Belle du Seigneur » d`après le roman d`Albert Cohen
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Belle du Seigneur » d`après le roman d`Albert Cohen
«Belle du Seigneur » d’après le roman d’Albert Cohen par Alexandra Alle (Master Arts du Spectacle Université Paul –Valéry/ Montpellier) « Commencé dans les années 1930, la rédaction de Belle du Seigneur fut interrompue par la seconde guerre mondiale et fut finalement publié en 1968 par les éditions Gallimard après avoir effectué plusieurs coupes. Troisième volet d’une tétralogie après Solal et Mangeclous, ce roman est aujourd’hui considéré comme le chef d’œuvre d’Albert Cohen, écrivain suisse francophone. Il s’agit d’un récit qui mêle passion et drôlerie, désespoir et exaltations du cœur entre Solal, juif, et Ariane, jeune aristocrate protestante. Deux ans et quelques mois sont racontés en six cent chapitres, mais sur mille quatre-vingt dix-sept pages, seuls trois cent cinquante six narrent l’amour heureux et « chimiquement pur » du couple, ce qui souligne la brièveté d’un état de grâce. Leur passion va en effet se désagréger et les condamner. Dans le cadre du festival Romans, la troupe des 13 vents dirigée par JeanClaude Fall a souhaité mettre en scène des extraits de ce roman. Les « ayant-droit » de Cohen étant très stricte, il n’y a eu aucune adaptation du texte, seulement l’autorisation pour Roxane Borgna de jouer des séquences brutes de texte. Cinq extraits au total qui appartiennent tous à la première partie de l’œuvre. Renaud Marie Leblanc, le metteur en scène, a donc choisi de ne garder le point de vue que d’un seul personnage, celui d’Ariane, l’héroïne. En quarante-cinq minutes, cette pièce pour une comédienne façon « woman’s show », invite le spectateur à partager les confidences d’une femme. Il s’agit de confessions intimes, de fragments mis bout à bout, où l’héroïne est dans son bain et se raconte ce qu’elle nomme « ses manies de solitude ». Ce sont des parenthèses dans la vie de la jeune femme, des apartés où nous sont livrés ses sentiments et réflexions sur sa vie amoureuse. Tiraillée entre son mari et son amant, elle navigue entre deux mondes et délire. Tantôt femme, tantôt enfant, elle vit dans son monde imaginaire et soliloque en s’inventant des personnages imaginaires. Elle passe par tous les états émotionnels, se raconte, se remémore de souvenirs d’enfance, des anecdotes, chante, se laisse emporter par les élans amoureux et sexuels pour son amant… On observe un isolement psychique du personnage (et physique forcément), car elle ressasse, manque de lucidité, s’exprime en discours rapporté. Elle demeure tournée vers une enfance à laquelle la ramènent fiction et souvenirs, parfois mêlés de fantasmes mal assumés. Cohen privilégie en effet la parole et les écrits de ses personnages (journal intime d’Ariane) pour donner au lecteur un point de vue intrinsèque. Ici, la mise en scène est cohérente quant au déploiement de cette parole et des obsessions de l’héroïne. C’est même le parti pris principal puisqu’il n’y a presque pas de décor, pas de musique, d’objets, peu d’effets… La pièce se passe dans l’annexe du théâtre des 13 vents, une toute petite salle sans scène surélevée et avec peu de gradins. Cela crée une forme de théâtre de l’intime, une boite noire où le spectateur est à la fois témoin et confident des monologues de la jeune femme. « Un peu à la manière de Sexe, mensonge et vidéo de Steven Soderbergh au cinéma » comme le voulait l’équipe artistique, le rapport scène/salle est très proche et le spectateur se sent très vite immergé par et avec le personnage. Sous forme de salle de bain-purgatoire, le spectateur et l’actrice sont si proche au premier rang (moins d’un mètre) qu’ils pourraient se toucher. D’ailleurs ils ne sont pas non plus épargnés par les éclaboussures du bain ! La scénographie restreinte et sobre joue sur les contrastes du noir et blanc qui rappelle l’esthétique cinématographique. Pour seul et unique décor, au centre, une baignoire remplie d’eau recouverte de tissus et draps blancs étendus qui débordent jusqu’aux murs. Lorsque le public entre dans la salle pour prendre place la comédienne est déjà sur scène, plus précisément immergée dans la baignoire, ne laissant juste son nez hors de l’eau pour respirer. Une atmosphère étrange voir morbide règne alors dès le début. Le lieu quotidien et intime qu’est la salle de bain est transformé par ce dispositif mais aussi par les lumières dans une toute autre dimension. Il y a des jeux d’ombre avec l’installation de contre-jour et de trois Pars projetés en lointain sur les draps blancs. La silhouette d’Ariane en est d’autant plus mystifiée et énigmatique lorsque elle sort du bain et gesticule autour ou sur le rebord de la baignoire. Pour accentuer ces effets de contrastes lunaires, elle porte une longue chemise/robe blanche en toile très fine qui devient transparente au contact de l’eau. La blancheur immaculée suggère la virginité et la féminité. Son maquillage, visage très pâle et rouge à lèvres, marque là encore le paradoxe entre l’enfant pur et la femme fatale qu’elle est. Devant ce corps dénudé le spectateur rentre donc à la fois dans l’intimité physique et morale de la jeune fille. Pour ma part le fait de capter son mouvement de pensée ainsi que corporel peut parfois mettre mal à l’aise, nous donner une position de voyeur, surtout lorsque l’on se trouve très proche d’elle, mais la sexualité et l’érotisme ne sont en aucun cas mis en scène de manière vulgaire. Tout est suggéré ou alors tourné en dérision comme lorsque elle mime le jeu du va et vient de l’acte sexuel en comparant son mari au comportement canin. Le texte prend ici toute la place, parfois crue, lyrique, spontanée ou populaire, la langue de Cohen envahit l’espace épuré. La comédienne, Roxane Borgna, excelle par son jeu et captive le spectateur. Occupant tout le temps le centre du plateau, elle est soit dans l’eau, couchée, assise, ou sur le rebord de la baignoire en équilibre ou debout. La polyphonie du texte confère au personnage un statut de schizophrène. En effet, la comédienne fait un travail important sur sa voix qui est en constante modulations, effets, tonalités différentes ; elle varie pour changer et interpréter plusieurs personnages à la fois. Elle fait toute seule les questions/réponses de ses dialogues et imite la voix des personnages de son entourage ou imaginaire (le crapaud par exemple). Elle alterne également sa voix enfantine et celle plus fatale, qui confère au personnage des accès de folie et de dédoublement de personnalité, ce qui créé un jeu humoristique parfois grotesque. Sa diction est claire, et la langue de Cohen, si particulière soit-elle, est ici parfaitement mise en valeur. La gestuelle et les mouvements corporels de l’actrice prennent également une place importante : extravertie, délurée, démonstrative, Ariane est un personnage haut en couleurs à jouer puisqu’elle interprète plusieurs personnages à la fois. Elle passe donc d’un état et d’une posture à l’autre de façon rapide et nette. Le corps est quasiment tout le temps en mouvement sauf au début lorsqu’elle reste immobile dans le bain et à la fin. Elle est contrainte d’être mouillée pendant 45 minutes et se plie dans des positions parfois délicates. Corps et texte sont étroitement liés, chacun détourne et déforme l’autre, l’acteur se dédouble : quand sa voix narre, son corps peut jouer. D’ailleurs Roxane Borgna le dit elle-même : « cette parole immédiate, j’ai eu envie de la rapporter à la scène, de m’en emparer, de la posséder, de mordre le texte, de plonger dans cette matière et comme l’héroïne est souvent dans sa baignoire, de m’immerger ! ». Le public est très enthousiaste de la prestation de Roxane Borgna, et semble même trouver la durée du spectacle trop courte (45min). La comédienne, touchante et légère, a permis à certaines femmes du public de s’identifier aux états amoureux féminins. L’ensemble est rythmé, captivant, drôle et fort en émotions. L’esthétique globale du spectacle frappe l’œil et rappelle le tiraillement amoureux entre ombre et lumière. Le défi pour la troupe de s’attaquer à un monument de la littérature me parait réussi, bien que je le rappelle, il ne s’agit uniquement de fragments bruts extraits des monologues d’Ariane qui nous donne qu’un point de vue de la narration et de façon très subjective. L’utilisation du roman reste une tendance forte du théâtre contemporain, mais on voit qu’avec cette création la relation entre théâtre et roman reste équilibrée, chaque mode artistique pénètre l’autre avec exaltation sans bouleversement majeur. La thématique de l’amour-passion est donc ici traitée de manière spontanée et humoristique, ne s’attaquant qu’à la première partie de l’œuvre où les amants sont encore dans leur phase de bonheur. Bien que la perspective de la mort et de la souffrance soient quelque peu entrouverte par le biais de la folie du personnage et de l’univers froid et mystérieux de la mise en scène, ce spectacle m’apparait comme le point de départ de tout anéantissement humain et délitement des êtres. »