Tafta, l`arme fatale du commerce américain
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Tafta, l`arme fatale du commerce américain
LE FAIT DU JOUR LE FAIT DU JOUR Le Parisien Lundi 25 avril 2016 03 Tafta, l’arme fatale du commerce américain L’Oncle Sam se frotte les mains Organiser un marché de 800 millions de personnes DÈS 1947, le Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade, en français « accord général sur les tarifs douaniers et le commerce »)a organisé la baisse des barrières douanières et donc les prix de certains produits. Cet accord multilatéral est toujours en vigueur. Depuis l’été 2013, les Etats-Unis et l’Europe négocient ÉTATS-U TATS-UNIS un nouvel accord commercial : le La culture du maïs, Tafta du soja et du colza (Transatlantic génétiquement Free Trade modiiés est Agreement), ou autorisée. traité de libre-échange (DR transatlantique .) — également appelé TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership). Il vise à deux choses essentiellement : instaurer la plus vaste zone de libre-échange jamais créée, qui couvrira près de la moitié du PIB mondial et 820 millions de consommateurs, et faire baisser les droits de douane (déjà faibles, de l’ordre de 2 à 5 % dans beaucoup de secteurs), mais surtout élaborer des normes communes (alimentaires, sanitaires, environnementales, de propriété intellectuelle, etc.) afin de faciliter les échanges. Ces normes, une fois édictées, s’imposeront au reste du monde, et notamment à la Chine. O.P. Danielle Auroi : « Ce que j’ai vu ne me rassure pas » ENTAMÉES durant l’été 2013, les négociations transatlantiques ont longtemps été entourées « au mieux de mystère, au pire d’un black-out total », déplore un fonctionnaire de Bruxelles. par les risEUROPE PE Obsédée ques de fuites, l’administration amériInterdits en France caine n’accepte d’afmais pas ficher ses fichiers que dans une salle de lecdans toute ture spéciale, supervil’UE. sée par un garde de sécurité. Une procédure qui rappelle les conditions accordées par Obama aux parlementaires américains désireux de consulter le rapport de la CIA sur la torture alors que, dans le cas du Tafta, il s’agit d’un accord commercial entre des pays réputés amis, officiellement alliés… En France, les parlementaires ont obtenu de pouvoir consulter les documents de la négociation, mais à condition… de ne rien en révéler, sous peine de poursuites. Depuis janvier dernier, ceux-ci sont disponibles — en partie — dans une « data room » (« salle des données ») au Secrétariat général des Affaires européennes. Officiellement, une salle de lecture. Concrètement : un véritable Fort Knox en plein cœur du VII arrondissement de Paris ! Danielle Auroi, députée (EELV) du Puy-deDôme et présidente de la commission des Affaires européennes à l’Assemblée nationale, a accepté d’effectuer la démarche de consultation. « Le Parisien » - « Aujourd’hui en France » l’a suivie pas à pas. Un reportage sous très haute surveillance. 11 HEURES. Rendez-vous 68, rue de Bellechasse (Paris VIIe). Derrière la lourde porte d’un hôtel particulier se trouvent deux gendarmes, des portiques de sécurité… Pour entrer, il faut montrer patte blanche. 11 H 8. Le vestiaire. Portable, sac à main, porte-documents, la présidente de la commission des Affaires européennes doit laisser toutes ses affaires dans un casier fermé. 11 H 15. Sur le seuil de la « data room ». Ceux qui ont choisi cette vaste pièce de 20 m2 n’ont pris aucun risque : pas d’ouverture sur l’extérieur. Lumière artificielle, néons blafards au plafond, deux e bureaux bon marché en bois clair et une armoire qui contient les trois enveloppes scellées. Danielle Auroi s’assoit, reçoit quelques feuilles de brouillon vierges, tandis qu’une fonctionnaire s’installe derrière le deuxième bureau. Elle ne quittera pas des yeux la députée pendant toute la durée de consultation des documents. 12 H 30. Réouverture du coffre-fort. Motus et bouche cousue, la députée n’a pas le droit d’évoquer le contenu des enveloppes. Mais les commentaires généraux sont autorisés. « Des choses m’inquiétaient avant d’entrer, je ressors d’ici en sachant que j’avais raison de m’inquiéter, lâche la députée. Des accords existent pour tous les sujets où les habitudes commerciales sont déjà là, mais, sur les sujets qui fâchent, les négociateurs remettent au round suivant. La santé, les médicaments, l’agriculture et l’agroalimentaire, les normes environnementales, les tribunaux d’arbitrage, on n’en parle pas ! » Dans la cour, au soleil, Danielle Auroi sourit. « La première fois que je suis allée aux Etats-Unis, en Californie, j’avais bu un mousseux du coin, se souvient-elle. Sur la bouteille on lisait : Véritable champagne de Californie, méfiez-vous des imitations ! Un comble, alors qu’aujourd’hui les Etats-Unis ne veulent pas entendre parler des indications géographiques qui protègent nos produits ! » Un sujet loin d’être neutre pour cette élue dont la circonscription produit le saint-nectaire et une partie du cantal et du bleu d’Auvergne. La députée peste contre ces Yankees qui refusent aussi le fromage au lait cru. Puis revient au cœur du sujet : « Il y a une volonté des Etats-Unis d’accélérer, la Commission veut un accord à tout prix, mais je reste contre le Tafta parce que je pense qu’il s’agit d’une négociation confisquée alors que la transparence devrait être totale ! » Comment rendre du pouvoir aux citoyens ? « En exigeant la validation du traité par le Parlement européen, puis par les Parlements nationaux. » M.PE. (LP/Olivier Corsan.) Paris (VIIe), le 6 avril. La députée Danielle Auroi peut consulter les documents du Tafta, mais dans un secret absolu sous peine de poursuites. Le Tafta inquiète aussi outre-Atlantique n Si le traité fait peur en Europe, il inquiète aussi à Washington. Une partie des élites de la capitale fédérale, des républicains du Congrès et même certains démocrates redoutent des négociations menées par une administration Obama jugée « très à gauche » et « beaucoup trop sensible aux arguments de l’Union européenne, des syndicats TATS-UNIS et des ONG ». ÉTATS-U Les conditions Les volailles posées par peuvent être Bruxelles nettoyées avec rebutent des désinfectants également, les au chlore. négociateurs européens ne faisant pas preuve de la naïveté que les adversaires du traité leur prêtent. Au final, le Tafta paraît même pour certains si peu favorable aux intérêts américains qu’ils doutent de sa ratification par le Congrès. Un scénario loin d’être farfelu. Sous la présidence Kennedy, le Congrès avait rejeté toute une partie des négociations commerciales entre l’Europe et les Etats-Unis. O.P. Du brie fabriqué dans le Wisconsin L’accord en cours de négociation pourrait en outre menacer l’avenir des indications géographiques protégées (IGP). Si le poulet au chlore l’emporte face au poulet de Bresse, adieu tomme de Savoie, sel de Guérande et les centaines d’autres produits bénéficiant d’une IGP ou d’un autre label officiel de qualité. N’importe quelle entreprise pourrait fabriquer n’importe où un produit de terroir et en utiliser le nom. Un exemple : le brie de Meaux. Les Américains souhaitent en fabriquer et libérer le terme brie de son IGP, autorisant la production de brie du Wisconsin… Idem pour la feta, la mozzarella et le parmesan, « tous trois produits aux Etats-Unis depuis longtemps ». L’Europe pourrait ainsi être amenée à faire sur ce dossier des concessions importantes. M.PE. (AVEC O.P.) (interdiction des OGM, etc.). ... levée des interdictions + prise en compte des préférences des consommateurs (élevage bio, etc.). Bœuf Porc + 33 505 % R. ) Les hormones de croissance sont autorisées. Un traité à ne pas mettre sous tous les yeux OGM leparisien.fr ÉTATS-U TATS-UNIS Augmentation des exportations des Etats-Unis vers l’Europe, en cas de… ... levée des quotas et des barrières tarifaires uniquement. ... levée des barrières tarifaires + suppression de certaines règles européennes Source : USDA, Economic Research Service. LP/Infographie - T. H. @FVEZARD BŒUF Ce produit est interdit. (AFP/Picture-Allaince/Frank Duenzl.) FRÉDÉRIC VÉZARD EUROPE PE TROIS SCÉNARIOS TROIS SCÉNARIOS + 842 % PORC qui leur donne le plus grand potentiel en matière d’exportations », détaille Mathilde Dupré, auteur d’une étude sur le Tafta pour l’Institut Veblen, un think tank sur les réformes économiques. C’est ce que redoute le principal syndicat agricole français. « L’agriculture arrivant en 4e ou 5e position dans la négociation, nous redoutons que les Américains utilisent ce secteur comme monnaie d’échange (sur les tarifs, les tonnages, les normes), une fois qu’ils auront consenti des concessions sur l’industrie ou la santé », résume la première vice-présidente de la FNSEA, Christiane Lambert. + 197 % ARRIVÉ HIER en Allemagne, ta boosterait les salaires après sa visite au Royaume-Uni, le de 1,5 % à 2 % et les exprésident américain Barack Obama portations d’environ a réaffirmé sa volonté de faire 10 %, selon le CEPII, ÉTATS-U TATS-UNIS aboutir d’ici à la fin de l’année les centre de recherche La Ractopamine négociations sur l’accord de libre- en économie interéchange entre les Etats-Unis et nationale. En face, favorisant la l’Union européenne. Si la chance- les opposants poincroissance lière allemande lui a apporté son tent un bras de fer très est autorisée. soutien, en déclarant cet accord défavorable à l’Europe. « d’une grande aide pour permettre Le ministre allemand à notre économie de croître », le de l’Economie lui-même a Tafta est loin de faire l’unanimité, averti hier du risque d’échec si comme l’ont montré les milliers de Washington ne faisait pas des conmanifestants réunis hier dans les cessions. Numéro deux du gouverrues de Hanovre, capitale de la Bas- nement, Sigmar Gabriel refuse un se-Saxe, hôte de la visite officielle. texte qu’il résume pour l’heure à la Le 13e round de négociations sur formule « achetez américain ». le traité transatlantique (Tafta, ou Avec le Tafta, le risque pour l’EuroTTIP), qui s’ouvre aujourd’hui à pe de se voir imposer des denrées New York, sera au cœur de la ren- moins sécurisées, comme le poulet contre informelle au chlore et le prévue entre Ba- Les opinions publiques bœuf aux hormorack Obama, Angenes, est bien réel. tenues à l’écart la Merkel, le BriEt le climat de setannique David Cameron, l’Italien cret qui entoure la négociation, meMatteo Renzi et le président fran- née à l’abri des opinions publiques, çais François Hollande, qui a expri- n’invite pas à la tranquillité d’esmé ses réserves. prit, comme le montre la consultaObjectif ? La signature d’un texte tion des documents — dans des capable d’ouvrir les eaux de l’Atlan- conditions dignes d’un film d’estique pour réunir les deux premiè- pionnage — que nous avons orgares économies mondiales. A la clé : nisée avec la présidente de la comun gigantesque marché représen- mission des Affaires européennes tant près de 50 % du PIB mondial. de l’Assemblée nationale. AttenLes partisans du traité, Barack Oba- tion donc à ce que ce nouveau ma en tête, font valoir qu’il contri- round de négociation ne soit pas buera à la croissance et à la création celui du KO pour l’Europe… d’emplois. Ainsi, en France, le TafMATTHIEU PELLOLI (AVEC B.A.) LA COMMISSION européenne le martèle : le sacro-saint principe de précaution européen n’est pas négociable. « Le TTIP maintiendra sans réserve les normes de sécurité alimentaire et la manière dont elles sont fixées par l’Union », insiste-t-elle dans une brochure d’inEUROPE PE formation sur le Tafta. Interdites Tom Vilsack, le secrétaire d’Etat américain à depuis l’Agriculture, joue la 1981. même partition. « Notre intention n’est pas de revoir à la baisse les standards .) actuels », assurait-il dans nos (DR pages au printemps 2014. Mais, dans une récente étude (novembre 2015), le ministère de l’Agriculture américain ne cache pas ses ambitions pour la promotion de ses exportations. Le document passe au crible plusieurs hypothèses. Scénario 1 : la levée de barrières tarifaires et des quotas. Scénario 2 : la suppression de certaines règles, comme l’interdiction du maïs et du soja OGM, du poulet rincé au chlore, du recours à des hormones de croissance pour le bœuf, ainsi que l’élévation des plafonds de résidus de pesticides autorisés. L’impact est immédiat, les chiffres stratosphériques. L’élimination des garde-fous issus du principe de précaution européen ferait grimper en flèche les exportations américaines : jusqu’à + 33 505 % pour la volaille (voir infographie) ! « L’objectif américain est de niveler vers le bas les règles européennes de protection des consommateurs, car c’est ça + 3 983 % La législation est moins contraignante pour l’élevage aux Etats-Unis. Les agriculteurs français craignent un nivellement par le bas de la qualité. + 1 995 % LIBRE-ÉCHANGE. L’accord commercial transatlantique entre les Etats-Unis et l’Europe, dont les négociations reprennent aujourd’hui, suscite de vives inquiétudes. + 181 % C’ est l’histoire d’une grande ambition qui tourne au cauchemar par manque de courage politique. L’accord Tafta poursuit un objectif louable : créer un gigantesque marché commun associant Union européenne et Etats-Unis. L’impact sur la croissance économique, en ces temps de crise, est garanti. L’alliance des deux géants occidentaux serait aussi une réponse forte à la puissance menaçante de la Chine et des autres dragons asiatiques. Sauf que, des deux côtés de l’Atlantique, les dirigeants ont préféré discuter de ce projet à l’abri du regard de ceux qui les ont élus. Et l’on découvre, après trois ans de négociations d’arrière-boutique, qu’il fourmille de vices cachés. Si le Tafta veut vivre, il doit vite venir sur la place publique. + 685 % + 966 % + 181 % Vices cachés Volaille Les plus et les moins de l’accord en négociation CHEVAL DE TROIE américain pour envahir le Vieux Continent selon ses détracteurs, remède miracle contre la crise selon ses partisans, le Tafta (Transatlantic Free Trade Agreement, ou traité de libre-échange transatlantique) divise. Revue de détail des aspects positifs et des points de crispation du traité. n Les points qui réjouissent L’ouverture des marchés publics américains. L’Union européenne (UE) a fait de cette ouverture une condition non négociable. Outre-Atlantique, énergie, transport ferroviaire, aéronautique, etc., sont jusqu’à préEUROPE PE sent protégés par le Seule l’eau Buy American Act, est autorisée u n e l o i d e s a n nées 1930 qui donne pour le la priorité aux produits rinçage. américains. La France peut espérer décrocher de beaux contrats… (DR.) Limiter la puissance de la Chine. Pour Barack Obama, l’un des enjeux majeurs du Tafta est de contenir la Chine. De fait, depuis les accords du Gatt (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) en 1994, il ne reste plus grand-chose à négocier entre l’Europe et les EtatsUnis en matière de droits de douane. Le principal enjeu, désormais, est d’établir les normes qui deviendront les futurs standards mondiaux avant que… la Chine ne le fasse. « Nous devons nous entendre pour imposer POULET notre modèle au sein d’une économie mondialisée », résume Julieta Noyes, porte-parole au Department of State américain (ministère des Affaires étrangères). n Les points qui fâchent Les normes agroalimentaires. Poulet au chlore et bœufs aux hormones ne débarqueront pas dans nos assiettes comme les GI en Normandie, jure-t-on main sur le cœur dans les deux camps. Sauf que… ce n’est pas l’hypothèse sur laquelle travaille le ministère américain de l’Agriculture (lire ci-dessus). Les Etats attaqués par des multinationales. Le Tafta prévoit d’instaurer un mécanisme (l’ISDS) chargé d’arbitrer d’éventuels conflits entre une entreprise et un Etat au prétexte que celui-ci, par une législation, lui causerait du tort. Selon le schéma envisagé, trois juges indépendants — la plupart du temps membres de cabinets anglosaxons, siégeant dans les locaux de la Banque mondiale à Washington — auraient la charge de statuer sur les différends. « C’est la fin de la souveraineté nationale », résume un fonctionnaire européen. Le système a été modifié avec la mise en place d’un mécanisme d’appel, après une levée de boucliers en Europe. Mais certains continuent de le défendre. « Ces clauses (ISDS) existent entre Etats membres de l’UE et nous sommes en train d’en imposer à d’autres pays, explique un ancien commissaire euro- (AFP/Mladen Antonov.) n L’ÉDITO VIDÉO Le Parisien Lundi 25 avril 2016 (D 02 L’exploitation du gaz de schiste (ici en Pennsylvanie) fait partie des sujets mis sur la table des négociations du Tafta. Les Américains sont pour, les Français y sont opposés. péen. Comment dire aux Etats-Unis, en même temps, que nous n’en voulons pas ? » Alerte sur le gaz de schiste. « En cas de signature du traité, la France pourrait se trouver contrainte d’exploiter ses gaz de schiste ou s’exposer à de lourdes amendes », avertit Celeste Drake, responsable à l’AFLCIO, le principal regroupement syndical des Etats-Unis. Menaces en l’air ? Non, si on en juge par l’exemple du Canada, signataire de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena) en 1992. « L’entreprise d’extraction de gaz de schiste Lone Pine Resources a contesté le moratoire du Québec sur la fracturation hydraulique, explique Celeste Drake. Elle réclame 165 M€ de dommages et intérêts devant les tribunaux. » M.PE.