Lèche mes pieds, sale bou-kac

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Lèche mes pieds, sale bou-kac
 L’affront Sud Viêt‐Nam — 1953 — Lèche mes pieds, sale bou‐kac ! (Chien galeux) Je n’avais pas le choix. Si… J’avais un choix … Lécher les pieds du Viet qui était assis en face de moi ou mourir. Il avait couru dans la rizière, dans les marais de la plaine des Joncs, les pieds nus, comme les hommes qui étaient avec lui. Je léchai… J’avais les mains attachées derrière le dos. Les autres Viêts étaient assis sur leurs talons à la façon de tous les Asiatiques. Celui qui paraissait être leur chef était assis sur une pierre, il me tendait son pied droit. Je léchai…s — Et dépêche‐toi ! J’étais probablement le seul survivant de l’embuscade où notre patrouille était tombée en fin d’après‐midi. Comme toujours les Viêts nous avaient attaqués sachant qu'ils seraient les plus forts. C'est une tactique de toutes les guérillas. Ils étaient une centaine, nous étions seize ! En cette année 1953 les sorties du poste retranché de Soc‐
Trang, à cent cinquante kilomètres au sud‐est de Saigon, devenaient très difficiles. Des avions volant en rase‐mottes nous parachutaient, sur le poste ou à proximité, ravitaillement, médicaments et munitions. Nous étions pratiquement assiégés. Cette nuit‐là nous avions dû recevoir des renseignements par radio. La sortie avait été rapidement montée : un lieutenant et quinze hommes. Nous étions partis à l’aube faire une reconnaissance pour chercher des caches, d’armes ou de vivres, appartenant aux rebelles. — Lèche ! Mais pourquoi, pourquoi ? …Qu’est‐ce que je faisais ici ? … J’allais mourir, mourir dans la plaine des Joncs, comme un chien. Le Viêt me regardait. Je crois… Car dans la mince fente qui séparait ses paupières il était impossible de savoir ou se dirigeait son regard. Soudain je compris pourquoi ils étaient si nombreux. Le personnage n’était pas n’importe qui. L’un de ses hommes l’appela par son nom : Kim‐Ko. Le très honorable colonel Kim‐Ko c’était lui, très populaire, très aimé de ses soldats. Kim‐Ko, un ami intime de Giap, du grand Chef. Il avait du descendre du nord depuis peu pour vérifier qu’au sud il n’y aurait pas de problème grave pendant que l’on donnerait l’assaut à Diên‐Biên‐
Phu. Mais moi je n’étais qu’un simple sergent. Sergent au 1er Régiment Etranger d’Infanterie : la Légion … Je ne détenais aucun renseignement qui puisse l’intéresser, j’étais d’un grade trop subalterne, il devait bien s’en rendre compte. — Lèche, salaud, je veux voir mes pieds propres comme si je sortais d’un bain. Ça devait l’amuser, il riait et toute sa troupe riait avec lui. Ils riaient comme des enfants dans la cour de récréation, sans aucune cruauté. Ils 1 venaient d’abattre, à six contre un, quinze militaires de l’armée française. Ils pouvaient s’en réjouir. Les plus jeunes ne devaient guère avoir dépassé seize ans. Je commençais à reprendre un peu espoir. Si je m’en tirais comme ça, après tout, ce serait peu de chose, une dysenterie peut‐être. Je n’avais connu, dans mon plus lointain passé, que la guerre et j’étais endurci. Mon passé… J’avais choisit le vacarme et la tempête… J’étais, et je suis toujours, descendant d’une vieille famille autrichienne, eh oui ! Je m’appelle Frédéric von Honagen, quatorze ans en 1934, études à Berlin, puis les Jeunesses Hitlériennes… Le crane rasé, le regard têtu, j’étais un grand et solide gaillard, parfaitement endoctriné, prêt à tout pour la gloire du III ème Reich… Wehrmacht. Quelques heures après, j’étais prisonnier. Mon uniforme de la Wehrmacht était moins compromettant que l’uniforme noir de la Gestapo. Prisonnier de guerre je fus bien traité par les Français. J’aurais pu m’évader et rejoindre une filière pour l’Argentine, fuir, toujours fuir… se cacher, se dérober… Finalement, je ne me souviens plus très bien des détails, j’ai signé un engagement dans la Légion Etrangère sous le nom de Frédéric… Nathan ! En Indochine j’ai retrouvé beaucoup d’anciens militaires allemands. Enrôlé au 1er Régiment d’Infanterie comme soldat de 2eme classe, l’habitude de la discipline, l’habitude des armes, j’y gagnais rapidement les galons de sergent. — Qu’est‐ce que tu fous sale bou‐kac ! Lèche ! N… de D…! Un violent coup de talon m’étendit sur le sol. J’entendais confusément dans le lointain le “boum boum boum” rapide et saccadé, très caractéristique, des canons de 20 mm 0èrlikon embarqués sur les engins amphibies de la Marine. Ils remontaient l’arroyo de Soc‐Trang en arrosant les berges. Ils venaient certainement à notre secours. Trop tard... De son pied droit le colonel Kim‐Ko m’appuya brutalement la tête sur son pied gauche… Il restait de la boue entre ses orteils… — Thiu‐dong loc ! (Descends‐le !) ordonna Kim‐Ko à l’un de ses hommes. Si les von Honagen me voyaient… Oui, les Jeunesses Hitlériennes, la chasse aux Juifs, aux Gitans, aux Tziganes… Puis le bon élève que j’étais fut admis tout naturellement dans la Gestapo. La chasse continua, tout ce qui n’était pas blond, qui n’avait pas les yeux bleus, était suspect. Pour arriver à quoi ? En août 1944 j’étais dans la région parisienne, je revêtis un uniforme volé sur un officier mort de l’armée allemande, la Dans un réflexe désespéré je me roulai par terre. Une rafale de mitraillette me siffla aux oreilles, puis une vive brulure sous l’omoplate gauche. Les Viêts s’enfuyaient, me laissant pour mort. Je me suis réveillé, le lendemain, à l’hôpital de Cantho, sain et sauf, enfin presque… j’étais bien le seul survivant de la patrouille. Je crois que ma famille, très traditionnaliste, n’appréciait que modérément. 2 Las Vegas — 1978 Dans les années soixante‐quinze Frédéric von Honagen se trouvait à Las Vegas. Il était à la tête de deux salles de jeux et propriétaire de plusieurs étages dans un building sur Bonanza Street, dans le centre de la ville. Sa famille l’avait beaucoup aidé à se reconvertir au loin, le plus loin possible. On préférait tenir à distance ce membre du clan un peu trop aventurier et vaguement compromettant. Au demeurant les von Honagen avaient les moyens : sidérurgie, chimie, banques, etc. Il faut rendre justice à Frédéric : il avait aussi beaucoup travaillé. Il avait démarré avec une seule salle de jeux, et encore, il n’était au tout début qu’un associé. Il n’y avait pas de femme dans sa vie. Une hôtesse, du bar attenant à l’une de ses salles de jeux, venait de temps en temps lui tenir compagnie. Elle était jeune, jolie et intelligente, elle parlait plusieurs langues d’une voix douce et veloutée assez singulière. Il appréciait sa présence et aimait la sortir en public. Ses cheveux roux et ses yeux verts s’harmonisaient fort bien avec l’étincelante couleur jaune d’or de l’immense Cadillac qu’il s’était acheté récemment. Quand son chauffeur, et garde du corps, un ancien Marines, leur ouvrait la portière, Frédéric pensait qu’après tout, la vie a du bon. La vie… Sa vie ! … Un rêve hantait parfois ses nuits. Il se revoyait dans la rizière, quelques dizaines d’années auparavant. Mais les rôles étaient inversés. Le colonel Kim‐Ko avait les mains liées derrière le dos et c’était lui, Frédéric, tranquillement assis sur une pierre qui disait : — Lèche mes pieds, salaud, ordure… Et Kim‐Ko léchait, léchait… Sa langue s’allongeait jusqu’à devenir démesurément longue, lui entourait le mollet, remontait le long de sa cuisse… et cela finissait par chatouiller Frédéric. Il s’éveillait alors en riant aux éclats, à la grande surprise de Caroline, quand elle se trouvait là. Pendant longtemps Frédéric avait entretenu une idée fixe : il devait se venger, laver l’affront. Il irait au Viêt‐Nam, il retrouverait Kim‐Ko, qui, compte tenu de sa popularité et de sa notoriété, devait évoluer parmi les hautes personnalités de l’Etat… et alors… la vengeance est un plat qui se mange froid… Il le sentait confusément : ce n’était pas le soldat franco‐allemand, mercenaire à la Légion Etrangère, qui réclamait réparation, mais l’Allemand, le nazi, l’officier de la Gestapo, l’Aryen pur sang qui ne pouvait pas supporter l’affront fait à sa race ! Il se revoyait dans ses bottes noires et étincelantes, il entendait son ordonnance, dans les couloirs de la Kommandantur de Fontainebleau, qui donnait ses ordres au petit personnel : “Faites cirer les bottes du Kapitän von Honagen ! Schnell ! — Ja, jawohl !… — Faites nettoyer l’uniforme du Kapitän von Honagen ! Schnell ! — Ja, jawohl !... 3 — Faites monter trois bouteilles de Champagne dans le bureau du Kapitän von Honagen ! Schnell ! — Ja, jawohl !… — Faites... ” Pendant ce temps, il signait le plus tranquillement du monde, la déportation de quelques centaines d’innocents, coupables de s’appeler Kahn... ou Lévy... — Ja, mein Herr, mais j’avais des ordres !... C’était pour une juste cause ! Et voilà… Voilà qu’il s’était laissé humilier par ce minable, ce minuscule, ce gringalet, cet avorton d’asiatique. Comment… mais comment avait‐il pu en arriver là ? Il connaissait la réponse… une réponse qu’il avait bien du mal à accepter… Il considérait toujours comme une offense personnelle sa rencontre, en 53, avec ce colonel Kim‐Ko… dans la rizière ! Mais le Viêt‐Nam était loin. Le temps avait passé. Il n’avait que peu de temps libre. Il s’occupait de tout et ne savait pas déléguer la direction de ses affaires. La haine s’était assoupie, estompée, laissant la place à une simple amertume, le goût amer d’avoir été brimé. A quoi bon aller courir l’aventure pour satisfaire ce qui n’était que son orgueil blessé ? Un soir, il était seul au volant de sa Cadillac. C’était assez rare. Certes, on n’était pas dans le Chicago des années trente, mais tout de même… Il y avait parfois des règlements de comptes sanglants : racket, drogue, criminalité en tous genres… étaient présents à Las Vegas, mais Frédéric se tenait soigneusement à l’écart de tout cela. Depuis quelques minutes, en passant à l’angle d’Ogden Street, il avait remarqué une grosse Buick blanche, qui le suivait d’assez près. Frédéric habitait au bout de Paradise‐road, c’était déjà la banlieue, loin des lumières du centre ville. Quand il arriva à hauteur du parking souterrain de son immeuble, au lieu d’y entrer, il se rangea le long du trottoir. La Buick en fit autant. Il se préparait à dégainer rapidement son arme qu’il portait dans un holster sous son aisselle gauche. Il n’était pas très inquiet : il n’était mêlé à aucune histoire louche, il n’avait de compte à rendre à personne, il n’avait jamais été menacé. Un petit homme descendit de la Buick et vint vers lui. Frédéric descendit de sa voiture, s’il devait se battre il valait mieux être dehors. Le petit homme s’approchait lentement les mains ouvertes et en l’air pour bien montrer qu’il n’avait pas d’armes et que ses intentions n’étaient pas agressives. Dans la pénombre de ce quartier périphérique Frédéric ne distinguait qu’une silhouette, éclairée de dos par un lampadaire jaunâtre diffusant une lumière équivoque. Soudain il comprit… Ces petits yeux bridés ou 4 l’on ne voyait qu’un mince trait de crayon entre les cils… était‐ce possible ? … Oui parbleu ! — Le colonel Kim‐Ko ! — Et alors… vilain bou‐kac ! Que deviens‐tu ? Dis‐moi ton nom que je t’appelle autrement qu’en t’insultant… Les retrouvailles, sous l’effet de la surprise, furent chaleureuses. Aucun des deux hommes ne fit allusion aux circonstances de leur première rencontre. — Je m’appelle Frédéric… — Et moi pas vraiment Kim‐Ko. Je m’appelle Nguyen‐Cao‐Ky. Kim‐Ko, le coq en français, c’était un nom de guerre… Il y a huit jours que je te surveille. Tu étais avec une belle petite au cocktail pour la réélection du maire. Quand je t’ai vu, je t’ai reconnu tout de suite, tu n’as pas beaucoup changé. Je me suis un peu dissimulé, cette assemblée de notables, ou considérés comme tels, ne se prêtait guère à nos retrouvailles. A ton départ je t’ai suivi. Tu comprends, j’ai préféré savoir à qui j’avais affaire maintenant. Quand j’ai compris que tu étais un honnête homme, j’ai pensé que je pouvais me démasquer… et voilà… Le temps était lourd. L’orage qui menaçait depuis la fin de l’après‐midi éclata soudain. Il y eut un puissant grondement de tonnerre et un éclair illumina la rue et les somptueux immeubles qui la bordaient. Instantanément la pluie tomba, drue et épaisse. Kim‐Ko leva les bras au ciel : — Tu te souviens, bou…, Frédéric ? On se croirait en Indo, au mois de juillet… Ils montèrent dans l’appartement de Frédéric. Confortablement installé devant un flacon du meilleur Whisky, un single‐malt hors d’âge comme l’aimait Frédéric, ils continuèrent leur conversation. L’itinéraire de Kim‐Ko, depuis que les Américains avaient quitté le Viêt‐
Nam, était très compliqué. L’extrait vous a plu ? Alors achetez l’ouvrage complet auprès de l’auteur ! — Mais nom d’un chien Kim‐Ko, par tous les diables de l’Enfer, comment es‐tu arrivé ici ? 5