en les intégrant dans son univers mental.
Il n'est pas non plus possible d'abstraire un fait de conscience vécu par un individu de la situation
d'ensemble de cet individu, ni cette situation d'ensemble de son contexte social et historique.
C)
Causalité psychique et subjectivité : la psychanalyse derechef
Il existe donc une causalité par la liberté, comme dirait Kant, une causalité proprement psychique
ou intentionnelle, qui ne se réduit pas, loin s'en faut, à la causalité physique. C'est, au fond, ce que nous
enseigne la psychanalyse. Ce sera notre troisième et dernière sous-partie.
Même si Freud, nous l'avons vu, a été tenté, au début, par une conception positiviste de la
psychologie, il renonce, par la suite, au projet de fabriquer une « mythologie cérébrale » et construit
une théorie purement psychique de l'inconscient. Freud fut frappé, en effet, de découvrir des
malades - les hystériques - présentant des symptômes impossibles, c'est-à-dire totalement inexplicables
en fonction des connaissances neurologiques. Puis il découvrit, avec la pratique de l'hypnose, le
psychisme non pas comme un substitut d'un fondement organique, mais comme un phénomène sui
generis.
Freud affirmera avec vigueur un déterminisme psychique, inconscient, qui n'a pas grand-chose à
voir avec le déterminisme physique, c'est-à-dire causal, de la nature, ce qui sous-entend que la
psychanalyse, malgré ce qu'en disent ses détracteurs, a sa propre épistémologie. Il n'y a pas à
proprement parler de rapport de causalité entre l'inconscient et les phénomènes (rêves, actes manqués,
symptômes, etc.) que Freud y rattache.
Neurosciences et psychanalyses symbolisent deux approches de l'homme. Les neurosciences
entendent réduire la subjectivité à des mécanismes physiques, observables et expérimentables. La
psychanalyse, au contraire, s'applique à préserver la dimension singulière de la subjectivité. Elle met
au centre la complexité du fonctionnement psychique, traversé de conflits, de tensions, de résistances,
de zones d'ombre; elle privilégie donc le sens qui en chacun de nous travaille et s'élabore au sein du
langage.
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Freud fonde un nouvel art d'interpréter des symptômes. La psychanalyse est une herméneutique
du sens vécu. Comprendre est inséparable de « se comprendre ». Le sujet freudien est un sujet libre,
qui a perdu la maîtrise de son intériorité, dont la raison vacille à l'intérieur d'elle-même. C'est de sa
parole et de ses actes, et non de sa conscience aliénée, que pourra surgir l'horizon de sa propre guérison.
La psychanalyse est capable, aujourd'hui encore, d'apporter une réponse humaniste aux discours et
pratiques positivistes, toujours en quête d'un effacement de la subjectivité immergée dans des totalités
toujours plus anonymes et aseptisées.
Conclusion générale:
Il ne suffit donc pas d'expliquer le corps pour comprendre l'esprit. La connaissance du corps, pour
nécessaire qu'elle soit, ne saurait se substituer à l'interprétation des conduites humaines. L'interprétation
révèle le sens de quelque chose – un signe, un discours, un événement -, alors que l'explication en
donne la cause. Il importe de ne pas confondre les deux, même si les deux démarches sont, à leur
niveau respectif, légitimes. Ainsi ne comprendra-t-on jamais ce qui fait la beauté d'un poème de
Rimbaud en mettant le cerveau de son auteur en pièces détachées, ni en expliquant seulement sa vie
affective ou socio-historique. Que l'esprit ne puisse fonctionner sans base physique n'implique pas qu'il
soit un objet comme un autre et qu'il n'ait pas une spécificité.
L'esprit, qui n'est pas une substance puisqu'il ne peut exister seul, sans la matière, est le corps en acte
en tant qu'il est capable de penser, de se prendre pour objet, d'accéder au vrai, à l'universel. L'esprit
désigne, au fond, cette capacité d'ouvrir la matérialité sur un horizon de sens inconnu des corps
physiques et vivants.
La subjectivité demeure cet « infracassable noyau de nuit », comme disait André Breton, sur lequel
les positivismes de tout poil ne cessent de se heurter. La part psychique qui nous habite est cette part
d'ombre et de significations résistant à l'appréhension immédiate. Tout, en l'homme, n'est pas visible.
Un sujet est toujours plus ou moins opaque à lui-même comme aux autres, ce qui exige, pour
l'appréhender, de multiples médiations et interprétations.
La réduction de la pensée à la matière ressortit à un fantasme naturaliste inavoué, un fantasme de
transparence, de visibilité, de contrôle absolu fondé sur la volonté d'exhiber la totalité du réel et de
transmettre la totalité du sens.
Si tous les scientifiques ne cèdent heureusement pas aux sirènes du positivisme, il reste que la
philosophie est là pour nous mettre en garde contre l'oubli de la subjectivité et pour rappeler que la
science de la nature est elle-même un produit de l'esprit.
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Bibliographie
1) Ouvrages généraux
Bernard Andrieu, Le cerveau. Essai sur le corps pensant, Hatier, 2000.
Denis Collin, La matière et l'esprit. Sciences, philosophie et matérialisme, Armand
Collin, 2004.
Agnès Cugno, La matière et l'esprit, Ellipses Édition Marketing, 2006.
2) Philosophie antique
Aristote, De l'âme, livre II, Vrin, 1982.
Epicure, Lettre à Hérodote, PUF, 1992.
Lucrèce, De la nature, livre troisième, Garnier-Flammarion, 1964.
Platon, Phedon, 95c/99c, Garnier-Flammarion, 1965.
3)
Philosophie moderne et contemporaine
Alain, «De l'habitude», in Éléments de philosophie, livre quatrième, «De l'action»,
Idées/Gallimard, 1941.
Henri Bergson, «L'âme et le corps», in L'énergie spirituelle, PUF, 1959.
René Descartes, Méditations métaphysiques, méditation seconde, Garnier-Flammarion,
1979; Les passions de l'âme, Vrin, 1970; La Dioptrique, sixième discours, «De la vision», Gallimard,
2009; Le Monde, Seuil, 1996.
Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1992; La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976.
John R.Searle, La redécouverte de l'esprit, Gallimard, 1995.
Baruch Spinoza, Éthique, deuxième partie, Garnier-Flammarion, 1965.
4) Neurosciences et neurophilosophie
Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Humain. Une enquête philosophique sur ces révolutions qui
changent nos vies, Flammarion, 2012.
Jean-Pierre Changeux, L'Homme neuronal, Fayard, 1983.
Jean-Pierre Changeux et Paul Ricoeur, Ce qui nous fait penser. La Nature et la Règle,
Odile Jacob, 2000.
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Cours Olivier Verdun
Antonio R.Damasio, L'Erreur de Descartes, Odile Jacob, 2010; Spinoza avait raison. Joie et
tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2004.
Pierre Cassou-Noguès, Lire le cerveau : Neuro/science/fiction, Seuil, 2012.
5) Psychanalyse et sciences humaines
Bernard Andrieu, L'homme naturel. La fin promise des sciences humaines, Presses
Universitaires de Lyon, 1999.
Wilhelm Dilthey, Le monde de l'esprit, Aubier, 1947.
Roland Gori, La preuve par la parole : essai sur la causalité en psychanalyse, Erès,
2008.
Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, chapitres I et II,
Quadrige/PUF, 1993.
Sigmund Freud, L'interprétation du rêve, in Œuvres complètes, vol.IV, PUF, 2004.
Paul Ricoeur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965.
Elisabeth Roudisnesco, Pourquoi la psychanalyse ?, Champs Flammarion, 1999.