Si on parlait d` amour ?
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Si on parlait d` amour ?
LIMELIGHT, Janvier 1997 Si on parlait d' amour ? Damien Fritsch, sans grand bruit, nous concocte depuis une dizaine d'années des objets filmiques bien identifiés qui affirment une qualité de regard et d'écoute remarquable, à nulle autre pareille. Ce qu'il nous restitue, ce sont des portraits sensibles, pathétiques, si proches de nous : des miroirs où se révèle l'altérité. Un de ses derniers films, Anne, chroniquait avec beaucoup de tact le retour à la création, d'une certaine manière à la vie, d'une femme artiste. Entre temps, il a terminé avec Daniel Coche, Une histoire de lycée, celui de Wissembourg, avec la participation active des élèves. Et le plus souvent encore, il intervient, en orfèvre du son qu'il est, depuis longtemps sur d'autres films. Nul doute que cette pratique aiguise l'écoute de paroles singulières. Ici il se saisit d'un thème d'apparence banale, relevant d'un rituel ancestral et populaire : le bal de carnaval avec la dimension qu'on lui connaît et que rappelle dans un savoureux prologue un vieil autochtone. Le carnaval des femmes censé venir (ré)compenser des mois de labeur ingrat, d'autant plus prisé qu'il donnait lieu à tous les excès possibles. Ce « lundi lascif », comme il l'appelle luimême, est devenu à Munster depuis une trentaine d'années le Bal des veuves, où celles et ceux dont les circonstances de la vie ont ramené - ou laissé - à la condition de célibataire, peuvent espérer trouver un partenaire d'un soir... et plus si affinités. Avec cette part d'anonymat - et donc d'impunité - que permettent déguisements et masques, les femmes sont investies, dans ce contexte, du pouvoir d'inviter qui bon leur semble, de jeter leur dévolu sur des mâles réduits au statut de partenaires élus ou au pire de "tapisseries". Après avoir été tenté par une approche historique, Damien Fritsch s'est vite attaché aux personnes, à leur investissement dans une situation où toute une vie peut basculer. Il a perçu aussi qu'il s'agissait d'une prise de risque bien plus grande, à la mesure de la relation de confiance considérable engagée là. Il suit trois personnages, de leur préparatifs jusqu'à l'après bal, où se fait un bilan qui peut être dur, cruel ou gros d'espoirs, voire d'illusions, et de nouvelles attentes. Il y a trois-quatre ans, Isabelle Rèbre recueillait, dans un premier documentaire remarqué, Parlezmoi d'amour, les paroles d'un sage, le psychanalyste strasbourgeois Lucien Israël. Nous pouvions ainsi l'entendre répondre à des questions faussement naïves sur l'amour, à l'ombre d'un arbre, de la même manière qu'il discourait dans l'amphi de la fac de médecine, lors de ses séminaires, avec ce verbe précis, et cette dose d'humour pour garder la bonne distance nécessaire. D'une manière diamétralement opposée, Damien Fritsch s'attaque au même sujet. Après la théorie, la pratique en quelque sorte. Tous les personnages de Damien Fritsch parlent de la même chose, tournent autour des mêmes questions : qu'est-ce qu'être heureux ? qu'est-ce qu'aimer ? Des femmes et des hommes en parlent à un moment de leur vie où ils se trouvent séparés, mis à distance de l'autre. Situation plus radicale - plus formelle -, que la situation d'un couple en crise. La vie à deux pouvant passer, selon un philosophe sans état d'âme - ce qui est sans doute le comble de la philosophie -, pour la moins mauvaise façon d'être seul, comment négocier cette altérité de manière à ce qu'elle ne soit pas enfer à défaut de rêver qu'elle soit paradis. Si sur ce point, philosophes et psychanalystes ont apporté d'essentielles contributions, il est tout autant éclairant d'écouter le point de vue de ceux qui affrontent à vif ces questions. La scène où ce débat s'expose n'a rien d'une scène primitive. C'est tout au contraire un cadre très socialisé. Même, et surtout, s'il est le lieu d'une transgression, tel que le mardi gras, celui où on se permet d'inverser les rôles, où l'on se permet quelques privautés, quelques licences. Le film est construit selon une dramaturgie qui lui confère une réelle force. Trois moments, trois actes. Avant, pendant et après le bal. Le déroulement du bal lui-même reste très formel : jeux d'invitations initiées par les femmes et elles seules ; couples de danseurs qui se forment ; alternance de moments calmes, où les groupes papotent quand d'autres semblent s'ennuyer dans l'attente solitaire, et de moments où l'orchestre entraîne la foule sur la piste encombrée. On comprend dès lors que l'après bal remettra chacun face à lui-même. Le moment du bilan devient explications, justifications, déconvenues, dépression. Post coïtum... Auparavant, le premier acte nous avait familiarisé avec les trois personnages principaux de cette saga, Maryse, Paulette et Jacky. Veuves ou solitaires aspirant à partager leur vie. Le montage serré nous fait passer de l'un à l'autre sans discontinuer. Sa cadence très soutenue crée petit à petit un effet de simultanéité fort réussi : on a le sentiment de vivre avec eux les heures qui précèdent le bal, de ressentir la même montée en tension, qui sur détermine l'enjeu. Comme si toute une vie allait se jouer là. Et en soi, c'est un peu vrai. Pendant que Jacky s'enferme dans un discours d'un machisme qui confine au pathétique, Paulette ravale en silence sa déconvenue. Maryse, qui a finit par trouver un nouveau compagnon, énonce en guise de conclusion sa philosophie : « Je ne sais si vous connaissez ce verdict (sic). Quand on va dans une église que l'on ne connaît pas, on fait brûler une bougie et on peut faire un voeu. Et bien, mon voeu le plus cher, c'était d'être heureuse dans la vie. Je n 'étais pas gourmande, je ne demandais pas l'impossible. J'ai demandé ce que j'avais envie : être heureuse avec mes enfants, avec mon mari. Vous le trouvez peut-être marrant ce truc. Mais toute ma vie, c'était ça : être heureuse." Élémentaire. Qui peut y trouver à redire ? Georges Heck Le Bal des veuves, réalisé par Damien Fritsch, produit par Dora Films et France 3 Alsace, est présenté dans sa version longue (6l mn) au cinéma Odyssée par Vidéo Les Beaux Jours le 28 janvier à 19hl5, en présence de son auteur. Cassette du film disponible à Dora (tél.03 88 40 30 35). Une version courte a été diffusée dans le cadre de la série Vies d'ici sur France 3 Alsace en novembre dernier.