Conf Nostalgie Genève
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Conf Nostalgie Genève
1 UNIVERSITE DE GENÈVE. FACULTÉ DE MEDECINE Conférence du programme « D’Hippocrate au Docteur 2.0 Les rôles du médecin hier, aujourd’hui… et demain » Sous la direction des Pr Christian Lovis et Alexandre Wenger et du Dr Radu Suciu. 23 octobre 2014, salle de séminaire SIII du Centre Médical Universitaire (14h15 - 16h00) Le Médecin découvreur : Hofer, « inventeur » de la nostalgie par Patrick Dandrey Professeur à l’Université Paris-Sorbonne ARGUMENT. C'est un médecin helvète, le Bâlois Hofer, qui a identifié, nommé et théorisé à partir d'intuitions antérieures et très anciennes sur le «mal du pays» une pathologie qu'il baptise nostalgie: à la fin du 17e siècle, il fonde sur une étiologie, une clinique, une nosographie et une thérapeutique tout à fait orthodoxes la définition morbide de ce qui est devenu pour nous tout au plus une nuance du sentiment. Comment un médecin «découvre» une maladie, comment une maladie s'ajoute à l'herbier de celles que l'on connaît avant lui; comment cette maladie prend forme en se faisant place parmi celles dont elle s'inspire, se rapproche et se distingue; comment elle devient objet de débats contradictoires, d'observations, d'enrichissements, de développements — voilà les premiers enseignements de cette histoire insolite. Ils seraient déjà passionnants pour éclairer l'image du médecin face au mal qu'il invente, n'était que cette histoire nous apprend aussi comment une maladie disparaît, comment son ambiguïté constitutive de douleur psychique et morale, de pathologie de "l'âme" la condamne à se résorber dans une affection sensible qui pose à la médecine la question de ses frontières et de ses bornes: source d'un enseignement qui, venu de loin, s'inscrit dans une actualité toute immédiate, celle des maladies nouvelles de l'exil, en un millénaire qui débute sous le signe de la mondialisation, de la migration et du déplacement de populations loin de leur pays natal. L’âge incertain du regret Dans la galerie des figures médicales, voici une figure prestigieuse : le découvreur. Qui va nous permettre d’observer, depuis une époque maintenant lointaine, comment on donne son nom à une maladie qu’on identifie, ce qui est peut-être l’espoir de tout chercheur et bienfaiteur de l’humanité : ainsi firent Parkinson, Alzheimer, Charcot… C'est un médecin helvète, le Bâlois Hofer, qui a identifié, nommé et théorisé à partir d'intuitions antérieures et très anciennes sur le « mal du pays » une pathologie qu'il baptise nostalgie (du grec nostos, retour, et algios, souffrance) : à la fin du XVIIe siècle, il fonde sur une étiologie, 2 une clinique, une nosographie et une thérapeutique tout à fait orthodoxes cette promotion morbide et scientifique du Heimweh des mercenaires Suisses éloignés de leur patrie. Il théorise ainsi comme pathologie ce qui est devenu pour nous tout au plus une nuance du sentiment, sous le même vocable, inventé par lui. Ce qui invite à s’interroger sur cette étrange manière de se faire le découvreur d’une maladie fugace et ambiguë qui n’en est plus tout à fait une aujourd’hui. Avec l’espoir d’un double profit de l’examen : —définir le seuil auquel un malaise devient maladie ; —analyser le modèle intellectuel et historique de l’apparition, l’identification et la dissolution d’une maladie. Rien de plus ancien, de plus commun que la nostalgie ; rien de moins commun, pourtant, que la trajectoire intellectuelle à la faveur de laquelle ce sentiment reçut, de manière étonnamment récente dans l’histoire de notre civilisation, le brevet d’autonomie et de singularité que confère à une impression floue un vocable forgé exprès pour la circonscrire en la désignant. Antérieur à l’apparition du vocable, le premier chapitre de sa longue histoire constitue ce que nous appellerions volontiers l’âge du regret. Celui des afflictions de l’exil, du sentiment de la tristesse due à la perte de la terre natale et au besoin lancinant d’y retourner. Longue histoire, car le sentiment diffus et confus d’un malaise que ne circonscrivait pas encore la notion explicite de nostalgie baigne de ses intuitions récurrentes la sensibilité et la pensée occidentales depuis ses plus lointaines origines : c’est, dans la Bible, l’exil hors de l’Eden qui confère à notre terre l’allure d’une vallée de larmes et l’appel de la terre promise à Moïse depuis l’exil babyonien ; dans l’Odyssée, c’est l’appel d’Ithaque pour Ulysse aspirant au retour dans sa patrie et souffrant des obstacles qui lui sont opposés dix ans durant. La coutume antique d’infliger pour peine l’ostracisme, cette figure politique et judiciaire de l’exil conçu comme une prison sans murs, révèle combien pendant des siècles la nostalgie constitua une douleur épouvantable, qu’a chantée Ovide exilé dans les Pontiques, donnant ses lettres de noblesse poétique au sntiment du regret de la patrie perdue: tout, hors Rome, lui est barbarie. Virgile, de son côté, a modulé le thème sur trois modes : regret de l’homme civilisé pour l’arcadie pastorale dans les Bucoliques, regret de l’homme des villes pour la vie rurale dans les Géorgiques, regret du fondateur de cités pour sa première patrie anéantie dans L’Énéide. De ces deux exemples illustres sortiront deux veines prodigieuses de la lyrique universelle : les poèmes d’exil et les poèmes de regret. Cristallisation nosologique : la Dissertatio de Hofer Ce sentiment diffus, jusqu’alors fondu dans le plus large cadre du regret, devait donc recevoir son nom et sa circonscription par un détour pathologique, géographique, sémantique et surtout anthropologique, sous le signe de la patrie 3 perdue et comme expression des souffrances causées par le lancinant regret de cette absence, spécifiquement éprouvée par un corps social bien particulier, celui des mercenaires suisses exilés de leurs Alpes natales, souffrance analysée comme une maladie, formalisée et nommée par un médecin suisse allémanique : Johannes Hofer. Né le 28 avril 1669 à Mulhouse, ce jeune candidat au doctorat en médecine compose sa Dissertatio medica de Nostalgia oder Heimweh1 qu’il soutient à Bâle en 16882. Fils de pasteur aux talents apparemment précoces, il avait commencé très tôt les études de médecine qui, après la réception de ses grades à Bâle en 1688, le menèrent dès l’année suivante, à peine âgé de vingt ans, à commencer une carrière dans sa ville natale : on sait que la soutenance d’une thèse ne conférait pas automatiquement le titre de médecin, mais constituait une étape universitaire appréciée sur la voie de la profession. C’est une Disputatio medica de hydrope uteri (1689, même éditeur) qui signera l’entrée de Hofer dans la Faculté. Il deviendra ensuite échevin puis en 1716 bourgmestre de Mulhouse. Il occupera ce poste jusqu’en 1748, date à laquelle il renonce à sa fonction pour mourir quatre ans après, plus qu’octogénaire, le 26 mars 1752. La thèse est, selon les coutumes universitaires d’alors, signée de son maître Harder, la fiction voulant que le maître ait rédigé le texte sur lequel son disciple se contenterait d’argumenter. Ce Johann Jacob Harder (1656-1711), personnage considérable, médecin particulier du duc de Wurtemberg et du margrave de Bade, avait été nommé en 1678 professeur de rhétorique à Bâle, avant d’y devenir en 1686 professeur de Physic, c’est-à-dire de médecine pratique, puis Dissertatio medica de NOSTALGIA Oder Heimwehe : quam Supremi Numinis auxilio adstante Permissu et consensu Magnifici, Excellentissimi et Gratinsissimi Medicorum Ordinis, in Perantiqua Rauracorum Universitate Præside, Viro Experientissimo, Excellentissimo, DN. JOH. JAC. HARDERO, Phil. Et Med. Doct. Anatom. Et Botan. Profess. Celeb. Sereniss. Marchion. Bada-Durlac. Archiatro etc. Ad D. XXII. Jun. Ann. M.DC.LXXXVIII, Amico eruditorum examini proponit, Johannes Hoferus, Alsato-Mylhusinus. Basilæ, Typis Jacobi Bertschii. Le texte connut une réédition en 1745, sous un titre un peu différent : Dissertatio curiosamedica de Nostalgia vulgo Heimwehe oder Heimsehnsucht… On le retrouve également reproduit au tome I du recueil des Disputationes ad morborum historiam… de Albrecht von Haller (Lausanne, 1757). Il fut traduit en allemand en 1779 par Lorenz Crell ou plus exactement résumé à partir du latin fleuri de l’auteur, qui affectionne périphrases et circonlocutions. Sur sa première réédition, par Zwinger, en 1710, voir plus bas. La dissertation a été rééditée de nos jours par Fritz Ernst (Vom Heimweh, Zurich, Fretz et Wasmuth, 1949) et traduite en anglais par Carolyn Kiser Anspach (« Medical Dissertation on Nostalgia by Johannes Hofer, 1688. Translated by —, B.A. », Bulletin of the Institut of History of Medicine, 1934, II, p. 376-391). 2 Une confusion de date commise quelque vingt-cinq ans plus tard par Johann Jacob Scheuchzer (voir plus bas) a conduit divers auteurs à remonter à 1678 la rédaction de la thèse. Mais la page de titre de l’exemplaire imprimé porte clairement mention du jour et de l’année de la soutenance: aucune contestation ne semble donc possible. L’erreur figure pourtant encore au catalogue imprimé de la British Library (t. 105, col.16) et dans sa version informatisée (entrée: « Hoferus, Johannes »). Dans un recueil d’observations dû à son maître Johann Jacob Harder, nous avons trouvé le nom d’un « D. Hoferus Mülhusin » à côté de ceux de Bauhin, Stehel, Bernouilli et Huser dans une liste de médecins appelés à consulter sur un cas de ptyalismus ex nimio fumi Nicotinæ usu dès le mois de décembre 1686 (Apiarum Observationibus Medicis centum, Bâle, J-Ph. Bertsch, 1687, scolie de l’observation XLIII, p. 194). Aucun Hofer dont le pronom commence par un D. ne figure parmi les Mulhousiens qu’enregistre la Biobibliographie mulhousienne de Denise May et Noë Richter (Mulhouse, Bibliothèque municipale, 1971, f° 98). Il pourrait donc s’agir (ou s’il ne peut que s’agir ?) de notre Hofer, encore jeune impétrant, qui aurait dans ce cas suivi déjà son illustre maître sur le terrain. 1 4 d’anatomie et de botanique en 1687 et enfin de médecine théorique en 1703. La médecine et le médecin sont dès alors au carrefour des savoirs. Que nous apprend l’examen de la Dissertatio de Hofer ? D’abord, comment on « crée » une maladie nouvelle ; ensuite, comment de la dénomination on passe à l’identification par une circonscription qui la singularise. Or, évidence première, le renouveau prend appui sur un donné : on sait l’antériorité du Heimweh sur la nostalgia et on vient de rappeler l’évidence immémoriale de la sensation de regret, de ce mal du pays qui a déjà une histoire avant Hofer. Comme les Suisses en sont souvent atteints dans les armées françaises où ils se sont engagés, l’auteur prend soin lui-même de signaler qu’elle y est bien connue et qu’on la nomme in Galliis « la Maladie du Pays » (en français dans le texte) : expression que devait fixer dès 1718 le Dictionnaire de l’Académie française. Mais au milieu du XVIIe siècle déjà, on en trouvait trace dans la Lettre LXXVII des Petits Traités en forme de lettres de La Mothe Le Vayer, intitulée « De l’éloignement de son païs » : envisageant l’amour de la terre natale dans l’optique de Cicéron qui stigmatisait le trop d’attachement des « hommes vulgaires » pour leurs « possessions », La Mothe Le Vayer mentionne la « foiblesse » particulière des Suisses « à cet égard », au point que la plûpart de ceux, qui quitent leurs Cantons incultes & sauvages pour venir en France ou ailleurs, tombent dans une maladie qu’eux mêmes nomment Heimweh, c’est à dire, rage de retourner chez lui, parce que le seul desir de revoir leur païs les rend si hectiques, & si imbecilles, qu’ils courent fortune de la vie, s’ils ne retournent visiter leurs foiers & leurs montagnes, aussi affreuses qu’infertiles 3. Mais ce sentiment général, ancien, encor indivis, devient maladie à la faveur d’un moment propice — c’est l’opportunité événementielle, localisée, actuelle d’un sentiment d’évidence, d’urgence, de crise qui précipite, au sens presque chimique du texte, dans la pathologie un malaise diffus jusqu’alors dans l’ordre du psychologique ou du psychosomatique (même si ces termes sont en l’occurrence anachroniques — mais utilement parlants). Cela, favorisé par le fait que ce malaise occupe un secteur social particulier, le domaine militaire, favorable à l’observation, à une époque où les guerres ininterrompues amènent les renouvelements sans fin des contrats de mercenariat : le mercenaire vieillit et meurt de plus en plus sous les drapeaux, ou du moins croit-il que ce sera son seul destin. Car l’Europe n’a presque pas cessé d’être en guerre depuis la Renaissance et pour des campagnes de plus en plus longues et étendues sur des territoires de plus en plus vastes ; et les paysans Suisses, ceux des régions montagneuses surtout, où l’agriculture ne prospère pas, initiés à la servitude 3 François de La Mothe Le Vayer, « De l’éloignement de son païs », Petits traités en forme de lettres écrites à diverses personnes studieuses, 1647 et suiv., Lettre LXXVI, [in] Œuvres de —, Dresde, M. Gröll, 1756-1759, 7 t. en 14 vol. Tome VI, partie II, 1758, p. 235. Nous ajoutons cet exemple à la liste dressée par Christian SchmidCadalbert, « Heimweh oder Heimat. Zur Geschichte einer einst tödlichen Schweizer Krankheit », Schweizerisches Archiv für Volkskunde 89 (1993), H. 1, p. 69-85 (p. 71-73). Et nous renverrons à Normand Doiron, qui le cite dans L’Art de voyager. Le déplacement à l’époque classique, P.U. de l’Université Laval et Paris, Klincksieck, 1995, ch; XII, p. 177. 5 militaire et au métier des armes dans les milices cantonales, sont engagés comme mercenaires (en particulier en France depuis le traité de Genève du 7 novembre 1515), tout au long de ces trois siècles où l’Europe se bat à travers des armées de soldats levés par l’aristocratie nationale et de mercenaires payés par les princes combattants. C’est à partir de cette expérience sociale, ciblée et observable, que l’idée de Hofer prend corps. Elle cristallise à la faveur d’une institutionnalisation académique, d’un sujet de recherche diplômante. À partir de quoi la médecine invente la maladie comme la physique inventera un jour l’électron4 : la maladie n’est pas « découverte », elle est fécondée au carrefour de l’opportunité académique, socio-économique et historique. Pour opérer cette cristallisation, Hofer articule une observation et une interpétation, une clinique et une herméneutique, dirions-nous aujourd’hui, en utilisant des modèles intellectuels, des formes de raisonnement médical, des canaux de savoir qui sont ceux de son temps : on invente le neuf en imitant l’ancien. Cette thèse articule ainsi deux panneaux d’inégal intérêt: une description symptomatique raffinée et attentive, qui constitue un exposé de psychologie morale avant la lettre, appelé à être enrichi et approfondi par les observations des médecins militaires dont le Heimweh constitue un objet d’enquête et d’inquiétude privilégié ; et puis, plus indifférente peut-être, une pathologie nerveuse, marquée par le vitalisme régnant sur la médecine européenne durant le dernier quart du XVIIe siècle. — Nosologie et clinique. La Dissertatio définit la nostalgia comme une maladie d’issue souvent fatale, nommée par les Suisses Heimweh parce qu’elle consiste en une « dolor amissæ dulcedinis Patriæ — une douleur due à la douceur de [se remémorer] sa patrie perdue » dont le patient souffre d’être présentement éloigné et sans espoir dans le futur de la revoir jamais. C’est une maladie de prostration et de découragement qui enveloppe comme un corset indélaçable les trois dimensions du temps : le regret du passé, l’insatisfaction du présent et le désespoir de l’avenir. Les signes cliniques en sont la tristesse, l’obsession, l’insomnie et les veilles, l’épuisement, le refus de s’alimenter et de se désaltérer, l’inquiétude, les battements de cœur, les soupirs fréquents, l’insensibilité et la sottise d’un esprit qui ne réagit qu’à l’évocation de sa Heimat, et parfois la survenue de fièvres opiniâtres. Sauf ce dernier trait, c’est la symptomatologie de la mélancolie suscitée par la bile noire, maladie majeure, multiforme et triomphante à l’époque baroque, partout analysée, qu’on retrouve ici point par point récitée5. — Pathologie et thérapeutique. 4 Cf. Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique (1934), Paris, Les Presses universitaires de France, « Quadrige », 2003. 5 On nous permettra de renvoyer à Patrick Dandrey, Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris, Gallimard/Le Promeneur, 2005. 6 La description pathologique se déduit de ces causes et de ces signes : les « esprits animaux » (i.e. l’influx nerveux parti du cerveau) sont pris dans un mouvement répétitif qui les distrait de leur fonction naturelle, les empêche d’alimenter le corps et de fortifier les nerfs. Le sang se gâte, l’âme se ressent de cette faiblesse physique et la mort menace. La seule cure possible demeure, comme dans la mélancolie, la satisfaction du désir frustré, et donc le retour chez soi. À quoi l’on ajoutera les remèdes confortatifs et dépuratifs quand l’organisme n’est pas encore trop affaibli, pour restaurer parallèlement les forces physiques. La pathologie est clairement référée aux travaux du grand anatomiste et clinicien du système nerveux, Thomas Willis, partisan de la circulation du sang et curieux de la chimie des fermentations, qui a longuement développé la thèse des traces cérébrales, sillons imprimés dans une matière faible et fragile par le passage incessant de l’influx nerveux au long des mêmes voies. Or, dans la décennie précédant la rédaction du texte de Hofer, un débat passionné avait opposé à Willis, sur un sujet somme toute voisin l’origine de l’hystérie et de l’hypocondrie, maladies mélancoliques majeures), son compatriote Nathanaël Highmore qui défendait dans une perspective iatrochimiste et iatromécanique la localisation traditionnelle des affections hypocondriaque et hystérique dans le ventre et le bas-ventre: elles procéderaient non d’un affaiblissement des esprits animaux par irritation et saturation des fibres cérébrales soumises au retour incessant d’imaginations obsédantes, mais d’une ascension de matière peccante dont la remontée au cerveau, sous forme de vapeurs délétères ou de dépôts obturants, en entraverait le bon fonctionnement6. Débat aussi ancien qu’archétypique, non tant par son objet, tout moderne, que par sa forme, très ancienne. Or, on est frappé d’en reconnaître la structure et les enjeux dans la confrontation entre la thèse de Hofer et la très rapide réplique qu’elle va susciter, non sur l’existence du mal qu’elle identifie, mais sur son interprétation. Car toute publication susicte une contradiction. C’est une autre étape du modèle de la découverte médicale qui surgit ici : celle de la controverse. Réception et controverse En 1705, dans ses Histoires naturelles de la Suisse qui paraissent en feuilles hebdomadaires à Zurich7, Johann Jacob Scheuchzer publie une dissertation Von dem Heimwehe8, où il propose de substituer à l’origine nerveuse et cérébrale de 6 Nathanël Highmore, Exercitationes duæ, quarum prior de Passione hysterica, altera de Affectione hypocondriaca (Oxford, R. Davis, 1660). Thomas Willis, Pathologiæ cerebri et nervosi generis specimen (Oxford, J. Allestry, 1667). Highmore répliqua par la De Passione hysterica et affectione hypocondriaca, responsio epistolaris ad D. Willisium, (Londres, R. Clavel, 1670) à quoi Willis opposa une Affectionum quæ dicuntur hystericæ et hypocondriacæ pathologia spasmodica (Londres, J. Allestry, 1670). 7 Avant d’être reprises en 1718 à Breslau et éditées en bloc par Johann Georg Sulzer trente ans plus tard, en 1746. 8 Johann Jacob Scheuchzer, Naturegeschichte des Sweitzerlandes, Zurich, D. Gessner, 1746, Ie partie, « Von dem Heimwehe », p. 86-92. 7 la nostalgie supposée atteindre en priorité ses compatriotes une cause anatomique et physiologique plus propre, selon lui, à rendre compte de cette spécificité nationale. Il attribue le mal à l’air des sommets alpins, qui, absorbé avec les aliments, cause par sa subtilité un rétrécissement des vaisseaux et des veines chez les habitants des régions montagneuses. La vie dans les plaines exige des conduits plus ouverts pour la circulation du sang onctueux et lourd issu d’un chyle (bol alimentaire travaillé par la digestion) appesanti par le mélange de la nourriture avec un air plus épais. Quand les Suisses descendent y vivre, leur santé est entravée par les effets de cette constriction ; leurs activités vitales s’en trouvent ralenties, et la nostalgie les menace. Cette interprétation nouvelle oppose à l’interprétation vitaliste proposée par Hofer la réplique attendue en termes d’iatromécanique. Mais, en fait, bien antérieurement, c’est dans les profondeurs de l’histoire de la médecine que la thèse de Scheuzcher est allée, elle aussi, comme celle de Hofer, chercher ses composantes pittoresques. — La tradition du mal « national ». Deux textes de la très ancienne médecine, le traité hippocratique Airs, eaux, lieux et le traité galénique Que les mœurs de l’âme suivent les tempéraments du corps, lui constituent un socle implicite. Elle a contracté créance aussi envers une intuition majeure de la doctrine mélancolique, formulée pour la première fois par le Problème XXX, question 1, de la tradition péripatéticienne : il s’agit de la distinction et de la connexion entre maladie de bile noire et tempérament à humeur atrabilaire dominante, qui s’épanouira dans le cadre et le prolongement de la caractérologie théorisée et structurée par Théophraste (peut-être auteur luimême du Problème). Anticipant la question des tempéraments nationaux et des maladies propres à chaque peuple, ces deux systèmes avaient fécondé une théorie générale de la prédisposition individuelle et nationale à certaines qualités intellectuelles et morales, mais aussi à certaines maladies, en fonction de la géographie et de l’histoire, du climat et de l’esprit national: c’est l’objet notamment de l’Examen des esprits pour les sciences, publié en 1575 par Huarte de San Juan, et de la littérature consacrée aux mérites comparés des nations, comme La Antipatia de Carlos Garcia (1617)9. 9 Hippocrate, Airs, eaux, lieux. Texte établi et traduit par jacques Jouanna, Paris, CUF, 1990. Galien, Quod animi mores corporis temperamenta sequantur, [in] Opera quæ exstant, (texte grec, trad. latine), éd. p. p. C. G. Kühn, Leipzig, Teubner, « Corpus Medicorum Græcorum. I-XX », 1821-1833, 22 tomes en 20 vol. t. IV, p. 767822. Repr. Georg Olms Verlag, Hildesheim, 1964-1965 (1986). — Aristote (attr. à), Problème XXX, 1. Traduction, présentation et notes de Jackie Pigeaud, sous le titre : L'Homme de génie et la mélancolie, Paris, Rivages, « Petite Bibliothèque Rivages », 1988. — Juan Huarte de San Juan, Examen de ingenios para las ciencias…, Baeza, chez l'Auteur, 1575. Rééd. ibid., J. B. de Montoya, 1594. Éd. moderne : fac-similé p. p. Estebán Torre, Madrid, Editora Nacional, « Biblioteca de la literatura y el pensiamîento hispánicos », 1977. Trad. française : L’Examen des Esprits pour les sciences… Nouvellement traduit suivant l’ancien original [par Charles Vion d’Alibray]. Et augmenté de la dernière impression d’Espagne, Paris, J. Le Bouc, 1645. — Carlos Garcia, La Oposicion y conjuncion de los dos grandes Luminares de la Tierra o La Antipatia de Franceses y Españoles. L’opposition et conjonction des deux grands luminaires de la terre, Paris, F. Huby, 1617. Voir aussi La Mothe Le Vayer, De la Contrariété d’humeurs qui se trouve entre certaines nations et singulièrement entre le 8 — Les deux origines de la mélancolie. En lien avec cette inspiration « nationale », le modèle intellectuel de la nosologie mélancolique a fourni son schéma structurant au processus pathologique supposé. Comment ne pas identifier en effet la logique pathologique de Scheuzcher au schéma « ascendant » qui attribue la mélancolie à une remontée de bile noire dégénérée ou pléthorique par le canal des veines emplies et encombrées d’un sang corrompu ou par les nerfs transmettant jusqu’à la tête les vapeurs délétères émises par un foyer de putréfaction ou d’incandescence situé dans les hypocondres ? c’es tlalogique sur laquelle Highmore avait modelé son attaque contre le modèle défendu par Willis. Alors que l’explication proposée par Hofer situe le mal au cerveau d’abord, au cerveau qui répercute ensuite par la médiation des esprits animaux ses effets morbides sur le reste du corps : forme « psychosomatique » (au sens premier) de la maladie, puisqu’elle attribue l’échauffement de l’organe, l’altération de son tempérament et la cuisson du sang qu’il contient au ressassement de l’idée fixe, responsable par répercussion de la déroute de la santé physique10. Du cerveau altéré par cette insurrection de l’imagination, la maladie « descend » alors dans le reste du corps privé de ses forces et de son gouvernement par l’obsession et la dégradation de la « faculté princesse » dont tout le fonctionnement de l’organisme dépend. Cette étiologie hardie, qui attribue aux sentiments et aux idées un pouvoir effectivement pathogène sur l’organisme, n’est pas moins reçue ni moins ancienne que l’autre, plus canonique, qui imagine une remontée de matières, de vapeurs ou de sécrétions corrompues depuis le corps vers l’esprit qu’il corrompt par leur « noirceur ». — Prolongement et cristallisation du débat : l’Encyclopédie. Le débat ainsi posé a trouvé son accomplissement presque emblématique dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Dû à Jaucourt, l’article « Hemwé » y reproduit la thèse de l’abbé Du Bos développée en 1719 dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture et inspirée de Scheuzcher11, qui Française et l’Espagnole, et En quoi la piété des Français diffère de celle des Espagnols, [in] Œuvres, Dresde, M. Gröll, 1756-1759, 7 t. en 14 vol., t. IV, 8e partie (vol. 8). 10 La première mention dans l’histoire médicale de la mélancolie en remonte, avant même Galien, à Rufus d’Éphèse : « La réflexion abondante et la tristesse provoquent l’arrivée de la mélancolie. […] Les signes de son commencement donc sont la crainte, le doute, l’altération de la pensée centrée sur un point précis, alors que dans toutes ses autres facultés il sera bien portant. » Rufus d’Éphèse, De la Mélancolie, fragment 127, d’après Rhazès, [in] Œuvres de Rufus d’Éphèse, texte et trad. fr. Ch. Daremberg, et Ch. É. Ruelle, Imprimerie Nationale, 1879, p. 455-455. Nous citons d’après notre Anthologie de l’humeur noire, op. cit., p. 124 et 122. 11 « Cette maladie qu’on appelle le Hemwé en quelque pays, & qui donne au malade un violent desir de retourner chez lui, Cum notos tristis desiderat hædos (Note : « Juven[alis]. Sat[iræ], 13. »), est un instinct qui nous avertit que l’air où nous nous trouvons, n’est pas aussi convenable à notre constitution que celui pour lequel un secret instinct nous fait soupirer. Le Hemwé ne devient une peine de l’esprit que parce qu’il est réellement une peine de corps. Un air trop différent de celui auquel on est habitué est une source d’indispositions & de maladies. Nonne vides etiam cœli novitare & aquarum Tentari procul à patria quicumque domoque Adveniunt, ideo quia longè discrepat aër. (Note : « Lucretius, lib. sext. ») 9 impliquait l’effet mécanique de l’air trop épais retenu dans des canaux organiques trop fins: « Cet air très-sain pour les naturels du pays, est un poison lent pour certaines étrangers12 ». Mais Haller (si toutefois c’est lui) qui avait penché pour cette interprétation dans la Troisième relation (anonyme) d’un voyage fait sur les Alpes au mois de juillet 173213 rédige pour le Supplément de l’Encyclopédie paru en 1777 un article « Nostalgie » qui chante la palinodie. Il commence par y rappeler que les Bourguignons sont eux aussi sujets à la nostalgie et que les Groenlandais transportés au Danemark s’exposent dans de petits canots pour regagner leur patrie perdue, bien que celle-ci ne se situe pas sous une latitude différente de celle du Danemark et ne bénéficie pas d’un air différent, mais au contraire «maritime, très pesant et très épais, rempli de vapeurs et de brouillards, et l’air du Danemark est à peu près de la même nature14». Pourquoi dès lors les Suisses y sont-ils plus exposés ? «J’ai cru entrevoir une partie de cette cause dans la constitution politique de la Suisse15», répond l’auteur. Le droit d’y vivre étant lié au sang, peu d’étrangers y viennent; déplacé, le Suisse habitué à vivre avec ses seuls compatriotes supportera plus mal qu’un autre ce déplacement. Il n’empêche que, devenant nostalgie, le Hemwé cessait d’être maladie nationale et aérienne pour devenir une forme universelle d’accablement moral, sans arrière-plan ni préalable pathologiques : elle est tout au plus pour Haller une mélancolie causée par le vif desir de revoir ses parens, & par l’ennui d’être avec des étrangers que nous n’aimons pas, & qui n’ont pas pour nous cette vive affection que nous avons éprouvée de la part de notre famille16. À la faveur de cette référence à la mélancolie dont le spectre de signification va de la doctrine médicale la plus stricte à l’analyse morale presque purement psychologique, le saut de la pathologie à la «pathétique17» se prépare, Cet air, quoique très-sain pour les naturels du pays, est un poison lent pour certains étrangers. » Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, J. Mariette, 1719, 2 vol. Nous citons la 7e éd., Paris, Pissot, 1770, 3 vol. T. II, p. 261-262 (Slatkine repr., Genève, p. 205). 12 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné…, Neuchâtel, pseudo-S. Faulche, t. VIII, 1765, f° 129-130. 13 Un Suisse expatrié « trouve partout ou il va un air plus grossier et plus pesant que celuy qu’il vient de quitter; cet air pesant empeche les vaisseaux des poumons a se dilater et se contracter, et par la fait que la circulation du sang se ralentit. Ce Suisse devient inquiet, il sent une certaine angoisse et difficulté de respirer, sans qu’il en sache la raison. Il pense d’abord qu[’il] ne lui étoit jamais rien arrivé de semblable dans sa patrie, il est mesme persuadé que s’il pouvoit y retourner, qu’il trouveroit du soulagement. Cet ardent désir de voir sa patrie augmente le mal qui lui est causé par la pesanteur de l’air. Sur cela il devient triste, il perd l’appétit, il ne pense qu’a s’en retourner chez lui. Ces idées luy augmentent le mal. Il prend enfin une fievre qui le mine et le mene jusque a la mort, si n’est secouru. C’est sur ce systeme qu’on a taché de guérir le mal, en transportant le malade sur une tour ou dans un autre endroit élevé. » Henri Mettrier, Relation d’un voyage de Albert de Haller dans l’Oberland bernois (1732). Publiée avec une introduction et des notes [d’après une pièce du recueil factice de la Bibliothèque Mazarine intitulé Mélanges helvétiques], Langres, Martin-Berret, 1906, p. 10. L’attribution à Haller est argumentée par H. Mettrier dans sa préface, p. I-XIII. 14 Encyclopédie, Supplément, Amsterdam, Rey, 4 vol. T. IV, 1777, f° 60. 15 Ibid. 16 Ibid. 17 Au sens où ce mot est employé par Jean-Maurice Monnoyer, « La Pathétique cartésienne », préface à René Descartes, Les Passions de l'âme, Paris, Gallimard, « Tel », 1988, p. 7-152. 10 qu’accomplira très bientôt l’âge de la sensibilité, durant cette période puissamment novatrice qui fait charnière entre les Lumières et le Romantisme. C’est tout cela et ce sont bien d’autres influences encore qui cristallisent dans la doctrine de la nostalgie, à laquelle de son côté la médecine militaire, riche d’expériences et d’observations, va ajouter tout au long du XVIIIe siècle et jusqu’après la période des guerres ininterrompues de la Révolution et de l’Empire un volet empirique propre à modérer par les enseignements de la réalité l’ardeur théorique des doctrinaires trop imaginatifs. Cela n’empêche pourtant pas le caractère national de la maladie d’inspirer des considérations et des conduites curieuses : reproduisant en 1710 la dissertation de Hofer, le Bâlois Theodor Zwinger y ajoute la partition musicale du Kühe Reyen ou Ranz des vaches, chant des montagnes supposé activer la nostalgie et pour cette raison interdit par les autorités militaires en France ou en Belgique18. Il est notable, d’autre part, que le médecin suisse Johann-Georg Zimmermann, auteur du traité Vom Nationalstolze19, ait constitué son analyse des mentalités nationales envisagées sous l’angle de l’orgueil patriotique à partir de son expérience personnelle du Heimweh, au point que cet ancien élève de Haller semble avoir influencé la thèse développée par l’article « Nostalgie » dû à son maître dans le Supplément de l’Encyclopédie paru en 1777. La déconstruction du modèle pathologique et son entrée en « psychologie » La métamorphose de la nostalgie en pur désordre affectif et sensible qui va s’amorcer assez rapidemenau début du XIXe siècle est évidemment liée au parrainage discret qu’elle est allée dès l’origine chercher auprès de la mélancolie : ce parrainage permet à la nosographie du Heimweh d’évoluer en phénoménologie de la souffrance affective, d’une catégorie de souffrance affective à la fois plus universelle et moins spécifique que la « maladie du pays » stricto sensu. Nous l’avons dit ailleurs20 et nous le rappellerons rapidement ici : l’élasticité du modèle mélancolique autorisa tout au long de son histoire le parallèle entre une «ontologie» impliquant la totalité physique et psychique de l’être humain dans la maladie triste et craintive, et une «analogie» qui cisèle une pathologie de l’âme en peine, une herméneutique de la maladie de l’âme, sur le modèle exactement démarqué des pathologies anatomiques et physiologiques, mais sans implication de l’organisme. Le cas de la mélancolie cérébrale, suscitée dans l’esprit par les fantaisies d’une imagination affolée et affolante, s’offrait à 18 Theodor Zwinger, Dissertatio medica tertia de Pothopatridalgia vom Heim-Wehe, [in] Fasciculus dissertationum medicarum selectiorum, Bâle, J. L. Koenig, 1710, p. 87-111. La musique est notée aux pp. 102107. Voir sur le même sujet l’étude de Catriona Seth ci-après. 19 Johann-Georg Zimmermann, Vom Nationalstolze (Zurich, Heidegger, 1758), 3e éd., Zurich, Orell, Gessner et Komp, 1768. De l’Orgueil national, traduit de l’allemand, Paris, Delalain, et Amsterdam, Reviol, 1769. Voir Antoinette Emch-Dériaz, « L’art médical appliqué à l’étude des mentalités », Canadian Bulletin of Médical History/ Bulletin Canadien d’Histoire de la Médecine, vol. 12, 1995, p. 157-167 20 Dans Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, 2003, p. 113119. 11 constituer un lien entre ces lectures ontologique et analogique. Une tendance à leur confusion avait même été activée par les recherches menées au long du e XVII siècle sur le pouvoir de l’imagination, au moment où la doctrine médicale de la maladie mélancolique subissait le contrecoup des doutes sur l’existence de la bile noire. Comme une coquille vide, le modèle atrabilaire continua de fonctionner sous la forme ancienne, même si la bile noire, réputée douteuse, était alors en passe de disparaître de l’horizon doctrinal: une autre énergie s’offre régulièrement à la remplacer, différente selon les auteurs et les époques. Celle que suppose Hofer est nerveuse et fibreuse, mais peu importe ou presque: le recours aux fibres cérébrales et à l’influx nerveux garantit un agent énergétique assez indifférent à un moteur dont la description des formes mobilise au contraire toute l’attention descriptive du praticien. Dans l’histoire de la nostalgie, l’âge du Heimweh aura ainsi recelé en lui, dès l’origine, la promesse d’un âge de l’affectivité qui mène directement à l’expansion du concept telle que nous l’entendons aujourd’hui à travers ce mot. — L’affadissement théorique : universalisation et banalisation Cet affadissement se manifeste par l’élargissement de la nostalgie en une nuance du sentiment à la fois plus universelle et moins spécifique que la pathologie désignée par le mot qu’avait forgé Hofer. Moins spécifique, car la nostalgie encore limitée au regret du pays natal esquisse aussi, on va le voir, la promesse de son extension au regret du temps passé. Plus universelle, car aux Suisses s’ajoutent, on l’a vu, les Lapons, mais aussi, pour les citer pêle-mêle, les étudiants de bien des nations, notamment les jeunes gens de Carniole (ou Kraïna) élevés dans la crainte de l’étranger21, les esclaves noirs déportés aux Antilles, les jeunes bonnes bretonnes et les domestiques normands employés à Paris, les soldats écossais sensibles au son de la cornemuse, «les Périgourdins, les Comtois, les Bourguignons & les Champenois, peut-être à raison de la vie paisible de ces pays, ou plutôt, parce qu’on n’y voit pas beaucoup de Militaires22», les marins embarqués sur les vaisseaux de Cook ou Bougainville, et jusqu’aux animaux, tel le cerf versant des larmes de joie quand il retrouve sa «paisible retraite» dont les chasseurs ont failli à jamais le priver23. 21 Jo. Bapt. Mich. Sagar, Systema morborum symptomaticum secundum classes, ordines, genera et species cum characteribus, differentiis et therapeiis, Bibliopolæ Vienensis, imp. J. P. Kraus, 1776, p. 732-733 (article Nostalgia) : « Hæc species nulli gravi morbo accedit aut succedit, licet diversa symptomata inferat ; patriotæ mei Carnioli innatum sibi hunc morbum patiuntur plerique partia exeuntes, præsertim vero milites ; occasio, vel ad minus augmentum hujus morositatis videtur esse educatio juventutis Carnoliæ ; ego puer persuasus fui à meis manuductioribus, omnes homines extra Carnioliam esse meros, barbaros, sicarios, crudeles, truces, immesiricordes, & vera monstra ; præterea Carnioli quasdam contilenas sat inepta melodia ab incunabulis cantant, quæ felicitates, & prærogativas Carnioliæ dilaudant, simulque vituperant omnes reliquas provincias & gentes, harum cantinlenarum jam sum oblitus. » 22 Jean Colombier, Médecine militaire ou traité des maladies, tant externes qu’internes, auxquelles les Militaires sont exposés dans leurs différentes positions de paix & de guerre, Paris, Cailleau, 1778, 7 tomes en 6 vol. T. IV, § CCLVI, p. 253-265 (p. 254-255). 23 D. F. N. Guerbois, Essai sur la nostalgie appelée vulgairement maladie du pays, Paris, Impr. de Valade, 1803, p. 7-8. Repris par Philippe Pinel pour la partie de l’article « Nostalgie » signée par lui dans l’Encyclopédie 12 Dociles en apparence à enregistrer son existence dans l’herbier infini des maladies répertoriées, les nosologues du siècle des Lumières acceptent sans broncher son existence et la classent comme une forme de folie : Boissier de Sauvages la range parmi les morositates ou folies chagrines24, Cullen la considère comme une dysorexia, une éclipse du désir25, Sagar comme l’un et l’autre, morositas et cupiditas depravata26, Vogel comme une forme de mélancolie, pro specie melancholiæ27. Mais au moment de la décrire, l’inanité de son caractère pathologique semble leur échapper comme un secret honteux révélant sous leur plume le caractère formel, conventionnel, vide et creux de sa définition comme maladie. Tous s’accordent à en distinguer une forme simple et une complexe. La simple n’est précédée d’aucune maladie, quoiqu’elle ait différens symptômes, comme l’inquiétude, l’amour de la retraite, le silence, l’aversion pour les mets & les liqueurs, la perte des forces, & une fiévre le soir28. Symptômes si peu symptomatiques qu’ils semblent l’être par analogie seulement, hormis la fièvre vespérale. Quelle dimension pathologique, au demeurant, peut-on encore reconnaître à une maladie définie comme un genre de phantaisie qui porte avec tant de force les étrangers à s’en retourner dans leur pays, que si on leur refuse d’y aller, ils sont tourmentés de chagrin, d’agrypnis, d’anorexie & d’autres symptômes graves29 ? Quant à la forme compliquée, c’est celle qui accompagne la fiévre synoque, la tierce, la trytéophie, ou autre, dans la curation de laquelle on doit avoir grand soin de conserver les forces30. Maladie en deçà, maladie au delà, la nostalgie par elle-même paraît bien échapper à toute assignation pathologique. méthodique. Médecine, par une société de médecins. Mise en ordre, publiée par Vicq d’Azyr, et continuée par M. Moreau (de la Sarthe), Paris, Vve Agasse, t. 10 (i.e 137 de l’ensemble), 1821, p. 661b –662b. 24 Nosologia methodica sistens morborum classes, genera et sepcies, juxta Sydenhami mentem et Botanicorum ordinem, Amsterdam, de Tournes, 1763, 3 t. en 5 vol. T. III, 1 (vol. 3), Classis octava, « Vesaniæ », ordo secundus, « Morositates », XI, « Nostalgia », p. 334-337. Nous citons la Nosologie méthodique... traduite du latin de M. Fr. Boissier de Sauvages,... Ouvrage augmenté de quelques notes en forme de commentaire, par M. Nicolas,... Paris, Hérissant le fils, 1770-1771, 3 vol. T. II, p. 684. 25 William Cullen, Synopsis Nosologiæ Methodicæ continens genera morborum præcipua definita [etc.], editio secunda ticinensis recubi curavit et praefatus est Joannes Petrus Frank, Ticini, sumpt. Balthassarius Comini, 1790. Classis II (Neuroses), ordo IV (Vesaniæ), genus LXVI (Melancholia, daemonomania, daemonia, vesania, panophobia, athymia, delirium melancholicum, erotomania, nostalgia, melancholia nervea : « Nostalgia, S. G. 2.6. L. 83. Sag. G. 338. Junck. 125. »), p. 199. Et classis IV (Morbi locales « Partis, non totius corporis, affectio », ordo II, (Dysorexiæ : « Appetitus erroneus vel deficiens »), genus CVI. (Nostalgia), « In absentibus a patria, vehemens eandem revisendi desiderium. Nostalgie S. G. 226. L. 83. Sag. G. 338. Nostalgiam pro specie melancholiae habet VOGELIUS. Species sunt 1. Nostalgia (simplex] sine alio morbo. S. sp. 1. 2. Nostalgia (complicata) aliis morbis comitata. S. sp. 2. ») p. 256-257. 26 Jo. Bapt. Mich. Sagar, op. cit., classis XIII (Vesaniæ), ordo II, (Morositates, cupiditates seu appetitus, vel aversationes, depravatæ), XI (Nostalgia), p. 732-733. 27 Rudolph Augustin Vogel, Defintiones generum morborum, Göttingen, J. H. Schulz, 1764. 28 Sauvages, Nosologie méthodique...op. cit., t. II, p. 684. 29 Op. cit., ibid. 30 Op. cit., p. 685. 13 Pourquoi, sinon parce que sous cette maladie supposée vous faire mourir se cache en tout et pour tout un simple mal de vivre ? La manière dont le double génie, ontologique et analogique, du discours mélancolique travaille ces énoncés révèle une incertitude de définition dont l’effet allait être à terme, dans le premier tiers du XIXe siècle31, un étrange statut de maladie reconnu à la nostalgie par principe, mais dénié dans la réalité de l’énoncé pathologique. Ainsi dans l’article du Dictionnaire de médecine rédigé par Georget (1826), dont la rédaction tourne à la prétérition : La nostalgie n’est point une maladie qu’on puisse décrire, mais seulement une cause d’affections diverses dont le traitement peut même être indépendant de la circonstance qui leur a donné naissance. La nostalgie est primitivement un état moral pénible, dont les effets fâcheux peuvent disparaître par le retour au pays ou par l’espoir seul de le retrouver, par la distraction, l’occupation, etc. ; la même chose a lieu pour toutes les affections morales tristes ; le chagrin cesse avec la cause qui le fait naître. Mais si l’état nostalgique, comme toutes les autres causes morales, donne lieu à des phlegmasies, à des névroses, etc., on doit appliquer à ces maladies le traitement qui leur convient, en ayant soin de tâcher d’agir autant que possible sur le moral des malades32. — Une maladie par analogie Quelques années auparavant, un parfait équilibre entre la définition pathologique et la définition morale, arbitré par le fléau de la mélancolie, avait été réalisé par les auteurs de l’article « Nostalgie » dans le Dictionnaire des sciences médicales (1819) : notice très richement informée de cas et d’exemples que Pierre-François Percy et son collègue Laurent avaient en partie retirés de leur expérience de médecins militaires pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire33. Il suffirait de suivre phrase à phrase leur longue étude pour la montrer tout entière redevable au discours de la mélancolie humorale34 ; mais un 31 Et même fort longtemps après, une maladie prête à sortir du tableau pathologique officiel trouvant encore des défenseurs de sa cause quand elle a depuis longtemps cessé d’avoir une existence dans la pratique : Auguste Haspel reçoit en 1874 un prix de l’Académie de médecine pour un ouvrage intitulé De la Nostalgie (Paris, G. Masson). Et l’article « Nostalgie » de H. Rey dans le Nouveau Dictionnaire de Médecine et de Chirurgie pratiques de 1877 compte encore 28 pages. Mais, le XIXe siècle avançant, les médecins militaires resteront les seuls à s’opiniâtrer sur la nostalgie, avant le regain d’actualité que la médecine psychiatrique moderne lui fera (partiellement) connaître. Voir Jean-Pierre Huber, « La nostalgie et son histoire », Psychologie médicale, 1981, 13, p 1587-1591. 32 É.-J. Georget, [in] MM. Adelon, Béclard, Biett [et al.]., Dictionnaire de médecine, Paris, Béchet jeune, t. XV, 1826, p. 135. 33 Percy et Laurent, article « Nostalgie », op. cit. 34 Quelle que soit la cause qui éveille et exalte le désir de revoir la terre natale, rappelle les jours de bonheur qu’on y a passés, et rend ce souvenir pénible en y mêlant la crainte de ne plus en jouir, son premier effet est de déterminer une tristesse profonde. Toute l’économie se ressent bientôt de son influence. Le cerveau et l’épigastre sont affectés simultanément. Le premier concentre toutes ses forces sur un seul ordre d’idées, sur une seule pensée ; le second devient le siège d’impressions incommodes, de resserrement spasmodique. Bientôt à la tristesse succède une mélancolie sombre, dont on a la plus grande peine à tirer le malade. Sa respiration, difficile et entrecoupée, ne paraît plus qu’une suite de longs soupirs. L’appétit se perd, et les digestions pénibles ne fournissent que des sucs mal élaborés. Voulant se cacher à lui-même la cause de ses maux, et craignant de l’avouer aux autres, le nostalgique recherche les endroits solitaires, s’enfonce dans les forêts, et seul avec sa douleur, il s’efforce vainement de l’apaiser. La solitude lui devient encore plus funeste, car sa pensée ou plutôt 14 discours réduit à sa pure structure formelle, évidé de son suc doctrinal ancien, et offrant son architecture vertébrale à l’exposé de souffrances et de malaises observés, détaillés, tressés en une méditation plus morale que médicale, plus psychologique que physiologique, et émaillée d’exemples littéraires et poétiques: Montaigne nostalgique de Paris, Tancrède retrouvant la Sicile avec les tanti palpiti que l’on sait, Mélibée pleurant son lopin dont on le prive et Delille chantant son hameau natal y interviennent comme cautions et exemples médicaux au même titre que les cas observés par les deux médecins ou cités d’après le témoignage de leurs confrères, selon la tradition d’attestation rhétorique qui dans les traités d’époque humaniste mêlait les leçons de la Fable ou de la bibliothèque à celles de l’hôpital. La cure toute morale que selon nos deux auteurs requiert la nostalgie ne dément pas cette orientation : sous l’influence peut-être de Sydenham théoricien de l’hystérie comme maladie d’illusion35, ils combinent le thème de l’imposture concertée, souvent dénoncée par les médecins militaires traquant les simulateurs, avec celui de l’erreur involontaire, le patient devenant, comme l’hystérique et l’hypocondriaque nouvellement définis par Sydenham, la propre victime de ses impressions oppressantes36. Consolation et supercherie37, vieilles recettes bien connues des médecins de la mélancolie, en viendront mieux à bout que les remèdes pharmaceutiques : Meserey guérit un moine employé dans les hôpitaux militaires, d’une fièvre compliquée de nostalgie, en lui faisant lire par un de ses confrères une lettre supposée de son provincial, qui lui permettait de retourner à son couvent. […] son délire y prend de nouvelles forces, tandis que son corps y perd toutes les siennes. Une lassitude dans les membres fait succéder, au besoin de se promener, seul, un repos encore plus funeste, puisqu’il amène bientôt le dernier degré d’anéantissement. Un pâleur mortelle remplace le brillant coloris de la vie : les yeux, mornes et toujours prêts à verser des pleurs, s’ouvrent avec peine au jour ; le cœur ne bat plus régulièrement ; il palpite au moindre mouvement, à la plus légère émotion. La susceptibilité du système nerveux prend un accroissement morbide ; les sécrétions sont troublées, et les organes les plus essentiels à la vie deviennent le siège de funestes congestions. Le sommeil fuit, ou n’est qu’un songe heureux d’abord, puisqu’il suspend les maux du nostalgique, en le reportant au milieu des objets si chers à son cœur, mais qui, s’évanouissant bientôt, fait place à une douleur d’autant plus vive, que l’erreur a été prolongée plus longtemps. Souvent, c’est pendant son délire qu’il prononce un nom chéri qu’il s’obstinait à taire, et il l’exhale encore dans son dernier soupir : Et dulces , moriens, reminiscitur Argos ». Op. cit., p. 273. 35 Thomas Sydenham, Dissertatio epistolaris ad Guglielmo Cole, M.D. de Observationibus nuperis circa curationem Variolarum confluentium ; necnon de affectione hysterica (1681). Repris [in] Thomæ Sydenham Med. Doct. ac practici Londonensis celerrimi Opera omnia in tomos duos divisa. Editio novissima aliis omnibus quæ precesserunt multo emaculatior, et novis additamentis ditior, Genève, chez les frères De Tournes, 1749, 2 vol., t. I, p. 230-284. 36 « Le marasme va croissant, et met enfin un terme à des maux d’autant plus cruels que, retenu par une fausse honte, le nostalgique accuse souvent une autre maladie, et simule des douleurs qu’il n’a pas. » Percy et Laurent, article « Nostalgie », op. cit., p. 274. 37 « Le traitement de la nostalgie essentielle doit être plus moral que pharmaceutique. Il est bien prouvé par l’expérience que l’administration des médicamens contribue beaucoup plus à aggraver les symptômes qu’à les calmer, et en général on ne saurait y mettre trop de réserve ; tandis qu’au contraire on ne négligera aucun moyen de s’emparer de l’imagination du malade, et de la détourner du seul objet qui l’a subjuguée. C’est dans ce cas que le médecin a besoin d’employer cette éloquence persuasive qui a tant d’empire sur l’âme, et qui sait si bien l’ouvrir à l’espérance. Il doit feindre de partager tous les maux qui pèsent sur son malade, et, loin de blâmer ses pleurs, il doit s’attendrir avec lui ». Percy et Laurent, article « Nostalgie », op. cit., p. 276. 15 Une amélioration sensible dans son état sera la conséquence certaine de cette supercherie, et on finira par lui rendre la santé en trompant toujours38. De même, nos deux auteurs se vantent-ils d’avoir fait croire à leurs soldats, pendant le blocus de Mayence en 1814, qu’ils avaient obtenu du général un passage des permissionnaires au travers des lignes ennemies pour les renvoyer temporairement chez eux. « Cet espoir ranima le courage d’un grand nombre, et contribua à arracher beaucoup de victimes à une mort presque certaine39 ». Ces exemples rappellent celui du mélancolique qui se croyait condamné à mort et que guérirent de prétendues lettres de grâce royale, et tant d’autres atrabilaires médecinés par divers stratagèmes : repas de faux cadavres incitant un fou qui se croyait mort à se nourrir, ange dépêché du ciel pour remettre ses péchés à un autre qui se croyait damné, etc. On se rappelle aussi la longue tradition, remontant aux Stoïciens, de la consolation rhétorique appliquée aux maladies morales40. Autre manière de dire que ce détour (ou plutôt cette traverse) par le modèle mélancolique mena à la « moralisation » presque totale de la nostalgie. Exit son statut de maladie stricto sensu. De manière plus prémonitoire encore, sous l’influence du modèle mélancolique qui guide leur doctrine, Percy et Laurent laissent deviner, si même ils ne contribuèrent à la précipiter, l’évolution de la «maladie du pays» en maladie du souvenir, première esquisse d’une acception de la nostalgie comme recherche et regret du temps perdu : Nous nous bornerons à examiner si l’éloignement du sol qui nous a vus naître, ou les souvenirs qui retracent son image, suffisent seuls pour produire la maladie qui fait le sujet de cet article, et justifient le nom qu’on lui a imposé. Personne ne contestera que le souvenir des lieux témoins des jeux de notre enfance ne conserve, toute la vie, quelque charme à nos yeux, et que leur vue ne nous cause toujours, surtout après une longue absence, la plus douce émotion41. C’était se rencontrer avec une intuition de Kant venue d’un tout autre horizon mais conspirant à la même convergence, encore timide, avec la nostalgie des écrivains, et bientôt de tout un chacun : Les Suisses, ainsi que les Westphaliens et les Poméraniens de certaines régions, à ce que m’a raconté un général expérimenté, sont saisis du mal du pays, surtout quand on les transplante dans d’autres contrées ; c’est, par le retour des images de l’insouciance et de la vie de bon voisinage, du temps de leur jeunesse, l’effet de la nostalgie pour les lieux où ils ont connu les joies de l’existence ; revenus plus tard chez eux, ils sont très déçus dans leur attente, et se trouvent ainsi 38 Op. cit., p. 277. Op. cit., ibid. 40 Nous nous permettons de renvoyer pour ces textes à notre Molière et la maladie imaginaire (La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière.- 2), Paris, Klincksieck, 1998, II, II, 3, p. 451-462. Et Les Tréteaux de Saturne, op. cit., ch. V, p. 163-196. 41 Percy et Laurent, article « Nostalgie », op. cit., p. 265. 39 16 guéris ; sans doute pensent-ils que tout s’est transformé ; mais en fait, c’est qu’ils n’ont pu y ramener leur jeunesse42. On guérit le mal du pays en rentrant chez soi, non parce qu’on retrouve tels qu’on les avait laissés des lieux et des êtres qui en réalité ont changé, mais parce qu’on se guérit de l’illusion que le temps de l’enfance qu’on y a vécue aurait pu y suspendre son vol. Kant déportait la nostalgie tout entière dans les méandres de la psychologie. Commence alors une autre histoire : celle d’un sentiment qui prend son plein essor dans le contexte des déplorations romantiques pour devenir, sous le nom que lui a ciselé une thèse médicale du Grand Siècle, un classique de notre nuancier affectif le plus courant, dont on a trop oublié les origines complexes. Conclusion : un retour vers la pathologie ? En conclusion, on peut se hasarder à dire un mot du double rebond vers un retour de la nostalgia en pathologie, sous ce vocable ou sous un autre. D’un côté, le XIXe siècle a enclenché à partir des travaux pionniers de Pinel et Esquirol, fondateurs de l’aliénisme, une démarche en direction d’une gouverne médicale renouvelée des maux de l’esprit et de l’âme qui va s’épanouir en psychiatrie et en psychanalyse, les deux voies empruntant, pour une tout autre promenade, le cheminement contadictoire entre l’approche ontologique et analogique de la mélancolie. Tout au long du XXe siècle, l’apport de sciences nouvelles, comme la biochimie et la neurologie, a compliqué et enrichi ce ressourcement pathologique des affections mentales et ouvert la voie à une thérapeutique médicamentée des formes graves et bénignes de l’aliénation et de la démence. En parallèle, l’épanouissement et les bifurcations imprimées au freudisme par les sciences humaines ont déterminé sa fécondation par l’anthropologie et l’ethnologie (Jung), par la linguistique et le structuralisme (Lacan) et l’apparition d’un domaine intermédiaire, de statut académique et scientifique incertain, en partie médicalisé, en partie moralisé, qui a vu surgir la figure nouvelle du « psychothérapeute », renouvelant le modèle tout verbal de la « consolatio » antique, singulièrement stoïcienne puis chrétienne. Le XXIe siècle commencé sous le signe d’une mondialisation d’image conflictuelle et catastrophique (11 septembre 2001) mais également technologique et communicationnelle : l’immigration de misère (pauvreté du tiers et quart-monde) et de malheur (exportation de la guerre dans les pays en voie de développement), prolongeant les effets centrifuges de la décolonisation, qui focalise les populations décolonisées sur et vers la prospérité incarnée par l’ancien colonisateur, amène des mouvement de population rarement observés avec tant de rapidité et de masse depuis les grandes migrations de la fin de l’Empire romain. S’en est ensuivi un retour de la nostalgie dans son acception 42 Emmanuel Kant, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, (1798) 18002. Rééd. Reclam, Stuttgart, 1983. Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. franç. P. Michel Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 55. 17 médicale sous la forme des pathologies psychosomatiques de l'exil qu’on pourrait nommer des maladies sociales du déracinement, dont le symptôme serait la violence comme expression de l’inadaptation et du refus, et le remède la coexistence (ou l'assimilation ?) des cultures. C’est le champ incertain des maladies sociales s'opposant ou se combinant aux maladies de l'individu, terrain peut-être d’un renouveau attendu de la science médicale confrontée à la redéfinition même de la notion de malade — l’ère du « patient collectif », peutêtre ? BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE Bollotte, G., « La nostalgie », La Revue médicale de Dijon, V, 7, (1970) p. 469-484. Brunnert, Klaus, Nostalgie in der Geschichte der Medizin, Düsseldorfer Arbeiten zur Geschichte der Medizin, Düsseldorf, Triltsch, 1984. Dandrey, Patrick, Anthologie de l’humeur noire. 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