Le Voyage d`Apollinaire - Le Printemps des Poètes
Transcription
Le Voyage d`Apollinaire - Le Printemps des Poètes
Guillaume Apollinaire par Laurent GRISON Le Voyage d’Apollinaire Exilé, esprit voyageur, poète de l’errance, Guillaume Apollinaire (1880-1918) compose le calligramme « Voyage » (Calligrammes, 1918) comme un « poème-paysage », selon sa propre expression. Par son déploiement sur la page, celui-ci permet une multiplicité de lectures. En voici une : « Adieu amour nuage qui fuis et n’a pas chu pluie féconde Refais le voyage de Dante Télégraphe Oiseau qui laisse tomber ses ailes partout Où va donc ce train qui meurt au loin Dans les vals et les beaux bois frais du Tendre été si pâle ? La douce nuit lunaire et pleine d’étoiles C’est ton visage que je ne vois plus ». Laurent GRISON – Le Voyage d’Apollinaire – Apologie du poète – Printemps des Poètes 2016 1 Le néologisme « calligramme » est composé par Apollinaire à partir du grec kallos, « beauté », et gramme, « lettre » (comme dans « télégramme ») ou graphique (comme dans « diagramme »). Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) avait tenté d’« élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé » comme le dit joliment Paul Valéry. Le « ciel étoilé » de Mallarmé pourrait être celui qui apparaît dans « Voyage » d’Apollinaire. Ecrivain novateur à l’esprit ouvert, il conçoit la pratique du calligramme comme une synthèse des arts. Vivant et travaillant à Paris, il se lie avec Alfred Jarry, Max Jacob, André Breton, Tristan Tzara, Blaise Cendrars, fréquente les peintres Derain, Vlaminck, Picasso, Delaunay. Il connaît les futuristes italiens et le groupe de la revue berlinoise Der Sturm. Il se place au carrefour des principales tendances esthétiques de son temps : fauvisme, futurisme, simultanisme, cubisme… Comme les peintres cubistes, le poète décompose l’espace pour le recomposer, le transfigurer en multipliant les points de vue. « Voyage » est inspiré par La Divine Comédie de Dante dont le nom figure dans le texte. Apollinaire réinvente cette odyssée mystique et l’inscrit poétiquement dans une mise en forme originale. Les éléments de l’espace supérieur sont ceux du réel : nuage, oiseau, lignes télégraphiques (moyen de communication moderne mais seul élément dessiné sans l’aide de mots). Ils sont ordonnés sur une ligne d’horizon qui se termine par le point d’interrogation. Celui-ci symboliserait le doute propre à la condition humaine. Ce signe prend d’autant plus de force qu’il est la seule marque de ponctuation du calligramme. Sorti de la cheminée, c’est un crochet qui cherche à attraper l’oiseau/télégraphe dont les ailes sont des mots qu’il laisse « tomber partout ». Le « ? », dans un jeu de miroir, se reflète déformé dans le « C’ » en gras qui devient un point remarquable de « la nuit lunaire ». L’espace inférieur est celui de l’infini, de l’au-delà et du mythe. Il se présente comme une carte du ciel, territoire profond de l’être et du doute qui invite le lecteur à s’égarer. Sa géométrie est complexe : points, îlots de caractères, courbes, cercles... Les lignes sont libres, féminines, elles se lovent, jaillissent. Au plein s’oppose le vide : la constellation des caractères contraste avec le blanc de la page. Les quatre éléments fondamentaux sont présents dans « Voyage » : l’air (le vent qui pousse le nuage), le feu (celui de la locomotive), l’eau (la pluie), la terre. La saison choisie est l’été, celle de la Laurent GRISON – Le Voyage d’Apollinaire – Apologie du poète – Printemps des Poètes 2016 2 douceur, de la beauté du paysage (« les beaux bois frais ») mais aussi celle de l’absence (« c’est ton visage que je ne vois plus ») et de la pâleur (celle de la mort). Le poète comme son lecteur rêvent d’évasion. « Voyage » leur offre la fiction d’une échappée belle qui leur permettrait de voyager sans but ni limite. Ils partagent l’illusion de l’exilé qui, tel Ulysse, croit pouvoir retrouver intacte une Ithaque dont il cultive le souvenir. « Voyage » peut être compris comme un paysage en suspens, dans l’attente d’un cri. Le train « qui meurt au loin », en route vers l’inconnu, est davantage qu’un signe de la modernité industrielle triomphante. Ligne de force de la composition, c’est le moyen de transport – dans tous les sens du terme – entre le réel et l’imaginaire. Il exprime le destin de l’homme traversant le temps, de la vie à la mort. Il anticipe poétiquement le départ vers le front du soldat Apollinaire, vers l’extrémité de la page, vers l’hors-champ, vers la fin. Laurent GRISON Novembre 2015 Laurent GRISON – Le Voyage d’Apollinaire – Apologie du poète – Printemps des Poètes 2016 3