La Condition des femmes pendant la Grande Guerre - UTL

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La Condition des femmes pendant la Grande Guerre - UTL
LES FEMMES ET LA GUERRE DE 14-18
« La condition des femmes pendant la Première Guerre mondiale »
Problématique : la guerre a-t-elle émancipé les femmes ?
La condition des femmes pendant la Première Guerre mondiale est un vaste sujet qu’il faut tout
de suite confronter à deux séries d’éléments :
1. La guerre. Quelle est cette Première Guerre mondiale dans ses grands traits….
En fait il s’agit d’un récit guerrier, viril et masculin
2. Les femmes. Que sont et que font les femmes pendant cette période.
Donc à quels stéréotypes se réfère-t-on… le récit est là aussi structuré par un impensé masculin.
Voici en quels termes l’histoire enseignée aborde cette question encore aujourd’hui :
Chronologie de la Guerre
Images du début (Sarajevo) et de la fin (le Traité de Versailles par ex.)
Les deux cartes (1914 et 1920 l’Europe géopolitique est transformée)
Or dans le même temps, et ce depuis que l’historiographie et l’histoire enseignée abordent la
présence et le rôle des femmes, une réponse formelle a surgi : la guerre a émancipé les femmes. Deux
images symboliques:
en 1914 la femme est attachée à la glèbe
en 1920, elle est « garçonne »
Or il s’agit là aussi d’un impensé masculin et il s’agit là aussi d’un raccourci trompeur. D’une part il
affirme que le rôle des femmes a été réel et important pendant cette guerre, d’autre part il se sert du
regard masculin sur une toute petite élite pour affirmer l’émancipation.
Image : les paysannes à la glèbe
Image : une garçonne
Il nous faut donc aborder cette question de la condition des femmes pendant la Première Guerre
mondiale en mesurant ce qui a permis deux faits de même nature :
- Pourquoi la guerre n’a-t-elle pas réellement émancipé les femmes alors que ces hommes et ces femmes
ont « subverti » les cadres sociaux et les rapports hommes-femmes, ne serait-ce que parce que les femmes
ont pris la place jusque-là dévolue aux hommes ?
Image d’une femme sur tracteur ; image d’une femme watman
- Pourquoi la mémoire de cette guerre a-t-elle entretenu une histoire faite par les hommes et une
symbolique masculine puisque 1919 provoque « un retour à la normale », c’est-à-dire à une société
patriarcale et hiérarchisée qui ne fait pas de place aux femmes malgré leur sacrifice, ne serait-ce qu’en
leur refusant le droit de vote? alors qu’elle développe l’esprit ancien combattant et le souvenir des
« poilus » qu’ils soient morts ou « gueules cassées » !
Image d’un monument dédié aux poilus
Trois temps :
I . Entrer dans la Guerre :
II. Tenir dans la Guerre :
III. Sortir de Guerre :
Louis-Pascal JACQUEMOND Conférence
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I. Entrer en Guerre :
1.1914, l’année des femmes :
Dans les dernières années du XIXème siècle, la situation juridique, économique, politique des
femmes est en débat au fur et à mesure que progresse l’organisation des mouvements féministes au plan
national et au plan international et que s’accentue la revendication de l’égalité des sexes. Or la situation
des Françaises a été codifiée en 1804 avec le Code napoléonien ou Code Civil très discriminant au sujet
des femmes et qui repose sur le principe que les femmes sont « naturellement » vouées à épouser et à
procréer. Elles sont des mineures qui, du fait des articles 213 et 214 du Code Civil sont des sujettes
définies par le mariage : au mari protection, entretien et autorité, à l’épouse l’obéissance et la maternité.
Dès lors la société est patriarcale, hiérarchique et mâle. La domination des hommes implique la faiblesse
des femmes et leur soumission. C’est ce « déséquilibre social » que les féministes entendent réformer. Lé
République a fait des hommes des citoyens-soldats qui exercent leur droit de suffrage et elle réfute toute
prétention des femmes à la citoyenneté politique, du fait de leur naturelle faiblesse et de l’idée que c’est le
chef de famille qui les représente.
Au plan politique et revendicatif, depuis les années du début du XXème siècle le vaste mouvement
international féministe secoue la scène publique en Angleterre, dans les pays scandinaves comme en
Allemagne ou aux Etats-Unis, la revendication suffragiste a pris des proportions assez radicales pour faire
aboutir le droit de vote des femmes. Et ce discours est également lié à des arguments pacifistes qui fait
que pour l’opinion le suffragisme est un pacifisme qui ne dit pas son nom, donc les femmes seront
« naturellement » opposés à toute guerre. C’est le temps rétrospectivement qualifié de « Belle Epoque ».
La France connaît le même phénomène accentué par le fait que la statut des femmes est encore plus
contraint que dans la plupart des autres pays européens les plus en progrès sur le sujet, les pays anglosaxons.
Leur statut est à peu de choses près celui établi par le Code Civil napoléonien qui fait des femmes
d’éternelles mineures passant de l’autorité absolue de leur père (ou tuteur) à celle de leur mari, y compris
lorsqu’elles deviennent veuves.
Image : le Code Civil napoléonien
Les articles définissant la minorité des femmes
Article 213 : « Le mari doit protection à sa femme, la femme doit obéissance à son mari ».
Article 214 : « La femme est obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de
le résider : le mari est obligé de la recevoir, et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de
la vie, selon ses facultés et son état ».
Article 229 : « Le mari pourra demander le divorce pour cause d’adultère de sa femme ».
Article 230 : « La femme pourra demander le divorce pour cause d’adultère de son mari, lorsqu’il aura
tenu sa concubine dans la maison commune ».
Quelques avancées vers plus d’égalité civile et civique ont bien été prises mais elles sont ténues :
droit de vote pour l’élection aux chambre de commerce et aux conseils des prud’hommes ou encore droit
des femmes à gérer leur salaire en 1907 … ce qui a incité les mouvements de féministes les plus radicales
a accentuer leur pression sur les politiques et à s’inviter dans les bureaux de vote. C’est la cas à plusieurs
reprises lors des élections municipales (Hubertine Auclert en 1912) puis à presque toutes les élections
législatives dont celles de mars 1914 au nom de la revendication de l’égalité politique et du droit de
citoyenneté des femmes.
Images : l’Illustration et Hubertine Auclert renversant les urnes (mais quelle lecture « masculine »
donc genrée faire de cette image ?)
Image : Bureau de vote de suffragistes à Paris en 1914
Cette croisade pour le droit de suffrage connaît son apogée en juillet 1914 avec la grande
manifestation des suffragistes réformistes qui, sous la houlette de Séverine, rassemble plusieurs milliers
de manifestantes et rallie à la cause des femmes beaucoup d’hommes politiques, des plus convaincus
comme Louis Marin ou René Viviani aux plus opportunistes comme Edouard Herriot. Tout laisse alors à
penser qu’à la fin de l’été 1914 les femmes de France auront obtenu le droit de suffrage grâce à la loi que
devrait voter le Parlement et malgré les réticences des radicaux (le « risque clérical »).
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Mais c’était compter sans la suite funeste du mois de juillet qui, après l’assassinat de Jaurès par
Raoul Vilain, voit s’engager l’engrenage des alliances et les mobilisation guerrières aux portes Est de la
France. Or, immédiatement, la mobilisation qui suit la déclaration de guerre est approuvée par les
femmes. Il ne faut pas oublier qu’elles ont reçu la même éducation que les garçons dans une école qui a
fait des « provinces perdues » son chant patriotique de référence. Cela ne veut pas dire non plus
enthousiasme pour la guerre.
Cartes : les provinces perdues.
Pour compléter cette esquisse de la situation des femmes en 1914, il faut préciser que,
contrairement à ce qui est pensé, les Françaises sont très présentes au travail et à la maternité (même si
Françoise Thébaud peut utiliser à juste raison le terme de « maternité refusée » depuis les années 1880).
En effet, en 1914, selon les résultats du recensement quinquennal de 1911, 7,2 millions de femmes sont
répertoriées comme actives (sur 39 millions de population totale, 20 millions de femmes, dont 15 en âge
travailler et 14 millions d’hommes au travail sur les 15 en âge de travailler). Le taux d’activité est élevé
(officiellement il est de 36% mais en fait il est de plus de 50%) et c’est un peu atypique en Europe (moitié
en Allemagne et au Royaume-Uni). Elles sont répertoriées en majorité dans l’industrie, le commerce et la
domesticité, mais aussi comme dactylos, sages-femmes ou institutrices.
Or l’on recense 350 000 femmes chefs d’exploitation agricole, et les femmes du monde agricole
hormis quelques domestiques de ferme et quelques salariées agricoles, sont recensées comme « sans
profession » ! Deux grands domaines absorbent de fait la main d’œuvre féminine : les paysannes dans le
monde rural, le textile et les métiers liés au textile (traitement de la matière première, filature et tissage,
habillement,…) dans les villes même si le travail textile à domicile ne doit pas être négligé pour certaines
campagnes (normande, lyonnaise, alsacienne, ….). Et parallèlement les femmes ont investi des domaines
jusque-là réservés aux hommes : . C’est en 1900 que sont diplômées les premières femmes médecins,
avocates et professeures agrégées ; et Marie Curie devient la première femme professeure à la Sorbonne
en 1906.
Graphique : taux d’activité
2. 1914, la mobilisation des femmes :
Quand survient la mobilisation en août 1914, dans un climat général qui pense que la guerre sera
courte, se pose immédiatement une double question sur l’attitude des femmes : soutiendront-elles la
guerre et la mobilisation en masse ? se substitueront-elles aux hommes le temps d’un été pour terminer les
gros travaux en cours et faire tourner les usines et les transports?
C’est le sens de l’appel de René Viviani le 7 août 1914 aux femmes françaises :
Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie.
Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille.
Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés !
Il n'y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime.
Tout est grand qui sert le pays.
Debout ! A l'action ! A l'oeuvre !
Il y aura demain de la gloire pour tout le monde ».
Image : l’affiche discours de Viviani
Il pense surtout aux paysannes. Or, l’adhésion à l’union sacrée est quasi immédiate et surtout le
nombre de féministes qui refusent est quasi infime et elles sont inaudibles. Mais comme toute l’activité
économique est bouleversée : 60 % des emplois d’avant-guerre disparaissent et de nombreuses femmes se
voient privées du salaire de leur mari.
Cependant, tout le monde veut croire que le conflit sera vite et bien réglé. Mais, rapidement on
déchante, les hommes, les « poilus » sont partis pour longtemps et les femmes doivent les remplacer à la
fois dans l’industrie de guerre, où on les surnomme les munitionnettes les transports et aux
champs…C’est sur un ton martial que le président du Conseil René Viviani appelle dès le mois d’août les
Françaises du monde rural : « Debout femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la Patrie.
Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille ! ».
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Il s’agit alors de se substituer toutes affaires cessantes aux millions d’hommes mobilisés juste au
moment des récoltes. « Outre leurs occupations traditionnelles (basse-cour, potager), les agricultrices
devenues souvent chefs d’exploitation, doivent exécuter des travaux habituellement assumés par des
hommes».
Images : les paysannes « mobilisées »
De manière un peu inattendue, les féministes se rallient aussi au mot d’ordre de l’Union sacrée (le
mot est de Raymond Poincaré dans un message aux députés le 4 août 1914). Le dernier rempart contre la
déclaration de guerre semble s’être dissout avec l’assassinat de Jean Jaurès le 31 juillet 1914 et le 4 août,
sur sa tombe, c’est le ralliement patriotique. Les féministes s’enrôlent sous la bannière de la patrie et
suspendent leur militantisme pacifiste. La Ligue du Droit des Femmes en grande partie, l’Union Française
pour le Suffrage des Femmes (Mme de Witt-Schlumberger) en totalité, et le Conseil national des Femmes
françaises (fédération de 100000 adhérentes) rompent avec leurs orientations internationalistes souvent
pacifistes et prônent la mobilisation des femmes pour la Patrie : « une guerre de légitime défense » écrit
Maria Vérone. Quelques individualités résistent, mais c’est infime. Ce sont des féministes plutôt radicales
comme la socialiste Louise Saumoneau, l’anarchiste Hélène Brion ou l’internationaliste Gabrielle
Duchêne.
A partir de 1915 ces premières dissidentes rallient de plus en plus d’autres femmes à leur cause
pacifiste car la Guerre s’est enlisée et le nombre de morts est considérable. Gabrielle Duchêne est au
Congrès international des femmes pour la paix d’avril 1915 à La Haye, prélude au mouvement pacifiste
des rassemblement de Zimmerwald (Berne pour les femmes) et Kienthal en Suisse en 1915 et 1916.
Faisant sécession dès 1914 au sein de la SFIO, Louise Saumoneau a créé le Groupe des Femmes
socialistes qui refuse l’union sacrée et s’appuie sur lui pour participer aux conférences pacifistes. Elle
exalte la lutte des classes pour rejeter la guerre des capitalistes et des bourgeois…sans jamais rompre avec
les socialistes de la SFIO. En 1917 elle crée La Voix des Femmes avec Louise Bodin, Colette Reynaud
mais aussi Henri Barbusse et Romain Rolland en faveur de la paix immédiate.
L’institutrice Hélène Brion a créé son propre groupe de dissidents dès 1914 avec le journal
L’Ecole Emancipée. En mai 1918 elle est arrêtée pour avoir diffusé des brochures pacifistes et pour
défaitisme. Au cours d’un procès retentissant elle tient tête et démontre que son pacifisme est, en temps
de guerre, une application de son féminisme. Elle est antimilitariste, suffragiste, anarchiste et élève ses
deux enfants conçus comme « fille-mère » avec un émigré russe. Ses témoins devant le conseil de guerre
sont le gotha du féminisme radical : Séverine, Nelly Roussel, Marguerite Durand. Pour elle le féministe
est par essence féministe et si les femmes avaient voté en 1914 la guerre aurait été évitée. Elle se
revendique des principes de Wilson. Pour ne pas en faire une martyre, le conseil de guerre la condamne à
du sursis (3 ans de prison). Mais elle est alors dans le courant montant du pacifisme qui devait mettre fin
à la guerre en novembre 1918.
Images : Hélène Brion ; Gabrielle Duchêne
3. 1914-1915 : la « nationalisation » des femmes :
Avec l’automne 1914 la guerre prend une autre visage : celui de la guerre de position ou guerre
des tranchées. Les fronts s’étirent de Dunkerque à Bâle et se figent dans la boue et l’attente des coups de
boutoir et des assauts répétés…et meurtriers. Alors s’enclenche ce que Françoise Thébaud appelle un
processus de « nationalisation » du corps des femmes. Mais il est clair que tout repose sur une vision
traditionnelle et « naturaliste » des femmes : fonction procréatrice et mission maternelle. Le consensus sur
cette conception est autant masculin que féminin. Pour la plupart des femmes, y compris nombre de
féministes modérées ou réformatrices, le destin des femmes est de donner des enfants à la Patrie.
Une allocation est allouée aux femmes de soldats mobilisés au front. Même si elle est faible (et en
fait insuffisante pour faire vivre les familles) elle est conçue pour soutenir le moral des soldats plus que
pour aider les familles. Et en plus elle est liée à la bonne moralité des femmes bénéficiaires surveillées par
les autorités publiques ou les « femmes sentinelles » (surveillance du tour de taille).
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Ensuite, afin de limiter l’afflux de main d’œuvre féminine dans un certain nombre d’industries
d’armement, dès décembre 1914, il est décidé de faire appel à « des affectés spéciaux », soit 350 000 à
500 000 hommes, cadres et ouvriers qualifiés ramenés du front et redéployés vers les usines ou
travailleurs étrangers (des Chinois par exemple) ou des colonisés (Indochinois, Africains). Mais comme
fin décembre 1915 les autorités constatent que cela ne suffit pas, alors celle que l’(on recrute sous le nom
de « munitionnettes » sont sollicitées. Elles seront 600 000 fin 1918, soit 25% de la main d’œuvre. Cela
coïncide avec la relance du débat sur le travail des femmes : elles concurrencent les hommes (et tirent les
salaires vers la bas), elles sont responsables de la baisse de natalité, elles troublent les identités sexuelles
(puisqu’elles exercent des métiers dits d’hommes et qu’elles se « virilisent » en gagnant en indépendance
économique).
Image : usine avec munitionnettes
Après presque trois mois de guerre, l’Etat-major doit se rendre à l’évidence : la guerre sera longue
et la séparation des couples devient un problème à la fois de moralité publique (le risque de l’adultère
puisque la femme est par nature faible), de stratégie militaire ( à cause des hécatombes colossales de
septembre et octobre 1914, le moral des troupes oblige à mettre en place et à accélérer les permissions) et
de santé publique (éviter les maladies vénériennes et organiser une intendance sexuelle) . Deux/trois
décisions sont prises : les permissions (fixées par la loi à sept jours, voyage compris, tous les quatre mois
à compter de juin 1915), le mariage des mobilisés par procuration (loi du 4 avril 1915)… et indirectement
l’instauration de bordels aux armées (car cela évite la prostitution clandestine ou l’encombrement des
villes proches du front par les fiancées). C’est comme cela que s’instaure une sorte de contrôle de la
sexualité des femmes à l’arrière et des hommes au front tandis que l’institution cardinale du mariage et la
conception familialiste de la société est confirmée.
Image : la permission
Dès lors la correspondance entre les soldats et leur épouse ou leur fiancée devient un lien vital et
une sorte de cordon ombilical. L’historienne Clémentine Vidal Naquet en a mesuré l’intimité amoureuse
au travers de sa thèse publiée sous le titre Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du
lien conjugal (édition Les Belles Lettres 2013). Même si elle fait une part trop belle aux couples unis,
amoureux ou exemplaires, elle montre que la lettre fut d’abord une nécessité. Passé le temps des larmes et
des serments qui caractérisent la séparation, elle constitua le seul recours, la seule façon de continuer à
aimer et à vivre, de continuer à tenir et à braver la solitude des corps et des sens. Certaines insistent sur le
manque, la tristesse, d’autres sur l’attente, d’autres encore imaginent les possibles scénarios du retour.
Mais l’horizon caché de la mort plane sur tous ces échanges et en façonne le rituel.
Image : les lettres des poilus à leurs fiancée ou leur femme
S’il y a «inflation sentimentale», peu de place est laissée à l’expression du désir. A quelques
exceptions près (dont celle, inattendue, des passages érotiques qui émaillent les lettres de Pétain à
Eugénie Hardon), la sexualité est peu présente. On dit plutôt la solitude, on cherche l’intimité, le soutien,
on réécrit le passé. Le tragique y croise en permanence l’ordinaire : il s’agit le plus souvent de poursuivre
à distance la vie quotidienne. On évoque la ferme, les enfants, les affaires, les habitudes rompues, érigeant
la banalité en ressource suprême. Mais à côté il y eut beaucoup de ménages déchirés, désunis ou adultères
qui, évidemment, ne s’écrivent pas. Et ce sont ces épouses «scandaleuses» dont la conduite bafouait
«l’honneur national» qui sont vilipendées parce qu’il ne convient pas qu’une femme se conduise ainsi,
alors que c’est admis pour les hommes ! D’ailleurs le nombre de divorces, un peu affaibli en temps de
guerre explose en 1919, doublant l’effectif de 1913 (de 13500 à 30000).
Parallèlement, la maternité est consolidée par la loi Rameil du 8 novembre 1915, avec la décision
d’implanter dans les usines des salles d’allaitement (les Gouttes de lait) et des crèches d’usines. S’y
ajoutent la prophylaxie infantile et l’éducation puéricultrice : des cours et des consultations de
nourrissons. Dès 1916 naît une Ligue française pour le relèvement de la maternité ainsi que l’association
d’Auguste Isaac, La plus grande famille, qui œuvre après-guerre pour l’adoption d’une fête des Mères et
pour la remise d’une médaille patriotique aux familles nombreuses.
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II. Tenir dans la Guerre ou les femmes en guerre ou les femmes au front « arrière » :
Après quelques constats généraux, nous allons faire le portrait des catégories de femmes qui
doivent tenir bon à l’arrière et analyser les évolutions genrées que cela recouvre. Pour cela notre ouvrage
clé est celui de Françoise Thébaud, à qui nous emprunterons la liste des catégories de femmes dans une
guerre totale ainsi que celle des principales évolutions d’une société qui vit la guerre et tout
particulièrement des relations de genre, donc des rapports sociaux et culturels hommes-femmes.
1. les remplaçantes et les gardiennes :
Aucune des activités du pays n’a été paralysée pendant la guerre, malgré l’absence de millions
d’hommes : qu’elles soient paysannes, ouvrières d’usines, salariées du transport ou du commerce, là où
exerçaient principalement des hommes, les femmes ont su faire face. Elles ont été les remplaçantes tout
naturellement et aussi les gardiennes de l’arrière ». Elles ont tenu, au prix de gros sacrifices, et en
s’attelant à pratiquer tous les métiers d’hommes….même les plus inattendus.
Image : la livreuse de charbon
Image : les menuisières
a. les paysannes : « les gardiennes du territoire »
Les paysannes sont immédiatement mobilisées par René Viviani « sur le champ du travail »
(affiche du 7 août 1914) et elles sont devenues les « gardiennes du territoire national » (expression du
romancier Ernest Pérochon en 1924). Dans un premier temps elles doivent achever les moissons et
assurer les travaux d’automne, à la place des 1,5 millions d’hommes mobilisés. Puis, la guerre durant,
c’est 60% des agriculteurs qui sont au combat en 1918, donc l’ensemble des travaux de la ferme, de la
gestion à la vente incombe aux femmes, soit 3,2 millions d’agricultrices même si à la campagne il y a
encore 1,5 millions d’hommes –jeunes, vieux, démobilisés, exemptés, travailleurs étrangers. Il y a là une
transgression de genre puisque le domaine privé, celui du foyer domestique et de la proximité de la
maison (basse-cour, potager,…) relève de la responsabilité des femmes alors que le domaine public, celui
des récoltes, de la gestion des terres et des prises de décisions sur la maisonnée relèvent des hommes.
C’est donc mal acceptée par les hommes : les plus jeunes et les plus vieux du village exercent pression et
contrôle, les mobilisés au front demandent des comptes par lettre et donnent leurs ordres.
Extrait de lettres de « poilus » :
Cet agriculteur de Saint-Alban, dans le Tarn écrit à sa femme à l’automne 1914 de faire travailler sa
jument et s’inquiète : « Vous me dites que vous n’êtes pas en retard, mais vous ne me dites pas les sacs
d’avoine et de blé que vous avez semés ». Ou cet agriculteur du Tarn-et-Garonne, qui écrit le 14
septembre 1915 : « […] Si tu veux vendre les génisses, fais-le et garde le veau qui doit commencer à
manger. Je vois que tu as bientôt fini de rentrer le tabac et une partie des pommes de terre. Les tomates
doivent s’éclaircir. […] »
Le travail des champs repose sur 3,2 millions d’agricultrices, dont des femmes d’ouvriers
agricoles (300 000 environ), des ouvrières agricoles, des femmes d’exploitants (850 000) et des chefs
d’exploitation femmes. Avec les 1,5 millions d’hommes jeunes, vieux, non-mobilisés (donc inaptes), ces
3,2 millions de femmes sont censées faire le travail des 5,2 millions de paysans (recensement de 1911) !
Les conditions de travail sont dures : outre la plus ou moins insuffisance musculaire, les femmes sont
obligées de faire face à l’absence d’attelages puisque les chevaux ont été réquisitionnées et que, malgré
les incitations gouvernementales à mécaniser les travaux, les trois-quarts des fermes/exploitations n’ont
pas les moyens de le faire ou de salarier un personnel pour le faire, au-delà du seul engagement des plus
jeunes et des plus âgés. Et la seconde difficulté est que les fermes doivent faire face aux réquisitions pour
ravitailler le front : vin, élevage, récoltes. C’est là aussi une seconde inversion de genre : les mobilisés,
les hommes, dépendent donc des paysannes, de leurs femmes, pour survivre !
Image : paysannes à l’ araire ; Travaux des champs (récolter, labourer avec une vache) ;
Autres métiers au village : garde-champêtre, maréchal-ferrant, boulangère (cas de Madeleine
Deniou d’Exoudun – Deux Sèvres à trente kilomètres de Niort - qui fait 400kg de pain par jour avec son
jeune frère de 14 ans).
Images : autres exemples de métiers des femmes
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Face aux exigences de l’Etat, et malgré le manque de moyens, les paysannes ne doivent pas se
relâcher : toute terre en friche peut être réquisitionnée par la commune ; tous les travaux de force leur
incombent ; la fatigue physique est permanente … les accidents, les maladies, les fausses couches et les
naissances prématurées sont donc nombreux.
Et comme ce sont les agriculteurs/paysans qui ont été le plus mobilisés sur le front (ce n’est qu’en
1917 que l’on démobilisera les pères de 5 enfants et plus et les plus de 46 ans !), c’est dès août 1914 que
les paysannes sont confrontées à la mort de leur époux ou de leur fils, c’est là que le veuvage est une
épreuve et une souffrance qui se démultiplie. Seule une petite minorité de femmes des campagnes quittera
le village pour se faire citadine.
Image : une des premières veuves
b. les munitionnettes : les « soutières » de l’armement
La mémoire collective a retenu une chose: l’afflux de femmes dans les usines, en particulier les
usines d’armement et de munitions (d’où le nom de munitionnettes ou d’obusettes) qui en embaucheraient
des centaines de milliers, et que fixent autant pour la propagande que pour l’information et la gloire la
pellicule des photos et les « unes « des journaux. Et la déduction vient automatiquement : les femmes se
sont mises au travail pendant cette phase 1914-1918 !
Images : des obusettes
Images : des munitionnettes
La réalité est plus nuancée. D’une part les femmes sont déjà nombreuses à travailler avant le
conflit mondial : le recensement de 1911 affiche 2 millions d’ouvrières, 880000 patronnes de d’industrie
ou de commerce , 715000 employées et 789000 domestiques femmes pour un potentiel de 7 millions de
femmes en âge de travailler. Au moment de la mobilisation, compte tenu du départ des mobilisés et du
ralentissement de l’économie, la population industrielle baisse de 20%. Mais comme il faut produire avec
le prolongement de la guerre, et surtout produire des armes et des équipements militaires, alors les
industries se reconvertissent. Et commencent à embaucher des femmes, dont beaucoup n’arrivent pas sur
le marché du travail car elles quittent un travail antérieur (du textile, du vêtement, du luxe, …) compte
tenu des salaires proposés ou parce qu’elles ont été licenciées. Le recrutement n’est pas massif mais le
déplacement depuis les industries traditionnelles en crise vers les nouvelles industries métallurgiques et
mécaniques en donne l’impression. De plus les banques, les PTT, les chemins de fer, l’enseignement (les
institutrices et les professeures remplacent leurs homologues masculins) embauchent massivement. Le
taux d’activité féminine passe de 32% à 41% en 1917.
Image : graphique d’évolution du taux d’activité des femmes
Dans les industries d’armement, dont beaucoup sont nouvellement créées, les patrons font d’abord
appel aux étrangers, aux travailleurs des colonies « importés » et obtiennent la création des « affectés
spéciaux » dès fin 1914, cadres et ouvriers qualifiés, compte tenu de leurs compétences et des besoins en
compétences spécifiques (entre 350000 et 500000 « privilégiés »). Mais parallèlement ils se rendent très
vite à l’évidence que la main d’œuvre féminine recèle des qualités et des compétences qui leur sont utiles
(tâches répétitives, travaux minutieux, habileté et patience, …) et qui leur coûtent bien moins cher que les
hommes (différentiel de 25% à 30% en général, parfois de 50%... et pourtant elles sont les ouvrières
d’industrie les mieux payées !). Bien qu’il soit nécessaire de moderniser ces usines (appareils de levage
ou de manutention, machines spécialisées), ce sont celles qui ont les rendements les plus élevés ! Début
1918, avec 500 000 munitionnettes, elles sont 25% (un quart) de la main d’œuvre des industries de guerre.
La situation est très variable selon les lieux et les usines, y compris dans le même domaine, surtout
depuis l’occupation du Nord qui était le principal bastion industriel français. Ainsi en région parisienne,
André Citroën qui a créé Quai de Javel une usine très moderne et rationalisée pour produire le canon de
75mm, certains ateliers peuvent employer jusqu’à 80% de femmes. Par contre chez Renault les ouvrières
ne sont que 30% et chez Blériot 10%. Dans les autres centres industriels comme Lyon, Saint-Etienne, la
Basse-Seine, la vallée de la Romanche dans le sud, des femmes embauchées sont « cantonnées » sur place
dans des logements de bois (cloisons de bois, châssis de 2 à 3 lits superposés, 2 ou 3 occupantes par lit
parfois, pas de meubles, pas d’eau courante, des tinettes mobiles). Et l’inspection des cantonnements n’est
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créée que fin 1916 ! D’une certaine manière la guerre a plutôt contribué à accentuer la division sexuée du
travail avec la rationalisation des tâches.
Les conditions de vie et de travail des femmes sont donc très difficiles.
Extrait de Marcelle Capy : Marcelle Capy, journaliste féministe et libertaire, travaille quelques semaines
incognito dans une usine de guerre. Son témoignage paraît dans La Voix des femmes entre novembre 1917
et janvier 1918 :
« L'ouvrière, toujours debout, saisit l'obus, le porte sur l'appareil dont elle soulève la partie supérieure.
L'engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions ( c'est le but de l'opération), relève la
cloche, prend l'obus et le dépose à gauche. Chaque obus pèse sept kilos. En temps de production
normale, 2 500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque
engin, elle soupèse en un jour 35 000 kg. Au bout de 3/4 d'heure, je me suis avouée vaincue. J'ai vu ma
compagne toute frêle, toute jeune, toute gentille dans son grand tablier noir, poursuivre sa besogne. Elle
est à la cloche depuis un an. 900 000 obus sont passés entre ses doigts. Elle a donc soulevé un fardeau de
7 millions de kilos. Arrivée fraîche et forte à l'usine, elle a perdu ses belles couleurs et n'est plus qu'une
mince fillette épuisée. Je la regarde avec stupeur et ces mots résonnent dans ma tête : 35 000 kg ».
A ces difficultés quotidiennes s’ajoutent des conditions de plus en plus difficiles, d’horaires, de
cadences, de pénibilité. Les accidents sont nombreux mais les secours relèvent de la charité publique. Les
patrons ont en effet obtenu la suspension de la plupart des lois sur le travail : la journée de 8 heures (elle
est à 12 heure et, par circulaire ministérielle, fixée à 10 heures en 1917 compte tenu des abus constatés),
le repos hebdomadaire (passé à 2 jours par mois, et « si possible » redevenu hebdomadaire en 1917), le
travail de nuit (imposé aux hommes comme aux femmes).
Il n’est donc pas surprenant que les femmes aient pris leur part dans les grèves qui se sont
multipliées dans beaucoup d’entreprises, dès 1915. Une centaine de grèves en 1915, plus de 300 en 1916
(dont celle des 81 ouvrières du fusil de De Dion à Puteaux pendant 12 jours). Mais c’est surtout en mai
1917 que les grèves sont plus retentissantes dans un climat alors fortement plombé par la forte hausse des
prix (40% parfois), par la menace de baisse des salaires, par les mutineries sur le front et la fermentation
bolchevique du monde ouvrier.
Ce sont les « midinettes » de la haute couture (les 250 couturières de la maison Jenny qui perdent
une demi-journée de salaire) qui entrent dans la danse au printemps 1917 et rallient à leur grève les
« munitionnettes » parisiennes. Dès lors les négociations aboutissent pour le vêtement, après 14 jours de
grève, à la semaine anglaise (samedi et dimanche de repos), les contrats collectifs de travail (deux ans
avant la loi de mai 1919 qui généralise les conventions collectives à la sollicitude des entrepreneurs) et
des minima de salaires pour certaines catégories (comme les ouvrières à domicile). Mais pour les usines
d’armement c’est la répression qui triomphe avec la complicité de la CGT. Dès lors les femmes se
mobiliseront peu (printemps 1918) dans la confusion de mots d’ordres pacifistes.
Images : les midinettes en grève
L’Humanité écrit : « Les corsetières arborent fièrement une jarretelle en soie bleu ; une plume
d’autruche indique le groupe des plumassières ; les employées de banque ont collé sur un carton l’affiche
du dernier emprunt. […] Nos vingt sous ! La semaine anglaise ! Rendez-nous nos poilus, scandent les
manifestants. On voit les cochers de fiacre et les chauffeurs de taxi faire monter les grévistes pour les
amener à la Grange-aux-Belles, le siège de la CGT, qui n’a jamais tant mérité son nom. Des soldats en
permission accompagnent leurs petites amies et les gars du bâtiment descendent de leur échafaudage
pour applaudir ces jolies filles. »
Mais au final la guerre a permis à beaucoup de femmes de faire l’expérience de la liberté, de
l’autonomie, de la responsabilité, d’une émancipation certaine. D’où la crainte des hommes, l’explosion
d’une littérature misogyne et antiféministe qui les montre frivoles, futiles, infidèles, et l’importance de la
censure qui, pour ne pas démoraliser les soldats aux fronts, caviarde ou élimine les courriers et les articles
de presse dénonciateurs ou explicites et favorise la presse qui donne une image traditionnelle des femmes.
Voici comment le journal J’ai vu, de juin 1917, légende une photogravure d’ouvrière souriante avec un
énorme obus dans la main gauche et un fusil dans la droite: « Vêtues de la cotte des ouvriers, on les a
vues dans les usines tourner les obus, fondre de l’acier pour les canons, fabriquer des explosifs. Et dans
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cette atmosphère de mort, parmi ces durs travaux d’hommes, si rudes à leurs bras fragiles, elles ont sur
rester femme et garder toute leur grâce. »
c. les autres remplaçantes : « les métiers en jupons »
Durant les quatre années de Guerre les femmes assument la quasi-totalité des tâches autrefois
dévolues aux hommes, des « métiers en jupons ». Si les uns y voient et craignent « la masculinisation des
femmes » , d’autres y puisent la preuve des capacités des femmes. Les féministes dénoncent par
conséquent l’injustice qui leur est faite. On trouve des matelotes, des aiguilleuses, des boulangères, des
mécaniciennes, des chauffeuses de locomotives, des allumeuses de réverbères, des conductrices de trains
ou de tramways, des factrices, des garagistes, des portefaix (charbon), des poinçonneuses de billets
(métier de responsabilité jusque-là réservé aux hommes), des crieuses de journaux (à canotier avec
cocarde tricolore), des « camelotes », des serveuses de café… L’une des questions qui fait débat dès le
départ est celui du port de la « culotte » jusque-là interdit aux femmes sauf pour l’équitation et la
bicyclette !
Images : des métiers en jupon
Dans les transports l’opposition du Syndicat des transports parisiens ne tient pas longtemps et
l’embauche de personnels féminins est autorisée. Les compagnies de transports se dotent de receveuses de
billets mais aussi de conductrices (wattwomen) sous la seule réserve de laisser la place aux mobilisés à
leur retour. Il y avait 8000 hommes et 2670 femmes, en 1917 elles sont 5800. Au moindre incident les
commentaires sont très misogynes. Mais elles sont calmes, promptes et précises. Dans les tramways elles
sont le même salaire que les hommes mais leurs jours de repos ne sont pas payés et dans le métro, elles
sont peu nombreuses (environ 2000 sur 7000 agents) et surtout vendeuses de billets ou poinçonneuses ou
encore, pour quelques-unes, gardes de voiture (éviter la surcharge) ou surveillante de station.
Dans les entreprises la question du remplacement des chefs de bureau, des commerciaux, des
postes de service est souvent réglée par l’appel aux femmes de la famille comme s’il s’agissait d’un
intérim. Aux postes de direction des hommes sont maintenus ou l’on fait appel aux anciens. Néanmoins
beaucoup de femmes entrent dans de nouvelles fonctions et les dactylographes remplacent les grattepapier dans les bureaux et les « demoiselles » s’imposent pour des activités en contact avec le public
(receveuses, téléphonistes, guichetières, services publics). Mais leurs salaires sont toujours plus faibles
que ceux des hommes et les promotions rares…même si les entrepreneurs constatent qu’elles sont une
main d’œuvre compétente, consciencieuse et docile.
Il y a les plus classiques des remplaçantes comme ces institutrices qui suppléent au départ de
30000 instituteurs au front dès 1914 et qui feront aussi la classe aux garçons et pourront être secrétaires
de mairie, voire déléguées comme maire intérimaire, ou ces 11000 femmes, trieuses, télégraphistes,
releveuses et agentes qui remplacent 18000 mobilisés de l’administration des PTT.
Images : métiers dans les transports (tramway) /train
Image : le pantalon, la cotte
Image : l’institutrice et les classes de garçons
2. le blanc et le noir : femmes bénies et femmes honnies
a. les anges blancs : « les unités combattantes de la croisade sanitaire »
C’est la grande armée des infirmières (record de photographies et de cartes postales) surnommées
« les anges blancs » et la foule des dames d’œuvre qui font leur office charitable. Elles incarnent le
dévouement. Plus de 3 millions de soldats furent blessé et hospitalisés (la moitié au moins 2 fois).
D’autres contractèrent des maladies :typhus, tuberculose, choléra et grippe espagnole en 1917.
Image : des infirmières
Alors qu’au début de la guerre, en raison d’une guerre prévue comme courte, les structures
militaires de santé sont légères (et on brancarde et on ambulance jusqu’aux hôpitaux sans soigner sur
place), les unités de médecins et d’infirmiers peu nombreuses et réservées aux hôpitaux, et que les
blessures envisagées devraient être des mesures légères et aseptiques à 80%, il y a très peu d’infirmières.
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Mais les mois passant et les corps étant fracassés , il faut équiper le front et recruter. D’où les hôpitaux de
campagne le long du front, d’où les équipements mobiles installés près du front (cas de Marie Curie et du
service automobile de radiologie aux armées), d’où l’appel aux infirmières dotées d’une formation
accélérée, d’où la formation accélérée d’infirmières.
Ces infirmières militaires passeront de quelques centaines en 1914 à 30000 à partir de 1918. Mais
dès 1916 il y avait des infirmières anglaises (en uniforme), belges, néerlandaises puis canadiennes et
américaines. En 1918 le Service de santé militaire compte 100000 Françaises, dont 30000 salariées,
10000 religieuses et 10000 femmes visiteuses et 70000 bénévoles. Les trois sociétés de Croix Rouge
française sont présentes : l’Union des Femmes de France, l’Association des Dames de France, la Société
de Secours aux blessés militaires. Beaucoup de locaux ont été réquisitionnés : écoles, casernes, hôpitaux,
hôtels, châteaux, voire entrepôts.
Un rappel : pour la France la guerre a fait 1,698 million de morts militaires et civils et 4,266
million de blessés (dont les « gueules cassées »). Mais les débuts furent difficiles car l’afflux de
volontaires (tout le monde veut se rendre utile et en particulier les mondaines, les bourgeoises et nombre
de jeunes filles) pour aider et l’insuffisance des structures rendent la situation complexe. Le caricaturiste
de L’Illustration Henriot s’en amuse en faisant dialoguer un soldat en écharpe et une bourgeoise zélée :
« Voulez-vous me permettre de vous laver la figure ? – Je veux bien si ça peut vous faire plaisir, mais
vous savez ce sera la cinquième fois depuis ce matin ! » En 1916 aux 1750 hôpitaux militaires s’ajoutent
les 1400 hôpitaux auxiliaires en plein fonctionnement. Ce n’est qu’en 1917 que les autorités appelleront
des bénévoles de la Croix Rouge française dans la zone de guerre. Beaucoup d’entre elles obtiendront la
médaille militaire, un certain nombre la Croix de Guerre et/ou la Légion d’Honneur.
Image : les infirmières cas de Marie et Irène Curie
Image : les infirmières fantasmées (cartes postales)
Les infirmières sont dotées d’un double uniforme : en blanc à l’intérieur (blouse, tablier, voile
blanc) et en bleu à l’extérieur (voile bordé de blanc, cape de drap, insigne à gauche en forme de croix
rouge). Après quelques journées de formation, elles sont affectées. Certaines sont les infirmières
militaires recrutées par l’armée, d’autres sont des infirmières de la Croix-Rouge. Quelques services sont
très particuliers et amènent des femmes à conduire des automobiles : Marie Curie, sa fille Irène (1è ans) et
ses 20 « petites Curies » pour la radiologie des blessés ; Jeanne Pallier du Club féminin automodile qui se
charge d’évacuer les blessés des gares aux hôpitaux.
La place des infirmières est, pour les soldats ambivalente : elles sont les anges bienfaiteurs qui
soignent et qui consolent, mais elles sont les anges exterminateurs lorsqu’elles déclarent le soldat apte à
retourner au front. Tentatrices et maternelles puisque dans la promiscuité des soldats. Pour les infirmières,
le statut de femme est lui aussi ambivalent. Elles sont des femmes souvent élevées selon des principes de
la pudeur et de distance envers la chair et surtout le corps masculin. Or la majorité doit soigner, donc
toucher les corps. Elles doivent aussi regarder les blessures et le sang mais aussi la défiguration et la
souffrance, voire affronter la mort des soignés. Rude choc qui les oblige à s’endurcir et à se viriliser
l’esprit.
Mais elles demeurent des subalternes qui exécutent des ordres et qui, privilège féminin, aident
moralement les blessés, par rapport aux médecins et aux chirurgiens militaires qui gardent le noble
privilège de réparer et d’être les techniciens de l’opération : « aux chirurgiens la blessure, aux infirmières
le blessé ». Beaucoup de médecins les toisent et considèrent qu’elles sont par fonction naturelle, les
« cajoleuses », les « bienfaitrices » : « la femme est prédestinée à ces fonctions délicates de gardemalade… » dit le Dr Fromaget qui dirige une école d’infirmières.
Quelques doctoresses exercent aussi en hôpital ou sur le front mais elles sont mal vues de
médecins militaires et des état-major (Mme Girard-Magnin et le service des typhiques de Verdun, Mme
Tissot-Monod et l’hôpital militaire n°3 à Lyon). Toute une imagerie autour de l’infirmière a agrémenté un
flux commercial de cartes postales qui exalte plus l’infirmière-maman que l’infirmière-séductrice. Le
sourire de l’infirmière sert la défense nationale. En 1918 nombre d’entre elles sont « remerciées » et
retournent à leur foyer, même si un certain nombre peut ensuite passer des diplômes pour en faire son
métier (moins de 10%).
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Avec les infirmières l’hôpital est aussi le lieu des dames visiteuses, souvent riches aristocrates ou
bourgeoises aisées qui exercent leur vocation chrétienne de charité et de compassion. Une mixité sociale
et pour ces femmes du monde, un univers nouveau et parfois une véritable éducation à connaître le genre
masculin. Mais ces fonctions ne sont pas possibles pour les mères, épouses et filles des classes populaires.
Ces dernières sont davantage vouées aux ouvroirs (pour les chômeuses) et à faire la charité à distance en
tricotant, en cousant ou en confectionnant des vêtements (souvent sur commande de l’armée, caleçons,
pansements, chaussettes,...), ou en se faisant marraines de guerre. Tout cela est destiné à améliorer le
confort des soldats ou à aider les combattants malades ou blessés.
Image : dames visiteuses
Ces ouvroirs et ces dames de charité apportent également des secours aux veuves et aux orphelins
ou aux enfants pauvres des mobilisés….mais toutes les dames d’œuvres ne sont pas désintéressées et
beaucoup s’enrichissent sans scrupules sur le dos des ouvrières ! D’où leur discrédit accentué par l’effet
de concurrence sur les activités normales du textile et de la confection. D’où des débats parfois bien vifs
avec les syndicats et avec les mouvements féministes.
Image : ouvroir
b. les espionnes: « soldates sans armes « ou « intrigantes vénéneuses »
Au moment de la mobilisation des femmes françaises, le paradoxe est qu’aucune offre ne leur a
été faite de rentrer dans l’armée. Or plusieurs ont demandé la création d’un service auxiliaire féminin
dans la défense nationale. Tout leur a été refusé à la différence des Britanniques qui ont au moins créé au
printemps 1917 le Women’s Army Auxiliary Corps qui regroupe des volontaires et les dote d’uniformes,
de grades et d’un règlement militaire, véritable corps auxiliaire autonome qui est dans les bureaux, les
cuisines et certains ateliers. Il en va de même des infirmières qui, pour avoir été reconnues comme
indispensables et ensuite recrutées en nombre sont en uniforme lorsqu’elles sont anglaises et considérées
comme des militaires alors que es Françaises, les Belges et les Américaines restent des civiles aux
armées ! Dès la mobilisation de 1914, des féministes comme Marguerite Durand ont réclamé en vain un
service militaire auxiliaires pour les femmes. Et celles qui se sont fait incorporer sous un nom masculin et
travesties ont été arrêtées et renvoyées à l’arrière même si les régiments souhaitaient les garder.
Image : femme sous l’uniforme, femmes soldate
Il faut analyser cela en France comme un effet de la conception universaliste de la citoyenneté. Un
des devoirs majeurs du citoyen est de donner son sang pour la patrie. Or le citoyen est exclusivement
masculin depuis la fondation révolutionnaire de la République de 1792 et la Déclaration des Droits de
l’Homme de 1789, un Citoyen universel incarné par les hommes et doit représenter toutes les familles,
donc les femmes aussi. C’est le citoyen-soldat-père de famille-patriote et lui seul est habilité à exercer la
violence légitime, donc la guerre. Les femmes n’étant pas citoyennes ne peuvent pas être soldat et leur
« nature » est contraire à l’exercice de la violence. Admettre les femmes comme soldats serait donc
brouiller le rôle de chaque genre dans la nation et de bouleverser le sens de la citoyenneté !
Quelques femmes sont cependant devenues « soldates sans armes » en s’engageant comme
espionnes et/ou résistantes. C’est l’historienne Chantal Antier qui développe cet aspect de l’histoire1.
D’une part l’armée a eu recours à elles car elles avaient la faculté de passer plus facilement inaperçues.
Certaines y ont laissé la vie. C’est le cas de la lilloise Louise de Bettignies, recrutée par l’Intelligence
Service anglais, qui, sous le nom de code d’Alice Dubois, orchestra le recueil du renseignement sur les
positions allemandes et qui facilita le passage clandestin de soldats anglais, belges ou français évadés des
lignes allemandes depuis les territoires occupés du nord de la France et de la Belgique, mais elle fut
dénoncée, arrêtée, torturée, condamnée et mourut dans un bagne allemand (à Siegburg) en septembre
1918 d’une pleurésie pas soignée.
Image : Louise de Bettignies
Antier Chantal, « Résister, espionner : nouvelle fonction pour la femme en 1914-1918 », Guerres
mondiales et conflits contemporains 4/ 2008 (n° 232), p. 143-154
1
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Mais leur présence et leur action a été controversée. Pour quelques remarquables espionnes très
professionnelles comme Mathilde Lebrun, veuve, mère de trois enfants, agent double au service de la
France, ou encore une Louise Thulliez, une Marthe Richard, une Mistinguett ou encore une Henriette
Moriamé, combien de Mata-Hari (Margarethe Zelle néerlandaise d’origine)? A la différence de la
Belgique (Gabrielle Petit) ou du Royaume-Uni (Edith Cavell) les espionnes françaises sont très mal
considérées par les hommes, misogynie toutes voiles dehors: femmes fatales, vénales, féroces,
diaboliques, elles sont des femmes immorales et indignes (souvent venues de la haute société ou demimondaines) car elles ne sont pas à leur place et exploitent des ressorts masculins (courage, risque,
…duplicité, mensonge,…aventure, cynisme) et ont donc les signes de virilité (ce qui ne peut pas être leur
sexe, sauf trahison ou anomalie de genre), d’où le mythe de l’amazone (qui se passe des hommes). Trois
types de femmes : celles qui sont par leur rang social au cœur d’un maillage de relations personnelles
(comme les aristocrates, les femmes de diplomates,…), celles qui sont par fonction au cœur d’un réseau
de mobilités et de contacts occasionnels, et dans des villes frontières comme Genève ou des ports comme
ceux des Pays-Bas (prostituées, danseuses, actrices) et enfin celles, femmes de peu, qui sont modestes et
désargentées (la couturière grenobloise Marguerite Francillard).
Images : Mata-Hari
Images : Marthe Richard, Mistinguett.
Marthe Richard, ancienne prostituée est, comme Mathilde Lebrun, une veuve chargée d’enfants,
un agent double au service de 2ème Bureau français. Sous le nom de l’Alouette (matricule S32) elle
apporte des renseignements sur les sous-marins allemands et avertit même dès fin 1915 qu’une offensive
aura lieu à Verdun…mais l’Etat-major ne le croit pas ! Elle a forgé elle-même sa légende dans les années
trente et bénéficié du soutien de Ladoux, son supérieur qui avait lui aussi besoin de se faire-valoir.
Mathilde Lebrun n’obtient par contre aucune reconnaissance et elle exhale sa rancoeur dans Mes treize
missions publiées en 1935.
Mistinguett (née Jeanne Bourgeois, 1875-1956), en pleine ascension de sa carrière de chanteuse et
d’actrice, s’est transformée en espionne au service du général Gamelin et elle circule dans toute l’Europe
en cherchant à obtenir la libération de son jeune amant depuis 1912, Maurice Chevalier, qui a été blessé
au front et est prisonnier des Allemands. Compte tenu de sa notoriété elle obtient des renseignements
auprès des aristocrates européens : le prince de Hohenlohe et surtout le Roi d’Italie Victor-Emmanuel III.
Mais c’est le Roi d’Espagne Alphonse XIII qui par son intercession obtient en 1916 la liberté pour
Maurice Chevalier.
Mata-Hara, le nom javanais « œil du jour » pour la néerlandaise Margaretha Zelle (1876-1917)
espionne au service de l’Allemagne et sans aucun doute mythomane, est l’une des 21 espionnes proallemandes condamnées en France. Mais elle est devenue un symbole et un mythe. Arrêtée en février
1917, en procès les 24 et 25 juillet, exécutée le 15 octobre, dans une période d’hécatombes sur le front
(offensive Nivelle d’avril), de mutineries de soldats, d’accroissement des inégalités sociales, de scandales
financiers et de grèves à l’arrière. Cette danseuse orientale et demi-mondaine devenue impécunieuse
cherche à relancer sa carrière à Berlin et devient l’agent H21. Son exécution est un exorcisme national et
viril.
c. les archanges : les « marraines de guerre » :
Très différents sont les « archanges » qui dès 1914 viennent combler l’imaginaire des poilus et
accroître le plus souvent la conscience de leurs frustrations sexuelles : ce sont les « marraines » de guerre.
Par compassion et par patriotisme de nombreuses femmes sont solidaires des soldats. On l’a vu à propos
des infirmières, dont la majorité sont des bénévoles. C’est aussi le cas avec les marraines de guerre.
Images : marraines de guerre et cartes postales de marraines de guerre et lettres
En janvier 1915 les deux directrices d’un ouvroir (une salle, un lieu à triple vocation : militaire
pour confectionner des vêtements pour les soldats, économique pour donner du travail aux entreprises qui
ravitaillent en matières textiles ou autres, stratégique pour donner du travail aux femmes désœuvrées ou
sans emploi) d’Angers décident de créer l’association La Famille du soldat pour les soldats isolés ou
orphelins. Elle comptera jusqu’à 25000 filleuls en 1917. Il y a aussi l’association Mon soldat 1915 qui,
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sous l’impulsion de Mme Philippe Bérard et du ministère de la Guerre patronne plus de 6000 soldats et
5000 marraines. Et en mars 1915 l’Œuvre des combattants sans famille fondée par la fille de
Clemenceau, Madeleine Clemenceau-Jacquemaire, infirmière-major, touche 7000 soldats. Les journaux
ne sont pas en reste et offrent des petites annonces comme l’Echo de Paris (11000 filleuls). Les
institutrices ont été des marraines très actives car elles ont l’art d’écrire et parce qu’elles peuvent faire
adopter des filleuls par leurs élèves. Les dames patronnesses et certaines institutions religieuses ont aussi
été très actives.
Image : petites annonces
Image : brevet de marraine de guerre
Image : lettre d’une marraine de guerre
Image : la marraine et le stéréotype de gaudriole
C’est une initiative typiquement française. La marraine entretient une correspondance avec son
filleul, moyen de casser l’isolement familial des poilus (très grande importance du courrier comme lien
avec l’arrière) et d’embrigader les femmes, et notamment les jeunes filles, dans la guerre psychologique
et patriotique. En principe le filleul a été choisi avec l’accord de son officier commandant son unité, voire
celle de l’aumônier. Après la correspondance, la marraine peut aussi envoyer des colis de denrées et c’est
ce que les soldats attendent aussi. Puis lors des permissions il y eut les entrevues… et les déceptions.
Mais il y eut des dérives. Des soldats débrouillards collectionnent les marraines et en font
commerce au front avec les colis reçus. Certains sont passés en justice : 263 marraines pour un
lieutenant ! Mais du côté des marraines il y eut aussi des femmes vénales intéressées par le sexe ou par
l’argent ou encore par le patrimoine du soldat. Purement altruiste au début, le marrainage s’est
sentimentalisé (faire une rencontre.. et il y eut quelques mariages et quelques amitiés durables) et s’est
mercantilisé (trafics en tous genre…depuis la revente des colis jusqu’à l’espionnage pour l’ennemi).
Néanmoins leur rôle a été important car cela a été un moyen de soutenir le moral des troupes, y
compris par le détournement en gaudriole dans les tranchées ou chez les blessés des hôpitaux – lié aux
frustrations sentimentales et sexuelles. Ce fut aussi un moyen de brassage social (femmes et soldats de
tous horizons sociaux)
Aux archanges s’ajoutent les stars de l’époque dont l’image est véhiculée par les journaux et par
leur présence aux armées : c’est le cas de Sarah Bernhard qui, septuagénaire amputée de la jambe droite
depuis février 1915, tient à faire ses tournées de trois jours au front et galvaniser les troupes par le théâtre.
Elle termine sa prestation par une Marseillaise où frémit sa voix caverneuse et envoûtante. Idem pour
d’autres comédiennes comme Musidora (Jeanne Roques, l’Irma Vep de Louis Feuillade, la première
vamp) ou Béatrice Dussanne ou encore des chanteuses. La chanson porte sur le genre grivois : c’est le
« Viens Poupoule viens » de Mayol (qui est reprise aussi bien du côté français que du côté allemand),
c’est l’hymne du poilu, La Madelon, de Louis Bousquet et Camille Robert (on frôle son jupon, on lui
prend la taille ou le menton), donc du rêve : du pinard et un cœur ! Et La Chanson de Craonne en 1917
s’inscrit en anti-Madelon comme cri de désespoir : « Adieu la vie/Adieu l’amour/Adieu toutes les
femmes…Car nous sommes tous condamnés/Nous sommes les sacrifiés. »
Image : Sarah Bernhardt aux armées
Image : affiche de caf’conc’ sur la Madelon lancée au début par des comiques troupiers (les
tourlourous)
3. les oubliées de l’histoire : les femmes des zones occupées
Avec l’invasion et l’occupation des territoires du Nord et du Nord-Est de la France (mais aussi de
la Belgique) par les troupes allemandes (comme avec les occupations des troupes des Empires centraux
dans divers territoires d’Europe), les témoignages d’exactions contre les femmes sont nombreux.
Carte : le front ouest les zones occupées Nord et Est France
Outre le pillage et les réquisitions, plusieurs actes « barbares » sont commis :
- déportation de jeunes filles et de femmes pour travailler dans les champs ou les fabriques (près de
20000 et quelques milliers d’hommes): c’est le cas des jeunes lilloises durant la semaine sainte 1916,
jeunes femmes de toutes origines sociales humiliées (visite médicale inquisitrice) et déplacées. Les
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protestations sont telles, depuis les manifestations organisées par la Ligue des droits de l’Homme en
passant par les protestation des évêques de France (la jeune fille est image de pureté) et l’intervention du
Roi d’Espagne que les Allemands cessent.
- détention des femmes dans des camps avec maltraitance et prostitution : c’est le cas des transferts en
Allemagne pour des travaux forcés
- réquisition de femmes pour des travaux des champs, des travaux de construction de routes, des travaux
d’édification de tranchées, lorsque les casernements des troupes sont dans les villages près du front et des
tranchées
- viol de femmes par les troupes, souvent des viols collectifs, par représailles, pour humilier, avec menace
d’armes (la baïonnette le plus souvent) : c’est une double humiliation puisque c’est souiller la Patrie et
c’est signifier l’incapacité des hommes à les protéger. Donc c’est l’équation pureté nationale égale pureté
sexuelle, qui est un défi aux hommes et une « preuve » de leur impuissance.
Image : le viol et les atrocités allemandes
Le problème est ensuite celui des enfants nés du viol. Dès mi-janvier 1915 des rapports de la
Commission d’enquête en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens
fait état de ces viols et les dénonce comme une pratique de masse (ce qu’elle ne fut pas) et comme une
preuve de la barbarie allemande. D’où l’acceptation d’avortements et un débat sur le fruit du viol ! Mais
avec la chute de la natalité, l’Etat décide que ces enfants seront élevés comme de bons petits Français et
punit lourdement l’avortement ou l’infanticide commis par les mères. Ce qui inquiète en fait le corps
médical et le fait accepter l’avortement, c’est le risque de dégénérescence à cause de l’hérédité paternelle
(violence, alcool, …) et ils voient souvent l’enfant du viol comme un affreux et violent Galate qui sera
forcément un attardé mental. Il y a là à la fois de l’eugénisme et aussi la virilisation des enfants mâles du
viol.
Mais comme il y eut des résistantes, il y eut aussi des collaboratrices et des amantes : des « culs à
boches ». Ces femmes adultères ou complaisantes sont parfois « tondues » avec l’arrivée des troupes
françaises (voir Grenadou) et le plus souvent poursuivies par les conseils de guerre après dénonciation.
4. les veuves de guerre : veuves noires et « veuves blanches » ou « veuves d’espérance » :
Dès les premières semaines du conflit, la brutalité des engagements provoque de nombreux morts
au front…et les premières veuves de guerre. Or, au-delà du respect de principe envers ces femmes ayant
perdu leur mari ou de ces mères ayant perdu un fils, les veuves en deuil (les veuves noires) sont des
victimes elles aussi sacrifiées pendant at près la guerre.
Image : enterrement et veuve
Les démarches pour faire reconnaître le veuvage sont difficiles : la loi de 1916 impose que pour
avoir droit à pension, la veuve doit prouver que l’époux est tombé au front. D’où la circulation de ces
femmes qui se rendent dans les cimetières du front pour avoir accès aux fosses communes ou qui viennent
fouiller les champs de bataille ! De plus la pension n’est pas très élevée (800 francs annuels, et 500francs
par enfant mineur – plancher d’imposition 5000 francs annuels), alors qu’il est demandé dès fin 1918 aux
femmes de laisser leurs emplois pour les hommes revenus du front. Malgré les protestations des
associations de veuves contre l’absence de véritable statut, la loi de 1919 restreint certaines dispositions
(comme l’accès aux fosses communes), retire la pension en cas de remariage (selon l’historienne
Stéphane Petit, 42% des veuves se sont remariées…dont beaucoup par nécessité), et améliore quelques
avantages (pension, priorités). Les concubins ou fiancés ne sont pas pris en compte, et la seule attestation
de disparition ne suffit pas. Or nombre de tués ne sont pas identifiables.
Et pour toutes ces jeunes filles, fiancées ou non, qui n’ont pas pu se marier, qui ne sont pas
reconnues et que le sex ratio très déséquilibré condamne au célibat, on parle de « veuves blanches » ou de
« veuves d’espérance ». Elles sont enjointes de devenir des « tantes » dévouées aux œuvres sociales, de
faire carrière ou de se mettre au service des enfants des autres ou des mutilés et grands blessés. Dès fin
1915 déjà 30% de la génération des hommes de 20 à 35 ans sont morts, d’où l’adage : « Toute balle qui
frappe un conscrit au front coiffe en même temps une jeune fille du bonnet de Sainte-Catherine. »(Arthur
Girault). Or la morale exige la chasteté et la tradition passe par le mariage.
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Voilà qui induit de nouveaux comportements dissimulés ou clandestins, de relations brèves, de
sexualités dites « perverses » (lesbiennes), de mariages de convenance (avec un mutilé), et
d’indépendance sexuelle et matrimoniale pour un nombre important de femmes veuves ou non. La crainte
de l’adultère est d’ailleurs ce qui revient le plus souvent chez les soldats des tranchées, dans leurs
conversations crues (« les femmes ont du bon temps ») mais aussi dans les correspondances intimes (sur
la fidélité des épouses).
Les veuves de guerre sont 600 000/700 000 en France (autant en Allemagne) car 1 soldat sur 2 au
front est marié. La catégorie des paysannes a été la plus touchées par le veuvage car les paysans
constituent très majoritairement l’infanterie au front, tandis que les professions libérales et les jeunes des
grandes écoles formaient le corps des officiers, un peu plus épargnés que leurs subordonnés. Ce sont
surtout les catégories commerçantes, artisanales et ouvrières spécialisées qui ont été les moins touchées.
D’où nombre de rancœurs après la guerre accentuée par le fait que les femmes des « affectés spéciaux »
des usines de guerre ou des transports (de mineurs, d’ouvriers qualifiés, de conducteurs de trains, de
cadres de l’entreprises de maîtrise des usines d’armement) ont gardé leurs maris. Ces dernières sont
traitées femmes de « planqués » dès 1915. En retour les paysannes sont accusées de profiter de la guerre
en vendant leurs produits de base (alimentaire, ravitaillement) plus cher et de s’adonner à du commerce
illicite (bons de rationnement). Nous sommes donc loin de l’union sacrée des premiers mois.
Image : veuves de guerre
Image : carte de veuve de guerre
Les difficultés rencontrées par les veuves de guerre pour élever leurs enfants incitent l'Etat à
prendre des mesures « sociales » en particulier les emplois « réservés » dans la fonction publique, et en
particulier les postes de douanier ou les bureaux de tabac. La société française s'inquiète également du
sort des enfants des soldats morts en service. La loi du 27 juillet 1917 crée le statut de pupille de la
Nation. Par son article 1, "La France adopte les orphelins dont le père, la mère ou le soutien de famille a
péri, au cours de la guerre de 1914, victime militaire ou civile de l'ennemi". Un enfant, adopté par l'État à
la suite d'un jugement du tribunal de grande instance demandé soit par le tuteur légal de l'enfant, soit par
l'État lui-même, devient pupille de la Nation.
Image : veuve de guerre avec enfant
La natalité pendant la guerre a baissé d’environ 30 à 35%. D’où l’alarme des natalistes.
Il faut ajouter aussi des situations spécifiques : la fin de la guerre a ramené un nombre important
de mutilés et de blessés (les gueules cassées). Cela a occasionné des situations multiples : le mutilé est un
bon parti parce qu’il touche une pension, le mutilé est une traumatisé de guerre (grande violence souvent
dans les mœurs ou la psychologie) et donc source de difficultés (du rejet par sa femme/voire ses enfants à
l’abstinence sexuelle et au divorce).
Image : les gueules cassées
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III. Sortir de Guerre :
1. le retour à l’ordre patriarcal : place aux hommes !
Dès le 13 novembre 1918 le décret du ministre Louis Loucheur de démobilisation des femmes des
industries et des activités de l’économie de guerre, en particulier tous ceux qui travaillaient pour
l’armement et le ravitaillement des armées (les ouvrières de guerre), solde la situation : toutes les femmes
doivent revenir au foyer et laisser la place aux hommes retour de guerre. Brutal ! Impératif ! Pour
ménager la transition une indemnité dérisoire leur est servie si elles quittent leur emploi avant décembre,
puis cette indemnité est supprimée le 5 janvier 1919 ! Dans la foulée de cette démobilisation des poilus de
1918-1919 nombre d’industriels n’hésitent pas à licencier, prioritairement les femmes, car le personnel est
devenu excédentaire. En province cette démobilisation est encore plus brutale qu’en région parisienne car
elle se fait sans indemnités. Fin novembre 1918, 4 femmes sur 5 a perdu sa place, d’où l’accroissement du
chômage et le recours aux petits ateliers, aux ouvroirs, aux bureaux de placement, la prostitution.
Image : manifestation de joie pour la Victoire / journaux
Or la démobilisation des hommes ne suit pas le même rythme : elle s’échelonne sur deux ans. Si
les anciens combattants des fronts européens quittent le front au lendemain de l’armistice, à l’exception
des plus jeunes chargés de gérer l’après-guerre, ceux des front orientaux sont encore maintenus en alerte à
cause de la question russo-polonaise, du bolchevisme triomphant à Moscou, de l’imbroglio balkanique et
ottoman au Moyen-Orient et dans les détroits de le Mer Noire. La cessation de l’état de guerre est
décrétée en octobre 1919 et les poilus de la classe 1919 rentrent dans leurs foyers en mars 1921.
Mais il y plusieurs situations inextricables. Compte tenu des pertes et des blessés, le monde
paysan est contraint de faire une plus grande place aux femmes, en particulier comme chefs
d’exploitations (13%), et, innovation, elles se déclarent actives (ce qu’elles n’avaient jamais fait jusquelà). Au recensement de 1921, les paysannes sont 600 000 de plus qu’en 1911 et l’accroissement touche
aussi le groupe des ouvrières agricoles. Le taux de féminisation a donc augmenté (de 37% à 40%) à cause
du secteur agricole. Pour les autres domaines, mis à part le secteur tertiaire (commerce, professions
libérales, services administratifs et banques) qui accroît son taux de féminisation (46%), le secteur
industriel et les transport le voient décroître et les femmes se replier sur les secteurs en régression ou mal
payés (textile, vêtement, travail à domicile) comme si les femmes à l’usine et dans les secteurs masculins
n’avait été qu’une parenthèse, un intérim ! Cependant dès les années 20, les secteurs qui se modernisent
font appel à la main d’œuvre féminine soit parce qu’elles se mécanisent et se taylorisent (donc coût
salarial moindre et tâches répétitives), soit parce qu’elles se modernisent et appellent des jeunes femmes
formées dans les nouvelles écoles professionnelles ou les écoles spécialisées qui s’ouvrent aux candidates
femmes.
Graphique : le taux d’activité des femmes
Le retour à la normale s’accompagne d’un retour à l’ordre patriarcal et à la réaffirmation de
l’autorité des pères et des maris. La réalité est souvent difficile car les retrouvailles passées se heurtent
deux modes de vie différents et un voile d’incompréhension dans beaucoup de ménages. D’où le nombre
de divorces (35000 en 1919). Mais parallèlement le nombre de mariage n’a jamais été aussi élevé : plus
de 500 000 en 1919, plus de 600 000 en 1920 et la natalité « de rattrapage » l’accompagne pendant
quelques mois avant de sombrer durablement après 1921.
Les femmes semblent se résigner dans cet immédiat après-guerre. Enfanter devient leur nouveau
devoir patriotique que relaient les associations natalistes qui se renforcent. La peur de la dénatalité et
l’idée que « les civilisations sont mortelles » (Paul Valéry) renvoie les femmes au devoir de repeupler la
France (et l’Europe – même discours ailleurs). Il s’ensuit que la division sexuée embrasse désormais la
nation et la république : aux hommes l’impôt du sang, aux femmes l’impôt de la maternité. Dans
l’opinion la conception de la femme selon les impensés naturalistes ressurgit : le don naturel des femmes
est de faire des enfants, le travail des femmes est incompatible avec la maternité, la femme est une
éternelle mineure. L’éloge de la ménagère et de la mère prend le relais. La femme « émancipée » est
scandaleuse (c’est le moment où paraît La Garçonne de Victor Marguerite déchu de sa légion d’honneur)
Image : l’ouvrage de Victor Marguerite
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2. la sous-représentation civique et politique : la femme n’est pas une citoyenne !
Le droit et la loi signifient clairement que la parenthèse de la guerre est finie. Les mouvements
féministes modérés adhèrent à l’option nataliste (Cécile Brunschvicg ou Marguerite Witt-Schlumberger
de l’UFSF). Les féministes plus radicales (Madeleine Pelletier, Nelly Roussel, Maria Vérone) sont
inaudibles. L’antiféminisme primaire reprend vigueur…surtout à propos du débat sur le droit de vote des
femmes. L’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française et les mouvements
natalistes ont un écho favorable dans l’opinion et surtout auprès des députés majoritairement natalistes et
familialistes.
Image : la femme veut voter / affiche
Ce contexte se traduit par le renforcement du contrôle des femmes et le quasi silence sur leurs
droits, tout particulièrement leur éventuel droit de vote…pourtant largement mérité. D’où l’adoption par
la Chambre « bleu horizon » très conservatrice, élue en 1919, des lois dénoncées comme « scélérates »
par Nelly Roussel : la répression des pratiques anticonceptionnelles et de l’avortement. Les lois de 1920
interdisent la vente et la publicité des moyens contraceptifs et répriment l’avortement considéré comme
un crime passible de la Cour d’Assises. En 1923 cette dernière loi est doublement renforcée : passage par
un tribunal correctionnel (car ce sont des magistrats qui jugent et donc seront plus sévères), peine de mort
pour l’avorteuse. Et pour couronner le tout en 1939 le Code de la Famille introduit une distinction
juridique entre « bonnes » et « mauvaises » mères, crée des sections spéciales de policiers et criminalise
la tentative d’avortement.
Image : l’avortement interdit
Le débat autour d’un éventuel droit de vote des femmes ressurgit au cours de la Guerre, après la
mise en sommeil de 1914 pour cause d’ union sacrée. Dès la fin de 1916 des sociétés féministes relancent
la question du droit au suffrage municipal et départemental comme promotion de l’égalité des sexes et
moyen de lutter contre les fléaux sociaux. Puis en 1917 c’est, autour Gabrielle Duchêne, socialistes et
féministe plus radicale, la revendication du suffrage universel intégral. En 1918 s’ajoute l’argument du
retard de la France puisqu’à l’issue de la guerre, les américaines, les anglaises de plus de 30 ans, les
allemandes obtiennent le droit de vote et rejoignent ainsi les néo-zélandaises, les canadiennes, les
australiennes, les finlandaises, les norvégiennes, et les russes depuis 1917.
La cause des femmes trouve des défenseurs à la Chambre avec un groupe des Droits de la Femme
autour de Jules Siegfried et d’Emile Magniez. Bien que les députés aient voté l’égalité absolue des sexes
en matière de suffrage en mai 1919, il faut attendre la décision du Sénat qui n’intervient que le 21
novembre 1922 : c’est le rejet, rejet qui se renouvelle à cinq reprises avant la Seconde Guerre mondiale.
Au motif que le déséquilibre de la sex ratio inquiète et que les femmes représentent le « péril clérical »,
les radicaux s’opposent et le Sénat devient le « cimetière des illusions féministes » pendant trente ans.
Malgré le rôle majeur qu’elles ont pu avoir durant la Grande Guerre, il faudra attendre l’ordonnance
d’avril 1944 pour que les femmes françaises obtiennent le droit de vote !
Image : l’ordonnance d’avril 1944
3. la place des femmes dans la mémoire collective de la Guerre : l’amnésie !
Après avoir consolé les veuves et rendu hommage aux femmes dans de vibrants discours
patriotiques au lendemain du 11 novembre 1918, à l’exemple d’une Raymond Poincaré Président de la
République qui insiste : « Honneur aux femmes qui cherchent sur les champs de bataille la tombe de
leurs maris… », les responsables politiques se sont empressés de les ramener dans le giron familial et de
restaurer l’ordre tutélaire des hommes. Elles doivent quitter les emplois pour les rendre aux hommes.
Elles doivent désormais remplir le devoir patriotique de repeupler la France.
Au lendemain de la Guerre, dans la culture française, dans l’imaginaire collectif, dans le concert
des décisions de retour à la normale, la Guerre redevient quasiment une affaire d’hommes. Les héros de la
guerre sont les poilus et les monuments aux morts en témoignent…ainsi que le choix d’un soldat inconnu
pour le 11 novembre 1920 (par Auguste Thin). D’une part, il a peu de femmes sur les monuments aux
morts que la France des années 20 érige dans chaque commune de France. Lorsqu’elles sont représentées,
ce sont des veuves éplorées ou des mères qui pleurent les poilus morts ou alors ce sont des allégories
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(victoire, liberté, guerre, république,…)….mais le poilu ou sa représentation est toujours en bonne place.
Et dans les listes gravées sur les monuments très rares sont les femmes, et presque toujours celles qui y
figurent furent distinguées comme infirmières.
Image : Monument aux morts le Poilu en gloire
Image : Monument aux morts allégorie
D’autre part il existe quelques femmes qui sont représentées en forme d’héroïnes. Plusieurs cas
méritent notre attention mais ce sont essentiellement des infirmières. Le monument aux infirmières
françaises de Berck-Plage (Pas de Calais) est révélateur : il n’y a pas d’infirmière mais un poilu ! Deux
autres cas symboliques : Louise de Bettignies pour Lille et la région lilloise (morte en septembre 1918 des
sévices allemands) mais le sculpteur représente un poilu baisant sa main ; Edith Cavell (l’infirmière
anglaise exécutée par les Allemands et agente de renseignement britannique) dont on représente le
martyre comme signe tangible du sacrifice et de la victime de la barbarie allemande. Il s’agit dans ces
deux cas de montrer le stéréotype féminin de la souffrance passive et silencieuse….et même d’induire la
« nature » pacifiste de la femme.
Image : Monument aux infirmières de Berck Plage
C’est dans la même perspective que quelques femmes qui figurent sur des monuments maudissant
la guerre confortent le stéréotype. Parfois elles sont accompagnées d’un enfant ou c’est l’enfant qui –
éduqué par sa mère puisque le père est au front – de son poing fermé maudit la guerre. La statuomanie de
cette période conforte les stéréotypes féminins (maternité, pacifisme, souffrance, douleur,…) selon un
registre quasi christique.
Image : Mère maudissant la guerre/ Enfant maudissant la guerre
Un autre cas d’amnésie est celui des enfants du viol dans les zones occupées ou dans les zones
traversées par les troupes allemandes. [Pas d’étude spécifique sur le cas des viols commis par des soldats
français dans les zones de front car cela appartient à la justice militaire, ou les viols commis par des
permissionnaires car cela relève de la justice pénale classique.] D’après l’historien Stéphane AudouinRouzeau dans L’enfant de l’ennemi 1914-1918, les viols commis pendant le conflit ont été
instrumentalisés par la propagande de guerre pour stigmatiser la violence des Allemands. Puis ils sont
victimes d’un refoulement dans la mémoire collective et les mères comme les enfants voués à l’indignité
et à la discrimination locales (ils sont vus comme des bâtards du crime mais aussi des enfants de barbares.
Vague débat en 1919 qui est tranché au détriment des mères – qui seront fortement condamnées en cas
d’avortement ou d’infanticide - afin de pallier aux faiblesses de la natalité et au malthusianisme des
femmes !
Image : le viol des enfants / atrocités allemandes
4. mais des ferments d’émancipation :
L’expérience de la guerre a poussé un certain nombre de femmes vers plus de liberté individuelle
et plus de responsabilités. Dès leurs propres filles qui les ont accompagnées pendant ces quatre années se
sentent fondées à penser différemment leur avenir. Les femmes avaient ébréché leur sujétion, la paix
revenue, elles ne peuvent pas en accepter la totale fermeture et le retour en arrière. Les femmes ont
démontré, féministes en tête, leur patriotisme : elle ne peuvent donc pas se contenter de quelques
louanges et redevenir la bonne ménagère au foyer. La difficulté c’est que les hommes au combat ont
traversé une véritable « crise de masculinité » et au retour des « héros », les femmes attestent que les
identités sexuelles et sexuées ont été brouillées. D’un côté, elles ont bien perçu que la hiérarchie virile
avait été mise à mal et d’un autre côté les poilus sont tentés de considérer qu’elles se sont perdues dans
une absolue dissolution des mœurs.
Images : La Garçonne / Les garçonnes
C’est dans ce contexte qu’il faut penser le succès et le scandale de La Garçonne. Monique Lerbier
est une jeune bourgeoise déçue par son fiancé qui s’éloigne de la tradition de son milieu : elle s’essaie à
plusieurs métiers, elles multiplie les expériences sexuelles, elle s’adonne aux plaisirs de la vie nocturne et
des paradis artificiels. Bien qu’elle « sauve son âme » en épousant un ancien combattant et en donnant
naissance à un enfant, ce qui entraîne sa mort en couches, elle symbolise les dérives de l’émancipation et
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de l’indépendance des femmes, ce que la société ne peut admettre. Voilà qui permet de comprendre
comment le motif littéraire est devenu un mythe de l’émancipation féminine, bien loin de la réalité et
surtout du retour à la normale des années 20.
a. La génération nouvelle des « jeunes filles rangées » :
C’est surtout dans les couches moyennes et les milieux plus aisées souvent touchés par la mort de
leurs mâles représentants et par des revers de fortune, qu’une relative émancipation s’est manifestée. En
conjuguant le vœu des jeunes filles de ne plus compter sur leur père ou leur mari pour « faire leur vie » et
la volonté de beaucoup de familles de donner un métier à leur filles (certaines en nombre n’ont plus
d’hommes de la lignée pour assurer la relève) même au prix du célibat, l’enseignement et l’éducation sont
modifiées.
Deux pistes principales sont privilégiées : aligner le secondaire féminin sur le secondaire masculin
(décret Bérard de 1924 qui permet aux filles le même baccalauréat donc les mêmes études supérieures) et
assurer une véritable enseignement professionnel. En dehors des classiques métiers d’institutrices ou
d’infirmières, nombre de jeunes filles deviennent avocates, médecins, ingénieures ou diplômées d’écoles
de commerce. En 1922 est créé, chose exceptionnelle, un diplôme d’infirmière qui est une réelle avancée
pour les femmes qui exercent les métiers subalternes de la santé. Dans l’hôtellerie, les industries
chimiques, la métallurgie de précision, le commerce, les moyennes et grandes entreprises, les
administrations, les banques, les postes, de vraies carrières de salariées et d’employées s’offrent à elles.
Les métiers de bureau sont de plus en plus féminisés.
Adolescentes moins recluses, jeunes femmes plus indépendantes, elles ne sont toutefois pas des
femmes émancipées, réintégrant le plus souvent le moule traditionnel du mariage et de la maternité,
même si les couples se comportent plus en compagnons qu’en dominant-dominé. Quelques jeunes
femmes révèlent un parcours inédit de femmes qui s’émancipe. C’est le cas de Louise Weiss (agrégée
devenue journaliste et fondatrice de l’Europe nouvelle), de Clara Malraux (initiée du fait qu’elle prend la
défense de son frère Maurice Goldsmith que le gouvernement veut dénaturaliser) ou encore de Simone de
Beauvoir. Autant d’exceptions.
Images : Louise Weiss/ Clara Goldsmith Malraux/ Simone de Beauvoir
Texte: Extraits de Simone de Beauvoir :
« Dans mon milieu, on trouvait alors incongru qu'une jeune fille fît des études poussées ; prendre un
métier, c'était déchoir. Il va de soi que mon père était vigoureusement antiféministe [...] ; il estimait que
la place de la femme est au foyer et dans les salons. [...] Avant la guerre, l'avenir lui souriait ; il comptait
faire une carrière prospère, des spéculations heureuses, et nous marier ma sœur et moi dans le beau
monde. Pour y briller, il jugeait qu'une femme devait avoir non seulement de la beauté, de l'élégance,
mais encore de la conversation, de la lecture, aussi se réjouissait-il de mes premiers succès d'écolière ;
physiquement, je promettais ; si j'étais en outre intelligente et cultivée, je tiendrais avec éclat ma place
dans la meilleure société. Mais s'il aimait les femmes d'esprit, mon père n'avait aucun goût pour les basbleus. Quand il déclara : « Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas, il faudra travailler », il y avait
de l'amertume dans sa voix. » »
Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958.
b. Une émancipation nuancée, de fait plutôt que de droit :
Extraits de Clara Malraux (14 ans en 1914):
« D’abord, les détails extérieurs : : j’étais passée des robes presque longues aux robes courtes, j’avais
cessé de contrôler mes mouvements qui ne heurtaient plus sans cesse à une jupe, je pouvais de nouveau
me pencher, me rejeter en arrière puisqu’après deux mois de souffrances, j’avais pour toujours jeté mon
corset dans la poubelle ; aidée par la grippe espagnole, j’avais fait couper mes cheveux. Et, sous cet
aspect, je circulait seule, chose terrifiante, à laquelle je m’étais habituée, si bien qu’il ne me resta plus,
dans ce domaine, qu’à prendre l’habitude d’entrer seule dans un café ; de m’y asseoir dans l’attente de
quelqu’un ou simplement dans celle d’y passer un moment à lire ou à regarder. »
Clara Malraux, Le Bruit de nos pas. Apprendre à vivre, 1963.
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Loisirs, activités, sports, mœurs, conception de la famille et du mariage….tous ces domaines sont
concernés et, de proche en proche, plusieurs catégories sociales sont touchées.
Les femmes ont gagné une certaine liberté de mouvement et aussi une liberté d’allure. C’est
d’ailleurs le vêtement qui le montre le mieux. Elaborer et porter un vêtement pratique et confortable
devient normal pour toutes les femmes, et pas seulement réservé aux activités sportives ou touristiques
que peut pratiquer une petite élite urbaine. A partir de 1919, les pratiques vestimentaires changent
radicalement. De la «Femme fleur» de la Belle Epoque à la «Garçonne» des Années Folles, que de
chemin parcouru ! Les couturiers comme Jacques Doucet ou Paul Poiret qui régnaient en maîtres sur la
haute couture ont ainsi passé le relais à trois femmes créatrices et innovantes : Gabrielle Chanel,
Madeleine Vionnet et Jeanne Lanvin. Ce sont elles qui nous taillé la route : abandon du corset, cheveux
courts et liberté de mouvement…un début d’émancipation…et de libération du corps avec l’adoption du
soutien-gorge.
Images : la mode
Images : Coco Chanel
Images : le soutien-gorge et la gaîne
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Conclusion :
En droit pas d’émancipation mais un recul. En fait, en terme de mœurs et de comportements, des
modifications sensibles.
Malgré les analyses très nuancées des historiens, on retient l’idée que la Première Guerre aurait
émancipé les femmes et l’image de la Garçonne s’impose comme la figure symbolique. Or cela ne
convient pas pour la majorité des femmes de ce temps mais l’imaginaire s’est imprégné de cette femme
androgyne, aux chevaux courts et aux jupes raccourcies, financièrement indépendante et surtout
sexuellement libre. Pour une petite élite parisienne entre Montmartre et Montparnasse, c’est la réalité.
Tamara de Lempicka en est le miroir tant par sa vie que par ses peintures. Dès lors la thèse de la guerre
émancipatrice serait controuvée puisque les changements ont été soit provisoires, soit superficiels.
Image : Tamara de Lempicka et peintures
Plus récemment les historiens s’interrogent sur une plus longue durée (voir la Britannique Siän
Reynolds) et considèrent qu’un processus lent et de longue haleine est en marche, justifiant que la guerre
serait une phase de transition (plus de mixité, la reconnaissance des compétences des femmes, l’idée de
leur rôle social,…). Si émancipation il y eut, ce fut au pluriel et de manière asymétrique selon l’âge, la
classe sociale, le lieu de résidence, l’engagement dans le conflit.
Nonobstant la Guerre fut un moment de désordre et de remise en question des normes sociales : la
remise en cause de la virilité du guerrier face à l’héroïsation du poilu ; l’affirmation de nouvelles
compétences des femmes face à leur minoration économique, salariale, sociale et culturelle ; l’effort de
guerre tenu par les femmes face à l’hécatombe et la victimisation des hommes. A ces décalages s’ajoutent
des transgressions de genre : des femmes du côté de la barbarisation (soldates, espionnes,… fréquentation
de l’ennemi) et du côté de l’humanisation (marraines de guerre, infirmières, épouses,…) ; des hommes
qui dépendent des femmes (pour leurs blessures, pour leur ravitaillement, pour leur soutien moral,…) et
les dénigrent pour cela, mais qui ont des « sentiments » et des « comportements » dits féminins
(souffrance, pacifisme, puérilité,…). Il n’y a donc pas une réponse simple car c’est de l’Histoire.
Image : jeunes filles années folles
Ouvrages de référence :
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane (dir.) et PROCHASSON Christophe (dir.) Sortir de la Grande Guerre. Le
monde et l’après 1918, 2008.
BARD, Christine, Les Filles de Marianne : Histoire des Féminismes 1914-1940, 1995.
BARD, Christine, Les Garçonnes: Modes et fantasmes des années folles, 1998.
BECKER Annette, Les Cicatrices rouges : 14-18, France et Belgique occupées, 2010.
BONNET, Marie-Josèphe, Histoire de l’émancipation des femmes, 2012.
DUBY, Georges, PERROT, Michelle, Histoire des Femmes, le XXe siècle, 1991.
DUBY, Georges, PERROT, Michelle, THEBAUD François, Histoire des femmes en Occident, tome 5 : Le
XXe siècle, 2002.
THEBAUD Françoise, Les femmes au temps de la guerre de 14, Payot, nouvelle édition, 2013.
CAPDEVILA Luc, ROUQUET François, VIRGILI Fabrice et VOLDMANN Danièle, Sexe, genre et
guerres (France, 1914-1945), 2003.
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