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PARIS CAPITALE
UNDERGROUND
PARIS CAPITALE
UNDERGROUND
JEAN CLAUDE LAGRÈZE
John Sex, 1988
Sous la direction de Pascal Lagrèze et Sabine Morandini
Jean Claude était léger,
ses pas étaient aériens. Il filait,
toujours un peu au-dessus du
monde, à côté de l‘agitation
qu‘il savait provoquer et dans
laquelle il aimait s’engloutir.
Jean Claude, c’était un œil, doux et inquiet, plein de cette
malice peu déinissable, celle des artistes, ou plutôt de ceux
qui regardent autrui en artiste. Chacun se sentait couvé,
grandi, approuvé par ses images.
Ses images étaient sa vie, extravagantes et pleines de
secrets. Celles aussi d’une époque, ces années 1980-1990,
pendant lesquelles l’underground et toutes ses ambiguïtés vivaient de passionnants soubresauts. Paris était petit
encore, et pour peu que l’on soit assis à la bonne place, dans
le bon club, ou que l’on soit simplement plein de cette énergie
et de cette insouciance qui font briller, on pouvait tendre
la main, ouvrir la bouche et rencontrer ceux qui allaient
faire l’époque. Vivre des complicités, se téléphoner, se voir,
traîner… C’était avant la crise et quand les réseaux sociaux
étaient faits de gens qui se croisaient et se touchaient.
Ce que Jean Claude a vu,
souvent tard la nuit,
c‘est le monde
d‘après le glam,
d‘après le punk, d‘après
la new wave, d‘après
le voguing, d‘après la pop.
Ariel Wizman
Jean Claude a vu s’ouvrir le monde, et quand il ouvrait son
optique, il n’oubliait ni Cecil Beaton, ni Truman Capote, ni
David Bowie. Son univers, fait de tout ça, il l’a transmis à
ces myriades de petites cliques, celles qu’il avait le secret
de créer, et dont chacune était ière de dire qu’elle était
« la bande de Jean Claude ». Des mannequins, des danseuses, des créatures cosmopolites, errantes, dont les noms
– dois-je les citer ici ? – allaient devenir des obsessions
d’époque. Jean Claude était souvent quelqu’un que l’on rencontrait avant de devenir célèbre. Sa célébrité à lui n’était
pas de celles qui dévorent une identité. Il était une célébrité
pour ceux qui l’aimaient et partageaient ses passions, ses
voyages, ses disques, ses nuits et parfois ses secrets. C’est
tout cela que l’on voit dans leurs yeux, dans leurs poses,
cette déiance un peu crâne qui rappelle que le parisianisme
est une culture nomade et presque universelle.
Si l’on croit, comme les gens intelligents, que les temps ne
se succèdent pas mais coexistent tous ensemble, quelque
part, le temps de Jean Claude, son époque, sa vibration sont
toujours là. Et Jean Claude, au coin d’une rue des Halles,
au petit matin, nous regarde de l’autre côté d’un objectif,
souriant et attentif.
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Jean Claude
Lagrèze Une
étincelle
en chambre
noire
Jean Claude Lagrèze est alors de tous les projets artistiques, foisonnants à l’époque. Sa sensibilité musicale le
conduit avec un lair infaillible à la source des talents en
devenir, des amis, des intimes, parmi eux, Julie Delpy,
Béatrice Dalle, Bambou, Steve Strange, Boy George,
Keith Haring, Leigh Bowery.
Jean Claude Lagrèze n’a que quelques
mois quand sa famille quitte précipitamment le Vietnam, toujours agité par
le conlit polymorphe qu’est devenue
la guerre d’Indochine. Son oficier de père rapatrie femme et
enfants en France. Paris sera leur terre d’asile. Et cette ville va
fournir un extraordinaire terreau à Jean Claude Lagrèze, talent
singulier qui s’épanouit dans le tourbillon de grâce, de joie et
de folie qui a balayé les années 1980 et dont il va être à la fois
acteur et témoin au travers de ses clichés.
Très tôt, la passion de l’image s’allume chez l’adolescent qui
s’initie à la photographie. Ses maîtres et idoles s’appellent
Richard Avedon, Cecil Beaton, Helmut Newton, Bruce Weber,
Horst P. Horst. Ces virtuoses du noir et blanc enlamment
ses rétines, mais un autre brasier consume la vie de Jean
Claude Lagrèze : la musique.
Son Agfa 110 Pocket pour toute munition, il va mitrailler
les artistes de la nouvelle scène musicale anglo-saxonne,
David Bowie en tête, dont il est un fan de la première heure.
La chance lui sourit, les rencontres avec Jean-Yves Legras et
Claude Gassian, deux cadors de la photo rock, le conirme
dans cette voie. Il commence à publier d’abord dans le magazine Rock ses saisissants portraits de musiciens en noir
et blanc. Le magazine Elle le remarque alors et lui conie les
prises de vue des célébrités consacrées dans la rubrique
« L’œil sur eux ». Le monde des arts va alors déiler devant
son objectif : Esther Williams, Womack&Womack, Niels
Arestrup, S’Express, Paul Smith, Jean-Claude Van Damme…
Il capte leurs émotions furtives, parfois leur face cachée,
immortalisée à jamais dans de frissonnantes nuances de gris…
Dans ces années 1980, la rue aussi est un spectacle permanent. Toutes les fantaisies s’y expriment, Jean Claude les
recherche, il les mettra bientôt en scène.
Cet Eurasien est doté d’une grâce magnétique et d’une
générosité naturelle qui touchent les cœurs. Il approche
les artistes les plus secrets, partage les situations les plus
conidentielles, entre en toute discrétion dans les intimités
inaccessibles. C’est ce qui rend ses portraits si uniques, car il
ouvre une voie qui mène aux mystères de l’identité. Il donne
à ses objets photographiques un inaltérable statut de sujet.
1958
Jean Claude Lagrèze (JCL)
Musique, mode, peinture, toute la vie culturelle a trouvé sa
liberté d’expression dans des institutions qui encouragent
les initiatives.
Il va alors marquer de son empreinte une série de fêtes parisiennes. Le Palace, les Bains Douches, le Boy’s… verront ainsi
renaître la fantaisie des Merveilleuses et Incroyables dans
les accents kitsch d’une nouvelle génération d’artistes.
Du French Kiss à Xtravaganza, de French Touch à Paris
Aguicheur, toutes ces soirées inoubliables d’audace et de
provocation où tous les jeux sont permis, tous les songes
acceptés, toutes les panoplies respectées. Jean Claude
enrichit ses parenthèses festives de culture musicale, donnant une chance à de nouvelles pousses de faire entendre
leurs créations. C’est l’occasion pour lui de faire connaître
la house music, un tout nouveau style musical venu d’outreatlantique et de pousser sur le devant de la scène une génération de DJ, futures stars de l’ère électro.
Laurent Garnier, DJ Kimo, David Guetta, Guillaume la Tortue,
Candy Eric… y feront leurs armes. On y croise Madonna,
Gainsbourg, Travolta ou Jean Paul Gaultier, noctambules en
quête de sensations, gens de communication, de mode ou
de politique. Un échantillonnage éclectique d’une société
qui s’abreuve à la source de tous les possibles.
Thierry Ardisson fera appel à lui pour réaliser le générique
de son émission « Double jeu », une création inédite, réjouissante et décalée à la gloire du spectacle.
Jean Claude Lagrèze a laissé une empreinte indélébile chez
tous ceux qui l’ont rencontré à l’image de l’inépuisable chagrin
et sensation de vide que provoqua son départ quand, telle une
fulgurance, à 36 ans, ce lumineux soupir posé sur la partition de
la vie rendit son dernier soufle.
Jean Claude et Quentin. Portrait de Christian Cibrélus Erambert
et Pierre-Yves Pérez Queyroi.
« Quentin mon petit lévrier,
ma mascotte. »
Isabelle Safarian
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Le temps
Brian Eno et Jean Claude Lagrèze, 1975
d‘un cliché
Jean Claude Lagrèze, Sydne Rome et David Bowie, 1977
combien les commencements ont ce charme excitant de
la nouveauté. Jean Claude accompagnait le mouvement ; il
sentait le devenir, une star, une musique, un futur artiste…
Il a eu la chance du contexte, des possibilités de rencontres.
En même temps, il était attentif à l’époque et aux gens.
C’était quelqu’un de généreux qui aimait et admirait vraiment les artistes. Il adorait les gens hors normes qui pouvaient se dépasser, que cela passe par le succès ou pas.
Pour lui, un monde sans musique était inimaginable, c’était
le véhicule qui le transportait du réveil au matin suivant.
Il écoutait de tout, des musiques des plus pointues à des
choses plus classiques ou commerciales. En tant qu’organisateur de soirées, il se faisait un plaisir d’écouter tout ce
qui lui était envoyé, mix/démos de DJ, nouveaux groupes,
nouveaux sons et expériences bizarres. Passionné, il avait
acquis une qualité d’audition, une inesse de choix et une
opinion avertie qu’il partageait volontiers avec nous.
Pascal et Jean Claude Lagrèze
Pascal Lagrèze
Freddie Mercury, Queen, 1978
Jean Claude savait toujours repérer « la personne » dans
une foule. Il avait des antennes et une sensibilité qui lui permettaient d’être toujours là où il le fallait et de voir l’instant
– cela naturellement, presque de manière désinvolte. Pour
exemple cette photo au Palace : c’est le moment exact où
Fabrice Emaer, sur scène, appelle à soutenir François Mitterrand sous une pluie de confettis…
Nous vivions une période bénie, un âge d’or et de nuit où
il n’y avait que des débuts pour tout le monde. Pour ceux
qui le savaient, qui en avaient envie, ça a été un départ,
même pour ceux qui ne le réalisaient pas encore. Et l’on sait
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Les photographies de Jean Claude sont comme une grande
tapisserie que l’on déroule, relatant une époque d’artistes
et ses mutations – images préméditées ou faites au hasard
de ses pérégrinations. Ce livre nous en dévoile une petite
partie. Au sein de ces années d’archives très denses, il y
Paul McCartney, Wings, 1976
Jean Claude Lagrèze et Divine, Le Palace, Paris, 1981
9
Steve Strange et Jean Claude Lagrèze, 1980
Bill Wyman, The Rolling Stones, 1974
Jean Claude Lagrèze et Keith Haring, 1987
Gene Simmons, Kiss, Olympia, Paris, 1976
a aussi beaucoup d’écrivains, de peintres, d’artistes et de
créateurs qui n’ont pas pu être inclus dans cet ouvrage
mais ont eux aussi marqué ces jours. Le choix des artistes
photographiés n’était pas anodin, célébrités ou débutants
étaient souvent étonnés d’avoir en face d’eux quelqu’un qui
connaissait à fond leur travail, leur monde. Cela contribuait
à créer à chaque session une coniance et un climat de décontraction agréable. Le souvenir de séances en studio qui
étaient régulièrement l’opportunité de nouveaux essais de
lumières ou de techniques différentes. Le numérique étant
alors inexistant, la seule aide à ces expériences venait du
fameux « Pola ». Il y avait une réelle prise de risques et des
déconvenues.
L’organisation de soirées est devenue pour Jean Claude plus
qu’un simple hobby, un véritable engouement. Ses soirées
se sont ouvertes à d’autres microcosmes, d’autres niches
qui elles-mêmes cherchaient leur place. Des fêtes plus
axées sur la nouveauté, plus ’n Roll aussi. Le choix des DJ et
des animations était primordial, beaucoup y ont fait leurs
premiers pas. Il a eu cette idée géniale de faire renaître les
Go-Go dancers, qu’il baptisa les Incroyables, en référence à
ce mouvement frondeur sous le Directoire. Si une période
était propice à la fête, c’était bien celle-là et Jean Claude
adorait ça ! Émerveillé par tout ce que lui livraient la nuit
et son théâtre de créatures aux multiples métamorphoses,
il ne quittait plus son appareil photo. Photographier, partager, faire découvrir tous ces moments étourdissants et ces
nuits frénétiques.
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Nous étions très liés, mon frère et moi, et cela depuis l’adolescence. Il m’a pour ainsi dire élevé. Même passion, même
style de vie, mêmes horaires, parfois mêmes ami(e)s. Nous
avons souvent partagé appartement ou chambre de bonne
dans les moments plus capricieux. Des vies entremêlées
mais différentes à la fois. Couramment je l’assistais sur
ses shootings photos. Ce premier livre est une composition, il y a tant d’images ! Après moult délibérations, nous
avons a dû tordre le cou à beaucoup de clichés et faire des
choix cruels. Malgré tout, il a été captivant de replonger
dans l’univers unique de Jean Claude. Un patient travail
Marc Bolan et Jean Claude Lagrèze, 1977
Leigh Bowery et Jean Claude Lagrèze, 1992
Concert de Queen à Europe 1, 1974.
Un seul et unique spectateur dans le studio : Jean Claude Lagrèze…
Jean Claude Lagrèze, Iggy Pop et Edwige Belmore, 1977
de détective amateur : rechercher les clichés manquants,
recontacter les personnes, avoir le plaisir de les retrouver
de nouveau, sentir qu’elles se souviennent des coups de
pouce et de l’amitié que Jean Claude leur portait – même si
nous avons eu aussi notre petit lot d’amnésies opportunes
et de chevilles surdimensionnées. Les souvenirs restent
heureux et bienveillants. Ce livre, tel que vous l’avez dans
les mains, c’est plus qu’une vie, c’est la vie de quelqu’un qui
a fait, c’est plus que la majorité des vies.
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sommaire
138
Batcave
150
Tanagras
156
Arielle
162
14
Bambou, Serge et Lulu
French Kiss
168
40
Julie
David
176
50
Neo romantic
Iggy
184
60
Boy George
I wanna be me
188
78
Kraftwerk
Paris aguicheur
194
98
Hip Hop
50‘s to 52‘s
5
Divine, Le Palace, Paris, 1981
Préface
202
106
210
112
7
Jean Claude Lagrèze
Une étincelle
en chambre noire
214
122
par Pascal Lagrèze
Leigh
Indochine
222
128
Le temps d’un cliché
Vogueing
New wave
par Isabelle Safarian
8
Keith
Béatrice
d’Ariel Wizman
Les Halles
People are People
Alice Cooper, 1981
French Kiss
Stevie Wonder, 1981
Madonna, 1990
16
17
18
19
Russel et Ron Mael, Sparks, 1981