Guy Belleflamme

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Guy Belleflamme
L’INTERDIT DE P•RE
GUY BELLEFLAMME
L’INTERDIT DE P•RE
roman
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UNE ‚TRANGE PETITE MUSIQUE DE NUIT
LA SC€NE CHAMP•TRE EST TOUCHANTE comme peut l’ƒtre
une estampe ancienne. Avec un petit air bucoliquement d„suet, hors du temps. … un rien pr†s, elle fait chromo.
Un poulain fou-fou s’„bat dans l’herbe drue gorg„e
d’engrais azot„ et donne de vains coups de pied ‡ la lune.
Sa ruade est sotte autant qu’inutile. Le jeune animal prodigue ainsi, sans mesure, sa fantasque exub„rance, comme
pour signifier au cr„puscule que son „nergie est inentam„e
encore, que sa goulue soif de vivre ne s’„tanchera pas. Tout
‡ cˆt„, la puissante jument poulini†re, sa m†re, le couve du
regard, avec placidit„. Et c’est avec la mƒme attention tranquille qu’elle l’observe qui cosse du chanfrein, avec un bel
entrain, sous le grasset de la jument br„haigne, sa compagne, et qui triture une mamelle aussi complaisante que
vide. Puis il revient solliciter les flancs de sa m†re. Non loin
de l‡, superbe et bel indiff„rent, l’„talon, g„niteur putatif,
lance sa tƒte par-dessus la clˆture avec l’application d’un
pƒcheur au lancer et broute ainsi une folle avoine, aventureuse, que la brise chaude de cette fin d’apr†s-midi fait basculer, du champ voisin, vers sa bouche goulue.
Le bonheur serait-il donc dans le pr„ ?
Sylvain Mars vient de filmer cette s„quence, qu’il croit
insolite, apr†s l’avoir ‡ peine guett„e. Le temps d’installer
son cam„scope sur son tr„pied, de prendre ses rep†res,
d’analyser la lumi†re oblique du jour qui s’„puise... Les
acteurs involontaires de cette tranche de vie ne sont pas
cabots. Ils feignent simplement d’ignorer le cin„aste qui les
contemple et qui s’approprie ainsi, sans scrupule aucun, ces
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moments de b„atitude paisible. Chasseur d’images obstin„,
et sans que cette d„marche proc†de d’un projet bien pr„cis,
Sylvain a, en effet, d„cid„ de se constituer un bestiaire inattendu de nos r„gions. Quand il aura fait, se dit-il, une moisson suffisamment abondante et originale d’images de ce
genre, il verra bien. Pour le moment, il se contente
d’engranger les flashes qui le frappent, au hasard de ses
promenades.
… peine Sylvain a-t-il tourn„ les talons que le poulain,
comme piqu„ au vif, se prend ‡ soliloquer. Il serre les m‰choires, puis s’„broue en soufflant des naseaux et en faisant
vibrer des l†vres flasques qui projettent en l’air un peu
d’„cume :
– Mais pour qui se prend-il, ce voleur d’‰me ?
s’interroge-t-il. De quel droit se permet-il de mettre en bo‹te
une partie de moi-mƒme ? Safari-photo ! Il appelle Œa un
safari-photo ! H„, pr„dateur !
Il secoue avec v„h„mence sa crini†re naissante. Et il rench„rit :
– Est-ce que j’ai l’air d’ƒtre le fils d’une jument verte...
ou bleue ? Pourquoi pas une licorne dagorne tant qu’on y
est ? Comme si je n’avais pas le droit de t„ter ‡ deux pis...
Ce sont bien eux, pourtant, les Zumains, qui ont invent„ les
nourrices qu’on t†te et les nurses qu’on ne t†te pas. S’il savait : chez nous, les m†res ne sont jamais d„natur„es. Leurs
sœurs ou leurs amies ne les remplacent jamais. Elles prƒtent
mamelle forte, en cas de n„cessit„. C’est tout. Qu’y a-t-il de
mal ‡ cela ?
La jument-m†re approuve, sereinement coite. Et se dit
que son fougueux rejeton fait d„cid„ment preuve d’une belle
maturit„, mais qu’il est vain de vouloir donner des leŒons
aux hommes.
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– O† ‡tais-tu donc ? s’inquiˆte V‡ronique. Tu sais que
nous sortons en t‰te-Š-t‰te ce soir... Nous allons ‰tre en retard...
Sylvain ne l’a pas oubli‡. Non ! Son flegme apparent est
un air qu’il se donne. Sous des dehors d’artiste distrait, il
dissimule comme il peut un ‰tre trˆs organis‡. Fidˆle aux
rendez-vous. Jamais en retard, jamais en avance non plus.
Juste de quoi agacer un peu sa mˆre qui s’inquiˆte toujours Š
tort. C’est que, curieux de tout, il satisfait son impatience de
savoir, son app‡tit de d‡couverte en refusant de perdre un
seul moment. Le temps mort, il ne conna‹t pas.
– Dix minutes et je suis Š toi !
Puisque dix minutes lui suffisent, pourquoi en gaspiller
plus Š s’habiller ? C’est ce qu’il se dit. Aprˆs une douche
rapide, il enfile jean et tee-shirt, chausse ses pieds nus de
docksides, endosse un blazer griff‡ Š rayures jaunes et
bleues, prend au vol un mouchoir, puis se choisit un cachecol blanc en soie qu’il enroule largement autour du cou en
prenant soin de le draper par-dessous son abondante chevelure boucl‡e, Œ Š la Chopin • comme dirait sa mˆre. Comme
si elle ne pouvait pas trouver une comparaison un peu
moins... cucul.
– VoilŠ, je suis Š toi, dit-il triomphant. O† allons-nous ?
C’est l’anniversaire de V‡ronique : le cinquante et
uniˆme... Son fils Sylvain vient d’avoir dix-sept ans. Il est
convenu qu’ils vont au restaurant.
– Surprise ! dit-elle. Mais nous allons plein sud. Nous
passerons le week-end chez ta grand-mˆre. Tu aimes Ža...
Sylvain se tait. •a l’arrange. V‡ronique prend le volant.
Ils quittent bient•t leur petit village de Sauveniˆre, plant‡
aux limites occidentales de la grasse plaine hesbignonne, et
prennent par des chemins qui zigzaguent Š travers champs
dans la direction de Daverdisse, bourgade accroch‡e Š l’un
des versants d’une cr‰te ardennaise semblable Š bien
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d’autres, mais c’est lŠ que Sylvain a laiss‡ bien des souvenirs d’une enfance ‡merveill‡e qu’il a peine Š croire d‡jŠ
perdue.
V‡ronique, qui n’aime pas les autoroutes, a choisi de slalomer en musardant de village en village. De sa place, Œ la
place du mort •, Sylvain scrute le profil de sa mˆre sur fond
de campagne. De vastes champs de bl‡, d’un vert profond,
o† le triticale l’emporte sur l’escourgeon, ont envahi tout
l’horizon. Il pense Š un film d’autrefois dont certaines
scˆnes, r‡alis‡es en studio, ‡taient tourn‡es devant les
images qui d‡filaient d’un paysage pr‡alablement film‡. Il
porte les mains devant les yeux, visionne sa mˆre Š travers
l’oculaire de fortune qu’il s’est fait des index et des pouces
joints. Il porte la t‰te en arriˆre, la rapproche.
– ‘ quoi tu joues ? demande-t-elle.
– Je me demande, dit il, quel plan te mettrait le mieux
en valeur : plan rapproch‡, plan am‡ricain, gros plan ? Je
t’imagine bien interpr‡tant un des r•les de Rita Hayworth ou
d’Ava Gardner.
– Tu ne pourrais pas me rajeunir un petit peu ? Catherine
Deneuve, Claudia Cardinale, Ža serait d‡jŠ mieux... ‘ la
limite, Grace Kelly... Š d‡faut de pouvoir citer Claudia
Schiffer ou Oph‡lie Winter...
Il continue sa m‡ditation.
– La Comtesse aux pieds nus ou La Dame de ShanghaŽ ?
Laquelle tu pr‡fˆres ?
Tandis qu’elle offre Š son fils, qui se pique d’‰tre cin‡phile, un profil sculpturalement g‡n‡reux, V‡ronique, secrˆtement flatt‡e, hausse les ‡paules et feint l’agacement. Rares
sont les femmes, pense-t-il, qui, Š cinquante ans, ont pu
vaincre avec autant d’‡l‡gance ‡panouie... l’outrage des ans.
Et sans ravalement de faŽade par lifting. Sa pi‡t‡ filiale,
toute naturelle, le conduit Š ranger spontan‡ment sa mˆre
aux c•t‡s des idoles immortelles ou des mythes hors du
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temps qu’a engendr‡s le cin‡ma am‡ricain. M‰me si, en
m‰me temps, il perŽoit confus‡ment que ces stars incarnaient aussi une image de ces femmes-V‡nus Š leurs proies
attach‡es. Comme sa mˆre ? D‡voreuse d’hommes, Š la fois
croqueuse et sangsue ? S“rement pas. Femme ind‡pendante
au contraire. Femme de t‰te qui a men‡ sa vie avec une lucidit‡ froide, refusant de s’encombrer de la pr‡sence d’un
homme, dont elle pense qu’il n’aurait pu qu’‰tre une entrave
Š l’‡panouissement de sa propre personnalit‡. Sylvain conna‹t les raisonnements de V‡ronique, sa mˆre, qui justifie de
la sorte son ‡tat de mˆre-c‡libataire, auquel rien ne l’a contrainte, mais qu’elle a choisi d‡lib‡r‡ment. Du moins, c’est
ce qu’elle lui a toujours dit.
– Tu es resplendissante... de jeunesse, dit-il.
– Le jour o† je prends un an de plus au compteur, ta r‡flexion tombe Š pic ! Tu ne dois pas te croire oblig‡, tu sais.
D’ailleurs, Œ resplendissant •, Ža fait clich‡...
– Et d’une ‡l‡gance... Comme d’habitude, tu as su choisir
la toilette qui te met en valeur...
– Merci. Que tu le remarques m’‡tonne... et me flatte.
Mais qu’est-ce qui tu y connais ?
Ils traversent les villages de Mazy, d’Onoz, de Jemeppesur-Sambre, de Fosses-la-Ville, de Saint-G‡rard... Sylvain
ne leur trouve pas beaucoup de caractˆre. Question de go“t !
Il se demande bien pourquoi sa mˆre a choisi de l’entra‹ner
par ces chemins sans ”me.
– Tu avais l’air press‡e, tout Š l’heure. Tu as m‰me failli
m’eng..., me Œ gourmander • plut•t, se reprend-il, plaisamment p‡dant, parce que j’‡tais en retard. Et maintenant, tu
me parais caracoler comme Š plaisir...
– Festina lente, Sylvain. Tu connais l’adage. J’avais pr‡vu de prendre le temps, c’est-Š-dire de le perdre... ou de le
gagner au b‡n‡fice de ta pr‡sence. Tu as failli contrarier mes
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projets, un jour o†, pr‡cis‡ment, j’ai bien le droit de faire un
caprice.
Ainsi vont-ils se taquinant. Sylvain n’aime guˆre les
vastes plaines dont la monotonie l’inspire peu. Mais, Š partir
d’ici, il se sent mieux. Bient•t arriv‡e Š Den‡e, V‡ronique
se dirige vers Ermeton-sur-Biert, emprunte un bout de la
vall‡e de la Molign‡e, passe par Maredret, village minuscule
qui honore et accueille une trentaine d’artisans – ‡b‡nistes,
vanniers, c‡ramistes, sculpteurs – , passe Š c•t‡ de l’abbaye
de Maredsous, de Maredsous file vers Sosoye, o† il reconna‹t un village pittoresque de bon aloi, de nature Š inspirer
peintres et promeneurs, parce que l’habitat se marie parfaitement Š son milieu, parce que le pr‡sent garde avec respect
les marques du pass‡, parce que ce sont les lieux qui soumettent les habitants Š leur loi et non l’inverse. S’il y a des
endroits o† il se sent en symbiose – encore un de ces mots
pompeux dont ses profs raffolent – avec la nature, c’est bien
ici.
V‡ronique laisse Fala•n sur le c•t‡. N’‡taient quelques
infrastructures touristiques, comme les pr‡tendues draisines
qui le h‡rissent au point de le mettre en colˆre chaque fois
qu’il les voit, parce qu’elles constituent le prototype m‰me
du produit de consommation touristique idiot, Sylvain verrait bien dans ce village l’‡quilibre parfait entre toutes les
forces secrˆtes qui le composent. Par forces, il entend les
‰tres vivants, – les rˆgnes animal et v‡g‡tal ...– mais aussi
les puissances occultes que r‡vˆlent les min‡raux, comme la
pierre bleue ou le marbre noir, dont on fait ici une extraction
judicieuse sans d‡naturer le site.
Direction Foy. Arriv‡s au confluent m‰me de la Molign‡e et du Flavion, ils peuvent observer Š leur aise les ruines
altiˆres du ch”teau m‡di‡val de Montaigle, comme si la vall‡e continuait de vivre sous sa protection : les ruines, vues
ainsi en contre-plong‡e, et peut-‰tre parce qu’elles ne sont
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que partiellement restaur‡es, gardent tout leur pouvoir magique de dissuasion.
– Tu sais que c’est ici, le long du Flavion qu’on a d‡couvert quelques grottes pr‡historiques... rappelle Sylvain, qui
exhume une fois encore de vagues r‡miniscences de son
cours de g‡ographie.
– Mais connais-tu les noms de v‡g‡taux qu’on leur a
donn‡s ? interroge V‡ronique. Ce sont le Trou du Sureau, le
Trou du Ch‰ne, le Trou du Lierre, le Trou de l’‚rable...
– Bravo, Madame l’ing‡nieur agronome, ironise-t-il. ‘
propos, tu ne m’as jamais dit si on devait dire Œ Madame
l’ing‡nieure • ou Œ Madame l’ing‡nieuse •...
– Buffone ! commente-t-elle.
Et elle bifurque vers Sommiˆre, en direction de Bouvignes-sur-Meuse. Bouvignes, jadis rivale permanente de
Dinant, qui ne peut que songer avec tristesse Š sa grandeur
pass‡e du haut des ruines du ch”teau de Crˆve-Cœur, d’o†
l’on b‡n‡ficie d’un panorama grandiose sur la vall‡e de la
Meuse, Bouvignes d‡sormais annex‡e, par la gr”ce des fusions, Š la ville de Dinant.
– Mais o† donc m’entra‹nes-tu ? interroge Sylvain, de
plus en plus intrigu‡.
– J’ai bien le droit, concˆde V‡ronique, de te surprendre
un peu, puisque, ce soir, je t’ai tout Š moi. Tu te fais de plus
en plus rare, tu ne trouves pas ?
– Chacun a ses propres activit‡s. J’ai bien le droit, moi
aussi...
– Je ne te reproche rien, Sylvain. Je constate que la vie,
tout simplement...
Le p‡riple touche peut-‰tre Š sa fin. Les voilŠ Š Dinant.
Rive gauche de la Meuse, vers l’amont... Direction Givet.
– Tu m’emmˆnes en France ?
V‡ronique se tait. Elle gare sa voiture sur un parking
creus‡ Š grands frais Š m‰me le rocher. Invite Sylvain Š
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l’accompagner Š la Villa Mouchenne, curieux restaurant
install‡ dans une ancienne maison de ma‹tre, construite Š
flanc de rocher. Sylvestre se demande si certaines piˆces
n’auraient pas ‡t‡ creus‡es dans la roche elle-m‰me, Š la
maniˆre de ces constructions troglodytiques qu’il a visit‡es,
lorsqu’il explora, un jour, la vall‡e de la Loire. Du rez-dechauss‡e, on les invite Š monter au deuxiˆme ‡tage et, de lŠ,
Š prendre l’ap‡ritif, puisque le temps le permet, sur la pelouse, sorte de jardin suspendu, Š quinze mˆtres au-dessus
de la chauss‡e, langue de verdure d’une dizaine de mˆtres
de large sur plus de soixante mˆtres de long. Il a le temps
d’observer Š son aise ce lieu insolite. Au-dessus de lui, sur
un autre palier situ‡ au moins vingt mˆtres plus haut encore,
il soupŽonne l’existence d’une ligne de chemin de fer,
Œ presque d‡saffect‡e • lui dit-on. Ils ne seront donc pas
d‡rang‡s par le passage des trains. Au sommet du rocher,
sur le plateau, on lui signale l’existence d’un collˆge ‡piscopal. Cela ne le d‡range pas, puisqu’il ne le voit pas.
Par contre, en face, le panorama est superbe. ‘ leurs
pieds, la Meuse, et par-delŠ, Š gauche, tout en haut, la citadelle, vers laquelle, navette inlassable, grimpe et descend,
impavide, un t‡l‡ph‡rique. Sous elle se blottit la coll‡giale
avec sa curieuse tour au clocher piriforme. En ce soir de
juin, le long du fleuve sur lequel planent et piquent des
mouettes, h•tes inattendus de ces lieux, Š la recherche de
quelques d‡chets nourriciers, V‡ronique et son fils observent l’agitation des touristes qui s’apaise. Les bateaux, las
de leurs multiples croisiˆres, accostent Š quai et d‡gorgent
leurs derniers flots de visiteurs. Les terrasses des salons de
d‡gustation et des restaurants s’emplissent lentement. La
cit‡ s’‡tire avec nonchalance le long de l’eau et se pr‡pare Š
la courte nuit du solstice d’‡t‡. ‘ droite, Š l’autre bout de la
ville, le rocher Bayard pointe vers le ciel, Š plus de trente-
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cinq mˆtres, son aiguille de pierre elle-m‰me surplomb‡e
d’une antenne des t‡l‡communications.
– C’est lŠ, tout derriˆre, montre V‡ronique, en pointant
du doigt un endroit de la ville situ‡ tout juste devant elle,
que, il n’y a pas longtemps, des masses importantes du rocher se sont ‡cras‡es sur le sol, entra‹nant beaucoup de d‡g”ts. Des masses de plusieurs tonnes...
Cela int‡resse peu Sylvain.
– Je pr‡f‡rerais, confie-t-il, que tu me parles plut•t
d’Adolphe Sax.
‘ vrai dire, V‡ronique sait peu de choses Š son sujet.
– Cela n‡cessiterait une autre visite, une autre fois. ‘
l’occasion des f‰tes Sax, si tu veux. Mais, puisque tu parles
musique, je te r‡serve une surprise. Tout Š l’heure..., confiet-elle, myst‡rieuse. Chaque chose en son temps !
La ma‹tresse des lieux leur pr‡sente la carte.
– Nous prendrons le menu-d‡gustation, d‡crˆte V‡ronique. Nous sommes certains d’‰tre agr‡ablement surpris et
nous nous d‡livrons de la sorte de l’embarras du choix.
Sa mˆre s’y conna‹t. Cela arrange Sylvain, m‰me si,
malgr‡ son jeune ”ge, il ne m‡prise nullement les raffinements de l’art culinaire. Il pense m‰me qu’il convient de
consid‡rer la gastronomie comme un des beaux-arts. Mais il
a, aujourd’hui, d’autres pr‡occupations.
Ils passent au restaurant, Š la table num‡ro 3,
Œl’incontournable •, pr‡cise la patronne avec un sourire de
connivence, d’o†, par les grandes baies vitr‡es, ils peuvent
continuer de jouir du spectacle de la nuit qui s’insinue et se
d‡ploie progressivement sur la ville, ne laissant bient•t plus
percevoir que l’‡clairage public et celui des fen‰tres qui,
comme ‡puis‡es, vont s’‡teindre une Š une. ‘ son fils qui
l’interroge, V‡ronique r‡vˆle qu’elle a eu l’occasion de d‡couvrir cet ‡tablissement lors d’un de ces d‡jeuners
d’affaires auxquels sa profession la contraint. Elle s’‡tait
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bien promis d’y emmener un jour son fils, bien que celui-ci,
pour l’instant, n’en comprenne pas la n‡cessit‡. M‰me si, il
le reconna‹t, le cadre est assez... surprenant.
Le trou normand est fait... d’il ne sait plus quoi. Sylvain
en profite pour s’‡clipser, file Š la voiture, fouille dans le
coffre, en revient, franchit quatre Š quatre les marches du bel
escalier de marbre et offre Š sa mˆre un petit paquet qui
l’intrigue.
– Bon anniversaire, maman ! dit-il en lui plaquant sur
chaque joue un baiser g‡n‡reux.
La faveur tirebouchonn‡e, le papier d’emballage multicolore cˆdent sous les doigts f‡briles de la mˆre combl‡e : une
piˆce en cristal, un sabot-de-V‡nus grandeur nature.
– Un cypripedium calceolus...
Elle n’a pas pu dominer le r‡flexe qui l’a pouss‡e Š donner le nom scientifique de cette orchid‡e, magnifique.
– O† as-tu trouv‡ Ža ? questionne-t-elle.
– C’est mon secret, taquine-t-il.
– Mais tout de m‰me...
Il avouera que, lorsqu’ils ont visit‡, il y a quelques mois,
Š l’occasion d’une journ‡e portes ouvertes, les cristalleries
du Val-Saint-Lambert, Š Seraing, ou du moins ce qu’il en
reste, il a eu l’occasion de discuter de son art avec un des
artisans du coin et qu’il en a profit‡ pour lui passer commande de cette piˆce unique, grandeur nature.
– Et pas seulement grandeur nature, mais aussi couleurs
nature, reconna‹t-elle.
Elle ne se lasse pas de contempler la finesse avec laquelle
l’artiste a pu ciseler les p‡tales et les s‡pales en leur donnant
une couleur qui h‡site entre le jaune teint‡ de vert et le brun
violac‡, tandis que le labelle est d’un jaune p”le vein‡ de
violet Š l’int‡rieur... Sans oublier les feuilles, d’un vert
glauque, longues d’une vingtaine de centimˆtres...
– Une folie, Sylvain. Tu as fait lŠ une folie...
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– Tu t’es consacr‡e, toute ta vie, avec une telle passion, Š
la reproduction in vitro des orchid‡es, Š la culture des m‡ristˆmes, que je pouvais bien me permettre cette... fantaisie. La
multiplication v‡g‡tative, c’est ta passion, c’est toute ta vie.
Et c’est peut-‰tre l’origine de la mienne...
– Chut ! Sylvain. Pas de scˆne, s’il te pla‹t. Pas ici, pas
maintenant, veux-tu ?
Car nous y sommes. Sylvain, adolescent presque majeur
– il aura dix-huit ans l’an prochain– , interroge de plus en
plus souvent sa mˆre : qui est donc ce pˆre inconnu dont elle
ne veut en aucun cas lui dire le nom ? Et le cadeau qu’il
vient de faire est porteur Š la fois de l’hommage qu’il entend
rendre Š sa mˆre pour l’œuvre professionnelle magistrale
qu’elle a accomplie en m‰me temps que des interrogations
lancinantes qu’il porte en lui sur ses propres origines.
– Je te l’ai promis, Sylvain. Quand tu auras dix-huit ans,
tu sauras.
– Mais pourquoi attendre un an encore ?
– Mille fois, je te l’ai dit. Tu seras majeur. Tu prendras
les initiatives que tu voudras. Mais ton pˆre, si tu souhaites
le rencontrer, ne sera pas contraint de te consid‡rer comme
Œ Š sa charge •. Vos relations pourront en ‰tre, de ce fait,
facilit‡es... et puis, le cordon ombilical, cela se coupe...
Rappelle-toi : j’ai perdu mon pˆre, ton grand-pˆre – que tu
n’as pas connu – trˆs jeune et j’ai d“, seule, en adulte, faire
face... Et comme tu vois, j’ai surv‡cu. J’ai v‡cu. Avec toi...
Et nous avons ‡t‡ heureux, tu ne peux pas le nier...
La s‡r‡nit‡ de ce repas d’anniversaire vient de se teinter
de gravit‡. Un silence, lourd de ces questions rest‡es sans
r‡ponse, va planer quelques moments sur eux, un silence
respectueux, non vindicatif. Sylvain sait la chance qu’il a
eue de vivre dans l’environnement qui est le sien, qu’on n’a
pas ‡t‡ avare d’affection Š son ‡gard, mais qu’on ne l’a pas
‡touff‡ non plus. Toute son enfance s’est d‡roul‡e dans
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l’harmonie et dans l’‡quilibre. Depuis sa naissance, la vie
lui a souri... Pas de problˆmes Š l’‡cole, pas de problˆmes Š
l’acad‡mie ni au conservatoire. Il a toujours pu faire ce qu’il
voulait, la nature n’ayant d’ailleurs pas ‡t‡ chiche de dons Š
son ‡gard. Et sur le plan mat‡riel, il ne lui manque rien.
Pourquoi donc faut-il qu’aujourd’hui, alors qu’il a pu longtemps se passer de lui, faut-il qu’il se mette Š la recherche
d’un pˆre, forc‡ment indigne, qui aurait pu, lui, se pr‡occuper de son fils ?... Et les r‡ponses que V‡ronique a pu donner, a consenti Š donner Š ses questions lui paraissent bien
insatisfaisantes. Sylvain est, en tout cas, certain de deux
choses : Œ n‡ de pˆre inconnu •, il a un pˆre connu au moins
de sa mˆre et ce pˆre est vivant. C’est tout ce qu’il a pu percer du mystˆre qu’entretient sa mˆre sur ce sujet.
Son fils ne fera pas d’‡clat, V‡ronique le sait. Mais ses
questions, de plus en plus fr‡quentes, deviennent aussi de
plus en plus pressantes. Elle ne pourra plus longtemps, elle
le pressent, taire un secret qu’elle croyait pouvoir garder
pour elle seule.
Fille unique, ing‡nieur agronome de formation, V‡ronique s’‡tait trouv‡e orpheline de pˆre au moment m‰me o†
elle terminait ses ‡tudes. Son pˆre ‡tait, selon la formule
consacr‡e, inodore et insipide, Œ d‡c‡d‡ inopin‡ment, dans
la force de l’”ge •. Il laissait, Š Daverdisse, une entreprise en
pleine expansion : p‡pini‡riste, horticulteur, il avait ‡galement mont‡ une jardinerie, un garden center comme on se
pla‹t Š dire ici, le plus important de toute la r‡gion.
L’entreprise ‡tait florissante, occupait un personnel d’une
douzaine de personnes, mais demandait un gestionnaire vigilant si l’on voulait ‡viter que l’affaire aille rapidement Š
vau-l’eau. V‡ronique n’avait pas eu le choix. Elle avait pris
la gestion de Jardiflor – tel ‡tait le nom de l’entreprise – Š
bras-le-corps et avait m‰me diversifi‡ ses activit‡s : elle
avait cr‡‡ un d‡partement d’architecture des jardins, qu’elle
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avait baptis‡ CENEV (Cr‡ation et Entretien de Nouveaux Espaces Verts) et mont‡ un laboratoire exp‡rimental de culture
in vitro. L’entreprise avait prosp‡r‡ et elle avait rapidement
compt‡ plus de trente personnes.
Vue de l’ext‡rieur, la r‡ussite mat‡rielle de V‡ronique
pouvait faire envie. Les pr‡occupations li‡es Š la gestion de
son entreprise lui laissaient, Š vrai dire, peu de place pour sa
vie personnelle. Elle n’avait connu que quelques aventures
sans lendemain. Elle avait vite compris, en effet, que, en
d‡pit d’un physique avenant et d’un caractˆre accueillant,
quoique tremp‡, elle ‡tait consid‡r‡e par les uns comme un
parti enviable et par les autres comme un objet de consommation d’autant plus pris‡ qu’il ‡tait... d’approche difficile.
Elle avait finalement renonc‡ Š mettre dans son lit ces aventuriers d’infortune, peu soucieux d’associer aux performances du sexe l’abandon du cœur et peu pr‡occup‡s de
concr‡tiser avec elle des projets d’avenir Š deux. Elle avait
largement d‡pass‡ la trentaine lorsqu’elle d‡cida de mettre
la pilule aux oubliettes, au moment pr‡cis o† elle ‡prouvait
la vanit‡ des propositions trop int‡ress‡es qui lui ‡taient
faites et au moment o†, paradoxalement et imp‡rativement,
elle sentit na‹tre en elle le besoin d’‰tre mˆre. Elle d‡cida
donc de ne plus chercher Š faire violence Š la destin‡e. S’il
devait lui arriver, Š l’avenir, de rencontrer celui qui, vraiment, devait modifier le cours de son destin, eh bien ! elle
ne contrecarrerait pas l’ordre des choses : qu‡ ser— ser— !
Elle avait pourtant conscience de n’avoir pas jou‡ Sylvain Š
la roulette russe. Au contraire : il avait ‡t‡ providentiel. Un
enfant, enfin, lui ‡tait n‡. Et quel enfant !
Elle en ‡tait lŠ de ses r‰veries quand la patronne leur proposa de prendre le caf‡ au salon. Ils descendirent donc d’un
‡tage et V‡ronique se r‡jouit de la surprise de Sylvain.
C’‡tait ce lieu, en effet, qui l’avait conduite Š choisir ce restaurant. La d‡coration en ‡tait surprenante. Un magnifique
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bar en acajou, sculpt‡ en forme d’S, ‡pousait parallˆlement
la disposition du mur de fond, vraisemblablement accol‡ au
rocher, tandis que, Š l’oppos‡, face Š une grande baie, tr•nait
un magnifique piano Š queue, un B˜sendorfer. Les murs,
entiˆrement lambriss‡s de palissandre, faisaient place, ŽŠ et
lŠ, Š des rayons de bibliothˆque, charg‡s de livres aux belles
reliures. Les fauteuils du salon, probablement d’origine, un
peu fatigu‡s aux accoudoirs, ‡taient recouverts d’un cuir, lui
aussi, d’une chaude teinte rouge”tre. Dans le sol richement
parquet‡ se refl‡tait un plafond sombre, ‡toil‡ d’une vingtaine de lampes Š la lueur diffuse. Ces lieux, aujourd’hui
baptis‡s piano-bar, avaient s“rement ‡t‡ le salonbibliothˆque du bourgeois qui en avait ‡t‡ le propri‡taire Š la
Belle ‚poque.
Instinctivement, Sylvain s’est dirig‡ vers le piano. Il le
caresse des mains. Avec une volupt‡ de connaisseur.
– Le cadeau que tu m’as fait, Sylvain, est magnifique.
Provisoirement, je le place lŠ, tiens, sur cette table du salon.
Mais, si tu veux vraiment me faire plaisir, au cours de cette
nuit de la musique, j’aimerais que tu joues sp‡cialement
pour moi. Ce que tu veux. La patronne est d’accord... depuis
longtemps.
Sylvain comprend tout Š coup qu’il a ‡t‡ pi‡g‡. Le choix
que V‡ronique a fait du restaurant est loin d’‰tre innocent.
Mais il est beau joueur. Il jouera donc. Pour sa mˆre. Et
pour les autres convives du restaurant, qui ne tardent guˆre Š
venir se joindre Š eux. C’est que Sylvain, qui termine cette
ann‡e ses ‡tudes secondaires, va aussi concourir, en fin
d’ann‡e, au conservatoire, pour le premier prix. Mais aujourd’hui, la musique sera... l‡gˆre. Une musique qu’il est
loin d’ailleurs de traiter avec m‡pris. Au contraire.
Sylvain joue. Pluie rafra‹chissante par une chaude nuit
d’‡t‡. Cascades de notes, avec une apparente monotonie,
obs‡dante. Mais la m‰me phrase fait l’objet de variations
22
sans fin. Il annonce Š sa mˆre : Vue sur mer. Les vagues
paisibles en bord de mer semblent se perdre sur une mer
‡tale. L’heure est Š la qui‡tude. En regardant le fleuve paisible, on peut imaginer la mer... toujours recommenc‡e. Puis
il annonce Siren’s song, Fenway Park. Toujours la m‰me
unit‡ de ton, celui de la s‡r‡nit‡. Celui du bonheur, en un
mot. Il annonce m‰me Song for V„ronique, mentant Š peine
puisque le titre authentique, qu’il s’approprie, ne porte que
des initiales : Song for M.C.
Il n’y a pas doute, Sylvain possˆde s“rement l’oreille absolue. Toute mˆre a toujours tendance Š trouver que son
enfant a du g‡nie. Sylvain, en tout cas, est dou‡ : il reproduit
d’oreille des airs de Jean-FranŽois Maljean qui viennent Š
peine d’‰tre ‡dit‡s en CD sous le titre g‡n‡rique de Vue sur
mer ou L„gende. Il termine par un air intitul‡ Movie. Ici, la
pluie se fait drue. D‡ferlement forcen‡ de notes et d’images.
Virtuosit‡. D‡cid‡ment, en multipliant les appoggiatures,
Sylvain joue la difficult‡. Et avec quel brio ! Bravo ! Les
applaudissements ont fus‡, spontan‡ment, de tous les coins
du salon : tous les convives, l’entendant, se sont press‡s de
finir leur dessert et l’ont rejoint.
Ils peuvent rester lŠ toute la nuit, s’ils le souhaitent. Il n’y
a qu’un solstice d’‡t‡ par an. Abandonnons-nous Š lui.
Aprˆs Jean-FranŽois Maljean, Sylvain va reprendre, pour
ceux qui s’en souviennent, des airs que jouait jadis Jean
P”ques, puis il propose des pastiches de Richard Clayderman, de FranŽois Glorieux, de Michel Petrucciani... ‘
l’‡vocation de ce dernier, V‡ronique se met Š r‰ver : vraiment, son fils est beau comme un dieu. Devant elle, un peu Š
contre-jour, il se d‡sincarne, il devient comme une image de
lui-m‰me qui s’‡lˆve jusqu’aux cieux. Il n’est plus interprˆte, ni musicien... Il devient la musique m‰me. V‡ronique
conna‹t le bonheur Š un degr‡ intense de puret‡ jamais atteint...
23
Soudain, Sylvain change une fois encore de style. Il se
met Š chanter d’une voix blanche, discrˆte, presque confidentielle, – il confiera plus tard qu’il essayait d’imiter le
chant‡-chuchot‡ des joueurs d’inanga du Burundi – un air
que V‡ronique a d‡jŠ entendu, et dont les paroles ‡tranges
l’envo“tent sans qu’elle en comprenne le sens. Il s’agit de
Mwana wa mama, de Khadja Nin, extrait de son CD Sambolera, que l’interprˆte chante en swahili. V‡ronique, qui n’a
jamais entendu chanter Sylvain, est surprise de voir combien
la voix chant‡e de son fils vibre comme un instrument
d’accompagnement, et cherche Š exprimer l’irrationnel des
choses que le langage parl‡ n’expose qu’incomplˆtement.
Voix m‡lop‡e, voix priˆre, voix complainte, voix supplication...
Puis, surprise, V‡ronique d‡cˆle tout Š coup, dans les
m‰mes modulations de la voix, un discours qui lui est devenu compr‡hensible. Son fils chante en franŽais une autre
chanson de la m‰me interprˆte : Œ Charmeur maudit charmeur / Bandit bourreau des cœurs / T’es l’ dernier des goujats / Ton sourire est une arme / D‡loyale et me voilŠ d‡jŠ /
Sous le charme [...] / Charmeur maudit charmeur / Satan‡
s‡ducteur / T’as d“ poser une bombe / Dans mon cœur quel
vacarme / Je me rends malgr‡ moi je succombe / Sous le
charme... •
– Il semble que voilŠ des propos que tu aurais pu tenir Š
celui qui m’a conŽu.
Sylvain, qui a quitt‡ son piano, a chuchot‡ confidentiellement ces mots Š l’oreille de sa mˆre. V‡ronique, ‡branl‡e,
camoufle son trouble, en interrogeant son fils :
– VoilŠ que tu fais ton Paolo Conte... Mais dis-moi plut•t : qui est donc l’interprˆte de ces m‡lodies ?
– Tu devrais conna‹tre, maman. Attention, il ne faut pas
devenir out... C’est Khadja Nin, une chanteuse burundaise.
Tiens, regarde...
24
Il sort de sa veste le CD de l’artiste. Ouvre le livret
d’accompagnement, lui fait lire le texte franŽais de la derniˆre chanson qu’il vient d’interpr‡ter. Mais il a d‡cid‡, ce
soir, de ne plus entreprendre sa mˆre sur ses propres interrogations. Il ouvre le livret sur ses pages centrales, d‡couvre
une splendide photo en pied de la belle artiste tutsie.
– Je trouve que tu lui ressembles... en blanc, lui confie-til.
Sa colˆre int‡rieure vaincue par la facilit‡ d‡routante
qu’a son fils de passer d’un ‡tat d’”me Š l’autre, V‡ronique
doit bien constater, une fois encore, que Sylvain vient de
gagner. Aucune femme n’est insensible aux compliments,
fussent-ils ceux de son fils. Surtout ceux de son fils.
‘ quatre heures du matin, la soir‡e se termine. Sylvain a
reŽu les f‡licitations des convives, qui sont rest‡s jusqu’Š la
fin. On se quitte. La mˆre et le fils se dirigent vers Daverdisse, parlent peu. Sylvain demandera seulement Š sa mˆre
s’il peut esp‡rer faire l’acquisition, un jour, d’un vibraphone. Il souhaiterait, avec quelques copains, monter un
petit ensemble musical.
Arriv‡s Š la maison grand-maternelle, ils vont chercher
au plus t•t Š dormir un peu. V‡ronique d‡cide toutefois de
se rafra‹chir avant de se coucher. Passe sous la douche. Se
souvient de l’hommage que lui a rendu son fils : Rita Hayworth, Ava Gardner, puis Khadja Nin... D‡cid‡ment, le
temps n’a pas alt‡r‡ sa f‡minit‡. Elle n’est donc pas insensible aux compliments. Comme une Diane sortant du bain,
V‡ronique passe nue devant la grande glace de la salle de
bain, s’examine, se contemple, s’admire, ‡tend les bras vers
le ciel pour affiner sa ligne, se caresse les ‡paules des mains,
les laisse glisser le long de ses seins... S’y arr‰te, les quitte
et y revient, les caresse, les t”te encore comme s’ils lui
‡taient tout Š coup inconnus...
25
– Il me semble, songe-t-elle avec une sorte d’angoisse
furtive, qu’il y a lŠ comme quelque chose que je n’avais
jamais remarqu‡... ‘ moins que Sylvain ne vienne de r‡veiller ce qui, depuis longtemps, dormait en moi...
Elle doit ‰tre fatigu‡e. Elle va essayer de dormir un peu.
Mais le sommeil sera long Š venir.
26
2
ESCALE AU PARADIS PERDU
C’EST DANS LES JARDINS DE LA HAZELLE que, comme
Sylvain en a toujours ‡t‡ convaincu, le Grand D‡miurge a
d“ situer, au d‡but des temps, les jardins d’‚den. S“rement
parce que ces jardins sont associ‡s, dans ses souvenirs, aux
vacances qu’il y a pass‡es depuis sa plus petite enfance et
qu’il ne parvient pas Š les imaginer autrement que baign‡s
d’une lumiˆre profuse ŽŠ et lŠ tamis‡e par des feuillages
ombreux judicieusement distribu‡s, avec son verger regorgeant de fruits m“rs, ses rocailles moussues, ses parterres
piquet‡s de mille fleurs en pleine explosion de sˆve, rafra‹chis par des plans d’eau couverts de plantes aquatiques du
centre desquels jaillissent des jets d’eau impr‡visibles et
dans lesquels glissent paresseusement des ko™s du Japon...
Sans oublier les parfums aux mille nuances ‡tranges et discrˆtes des fleurs qui se fanent, de certaines poires blettes ou
m‰me, parfois, aprˆs une chaude pluie d’‡t‡, les effluves
capiteux que d‡gage un foin fra‹chement coup‡... Comme
une symphonie pastorale... ou bucolique... Sans miˆvrerie
toutefois : difficile d’‰tre sensible sans qu’on vous accuse
d’‰tre gnangnan.
En cette fin de mois de juin, aprˆs quelques heures Š
peine d’un sommeil promptement r‡parateur – incapable de
dormir Œ longtemps •, il a choisi de dormir Œ vite • – , Sylvain s’est lev‡, a rejoint sa grand-mˆre, qui, sous la gloriette
que mure et plafonne une glycine envahissante, a pr‡par‡ la
table du petit d‡jeuner.
27
– Bonjour, Mamy Sophie, c”line-t-il d’un ton enjou‡ en
lui faisant, des bras qu’il noue autour de son cou, un ‡tau
affectueux. Je vois que tu es en pleine forme. Tu rajeunis,
continue-t-il en prenant un peu de recul pour l’examiner tout
Š son aise.
– Je vois que tu es toujours aussi bien ‡lev‡... Mais je me
fais vieille, tu sais, comme tous les septuag‡naires... dont la
derniˆre d‡cennie est d‡jŠ bien engag‡e, ironise-t-elle. Mon
Dieu, comme tu as chang‡... Te voilŠ un homme maintenant.
– Maman dort encore. Elle ‡tait fatigu‡e. Nous allons
l’attendre, veux-tu ? J’en profiterai pour explorer le jardin,
celui des ris et des jeux de mon enfance... perdue, celui de
toutes mes vacances depuis que je suis tout petit...
– Va, mon grand ! Continue de tout regarder avec le regard pur...
– Et na™f ? taquine-t-il.
– Oui, na™f, ou candide : c’est le cl‡ du bonheur, Sylvain !
Toussaint Mars, son grand-pˆre, avait d‡velopp‡ ses installations d’horticulteur au Trou du Loup, o† il avait construit Jardiflor. Sur le versant d‡clive, qui s’‡tend Š partir de
lŠ, entre Gembes et Redu, dans la direction de Porcheresse,
il avait install‡ ses p‡piniˆres, au-delŠ desquelles, dans la
prairie les prolongeant, entre le Bois des Huttes et le Fond
des Sartais, lŠ o† le Gr‰le rejoint la Lesse, lŠ o† mille d‡rivations des ruisseaux y entretiennent la verdeur et o† des
bouquets d’arbres transforment les lieux en parc, c’est lŠ
qu’il avait construit son habitation et qu’il l’avait conŽue de
telle sorte qu’elle serve de vitrine Š son exploitation. ‚crin
construit avec tout l’amour qu’un artisan peut donner Š son
m‡tier, r‡v‡lant avec pudeur et r‡serve aux visiteurs attentifs
les mille et un secrets de son charme, le clos de La Hazelle –
ainsi avait-il d‡cid‡ de l’appeler, faute d’avoir trouv‡ une
autre appellation, meilleure, quand bien m‰me il savait
combien le terme ‡tait impropre et pr‡tentieux – avait tou28
jours ressembl‡, aux yeux de Sylvain, au paradis terrestre.
Son grand-pˆre avait non seulement cr‡‡ des pelouses, des
massifs de fleurs, am‡nag‡ des plans d’eau courante, ‡tag‡s
en paliers et se d‡versant l’un dans l’autre, construit des
sentiers qui se perdaient dans des labyrinthes de buissons, il
avait surtout, c’‡tait son plus grand m‡rite aux yeux de Sylvain, plant‡ un verger ‡tonnant, parfois au prix de nombreuses terres import‡es pour tenter d’acclimater certaines
espˆces Š la nature du sol.
C’est en cet endroit magique que Sylvain souhaite
d’abord se rendre. Il franchit l’arcade autour de laquelle
s’est vrill„e une cl„matite, avance dans le sentier bord„
d’une haie de groseilliers charg„s de fruits verts ou rouges,
bientˆt m•rs, de cassissiers... Il arrive enfin au verger constitu„ uniquement de basses-tiges, dont certaines sont conduites sur espaliers. Son grand-p†re a multipli„ les vari„t„s
comme ‡ plaisir. Si les cerisiers et les pruniers sont, par la
force des choses, plus rares – on ne peut pas faire violence
‡ la nature comme on veut– , on peut y voir foisonner poiriers et pommiers. Il y a mƒme des mirabelliers et des pƒchers, et deux noyers. D’un cˆt„ de la propri„t„, le long
d’un haut mur de pierre qu’il a fait construire pour casser
la bise, son grand-p†re a „galement fait pousser, dans ce
qui ressemble ‡ un immense roncier, et pƒle-mƒle, des
m•res, des fraises des bois, des myrtilles, des noisettes et
mƒme des n†fles. … cˆt„, il a construit, adoss„e au mur, une
immense serre froide o• il s’est efforc„ de faire pousser
quelques vignes et, peu avant d’ƒtre frapp„ par l’attaque qui
l’a emport„, quelques pieds de kiwi.
De telles installations requi†rent une main-d’œuvre importante. Seule, Mamy Sophie n’aurait pas pu entretenir la
propri„t„. Mais V„ronique, lorsqu’elle a succ„d„ ‡ son p†re
et surtout lorsqu’elle a quitt„ Daverdisse pour Sauveni†re, a
pris soin, lorsqu’elle a confi„ la bonne marche de
29
l’entreprise ‡ un g„rant, d’imposer dans le contrat de gestion que le clos de La Hazelle soit entretenu comme par le
pass„. D’ailleurs, il devait continuer ‡ servir de vitrine, de
jardin d’exposition pour la client†le.
Passant en revue les arbres et arbustes gr‰ce auxquels il
s’est si souvent agac„ les dents en y pr„levant des fruits encore verts, Sylvain s’arrƒte tout ‡ coup. Des bouteilles sont
suspendues par le goulot au fil de fer des espaliers... Se
rapprochant, il d„couvre que, dans chaque bouteille, on a
fait p„n„trer un bout de branche au bout de laquelle m•rit et
grossit, sous le verre, une petite poire. Il conna‹t la vari„t„ :
ce sont des William. Il ne faut pas ƒtre grand clerc pour
deviner ‡ quoi on les destine.
Mais V‡ronique est lŠ. On l’appelle. Il accourt.
– Je me demande, attaque-t-il, si je ne ressemble pas un
peu Š ces poires William, emprisonn‡ comme elles dans une
bouteille.
– Que veux-tu dire ? lui demande V‡ronique. Trouveraistu que j’entrave ta libert‡, que tu ne peux pas t’‡panouir
comme tu le souhaites ?
– ‘ la r‡flexion, non ! concˆde-t-il. Mais de quel alcool
ext‡rieur ai-je donc besoin pour me r‡v‡ler Š moi-m‰me ?
Il ne pense pas un seul moment qu’il pourrait y avoir
dans cette r‡flexion un peu d’infatuation. C’est que, quand
on parle d’alcool, on ‡voque, dans l’esprit de Sylvain, tout
ce qui aliˆne. Et nul ne songe Š lui en faire grief. Il a d‡cid‡,
une fois pour toutes, qu’il ne chercherait en aucune maniˆre
Š acc‡der aux paradis artificiels par ces moyens. Non, m‰me
le tabagisme ne le tente pas.
– Pas de maturation sans chaleur ni sans lumiˆre. La chaleur de la cellule familiale et la lumiˆre...
– Une toute petite cellule familiale, r‡duite Š sa plus
simple expression, persifle-t-il. Un ou plut•t une Œ monomˆre •...
30
– Sylvain, je t’en prie. Pas aujourd’hui non plus.
L’anniversaire de sa mˆre, c’‡tait hier. La tr‰ve est termin‡e. Sylvain n’a malheureusement pas remarqu‡ que le
bonheur d’‰tre ensemble Š La Hazelle, avec Mamy Sophie,
n’est pas, aujourd’hui, pour V‡ronique, comme Š
l’ordinaire, un moment de rencontre cristallin, o† Š chaque
seconde explosent au soleil des ‡clats de rire sans malice,
sans aucune arriˆre-pens‡e. La beaut‡ de V‡ronique se
teinte aujourd’hui de gravit‡.
– D’accord, mon Atalante, finit-il par conc‡der avec impertinence.
V‡ronique encaisse. Elle sait ce que cela veut dire. Avec
un homme, avec m‰me un jeune homme, surtout lorsqu’il
est le sien, on ne discute pas de cela. Sylvain brocarde souvent sa mˆre Š ce propos. Il l’accuse de vouloir ‰tre une f‡ministe intransigeante, semblable Š l’Atalante des l‡gendes
b‡otiennes et acadiennes qui aimait la chasse et les exercices
violents et qui s’accommodait fort bien d’une chastet‡ qui
faisait ombrage Š Aphrodite...
– Tu sais trˆs bien que, lorsqu’Atalante est tomb‡e amoureuse, du moins selon certaines versions de la l‡gende, cela
a mal tourn‡ pour elle et pour Demeter qu’elle aima... Et
puis, zut ! Je n’ai pas le cœur Š discuter de cela aujourd’hui,
alors que j’‡tais particuliˆrement heureuse de ta prestation
musicale de la nuit derniˆre Š la Villa Mouchenne.
V‡ronique informe Mamy Sophie de la faŽon dont s’est
termin‡e la soir‡e Š la Villa Mouchenne.
– Nous pourrions partager ensemble cette joie et tu
t’arranges Š tout moment pour la ternir.
Mamy Sophie s’autorise Š intervenir dans le d‡bat.
– ‚coute, Sylvain, dit-elle. Jamais je n’ai pos‡ de questions Š ta maman. Jamais je n’ai cherch‡ Š savoir. Mais lorsque j’ai su que tu t’annonŽais, pas un seul jour, pas un seul
moment, je n’ai cess‡ de me pr‡parer Š t’accueillir sans r‡31
serve, pr‰te Š te donner tout l’amour qu’une grand-mˆre
peut donner Š son petit-fils. J’ai toujours pens‡ qu’il appartenait Š ta maman, et Š elle seule, de d‡cider si elle r‡v‡lera
un jour, Š toi plut•t qu’Š moi j’en conviens, le secret de ta
naissance. Et surtout quand elle voudra. Si elle se tait, c’est
qu’elle considˆre que cela vaut mieux pour toi. Parle-moi
plut•t du r‡cital improvis‡ que tu as donn‡ hier soir.
– C’‡tait un guet-apens.
– Mais il y a des moments o† l’on peut ‰tre trˆs heureux
de tomber dans un guet-apens, rench‡rit Mamy Sophie.
– Comme mon pˆre lorsqu’il m’a conŽu...
Cette fois, les larmes jaillissent aux yeux de V‡ronique.
– Jamais, dit-elle, jamais je ne t’autoriserai Š prof‡rer de
tels propos provocateurs. Quand le moment sera venu, je
t’expliquerai et tu comprendras. D’ici lŠ, je t’en supplie,
essaie d’‰tre un peu patient.
Sylvain, de frondeur qu’il ‡tait, devient tout Š coup affectueux. Il ne supporte pas les larmes de V‡ronique.
– Excuse-moi, maman. Je ne voulais pas. Tu sais bien
que ce n’est pas Š toi que j’en veux. Mais si j’en veux Š mon
pˆre, c’est parce que je ne comprends pas.
Et il l’embrasse. Celle-ci, en constatant une fois encore
que son fils, d‡cid‡ment, est devenu plus grand qu’elle,
sˆche ses larmes en s’essuyant les yeux sur son ‡paule.
– Bah ! un tee-shirt de plus Š laver, ironise-t-elle.
On peut enfin ‡voquer la nuit pr‡c‡dente. Sylvain
s’‡tonne lui-m‰me d’avoir pu, avec une telle aisance, se
livrer Š autant d’‡ la mani†re de, car, il l’avoue, il ne possˆde pas les partitions des morceaux qu’il a jou‡s, il les a
jou‡s d’oreille, sans ‰tre du tout certain de les avoir reproduits fidˆlement. Modestement, il dit qu’il a fait des pastiches, faute de pouvoir faire mieux. Il confie n‡anmoins
que cette exp‡rience lui a prouv‡ qu’il pouvait envisager
une carriˆre artistique, qu’il va donc s’investir pleinement
32
au conservatoire, qu’il envisage d’obtenir l’an prochain son
premier prix, mais qu’il aimerait orienter sa carriˆre vers
l’‡tude des musiques populaires, et que l’‡tude des musiques africaines, qu’elles viennent directement d’Afrique
ou aprˆs un d‡tour par l’Am‡rique, l’attire particuliˆrement.
Il pr‡cise m‰me que, comme toute carriˆre artistique a un
caractˆre incertain, il entend mener en parallˆle d’autres
‡tudes. Il demande donc Š sa mˆre ce qu’elle pense d’une
licence en histoire de l’art et en arch‡ologie, avec sp‡cialisation en musicologie.
Dieu ! qu’il est raisonnable. VoilŠ qui r‡concilie V‡ronique avec son fils. Pourquoi faut-il donc que certains
nuages assombrissent parfois leurs relations ?
On ‡voque son souhait de disposer d’un vibraphone.
Mamy Sophie tranche rapidement :
– Je te l’offre, Sylvain. Mais promets-moi : essaie de passer un peu plus de temps de tes vacances Š La Hazelle. Le
piano, que j’ai sp‡cialement achet‡ pour toi, est toujours lŠ.
Il t’attend.
C’est vrai que, ces derniˆres ann‡es, les activit‡s de Sylvain ne lui ont pas permis de passer aussi souvent qu’il
l’aurait voulu Š La Hazelle, qu’il aime tant. C’est promis. Il
fera un effort. Mais il ne faut pas oublier, qu’avec quelques
copains, il compte monter un groupe musical... et que maman est d’accord. Soudain, il y songe, n’y a-t-il pas ici un
vaste grenier qui pourrait servir de local de r‡p‡tition pour le
groupe Š constituer ? Ce n’est pas sa grand-mˆre qui va s’y
opposer, n’est-ce pas ! Il se pr‡cipite pour aller constater
l’‡tat des lieux.
 – Fais attention, clame sa grand-mˆre. Regarde o† tu
cours, tu vas te blesser.
En effet, il fonce t‰te baiss‡e vers la maison et manque
emboutir les caisses de lauriers-roses qui marquent chaque
coin de la terrasse.
33
– Comme c’est curieux ! constate pensive V‡ronique.
Papa les appelait, ces lauriers-roses, des ol‡andres. Je crois
que le mot n’est plus usit‡. Dommage, j’aimais bien.
Sortie du fiston.
– Il va falloir, confie-t-elle Š sa mˆre, que j’aille faire le
point Š Jardiflor. Je me reproche d’ailleurs de ne pas
m’informer aussi souvent qu’il le faudrait de l’‡volution de
la situation...
Flash-back. Son d‡part de Jardiflor co™ncide, presque,
avec la naissance de Sylvain. ‘ la mort de son pˆre, V‡ronique avait g‡r‡ l’affaire paternelle pendant quelques ann‡es, mais elle avait, parallˆlement, poursuivi, dans un laboratoire qu’elle avait adjoint Š l’entreprise, ses recherches sur
la culture in vitro. Elle avait Š l’‡poque am‡lior‡ la technique du clonage des cattleyas, ce qui lui avait valu
d’obtenir une bourse du Ministˆre de l’Agriculture, Š la suite
de quoi, elle avait ‡t‡ invit‡e Š faire un cycle de conf‡rences
dans de nombreux instituts horticoles du Canada francophone. De telles recherches, et leurs d‡couvertes, n’avaient
pas laiss‡ indiff‡rents les responsables de l’institut sup‡rieur
horticole de Grand-Manil. Elle avait ‡t‡ nomm‡e chef de
travaux et responsable du laboratoire de culture in vitro de
cet institut. C’est pour cette raison qu’elle s’‡tait install‡e, Š
Sauveniˆre, dans la p‡riph‡rie gembloutoise. Dans
l’impossibilit‡ de mener de front toutes ces activit‡s, elle
avait c‡d‡ Š des gestionnaires l’entreprise de Daverdisse,
sans rien ali‡ner d’ailleurs de ses droits de propri‡taire.
C’est donc au moment m‰me o† sa vie professionnelle se
trouvait r‡orient‡e vers d’autres centres d’int‡r‰t que la
naissance de Sylvain s’est annonc‡e. Si, dans les premiers
temps, elle put compter sur l’aide de Mamy Sophie, tout
heureuse de couver sous son aile ce poussin plut•t inattendu
– elle n’a pas dit Œ merle blanc • – , trˆs vite V‡ronique a pu
combiner les exigences de sa vie professionnelle avec ses
34
responsabilit‡s de mˆre. Au cours des premiˆres ann‡es, ses
activit‡s Š Grand-Manil furent regroup‡es en bimestres
d’activit‡s intenses, ce qui lui laissait la possibilit‡ d’aller
porter le renom de l’institution dans des centres de recherches ‡trangers, de France et d’Espagne plus particuliˆrement. Elle y dispensait son enseignement au titre de professeur invit‡. Et tant que Sylvain n’‡tait pas soumis Š
l’obligation scolaire, elle parvenait Š s’organiser pour qu’il
l’accompagn”t dans tous ses d‡placements : elle avait pu
compter sur la disponibilit‡ d’une pu‡ricultrice qui
l’accompagnait pendant tous ses voyages. Si, comme dans
toute famille, elle a permis Š Sylvain de passer ses vacances
Š La Hazelle, o† elle le rejoignait souvent d’ailleurs, elle
considˆre qu’elle a consacr‡ Š son fils autant d’attentions
qu’il ‡tait en droit d’attendre d’une famille qui n’aurait pas
‡t‡... monoparentale. D’ailleurs, Sylvain n’a m‰me pas connu les heurts in‡vitables que connaissent les Œ enfants du
divorce •. Non, pas de querelles, pas de cris, pas de d‡chirements. Au contraire, V‡ronique croit m‰me avoir redoubl‡
de soins attentifs Š son ‡gard, sans faiblesse, comme aurait
pu l’‰tre une mˆre sur-protectrice, ni sans autorit‡ excessive,
comme aurait pu en user un pater familias trop imbu de ses
pr‡rogatives. Sylvain ne semble souffrir d’aucun d‡s‡quilibre...
Bien s“r, son obstination Š vouloir conna‹tre l’identit‡ de
son pˆre se fait pressante Š l’heure actuelle. Mais n’est-ce
pas tout simplement li‡ aux soubresauts de l’adolescence ?
De ne pas conna‹tre son pˆre l’a conduit tant•t Š l’id‡aliser
tant•t Š le d‡tester.
D’avoir ‡t‡ assaillie sans cesse de questions Š son sujet,
V‡ronique a ‡t‡ amen‡e Š confier une part de son secret. En
raison de la nature des recherches en laboratoire de sa mˆre,
Sylvain en ‡tait venu Š se demander s’il n’‡tait pas le r‡sultat d’une sorte de clonage myst‡rieux ou le produit d’une
35
hypoth‡tique parth‡nogenˆse. Il aurait, de la sorte, ‡t‡ un
prototype. Mais non, son fils n’est pas le fruit des exp‡rimentations d’un quelconque apprenti-sorcier. Il a fallu
n‡anmoins le d‡tromper, quand on voit les informations que
diffuse une certaine presse de vulgarisation concernant les
manipulations g‡n‡tiques. D’autant plus que Sylvain est le
portrait Œ tout crach‡ • de sa mˆre. De quoi donner Š ses
supputations lancinantes un bien-fond‡ apparent.
Non, sa mˆre n’a pas eu recours Š l’ins‡mination artificielle, quand bien m‰me elle aurait eu l’assurance que le
pˆre aurait ‡t‡ un Prix Nobel, aussi s‡duisante qu’e“t pu
para‹tre l’hypothˆse.
V‡ronique avait aussi confi‡ Š Sylvain qu’il n’‡tait pas
un enfant adult‡rin, celui d’un homme qui n’aurait pas ‡t‡
libre.
Elle avait seulement consenti Š lui dire qu’il ‡tait un enfant de l’amour, que son pˆre ignorait tout de son existence,
qu’elle ne l’avait plus jamais revu, qu’il ‡tait encore en vie –
croyait-elle – , mais qu’il ‡tait, selon une formule que Sylvain jugeait bien sibylline, de la cat‡gorie de ces Œ hommes
qu’on n’‡pouse pas •.
Bien qu’ayant fait un tel aveu, V‡ronique n’‡tait pas parvenue Š apaiser la curiosit‡ de Sylvain. Au contraire : elle en
avait dit trop ou pas assez. Elle ne comprenait pas que la
qu‰te de Sylvain ‡tait une qu‰te d’identit‡ d’une intensit‡
telle qu’il acceptait de courir le risque, en le rationalisant
mais en ne l’int‡grant pas n‡cessairement comme diraient
les psychologues, de faire des d‡couvertes extr‰mement
p‡nibles. Tout adolescent n’est-il pas en soi un peu un
trompe-la-mort ? Surtout parce qu’il porte en lui un reste de
cette croyance candide en l’immortalit‡, ou tout simplement
en l’invuln‡rabilit‡, qu’il a conserv‡e de l’enfance ? Car,
enfin, si la r‡v‡lation de l’identit‡ de son pˆre faisait appara‹tre Š Sylvain qu’il est le fils d’un aventurier, d’un assas36
sin, d’un l”che, d’un tra‹tre Š Dieu sait quelle cause, peu
importe, comment aurait-il reŽu cette information ?
L’imagination id‡alise toujours, embellit, enjolive la r‡alit‡
et exclut cette hypothˆse. Voyeur dispos‡ Š donner de
l’amour, et Š en qu‡mander en retour, Sylvain ‡tait-il pr‰t Š
dominer l’aversion, voire la haine, qu’une p‡nible d‡couverte pouvait faire sourdre en lui ? D’avoir dit Š Sylvain
que son pˆre ‡tait de ces Œ hommes qu’on n’‡pouse pas •
laissait la porte ouverte Š toutes les sp‡culations : au lieu de
s’en trouver apais‡, Sylvain s’en ‡tait trouv‡ plus boulevers‡
encore.
Pendant que sa mˆre faisait sa visite d’administrateurd‡l‡gu‡ auprˆs des g‡rants de Jardiflor, Sylvain a, de son
c•t‡, d‡cid‡ de soumettre le grenier de La Hazelle Š une
inspection en rˆgle. Celui-ci ‡tait suffisamment spacieux
pour permettre les r‡p‡titions de son groupe musical. Aprˆs
le rangement n‡cessaire. Ce qu’on relˆgue dans un grenier,
en effet, y est souvent jet‡ p‰le-m‰le. On se promet toujours
d’y mettre de l’ordre, de faire le tri n‡cessaire. Et cela ne se
fait jamais.
Il y trouve des jouets qui lui ont appartenu ainsi qu’Š sa
maman lorsqu’elle ‡tait petite, toute une s‡rie d’outils de
jardinier d’autrefois – une faux, un coffin ass‡ch‡ dans lequel une pierre Š aiguiser attend d‡sesp‡r‡ment l’eau vinaigr‡e qui la rendra plus mordante, un chapeau de paille qu’on
appelait jadis un panama, un r”teau avec des dents en
bois...– , des caisses de documents : des photos ‡corn‡es et
jaunies, les archives comptables de Jardiflor... Tiens, pas de
journal intime de maman, qu’elle aurait pu r‡diger lorsqu’elle ‡tait adolescente, pas de correspondance sentimentale. Non, maman est trop organis‡e, trop m‡fiante pour
avoir eu la l‡gˆret‡ de laisser tra‹ner ce qui pourrait laisser
une trace de...
37
Il se ravise. La comptabilit‡ de Jardiflor doit comporter
les noms des membres du personnel qui y ont travaill‡. Il
fouille f‡brilement et retrouve la trace de tous ceux qui y ont
‡t‡ employ‡s, pratiquement depuis le d‡but de l’entreprise.
Et si son pˆre avait, pour une raison ou pour une autre, un
jour, ‡t‡ employ‡ Š Jardiflor ? Sylvain trouve ‡galement un
r‡pertoire apparemment complet de tous les clients et de
tous les fournisseurs. •a pourra peut-‰tre l’aider dans ses
recherches. Sait-on jamais ?
Par ailleurs, il le sait, V‡ronique, quelques mois avant sa
naissance, avait fait un long voyage au Canada. Il pourrait
devoir trouver ses origines dans les grands espaces parmi les
moins explor‡s... Sherlock Holmes ne doit n‡gliger aucune
piste. Mais comment savoir qui, dans ce pays vaste comme
un continent, elle aurait pu rencontrer ?
38
3
TROUBLE CR‚PUSCULE
SITU‚E EN CONTREBAS DE LA RUE TRICHON, la rue Haute,
la mal nomm‡e, appara‹t comme un d‡fi toponymique Š la
logique, comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans ce domaine. Cette rue discrˆte, peu passante, assure Š ses r‡sidents la qui‡tude Š laquelle tous aspirent l‡gitimement. Village-dortoir presque par nature, Sauveniˆre offre aux regards des promeneurs l’image d’un havre paisible, et plus
particuliˆrement dans cette rue, peu habit‡e, dont les
quelques habitations cossues du d‡but du siˆcle ont ‡t‡ r‡nov‡es tout en gardant leur cachet d’origine. C’est lŠ
qu’habitent V‡ronique et son fils. L’originalit‡ des lieux
tient surtout dans ce que l’environnement en a ‡t‡ pr‡serv‡.
Les arbres y sont certainement centenaires et le lierre qui
court le long du mur de la propri‡t‡ doit dater de sa construction. Le fer forg‡ du grillage lui-m‰me, ‡rod‡ en
quelques endroits par une rouille sournoise, a des allures de
modern style.
En ce d‡but de juillet, nonchalamment ‡tendue dans une
chaise-longue, Š la faveur d’un cr‡puscule qui joue, comme
Š plaisir, avec la dur‡e, V‡ronique a d‡cid‡ d’‡prouver aujourd’hui, et exceptionnellement, en ‡picurienne qui se d‡fend de l’‰tre, toute la jouissance du moment pr‡sent. Les
r‡sultats scolaires de Sylvain, au lyc‡e comme au conservatoire, sont brillants et leur permettent, Š tous deux, d’avoir
en toute s‡r‡nit‡ les projets d’avenir les plus ambitieux
comme les plus fous. V‡ronique a d‡cid‡ de prendre
quelques jours de vacances. Sylvain est avec elle. Ils ne
39
quitteront pas le pays cette ann‡e. En restant Š la maison,
Sylvain pourra consacrer tout le temps n‡cessaire Š la cr‡ation du groupe musical qui lui tient tant Š cœur. Parallˆlement, ils auront tout le loisir de participer Š tous les festivals
de musique, de Belœil Š Stavelot, sans m‡priser les rassemblements musicaux les plus traditionnels ou les plus populaires : jazz, musique country, parades de tattoos... Sylvain
se souvient m‰me d’avoir assist‡, l’ann‡e pr‡c‡dente, Š Dalhem, dans le pays de Vis‡, Š un festival de Œ bandas •, de
groupes folkloriques basques, et d’y avoir vu un groupe de
musiciens faire un bœuf en pleine rue, et d’avoir surtout ‡t‡
‡merveill‡ par la performance ‡tonnante d’un percussionniste qui, ayant quitt‡ son tambour basque, son atabal, continuait Š donner le rythme en tambourinant avec ses baguettes tant•t sur l’asphalte, tant•t sur la benne m‡tallique Š
ordures qu’il avait trouv‡e sur son chemin... Un menu trˆs
vari‡ donc pour rester ouvert et disponible, Š l’‡coute de
tous les diff‡rents modes d’expression musicale. Le bonheur
de V‡ronique est d’abord d’‰tre avec son fils. Elle sait que,
t•t ou tard, et s“rement beaucoup plus t•t qu’elle n’ose se
l’avouer, son fils prendra son envol. Pourquoi donc entrerait-elle en conflit avec lui ? D’autant plus qu’elle n’a vraiment aucune raison... Il y a bien, d’une maniˆre intermittente, les interrogations qu’il lui fait sur ses origines. Elle a
m‰me promis de lui r‡v‡ler ce secret. Mais, pense-t-elle, les
temps ne sont pas venus encore...
Pour le moment, elle se contente de boire goul“ment, Š la
r‡galade et jusqu’Š l’ivresse, les moments qui lui sont donn‡s. Et se r‡cite Š elle-m‰me, comme une priˆre profane, les
premiers vers du c‡lˆbre pantoum : Œ Voici venir les temps
o† vibrant sur sa tige / Chaque fleur s’‡vapore ainsi qu’un
encensoir, / Les sons et les parfums tournent dans l’air du
soir, / Valse m‡lancolique et langoureux vertige. •
40
Aujourd’hui, Sylvain a d‡cid‡ de monter et de sonoriser
une partie des films r‡alis‡s Š partir des prises de vues qu’il
a faites lors de ses randonn‡es dans les champs, dans les
bois. Bon public, mais juge n‡anmoins s‡vˆre, V‡ronique
est toujours la premiˆre Š qui il soumet ses projets de sc‡nario. Aussi n’h‡site-t-il pas, ce soir, une fois encore, Š lui
demander son avis au sujet du commentaire qu’il pr‡pare.
Il a choisi, cette fois, de rassembler les s„quences prises
‡ des moments diff„rents, depuis la ponte des œufs et leur
couvaison, puis de l’„closion et de la croissance des oisillons jusqu’‡ l’envol du nid, d’une esp†ce particuli†re
d’oiseau insectivore, les cuculid„s.
– Les quoi... ?
– Le coucou gris. J’ai eu l’occasion de filmer, au printemps, toutes les „tapes de la naissance d’un jeune coucou.
Il m’a fallu ruser beaucoup, car le coucou est tr†s craintif.
C’„tait pendant les vacances de P‰ques : j’y suis all„ tous
les jours.
– Et pourquoi lui particuli†rement ?
– Parce que...
– Toujours la mƒme obsession, n’est-ce pas ? Une fois
encore, tu te trompes. Non, Sylvain, tu n’es pas un enfant
adopt„. Tu n’es pas non plus le r„sultat d’un œuf qui aurait
„t„ d„pos„ dans mon nid ‡ mon insu, si c’est cela que tu
veux savoir. Je n’ai jamais „t„ une irresponsable couchetoi-l‡, ni une couche-toi-l‡ tout court, si tu veux savoir.
– Je suppose, Madame la Botaniste, poursuit-il imperturbable, que je peux te r„v„ler ce que j’ai d„couvert en lisant
les zoologistes. Voici. Puisque la femelle coucou doit ruser
pour faire accepter son œuf par la propri„taire du nid qu’il
parasite, et comme elle parasite beaucoup d’esp†ces diff„rentes d’insectivores, elle est ‡ la fois capable de pondre un
œuf ros‰tre tachet„ de brun si elle envahit le nid d’un
rouge-gorge et de pondre un œuf blanch‰tre tach„ de brun
41
si c’est celui d’une fauvette. Et chaque fois qu’elle pond un
œuf, elle en „limine un de l’hˆte involontaire. Va pour la
pondeuse. La nature intervient ensuite pour faciliter la
t‰che de l’oisillon coucou (et je ne dirai pas le ‘ coucouillon ’)..., puisque l’œuf du coucou „clˆt un jour plus tˆt que
les autres œufs. Dans les heures qui suivent sa naissance, le
petit coucou nidicole va entreprendre de d„truire les œufs
qui ont „t„ couv„s en mƒme temps que lui et qui ne sont pas
encore „clos. Pour cela, il proc†de de la plus simple faŒon
du monde, en les jetant hors du nid pour qu’ils s’„crasent en
fin de chute sur le sol. Curieux comportement, ne crois-tu
pas, quand on nous dit que le jeune coucou est encore
aveugle et que la peau de son dos est encore tr†s sensible.
Je peux te lire ce que j’ai d„couvert : ‘ Le jeune coucou
bouge l„g†rement et entre en contact avec les œufs de la
couv„e. Il se penche alors sur le flanc et, ‡ petits coups
d’aile, tente de faire passer l’œuf de son hˆte sur son dos :
op„ration facilit„e par le fait que ce dos est creus„ en cuvette, un peu comme un coquetier vivant ; une fois l’œuf
bien arrim„, le jeune coucou, toujours aveugle, se tra‹ne
jusqu’au bord du nid avec son œuf sur le dos, se penche vers
l’ext„rieur et abandonne l’œuf qui tombe dans le vide. Ce
qui est admirable, c’est que le couple de parents parasit„s
ne bronche pas et entreprend de nourrir et de r„chauffer ce
petit poussin conqu„rant... Le jeune coucou ne chante pas
tant qu’il est au nid, de peur d’effrayer ses parents adoptifs
par son „trange cri... ’
– Je suppose, moi, constate V‡ronique avec un peu
d’humeur, que je dois conclure : C.Q.F.D. Mais, en me racontant tout cela, je crois comprendre que tu veux me prouver
quelque chose, et j’en viens m‰me Š croire que la pr‡tendue
sonorisation Š laquelle tu travailles n’est qu’un pr‡texte.
– Primo, r‡pond Sylvain, je dois vraiment sonoriser un
film que j’ai vraiment fait. Deuxiˆmement, c’est vrai que ce
42
que j’ai vu m’interpelle. Dˆs qu’il est n‡, le jeune coucou
mˆne un fameux struggle for live, impitoyable Š l’‡gard de
ses semblables, un combat sans foi ni loi.
– C’est toi qui le dis...
– N’ai-je pas ‡t‡, en fin de compte, et sans le vouloir, celui qui aura jou‡ l’emp‰cheur de tourner en rond, celui qui
t’aura emp‰ch‡e de mener ta vie de femme comme tu
l’aurais souhait‡ ? N’ai-je pas ‡t‡ l’enfant qui a d‡truit en toi
la femme... libre ?
V‡ronique, une fois encore, se trouve surprise :
d’accusateur, Sylvain se transforme du coup en accus‡.
M‰me si elle a l’habitude de ces volte-face subits chez son
fils, V‡ronique se trouve submerg‡e par un sentiment complexe fait tout Š la fois de tendresse et de gratitude. D‡cid‡ment, son fils n’a pas fini de l’‡tonner. Son affection filiale
d‡bordante, qui se manifeste parfois par des interrogations
exprim‡es avec un peu de hargne, est aussi faite, quand il le
veut, de tact, de r‡serve... V‡ronique doit, une fois encore,
dissiper les scrupules de son fils.
– Tu n’es pas n‡ par surprise, Sylvain, comme Š mon insu. Sache que tu as ‡t‡ voulu, d‡sir‡, esp‡r‡. C’est avec une
immense joie que j’ai accueilli l’annonce de ton arriv‡e.
– Est-ce que je peux encore te poser une question ?
– Vas-y toujours. Que tu la poses ne m’engage pas Š te
donner une r‡ponse.
– L’autre jour, Š La Hazelle, lorsque je suis all‡ explorer
le grenier pour voir s’il pouvait convenir pour les r‡p‡titions
futures de mon groupe musical, j’ai trouv‡ des archives de
Jardiflor, les archives comptables, les listes des membres du
personnel, des fournisseurs, des clients...
– Et alors ?
– Il y a lŠ quelqu’un de trˆs pr‡sent, un certain Œ Garou •,
je crois...
43
– Oui... C’est lui qui a pris en main la gestion de Jardiflor
quand je suis partie...
– ‘ tout hasard, ce ne serait pas lui mon pˆre, des fois ?
– Sylvain ! L’as-tu bien regard‡ ? C’est un homme sans
culture, sans maniˆres...
– Je disais Ža comme Ža. Pour voir...
‘ ce moment, la sonnerie du t‡l‡phone r‡sonne. Sylvain
file d‡crocher. Revient quelques minutes plus tard. Il explique :
– C’‡tait pour moi. Une dame, une certaine Madame
d’Alcantara, qui a entendu parler de moi par une personne
qui se trouvait Š la Villa Mouchenne l’autre jour. Elle souhaiterait que je donne un r‡cital de piano, sous chapiteau,
dans sa propri‡t‡, au mois d’ao“t, Š l’occasion d’une journ‡e
culturelle qu’elle organise chez elle, dans le sud du pays, je
ne sais plus bien o† exactement...
– Elle t’a dit en quoi consistait cette organisation ?
– Elle doit me ret‡l‡phoner. Elle m’a seulement demand‡
un accord de principe. Mais, si j’ai bien compris, elle essaie
d’associer diff‡rentes expressions artistiques autour d’un
m‰me thˆme : musique instrumentale, chant, peinture, nature, formes, parfums... Elle veut provoquer, m’a-t-elle dit,
et si j’ai bien compris, des rencontres inattendues d’artistes
de disciplines diverses travaillant sur le m‰me sujet afin de
faire surgir les... correspondances qui doivent in‡vitablement exister entre eux. Et comme ce sera une premiˆre exp‡rience, elle ne peut pas se permettre de faire venir un musicien trˆs connu...
– Et qu’as-tu dit ?
– J’ai dit Œ oui •. Je vais avoir besoin d’argent pour mon
nouvel instrument, pour mon groupe... Et m‰me si le cachet
est modeste...
Soudain, un frisson envahit V‡ronique. Un frisson qui est
comme l’expression d’un vague pressentiment... Le nom de
44
d’Alcantara ne doit pas lui ‰tre inconnu. Mais, aprˆs tout,
c’est un nom banal, sinon chez nous, du moins en Espagne...
Le soir qui tombe apporte un peu de la fra‹cheur qui se
fera ros‡e avec la nuit. Pendant que Sylvain range les
meubles du jardin, V‡ronique se perd dans ses r‡flexions,
s’‡tend sur sa chaise-longue, passe un bras derriˆre la t‰te,
tandis que de l’autre main...
– š mon odalisque alanguie..., plaisante-t-il. On dirait un
Goya, une Maja, la Maja...
– ... Œ vestita •, la Œ Maja vestita •, pas la Œ Maja desnuda •, Sylvain. Il y a un temps pour tout...
Elle n’en dira pas plus. Mais, dˆs que Sylvain est rentr‡,
elle continue le geste que la r‡flexion de son fils a interrompue. Lentement, elle porte l’autre main Š son sein, le caresse
avec une d‡licatesse infinie, l’explore, s’arr‰te au mamelon,
le titille entre le pouce et l’index... Celui-ci r‡agit lentement,
devient turgescent...
– Au moins lŠ, pense-t-elle, cela fonctionne encore.
Femme entre toutes les femmes, V‡ronique sait jusqu’Š
quel point ses seins ont ‡t‡ pour elle le siˆge des plus intenses jouissances qu’elle ait connues, celles qu’ont su lui
donner ceux qui avaient un sens raffin‡ de l’ars amandi
 elle reconna‹t avoir accord‡ aux lois de l’‡rotisme
l’attention de bon aloi qu’elles requiˆrent : ses seins ont ‡t‡
le clavier duquel les virtuoses ont su tirer les accords les
plus sublimes –, surtout celles ensuite que lui a procur‡es
son fils lorsqu’elle lui a donn‡ le sein Š sa naissance... Une
femme qui n’a jamais allait‡ ne peut pas comprendre. Et
puis, voilŠ que, de retour de la Villa Mouchenne, soir‡e
inoubliable entre toutes, elle a cru sentir lŠ, comme une
grosseur qu’elle n’avait jamais remarqu‡e. ‘ l’insu de Sylvain, elle a consult‡ son m‡decin. Celui-ci l’a bien un peu
rassur‡e :
45
– Vous savez, Š votre ”ge, votre corps se transforme. Ce
que vous constatez lŠ a peut-‰tre une origine hormonale. Je
vais vous prescrire un m‡dicament appropri‡. Revenez dans
un mois ou deux. On avisera alors...
Il y a presque un mois. V‡ronique s’ausculte, ne sait trop
ce qu’elle doit constater : la chose a-t-elle ‡volu‡, grossitelle, diminue-t-elle ? Elle ne sait. Son d‡sarroi est total.
Non, elle ne laissera rien para‹tre, ni Š Sylvain ni Š personne.
Il sera toujours temps si...
Il sera temps encore... Et elle se demande si les seins,
chez une femme, ne sont pas le lieu o† se joue vraiment le
jeu de la vie et de la mort.
Ne s’‡tait-elle pas compar‡e voluptueusement, ce soir-lŠ,
celui de la premiˆre exploration narcissique qu’elle fit de ses
seins, Š Diane sortant du bain ?... N’est-elle pas aujourd’hui,
vuln‡rabilis‡e par le mal qui l’envahit peut-‰tre, une pauvre
Oph‡lie promise Š la noyade... irr‡vocable ?
Au moment o† V‡ronique se pr‡pare Š se lever pour aller
rejoindre son fils, elle jette un regard au ciel, comme pour le
supplier, et voit, Š ce moment, qu’un nuage gris occulte
pendant quelques instants la pleine lune. Elle se demande si
l’un des derniers vers du poˆme c‡lˆbre vraiment bien
l’harmonie du soir lorsqu’il est dit que Œ le soleil s’est noy‡
dans son sang qui se fige... •
Eh oui ! le soleil a vraiment l’air de s’‰tre noy‡ dans son
sang qui se fige...
46
4
APPR‚HENDER TOUS LES LENDEMAINS
POUR QUE LES CHOSES EXISTENT VRAIMENT, il faut
d’abord les nommer. Cette v‡rit‡ d’exp‡rience, V‡ronique
vient, une fois encore, d’en v‡rifier le bien-fond‡. Elle a
compris que le projet de Sylvain ne prendrait forme qu’Š
partir du moment o† il lui aura donn‡ un nom, un nom Š la
sonorit‡ qui envo“te et qui enchante, un nom qui se love
dans la bouche entre la langue et les lˆvres, comme une
gomme Š m”cher aux parfums ‡tranges. Et Sylvain, pr‡cis‡ment, vient de trouver le nom de son prochain groupe musical. Le groupe s’appellera Los esp“reos. Avec des Œ s •
qui chuintent, presque des Œ ch •...
– Qu’est-ce que c’est que Ža ? interroge-t-elle. O† as-tu
‡t‡ trouver cela ?
– Los esp“reos, cela veut dire, en espagnol : Œ Les b”tards •...
– Cette fois, Sylvain, tu d‡passes les limites... ‘ force de
ressasser les m‰mes obsessions, tu vas finir par emp‰cher
que...
Puis, V‡ronique se ravise et s’excuse... Elle ne parvient
plus, aussi facilement qu’auparavant, Š faire preuve de sangfroid, Š afficher la m‰me s‡r‡nit‡ distante, celle-lŠ m‰me qui
lui a tant r‡ussi dans ses relations professionnelles. VoilŠ
qu’elle se trouve prise au piˆge d’une nervosit‡ qu’elle
croyait bien ‡trangˆre Š son temp‡rament. Pourtant, Sylvain
aura t•t fait de l’apaiser. Los esp“reos, c’est d’abord un nom
‡tranger. Or la mode exige l’exotisme. Mais il a d‡cid‡ de
ne pas c‡der Š la tentation de l’anglomanie forcen‡e des
47
gens de sa g‡n‡ration. Notre culture occidentale, tudieu, elle
a des racines grecques, latines ou romanes, comme on veut ;
il n’ira pas les chercher chez les Anglo-Saxons. Premier bon
point. V‡ronique se rass‡rˆne. Ensuite, il pense que, dans la
francophonie, comme on dit, il y a des sources auxquelles il
est bon de s’abreuver. En matiˆre musicale surtout. La musique des Antilles franŽaises, tout comme celle de tous les
pays latino-am‡ricains, est Š la fois originale et source oblig‡e de renouvellement de nos propres traditions musicales.
Si nous ne voulons pas que nos sources d’inspiration se tarissent lamentablement... ‘ force de faire l’introspection de
notre nombril, il arrivera n‡cessairement que... Et c›tera, et
c›tera... V‡ronique n’insiste pas. Elle est d’accord. De plus,
en musique comme ailleurs, il faut redouter la d‡g‡n‡rescence par consanguinit‡ – Œ Tout le contraire de tes clonages, Maman. Excuse-moi ! • – , nous nous enrichissons
de nos propres ab”tardissements... (Œ Oh! lŠ, lŠ ! mais
qu’est-ce qu’il va chercher lŠ ? pense-t-elle. •) La musique
traditionnelle, populaire, a depuis toujours inspir‡ les musiciens les plus c‡lˆbres, Rimski-Korsakov, Borodine, m‰me
Gershwin...
V‡ronique veut bien entrer dans de tels raisonnements,
encore que... Mais lŠ n’est pas la question. Elle accepte la
d‡marche, pourquoi pas ? Va donc pour la musique antillaise ou cr‡ole. D’ailleurs, Sylvain n’entend pas se contenter
d’un xylophone ou d’un vibraphone, qui sont comme des
versions occidentalis‡es d’instruments originaux. Il aimerait, un jour, pouvoir jouer du marimba, ou, Š d‡faut, de ses
d‡riv‡s modernis‡s, le xylorimba et le marimbaphone...
– Nous sommes convenus, Sylvain, dans nos conversations, de ne pas jargonner et de ne pas assommer l’autre de
consid‡rations hyper-sp‡cialis‡es...
– Mais maman...
– Entendu. Mais o† vas-tu trouver tout cet argent ?
48
– On va se produire. On pourra ainsi rembourser tout ce
qu’on aura emprunt‡...
– Priorit‡ Š tes ‡tudes, n’oublie pas. Ne pas te disperser...
C’est essentiel.
V‡ronique proteste. Pour la forme. Int‡rieurement, elle a
d‡jŠ consenti. Pas capitul‡, non. Son fils a toujours ‡t‡ tellement raisonnable. Il trouvera en lui les limites Š ne pas
d‡passer. D’ailleurs, pour la premiˆre d‡pense, Mamy Sophie a promis d’intervenir. LŠ aussi, Sylvain reconna‹t qu’il
a une grand-mˆre en or.
Mais attention aux emballements inconsid‡r‡s... Tout
projet qui n’est pas enracin‡ Š la fois dans une conviction
profonde et dans une volont‡ farouche d’aboutir risque
souvent d’avorter. Ses copains et lui pensent ‡galement que
l’exploration des musiques traditionnelles exige que l’on
n’exclue pas l’‡l‡ment vocal, si essentiel dans ce cas. Ils
partent donc Š la recherche de partenaires qui pourraient
s’associer Š eux. Ils pensent qu’ils doivent chercher des voix
f‡minines avec des tessitures de contralto, qu’ils considˆrent
comme parmi les plus chaudes : ne sont-ce pas celles-lŠ qui
ont fait la c‡l‡brit‡ du negro spiritual... ? Ils font le tour de
toutes les classes de chant du conservatoire de Bruxelles, lŠ
o† ils sont eux-m‰mes inscrits... Pas d’Antillaises. Il faut
bien se r‡signer Š admettre que les ressortissants des DOM TOM , lorsqu’ils d‡cident de venir sur le vieux continent,
choisissent la France de pr‡f‡rence.
Il faut donc reconsid‡rer le projet. Qu’Š cela ne tienne !
Sylvain ne manque pas d’id‡es. Puisque le Nouveau Monde
s’est trouv‡ enrichi par l’apport des traditions musicales
qu’emportaient avec eux les Noirs d’Afrique, pourquoi ne
pas franchir une ‡tape suppl‡mentaire dans leur d‡marche et
carr‡ment remonter aux sources premiˆres ? Les relations
Œ privil‡gi‡es • – et il sait ce que l’acception de ce mot peut
avoir de cynique – de la Belgique avec la r‡gion des grands
49
lacs de l’Afrique centrale, le Za™re (ou le Congo, il ne sait
plus trop), le Rwanda, le Burundi, eux-m‰mes devenus francophones Š l’instar de toutes les ex-colonies franŽaises, ont
conduit la Belgique Š se montrer relativement Œ accueillante • Š l’‡gard des ressortissants de ces pays. Il sait qu’il y
a un quartier de Bruxelles, Š Ixelles pr‡cis‡ment, auquel les
initi‡s ont donn‡ le nom de Matong‡, o† l’on trouve une
forte concentration de ces Africains. La vie y est, dit-on,
anim‡e, color‡e, sans que le quartier se transforme en ghetto. Ils prendront donc leur b”ton de pˆlerin et iront faire part
de leur projet Š tous ceux qui pourraient se montrer int‡ress‡s.
Pas d’autre solution que de se m‰ler Š la population color‡e qui hante ce quartier. Ils fr‡quentent les restaurants typiques, en hument les odeurs de bananes frites et de
mangues, s’incendient le palais au pili-pili, ‡coutent, interrogent, laissent ŽŠ et lŠ des petites annonces du genre
Œ groupe musical cherche chanteuses •... Puis se ravisent.
De telles annonces, d’un go“t douteux, ne peuvent que faire
fuir les candidates, les vraies. Ils doivent pr‡ciser leurs objectifs : ils sont Š la recherche d’authenticit‡ (et le mot leur
semble tout Š coup banal, parce que galvaud‡) ; ils cherchent Š donner vie nouvelle aux musiques traditionnelles en
les int‡grant aux modes d’expression musicale des occidentaux (et ils prennent conscience de la vanit‡ de leur pr‡tention)... Ils se rendent compte, enfin, que le cr‡neau musical
qu’ils tentent d’exploiter est un chemin d‡jŠ emprunt‡ par
beaucoup et que ce chemin a m‰me ‡t‡ largement balis‡ en
de larges avenues...
Les voilŠ entr‡s dans une p‡riode fi‡vreuse de maturation.
– ... d’incubation plut•t, corrige Thierry, l’un de ses
comparses. Un peu comme une maladie...
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– Los esp“reos, demande Jean-Marie, l’autre mousquetaire, tu ne trouves pas que ce nom devient... bizarrement
impropre ?
Bien s“r que si... Tout est Š revoir, dˆs le d‡but. On n’est
pas s‡rieux lorsqu’on a dix-sept ans... Mais tout est possible,
puisqu’on a toute la vie devant soi, toute la planˆte Š sa port‡e et qu’on sent en soi la force de refaire le monde... Que de
cannettes ils ont ‡clus‡es en ‡lucubrant de la sorte, dans le
m‰me bistrot, Š la sortie de leurs cours de musique, f‡brilement rassembl‡s autour de la m‰me table... Une table instable sur son pied unique, une tablinstable unijambiste...
V‡ronique a permis Š Sylvain de proc‡der Š ces recherches exploratoires pendant tout le mois de juillet.
D’ailleurs, il pourra continuer. Et elle ne cesse de
l’encourager. De son c•t‡, elle se rend compte que ses inqui‡tudes Š elle deviennent de plus en plus lancinantes,
qu’aucun signe ne vient dissiper ou apaiser son interrogation
premiˆre, que son caractˆre Š elle risque de s’en trouver
modifi‡... C’est en de telles circonstances qu’on se rend
compte qu’une initiation au zen, au yoga... pourrait ‰tre
d’une certaine utilit‡. Mais pourquoi diable aller chercher
ailleurs ce qu’on a peut-‰tre chez soi ? Et de relire les
sto™ciens... et Montaigne, qui nous enseigne que Œ le but de
notre carriˆre, c’est la mort •, que Œ philosopher, c’est apprendre Š mourir •... Dieu, que de gravit‡ ! De plus, il est
des moments privil‡gi‡s, dans la vie, o† il nous faut renoncer au divertissement, revenir aux pr‡occupations premiˆres
et faire r‡flexion sur notre propre condition de mortels...
V‡ronique se livre ainsi, avec hargne, Š une sorte
d’exploration initiatique : comment donc apprivoiser la
mort ?
– Tu es bien loin, maman. ‘ quoi pensais-tu ? demande
Sylvain, qui a bien remarqu‡ que V‡ronique lui para‹t souvent distraite, comme absente, perdue dans ses pens‡es...
51
– Ce n’est rien, r‡pond-elle sans conviction. Un peu fatigu‡e, je suppose. Tu sais, Š mon ”ge, le poids des ann‡es se
fait de plus en plus lourd...
Il proteste :
– Mais maman, tu n’as jamais ‡t‡ aussi resplendissante
qu’aujourd’hui... Si tu voyais les autres femmes de ton ”ge...
V‡ronique ne doute pas un seul moment de la sinc‡rit‡ de
son fils. Mais elle n’est pas dupe non plus. Il a bien dit Œ de
ton ”ge •, soulignant Š son insu qu’elle n’appartient pas Š sa
g‡n‡ration... Elle a bien remarqu‡, au cours des derniˆres
semaines, que les questions de Sylvain concernant l’identit‡
de son pˆre se sont faites plus rares, moins insistantes.
Comme s’il pressentait qu’il ne faut plus importuner sa
mˆre, qu’il y a lieu de donner la priorit‡ Š d’autres pr‡occupations... Un ‡v‡nement, un tout petit ‡v‡nement, a retenu
un instant l’attention de Sylvain. Sur la table de chevet de sa
mˆre, il a vu un livre, La Mort intime de Marie De Hennezel.
– Tiens, tu lis des choses bien graves pour le moment ?
– Tu sais, dit-elle, depuis tout un temps, les œuvres de
fiction pure m’int‡ressent moins. Tu verras, quand tu auras
mon ”ge...
– Encore une fois ! proteste-t-il. D‡cid‡ment, cela revient
comme un leitmotiv... morbide.
Morbide... Il a un peu h‡sit‡ Š l”cher le mot. C’est que,
confus‡ment, Sylvain sent que sa mˆre s’interroge. N’a-telle pas d‡jŠ fait, Š plusieurs reprises, des r‡flexions de ce
type : Œ Si je venais Š dispara‹tre, que deviendrais-tu ? Tu
sais, Mamy Sophie se fait vieille... • Elle lui a maintes fois
expliqu‡ qu’elle avait pris ses dispositions pour que, si elle
venait Š dispara‹tre, il puisse faire face aux exigences, sousentendu mat„rielles, de la vie, au moins jusqu’Š la fin de ses
‡tudes, fussent-elles universitaires, mais que, si cela arrivait,
il devait faire preuve de clairvoyance et de maturit‡ et ne
52
pas se laisser aller Š gaspiller Š l’aveugle le viatique qu’elle
lui aurait l‡gu‡...
Si V‡ronique est assur‡e que Sylvain n’aura rien Š redouter sur le plan mat‡riel, elle se demande comment, s’il est
livr‡ Š lui-m‰me, il vivrait, comment il survivrait Š cette
connivence, Š cette complicit‡ uniques qui les aident Š vivre
l’un et l’autre, l’un par l’autre ? V‡ronique sait que, sans son
fils, sa vie Š elle serait atrocement fade, mais elle sait aussi
que c’est ce que toute mˆre doit s“rement ‡prouver m‰me si,
toujours, in‡vitablement, vient le moment de l’envol, de la
brisure, du d‡part... D‡part ? D‡part du fils pour une autre
‡tape de la vie ? Ou d‡part de la mˆre qui s’efface ? Qui
s’efface... Il y a mille faŽons de s’effacer. Peut-‰tre que,
d’avoir Š ce point identifi„ sa vie Š elle Š celle de son fils,
d’avoir en contrepartie trouv‡ en lui un fils qui se nourrit
d’elle, qui nourrit Š l’‡gard de sa mˆre une telle d‡votion,
totale, absolue, sans r‡serve, s“rement la s‡paration, toute
s‡paration, de quelque nature qu’elle soit, aura de toute faŽon un arriˆre-go“t de cendre et peut-‰tre de mort... Et sa
pens‡e s’‡gare dans des arabesques qui... Elle ne croit pas
que, si un pˆre avait ‡t‡ lŠ, les relations de Sylvain avec sa
mˆre auraient pu atteindre Š un tel niveau de compr‡hension
mutuelle, Š un tel partage dans l’abandon de soi Š l’autre...
– Tu sais, dit-il un jour Š sa mˆre, que j’avais ‡t‡ sollicit‡
par une certaine Madame d’Alcantara... Elle est revenue Š la
charge, par t‡l‡phone encore... Elle souhaite que je participe
Š une journ‡e qu’elle organise en son ch”teau
d’Ernoichamps...
– Tu as bien dit : Ernoichamps ?
– Ben, oui. Quoi ? Tu connais ?
V‡ronique redoutait un peu cette confirmation. Au fond
d’elle-m‰me, elle souhaitait s’‰tre tromp‡e... Et pourquoi,
bon Dieu ? Le ch”teau d’Ernoichamps, entre Libin et La
Glaireuse, c’est le dernier chantier dont elle s’est occup‡e
53
avant de c‡der la gestion de l’entreprise paternelle Š ce Garou dont parlait Sylvain. Depuis lors, et cela fait bient•t
vingt ans, elle n’avait plus eu aucun contact avec les propri‡taires du lieu.
Les d’Alcantara, gros industriels descendants de commerŽants espagnols ayant immigr‡ Š Anvers au XVIIe siˆcle,
sont venus chercher en Ardenne un je-ne-sais-quoi d’ailleurs
dans des for‰ts tourment‡es forc‡ment rares en terre flamande et, peut-‰tre, l’illusion de recouvrer quelques-uns des
quartiers d’une noblesse perdue au cours des siˆcles en rachetant et en faisant r‡am‡nager un manoir d‡saffect‡ qui,
derniers avatars v‡cus au cours du dernier demi-siˆcle, ‡tait
devenu successivement une maison de retraite, un centre de
relais pour les patros et enfin une ‡cole priv‡e int‡griste
cr‡‡e par les supp•ts de Mgr Lefebvre, l’‡v‰que d’‚c•ne,
schismatique et t‰tu, qui a d‡fray‡ la chronique, pendant
quelque vingt ans, dˆs la fin du concile Vatican II. Les lieux
avaient enfin ‡t‡ laiss‡s Š l’abandon par leur propri‡taire,
avant d’‰tre rachet‡s par la famille d’Alcantara.
C’est alors que V‡ronique et son ‡quipe ont ‡t‡ appel‡s Š
donner un ”me nouvelle aux lieux. Et comme l’industriel
entendait jouer les m‡cˆnes, elle avait donc eu la possibilit‡
de laisser libre cours Š son imagination sans que celle-ci se
trouve entrav‡e par des contraintes budg‡taires. Sur le plan
architectural, les jardins d’Annevoie l’avaient s“rement inspir‡e Š plus d’un titre, m‰me si le manoir ressemblait bien
plus Š celui de Lavaux-Sainte-Anne qu’au ch”teau
d’Annevoie. Il lui appartint donc d’int‡grer Š
l’environnement l’architecture pseudo-m‡di‡vale des lieux,
Œ pseudo •, parce que les b”timents avaient fait l’objet, au
cours des siˆcles, de restaurations plus ou moins bien inspir‡es selon les ‡poques. V‡ronique conŽut des plans d’eau,
‡tag‡s sur des niveaux diff‡rents, qui permettaient une irrigation rationnelle de toute la propri‡t‡ en m‰me temps
54
qu’ils favorisaient la cr‡ation de cascades originales, et de
jets d’eau, mobiles ou non, offrant ŽŠ et lŠ quelques oasis de
fra‹cheur, particuliˆrement appr‡ci‡es aux moments chauds
de l’‡t‡. Les douves, qui formaient un demi-cercle d’une
douzaine de mˆtres de large autour du ch”teau, les douves
donc, dragu‡es et partiellement d‡senvas‡es, avaient retenu
particuliˆrement son attention, une attention qu’elle voulut...
‡cologique. Les nouveaux propri‡taires tenaient particuliˆrement Š y voir vivre une faune et une flore aquatiques des
plus diversifi‡es. Par ailleurs, V‡ronique, parfois agac‡e par
le temp‡rament Œ nouveaux riches • des propri‡taires, avait
tout mis en œuvre pour ne pas c‡der Š celles de leurs suggestions qui lui paraissaient discutables et m‰me parfois
d’un go“t... kitsch. Elle avait consacr‡ une r‡elle attention Š
l’am‡nagement de ces lieux, mais une fois les plans dessin‡s
et la supervision des gros travaux termin‡e, le relais avait
‡t‡ pris par ses collaborateurs. Elle en est lŠ dans ses souvenirs quand Sylvain lui dit :
– Si j’ai bien compris cette Madame d’Alcantara, elle
souhaiterait organiser une manifestation culturelle qui leur
permettrait, Š elle et Š toute sa famille, de mieux s’int‡grer
encore dans la population locale. Elle prend pr‡texte de la
parution d’un luxueux ouvrage d’Andr‡ Lawalr‡e, sur le
peintre paysagiste Redout‡, originaire de Saint-Hubert, la
cit‡ provinciale la plus proche d’Ernoichamps, pour organiser une manifestation au cours de laquelle serait pr‡sent‡
l’ouvrage en question, mais il y aurait aussi une exposition
du peintre, des compositions d’art floral mettant particuliˆrement les roses en valeur, une visite guid‡e des parcs et
massifs de fleurs du ch”teau et plus particuliˆrement des
rosiers dont les vari‡t‡s sont, me dit-on, nombreuses... En
fin de compte, elle me demande de donner Š tout cela une
illustration sonore, et plus particuliˆrement au cours du
cocktail qui suivra les inaugurations officielles, en interpr‡55
tant des morceaux qui, d’une maniˆre ou d’une autre, illustreraient le thˆme de la journ‡e. Tu veux bien m’aider Š en
‡tablir le programme ?
V‡ronique confie, comme Š regret, qu’elle a contribu‡, il
y a bien longtemps – Œ Tu n’‡tais pas encore n‡ ! •– Š la
restauration des lieux. D’instinct, elle aurait envie de conseiller Š son fils de refuser une telle proposition. Mais avec
quels arguments ? Ses objections ne tiendraient pas. Ce n’est
pas parce que les go“ts des propri‡taires en matiˆre
d’architecture des jardins lui paraissent un peu discutables,
ni m‰me parce que l’agaŽait parfois leur propension Š ‡taler
leur aisance mat‡rielle avec un peu trop d’ostentation. Il y a
des signes ext‡rieurs de richesse parfois un peu trop
voyants...
Un coup de d„s jamais n’abolira le hasard... se dit-elle,
r‡sign‡e Š ne pas tenter de contrecarrer les lois qui d‡terminent myst‡rieusement le cours, forc‡ment sinueux, de notre
destin‡e.
56
5
COCKTAIL REDOUT‚
MASQUES ET BERGAMASQUES ! Gratuit‡, futilit‡, inutilit‡,
vacuit‡... ! Le rˆgne triomphant du clinquant, de l’artifice et
du d‡risoire. Lorsque Sylvain p‡nˆtre dans l’enceinte du
ch”teau d’Ernoichamps, il se sent brutalement envahi par
l’impression cruelle de l’inanit‡ des choses. On pourrait
dire, pourtant, qu’un artiste comme lui doit ‰tre a priori sensible Š la beaut‡ gratuite de ce qui l’entoure, puisque, c’est
bien connu, c’est encore plus beau lorsque c’est inutile...
Mais, pr‡cis‡ment, l’inutile, ce n’est pas le vide... Ensuite, la
r‡union mondaine au cours de laquelle il va officier lui appara‹t d’embl‡e comme une organisation int‡ress‡e, mercantile m‰me, o† les œuvres d’art ne seront qu’un pr‡texte,
qu’un paravent... ind‡cent. Elles sont destin‡es, pense-t-il, Š
donner le change sur des pr‡occupations qui n’ont rien Š
voir avec le plaisir esth‡tique, par essence gratuit.
La pr‡sence des responsables du Cr‡dit Communal
s’explique par leur souci de prouver leur vocation de m‡cˆnes et leurs pr‡tendues pr‡occupations philanthropiques...
Philanthropie qui passe par la n‡cessit‡ de faire en m‰me
temps, mais sans insister – car c’est, n’est-ce pas ? la meilleure strat‡gie publicitaire – la promotion de leur institution
bancaire. Mais quel malicieux g‡nie pousse donc les propri‡taires du lieu Š faire appel aux mandataires politiques
pour Œ rehausser • de leur pr‡sence des manifestations o†,
selon les apparences, ils n’ont que faire ? Leur pr‡sence ne
se justifie que par l’esp‡rance de b‡n‡fices obscurs, ‡ventuellement ni‡s publiquement et la main sur le cœur, que les
57
uns escomptent retirer du commerce des autres. La manifestation culturelle organis‡e Š l’initiative des ch”telains
d’Ernoichamps rassemble donc, outre les clients et les fournisseurs des industriels anversois – on sera de la sorte dispens‡ de les inviter Š une ‡ventuelle partie de chasse – , les
hommes politiques de la commune, de la province, de la
r‡gion, de la communaut‡ et m‰me un ministre national – on
a battu pour ce faire tout le ban et tout l’arriˆre-ban de tout
ce qui ‡tait r‡cup‡rable et officiellement recommandable, en
oubliant volontairement d’inviter certains hommes politiques, heureusement mandataires d’autres districts ‡lectoraux, qui avaient eu, en ces temps troubl‡s, maille Š partir
avec la Cour de Cassation – ; on a invit‡ ‡galement, mais
cette fois sans trop insister en raison aussi des circonstances,
des repr‡sentants du commandement du m‡ga-district de la
gendarmerie et des repr‡sentants de la magistrature, car la
Belgique avait connu, un 2l octobre r‡cent, un rassemblement de plus de 300.000 personnes, rassemblement connu
sous le nom de Œmarche blanche•, au cours duquel les citoyens avaient exprim‡ toute leur m‡fiance Š l’‡gard de ces
institutions. Enfin, on a invit‡ les villageois qui, ayant r‡pondu, quant Š eux, en grand nombre Š l’invitation, en profitent pour jeter un regard curieux Š l’int‡rieur d’une propri‡t‡
qui ne leur offre en g‡n‡ral, vue de l’ext‡rieur, que le spectacle myst‡rieux de ses murs d’enceinte moussus. L’envers
du d‡cor, le c•t‡ brillant du d‡cor plut•t...
Une fois refoul‡e l’aversion l‡gitime que peut faire
sourdre en lui le spectacle de cette faune humaine, Sylvain a
tout le loisir de se laisser s‡duire par le charme des lieux. Le
ciel aidant, on pourrait se croire Š l’une de ces f‰tes galantes
qui fait penser Š Watteau. Belle assembl‡e dans un parc, en
effet ! Presque au centre de la vaste pelouse verte qui fait
face au ch”teau, une pelouse impeccable comme peut l’‰tre
un green de golf, on a fait ‡lever un immense chapiteau
58
blanc, ou plut•t un immense chapeau de toile soutenu par
une armature m‡tallique discrˆte qui n’occulte pas trop le
paysage. Des panneaux mobiles articul‡s les uns aux autres
dessinent sur le plancher import‡ un parcours labyrinthique.
‘ ces panneaux sont accroch‡es des œuvres,  aquarelles,
gravures, lithographies, originales ou reproductions  , de
Pierre-Joseph Redout‡. L’‡clairage artificiel se marie Š la
lumiˆre du jour et doit y suppl‡er progressivement lorsque
viendra l’ombre du jour finissant. Au cœur de ces panneaux,
et m‡nageant des espaces d’air et de lumiˆre, sur des tables,
des sellettes, des supports aussi divers qu’astucieux, des
compositions florales Š base de roses essentiellement. Lorsque Ž’a ‡t‡ possible, on n’a pas oubli‡ l’aspect didactique :
on a indiqu‡ quelles roses ont ‡t‡ utilis‡es pour les bouquets
et sur quelles planches Redout‡ les a dessin‡es et peintes.
Dans un coin, un stand propose toute une s‡rie d’ouvrages
de luxe sur les roses, l’ouvrage de Lawalr‡e, ainsi que
d’autres sur le peintre des fleurs P.-J. Redout‡... Et l’on pr‡cise que le produit de leur vente sera tout entier consacr‡ Š
une œuvre philanthropique...
Surplombant l’eau d’enceinte du ch”teau, sorte de petite
presqu’‹le semblable Š celle qui se trouve au milieu de
l’Ourthe Š Hotton, construction polygonale en pierre, un
kiosque offre Š la vue des participants un magnifique piano
blanc Š queue, un Yamaha rutilant neuf.
– Qui jouerait du piano dans ce ch”teau ? se demande
Sylvain, perplexe. ‘ moins que cela ne soit un piano lou‡
pour la circonstance...
C’est lŠ donc qu’il va devoir se produire. Dans l’espace
qui s‡pare ce kiosque du chapiteau, et dans un d‡sordre savant, des tables et des siˆges de jardin, tous blancs...
Une dame, la soixantaine ind‡cise. Son visage lift‡
cherche Š donner le change, mais est trahi par des rides profondes, Š la base du cou, qui prennent des allures de fanons
59
plongeant dans les profondeurs d’un d‡collet‡ trop peu discret. Elle s’approche de Sylvain.
– Monsieur Sylvain Mars ?
Comment a-t-elle devin‡ ? C’est vrai que, comme on le
lui a demand‡, il est v‰tu de blanc : pantalon, chemise,
chaussures... Effectivement, c’est bien lui ! Souhaits de
bienvenue. Pr‡sentation du piano.
– On l’a fait venir sp‡cialement pour vous.
Bon ! On ne joue pas trop avec le para‹tre. Le piano Š
queue ne fait pas partie de leur environnement culturel. On
ne joue donc pas aux poseurs. Pour ce qui est du programme, on lui a laiss‡ carte... blanche.
– Dans la famille, on n’est pas vraiment m‡lomanes,
notre fille mise Š part. Elle a suivi des cours de chant... Enfin, vous verrez bien. Elle vous fera s“rement savoir ce
qu’elle appr‡cie... Pour nous, ce qui compte, ce sont des
morceaux, des airs qui disent quelque chose Š notre oreille...
Comme Les roses de Corfou..., par exemple.
Ah ! bon. On attend qu’il fasse son Richard Clayderman.
Va pour Clayderman alors ! Mais quelle r‡putation lui ont
donc faite les auditeurs inconnus de la Villa Mouchenne ?
– Nous attendons de vous que vous jouiez dˆs aprˆs la
petite c‡r‡monie acad‡mique qui aura lieu sous le chapiteau.
En attendant, je vous invite Š visiter les lieux et Š admirer
les roses des parterres, celles qui vivent encore...
VoilŠ une dame qui plairait Š maman, pense-t-il. Les
roses, c’est fait pour vivre sur les rosiers. Les cueillir, et peu
importe le sort qu’on leur r‡serve, c’est quand m‰me les
faire mourir un peu... Il fera seul sa petite promenade de
reconnaissance, incognito. Il pr‡fˆre. Seulement aprˆs, ‡ventuellement, il confiera aux propri‡taires que c’est sa maman
qui a dessin‡ les jardins... Non qu’il doute du talent de sa
mˆre, mais il a choisi de se donner Š lui tout seul le plaisir
de la d‡couverte. Ou de la red‡couverte : d‡couvrir l’”me de
60
sa mˆre, qu’il conna‹t bien pourtant, ou d‡busquer un de ses
secrets, Š travers une œuvre d’elle qu’il ne conna‹t pas. Si
les h•tes d’Ernoichamps entendent, par la c‡r‡monie qu’ils
organisent aujourd’hui, faire se r‡pondre entre eux diff‡rents
modes d’expression artistique, Sylvain a d‡cid‡ de partir,
lui, Š la rencontre de correspondances bien plus intimes,
personnelles... Quelle ‡tait l’”me de V‡ronique au moment
de sa naissance Š lui, puisque c’est Š ce moment qu’elle a
r‡orient‡ sa carriˆre... et sa vie ? Il y a s“rement une partie
de sa mˆre, de la sensibilit‡ de sa mˆre, qu’il ignore, li‡e Š
sa jeunesse peut-‰tre... Une facette d’elle que le temps aurait
peut-‰tre patin‡e ou tout simplement gomm‡e...
Sylvain emprunte un sentier abrit‡ par une pergola qui
brandit sur ses panneaux de treillage et sur ses poutres des
rosiers grimpants rouges et blancs. Ne pas confondre, se
r‡cite Sylvain, avec la rose tr‡miˆre, qui n’est pas une rose,
ni la rose de No•l, ni la rose mousse (Š ne pas confondre,
elle, avec le rosier moussu)... Il a bien retenu la leŽon. La
vari‡t‡, ici, est une des plus rustiques qui soient : l’‡tiquette
indique Œ rosa rugosa •. Elle est robuste, prospˆre en climat
frais et dans n’importe quel type de sol... Plus loin, une haie
massive de rosiers rampants, Œ Max Graf •, hybride de deux
noms scientifiques qu’il n’a pas retenus, garnit une pelouse
d’une bordure touffue, scintillante de couleurs d‡licates. LŠ,
des parterres de floribundas...
Il ne lit pas toutes les ‡tiquettes : la rose est un monde
aux milliers de vari‡t‡s... Tous les p‡pini‡ristes en cr‡ent...
Toute personnalit‡ c‡lˆbre a d“ donner son nom Š l’une
d’elles, Brigitte Bardot, Romy Schneider, la princesse Diana... Tiens, ici, un panneau plac‡ sp‡cialement pour aujourd’hui, indique Œ Rosa gallica aurelianensis, provient des
jardins de Malmaison, peinte par Redout‡ pour l’imp‡ratrice
Jos‡phine. Voir exposition. • Il se contente d’observer
qu’on a cherch‡ Š faire pousser tant•t des hybrides de th‡,
61
des Œ Christian Dior •, des Œ Placido Domingo • (oui oui,
m‰me des noms d’hommes), celles-ci ‡tant des roses couleur bourgogne aux larges p‡tales et Š l’odeur sucr‡e, et
m‰me des Œ Catherine Deneuve • pr‡cis‡ment, de trˆs belles
roses au coloris rose saumon‡, tant•t des rosiers grimpants,
des polyanthas, des hybrides remontants... Ces derniˆres
roses sont des cr‡ations de l’obtenteur anglais David Austin
qui, toutes, ont comme particularit‡ d’avoir l’aspect, la couleur pastel et le parfum puissant des merveilleuses roses
anciennes. Il y a la ŒConstance Spry• aux fleurs rose tendre
et au surprenant parfum de myrrhe, la ŒGertrude Jekyll•
d’un rose trˆs soutenu, la rose ŒH‡ritage•, d’un rose tendre
nuanc‡ de jaune et au parfum sucr‡, la rose ŒOthello•, d’un
rouge fonc‡ virant au violet et au parfum p‡n‡trant... Il en
attrape le tournis quand il d‡couvre, sur les ‡tiquettes, des
rosiers th‡, des Provins, des Damas, des rosiers moussus,
des centfeuilles, des hybrides de moschata, des Albas ; la
Bourbon, la Noisette et puis la Bengale qu’on dit descendre
toutes trois de vari‡t‡s chinoises... Il en perd son latin et son
chinois...
On a m‰me conŽu une all‡e bord‡e de caisses contenant
toute une panoplie de minirosiers-tiges, des ŒBlaue Adria•,
rosiers Š petites fleurs d’un bleu intense, et des cr‡ations
horticoles qui sont comme un d‡fi lanc‡ Š la nature, des
ŒGarden Spectacle•, constitu‡s de deux mini-rosiers diff‡rents, greff‡s sur une seule tige, qui produisent Š la fois des
fleurs rouges et d’autres jaunes, des ŒColour Wonder• qui
proposent trois rosiers-tiges aux troncs enlac‡s se confondant en un seul... Prouesses techniques avant tout.
Il ne sait si sa mˆre a vraiment ‡t‡ Š l’origine de toute
cette diversit‡... Il soupŽonne plut•t les propri‡taires d’avoir
fait venir toutes ces vari‡t‡s dans la seule perspective de
cette journ‡e... Car, Š l’analyse, il constate que le rosier est
pr‡pond‡rant, au d‡triment de toute une s‡rie d’autres fleurs
62
que V‡ronique a s“rement d“ proposer lors de la cr‡ation
des jardins. Mais un jardin est vivant et, comme la vie, il
‡volue... Il sent bien qu’il y a du V‡ronique lŠ-dessous, mais
que ce n’est pas tout Š fait sa mˆre. Il l’interrogera donc
pour qu’elle lui dise ce qui est d’elle et ce qui n’est plus
d’elle... Il a comme la vague impression que les propri‡taires ont voulu rivaliser, mais en donnant dans le gigantisme, avec les Roseraies P.-J. Redout‡ de Saint-Hubert, qui
sont bien coinc‡es entre la rue de la Teinture et l’avenue des
Chasseurs Ardennais.
Mais on vient de battre le rappel. La partie officielle de la
journ‡e va commencer. La pr‡sentation de l’auteur et de son
ouvrage est confi‡e Š un sp‡cialiste universitaire. Rien Š
dire. Mais il a fallu que le ministre de service, ministre de
l’agriculture (Š d‡faut de culture..., oui, il le sait, la plaisanterie est grosse), le seul disponible et un des rares pr‡sentables, prenne la parole. Pour conclure. Et celui-ci de succomber comme un damn‡ Š la tentation du d‡mon communautaire : il s’insurge d’avoir lu dans une encyclop‡die
(franŽaise) que l’h‡ritage artistique de Redout‡ serait hollandais, via Jan Van Huysum, en m‰me temps que la m‰me
encyclop‡die ignore les attaches ardennaises de notre h‡ros,
qui est quand m‰me n‡ Š Saint-Hubert... Au m‡pris s“rement du droit du sol... Et de revendiquer, en annexionniste
na™f, que la gloire de Redout‡ revienne Š Saint-Hubert...
Chauvinisme pu‡ril et, disons le mot, tout simplement cucul !
Sylvain se demande si le ministre n’a d‡jŠ pas un peu
go“t‡ au vin d’honneur pr‡vu au programme... Puis,
s’apercevant que l’assistance ne lui pr‰te qu’une attention
polie et lorgne d‡jŠ les plateaux de verres que des th‡ories
de serveurs s’appr‰tent Š faire circuler dans l’assembl‡e,
Sylvain d‡cide de ne plus ‡couter et tente de faire silence en
63
lui... Il se pr‡pare Š entrer en scˆne... Des applaudissements
fusent. Ce sera bient•t son tour.
Comme il jouera pendant que les uns et les autres se gaveront de petits fours et autres g”teaux, il sait donc que
l’entrechoquement des verres fera contrepoint Š sa propre
musique. Il se demande d’ailleurs pourquoi, dans ce cas, les
techniciens mettent autant de temps Š r‡gler la sono... Non,
il ne b”clera pas sa prestation. Il jouera pour lui, pour lui
seul. Il fait un temps tellement doux, tellement lumineux en
cette fin d’aprˆs-midi... Les lieux ont aussi, quoi qu’on en
dise, un caractˆre presque paradisiaque... Et puisque sa mˆre
a apport‡ sa contribution Š faire de ces lieux qu’ils soient un
peu ce qu’ils sont, il choisit donc de s’associer aux autres
formes d’expression pour que les parfums, les couleurs et
les sons se r„pondent.
Autant sont discrets et subtils les parfums des roses, autant il va chercher Š faire sonner discrˆtement son piano. Les
synesth‡sies qu’il va faire jaillir de son clavier doivent rester
secrˆtes et n’‰tre perceptibles, ‡ventuellement, que par sa
mˆre seule. Qui n’est pas lŠ. Elle avait Š faire, mais elle a
promis de venir en fin de journ‡e. Elle devra bien venir le
reprendre, puisqu’il n’a pas encore l’”ge du permis de conduire.
On le pr‡sente en quelques mots. Il a peu dit de lui. Il
pense aussi que son aura gagne Š s’entourer d’un peu de
mystˆre.
Il a choisi de commencer par Vue sur mer qui lui avait
valu un certain succˆs Š Dinant. Une fois les doigts d‡li‡s, il
d‡cide de s’attaquer Š Jeux d’eau, de Ravel, dont l’‡criture
pianistique, au d‡but du siˆcle, rompait radicalement avec
Chopin ou Liszt... ‘ quoi il fait succ‡der, de Debussy, Les
sons et les parfums tournent dans l’air du soir, en le jouant,
comme on le lui a dit au conservatoire, et contrairement Š ce
que l’on entend d’ordinaire, de faŽon beaucoup plus anim‡e
64
afin que l’œuvre gagne en v‡h‡mence, en humeur... et en
‡nervement voluptueux.
‘ la fin de chaque morceau, Sylvain recueille les applaudissements polis des auditeurs qui, assis autour des tables
dispos‡es sur la pelouse, interrompent leurs bavardages et
en profitent de la sorte pour se lib‡rer les mains en enfournant le zakouski de passage. Il d‡cide de continuer par le
Clair de lune que Verlaine a inspir‡ Š Debussy. Il joue les
yeux ferm‡s.
Il n’a pas vu qu’une jeune dame est venue s’accouder au
piano et le regarde en silence. Admirative. Admirative et
silencieuse. ‘ peine a-t-il termin‡ cette m‡lodie qu’elle lui
demande :
– Et la version qu’en a donn‡e Gabriel Faur‡, tu la connais ?
Il est surpris de la voir lŠ, d‡contenanc‡ par le tutoiement, ‡bloui par l’‡trange beaut‡ de la dame blonde au regard si clair... Ses yeux sont d’un vert ‡meraude Š l’eau si
limpide et si profonde...
– Mon Dieu, se dit-il, n’est-ce pas lŠ, comme dans un
conte, l’apparition d’une f‡e... ?
C’est vrai, qu’au moment o† il ouvrait les yeux, il n’avait
pas encore vraiment quitt‡ la repr‡sentation mentale qu’il
s’‡tait faite des lieux en jouant Debussy...
– Mais... oui, je connais. Mais qui ‰tes-vous ?
– Ici, tout le monde se tutoie.
– Qui... es-tu ?
– Je suis la fille de la maison. J’habite ici. Il y a place
pour plusieurs familles. Mes parents dans une aile. Mon
mari et moi dans l’autre. Mais tu connais Faur‡ ?
– J’ai appris, oui ! Mais je ne connais pas de m‡moire.
– Je vais chercher la partition.
‚tonnant, pense Sylvain. Une f‡e fille de la maison. Pas
toute jeune : disons trente-cinq ans environ... Curieux, je
65
n’avais pas annonc‡ Debussy. Elle me r‡clame la version
que la m‰me œuvre litt‡raire a inspir‡e Š Faur‡... ‚trange,
dans cette maison o† l’on m’a demand‡ d’interpr‡ter Les
roses de Corfou... ‘ propos, si je leur jouais ce morceau...
Et le succˆs est imm‡diat. Le public applaudit. Ou
s’applaudit lui-m‰me, fier d’avoir reconnu cette rengaine...
Sylvain d‡cide tout Š coup de leur servir la Sonate au clair
de lune de Beethoven. Et l’effet escompt‡ se produit imm‡diatement. Il ne jouera d’ailleurs que le premier mouvement,
l’adagio sostenuto, qui r‡pˆte inlassablement les trois
m‰mes notes jusqu’Š l’obsession...
– Tu te rappelles, confesse l’une des dames Š sa voisine,
le pianiste qui, Š la t‡l‡vision, jouait ce morceau...
– ‘ la t‡l‡vision ?
– Ben, oui, dans un gag. Un musicien jouait ce morceau
devant un public clairsem‡... et on entendait, en voix off, les
r‡flexions que le musicien se faisait au sujet du public qu’il
trouvait inculte... Et il finissait par s’endormir lui-m‰me
sous l’effet de sa propre musique... soporifique. Comme le
morceau que tu entends.
Sylvain ne dira pas ce qu’il pense du public, qui applaudit. En souvenir peut-‰tre du gag t‡l‡vis‡. Sylvain ne jouera
ni le deuxiˆme mouvement, ni le troisiˆme... ‘ quoi bon ?
L’allegretto et le presto agitato pourraient les sortir de leur
torpeur. La fille de la maison – au fait, comment s’appelle-telle ? – revient avec la partition. Sylvain se met au piano.
Timidement, presque en chuchotant, Lise-Laure – il saura
plus tard que c’est son nom – se met Š chanter : Œ Votre ”me
est un paysage choisi / Que vont charmant masques et bergamasques... •
Lise-Laure a un joli filet de voix de soprano. Sylvain l’a
accompagn‡e avec curiosit‡ et... amusement. Le public a
appr‡ci‡.
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– J’espˆre, pense Sylvain, qu’ils n’applaudissent pas seulement par politesse. Elle a du talent, cette dame.
– J’ai pris plaisir Š faire ce petit intermˆde avec toi, lui
dit-elle. J’espˆre que nous aurons l’occasion de... remettre
cela. Je crois que c’est comme cela qu’on dit en franŽais.
C’est vrai, Sylvain ne l’avait pas remarqu‡ : elle a gard‡
un petit accent flamand, qui n’est pas d‡sagr‡able du tout...
– Est-ce que je peux faire une petite surprise aux gens du
village ? demande Sylvain. Du moins, aux a‹n‡s. Puisqu’il
est surtout question de fleurs aujourd’hui, j’aimerais leur
jouer une ancienne rengaine du siˆcle pass‡...
– Maman ne t’avait-elle pas donn‡ carte blanche, comme
elle m’a dit ?
Et Sylvain de se mettre Š jouer et Š fredonner une ancienne chanson wallonne qu’il a apprise il y a longtemps,
sans trop en comprendre malheureusement les paroles, bien
qu’on les lui ait traduites... De cette voix feutr‡e, sans ampleur, que sa mˆre lui avait d‡couverte Š Dinant, Sylvain
chante donc Pitit†s fle•rs. Le succˆs auprˆs des personnes
du lieu est imm‡diat. Sylvain s’excuse de ne pas avoir la
voix de Jules Bastin...
Puis, Sylvain va puiser dans le vaste r‡pertoire de Chopin. Quelques nocturnes, puisque le jour commence Š d‡cliner... Avec le musicien, Š qui sa mˆre dit qu’il ressemble,
mais peut-‰tre seulement Š cause de sa chevelure... absalonienne, avec Chopin, il s’‡vade, se surprend Š ‰tre comme
absent de lui-m‰me... Puis se ravise. Sa prestation touche Š
sa fin. Il va leur donner Movie de Jean-FranŽois Maljean,
pianiste par lequel il a commenc‡ sa prestation. Ses doigts
s’agitent sur le clavier, comme ‡trangers Š lui-m‰me... Ce
qui lui laisse la possibilit‡, de son promontoire, d’observer
les lieux. Puis, soudain, lŠ-bas, tout au bout de l’all‡e qui
zigzague autour des pelouses pour venir rejoindre l’entr‡e
principale, Sylvain voir venir Š lui, seule, lentement, dans
67
une robe de toile blanche... V‡ronique, sa mˆre. D’instinct,
il modifie son programme et choisit de lui jouer des variations qu’il a imagin‡es sur l’air de Sydney Bechet : Petite
fleur... Œ Petite fleur •, c’est le surnom affectueux, hypocoristique comme dit un de ses profs, que lui ont donn‡ ses
‡tudiants de Grand-Manil. V‡ronique a compris que, devant
toute cette assembl‡e, Sylvain tenait Š la saluer et entendait
ne jouer que pour elle seule. Elle est elle-m‰me surprise
qu’une ‡motion aussi vive l’envahisse. Ici, en des lieux anciens auxquels elle a contribu‡ Š donner un peu de son ”me,
ici, en ces lieux qu’elle n’avait jamais revus, et comme appartenant Š l’une de ses vies ant‡rieures, son fils, sur le pavois du kiosque, est offert Š la vue de tous – Š l’admiration
de tous – , son fils qui clame Š tous l’affection qu’il voue Š
sa mˆre... Aujourd’hui, ce jour m‰me o†, elle l’a appris, le
destin malicieux a d‡cid‡ d’intervenir directement dans le
cours de sa destin‡e, voilŠ que son fils lui fait l’aubade
d’une Petite fleur, transcrite pour le piano, sur laquelle il a
tant travaill‡, Š la fois pour respecter l’esprit de Sydney Bechet et pour y inscrire la marque de sa propre personnalit‡...
V‡ronique, tout Š coup, s’arr‰te, comme fig‡e... Elle a eu
beau se pr‡parer Š cette rencontre. Elle n’y tient plus. Elle
ne parvient pas Š refouler le sanglot qui monte d’elle et la
submerge...
Le gendre de la maison, le mari de Lise-Laure, qui a vu
venir Š eux cette invit‡e de la derniˆre heure, se dirige vers
elle pour l’accueillir. Sylvain ne quitte pas sa mˆre des yeux.
Long et lent travelling. Sylvain comprend, par Dieu sait
quelle providentielle intuition, qu’il ‡prouve les m‰mes sentiments successifs que les deux acteurs qui ‡voluent sous ses
yeux : curiosit‡ d’abord, puis surprise, incr‡dulit‡ ensuite...
V‡ronique, Œ la dame en blanc •, a ralenti sa marche. ‘
quelques pas de son h•te, elle s’arr‰te. ‚motion intense...
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– Bonjour Sylvestre, lui dit-elle sur un ton qu’elle essaie
de rendre neutre. Je parie que tu ne m’as pas reconnue...
Un temps. Qui lui para‹t trˆs long.
– V‡ronique..., souffle-t-il enfin, la gorge sˆche...
V‡ronique lui tend la main. Il fait mine de lui faire un
baise-main, puis il lui ouvre les bras et lui donne un baiser
sur chaque joue, Š la maniˆre des gens d’ici.
– Il y a si longtemps... consent-il enfin Š dire.
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6
BUFFET FROID
N’‚TAIT L’ARRIV‚E INOPIN‚E ET PROVIDENTIELLE de ce
chien massif au poils ras, rouge et blanc, V‡ronique ne croit
pas qu’elle e“t pu faire face, dignement, Š la situation. Situation, pourtant, dans laquelle elle savait qu’elle se mettait, en
toute lucidit‡. Le chien s’approche d’eux au petit trot, immense, nonchalant, lourdaud, les lˆvres baveuses. Avec d‡sinvolture, il se dirige vers V‡ronique, s’arr‰te aux pieds de
Sylvestre, s’assoit, attend qu’elle lui flatte le garrot. Ce faisant, elle peut baisser un peu la t‰te et tenter, par quelques
clignements r‡p‡t‡s, d’‡craser au plus vite les larmes qui ont
jailli aux coins des yeux.
– Beethoven ! Il ressemble en tous points au chien du
fameux film pour enfants, dit-elle, cherchant Š faire diversion.
– Non, pas Beethoven, Tamara plut•t, dit Sylvestre. C’est
la fille de Th‡mis, la chienne Saint-Bernard que tu m’avais
donn‡e... Tu vois, elle a fait souche. Et je suis rest‡ fidˆle
Š... Mais, Š propos, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur... et la
surprise de ta visite ? Si jamais on m’avait dit que je te rencontrerais aujourd’hui...
– Mais c’est vous, c’est Madame d’Alcantara, ta bellemˆre, qui a invit‡ mon fils Š venir jouer du piano chez
vous...
– Ton fils... •a, par exemple... Je n’aurais jamais pens‡
que...
On lui avait bien dit que V‡ronique avait un fils. Mais les
circonstances de la vie font si souvent que les chemins des
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uns et des autres se rencontrent, on ne sait pourquoi, se croisent et puis divergent, on ne sait pourquoi une fois encore...
Et voilŠ que ce fils est ce pianiste prodigieux ou prodige... Il
ne sait que dire ni que penser...
– Ton fils est un pianiste merveilleux... Si tu avais vu le
succˆs qu’il a eu cet aprˆs-midi. C’est un fameux s‡ducteur,
ton Lovelace. Il a d‡jŠ pris ma femme dans les rets ensorcelants de son jeu... D’ailleurs, il a fait l’unanimit‡. Il a su
s‡duire les m‡lomanes autant que les profanes. Et puis,
quelle aisance, quelle facilit‡... !
Et de noyer V‡ronique sous une logorrh‡e de louanges
bien Š propos, celle qui donne Š chacun le temps de se ressaisir... Le temps pour Sylvestre de prendre son r•le
d’ordonnateur de la c‡r‡monie et de proposer :
– Viens ! Je te pr‡sente Š la famille. La journ‡e doit se
terminer en petit comit‡, maintenant que les officiels sont
partis. On a pr‡vu un pique-nique sous la tente, un buffet
froid. Non, ne t’excuse pas. Tu es notre oblig‡e. Tu es des
n•tres.
Sylvain avait bien fait de la pr‡venir. En effet, au fur et Š
mesure que s’en vont les invit‡s, V‡ronique remarque que
ceux qui restent sont v‰tus tout de blanc.
– VoilŠ, se dit-elle, qu’ils jouent les Eddie Barclay...
Mais elle est n‡anmoins heureuse de ne pas d‡tonner.
Elle a bien fait de mettre cette petite robe d’‡t‡.
Il faut bien raccrocher le temps d’aujourd’hui – le temps
retrouv‡ ? – au temps d’autrefois, au temps irr‡vocablement
perdu...
– Tu sais, explique Sylvestre Š Sylvain, que c’est Š ta
maman que je dois ma vocation d’ing‡nieur agronome ?
Et d’expliquer que, lorsqu’il ‡tait adolescent, il ‡tait un
affreux gamin, en rupture de ban avec toute la soci‡t‡ ; que,
orphelin de mˆre, il ‡tait en conflit permanent avec son
pˆre ; que ses relations avec sa belle-mˆre ‡taient difficiles ;
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qu’il a multipli‡ les frasques Œ en veux-tu en voilŠ • ; qu’il a
accumul‡ sur sa t‰te les sanctions de tous ordres ; que, parmi
ces sanctions, il y a eu l’internat ; qu’il s’est fait Œ virer • de
l’‡cole pour indiscipline et vandalisme, etc., etc. V‡ronique
se demande s’il n’exagˆre pas un peu. Mais ne sommesnous pas un peu tous comme cela ? Sylvestre continue :
– Mes incartades, en fin de compte, co“taient cher. Mon
pˆre a d‡cid‡ que je devais rembourser, sur mes propres
deniers, tous les d‡g”ts que j’avais caus‡s Š gauche et Š
droite. Pour ce faire, il m’a contraint Š travailler pendant les
vacances, pendant les week-ends... pour faire face Š mes
obligations. C’est ainsi que j’ai atterri Š Jardiflor... que ta
maman dirigeait Š l’‡poque...
– Tiens, s’interroge Sylvain, je n’ai pas trouv‡ son nom
dans la comptabilit‡ de Jardiflor...
– ... et que j’ai ‡t‡ accueilli, continue Sylvestre, en application de la l‡gislation sur le travail des ‡tudiants...
– C’est sans doute cela, conclut Š part lui Sylvain, qui
explique qu’il ne soit pas question de lui dans la comptabilit‡. Et pourtant...
Pendant que Sylvestre continue d’expliquer par le d‡tail
comment est n‡ Š Jardiflor son amour des choses de la terre,
V‡ronique se demande quel jeu de r•les ils sont finalement
tous en train de jouer... D’abord, parce que la m‡moire est
naturellement oublieuse... Ensuite, parce que chacun garde
d’‡v‡nements anciens, v‡cus en commun, des impressions
personnelles qui peuvent et doivent s“rement les ‡clairer
diff‡remment. Enfin, parce que chacun, consciemment ou
non, transforme toujours ses souvenirs pour qu’ils prennent
lorsqu’on les ‡voque la patine ou le lustre souhait‡s : du
type Œ J’‡tais un garnement ‡pouvantable, regarde comme je
suis quand m‰me devenu un type bien... • Ou l’inverse,
pourquoi pas ? Chacun cherche naturellement Š faire voir le
pass‡ sous le jour, ou le contre-jour, du pr‡sent. Et cela en
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fonction du public auquel il s’adresse. C’est l’auditoire
qu’on a devant soi qui dicte, Š son insu, les silences, les
omissions, les alt‡rations des souvenirs qu’on ‡voque...
– Tu sais, corrige V‡ronique Š l’intention de son fils,
Sylvestre ‡tait, contrairement Š ce qu’il se compla‹t Š
avouer, un garŽon dou‡. ‘ un point tel que, lorsque les travaux d’Ernoichamps ont ‡t‡ engag‡s, c’est Š lui, Š lui seul,
que j’ai confi‡ la t”che de les superviser et de les mener Š
bonne fin. Il est vrai, qu’Š cette ‡poque-lŠ, j’‡tais aussi trˆs
prise par mes recherches appliqu‡es sur la culture in vitro
des orchid‡es et que je pr‡parais un cycle de conf‡rences
pour le Canada...
V‡ronique confiera, avec une malice amus‡e, que c’est
dans ces circonstances que Sylvestre a rencontr‡ celle qui
deviendrait sa femme et que sa puissance de s‡duction Š lui
‡tait telle qu’il l’a m‰me entra‹n‡e Š accomplir les m‰mes
‡tudes que lui.
Arriv‡e de Lise-Laure et de ses parents. Congratulations.
C’est vrai : Œ On ne vous a plus vue depuis la r‡alisation des
jardins. Vous n’aviez m‰me pas pu ‰tre lŠ lors de leur inauguration... • F‡licitations au fils qui a un talent fou... Œ Je
n’aurais jamais imagin‡ qu’il ‡tait votre fils... •
Presque vingt ans s‡parent la journ‡e pr‡sente de ce pass‡-lŠ. Rapidement, chacun va ‡voquer, en un rapide panorama, le r‡cit de ce qu’il est devenu... Une fois leurs ‡tudes
termin‡es aux facult‡s agronomiques de Gembloux, les tourtereaux se sont mari‡s... Et n’ont pas eu d’enfants. Jusqu’Š
pr‡sent. Les parents d’Alcantara s‡journent d‡sormais en
permanence Š Ernoichamps, tandis que Sylvestre a repris la
direction des affaires du beau-pˆre. En cons‡quence de quoi,
Sylvestre passe presque toute la semaine Š Anvers pour diriger l’entreprise, quand il ne s‡journe pas Š l’‡tranger, ce qui
lui arrive fr‡quemment. Les week-ends, lorsque c’est pos-
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sible, se passent Š Ernoichamps o† Sylvestre rejoint LiseLaure. Qui l’attend.
Les entreprises d’Alcantara – le nom de la soci‡t‡ n’a pas
chang‡ – se sont sp‡cialis‡es essentiellement dans
l’importation de bois exotiques, principalement d’Afrique
centrale, avec privilˆge d’exclusivit‡ pour les pays de la
Communaut‡ Europ‡enne...
– VoilŠ qui m’int‡resse, pense Sylvain. Il sera s“rement
possible de faire importer, via cette soci‡t‡, des instruments
musicaux de cette r‡gion. Des balafons, par exemple...
Ainsi Sylvestre se rend-il r‡guliˆrement au Gabon o† il
achˆte diff‡rents bois tels le douka, le padouk ou encore
l’okoum„, sans compter le sapelli ou l’ozigo qui sont des
essences trˆs recherch‡es... Et de faire complaisamment une
longue description technique de chacune d’entre elles.
– Que voilŠ donc une belle leŽon de choses, pense Sylvain avec un brin d’ironie.
Il s’explique mal pourquoi, instinctivement, il est ainsi
sur la d‡fensive. Alors que, Š l’‡gard de Lise-Laure, il n’a
rien ‡prouv‡ de pareil...
Sylvestre tentera de d‡montrer que son action
d’importateur se veut protectrice de l’environnement. On
n’est pas ing‡nieur agronome sans se pr‡occuper de
l’environnement. Aussi s’est-il engag‡ vis-Š-vis du gouvernement gabonais Š participer aux efforts de reboisement en
investissant dans le pays et en lui pr‰tant ses comp‡tences
d’ing‡nieur sp‡cialis‡ en sylviculture, ce qui explique ses
s‡jours plus ou moins longs au Gabon. ‘ Libreville, il a
m‰me construit une usine de travail du bois aux abords du
port d’Owendo, dont le bois d’ailleurs constitue une bonne
partie du trafic. On peut consid‡rer qu’Š trente-cinq ans Sylvestre est un chef d’entreprise qui a r‡ussi, m‰me s’il a b‡n‡fici‡ naturellement des capitaux de l’entreprise du beaupˆre...
75
V‡ronique ‡voque discrˆtement l’‡volution de sa carriˆre
Š elle et son installation dans le village de Sauveniˆre. Elle
tient surtout Š mettre l’accent sur la gr”ce qui lui a ‡t‡ donn‡e d’avoir un tel fils, sur l’extraordinaire communion qu’il
y a entre eux deux, leurs sensibilit‡s au diapason, dans
l’harmonie et l’intuition...
– Si Sylvain le permet, ajoute-t-elle, j’aimerais vous raconter une petite anecdote. Elle s’est produite lorsqu’il venait Š peine d’entrer Š l’‡cole maternelle.
– Tu l’as d‡jŠ racont‡e cent fois, bougonne Sylvain. Mais
comme tu aimes la raconter, je ne vais pas te priver de ce
petit plaisir...
– C’est le principe m‰me de la journ‡e que vous venez
d’organiser qui m’y fait penser. Vous avez cherch‡ Š faire
appara‹tre des correspondances entre des sons, des parfums,
des couleurs... L’‡v‡nement que je vais vous raconter vous
propose une correspondance d’un autre type. ‘ l’institutrice
maternelle qui lui demandait un jour si ses parents ‡taient
s„v†res avec lui, Sylvain a r‡pondu : Œ Non! Ma maman Š
moi, elle est s„-bleu... • Pour Sylvain, le vert ‡tait, Š
l’‡poque en tout cas, une couleur dure, froide, celle d’icibas, tandis que le bleu ‡tait la couleur du ciel, du bonheur,
de la tendresse. L’anecdote m’a ‡t‡ rapport‡e. Le psychologue m’a expliqu‡ que nous avions lŠ un exemple-type de
Œ synesth‡sie •, c’est-Š-dire d’une relation subjective spontan‡e entre une perception ou une image et une image appartenant au domaine d’un autre sens. J’ai appris la d‡finition
par cœur pour pouvoir la resservir dans des circonstances
comme celle-ci. En somme, je puis dire que notre ciel Š tous
les deux Š toujours ‡t‡ d’un bleu uni et profond, sans
nuages...
– Maman est contente, taquine Sylvain. Elle l’a plac‡e,
son histoire. C’est ici qu’habituellement on rit, on applaudit
ou on s’extasie, ajoute-t-il mi-figue mi-raisin.
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C’est le propre de la jeunesse d’avoir impun‡ment droit Š
l’impertinence.
– J’aimerais faire part Š Sylvain d’un de mes projets, confie Lise-Laure. Puis-je du m‰me coup en profiter pour lui
montrer mon piano, qui n’est pas la Rolls-Royce que vous
avez vue ?
Ils n’ont, ni l’un ni l’autre, attendu qu’on leur r‡ponde
pour s’‡clipser, tandis que les parents d’Alcantara remplissent leurs obligations d’h•tes Š l’‡gard de leurs autres invit‡s. V‡ronique et Sylvestre se retrouvent donc en t‰te Š t‰te.
– Je t’invite, demande Sylvestre, Š parcourir les lieux
dont tu as conŽu les plans et que tu n’as jamais visit‡s...
L’un et l’autre, ironise Sylvain qui les observe par en
dessous, vont, Š la faveur de ce clair de lune triste et beau,
et sous leurs d„guisements fantasques, d‡ambuler par les
all‡es du domaine. V‡ronique, qui ne dissimule plus la gravit‡ qui l’a de nouveau envahie, se tait, ne proteste pas. Elle
a eu le temps de pr‡parer ce moment, au contraire de Sylvestre qui est encore sous le coup de la surprise. Il faut
d’abord que le silence, un long silence, que trouble Š peine
le g‡missement lent et r‡gulier des graviers sous leurs pas,
apaise les remous de l’”me et du cœur... Sylvestre a pass‡
son bras sous celui de V‡ronique. Il a cru sentir qu’elle frissonnait. La fra‹cheur du soir, s“rement... Sylvestre sent, lui,
que les battements de son cœur se sont un peu affol‡s...
– Si je compte bien, se hasarde-t-il, cela fait presque dixhuit ans... Et ta disparition a ‡t‡ si brutale...
– Mais, r‡pond V‡ronique, tu as l’air de me dire cela sur
le ton du reproche. La vie ne t’a-t-elle pas souri ? Sur tous
les plans. Tu as r‡ussi brillamment tes ‡tudes. Tu as ‡pous‡
la fille d’un grand patron. Tes affaires sont prospˆres. Tu
jouis d’une r‡elle aisance mat‡rielle, c’est le moins qu’on
puisse dire...
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– Je n’ai toujours pas compris la raison de ta disparition,
qui fut si... inopin‡e.
– Tu venais de terminer tes ‡tudes secondaires et tu te
destinais Š devenir ‡tudiant Š Gembloux. Tes prestations Š
Jardiflor prenaient fin ‡galement. Et moi, je pr‡parais ma
reconversion vers d’autres activit‡s...
– Il y avait quand m‰me des raisons imp‡rieuses, ‡l‡mentaires m‰me, qui faisaient que ton d‡part n’aurait d“ ‰tre ni
aussi brusque ni aussi clandestin... Et puis, tout d’un coup,
sans crier gare, tu reparais, dix-huit ans aprˆs...
– Ce n’est pas moi qui ai provoqu‡ le destin. C’est vous
qui avez invit‡ mon fils...
– Sans savoir que c’‡tait lui... ‘ peine avais-je eu vent de
son existence... L’air du Canada devait ‰tre Š ce point vivifiant...
– Sylvestre, je ne te permets pas. Pas de persiflage, s’il te
pla‹t. Il est toujours mal venu de faire des procˆs d’intention
quand on ne sait pas...
– Je ne voulais pas te vexer. Excuse-moi.
La belle et m”le assurance dont Sylvestre fait preuve
dans la conduite de ses affaires vient de lui faire d‡faut.
C’est que la rencontre avec V‡ronique, m‡nag‡e par un destin malicieux, a de quoi le d‡contenancer, tant les souvenirs
que cette rencontre fait ‡merger en lui le bousculent et r‡veillent une souffrance qu’il avait pu croire apais‡e. La pr‡sence, Š son bras, de V‡ronique, si belle et d’apparence encore si jeune, n’a fait que la raviver, cette souffrance, brutalement.
– C’est que je t’ai tant aim‡e..., confesse-t-il.
– Mais moi aussi, dit-elle, tout bas, comme dans un
souffle.
Il lui presse un peu le bras. Ensemble, ils vont continuer
leur promenade, sans ‡changer un seul mot.
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En disant Œ mais moi aussi •, V‡ronique s’insurge contre
la protestation tacite que l’aveu de Sylvestre contient : il
l’aurait tant aim‡e, lui, bien plus surtout qu’elle ne l’a aim‡...
– Je suis partie, je me suis sauv‡e, si tu veux, parce que je
le devais..., ajoute-t-elle. Et j’ai eu raison.
Non, elle ne va pas chercher querelle Š Sylvestre. Mais
enfin, lorsqu’elle est revenue du Canada, et aprˆs trois mois
d’absence seulement, il n’a pas cherch‡ Š la revoir. Il n’a
pris, ni tent‡ de prendre, aucun contact avec elle. Loin des
yeux, loin du cœur, dit l’adage. Et l’adage a raison. Surtout
quand on est jeune. Et puis, Sylvestre n’offre-t-il pas Š son
entourage l’image m‰me de la r‡ussite sociale et de
l’harmonie du couple ?
L’image publique, l’image sociale d’un bonheur qui se
vit comme on navigue sur une mer ‡tale. Sur une mer banale, pense-t-il. Sans horizon. Sans v‡ritable projet de vie,
hors celui de la seule r‡ussite mat‡rielle. Mais cette r‡ussite
n’est-elle pas l’alibi qui lui a permis de survivre Š cet amour
inassouvi qui lui laissait comme un grand vide... ? Lorsqu’il
avait dix-sept ans, Sylvestre a aim‡ V‡ronique, qui en avait
le double ou presque. Passionn‡ment. V‡ronique ‡tait convaincue que la diff‡rence d’”ge ferait obstacle Š leur amour
et que, t•t ou tard... Aussi a-t-elle pris les devants, avant
qu’il soit trop tard. Son amour pour Sylvestre, elle le lui a
exprim‡ en s’effaŽant.
– Vingt ans aprˆs, tu ne trouves pas que nous aurions encore pu faire un couple trˆs... pr‡sentable ? lui demande-t-il
avec tout le d‡tachement que leurs situations respectives
autorisent.
Puisqu’il s’agit d’une histoire ancienne, consid„rons-la
comme telle. Et ne nous attendrissons pas. Les ‘ si c’„tait ‡
refaire ’ ne peuvent ƒtre que des lamentations vaines, inutiles... V„ronique va feindre de s’int„resser aux plantations,
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‡ la croissance des jeunes arbres qu’elle a fait planter. Elle
s’exclame, s’extasie, s’„tonne. Tout ‡ coup, elle s’arrƒte ‡
un jeune tilleul.
– Regarde, dit-elle, Monsieur le Sylviculteur. Regarde l‡.
Elle passe un doigt sur le tronc de l’arbre et y pr„l†ve un
peu de sciure sur la derni†re phalange.
– Des trous de xylophages, peut-ƒtre des scolytes ou des
zeuz†res...
– Bravo, s’exclame Sylvestre. Tu n’as rien oubli„.
De l’ongle, V„ronique fait sauter un morceau de l’„corce
qui s’„caille. Elle y d„couvre des larves d’œufs d„pos„s
dans les crevasses de l’„corce qui viennent d’„clore et qui
commencent d„j‡ ‡ s’enfoncer dans le bois pour y faire
mourir les branches... Inexorablement.
– Probablement fatal, conclut-elle. Difficile ‡ soigner. Et
pourtant, vu de l’ext„rieur, ce tilleul a l’air bien r„sistant.
Elle a pris une grande bouff‡e d’air, puis elle s’adresse Š
Sylvestre.
– Je vais te confesser une des raisons pour lesquelles je
suis ici aujourd’hui. La premiˆre, c’est s“rement parce que
j’y ai ‡t‡ invit‡e et que cette invitation, faite Š travers mon
fils, m’est apparue comme un signe, un signe du destin. Celui qui doit te faire un peu comprendre pourquoi je me suis
effac‡e. La deuxiˆme raison, c’est que je suis s“re, qu’en te
l’avouant, je ne nuirai nullement Š l’ordre des choses ‡tablies. J’oserais dire : au contraire !
Sa voix s’‡trangle dans sa gorge.
– Je m’‡tonne moi-m‰me de te faire cette confidence
avant m‰me d’en informer mon propre fils. Je te demande
donc de consid‡rer que l’aveu que je vais te faire est un secret que tu dois absolument garder pour toi. Pendant un certain temps, en tout cas. VoilŠ, je reviens Š l’instant m‰me
d’une visite m‡dicale chez un... s‡nologue, un m‡decin sp‡cialiste du sein. Depuis tout un temps, j’avais remarqu‡ que
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quelque chose n’‡tait pas normal. J’ai consult‡. Aujourd’hui, le diagnostic est tomb‡ : la mammographie, puis
la thermographie ont r‡v‡l‡ une Œ tumeur • – ils emploient
des mots savants qui sont destin‡s Š ne pas affoler, mais la
chose est la m‰me– qu’il faut enlever. Je vais ‰tre op‡r‡e
bient•t. Comme le tronc de ton tilleul, apparemment intact,
eh bien ! moi aussi je suis envahie de... xylophages. Tu vois.
Ce n’est que cela. Ce sont des choses qui arrivent Š des
femmes de mon ”ge... Tu vois bien que ce que nous avons
v‡cu ensemble, il y a une vingtaine d’ann‡es, ne pouvait
aboutir que dans une impasse.
Sylvestre a pris V‡ronique dans ses bras. Il lui caresse les
cheveux de la main et l’embrasse dans le cou.
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7
LE FRONT CONTRE LA VITRE
LES M‚DECINS SONT PASS‚S MAœTRES dans l’art de ruser
avec le mal, de le flairer, de le pister, de le d‡busquer... Ne
jamais engager de bataille sur les terres que celui-ci a d‡jŠ
br“l‡es, toujours le pr‡c‡der sur le terrain o† il cherche Š se
r‡pandre, l’attendre patiemment, l’embusquer, fondre enfin
sur lui sans piti‡ en s’efforŽant de le prendre Š revers... Pratiquer la strat‡gie du camouflage. L’ennemi a eu vent du
mot de passe Œ cancer •. Il n’y aura donc plus de canc‡rologues. On en a fait des oncologues. Ils n’ont pas encore ‡t‡
d‡masqu‡s. Oncologie : c’est le mot inscrit sur la plaquette
viss‡e au-dessus de la porte, Š l’entr‡e du couloir.
Aux yeux d’un grand nombre de patients, le mot cancer
est porteur de mort, a-t-on expliqu‡ Š Sylvain. Or, dans toute
maladie, mais dans celle-ci plus que dans toute autre, la volont‡ de gu‡rir des patients est primordiale. On a donc choisi
un nouveau mot, neutre, mais qui se veut porteur
d’esp‡rance.
– Tiens, eux aussi, se dit-il. Je comprends pourquoi je
n’en finis pas de chercher un nom pour le groupe musical
que je vais former. Mais ce ne sera pas Los desp•reos. Cette
fois, il en est s“r.
La monstrueuse nettoyeuse-cireuse envahit le patio
d’attente o† Sylvain s’est r‡fugi‡. Il se lˆve, s’‡carte un peu
et cherche Š tuer le temps en regardant par la fen‰tre. Les
immenses b”timents des cliniques universitaires de MontGodinne – naguˆre encore un sanatorium exclusivement –
sont juch‡s sur un plateau situ‡ Š une altitude de cent ou de
83
deux cents mˆtres, comment ‡valuer cela ? au-dessus du
niveau de la Meuse, qui fait une large boucle, lŠ, tout en bas.
Tiens, un peu plus loin, les ‹les au milieu du fleuve, ne sontce pas les trois petites ‹les devenues des r‡serves ornithologiques ? Il a d‡jŠ fait, Š plusieurs reprises, le projet d’aller y
prendre quelques photos, sans pouvoir le r‡aliser. Un jour,
peut-‰tre... Au-delŠ de la Meuse, Riviˆre, puis Arbre, puis
Profondeville, des noms qui chantent aux oreilles, et Š
gauche, le ch”teau et les jardins d’Annevoie...
Sylvain se souvient. Il y a quelques mois Š peine, lŠ, de
l’autre c•t‡, un peu plus loin, V‡ronique et lui se rendaient Š
Dinant. Le ciel ‡tait serein. Depuis, que de nuages sombres
se sont accumul‡s au-dessus d’eux !
– Vous ‰tes le fils de Madame Mars ? l’interroge une infirmiˆre ou une assistante sociale. Vous ‰tes seul ?
Oui, il est seul. Fils unique d’une mˆre... unique. Et la
grand-mˆre, octog‡naire, ne peut pas ‰tre lŠ...
– L’op‡ration dure un peu plus longtemps que pr‡vu. Ne
vous inqui‡tez pas. Il faut bien que nous vous demandions
d’attendre un peu. Vous souhaitez prendre une tasse de caf‡ ? Venez Š notre local, nous allons vous en servir une...
Non, il ne boit pas de caf‡ d’ailleurs. Merci beaucoup.
Elle est bien aimable. De toute faŽon, Š dix-sept ans, on est
d‡jŠ adulte. Il attendra bien tout seul. Comme un grand. Il
est capable, lui tout seul, de donner en retour Š sa mˆre la
sollicitude affectueuse, la protection qu’elle lui a toujours
donn‡e. Toute seule, elle aussi.
L’immensit‡ des b”timents, avec des ailes qui fuient dans
tous les sens Š partir du hall central de r‡ception, comme...
des veines et des veinules qui s’‡cartent du cœur, ces murs
lisses et blancs, ces parquets luisants, et cette odeur caract‡ristique de tous les h•pitaux, cette odeur messagˆre de douleur et de mort et qui est cens‡e gu‡rir ou apaiser, ces civiˆres, ces brancards, ces lits Š roulettes, ces patients en py84
jama avec leur perfusion suspendue Š une sorte de portemanteau Š roulettes lui aussi, ces membres du personnel en
blanc, en bleu pastel, en vert pastel, toujours en pastel... On
ne peut pas dire que cela soit de nature Š apaiser Sylvain.
Le front contre la vitre, il regarde la vall‡e, d’un œil vide.
Tout d’un coup, brutalement, il se sent envahi d’un immense
d‡sarroi, auquel, sans qu’il comprenne pourquoi, se m‰lent
des sentiments de haine, une volont‡ farouche de vengeance.
‘ l’‡gard de qui ? Il ne sait. Un pass‡ uni, sans ‡preuves,
sans problˆmes, sans accrocs..., c’‡tait peut-‰tre cela le bonheur. Sans qu’il en ait conscience... Mais ‰tre heureux sans
le savoir, est-ce ‰tre heureux ? La conscience du bonheur...
Il n’imaginait pas que l’adversit‡ viendrait le frapper, de
plein fouet, si vite, sans pr‡venir. Fils unique de maman
unique, il se trouve tellement d‡sorient‡ sans avoir un parent
proche, un frˆre, une sœur, Š qui se confier, sur qui compter... La communion – est-ce bien le mot ? – qui a toujours
exist‡ entre sa mˆre et lui avait quelque chose d’inalt‡rable,
qui devait d‡fier le temps... Ils se suffisaient l’un Š l’autre,
se nourrissant l’un de l’autre... Ils se suffisaient... dans la
r‡ciprocit‡, mais avec n‡cessit‡, une n‡cessit‡ absolue. Porter atteinte Š l’un, c’est un peu assassiner l’autre... Le mal
qui frappe V‡ronique, ce mal-lŠ, surtout, est injuste, parce
qu’elle ne l’a pas m‡rit‡. Mais qui m‡rite jamais d’‰tre
agress‡ par le mal, par la souffrance, surtout lorsque les
moyens d’y faire face, malgr‡ tous les progrˆs de la science,
de la m‡decine, sont tellement d‡risoires ?
C’est dans de telles circonstances qu’on se dit qu’un pˆre
aurait pu ‰tre utile. Sylvain nourrit donc, en cet instant, Š
l’‡gard de l’Absent des sentiments meurtriers... Mais son
mouvement int‡rieur s’apaise aussit•t. ‘ quoi servirait un
pˆre aujourd’hui, alors qu’il aura ‡t‡ absent de tout temps ?
C’est d‡cid‡, il se le jure : jamais plus il ne cherchera Š savoir qui est ce Œ ce pˆre inconnu qui ne l’a pas reconnu •.
85
Sylvain s’est montr‡ injuste Š l’‡gard de sa mˆre. Si ce pˆre
n’est pas lŠ, c’est que V‡ronique avait de bonnes raisons de
ne pas lui faire conna‹tre qu’il avait un fils. Aprˆs tout, le
sort de Sylvain n’est pas moins enviable que celui des enfants orphelins, des enfants abandonn‡s par pˆre et mˆre dˆs
leur naissance et vou‡s Š l’adoption, des enfants dits Œ enfants du juge •, des enfants de parents divorc‡s qui s’entred‡chirent... Il y a m‰me des familles socialement normales
qui vivent l’enfer, qui ressemblent Š ces nœuds de vipˆres Š
l’int‡rieur desquels la survie n’est possible que par... mithridatisation, c’est-Š-dire en s’inoculant le poison Š doses progressives... Pour s’immuniser... Il y a de nombreuses situations bien moins enviables que la sienne... De quel droit se
plaint-il ?
D’ailleurs, il a d‡jŠ tir‡ lui-m‰me les conclusions. Ce
pˆre-lŠ, qui n’a jamais ‡t‡ lŠ, Š quoi servirait-il aujourd’hui ?
C’est pour cela, probablement, que V‡ronique a promis de
lui r‡v‡ler son nom, lorsque Sylvain aura dix-huit ans, lorsque Sylvain pourra lui faire savoir qu’un pˆre peut ‰tre aussi
inutile Š un fils qu’un fils aura pu l’‰tre Š son pˆre... Inutilit‡
pour inutilit‡, ils seront quittes... Si cela se produit, il
n’appartiendra pas Š ce pˆre de reconna‹tre son fils... Sylvain se r‡serve le droit sans partage d’adopter son pˆre, de
se reconna‹tre en lui... ou de le rejeter, voire de le renier.
C’est lui, d‡sormais, et lui seul, qui d‡cidera. Souverainement. Sans appel.
Non, il ne recourra pas aux proc‡dures l‡gales qui permettent de retrouver les vraies filiations par l’analyse des
empreintes g‡n‡tiques. Il s’y refusera, le cas ‡ch‡ant, avec
une r‡solution obstin‡e. Son pˆre ne pourra pas na‹tre de lui,
pas plus que le fils n’a ‡t‡ engendr‡ par le pˆre. Engendr‡...,
dr•le de mot, g‡niteur peut-‰tre ! Mais un g‡niteur n’est pas
un pˆre, tout au plus un producteur irresponsable de sperma-
86
tozo™des ‡gar‡s... Un producteur... impuissant. Sylvain
s’‡tonne Š peine de son cynisme.
– Votre maman, lui annonce une infirmiˆre, vient de sortir de la salle d’op‡ration. Elle est actuellement en salle de
r‡veil. Il faudra patienter encore... Mais l’op‡ration s’est trˆs
bien pass‡e...
C’est toujours ce qu’ils disent : ... s’est trˆs bien pass‡e.
Tout ce qui arrivera par la suite, sous-entendu tout ce qui
pourra arriver de mal par la suite, ne sera pas imputable aux
m‡decins... On n’est jamais assez prudent... Mais tout ce qui
arrivera par la suite ne sera pas non plus imputable Š V‡ronique, parce que V‡ronique ne porte pas le mal en elle, V‡ronique ne peut pas vouloir ce mal-lŠ... Il le sait. C’est vrai
qu’Œ ils • ne le savent pas comme lui, Sylvain, il le sait.
Comme il l’a promis, Sylvain va t‡l‡phoner Š sa grandmˆre pour lui dire... ce que les infirmiˆres viennent de lui
dire. Qu’elle ne s’inquiˆte donc pas !
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin...
Sylvain a repris son guet inutile, Š attendre d’une attente qui
cherche Š... tuer le temps. Curieuse expression, tuer le
temps, dans une folle esp‡rance de vie... Sylvain comprend
aujourd’hui ce qu’a d“ ressentir sa mˆre, lorsque tout petit,
atteint comme tout enfant de diverses maladies infantiles, il
faisait de violentes pouss‡es de fiˆvre, au bord des convulsions... Chaque fois, lui a-t-elle racont‡, et parfois quatre ou
cinq fois par nuit, lorsque sa fiˆvre d‡passait les quarante
degr‡s, et lorsque les doses maximales d’antipyr‡tiques
avaient ‡t‡ atteintes, elle prenait avec lui, dans la baignoire,
un bain tiˆde... qui prenait pour elle des allures de baignade
glaciale.
Ainsi donc, Š l’‡poque, V‡ronique faisait face, seule, Š de
telles situations. Comme elle est seule aujourd’hui. Et pourtant, ce pˆre inconnu, absent alors autant qu’aujourd’hui,
Sylvain vient d’avoir, maintenant, l’intuition qu’il le con87
na‹t. Mais il se gardera bien de le faire para‹tre. Il lui a ‡t‡
facile de faire quelques recoupements qui lui paraissent suffisants. Primo, comme il conna‹t sa mˆre, V‡ronique ‡tait
incapable de vivre une aventure sans lendemain. Sylvain sait
donc, sans l’ombre du moindre doute, qu’il n’y a aucun sang
canadien qui coule dans ses veines. D’autant plus que, s’il
en avait ‡t‡ ainsi, Sylvain aurait d“ ‰tre un enfant pr‡matur‡.
Or, ils sont rares les pr‡matur‡s qui pˆsent 3 kilos 800. Deuzio, le silence fait par sa mˆre autour du Sylvestre
d’Ernoichamps lui para‹t significatif, d’autant plus que, lors
de la journ‡e Redout‡, il a pu observer que V‡ronique et
Sylvestre se souvenaient d’avoir entretenu d’excellentes
relations lorsqu’ils travaillaient tous deux Š Jardiflor. Il
comprend mal pour quelles raisons, lorsqu’il a su que V‡ronique avait un fils, parce qu’il a d“ le savoir, Sylvestre ne
s’est jamais demand‡ s’il n’en ‡tait pas, ‡ventuellement, le
pˆre. Il comprend tout aussi mal pour quelles raisons, m‰me
s’ils ont ‡t‡ amen‡s, Š cette ‡poque, Š abandonner l’un et
l’autre Jardiflor, ils ne se sont plus jamais revus. D’autre
part, Lise-Laure, au moment m‰me o† elle a ‡pous‡ Sylvestre, ne devait rien ignorer des relations qui existaient
entre V‡ronique et Sylvestre. Ainsi donc, tous savent et tous
se taisent. Dernier mystˆre, pourquoi V‡ronique, dix-huit
ans aprˆs, a-t-elle accept‡ l’invitation qui lui ‡tait faite, ainsi
qu’Š son fils, par les propri‡taires d’Ernoichamps ? Voulaitelle provoquer le destin ? Ou montrer, avec orgueil, ce fils
dont elle est si fiˆre, et faire savoir de quelle maniˆre magistrale elle a pu mener Š bien toute seule sa mission
d’‡ducation ? Ou, sentant une lourde menace peser sur elle
comme une ‡p‡e de Damoclˆs, pr‡parer le pˆre de Sylvain Š
prendre la relˆve ? Dans ce cas alors, pense Sylvain, n’e“t-il
pas ‡t‡ pr‡f‡rable de prendre mon avis ? Le jeu social exigerait-il que soit Š ce point consacr‡e la supr‡matie du nondit ?
88
Il en ‡tait lŠ dans ses r‡flexions lorsqu’on lui fit savoir
que V‡ronique quittait la salle de r‡veil et regagnait sa
chambre.
Sylvain a rejoint V‡ronique. Elle dort encore, la figure
trˆs p”le, ‡tonnamment p”le, d’un blanc cireux, comme un
cadavre. Immobile, ‡tonnamment immobile. Et puis, ces
perfusions, deux sachets, trois sachets pendus au-dessus
d’elle, prolong‡s par des tuyaux qui rejoignent un cath‡ter
plant‡ dans l’avant-bras... Commence alors pour Sylvain
une attente qui lui semble longue, trop longue... Quand, enfin, V‡ronique remue insensiblement les lˆvres et dit :
– J’ai soif...
Comme on le lui a recommand‡, Sylvain humecte un
linge et l’utilise pour essuyer les lˆvres de V‡ronique. Puis il
l’embrasse sur le front. Avec une douceur infinie...
– As-tu mal ? interroge-t-il.
Signe Œ non • de la t‰te. Et elle semble se rendormir.
Avec, de temps en temps, comme une petite grimace de
douleur. Parfois, elle soulˆve la main et tente de la porter
vers le pansement, lŠ, Š gauche. Puis, elle la repose. Les
infirmiˆres, attentives, veillent Š ne pas laisser la douleur
l’envahir trop et administrent les calmants n‡cessaires. Sylvain se sent gauche et inutile...
Mais V‡ronique lui a pris la main, avant de sombrer de
nouveau dans un sommeil agit‡. Alors, elle abandonne la
main de son fils.
Le chirurgien a convoqu‡ Sylvain.
– Vous ‰tes bien le fils de V‡ronique Mars ?
Aprˆs s’‰tre assur‡ qu’il est bien le parent le plus proche,
le seul, il se r‡sout Š expliquer. La grosseur suspecte, apparue dans le tissu mammaire, a ‡t‡ extirp‡e et a fait l’objet
d’une biopsie. Il s’agit bien d’une tumeur maligne, un ‡pith‡lioma. La pr‡sence de cellules malignes aurait pu imposer l’ablation de la glande et des cha‹nes ganglionnaires.
89
Toutefois, il s’est content‡ d’une simple ablation de la tumeur, ‡vitant ainsi l’ex‡rˆse du grand pectoral, un curage du
creux axillaire et de la cha‹ne mammaire interne. Mais il
faudra associer Š la tumorectomie une radioth‡rapie postop‡ratoire qui doit permettre la conservation d’un sein pratiquement normal avec des r‡sultats th‡rapeutiques ‡quivalents Š ceux de la chirurgie ‡tendue.
Et de continuer : Œ Les ‡tudes effectu‡es sur le cancer du
sein montrent qu’il existe une corr‡lation trˆs ‡troite entre la
capacit‡ d’envahissement des ganglions et celle de donner
naissance Š une m‡tastase. Les tumeurs qui envahissent pr‡cocement les ganglions sont aussi celles qui donnent pr‡cocement naissance Š des m‡tastases. Sur le plan pratique, la
g‡n‡ralisation m‡tastatique aggrave s‡rieusement le pronostic, car il est trˆs difficile de gu‡rir des m‡tastases. Souvent,
celles-ci ne deviennent d‡tectables que longtemps aprˆs le
traitement de la tumeur primitive. En effet, la vitesse de
croissance des m‡tastases, quoique plus rapide que celle de
la tumeur primitive, est n‡anmoins relativement lente ; le
temps de doublement des m‡tastases est en moyenne de
deux mois, ce qui signifie que, entre le moment de
l’essaimage initial d’une cellule et celui o† la m‡tastase devient cliniquement d‡tectable, il s’‡coule en moyenne cinq
ans. Cela explique qu’un certain d‡lai soit n‡cessaire avant
que l’on puisse affirmer la gu‡rison. Ce d‡lai est prolong‡
s’il y a r‡cidive locale, car celle-ci peut donner naissance Š
des m‡tastases. •
– Mais il faut rester optimiste, continue-t-il encore. Votre
maman a une forte constitution. On peut consid‡rer qu’elle a
de s‡rieuses chances de gu‡rison. ‘ la radioth‡rapie, pratiqu‡e sur les territoires ganglionnaires, on pourra ‡ventuellement associer, mais uniquement en cas de besoin, une
chimioth‡rapie antimitotique et m‰me une hormonoth‡rapie
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par anti-œstrogˆnes, ce qui permet d’assurer, dans ce type
de cas, un pourcentage trˆs ‡lev‡ de gu‡risons complˆtes.
Groggy. Sylvain n’a presque rien compris. Il en retient
seulement que V‡ronique pourra gu‡rir, mais que, tant que
ne s’est pas ‡coul‡ un laps de temps de cinq ann‡es environ,
rien ne sera d‡finitivement gagn‡... Cinq ans : une ‡ternit‡ !
– De toute faŽon, je vais faire un rapport complet que
j’adresserai Š votre m‡decin traitant.
Puis, Sylvain, qui se croyait fort, qui se croyait un
homme, se met soudain Š sangloter. Le m‡decin, qui n’a
plus la possibilit‡ de s’abriter derriˆre son jargon scientifique impersonnel et comme d‡shumanis‡, se trouve tout Š
coup d‡contenanc‡ :
– Que puis-je faire pour vous aider ? s’entend-il demander Š Sylvain.
– Rien, r‡pond-il. Non, Ža ira. Merci. Merci beaucoup.
Et il s’‡clipse.
Un fois la porte de son bureau referm‡e, le chirurgien
prend son t‡l‡phone, s’adresse au service o† se trouve hospitalis‡e V‡ronique, fait appel Š l’infirmiˆre sociale de garde
et lui demande de prendre en charge ce Πgrand jeune
homme • pour l’aider Š Œ encaisser le coup •... D‡cid‡ment,
une institution hospitaliˆre n’est pas un grand machin sans
”me. Mais, en face de la souffrance, surtout lorsqu’elle est
porteuse de mort, on se trouve bien d‡muni.
Sylvain, comme un grand, va s‡cher ses larmes.
L’infirmiˆre sociale le rejoindra et restera prˆs de lui aussi
longtemps qu’il le faut. Jusqu’Š ce qu’il ait retrouv‡ son
calme. Pour ne pas inqui‡ter V‡ronique.
Enfin, Sylvain passera la nuit Š veiller V‡ronique.
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UNE FEUILLE MORTE TOMBE...
UNE FEUILLE MORTE TOMBE, PUIS UNE AUTRE, des platanes
dont la cime au soleil semble de corne p‰le,
et j’entends des cailloux froids que les hommes cassent.
– Francis Jammes... Tu te rappelles ?
Citer Francis Jammes, pour Sylvestre, c’est inviter V‡ronique Š se souvenir de certains de leurs divertissements
d’autrefois, lorsqu’il leur arrivait de jouer Š Œ qui a dit
quoi ? •, citations Š chercher parmi les poˆtes bucoliques de
leur pr‡dilection. Et peu importe qu’on en rie ou qu’on les
considˆre avec condescendance ou m‡pris. Ils avaient choisi
d’‰tre sensibles aux choses de la nature et aux joies les plus
simples. Ils ne vont pas renier leurs enthousiasmes de jadis,
sous pr‡texte que le temps a pass‡ et que la r‡ussite mat‡rielle, pour Sylvestre surtout, pourrait ‰tre consid‡r‡e
comme incompatible avec une certaine forme, primesautiˆre, de sensibilit‡.
En cette fin de septembre, V‡ronique, – qui a d“ subir
une deuxiˆme intervention, plus mutilante que la premiˆre,
deux jours Š peine aprˆs la premiˆre op‡ration – V‡ronique
donc, au bras de Sylvestre, a pu quitter sa chambre et faire
un bout de promenade dans le parc de l’institution hospitaliˆre. ‘ quelques mˆtres Š peine de l’entr‡e, en effet, s’‡tend
un bosquet ombrag‡ dans lequel s’enfoncent, myst‡rieux, de
nombreux sentiers obscurs et au bord duquel on a construit
un plan d’eau de trente mˆtres sur dix environ. Parmi les
‹lots de pierres et les plantes aquatiques s’‡battent une demidouzaine de canards de Rouen, tandis que sous l’eau trans93
parente ‡voluent nonchalamment quelques carpes, quelques
gros poissons rouges. V‡ronique et Sylvestre se sont assis
sur un des bancs, on dirait plac‡s lŠ tout exprˆs pour eux. Ils
entendent profiter de la douceur du moment, Πen parlant le
moins possible •, a demand‡ V‡ronique. Elle se sent encore
trˆs lasse...
Leur rencontre, il y a quelques semaines, avait eu un caractˆre tellement inattendu... Fallait-il y voir comme un
signe ? Sylvestre a rapidement compris que Mamy Sophie,
en raison de son ”ge, ne pouvait pas ‰tre au chevet de sa fille
et que Sylvain, pris par ses obligations scolaires, devait aussi se soumettre Š d’autres exigences. D’autant plus que Mamy Sophie ne prenait plus le volant et que Sylvain n’avait
pas encore l’”ge du permis de conduire. En s’adressant Š
Sylvain pour lui proposer ses services, Sylvestre savait
qu’on n’avait pas le choix... qu’on ne pouvait pas refuser...
Comme il lui fut simple de rendre n‡cessaire le recours Š ses
Œ bons services • !
Sylvain avait ‡t‡ pris au piˆge. Il ne savait pas qui, de
V‡ronique ou de Sylvestre, avait ‡conduit l’autre. Comme il
connaissait sa mˆre, ce devait ‰tre elle... Puis, voilŠ que surgit un amant humili‡ qui, vingt ans aprˆs, profite de ce que
V‡ronique est au tapis pour r‡appara‹tre. Ce n’est pas trˆs
‡l‡gant. ‘ moins que la passion de Sylvestre pour V‡ronique soit telle qu’il ait d‡cid‡ d’oublier les rebuffades, les
humiliations pass‡es... pour venir au secours de V‡ronique.
En altruiste d‡sint‡ress‡ plut•t qu’en amoureux transi...
Mais n‡cessit‡ oblige... Sylvain avait interrog‡ V‡ronique. Celle-ci, du fond de son lit, avait cru pouvoir donner
son accord. Les services que pourra rendre Sylvestre seront
les bienvenus. De toute faŽon, que reste-t-il de l’amiti‡, –
c’est le mot qu’elle a utilis‡ pour expliquer Š son fils la nature de leurs relations – que pendant presque vingt ans
d’absence aucun des deux n’a r‡aliment‡e ? Une fois dissi94
p‡e l’exaltation qu’ont cr‡‡e leurs retrouvailles, Sylvestre se
rendra compte, de faŽon bien plus ‡vidente encore que par le
pass‡, de l’absurdit‡ des ‡ventuelles esp‡rances qu’il aurait
pu nourrir Š l’‡gard de V‡ronique. Mais celle-ci se gardera
bien d’en faire confidence Š son fils. Par ailleurs, elle en
profitera pour rappeler Š Sylvestre ses devoirs – ses devoirs,
quel curieux mot pour d‡finir les attentions r‡ciproques
qu’ont (ou devraient avoir) naturellement les partenaires
d’un couple – Š l’‡gard de Lise-Laure... Si Sylvestre entend
profiter de l’‡tat d’abandon ou de faiblesse de V‡ronique
pour avoir barre sur elle, il se trompe. V‡ronique, quel que
soit l’‡tat de d‡r‡liction dans lequel elle pourrait se trouver,
a d‡cid‡ que ce serait elle, de toute faŽon, qui toujours contr•lerait toutes les op‡rations...
Sylvain, de son c•t‡, a conclu que l’int‡r‰t de Sylvestre
pour sa mˆre relevait plus de la sensiblerie, d’une sensiblerie
qui serait d’ailleurs fugace, il n’en doutait pas, que d’une
passion vraie. D’ailleurs, si Sylvestre avait vraiment aim‡
V‡ronique, il aurait compris d’un seul coup, et non pas aujourd’hui seulement, mais il y a dix-huit ans d‡jŠ, qu’il aurait ‡t‡ normal que Sylvain f“t son fils. En ouvrant la porte
de la clinique de Mont-Godinne Š Sylvestre, Sylvain a voulu
se donner le temps de diss‡quer l’”me irresponsable ou le
cœur inconstant de celui qui se pr‡sente actuellement
comme l’ami compatissant de la veuve (qui n’a pas eu de
mari) et de l’orphelin (d’une mˆre encore bien en vie, Dieu
merci)... Sylvain se livre bien lŠ Š une sorte de dissection
cynique, sous de puissants spots, comme en salle
d’op‡ration... Il ne laissera aucun d‡tail de c•t‡. Il a la conviction d’‰tre le seul Š pouvoir jeter un tel regard sur les uns
et les autres : V‡ronique gardera le silence, comme elle a
toujours fait, Sylvestre se complaira dans son aveuglement,
et Lise-Laure, eh bien ! elle continuera d’afficher une sorte
d’innocence na™ve...
95
– Tu n’en finis pas de ratiociner, consent Š s’avouer Sylvain. Et en pure perte. De quel droit oses-tu t’immiscer dans
la conscience des autres ?
Puis, pass‡ ce moment d’apparente lucidit‡, sa colˆre refait tout Š coup surface et l’envahit tout entier. Ainsi, les
ressentiments de Sylvain Š l’‡gard de ce chevalier servant
inattendu, de retour aprˆs une longue croisade, perdue probablement, sont peu avouables : le d‡sarroi dans lequel le
plonge la maladie inattendue de sa maman le conduit, lui,
Sylvain, dans ses moments d’insomnie en tout cas, Š nourrir
Š l’‡gard de Sylvestre des sentiments de... vengeance. ‘
bien r‡fl‡chir, il ne trouve pas d’autre mot. Il a donc d‡cid‡
de se servir de l’ingrat qui, quelles qu’en soient les raisons,
n’a pas assum‡ ses responsabilit‡s de partenaire et de... pˆre.
Et la vengeance se nourrit d’aversion, Š d‡faut de haine.
Aversion Š l’‡gard de la jeunesse de Sylvestre, de sa r‡ussite
sociale, de l’‡pouse qu’il a pr‡f‡r‡e Š sa mˆre... De cette
‡pouse qui semble d’ailleurs avoir bien des qualit‡s et que
Sylvestre, Sylvain ne sait pourquoi, d‡laisse visiblement...
V‡ronique est tellement diminu‡e physiquement qu’elle
peut, pense-t-elle, recevoir Sylvestre sans risque. Mais elle
sait aussi qu’elle a besoin de son attention Š lui tourn‡e vers
elle. Et puis, dans de telles circonstances, les petits services
sont tellement utiles.
Ainsi, la r‡alit‡ d’aujourd’hui impose sa loi. Irr‡pressible. Le chirurgien l’a dit : vaincre l’ennemi, c’est d’abord
le conna‹tre, conna‹tre ses armes, ses strat‡gies, c’est ensuite
mettre en place un plan d’attaque tous azimuts, tant•t en lui
faisant front, tant•t en le prenant Š revers... V‡ronique
n’ignorera donc rien de son mal. Un cancer est un cancer,
Œ puisqu’il faut l’appeler par son nom •.
– Je t’ai apport‡ un petit livre significatif, lui dit Sylvestre, qui propose le r‡cit fait par elle-m‰me d’une femme
atteinte d’un cancer bien plus sournois que le tien, la mala96
die de Hodgkin. Elle nous y d‡crit les ‡tapes de l’‡volution
de sa maladie et, surtout, les ‡tapes de sa gu‡rison. Un livre
d’esp‡rance. Il a le dos un peu cass‡. C’est que je l’ai lu
avant de te l’offrir. C’est Nu-tƒte, d’Anne FranŽois. Passionnant... Avant de lire celui de Marie de Hennezel, dont la
lecture deviendra inutile...
– De la lecture d’un livre consid‡r‡e comme une forme
de th‡rapie, quoi ? ironise V‡ronique.
Pr‡cis‡ment, oui. Avec une f‡brilit‡ et une boulimie qu’il
ne se connaissait pas, Sylvestre s’est mis Š d‡vorer cet ouvrage et toute une s‡rie d’autres qui traitent du cancer, notamment ceux qui s’adressent Š la famille du canc‡reux, Š
ceux qui l’entourent et qui expliquent comment coop‡rer
avec lui pour vivre et pour gu‡rir...
Il a lu des phrases du type : ΠLa crainte du cancer est
plus nocive que le cancer lui-m‰me. • Ou encore : Œ Affronter la maladie, l’angoisse de la mort, la gu‡rison, peut ‰tre alors une occasion de vivre heureux, de revoir
ses priorit‡s dans la vie, de construire des relations authentiques. La maladie peut apprendre Š ‰tre vrai. • Ou m‰me
cette phrase de malade : Œ Je gu‡rirai si vous me laissez gu‡rir, si vous croyez que je peux gu‡rir, si vous ne d‡truisez
pas mon envie de vivre et de gu‡rir par votre pessimisme,
par votre crainte Š vous de la maladie et de la mort... • En
cons‡quence, Sylvestre s’est donc choisi la fonction du
proche affectueux qui va aider le malade Š faire face... Non,
Mamy Sophie est trop ”g‡e pour faire ce qu’il faut, pour
comprendre... Non, Sylvain, parce qu’il est trop jeune, et
qu’il a forc‡ment l’immaturit‡ de son ”ge, ne peut pas non
plus exercer cette fonction...
Ah ! S’il pouvait ‰tre ce que fut, Š la fin de sa vie, Chateaubriand pour Mme R‡camier, ou encore Saint-Preux pour
Julie... Mais quand donc, bon Dieu, ce r‰veur aura-t-il le
sens du r‡el ? C’est de la gu‡rison de V‡ronique qu’il est
97
question. Ne pas r‰ver... faire preuve de lucidit‡, de discernement. Agir en clinicien pr‡cis, maniant le scalpel sans le
moindre tremblement... Mais il se sent bien maladroit. Il a
tout Š apprendre.
– Tu sais, lui dit-il, dˆs que tu pourras quitter l’h•pital, je
te propose de nous arr‰ter tout prˆs d’ici. L’autre jour, en
venant te voir, aprˆs avoir quitt‡ la nationale Š Assesse, j’ai
travers‡ le curieux village de Crupet, situ‡ dans une jolie
cuvette verdoyante... Tout au fond de l’entonnoir, il y a un
restaurant qui porte le nom po‡tique de Les ramiers, au bord
du ruisseau qui s’appelle, lui aussi, le Crupet. De part et
d’autre du restaurant, des vergers, assez inattendus Š cet
endroit, en tout cas pour moi. Les pommes, abondantes cette
ann‡e, n’ont pas encore ‡t‡ cueillies. On pourra s“rement en
marauder l’une ou l’autre... et s’y agacer les dents. Pas loin,
si cela t’int‡resse, on pourra peut-‰tre visiter, comme des
panneaux nous l’annoncent, une ‡glise paroissiale avec un
curieux clocher du 13e siˆcle ou un castel du 14e siˆcle avec
une tour appel‡e Œ Tour des Carondelets •...
V‡ronique se contente de r‡pondre par un sourire ‡nigmatique. Comment donc s’‡vader de soi, comme Sylvestre
le propose, alors qu’on est soi-m‰me envahie tout entiˆre
d’un mal diffus dont on ne sait si on le vaincra ou si l’on
sera vaincue par lui ? Tout d’abord, il est important, pense-telle, qu’elle se positionne en face de Mamy Sophie. Celle-ci
est trop ”g‡e : cela ne servirait Š rien de lui dire la nature
exacte du mal qui ronge sa fille. Ce sera d’ailleurs le seul
pieux mensonge qu’on fera. En ce qui concerne les autres,
on ne cachera rien, sans dramatiser outre mesure... Il sera
encore temps si... Car c’est bien lŠ qu’est le problˆme : aussi
bon que soit le pronostic, il restera toujours une menace tant
que le temps ne sera pas ‡coul‡ assez longtemps...
– M’entra‹ner au restaurant, m’inviter Š partager avec toi
des plaisirs aussi futiles, alors que je dois me pr‡parer Š me98
ner un combat acharn‡, n’est-ce pas proc‡der Š l’envers de
ce qu’il faudrait ? questionne-t-elle.
Sylvestre
s’est,
d’autorit‡,
arrog‡
le
r•le
d’accompagnateur ‡clair‡, celui qui aidera le patient Š
prendre son destin en mains. Curieuse inversion des r•les.
Sylvestre ‡tonne V‡ronique par son assurance, par sa d‡termination Š prendre les initiatives... Il a vraiment m“ri.
D’autre part, sans oser se l’avouer, V‡ronique est ‡galement
heureuse qu’on lui prenne le bras et qu’on l’aide Š faire face.
Seule, elle ne sait si elle aurait eu assez de courage...
– ‚coute, dit-il. J’ai eu le temps d’interroger et de lire
beaucoup. ‘ c•t‡ du travail sp‡cifique des m‡decins, que
nous allons d’ailleurs leur laisser, une des toutes premiˆres
rˆgles que nous allons devoir nous imposer est d’apprendre
Š g‡rer le stress. Tous les observateurs sont d’accord pour
dire que le stress contribue fr‡quemment au d‡veloppement
du cancer. Mieux nous ma‹triserons le stress, meilleure sera
la qualit‡ de ta vie... De notre vie, ajoute-t-il tout bas... Et si
on sait que le d‡sir de vivre est reli‡ au bien-‰tre du patient,
les m‡canismes de la gu‡rison ne peuvent donc pas ‰tre alt‡r‡s par la d‡pression ou par le d‡sespoir... Je vais m’occuper
de cela.
V‡ronique n’en revient pas. Sylvestre est mont‡ Š la
barre. Il entend diriger la manœuvre. VoilŠ qu’il cherche Š
voler Š V‡ronique le r•le qu’elle s’est toujours attribu‡...
– Admettons, dit-elle. Mais cela ne se peut que s’il y a un
pr‡alable. Il ne faut pas, en aucun cas, qu’il y ait la moindre
‡quivoque en ce qui concerne nos relations. Il faut que tout
soit clair et qu’il n’y ait, dans l’esprit de Lise-Laure, aucun
malentendu...
Ce qui ‡tonne Sylvestre, c’est que V‡ronique puisse, aujourd’hui, faire un telle remarque. Avant d’autoriser son fils
Š r‡pondre Š l’invitation qui lui ‡tait faite lors de la journ‡e
Redout‡, elle aurait d“ s’enqu‡rir de savoir si son apparition
99
Š lui et son apparition Š elle n’allaient pas r‡veiller des d‡mons de jadis et venir troubler une qui‡tude qu’elle avait
voulue elle-m‰me en disparaissant sans crier gare... Mais de
tels scrupules, aux yeux de Sylvestre, ne lui paraissent pas
fond‡s. Lise-Laure n’ignorait rien des sentiments que Sylvestre avait ‡prouv‡s pour V‡ronique. Le pass‡, c’est le
pass‡ et il lui importe peu de savoir qui des deux s’est lass‡
de l’autre. Leur passion s’est ‡teinte et Lise-Laure a eu tout
le loisir d’occuper la place laiss‡e vide... De plus, Š l’heure
actuelle, et pour des raisons qui appartiennent Š leur propre
parcours, Lise-Laure a encore moins de raisons de redouter
V‡ronique : d’une part, il y a l’”ge de V‡ronique, la maladie
de V‡ronique ; d’autre part, il s’est ‡tabli entre Lise-Laure et
Sylvestre, depuis des ann‡es, une sorte de modus vivendi
fait d’estime r‡ciproque, d’amiti‡ partag‡e, de respect mutuel, en lieu et place du feu de la passion, de telle sorte qu’Š
l’int‡rieur de leur couple l’existence de sentiments malsains,
telle la jalousie, est d‡sormais totalement exclue.
V‡ronique ne sait trop si de telles r‡flexions sont r‡ellement celles que se font ceux qui l’entourent... Ou si, au contraire, elles ne sont pas plut•t le produit de son imagination
Š elle, d’une imagination aiguis‡e par l’‡tat second dans
lequel l’ont plong‡e deux anesth‡sies successives.
D’ailleurs, elle ne parvient pas non plus Š faire une analyse
personnelle, objective, de ce qui lui arrive. O† s’arr‰te
l’introspection lucide, o† commence la confusion ? Tant•t il
lui semble que sa perception des choses s’en trouve affin‡e,
tant•t il lui para‹t que tout se confond et se superpose...
Il lui semble que, s’endormant, elle sombre si profond‡ment. Comme si elle tombait au fond d’un gouffre... Les
calmants, les somnifˆres doivent porter atteinte Š la libre
manifestation de son inconscient. Il lui est impossible de
dire si, pendant son sommeil, elle a droit Š des moments de
r‰ve ou d’‡vasion...
100
Puis, se ravisant, elle s’adresse Š Sylvestre :
– Merci, dit-elle. Merci d’‰tre lŠ.
Et elle lui sourit, d’un sourire qui s’‡bauche Š peine...
101
102
9
FR‚N‚TIQUES MAILLOCHES ET MARTEAUX RžVEURS
Y A-T-IL UNE BONNE FA•ON DE FAIRE FACE Š la d‡tresse ?
Chacun apporte la r‡ponse que son temp‡rament lui impose.
‘ dix-sept ans toutefois, Sylvain ne peut pas s’abandonner Š
la prostration ou se frapper absurdement la t‰te contre les
murs... Au contraire, il a choisi l’activit‡. Une activit‡ qui
aide Š fuir, qui aide Š vivre, qui canalise et jugule les mouvements de l’”me jusqu’aux plus inattendus...
Il a reŽu son vibraphone. En plus des cours de piano,
qu’il continuera de suivre au conservatoire de Bruxelles, il
ira, une fois par semaine, au conservatoire de Luxembourg,
suivre les cours de Guy Cabay, son vibraphoniste de pr‡dilection, dont il avait particuliˆrement appr‡ci‡ The ghost of
McCoy’s Castle, avec Beno‹t Sourisse, Beno‹t Vanderstraeten et Andr‡ Charlier, ainsi son Fasol fado avec Fabian
Fiorini. Il se promet de consacrer une bonne partie du temps
qu’il va passer dans le train Š faire la navette entre les deux
villes Š se tenir Š jour dans la r‡alisation de ses travaux scolaires. Il ne peut pas se permettre de rater son ann‡e, son
dipl•me de fin d’‡tudes secondaires est en jeu. Sa mˆre a
bien tent‡ de le mettre en garde : qui trop embrasse... Il lui a
dit, sans vraiment donner d’explication, qu’il a besoin
d’un... punching-ball pour se d‡fouler et que son exutoire Š
lui, c’est pr‡cis‡ment le clavier chromatique de son nouvel
instrument qu’il va tenter de martyriser d’abord, de ma‹triser
ensuite, avec deux, avec quatre, voire avec six mailloches.
Ou avec des baguettes de diverses sortes, en bois ou en
caoutchouc dur, parfois recouvertes de fils laineux...
103
Mais pourquoi donc le vibraphone ? Les raisons qui conduisent Š choisir tel instrument plut•t qu’un autre sont bien
myst‡rieuses. Tout est parti d’une rencontre. Int‡ress‡ par
les musiques traditionnelles, Sylvain s’‡tait mis Š ‡tudier les
traditions musicales d’Afrique et d’Am‡rique. Puis, un jour,
Š la faveur d’un reportage t‡l‡vis‡, il a assist‡ Š un spectacle
‡tonnant donn‡ par les taps taps ha™tiens de Port-au-Prince
et par les steel drums de Trinidad. Les uns et les autres se
sont fait une sp‡cialit‡ des bidons de p‡trole reconvertis en
instruments de musique, sur lesquels des percussionnistes
interprˆtent Beethoven ou Tcha™kowski avec un brio ‡tourdissant. Puis il avait assist‡ Š une d‡monstration faite par
Guy Cabay lui-m‰me qui prouvait, lui aussi, qu’avec un
bidon de p‡trole on pouvait faire une musique originale et
fascinante. Du tap tap au xylophone et du xylophone au vibraphone, il n’y avait qu’une diff‡rence de sophistication, le
principe de base ‡tant le m‰me. Bien s“r, le vibraphone possˆde un moteur ‡lectrique qui permet d’assurer la tenue de la
vibration du son, elle-m‰me rendue plus ou moins intense
gr”ce Š l’action d’une p‡dale, mais ce ne sont que raffinements qui permettent l’ex‡cution de m‡lodies, de glissandi
rapides ainsi que d’accords de quatre Š huit notes...
Guy Cabay avait bien essay‡ de le d‡courager.
– Tu sais, lui avait-il confi‡, d‡sabus‡, Š l’heure actuelle,
il n’y a pas d’avenir v‡ritable pour les vibraphonistes. La
plupart du temps, lorsqu’un musicien veut int‡grer quelques
notes de vibraphone dans un enregistrement, il fait appel au
synth‡tiseur et le tour est jou‡... Hors de rares prestations en
soliste, il n’y a guˆre d’esp‡rances Š avoir...
Mais on pourrait dire cela de presque tous les instruments. Et l’on pourrait m‰me ajouter que tout enregistrement tue le public et qu’il n’y a plus guˆre de possibilit‡s de
donner des spectacles... Mais Sylvain est surtout soucieux
de conna‹tre les ressources de cet instrument et de retrouver,
104
Š travers lui, des sources d’inspiration primitives. Il ‡tudiera
donc aussi le xylophone, fait d’un nombre variable de lames
de bois de palissandre ou de bois de rose plac‡es sur une
caisse de r‡sonance, et cherchera Š remonter jusqu’au marimba, construit selon le m‰me principe, mais qui possˆde
en plus un tube r‡sonateur en bois sous chaque lame...
Quand bien m‰me on chercherait Š lui d‡montrer
l’inutilit‡, voire la vanit‡ de telles recherches, Sylvain entend les mener jusqu’au bout. Il a l’”ge de tous les enthousiasmes. Le d‡senchantement n‡cessaire, celui qui permet
de tout d‡canter, ne peut venir qu’aprˆs une reconnaissance
sans pr‡jug‡s, une reconnaissance d’explorateur. D’ailleurs,
s’il entend s’initier Š de tels instruments, ce n’est pas en tant
qu’interprˆte, mais en tant que cr‡ateur soucieux
d’exploiter, dans sa cr‡ation, des ressources encore inexplor‡es jusqu’Š pr‡sent. Voyant sa d‡termination, Guy Cabay
s’‡tait empress‡ d’ajouter :
– Par contre, si tu as la foi... alors tout est possible.
On ne peut pas ‰tre plus ambitieux. Mais n’avoir pas
d’ambition, lorsqu’on a dix-sept ans, ne serait-ce pas p‡cher ? Au moment m‰me o† V‡ronique assiste, dans son
propre corps, au d‡but d’un processus d’alt‡ration, elle se
r‡jouit de voir son fils partir de la sorte, impavide, Š la conqu‰te de la vie... Et cet enthousiasme est, pour elle, source
d’esp‡rance. Quoi qu’il lui arrive Š elle, c’est Š travers lui
qu’elle est assur‡e de se survivre. Sylvain-Prom‡th‡e survivant Š sa mˆre et r‡alisant dans sa vie Š lui les r‰ves qu’ellem‰me n’aurait pas pu accomplir dans la sienne...
V‡ronique, contrainte au repos, passe sa convalescence Š
La Hazelle et s’‡tourdit jusqu’Š la griserie d’assister au d‡ploiement de l’activit‡ effr‡n‡e de son fils.
Sylvain pouvait-il refuser l’appel que Lise-Laure lui avait
adress‡, alors m‰me que Sylvestre se montrait tellement
105
attentif Š r‡soudre, pour V‡ronique, mille et un problˆmes
de la vie de tous les jours ? Ce ne pouvait ‰tre qu’un donn‡
pour un rendu...
Sylvain a donc r‡pondu Š l’invitation de Lise-Laure. Il a
d’abord ‡t‡ frapp‡ par la timidit‡ de celle qui l’invitait. Ses
nombreux silences, souvent un peu trop longs, laissaient
peser comme un malaise entre eux. En cette femme, qui a
presque le double de son ”ge, Š qui la position sociale aurait
d“ donner un v‡ritable ascendant sur lui, a fortiori si elle
l’accueillait, si elle prenait l’initiative de le recevoir en son
domaine, il ‡tait surpris de d‡couvrir autant de r‡serve,
comme si elle ne cherchait qu’Š s’effacer, comme si elle ne
voulait ‰tre qu’une sorte de faire-valoir des lieux et des gens
qui l’entourent. De m‰me que Sylvestre avait invit‡ V‡ronique Š visiter les lieux, Lise-Laure, Š son tour, proposa Š
Sylvain de les d‡couvrir avec elle. Elle voulait surtout lui
montrer, a-t-il cru, qu’elle avait imprim‡ sa marque Š elle Š
ce que V‡ronique avait cr‡‡, qu’elle s’‡tait appropri‡
l’endroit et qu’elle lui avait insuffl‡ un peu de son ”me... Un
parc est tellement vivant qu’il requiert une intervention de
tous les instants. Elle avait surtout veill‡ Š ‡viter que
s’installe l’anarchie, elle avait fait tailler, ‡monder, ‡laguer,
palisser... Dans certains coins cependant, elle avait laiss‡ le
sous-bois se couvrir de m“riers, de framboisiers sauvages,
de myrtilliers, de ronciers, pour autant que leur envahissement soit parfaitement circonscrit... Son art avait ‡t‡
d’‡tablir un savant ‡quilibre entre l’ordre et le d‡sordre,
entre une nature tant•t laiss‡e Š elle-m‰me et tant•t domin‡e, contr•l‡e, asservie... LŠ o† elle avait rep‡r‡ l’existence,
Š l’‡tat naturel, de fleurs discrˆtes, comme la violette, le
myosotis, l’un ou l’autre orchis, l’un ou l’autre tussilage,
elle avait voulu que le sol f“t prot‡g‡ et qu’Š chaque saison
chacune d’entre ces fleurs p“t rena‹tre et refleurir...
106
Ce qui avait surtout frapp‡ Sylvain, c’est la l‡gˆret‡ de
Lise-Laure, la gr”ce souple de ses gestes, la transparence
opalescente de sa peau. Elle semblait effleurer les choses
plus qu’elle ne les touchait, plus qu’elle ne les foulait... Ses
cheveux si fins, si blonds lui donnaient des allures de poup‡e barbie fragile, vuln‡rable, presque irr‡elle... M‰me ses
yeux, si bleus, si limpides donnaient Š croire qu’on pouvait
s’y perdre sans pouvoir atteindre son ”me... Dans cet univers
si pr‡par‡, si travaill‡, Lise-Laure semblait donc comme
flotter en toute libert‡... Avisant une des tourelles du ch”teau, le long de laquelle se vrillait un chˆvrefeuille, Sylvain
se prit Š l’imaginer qui apparaissait lŠ-haut, Š une fen‰tre,
comme une ‡pouse de Barbe-Bleue attendant qu’on la d‡livre, comme Roxane ou Juliette du haut de leur balcon, ou
comme M‡lisande laissant tomber de lŠ-haut son immense
chevelure blonde jusqu’Š ce qu’elle rejoigne le sol... et Pell‡as. Sylvain ignorait, bien s“r, que c’‡tait lŠ, pr‡cis‡ment,
que, la premiˆre fois, elle ‡tait apparue, ‡nigmatique, il y a
presque vingt ans, au regard de ce Sylvestre qui allait devenir son ‡poux...
– Viens, dit-elle, je vais te montrer ce pour quoi
j’aimerais que tu m’aides.
Elle l’a introduit au salon-bibliothˆque qui est la piˆce o†
elle passe une grande partie de ses temps libres. Tous les
meubles sont blancs, les murs sont blancs, le piano droit est
blanc, les fauteuils sont recouverts de cuir blanc, la scribanne elle-m‰me, haute sur ses pieds et Š laquelle LiseLaure ne travaille que debout, est d’un blanc c‡rus‡... Seules
couleurs tranchant sur cet ensemble uniform‡ment immacul‡, les bouquets de fleurs naturelles sur la chemin‡e, sur une
sellette... Construire un d‡cor Š la fois d‡pouill‡ et sans
cesse r‡‡clair‡ par ces fleurs toujours renouvel‡es, tel a ‡t‡
son objectif, comme si elle avait voulu donner une impression d’ordre paisible et d’attente... D’attente inassouvie.
107
D’ailleurs choisit-on sa destin‡e ? Elle ne sait plus trop pour
quelles raisons elle a entrepris des ‡tudes d’ing‡nieur agronome. Peut-‰tre la rencontre fortuite de facteurs diffus et
secrˆtement conjugu‡s : lorsqu’elle est venue d’Anvers
s’installer Š Ernoichamps avec ses parents, elle ne connaissait personne en Wallonie ; son pˆre, dont elle ‡tait la fille
unique, pensait s“rement qu’il ‡tait bon qu’elle reŽoive une
formation scientifique, afin qu’elle soit apte Š lui succ‡der ;
elle avait rencontr‡ Sylvestre qui se proposait d’entrer Š
Gembloux et pourquoi n’aurait-elle pas fait comme lui ?
Parallˆlement Š cela, la mˆre de Lise-Laure pensait que
l’‡ducation d’une jeune fille passait par le conservatoire.
Lise-Laure suivit donc des cours de chant auxquels elle prit
go“t, ses professeurs lui reconnaissant une jolie voix de soprano l‡gˆre, mais il lui ‡tait interdit d’envisager jamais de
faire une carriˆre artistique.
Son dipl•me d’ing‡nieur agronome lui donnait autorit‡
sur les jardiniers pour organiser et diriger les travaux
d’am‡nagement et d’entretien des parcs du ch”teau,
l’aisance mat‡rielle de la famille la dispensant – ou lui interdisant– d’en faire un usage professionnel quelconque,
tandis que les lauriers gagn‡s au conservatoire l’autorisaient
Š assurer quelques prestations publiques dans des cercles
restreints et Š des fins exclusivement philanthropiques. Son
mari ayant pris la d‡cision de mettre sur pied quelques
Œ organisations non gouvernementales • d’aide aux pays
avec lesquels il entretenait des relations commerciales, elle
avait accept‡ de pr‰ter son concours aux manifestations caritatives destin‡es Š r‡colter quelques fonds. Elle se produisait
donc de Rotary en Lions, de Table ronde en Inner wheel, et
cherchait de la sorte Š donner un peu de sens Š une vie qui
‡tait, en fin de compte, bien vide.
Dans le cas pr‡sent, Sylvestre avait r‡solu de collecter
des fonds afin d’acheter des outils de menuiserie et
108
d’‡b‡nisterie Š l’intention d’une association qui fabrique, sur
place, au Gabon, des prothˆses, des b‡quilles pour handicap‡s physiques... L’objectif est de fournir aux autochtones
des outils m‡caniques, et non des machines ‡lectriques, afin
qu’ils puissent construire et fabriquer eux-m‰mes ce dont ils
ont besoin et en assurer la maintenance, les produits europ‡ens ‡tant trop sophistiqu‡s, trop chers et irr‡parables sur
place...
– VoilŠ bien des d‡tours pour m’expliquer des choses au
sein desquelles je ne vois pas bien le r•le que je peux jouer,
s’interroge Sylvain.
Lise-Laure consent enfin Š lever le voile sur ce mystˆre.
– J’ai cru sentir, l’autre jour, dit-elle, lorsque tu m’as accompagn‡e dans le Clair de Lune de Gabriel Faur‡, que tu
pouvais ‰tre l’accompagnateur id‡al pour m’aider Š r‡aliser
le projet un peu fou qui est le mien.
Et de lui expliquer qu’elle ne souhaite pas interpr‡ter des
lieder de Berlioz, Debussy, Faur‡, Duparc ou autres Poulenc... Il y a tellement de grandes divas qui se sont illustr‡es
sur scˆne et sur disque dans ces r‡pertoires aussi prestigieux
qu’elle se rendrait ridicule Š vouloir les imiter... Non, elle
nourrit, depuis longtemps, le projet secret, et modeste, de
donner un petit r‡cital Marie No•l... sur le mode mineur.
– Marie No•l ?
– Oui, la po‡tesse franŽaise, Marie Rouget de son vrai
nom...
– Pourquoi elle ?
Et Lise-Laure de lui expliquer, qu’Š sa connaissance, Marie No•l est le seul poˆte franŽais authentique qui ait personnellement conŽu la musique pour certains de ses poˆmes
et que c’est plus encore par celle-ci que par le sens des mots
qu’elle nous transmet son message.
– Mon ambition serait, confie Lise-Laure, de proposer un
petit r‡cital qui ne serait fait que des Chants sauvages, ex109
traits de ses Chants et psaumes d’automne, pour lesquels
Marie No•l a ‡crit la musique... Ils ont, pour la plupart, des
allures de chants populaires qui me s‡duisent beaucoup.
Comme Sylvain ignore tout de ces m‡lodies, il promet de
les ‡tudier et de se mettre ainsi au service de Lise-Laure. Il
ne parvient pas Š comprendre, pour l’instant, quelles affinit‡s peuvent exister entre Marie No•l et Lise-Laure. Il pressent n‡anmoins qu’en perŽant le mystˆre de ces Chants sauvages, il approchera un peu, pianissimo et marteaux feutr‡s,
de l’”me de Lise-Laure. Et cette d‡marche n’est pas de nature Š lui d‡plaire. Il sent intuitivement que la fr‡quentation
des h•tes d’Ernoichamps l’aidera Š lever un peu le voile du
mystˆre de sa propre naissance. Mais il a d‡cid‡ de trouver
la r‡ponse Š ses questions sans jamais r‡v‡ler Š ceux qu’il
approche, et dont il analyse discrˆtement le comportement,
la nature de sa propre recherche. Sylvain veut conna‹tre qui
est son pˆre, en m‰me temps qu’il refuse d‡sormais de faire
savoir qu’il existe, lui, Š ceux qui ne se sont jamais pr‡occup‡s de sa propre existence. S’il parvient Š r‡soudre cette
‡nigme, il ne demandera aucun compte Š ce pˆre inexistant,
pas plus qu’il n’entend permettre Š celui-ci d’interf‡rer dans
sa destin‡e Š lui.
Lise-Laure doit savoir ou deviner certaines choses Š son
sujet. C’est pourquoi il a d‡cid‡ de se laisser entra‹ner par
elle dans son orbite, le temps de l’amener Š se livrer, m‰me
Š son insu... Mais, curieusement, et pas un seul instant, Sylvain ne s’est demand‡ si ce n’‡tait pas plut•t Lise-Laure qui
avait d‡cid‡, l’amenant Š elle, de faire sur lui des investigations afin de v‡rifier certaines supputations... Qui observe
qui ? Qui est observ‡ par qui ? Curieux jeu de glaces et de
miroirs, sans que ni l’un ni l’autre ne sache vraiment quel
tain r‡fl‡chit quelle image...
110
L’irruption inopin‡e de Lise-Laure dans la vie de Sylvain
aurait suffi Š l’absorber tout entier, Š le distraire de ses obligations premiˆres, c’est-Š-dire ses ‡tudes, si ne s’y ‡tait
ajout‡e une autre apparition, au moins aussi bouleversante,
celle de Gaudence. Gaudence-Bouqueline Niyabenda. Apparition bouleversante, mais sollicit‡e, puisque Gaudence ne
faisait que r‡pondre Š l’appel que Sylvain et ses copains
avaient lanc‡ en vue de la constitution de leur groupe musical.
Sylvain ne peut nier la fascination que Gaudence a exerc‡e sur lui dˆs qu’elle lui est apparue, d’une part par sa ressemblance ‡trange avec Khadja Nin, – mais les Blancs ontils l’habitude de saisir d’embl‡e les diff‡rences de traits de
physionomie lorsqu’ils se trouvent en pr‡sence de personnes
d’un autre type ethnique ou d’une autre couleur de peau ? –
d’autre part par la gr”ce de sa d‡marche, qui lui parut Š la
fois altiˆre et souple comme celle des f‡lins qui peuplent
pr‡cis‡ment les savanes africaines. Il ne tarda pas Š apprendre qu’elle ‡tait burundaise, qu’elle ‡tait ing‡nieur civil
et qu’elle suivait, Š Louvain-la-Neuve, des cours de troisiˆme cycle en urbanistique. La situation politique de son
pays l’avait plac‡e dans une situation mat‡rielle trˆs difficile : en effet, le major Buyoya, l’ancien pr‡sident qui avait
initi‡ le processus de d‡mocratisation, avait repris le pouvoir
Š la faveur d’un coup d’‚tat et avait de la sorte contraint
tous les pays limitrophes Š d‡cr‡ter un embargo contre son
pays. Aussi cherchait-elle Š arrondir ses fins de mois. Et
l’offre de participer Š un groupe musical avait fait na‹tre en
elle l’espoir de r‡colter quelque argent pour faire face aux
exigences de la vie de tous les jours d’autant plus qu’elle
avait particip‡, dans son pays, Š des formations chorales, et
m‰me si le projet des jeunes gens n’est plus tout Š fait de
son ”ge...
111
– Gaudence, interrogea Sylvain, ce pr‡nom, ce beau pr‡nom, nous est inconnu. Ne trouverait-il pas son origine dans
le mot latin gaudium, la joie ?
– J’ignore, r‡pondit-elle. Ce que je sais, c’est que mes parents m’ont donn‡ le pr‡nom de la sainte du jour. Et comme
je suis n‡e un 25 octobre, ils m’ont appel‡e Gaudence...
L’habitude, dans notre pays, est de nous donner deux pr‡noms, le pr‡nom chr‡tien et un pr‡nom dans notre langue.
C’est pourquoi je m’appelle Gaudence-Bouqueline...
Sylvain n’a jamais entendu un tel pr‡nom. Ils ont consult‡, pour s’amuser, un calendrier. S’il fallait choisir entre les
saints honor‡s Š la m‰me date, – Cr‡pin, Enguerrand, Chrysanthe, Darie et Gaudence... – le dernier est encore celui
dont les sonorit‡s charment le plus l’oreille. Le hic, Š
l’analyse, c’est que Gaudence serait un pr‡nom masculin et
qu’il serait celui d’un ‡v‰que de Brescia (v. 360 - v. 410).
On ne peut pas reprocher aux parents de Gaudence leur
ignorance, mais on doit plut•t constater que les missionnaires, ou leurs successeurs, semblent avoir eu des connaissances hagiographiques plut•t capricieuses. Encore que, de
George Sand Š Viktor Lazlo, et m‰me si ce ne sont que des
pseudonymes, il ne faut plus s’‡tonner de rien...
– Cela r‡veille en moi un autre souvenir amusant, confesse Sylvain, d‡cid‡ment mis de bonne humeur par la rencontre qu’il est en train de faire. J’ai eu l’occasion, il y a
quelque temps, visitant la ville de Verviers, de d‡couvrir un
magasin de lingerie f‡minine qui a pour enseigne Les dessous d’Orph„e, rue de L’Harmonie, nom qui, dans ce cas,
para‹t malicieusement fort peu pr‡destin‡. Nous avons, avec
quelques copains, pouss‡ l’impertinence jusqu’Š aller demander aux g‡rants s’il n’e“t pas ‡t‡ pr‡f‡rable de l’appeler
Les dessous d’Eurydice. Ils nous ont regard‡s avec ahurissement... et n’ont apparemment pas compris. Je n’ai donc
112
pas ‡t‡ ‡tonn‡ d’apprendre derniˆrement que ce magasin
avait fait faillite...
Gaudence consent Š sourire, mais sans se d‡partir de la
r‡serve dont elle fait preuve depuis le d‡but de l’entrevue.
Sylvain d‡crit vaguement le projet qui est le leur. Ils d‡cident de fixer un rendez-vous afin de mieux expliciter leurs
intentions.
– Pour moi, confie Sylvain, qui se surprend lui-m‰me Š
avoir Š l’‡gard de sa nouvelle partenaire cet assaut subit de
galanterie, Œ Gaudence • d‡rive naturellement du latin gaudium. Et personne ne me fera changer d’avis.
Puis, se rappelant tout Š coup, et Dieu seul sait par quelle
magique association d’id‡es, avoir vu, sur une cha‹ne de
t‡l‡vision pour cin‡philes, le film Orfeu negro de Marcel
Camus, un film des ann‡es soixante o† l’h‡ro™ne, Eurydice,
est noire et lui ressemble ‡trangement, Sylvain s’interroge et
se demande si Gaudence n’en aurait pas ‡t‡ l’interprˆte.
Dans une vie ant‡rieure...
113
114
10
LES VOIES MYST‚RIEUSES DE L’ADVERSIT‚
V‚RONIQUE N’EST PAS DE LA RACE de ceux qui se laissent
facilement abattre. Aprˆs le choc qu’avait provoqu‡ en elle
l’annonce du mal, sa premiˆre r‡action a ‡t‡ de refus, r‡action d’autant plus justifi‡e que le mal sournois qui l’avait
envahie s’est install‡ en elle alors qu’elle se croyait en
bonne sant‡, qu’elle ne souffrait pas et qu’elle n’avait ‡t‡
alert‡e par aucun sympt•me pr‡monitoire. En tout cas pas
avant le jour o†, sortant du bain, elle avait fait, voluptueusement, et curieuse de v‡rifier si tous les ressorts de sa sensualit‡ latente, et inexploit‡e, ‡taient intacts, la terrible d‡couverte. Elle ‡tait bien loin, alors, de penser Š proc‡der sur
elle Š une sorte d’autod‡pistage de la maladie... Et succ‡dant
au refus qui a d‡coul‡ du terrible verdict, il y avait s“rement
la peur, la peur pour elle, puis, par-delŠ, et en rationalisant,
la peur pour son fils, trop jeune, la peur pour sa mˆre, trop
”g‡e... Non, c’‡tait injuste, cela ne pouvait pas lui arriver,
pas Š elle... Elle avait encore trop de devoirs Š accomplir. Et
le Dieu qui sait tout, lŠ-haut, ne peut pas l’ignorer. Il va falloir l’informer qu’il y a erreur sur la personne. Dans sa Divine Providence, celle qui lui permet de Œ voir avant • ce
qui a ‡t‡ pr‡vu ou celle qui Œ pourvoit •, il n’a pas pu programmer, pour V‡ronique, une sortie aussi rapide... Il doit y
avoir maldonne.
C’est s“rement ce choc, et le chagrin qui s’ensuivit imm‡diatement, qui l’a conduite Š accepter la rencontre Œ opportune • avec Sylvestre, le seul qui p“t la comprendre, le
seul qui p“t l’aider.
115
V‡ronique s’est dit qu’elle aurait peut-‰tre d“ dialoguer
un peu plus souvent avec ce Dieu tout puissant dont elle ne
s’est guˆre souci‡e jusqu’Š pr‡sent... Aussi lui a-t-elle propos‡ un pacte que d’aucuns pourraient croire cynique si sa
situation Š elle n’avait ‡t‡ aussi menac‡e.
– Tu m’as donn‡, Seigneur, lui lanŽa-t-elle avec humeur,
tu m’as donn‡ avec ce sein, tant de joies, tant de plaisirs,
tant de bonheur, tu m’as permis avec lui d’‰tre femme,
femme-femme, femme-mˆre, femme-reine des hommes...
Par lui et avec lui, nous avons ‡t‡ partenaires et complices.
Je dois t’en remercier. Tu me le reprends aujourd’hui. Je te
le rends. Tu sais, Seigneur, la chirurgie esth‡tique et la prothˆse en silicone peuvent arranger bien des choses. Mais, de
gr”ce, arr‰te-toi lŠ.
Pas un seul instant, elle n’a pens‡ que sa priˆre p“t avoir
un caractˆre blasph‡matoire. Tout au plus y avait-il lŠ de la
colˆre, du ressentiment. C’‡tait sa faŽon Š elle d’exprimer
son chagrin. Elle qui croyait avoir un contr•le presque absolu sur sa vie, une capacit‡ Š pouvoir tout faire, y compris se
conserver une sant‡ parfaite, elle a d‡couvert que son corps
lui montrait maintenant ses limites, qu’il ‡tait vuln‡rable,
qu’elle n’avait peut-‰tre pas tout contr•l‡ ou tenu compte de
tout... Succ‡dant Š cet ‡tat de r‡volte, la d‡pression, le d‡sespoir la guettaient. Au contraire, V‡ronique s’‡tant bient•t
ressaisie a d‡cid‡ de faire face. Elle a m‰me dress‡, pour
affronter la maladie, un v‡ritable plan de bataille. Il lui a
fallu du courage, mais cette r‡solution m‰me de ne pas capituler lui a aussi, en retour, donn‡ le sentiment de pouvoir
encore contr•ler sa vie et le droit d’esp‡rer.
Elle a donc d‡cid‡ de regagner Sauveniˆre pour le cong‡
de Toussaint, afin de pouvoir passer une longue semaine
avec son fils. Sylvestre l’a bien aid‡e pendant tout le mois
d’octobre, la conduisant souvent Š Mont-Godinne et l’en
ramenant Š La Hazelle. Mais elle veut prendre un peu de
116
recul. Elle ne se lamentera pas sur les traitements lourds
qu’elle doit suivre. Elle a cr”nement voulu affronter naus‡es
et vomissements comme le fait une jeune femme enceinte.
Elle a tol‡r‡, sans y croire, le sac de glace sur la t‰te qui
devait retarder la chute des cheveux. Toutefois, dˆs qu’elle a
commenc‡ Š les perdre par poign‡es, elle a d‡cid‡ de ne pas
se contenter d’un bandeau nou‡ sur son cr”ne chauve. On lui
a donn‡ l’adresse d’un perruquier sp‡cialis‡. Elle a trouv‡ lŠ
de quoi la satisfaire : la perruque est parfaite ; seuls des yeux
avertis sont capables de remarquer que ce ne sont pas ses
vrais cheveux. Elle veut vivre normalement et surtout elle ne
veut pas se servir de sa maladie pour qu’on s’apitoie sur son
sort.
‘ peine avait-elle regagn‡ sa maison de Sauveniˆre
qu’elle recevait dans son courrier une convocation Š se pr‡senter Š l’ath‡n‡e de Gembloux o† Sylvain terminait ses
‡tudes secondaires. C’‡tait la premiˆre convocation officielle en six ans. Qu’avait-on de si important Š lui communiquer ? Interrog‡, Sylvain lui apprit que les r‡sultats de son
premier bulletin ‡taient catastrophiques...
– Je vous ai convoqu‡e, expliqua le pr‡fet des ‡tudes,
parce que les r‡sultats de Sylvain nous inquiˆtent. Ce garŽon, qui ‡tait encore en t‰te de classe Š la fin de l’ann‡e scolaire derniˆre, ne produit plus rien de valable : la fin de son
ann‡e est compromise. Si nous devions le d‡lib‡rer sur la
base des r‡sultats enregistr‡s au terme de la premiˆre p‡riode, nous serions contraints de conclure Š l’‡chec...
V‡ronique consent Š s’avouer qu’elle n’a guˆre eu la disponibilit‡ d’esprit n‡cessaire pour se pr‡occuper de
l’‡volution des r‡sultats scolaires de son fils. Elle ne va toutefois pas s’abriter derriˆre sa maladie Š elle pour justifier
son manque d’int‡r‰t ou pour expliquer le peu d’assiduit‡ de
son fils. Le pr‡fet n’attend d’ailleurs pas d’explications. Il
117
va tenter lui-m‰me un diagnostic, avec l’assurance de celui
qui en a vu d’autres.
– Il est assez fr‡quent que de bons ‡lˆves, arriv‡s au seuil
de la derniˆre ann‡e, ayant d‡jŠ fait le choix de ce qu’ils
envisagent de faire par-delŠ le secondaire, se d‡sint‡ressent
de certaines matiˆres et se comportent comme si leurs humanit„s ‡taient derriˆre eux. De plus, ils se sentent mal Š
l’aise dans une institution dont les structures ou
l’organisation disciplinaire commencent Š leur peser. Ils ont
besoin d’air... Ils ‡prouvent des difficult‡s Š tenir la distance... jusqu’Š la fin du mois de juin. Il nous appartient de
les relancer et de les inviter Š r‡‡valuer les enjeux. Et la plupart du temps, nous parvenons Š limiter les d‡g”ts...
V‡ronique ne parlera pas de la Villa Mouchenne. ‘ quoi
bon ! La r‡ponse fuserait : on comprend bien, mais il y a des
priorit‡s, il ne faut pas l”cher la proie pour l’ombre, et patati
et patata. D’ailleurs, quand bien m‰me elle n’en serait pas
vraiment convaincue elle-m‰me, c’est tout de m‰me ce discours-lŠ, celui du pr‡fet, que V‡ronique tiendrait Š son fils.
Le pr‡fet propose toutefois une analyse plus fine de la situation.
– Ce que je viens de dire ne me semble pas concerner
Sylvain. Son problˆme, j’entends bien problˆme envisag‡
sous notre angle de vue Š nous, me para‹t ‰tre d’un tout
autre ordre. Son problˆme donc doit provenir de son intelligence Š lui, qui est trop aigu•, trop aiguis‡e... Il nous appara‹t comme un ‡corch‡ vif, comme un ‰tre en r‡volte contre
la soci‡t‡, contre le monde, contre lui-m‰me enfin...
– Je comprends mal, se hasarde Š avancer V‡ronique.
– Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, histoire que j’ai v‡cue au d‡but de ma carriˆre d’enseignant, et
qui m’a toujours inspir‡ par la suite...
118
– •a y est, pense V‡ronique, voilŠ un ancien combattant
qui cherche Š nous infliger encore une fois le r‡cit de ses
glorieuses batailles, m‰me si...
Et puis, zut ! Elle a de l’‡ducation. Elle lui fait un signe
de t‰te : il peut raconter. De toute faŽon, il lui aurait quand
m‰me impos‡ son r‡cit. Il est assis du bon c•t‡ du bureau...
– J’‡tais un tout jeune enseignant. Le printemps de
Prague se terminait Š peine. Nous ‡tions en mai 1968. Vous
savez, vous avez d“ en entendre parler, c’‡tait l’‡poque de la
r‡volution des ‡tudiants dans la plupart des pays europ‡ens.
Ils avaient leur h‡ros, Daniel Cohn-Bendit... On d‡pavait les
rues Š Paris, Š Rome, Š Bruxelles... C’‡tait l’‡bullition.
Toutes les universit‡s ‡taient sens dessus dessous... Le
grand chambardement. Les ‡tudiants faisaient Š leurs a‹n‡s
le procˆs de la soci‡t‡ qu’ils leur pr‡paraient... En plein dans
les golden sixties, quand on y songe...
V‡ronique le laisse baigner dans ses souvenirs et dans les
commentaires qu’ils ‡veillent... Elle n’a m‰me pas ‡t‡ concern‡e par ces ‡v‡nements... Alors, son fils... Il doit ‰tre
arriv‡ au terme de sa carriˆre, ce pr‡fet... Au fond, il a
n‡anmoins l’air d’‰tre un brave homme...
– ‘ cette ‡poque, mon meilleur ‡lˆve de la classe de rh‡torique est venu me trouver en me disant : Œ J’ai d‡cid‡ de
refuser votre dipl•me, votre sale dipl•me, – je ne vois pas
en quoi il ‡tait le mien, et de plus en quoi il ‡tait sale, mais
passons – je ne veux pas ‰tre complice du systˆme, mais
comme je ne veux pas causer trop de problˆmes mat‡riels Š
mon pˆre ni qu’il doive rembourser ma bourse d’‡tudes, – le
pˆre ‡tait un modeste vendeur dans une grande surface – , je
me pr‡senterai Š chacun de mes examens et je vous demanderai de me coller un z‡ro Š chaque fois. • Ce qu’il a fait.
Nous avons donc ‡t‡ contraints de lui refuser son dipl•me.
119
Un peu longuet le r‡cit, se dit V‡ronique. Sylvain, qui
l’accompagne, s’est enferm‡ dans un mutisme obstin‡. Il
peut tenir des heures encore.
– Je dois vous raconter ce que je sais de la suite, continue
le pr‡fet.
S’il Œ doit •, inutile de tenter de l’emp‰cher. Ah ! Ces enseignants, tous des verbeux...
– Ce que je sais de mon Jean-Louis, c’est ainsi qu’il
s’appelait, c’est qu’il a travaill‡ comme animateur dans
l’ASBL Les Jeunesses po„tiques, qu’il a ensuite rencontr‡ Š
Bruxelles une soubrette espagnole, qu’il a ‡pous‡e, m’a-t-il
confi‡ lorsque je le revis quelques ann‡es plus tard, pour
r‡gulariser sa situation d’immigr‡e clandestine et qu’elle
obtienne enfin un permis de s‡jour et un permis de travail.
Ce Robin des Bois, d‡fenseur de la veuve et de l’orphelin,
se reconvertit n‡anmoins et devint, avec son ‡pouse, restaurateur en Belgique, puis en Espagne. ‘ la suite de quoi,
quelques ann‡es plus tard encore, il revint en Belgique, pr‡para le Jury d’‚tat et y obtint ce dipl•me d’humanit‡s qu’il
m‡prisait tant quelques ann‡es auparavant, avant
d’entreprendre le plus r‡guliˆrement du monde des ‡tudes
universitaires Š l’UCL.
Le pr‡fet s’arr‰te. Long silence. Il m‡nage ses effets. Il
consent enfin Š expliquer le pourquoi de ce r‡cit.
– Sylvain a beaucoup de traits de ce Jean-Louis, dit-il.
Son professeur de franŽais m’a donn‡ Š lire ses dissertations.
Elles expliquent une bonne partie de son comportement. Et,
quant au fond, on ne peut pas lui donner tout Š fait tort :
notre soci‡t‡ appara‹t comme tellement sale, on d‡couvre
qu’un grand nombre de ceux qui nous dirigent sont coupables de concussion, de corruption, de chantage... Il est vrai
que, cette ann‡e, les affaires n’ont ‡pargn‡ aucun des corps
de la soci‡t‡ civile : hommes politiques, arm‡e, gendarmerie, police, magistrature, grands commis de l’‚tat, managers
120
sportifs... Qu’on pense aux affaires telles que l’affaire de
p‡dophilie connue sous le nom d’affaire Dutroux, l’affaire
des tueries du Brabant wallon, l’affaire Dassault, l’affaire
Agusta, l’assassinat non ‡lucid‡ du ministre d’‚tat Andr‡
Cools, l’affaire du massacre des paras belges au Rwanda,
l’affaire des matchs truqu‡s d’Anderlecht et de son pr‡sident
qui a vers‡ pendant des ann‡es des millions Š un ma‹trechanteur, le meurtre commis par un gendarme, par
l’application d’un coussin sur la bouche, de la r‡fugi‡e nig‡riane Semira Adamu, etc. Et, malheureusement : Œ etc. •. On
comprend la r‡volte des jeunes. On comprend la r‡volte de
Sylvain...
– Mon fils ne m’a jamais dit sa r‡volte, ni l’‡cœurement
que ces choses provoquent en lui, s’‡tonne V‡ronique...
– Nous sommes tous, les uns Š l’‡gard des autres, des
‡trangers... Ainsi nos jeunes. Nous devons leur reconna‹tre
le droit Š une pens‡e libre, ind‡pendante...
V‡ronique est bien d’accord. Mais le respect qu’elle a
toujours manifest‡ Š l’‡gard de la faŽon de penser de Sylvain, de sa maniˆre d’‰tre la poussait Š croire qu’il ne devait
pas craindre d’exprimer devant elle ce qu’il ressent au plus
profond de lui-m‰me...
– Le comportement de Sylvain, cons‡cutif Š l’analyse
cruellement critique qu’il fait du monde dans lequel nous
vivons, le conduit malheureusement Š adopter une attitude
que je qualifierai de suicidaire, conclut le pr‡fet. On dirait
qu’il prend comme un plaisir morbide et, je dirais m‰me...
masochiste, Š s’autod‡truire. C’est le monde qu’il faut nettoyer, Sylvain. En te mutilant comme tu le fais, tu laisses la
place libre Š l’ennemi. C’est de toi que la soci‡t‡ a besoin...
Tu ne vas pas la priver de tout ce que tu peux lui apporter
pour qu’elle soit plus belle, pour qu’elle soit meilleure...
D’autant plus que la nature a ‡t‡ prodigue Š ton ‡gard...
121
– •a y est, pense Sylvain, voilŠ qu’il est parti pour un
sermon. Somme toute, il est pay‡ pour cela. Laissons-le
‡puiser toute sa salive...
Un mot, un mot du pr‡fet a alert‡ V‡ronique. Œ En te mutilant comme tu le fais... •, a-t-il dit. Est-il bien Š propos de
parler ici de mutilation ? Mais la cl‡ de l’explication est lŠ.
V‡ronique comprend subitement que Sylvain se reproche
inconsciemment d’‰tre la cause de la maladie de sa mˆre,
qu’en se mutilant de la sorte, il s’offre aux puissances d’audessus en victime expiatoire, en holocauste pour prix de sa
gu‡rison Š elle. ‘ mille lieues de conna‹tre toute th‡orie
‡lucubr‡e par les th‡ologiens, voilŠ que Sylvain met spontan‡ment en pratique la notion de la r‡versibilit‡ des m‡rites.
Ses ‡checs, les humiliations qu’ils entra‹nent, doivent servir
Š racheter les souffrances de sa mˆre... Plus il s’abaissera,
plus cela contribuera Š d‡tourner de V‡ronique les vampires
charognards qui s’acharnent sur elle...
Au lieu d’‡prouver de la colˆre ou de la d‡ception Š la
d‡couverte des r‡sultats scolaires de Sylvain, V‡ronique se
sent tout Š coup envahie d’un sentiment d’immense gratitude Š l’‡gard de ce fils aimant qui, mieux que ne pourrait le
faire un amant, aussi passionn‡ soit-il, a choisi de se sacrifier pour sa mˆre, comme toute mˆre non d‡natur‡e le ferait
pour son fils... Et m‰me si l’action n’est pas celle qu’impose
l’intention, V‡ronique se trouve plong‡e dans un bain de
tendresse qui l’apaise. Elle en sait assez pour le moment. Le
pr‡fet en a dit assez. Son analyse doit lui suffire. Elle ne va
pas le d‡tromper. Elle le remercie. On va aviser.
V‡ronique et son fils, en application d’une sorte de pacte
tacite, ne se parleront pas sur le chemin du retour. Les
choses qui se sont dites, celles qui n’ont pas ‡t‡ dites, tout
cela a suffi Š faire la clart‡. Il n’y aura donc ni reproche, ni
‡clat.
122
De retour ‡ Sauveni†re, Sylvain s’empare de sa cam„ra
et s’en va, avec l’accord de V„ronique, ‡ la chasse aux
images et, „ventuellement, ‡ la recherche d’un peu
d’apaisement. Il ira rˆder dans les environs de Grand-Leez,
d’Aische-en Refail, de Liernu, dans cette campagne hesbignonne qui lui para‹t „tonnamment nue. Des dr†ves ombreuses de jadis ne restent, au bord des routes, que quelques
arbres en sursis. Les services communaux ou provinciaux
les feront dispara‹tre progressivement, au fur et ‡ mesure de
leur d„p„rissement, sans jamais les remplacer. Il a „t„ d„cid„ qu’ils pr„sentaient trop de dangers pour la circulation
automobile... De plus, le premier gel de l’automne a eu raison des derni†res feuilles caduques. D„charn„s, les arbres
tendent vers les nuages bas gorg„s d’un crachin glac„ leurs
membres vid„s de s†ve, comme s’ils „taient atteints d’une
cachexie sournoise et sans espoir...
Avec des engins imposants, des hommes arm„s de tronŒonneuses meurtri†res et hiss„s bien haut dans de mobiles
nacelles se livrent sans piti„ ‡ un impitoyable travail
d’„lagage : toutes les branches basses, situ„es ‡ moins de
quatre m†tres du sol, sont sacrifi„es aux imp„ratifs sacrosaints de la visibilit„ et de la s„curit„. Les mƒmes raisons
justifient la taille de toutes les branches qui pourraient endommager les fils „lectriques ou t„l„phoniques ou rendre
peu lisibles certains panneaux de signalisation. Les
branches qui jonchent le sol t„moignent de l’importance des
saign„es brutales et assassines auxquelles les arbres sont
soumis. Certains d’entre eux ont subi un „mondage tellement s„v†re qu’ils ne tendent plus vers le ciel, au-del‡ de
leur tronc, que quelques ma‹tresses branches aux allures
fantomatiques de moignons exsangues. Sylvain, qui filme
attentivement le travail des ouvriers du service d’entretien
des voiries, se demande si les imp„ratifs de la vie actuelle
exigent vraiment que l’on fasse payer ‡ la nature un tel prix.
123
Comme si notre survie devait vraiment passer par ce type
d’amputations aveugles...
Il ira chercher un peu d’apaisement aupr†s du chƒne de
Liernu dont on dit qu’il doit avoir un millier d’ann„es et
dont le tronc fait plus de douze m†tres de diam†tre. Il cherchera mƒme ‡ se r„fugier ‡ l’int„rieur de ce tronc. Pour
faire la nique au temps, pour se prouver ‡ lui-mƒme que la
vie peut se jouer de l’apparence mƒme de la mort...
Sph†res plus sombres souvent fich„es dans un embranchement, de petits arbustes glabres ‡ feuilles persistantes et
aux allures de gros nids de pies attirent soudain le regard ‡
la faveur du d„pouillement automnal. Le gui du pommier, le
gui du peuplier imposent ‡ tous ces arbres leur existence ‡
la fois parasitaire et autonome, comme si, ‡ la faveur de
l’hiver, ils avaient enfin le droit d’exister et mƒme de porter
des fruits. De bons esprits vont mƒme jusqu’‡ consid„rer
que, gr‰ce ‡ ses feuilles vertes, le gui effectue lui-mƒme la
synth†se chlorophyllienne et qu’il ne prendrait mƒme ‡ ses
hˆtes qu’une partie de sa nourriture. Mieux, d’autres pensent mƒme que, gr‰ce ‡ cette fonction, le gui leur fournirait,
en hiver, des produits de sa propre „laboration chlorophyllienne. Voil‡ donc un bel exemple de symbiose parfaite.
Avec une attention soutenue, Sylvain filme les arbres d„pouill„s de leurs feuilles et colonis„s par le gui. Par une
analogie follement audacieuse, il imagine que le cancer de
V„ronique pourrait ne pas lui ƒtre plus nuisible que cette
plante h„miparasite, qu’au contraire il pourrait la nourrir
pour l’aider ‡ mieux repartir sur de nouvelles bases. Mieux,
les druides, au d„but de notre †re, ne consid„raient-ils pas
le gui du chƒne comme un pr„sent des dieux qu’ils ne cueillaient qu’avec une faucille d’or ? Pourquoi le cancer de
V„ronique ne serait-il pas, lui aussi, un pr„sent des dieux ?
Il ne sait trop pourquoi, mais il s’„tonne qu’ayant dans son
for int„rieur programm„ de se rendre ‡ la jolie chapelle
124
renaissance de la Croix Monet ‡ Aische-en-Refail pour y
faire une sorte de p†lerinage, il s’en est retourn„ sans accomplir son dessein, y voyant soudain, et curieusement,
comme une d„marche de faiblesse superstitieuse.
125
126
11
DIVERTISSEMENT
L’ENTREVUE DE V‚RONIQUE AVEC LE PR‚FET de l’ath‡n‡e
a ‡veill‡ en elle des sentiments inattendus, peu compr‡hensibles Š ceux qui ne connaissent pas la nature des relations
d’amour tendre et complice qui ont toujours exist‡ entre
cette mˆre et son fils. Au lieu d’‡prouver une d‡ception l‡gitime Š l’annonce des r‡sultats scolaires inqui‡tants de Sylvain, V‡ronique s’est surprise Š se sentir envahie d’un immense ‡lan de reconnaissance Š l’‡gard de ce fils aimant,
trop aimant peut-‰tre. Ne r‡agit-il pas Š son ‡gard comme
elle-m‰me, quand il ‡tait petit, qu’il ‡tait malade, lorsqu’elle
suppliait le ciel d’‡pargner Š son fils toute souffrance et
s’offrait Š prendre sur elle ce mal injuste qui l’affligeait ? Et
cela, le pr‡fet ne pouvait pas le comprendre, d’autant plus
que Sylvain, dans ses compositions franŽaises, donnait le
change en faisant le procˆs d’une soci‡t‡ qualifi‡e de d‡cadente et de corrompue, sans jamais faire ‡tat de son d‡sarroi
personnel, de son angoisse Š l’id‡e que sa mˆre pourrait lui
‰tre enlev‡e Š un moment o†, il s’en est rendu compte, il a
encore tant besoin d’elle...
Mais voilŠ, Š quoi sert-il de se frapper la t‰te contre les
murs ? Il va quand m‰me falloir lui faire comprendre, Š ce
fils trop ch‡ri, qu’il n’adopte pas la bonne attitude, m‰me
s’il ne sombre pas dans la d‡pression qui paralyse et annihile toute volont‡. En effet, son garŽon s’investit ailleurs.
Cela, le pr‡fet ne le sait pas non plus. Mais Sylvain risque
de tout perdre en se dispersant comme il le fait. Et V‡ronique se doit d’avoir une conversation avec son fils Š ce
127
sujet. Elle ne brusquera pas les choses, cependant. Les circonstances lui seront bient•t favorables, elle l’espˆre.
Elle profitera donc des jours pass‡s Š Sauveniˆre en t‰teŠ-t‰te avec son fils pour tenter de mettre un peu d’ordre,
dans ses pens‡es Š elle d’abord, dans celles de Sylvain ensuite. Et puis, il leur faudra voir comment s’imposer, Š l’un
comme Š l’autre, des comportements en accord avec les
conclusions qu’ils seront amen‡s Š tirer...
C’est vrai que Sylvain ne lui a plus fait part, depuis longtemps, de ses recherches en paternit„, de ses interrogations.
V‡ronique ne sait si elle doit attribuer ce changement
d’attitude Š sa maladie Š elle ou Š la conviction qu’aurait
acquise Sylvain de l’inanit‡ de ses propres recherches, un
peu comme s’il s’‡tait comport‡ en voyeur indiscret, curieux
de conna‹tre une v‡rit‡ qui ne lui appartient pas et sur laquelle, en fin d’analyse, il n’aurait pas grand droit. Bien s“r,
on pourrait ergoter sur ce point : il faudra donc que V‡ronique lui explique clairement que son pˆre ignore jusqu’Š
son existence, que c’est elle qui a choisi de se le garder pour
elle toute seule... M‰me si, dans les circonstances actuelles,
elle se demande si elle n’a pas pr‡sum‡ de ses forces, en
s’imposant surtout une t”che qu’elle ne pourra pas mener
toute seule jusqu’Š son terme... Pas un seul instant V‡ronique n’imagine que Sylvain a cess‡ de la harceler parce
qu’il serait convaincu, par un curieux et subit renversement
des r•les, d’avoir approch‡ la v‡rit‡ de trˆs prˆs et qu’il se
r‡serve d‡sormais le pouvoir souverain d’interf‡rer, quand il
lui plaira et uniquement quand il lui plaira, dans l’existence
de chacun des auteurs de sa propre destin‡e...
De telles r‡flexions amˆnent V‡ronique, par le jeu myst‡rieux et capricieux des associations d’id‡es, Š cette belle
Mazarine Pingeot, fille naturelle et adult‡rine de FranŽois
Mitterrand, qui a quelque peu d‡fray‡ la chronique ces derniˆres ann‡es, y compris par la publication de son Premier
128
roman et, par-delŠ Mazarine, Š la pr‡face que son pˆre a
r‡dig‡e pour le livre de Marie de Hennezel : Œ La mort peut
faire qu’un ‰tre devienne ce qu’il ‡tait appel‡ Š devenir ; elle
peut ‰tre, au plein sens du terme, un accomplissement. Et
puis, n’y a-t-il pas en l’homme une part d’‡ternit‡, quelque
chose que la mort met au monde, fait na‹tre ailleurs ? (...)
Tout est lŠ, en peu de mots : le corps domin‡ par l’esprit,
l’angoisse vaincue par la confiance, la pl‡nitude du destin
accompli. • Mais de telles r‡flexions laissent Š V‡ronique
toute sa faim. Elles ne lui donnent aucune r‡ponse dont son
esprit, trop rationaliste peut-‰tre, ou trop... cart‡sien, ne parvient pas Š se satisfaire. Au hasard de ses songeuses errances dans la maison de Sauveniˆre, dans le bureau de Sylvain, elle est tomb‡e sur l’anthologie des textes que son fils
‡tudie en classe. Elle y lit quelques pages, incontournables,
de Pascal. L’auteur des Pens„es s’y trouve illustr‡ par
quelques extraits sur le divertissement : ΠOn charge les
hommes dˆs l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien,
de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs
amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des
langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient ‰tre heureux, sans que leur sant‡, leur bonheur, leur
fortune, et celles de leurs amis soient en bon ‡tat, et qu’une
seule chose qui manque les rendra malheureux. (...) Les
hommes n’ayant pu gu‡rir la mort, la misˆre, l’ignorance, ils
se sont avis‡s, pour se rendre heureux, de n’y point penser. •
Se divertir des pr‡occupations essentielles, c’est donc Œ de
n’y point penser •.
V‡ronique se dit qu’elle a s“rement d“ manquer de vie
int‡rieure... Qu’elle s’est laiss‡ emporter par le tourbillon de
la vie et qu’elle est pass‡e Š c•t‡ de l’essentiel. ‘ l’insu de
Sylvestre, et sans savoir que lui-m‰me avait emprunt‡, vainement lui aussi, les m‰mes chemins en qu‰te des m‰mes
r‡ponses, V‡ronique a fait le tour des sanctuaires du coin,
129
allant de chapelle en oratoire, de Notre-Dame de BasseWavre Š Notre-Dame de Lorette Š Lonz‡e, de la chapelle de
la Croix Monet Š Aische-en-Refail Š la chapelle de SainteAnne et Š celle des Trois Tilleuls Š Walhain-Saint-Paul...
Elle s’y est recueillie. Y a fait ses d‡votions et ses oraisons.
A regrett‡ son indiff‡rence pass‡e et a form‡ le vœu de
changer de comportement en cas de gu‡rison. Puis, elle s’est
rendu compte qu’elle ‡tait en train de n‡gocier avec les
forces d’En-Haut, de se livrer Š un marchandage m‡prisable... Non, vraiment, l’extase mystique et l’abandon, si
c’‡tait cela, ne lui convenaient pas. Elle n’aurait jamais
l’‡merveillement dont Claudel pr‡tend avoir ‡t‡ envahi un
soir de No•l derriˆre un pilier de Notre-Dame de Paris. Ni
celui d’Andr‡ Frossard. Elle en conclut qu’elle pouvait ‡viter de succomber au divertissement par d’autres moyens.
De retour Š Sauveniˆre, elle se sentit pr‰te Š aborder Sylvain et Š avoir avec lui une conversation s‡rieuse. Et
puisque Sylvain, avec toute l’excessive intransigeance de
ses dix-sept ans, faisait le procˆs d’une soci‡t‡ ‡go™ste, elle
l’entreprit sur les problˆmes du Tiers-Monde.
– Tu sais, Sylvain, j’ai r‡fl‡chi. Nous sommes tous solidaires et coresponsables...
Elle s’‡tonne de tomber dans le grandiloquent des faiseurs de phrases, dont l’action consiste uniquement Š faire
du vent. Elle se ravise :
– Enfin, permets-moi d’aller directement au but. Je souhaiterais te faire plaisir, en m‰me temps que nous trouverions des accommodements avec notre conscience, la tienne
et la mienne. Primo. Je t’accorde que notre d‡sir d’aider
ceux qui sont beaucoup moins nantis que nous est souvent
d‡courag‡ par ce que nous apprenons tous les jours sur les...
gabegies – ce mot ne te dit rien, tu iras voir au dictionnaire ;
c’est Š dessein que je l’emploie – sur les gabegies donc des
organismes charg‡s de leur venir en aide. Deuzio. Notre
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responsabilit‡ historique Š l’‡gard des pays de la r‡gion des
Grands Lacs, et particuliˆrement le Za™re, le Rwanda et le
Burundi, est ind‡niable. Ces pays nous ont rapport‡ bien
plus que nous ne leur avons donn‡. Nous avons donc Š leur
‡gard une dette morale importante, d’autant plus que la situation politique, ‡conomique... d‡grad‡e qui est la leur fait
partie du triste h‡ritage que nous leur avons laiss‡. Troizio.
Voici ma proposition. Suis mon regard : Gaudence, la Burundaise, elle vit dans des conditions mat‡rielles difficiles.
Que dis-tu de ceci : si nous l’aidions ?
Sylvain est clou‡, sid‡r‡. VoilŠ que sa mˆre, qui navigue
Š vue entre les vomissements, les hauts-le-cœur et la pelade,
dont l’organisme lutte, sans pronostic clair d’esp‡rance,
entre la r‡mission et l’aggravation de la maladie la plus insidieuse qui soit, voilŠ que sa mˆre, dont l’attention tout entiˆre devrait ‰tre tourn‡e vers elle-m‰me, et personne ne
songerait Š lui en tenir grief, voilŠ que sa mˆre donc
s’int‡resse... aux difficiles relations Nord-Sud.
– Mais maman ?... J’avoue que je ne comprends pas...
– Ma proposition n’est pas si farfelue que tu crois.
J’adhˆre au procˆs que tu fais de la soci‡t‡, ou que tu ferais
si j’en crois ce qu’on me dit du contenu de tes dissertations.
Je ne te fais aucun reproche Š ce sujet. Par ailleurs, je constate que tes r‡sultats scolaires sont... Enfin, soit ! Tu es assez
grand... Mais, en regardant simplement les choses de
l’ext‡rieur, je dois admettre que, le jour, tu dois ‰tre Š
l’ath‡n‡e, que, le soir, tu vas deux fois par semaine au conservatoire de Bruxelles, qu’une autre fois tu vas Š celui de
Luxembourg et que, de plus, tu slalomes serr‡ Š l’int‡rieur
d’un agenda trˆs charg‡ pour placer des r‡p‡titions avec... la
ch”telaine d’Ernoichamps... et d’autres avec ton groupe musical...
Sylvain ne s’arr‰tera pas Š la faŽon, d‡sarŽonnante pour
lui, dont elle d‡signe Lise-Laure.
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– O† veux-tu en venir ?
– Si Gaudence, qui doit se sentir bien seule, veut venir Š
la maison le week-end, pendant les vacances... nous pourrions l’accueillir et lui accorder notre hospitalit‡. Nous
l’aiderions de la sorte Š r‡duire ses frais de s‡jour dans notre
pays... et, ajoute-t-elle, avec un brin de malice, vous pourriez organiser vos r‡p‡titions le week-end sans que cela entra‹ne pour toi trop de d‡placements, de pertes de temps
inutiles...
Ainsi donc, la mˆre, soucieuse de voir son fils r‡ussir son
ann‡e, a pens‡ qu’elle pouvait de la sorte proposer des mesures appropri‡es pour r‡organiser son emploi du temps...
Une telle suggestion ne peut ‡videmment que s‡duire Sylvain. Si les circonstances n’avaient un caractˆre aussi tragique, on pourrait y voir comme l’illustration parfaite d’une
ing‡niosit‡ toute f‡minine. D’abord, parce que r‡fractaire Š
toute forme de religiosit‡ facile et, Š ses yeux, superficielle,
V‡ronique pr‡fˆre substituer l’action Š l’extase qu’elle considˆre comme une faiblesse, une action directe, sans interm‡diaire, celle qui va directement Œ du producteur au consommateur •. Mais qu’est-ce donc qui la pousse, dans sa
situation Š elle, Š conserver ce regard Š la fois lucide et cynique sur les choses du monde ? Ensuite, parce qu’en agissant de la sorte, elle cherche Š recentrer les activit‡s de son
fils pour qu’elles soient moins dispers‡es, avec un minimum
de perte de temps... Mais surtout, elle bat le rappel lorsqu’il
lui semble voir poindre le danger Š l’horizon. ‘ l’horizon ?
Curieuse clause de style. Intuitivement, V‡ronique a senti,
peut-‰tre m‰me avant que Sylvain lui-m‰me s’en rende
compte, le puissant attrait qu’exerce Gaudence sur son fils.
Dans ce cas, elle pr‡fˆre les avoir l’un et l’autre Š port‡e de
regard...
V‡ronique se comporte-t-elle en Genitrix abusivement
possessive ? S“rement pas... En mˆre attentive seulement et
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peut-‰tre, macabre pressentiment, avec le souci de vivre
intens‡ment la vie aux c•t‡s de son fils, dans le cas o† une
issue fatale trop rapproch‡e interromprait brutalement leur
parcours commun... Rien que de noble donc dans son attitude...
Sans attendre l’accord de Sylvain, qui lui semble acquis
d’office, V‡ronique s’enquiert de ses projets :
– Tu ne m’as pas dit grand-chose sur ce que vous avez
l’intention de faire, Lise-Laure d’Ernoichamps et toi, et ton
groupe musical...
Sylvain lui confie le projet de donner, avec Lise-Laure,
un r‡cital Marie No•l. Il ajoute qu’il pense adjoindre au piano un autre instrument, soit un cornet Š piston soit une fl“te
traversiˆre. Il en discute avec ses copains. Il songe m‰me Š
faire appel Š des danseurs qui seraient aussi des choristes.
Rien encore n’est vraiment d‡cid‡. Parallˆlement, LiseLaure nourrit pour Gabriel Faur‡ une affection particuliˆre.
Actuellement, ils travaillent Le papillon et la fleur de V.
Hugo, Au bord de l’eau de Sully Prudhomme, Jardin clos de
Ch. Van Lerberghe, des romances sans paroles de Verlaine... Toute une s‡rie d’œuvres qu’ils ont ‡voqu‡es lors de
la journ‡e Redout‡.
Bref, confie Sylvain, ils comptent se produire dans des
services clubs au profit des œuvres que parraine Sylvestre.
Un ange, plus que rebelle certainement, passe. V‡ronique, qui se souvient d’avoir vu Š la t‡l‡vision un sketch
d‡capant d’un humoriste sur le sujet – J’ai bien connu
Chose : le rotary – se demande, l’espace d’un instant trˆs
court, si la philanthropie proclam‡e par ces coteries est aussi
d‡sint‡ress‡e qu’elles veulent bien le proclamer : charit‡
bien ordonn‡e... Mais l’ange rebelle s’envole aussit•t.
Leur groupe musical a, lui, d‡sormais un nom. Il
s’appellera Sambolera, Œ Le monde • en swahili. Un tel nom
doit rejoindre les pr‡occupations altruistes de sa mˆre.
133
Khadja Nin, que Gaudence conna‹t, a accept‡ d’‰tre la marraine du groupe musical. Tous les musiciens, les copains de
Sylvain, sont d’abord pianistes, mais tous ‡galement pratiquent au moins un autre instrument, parfois deux. Dans le
groupe, Sylvain abandonnera le piano au profit du vibraphone. Au piano et au vibraphone s’ajouteront une guitare
basse et une batterie. Mais ils n’excluent pas d’y associer
des instruments propres aux musiques traditionnelles de
l’Afrique centrale, comme un balafon, par exemple...
– Tu fais preuve d’un s‡rieux ent‰tement, constate V‡ronique. Comment comptes-tu t’en procurer ?
– Le mari de Lise-Laure, Sylvestre, r‡pond Sylvain avec
culot, il peut servir, Š moi autant qu’Š toi...
Il vaut mieux faire diversion.
– Et votre programme, il est de quelle nature ? hasarde-telle.
Et Sylvain d’expliquer qu’il souhaite faire, Š partir des
traditions musicales de la r‡gion des Grands Lacs, ce que
Guy Cabay a parfaitement r‡ussi avec certaines musiques
d’Am‡rique latine. Celui-ci est, en effet, parvenu Š int‡grer,
en une synthˆse particuliˆrement heureuse, la bossa nova, le
jazz et le patois. Le morceau intitul‡ Pˆve ti†sse, par
exemple, lui para‹t exemplaire Š plus d’un titre. Son ambition est de trouver un langage instrumental qui soit comme
la reproduction de phrases parl‡es. Ou le contraire. Il ne
parvient pas Š expliquer. Ils en ont discut‡ entre eux : leur
ambition est de composer une nouvelle musique pour la
po‡sie de Marie No•l et, si le projet aboutit, de proposer un
r‡cital qui mettrait en parallˆle les deux versions musicales
des m‰mes poˆmes...
V‡ronique se dit que la fortune sourit aux audacieux. Ce
soir-lŠ, elle s’est endormie paisiblement. Tellement paisiblement qu’elle a m‰me r‰v‡ qu’elle ‡tait gu‡rie...
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‘ CHACUN SA V‚RIT‚
LA NEIGE ”TAIT PROPRE... Aucun service de d„neigement
n’„tait autoris„ ‡ p„n„trer dans la propri„t„ d’Ernoichamps.
Seul, le petit tracteur des jardiniers, le nez flanqu„ d’une
benne chasse-neige de fortune, „tait charg„ d’ouvrir la voie
aux invit„s. La consigne des propri„taires „tait claire. Il
fallait s’efforcer d’alt„rer le moins possible le paysage. Interdiction donc de faire des manœuvres inutiles ou de caracoler dans les parcs pour le plaisir d’y dessiner des arabesques fantaisistes. Cette blancheur, Lise-Laure avait bien
recommand„ qu’on la gard‰t le plus intacte possible. Nul
n’ignorait, en effet, l’affection pouss„e jusqu’‡ l’extrƒme
qu’elle avait pour le blanc. D’autre part, la neige apportait
‡ tous la preuve la meilleure de la qui„tude des lieux, puisqu’on pouvait y voir, distinctement, ici les laiss„es gel„es
d’une bƒte noire, l‡ les empreintes l„g†res de passereaux en
quƒte de graines ‡ grappiller, et l‡ les traces de chevreuils
follets surpris de ne plus retrouver leurs marques, ou encore
celles de toutes ces petites bƒtes ‡ poils, ‡ plumes qui
s’„battent sans peur, et si pr†s, dans un commerce paisible
avec l’homme.
Faut-il vraiment parler d’un commerce paisible ? Au regard des humains probablement, et malheureusement rien
qu’au leur. Le froid, la faim contraignent ces animaux ‡ se
rapprocher des habitations, ‡ la recherche parfois d„sesp„r„e des d„chets que les ch‰telains produisent surabondamment. D’autre part, cette ann„e encore, l’„quilibre pr„caire
de la faune d’Ardenne s’est trouv„ mis ‡ mal par ces Hollandais ind„licats qui viennent l‰cher clandestinement dans
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les forƒts belges les exc„dents de leurs „levages de renards.
Jamais les renards n’ont „t„ aussi nombreux et dangereux,
d’autant plus qu’ils sont les premiers vecteurs de la rage et,
dans ce cas, ils peuvent devenir tellement familiers... Des
campagnes de vaccination au moyen d’app‰ts sont
d’ailleurs en cours. La pr„sence des animaux aux abords
des habitations requiert donc qu’on les aborde avec une
extrƒme prudence. Lise-Laure n’est pas dupe. Mais il lui est
doux, n„anmoins, de se prƒter au jeu des apparences. Il sera
temps encore de d„tromper les invit„s et de les mettre en
garde. Laissons-les d’abord „prouver cette ivresse naŽve de
croire la nature innocente... Apr†s, apr†s seulement, on r„v„lera ses dangers. De mƒme, il est bon de donner ‡ penser
que l’homme a naturellement le cœur pur.
C’est d’ailleurs le commerce de l’homme avec son semblable qui le d‡nature, ce cœur-lŠ. Le r‡veillon de nouvel an
qu’organisent Š Ernoichamps les d’Alcantara offre Š l’œil
avis‡ un spectacle que n’e“t pas d‡daign‡ Saint-Simon...
Les invit‡s ici rassembl‡s ont r‡pondu Š des invitations que
les convenances ne leur permettaient pas de refuser. Les
liens de parent‡, les liens d’amiti‡, les liens d’affaires, les
liens avou‡s, les liens inavou‡s, les liens d‡li‡s, les liens
renou‡s... tous ces liens de cœur ou d’int‡r‰ts, parfois contradictoires, imposent donc que, sous le smoking blanc ou la
robe blanche, soient enfouis pour un soir les malentendus,
les rivalit‡s, les rancunes, les aspirations inassouvies, les
esp‡rances revanchardes... Seules peut-‰tre quelques allusions perfidement insinuantes r‡v‡leront Š l’auditeur attentif
le fiel sous la guimauve.
Le restaurateur-traiteur a voulu que la d‡coration soit fastueuse, comme cela lui a ‡t‡ demand‡. C’est qu’il convient
de donner un double lustre Š la c‡r‡monie, puisque le ma‹tre
des lieux f‰te Š la fois son anniversaire et la nouvelle ann‡e.
Au gui, omnipr‡sent, on a ajout‡ toute la pacotille de cir136
constance, neige artificielle, boules blanches ou transparentes vou‡es au scintillement sous l’‡clat des lustres et des
spots..., sans oublier les cotillons, les confettis et autres serpentins qui, l’alcool aidant, d‡douaneront les consciences et
‡vacueront les scrupules qui font obstacle Š la convivialit‡
qualifi‡e de bon aloi. Cette ann‡e, Sylvestre a impos‡ que
V‡ronique soit invit‡e. Elle a d‡cid‡ d’honorer l’invitation.
Son fils Sylvain et Gaudence, la seule autoris‡e Š porter le
boubou bariol‡ de son pays, l’accompagnent.
Ce sont les parents d’Alcantara qui les accueillent avec
une courtoisie parfaite, sans obs‡quiosit‡ aucune. Mise Š
part Gaudence, qu’ils se r‡jouissent de recevoir, ils s’‡taient
d‡jŠ rencontr‡s Š la journ‡e Redout‡.
– Vous savez, confie Madame d’Alcantara Š Gaudence,
V‡ronique est une d‡couvreuse de talents. C’est elle qui a
r‡v‡l‡ mon gendre Š lui-m‰me, qui lui a donn‡ le go“t pour
les ‡tudes qu’il a faites...
– Et de plus, encha‹ne V‡ronique soudain complice, Š c•t‡ des aptitudes intellectuelles qui sont les siennes, il est
dot‡ d’un sens esth‡tique s“r en matiˆre d’architecture des
jardins, par exemple, ce qui m’a permis de lui confier, malgr‡ son jeune ”ge Š l’‡poque, une bonne part de
l’am‡nagement des lieux...
Elle n’ajoutera pas qu’elle a agi en marieuse rou‡e et
qu’elle s’est entremise de sa propre initiative pour que LiseLaure et Sylvestre se rencontrent. Et convolent enfin...
Viennent d’autres invit‡s. V‡ronique et les siens entrent
dans la ronde. Soudain, Sylvain interroge sa mˆre :
– Tu crois en l’h‡r‡dit‡ des talents, toi, maman ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Comment expliques-tu que le fils d’une scientifique
comme toi puisse avoir un temp‡rament d’artiste comme le
mien ?
V‡ronique croit comprendre l’allusion.
137
– Ma formation d’ing‡nieur agronome, r‡plique-t-elle vivement, ne m’a pas emp‰ch‡e d’avoir un go“t s“r, moi aussi, pour l’architecture des jardins. Qu’est-ce que tu crois ?
Maintenant, quant Š savoir si le sens artistique acquis dans
une discipline donn‡e est transf‡rable dans une autre, Š toi
de savoir. ‘ toi de savoir ce qui n’appartient qu’Š toi et ce
que tu aurais reŽu... venant d’ailleurs. Ce que je sais avec
certitude, ajoute-t-elle avec humeur, c’est que ton aptitude Š
l’impertinence, ce n’est pas de moi que tu l’as h‡rit‡e...
Le tourbillon des invit‡s, plus d’une centaine, les entra‹ne
plus avant dans la salle de r‡ception et les autorise Š poser
des questions sans attendre que des r‡ponses y soient donn‡es. Ils ont tout le loisir d’appr‡cier et d’admirer la d‡coration des lieux de m‰me que la longue table de plats offerts Š
la gourmandise de chacun. Le buffet sera froid, chacun
ayant tout le loisir de s’installer avec qui il veut Š l’une des
nombreuses tables dress‡es Š leur intention. Mais on n’en
est encore qu’aux pr‡sentations, les invit‡s arrivant peu Š
peu.
Les parents de Sylvestre, sa belle-mˆre, Mam’Rina
l’Uruguayenne, et son pˆre, viennent d’arriver.
– Jamais, lui dit le pˆre de Sylvestre, je n’aurais pens‡
vous rencontrer ici, en de telles circonstances, aprˆs autant
de temps...
– Il arrive toujours un moment, r‡torque V‡ronique frondeuse, o† nos enfants ne sont plus soumis Š l’autorit‡ de
leurs parents, o†, ayant pris leur envol, ils acquiˆrent leur
autonomie et agissent de leur libre initiative. C’est Š votre
fils, qui nous a invit‡s, que nous devons... la joie d’‰tre lŠ
aujourd’hui...
– C’est un peu gr”ce Š vous, m‰me beaucoup je crois, encha‹ne Mam’Rina, que Sylvestre est devenu ce qu’il est aujourd’hui. ‘ vous dont j’ai entendu parler et qu’il ne m’avait
jamais ‡t‡ donn‡ de rencontrer... C’‡tait un adolescent diffi138
cile, vous vous souvenez ? Mais vous avez su dompter le
cheval r‡tif, le yearling fougueux qu’il ‡tait Š l’‡poque...
– Mais on ne sait jamais, persifle le pˆre, dans une entreprise de domptage, qui, du dompteur ou du dompt‡, tire le
plus profit de l’autre...
V‡ronique feint de ne pas entendre. Elle choisit de
s’abandonner Š l’observation de cette dame au charme exotique. La voilŠ enfin, cette belle-mˆre mythique, pense-telle. Cette jeune belle-mˆre, du m‰me ”ge qu’elle, et pour
qui Sylvestre s’‡tait pris – emport‡ dans le tourbillon d’une
conscience peu claire – d’une affection inavou‡e, que la loi,
dans son cas, qualifie d’incestueuse, tandis que d’autres la
disent œdipienne... Et de laquelle j’ai quand m‰me contribu‡
Š le d‡tourner... De plus, il est m‰me possible que
Mam’Rina n’ait jamais su, ou simplement devin‡, quel
trouble elle avait ‡veill‡ en lui. On a beau ‰tre femme, on ne
sent pas toujours tout. Mais peut-on lui en vouloir ? Elle
‡tait l’‡pouse du pˆre. Quant Š lui, il a toujours ‡t‡ Š cent
lieues de penser que son fils p“t ‰tre un rival, son rival...
– Vous lui paraissiez trˆs compr‡hensive, concˆde V‡ronique, qui a toujours su que Mam’Rina ‡tait une alli‡e. Il lui
manquait une maman, la douceur d’une maman, l’intuition
toute f‡minine d’une maman... Et il a trouv‡ cela en vous...
– Peut-‰tre m’‡tait-il plus facile de comprendre cela chez
un enfant qui n’‡tait pas de mon sang, avoue-t-elle, flatteuse. Je concˆde qu’en ce qui concerne mes propres enfants, je n’ai pas toujours eu le, comment dire ? le feeling
n‡cessaire...
– Pourtant, avance V‡ronique avec orgueil, entre mon fils
et moi, j’ai toujours eu l’impression qu’existe une v‡ritable
connivence...
Il est des chemins scabreux sur lesquels il vaut mieux ne
pas trop s’engager. Mam’Rina d‡cide d’entreprendre V‡ronique sur un autre plan.
139
– J’ai appris, l’interrompt Mam’Rina, que vous aviez
quelques ennuis de sant‡. Vous savez, lorsqu’on est femme,
et qu’on arrive Š un certain ”ge, le v•tre comme le mien,
nous nous interrogeons toutes et... On m’a dit que votre ‡tat
de sant‡ ‡volue favorablement... Puis-je me permettre de me
r‡jouir avec vous et de vous exprimer toute ma... sympathie ?
– Je vous remercie, dit V‡ronique.
– Je forme le vœu, et je vous demande de croire Š ma
sinc‡rit‡, que vos ennuis actuels ne soient plus, et le plus t•t
possible, qu’un mauvais souvenir...
Le pˆre de Sylvestre s’‡tait laiss‡ emporter par un groupe
d’arrivants. Sciemment. V‡ronique, profitant du t‰te-Š-t‰te
avec Mam’Rina que lui impose la situation, s’autorise Š lancer, un rien perfide...
– Apparemment, ce ne serait pas tout Š fait le souhait de
votre mari...
– Je crois, r‡pond-elle, qu’il est un peu jaloux de vous. Je
crois qu’il ne vous a jamais pardonn‡ de r‡ussir Š faire avec
son fils ce que, lui, n’‡tait pas parvenu Š faire. Et de plus, je
crois qu’il n’a pas mieux r‡ussi avec les enfants qui ont suivi, nos deux enfants Š nous... Ils doivent ‰tre lŠ ce soir. Si
vous voulez, je vous les pr‡senterai...
D‡cid‡ment, le courant passe bien entre V‡ronique et
Mam’Rina. Gaudence et Sylvain, qui n’‡taient pas loin, se
sont rapproch‡s. V‡ronique d‡cide de les pr‡senter.
– Je vous pr‡sente mon fils Sylain et...
– Ce musicien talentueux, s’extasie Mam’Rina. On m’a
dit tellement de bien de lui. Je suis ravie de le conna‹tre. Je
ne vous ai encore jamais entendu, encha‹ne-t-elle en
s’adressant Š lui, mais je dois d‡jŠ vous f‡liciter pour la r‡putation qui vous pr‡cˆde... Fantastico... Est-ce qu’on aura
le plaisir de vous entendre ce soir ?
– Ben, ce n’est pas pr‡vu, balbutie Sylvain.
140
– ... et Gaudence, encha‹ne V‡ronique, une ‡tudiante burundaise, en vacances Š la maison...
Mam’Rina se prend spontan‡ment de sympathie pour
Gaudence :
– Vous aussi, comme moi, vous venez d’un autre continent. Vous savez, il faut un temps assez long pour apprivoiser les habitants de la vieille Europe, mais Ža viendra, vous
verrez...
Et Mam’Rina de prendre en charge Gaudence... Mieux,
elle la confisque, se chargeant de l’initier aux mystˆres, et
aux piˆges, de la mentalit‡ europ‡enne...
– Elle est Tutsie ou Hutue ? demande un invit‡ qui interpelle d’autorit‡ V‡ronique sans m‰me se pr‡senter.
– ‘ vrai dire, r‡pond V‡ronique, interloqu‡e, je n’en sais
rien. Je n’ai m‰me pas pens‡ Š le lui demander...
– Tutsie, maman, intervient Sylvain. Je crois bien qu’elle
a dit cela, un jour. Mais elle a ajout‡ qu’elle ‡tait d’abord
Burundaise et qu’il n’y avait pas plus de diff‡rence entre un
Hesbignon et un Ardennais qu’entre un Hutu et un Tutsi...
– On voit ce que cela a donn‡ au Rwanda, r‡plique d’un
air sup‡rieur et entendu l’interlocuteur sans nom.
– Et la responsabilit‡ des Europ‡ens dans tout cela ? r‡torque V‡ronique. Les colonisateurs que nos parents ont ‡t‡
ne portent-ils pas une lourde responsabilit‡, historique, dans
la naissance et le d‡veloppement des luttes ethniques dans
ces r‡gions ?
– De toute faŽon, rajoute le m‰me anonyme, tous les
Africains qui viennent en Europe ne sont que des privil‡gi‡s
du r‡gime qui n’auront d’autre pr‡occupation, une fois rentr‡s dans leur pays, – s’ils y rentrent un jour, n’est-ce pas–
que de maintenir leurs privilˆges en opprimant plus encore
les d‡sh‡rit‡s...
– Leur pays n’a-t-il pas un besoin urgent d’une ‡lite intellectuelle ? rench‡rit V‡ronique. ‘ combien d’entre eux
141
avions-nous permis de conqu‡rir un dipl•me universitaire
lorsqu’ils ont acc‡d‡ Š l’ind‡pendance ? On pouvait les
compter sur les doigts de la main, d’une seule main...
Et puis, zut ! V‡ronique est exc‡d‡e. Elle n’est pas venue
ici pour tenir des conversations au ras des p”querettes avec
des obtus de comptoir. L’arriv‡e impromptue de Sylvestre
lui para‹t providentielle.
– VoilŠ un de tes h•tes qui n’appr‡cie guˆre les actions
humanitaires que tu mˆnes, via ton Service Club, au profit
des Africains qui te font vivre, lance-t-elle...
D‡cid‡ment, la soir‡e commence mal. Des flˆches ac‡r‡es Š pointe empoisonn‡e au curare, – encore une invention
de sauvages – , ont d‡jŠ ‡t‡ tir‡es tous azimuts...
– Tu ne m’as pas encore salu‡, lui dit-il, en la tutoyant
ostensiblement et en lui faisant la bise, pour bien montrer Š
tous les liens d’amiti‡ et d’intimit‡ qui existent entre eux.
Puis, la prenant Š part, il l’invite Š tenir compte de ce que
peut avoir d’artificiel ce type de mondanit‡s. Lorsqu’on est
dans les affaires, le jeu des relations sociales impose de
telles contraintes.
– Tu sais, il n’y a pas qu’au carnaval qu’on se d‡guise :
toute la vie n’est qu’un bal masqu‡...
– Tu me sembles avoir rapidement appris pas mal de leŽons, en quelques ann‡es. Quand je pense Š l’adolescent
intransigeant que tu ‡tais... Tu ne voulais faire aucune concession Š l’hypocrisie...
– J’avais dix-sept ans Š l’‡poque. C’est tout. Mais n’estce pas toi qui m’as montr‡ le chemin de la vie... adulte ? Tu
ne vas pas me reprocher d’avoir trop bien appris ma leŽon...
Il lui a pass‡ la main sous le bras, l’entra‹nant vers
d’autres invit‡s.
– Je te sens un peu nerveuse, ce soir. Je parie que tu as
rencontr‡ mon pˆre. Je pense qu’il n’a pas encore oubli‡
142
certaines choses bien anciennes. Mais, aujourd’hui, c’est
moi qui invite. Retiens bien cela : lui, il est l’invit‡.
Puis Sylvestre lui pr‡sente son demi-frˆre Jos‡, sa demisœur Dolorˆs et leurs conjoints, tous quatre aux alentours de
vingt-cinq ans. Et d’expliquer que le frˆre et le beau-frˆre,
enfin le demi-frˆre et le demi-beau-frˆre, travaillent tous
deux dans son entreprise et qu’ils ont chacun la responsabilit‡ d’un d‡partement... V‡ronique apprendra, au hasard de
la conversation, que ni l’un ni l’autre n’ont peut-‰tre pas eu
la possibilit‡ intellectuelle d’accomplir des ‡tudes universitaires, qu’ils ont n‡anmoins beaucoup de bon sens, une
r‡elle intuition des affaires, et qu’ils sont, pour Sylvestre, de
pr‡cieux collaborateurs. V‡ronique comprend Š ce momentlŠ la signification de l’allusion faite par Mam’Rina : le fils
a‹n‡ du pˆre Sauvage serait celui qui, dans les ‡tudes, aurait
atteint le niveau le plus ‡lev‡... gr”ce Š V‡ronique. ‚videmment, dans ce cas, il y a de quoi enrager. Encore que la
r‡ussite d’une vie, – personnelle, professionnelle, – celle qui
conduit au bonheur, ne passe pas n‡cessairement par lŠ.
Ces couples jeunes, proches de l’”ge de Sylvain et de
l’”ge de Gaudence, vont s’arranger pour se retrouver Š table
et terminer la soir‡e ensemble... La sympathie spontan‡e
que les uns ont ‡prouv‡e pour les autres n’a pas emp‰ch‡
que leur ignorance des choses conduise Š l’un ou l’autre
impair. Ainsi l’‡pouse de Jos‡, aprˆs s’‰tre enquise de l’‡tat
de sant‡ de la mˆre de Sylvain, lui a demand‡ tout Š trac, et
tout aussi innocemment :
– Tu nous as pr‡sent‡ ta mˆre, mais o† est ton pˆre ?
Il aurait pu r‡pondre que son pˆre ‡tait emp‰ch‡, qu’il
‡tait en voyage, qu’il ‡tait malade... Il aurait pu r‡pondre,
comme il l’avait fait souvent, qu’il ‡tait Œ le fils unique
d’une mˆre unique •. Non, ce soir, il est en verve. Il veut
expliquer les privilˆges qui sont donn‡s au fils d’une maman
c‡libataire. Il se fend donc d’une autre r‡ponse :
143
– Je suis, comme le protagoniste d’une piˆce d’Anouilh,
un Voyageur sans bagage...
– Il faudrait peut-‰tre donner un mot d’explication...
– En gros, voilŠ : le personnage de la piˆce d’Anouilh est
un ancien prisonnier de guerre amn‡sique. Il ne sait plus qui
il est, il ne conna‹t pas son nom, il ne sait m‰me plus de quel
camp il ‡tait. Il cherche Š retrouver son pass‡. Petit Š petit,
la m‡moire lui revient. Il d‡couvre ainsi qu’il ‡tait, auparavant, un personnage assez m‡prisable. Aussi d‡cide-t-il de
ne pas renouer avec ce pass‡ ignoble. Il ne dira pas Š son
entourage qu’il a retrouv‡ la m‡moire. Il a d‡cid‡ de voyager d‡sormais dans la vie sans s’encombrer du bagage d’une
m‡moire qui l’‡touffe...
– Voyageur sans bagage..., sifflote, admirative,
l’interrogatrice.
– Mieux, confie Sylvain. Si mon pˆre ne sait m‰me pas
que j’existe, j’ai sur lui l’avantage immense de savoir que
j’ai un pˆre, spermatozoŽdement parlant, – puisque le clonage des humains n’est pas encore au point, ajoute-t-il en
faisant ainsi un clin d’œil malicieux aux travaux de sa mˆre
– mais si je sais qui il est, je peux Š mon aise l’observer,
l’‡pier, le scruter, autopsier son ”me au scalpel, v‡rifier enfin s’il est digne de son fils.
Lise-Laure est arriv‡e par derriˆre, sans bruit, a pos‡ ses
deux mains sur les ‡paules de Sylvain.
– Le voilŠ, dit-elle, ce pianiste de r‰ve, mon accompagnateur pr‡f‡r‡... Mais il me semble que la conversation
‡tait particuliˆrement anim‡e... Effervescente m‰me... Estce qu’on peut employer ce mot ?
Et elle a inclin‡ un peu la t‰te. Ses cheveux se sont un
moment m‰l‡s Š ceux de Sylvain... Gaudence, qui n’a rien
compris Š la conversation sibylline qui vient de se tenir, est
surprise ‡galement de l’attitude familiˆre de Lise-Laure Š
l’‡gard de Sylvain. Mais lorsqu’on p‡nˆtre dans un nouveau
144
milieu, on ne peut pas avoir tout de suite en main les cl‡s
qui permettent de tout d‡coder, ni au deuxiˆme degr‡ ni
m‰me au premier...
L’humilit‡ de Lise-Laure, qui rappelle sans cesse et modestement qu’elle est d’abord n‡erlandophone, incite sa
belle-sœur Š la taquinerie :
– Sylvain vient de nous expliquer qu’il est un Œ voyageur
sans bagage •...
Et de lui raconter par le menu l’objet de leur conversation, sans se pr‡occuper d’ailleurs de savoir si elle ne heurte
pas la susceptibilit‡ de Sylvain. Mais le vin a d‡jŠ quelque
peu ‡mouss‡ les ‡ventuels scrupules...
– Je crois, se hasarde Š dire Lise-Laure d’un air trˆs entendu, qu’il est plut•t le Fils de personne..., mais Š l’envers.
Vous savez, lorsque je faisais mes humanit‡s en flamand,
notre professeur de franŽais nous avait fait ‡tudier cette
piˆce de Montherlant... Chez Montherlant, un pˆre recherche son fils naturel, le prend en charge et pr‡tend
l’‡duquer pour qu’il ait le m‰me caractˆre tremp‡, la m‰me
noblesse d’”me que lui, mais il doit se r‡signer Š constater
que son fils est un m‡diocre, Š la suite de quoi il le rejette et
renonce Š le reconna‹tre. Dans le cas de Sylvain, c’est
l’inverse. Si le fils constate que son pˆre n’est pas Š la hauteur, il aura le droit de renier son pˆre... Et puis, il a une
mˆre tellement... exceptionnelle qu’elle remplit bien, Š la
fois, et merveilleusement, les fonctions de pˆre et de mˆre...
Sylvain est interloqu‡. VoilŠ que Lise-Laure s’autorise
un ‡loge dithyrambique de sa mˆre. Soit ! Mais en plus,
voilŠ maintenant qu’elle s’exprime comme si elle connaissait le secret de ses origines Š lui et comme si elle partageait,
comme lui, la m‰me opinion sur celui qui l’a procr‡‡... Finalement, dans ce jeu de cache-cache, il ne sait plus qui cache
quoi et qui se cache de qui...
145
L’observateur saint-simonien aura n‡anmoins t•t fait de
voir poindre, par-delŠ l’apparente r‡ussite sociale des uns et
des autres et au-delŠ de l’autosatisfaction qui semble ressortir de leurs propos, des ‡tats d’”me moins sereinement limpides. Il aura not‡ les regrets Š peine voil‡s du pˆre
d’Alcantara de n’avoir pas eu de garŽon, et de n’avoir
qu’une fille, trop sentimentale d’ailleurs, qui ne r‰ve que de
musique, m‰me si son gendre a magistralement repris les
affaires en main ; puis les regrets et le d‡pit du pˆre Sauvage
qui constate que son fils a‹n‡ est inf‡od‡ Š sa belle-famille,
qu’il ne l’est que par un contrat de mariage en s‡paration
des biens et que, de plus, ses autres enfants, engag‡s par
Sylvestre, semblent avoir leur destin ‡troitement li‡ Š celui
de leur a‹n‡ ; et les regrets enfin de la mˆre d’Alcantara qui
est frustr‡e de n’avoir toujours pas de petits-enfants... De
plus, chacun feindra de ne pas voir les lourdes menaces qui
pourraient peser sur les uns et les autres : les assiduit‡s de
Sylvestre pour V‡ronique n’inquiˆtent pas ou n’ont pas l’air
d’inqui‡ter...
Mais le propre de ces soir‡es est de permettre qu’un sujet
de conversation puisse n’‰tre jamais complˆtement vid‡. On
papillonne, on virevolte. ‘ la gravit‡, au s‡rieux, tout Š coup
succˆde la r‡flexion banale ou frivole qui fait diversion.
Ainsi le tourbillon emporte tout... Dans la fum‡e, dans les
vapeurs d’alcool, au gr‡ de la musique dite d’ambiance qui,
bient•t, invitera Š la danse.
‘ l’approche de minuit, et r‡pondant Š l’appel du discjockey, dans le respect le plus strict des convenances, les
couples se sont reform‡s, Lise-Laure a rejoint Sylvestre ;
ainsi en est-il des parents d’Alcantara, des parents Sauvage... Sylvain, qui danse comme un canard ou ce qui revient au m‰me, comme un grand nombre de musiciens para‹t-il, a invit‡ Gaudence Š danser... V‡ronique, qui ne con-
146
na‹t que trop l’inconfort de ces situations, a choisi d’aller
faire un raccord de maquillage dans les toilettes...
Aux douze coups de minuit, tous se congratulent,
s’embrassent... Chacun souhaite Š chacune, et r‡ciproquement, une ann‡e de bonheur... Et surtout la sant‡ ! V‡ronique peut r‡appara‹tre. Sylvestre l’entra‹ne :
– De tout cœur, je te souhaite une gu‡rison rapide et
complˆte, sans s‡quelles. Je suis dispos‡ Š donner tout ce
qui m’est le plus cher pour que tu gu‡risses..., lui dit-il en la
serrant trˆs fort dans ses bras. J’espˆre que tu me crois ?
V‡ronique n’en doute pas. Le couple des danseurs s’est
immobilis‡ un instant sur la piste. Le temps que Sylvestre
embrasse V‡ronique, sur la joue gauche, sur la droite,
chaque fois Š la commissure des lˆvres, tout juste Š la frontiˆre entre l’admis et le non-admis, en lui tenant la t‰te avec
les deux mains... Puis, leurs corps ont recommenc‡
d’‡voluer au rythme de la musique.
– Tu te souviens ? lui rappelle Sylvestre. Nous n’avons
jamais dans‡ ensemble qu’une seule fois, il y a de cela si
longtemps... C’‡tait Š l’occasion de je ne sais quelle cr‡maillˆre pendue par je ne sais quels clients...
Bien s“r qu’elle se souvient. Il n’y eut d’ailleurs que cette
fois-lŠ. Deux danses ou trois, tout au plus.
– C’est Š l’occasion de journ‡es comme celle-ci, confie-til, que je me rends compte que je n’ai jamais vraiment aim‡... que toi...
– Chut !... lui dit-elle, en lui mettant un doigt sur les
lˆvres.
Puis, aprˆs de longs moments pass‡s Š danser en silence,
elle consent Š lui avouer :
– Moi aussi, dit-elle, je sais, et j’ai toujours su, que je
n’ai vraiment aim‡... que toi. Mais le propre des passions,
les plus belles, les plus nobles, est de rester insatisfaites,
inassouvies. N’oublie pas les promesses que tu m’as faites
147
lorsque j’ai accept‡ que tu sois prˆs de moi lorsque j’‡tais en
clinique...
Il est des promesses que Sylvestre n’a pas envie de tenir.
Mais, il le sait, V‡ronique est la plus forte. Elle est forte
pour eux deux, il n’en doute pas. Elle sera le rempart contre
sa propre faiblesse. V‡ronique, qui s’‡tonne elle-m‰me de
l’aveu qui vient de lui ‡chapper, pense que le moment est
venu de demander Š Sylvestre un gage de cet amour qu’il dit
avoir.
 Comme tout peut arriver, y compris le pire, dit-elle.
Non, ne proteste pas : je sais que ma gu‡rison n’est pas assur‡e. Si je venais Š partir, j’aimerais te demander de veiller
sur Sylvain, de l’aider Š parcourir les derniˆres ‡tapes qu’il
doit franchir encore avant de pouvoir...
Il a beau protester. Non, elle ne doit pas envisager le pire.
Elle gu‡rira. Elle gu‡rira, parce qu’elle le veut, parce qu’il le
veut. Et parce que leur foi dans la gu‡rison prend sa source
dans leur volont‡ Š tous deux. Et leur volont‡ est de nature Š
faire face, victorieusement, Š l’adversit‡...
– De plus, consent-il Š avouer, et V‡ronique ne sait s’il
s’agit de na™vet‡ ou de perfidie, je m’occuperai de lui, si par
impossible c’‡tait n‡cessaire, comme s’il ‡tait... mon fils.
V‡ronique se cabre tout Š coup.
– Il y a des interdits qu’on ne transgresse jamais, Sylvestre. Notre passion, il y a presque vingt ans de cela, a dur‡
peut-‰tre six mois. Pendant ces six mois, je t’en fais le serment, j’ai ‡t‡ toute Š toi. Je n’ai pens‡ Š personne d’autre.
Tu as ‡t‡ mon horizon, tout mon horizon. Je ne t’ai donc pas
tromp‡, si tu veux savoir. Hors cela, ce qui s’est pass‡ avant,
ce qui s’est pass‡ aprˆs, c’est ma vie priv‡e Š moi. ‘ moi
toute seule. Ainsi en ce qui concerne ta vie Š toi..
Elle se surprend m‰me Š lui faire reproche d’avoir disparu de sa vie avec tellement de facilit‡.
148
– Avoue que, lorsque je suis revenue de mon voyage
d’‡tudes au Canada, tu n’as guˆre cherch‡ Š me revoir...
– Mais..., cherche-t-il Š protester.
Elle l’interrompt :
– Est-ce que je te demande, moi, pourquoi Lise-Laure et
toi n’avez pas d’enfants, par exemple...
Non, elle ne c‡dera pas Š de telles tentations. Elle se ravise donc aussit•t :
– Excuse-moi, dit-elle. Je me suis laiss‡e aller Š dire des
choses que je n’aurais pas d“... Que je ne pense pas. Sans
doute la fatigue, peut-‰tre le verre de vin que j’ai bu... Oublie cela. Je crois qu’il est temps que nous nous en allions...
Sur le chemin du retour vers La Hazelle o† il est convenu
qu’ils passeront la fin de la nuit, V‡ronique songe. ‘ ce qui
s’est pass‡. ‘ ce qui n’a pas eu lieu. Sylvestre a cordialement pr‡sent‡ ses vœux Š Sylvain, sans apparente arriˆrepens‡e. Sylvain les a accueillis avec... civilit‡. V‡ronique
n’a pas pu y d‡celer un quelconque ‡tat d’”me. Le pˆre de
Sylvestre a oubli‡ de souhaiter Š V‡ronique une Œ bonne
ann‡e •, f“t-elle toute protocolaire... On a eu le bon go“t de
ne pas lui demander les r‡sultats scolaires de Sylvain, qui
n’‡taient pas meilleurs Š la No•l qu’Š la Toussaint.
Sylvain, Š l’arriˆre de la voiture aux c•t‡s de Gaudence, a
comme le tournis. Il se laisse enivrer par les effluves musqu‡s qu’exhale la peau de Gaudence. Il r‰ve de la souplesse
de son corps lorsqu’il a pu la tenir dans ses bras quand ils
dansaient, enfin quand il essayait de danser avec elle. Souplesse d’antilope, de gazelle. Souplesse d’animal farouche
qui se d‡robe... Gaudence est peu habitu‡e aux effusions des
Blancs. C’est donc avec une distinction trˆs contr•l‡e, qu’au
moment de l’‡change des vœux, elle a pr‰t‡ sa joue pour les
deux bises traditionnelles, s’efforŽant d’emp‰cher que les
corps se touchent jamais...
149
Dans l’habitacle restreint de la voiture, Sylvain est tellement gris‡ par la fragrance de Gaudence qu’il pense, qu’il
ose dire m‰me :
– Dis-moi, Gaudence, est-il vrai que les Noirs, lorsqu’ils
parlent de l’odeur des Blancs, disent qu’ils ont une odeur de
cadavre ?
150
13
BUISSONS AU LOIN BUISSONNANT
Fƒt co p„s qu’amon Laca ! VoilŠ l’id‡al vers lequel
tendre. Dans l’effervescence de la cr‡ation, c’est par cette
citation que Sylvain r‡sume tout son programme. Les mots
doivent se d‡sincarner, se fondre en sons comme les notes et
devenir m‡lop‡e envo“tante, sans qu’ils soient vraiment
porteurs d’autre signification que ces sons-lŠ dont les notes
sont elles-m‰mes porteuses. Ou plut•t ils doivent ‰tre porteurs de mille messages au gr‡ de l’auditeur, de son ‡tat
d’”me du moment... La voix humaine devient elle-m‰me
instrument et Œ transcende • le sens ou les sens des mots.
– Attention, le pr‡vient Lise-Laure. Il ne faut pas d‡lirer
verbalement sur ton art comme les peintres, en g‡n‡ral, ont
l’habitude de le faire... Ne pas te servir des mots pour d‡gurgiter – est-ce que c’est le bon mot ? – des ‡lucubrations
qui ne veulent rien ou presque rien dire... Il faut que tu
m’expliques bien. Et clairement.
Sylvain va donc faire un effort. Et d’illustrer son propos
surtout par des exemples.
– Lorsque les enfants, dans Mary Poppins, sont s‡duits
par les mots de la comptine Œ supercalifragilisticexpialidocious’ •..., ou quelque chose de semblable, ils savent pertinemment bien que ce mot ne veut rien dire, m‰me s’il a au
d‡part un petit air de d‡jŠ entendu, et qu’il a surtout comme
une vertu cabalistique, tout comme abracadabra, ou que
sais-je encore ? Ici cependant, le verbe semble l’emporter
sur la musique. Par contre, lorsque nous entendons des
chants en anglais, si nous ne le comprenons pas, ou en swa151
hili, que nous ne comprenons s“rement pas, nous nous laissons bercer par la m‡lodie au d‡triment des mots. Il est
m‰me caract‡ristique de constater que, lorsque Khadja Nin
passe du swahili au franŽais, par exemple quand elle chante
Œ Sous le charme •, il nous faut tout un temps avant que
nous r‡alisions qu’elle chante en franŽais. Ajoutons-y le
pouvoir enchanteur et d‡paysant de son accent...
– Mais tu ne nous expliques pas le sens de Œ F‰t co
p‡s... • je ne sais plus, interroge Gaudence.
– Normal, continue-t-il doctoral. Œ F‰t co p‡s qu’amon
Laca • est du wallon qu’on peut traduire litt‡ralement et
approximativement comme ceci : ΠIl [y] fait encore pis (ou
pire) que chez Laca. • Guy Cabay, dans une bossa nova
jazz‡e, et intitul‡e Pˆve ti†sse, Œ pauvre t‰te •, y d‡crit le
tohu-bohu qu’il y a dans sa t‰te. Et il compare cela au d‡sordre qu’il y a chez Laca. Mais personne ne sait, et ne saura
jamais, qui est Laca. Premier mystˆre. Ensuite, ce qui
m’int‡resse, c’est l’allit‡ration des Œ k •, qui apparente les
propos Š une formule magique incantatoire. De plus, Guy
Cabay chante lui-m‰me cet air sur ce ton chant‡-chuchot‡
que je recherche dans les m‡lodies burundaises, qui se confond avec la musique ou plut•t se situe m‰me en arriˆreplan par rapport Š la musique. Autre pouvoir myst‡rieux de
la phrase : peu de personnes en comprennent le sens ou, si
elles le comprennent, parviennent difficilement Š comprendre le reste du texte. D’o† son ‡tranget‡. On croit comprendre, puis on se rend compte que pas mal de choses
‡chappent... La musique reprend Š ce moment son pouvoir
premier d’‡vocation. Il faut absolument que je vous fasse
entendre cet air, que je considˆre comme un sommet de
l’art, enfin comme un sommet dont je voudrais approcher
dans ce que je vous propose de faire ensemble. Puis il parle
de la musique de Jean-FranŽois Maljean, ni jazz ni..., que
152
certains qualifient de new age, et qu’il appelle tout simplement musique sans paroles ou musique de film sans film...
Et d’expliquer qu’il serait Œ g‡nial • d’arriver Š produire
un double r‡cital. Il serait compos‡, en contrepoint, d’une
premiˆre partie qui proposerait, chant‡s par Lise-Laure en
blanc, les airs de Marie No•l dans leur puret‡ originelle,
avec accompagnement de piano et de fl“te traversiˆre, et
d’une deuxiˆme partie qui en donnerait une version nouvelle, comme transfigur‡e, psalmodi‡e par Gaudence, en
noir n’est-ce pas, celle que le groupe Sambolera va mettre
au point Š partir des principes qui viennent d’‰tre ‡nonc‡s...
Cette fois, Sylvain occuperait le pupitre du vibraphone, mais
il pense qu’il serait Œ g‡nial • ‡galement de pouvoir le remplacer par un balafon, instrument mythique qui le hante et
dont il aimerait pouvoir se procurer un exemplaire.
– Tenez, dit-il, je voudrais vous donner un autre exemple
encore, et qui illustre comment nous allons pouvoir exploiter le pouvoir d’‡vocation des poˆmes de Marie No•l. Et je
sais gr‡ Š Lise-Laure de m’avoir permis de d‡couvrir cette
po‡tesse. Je ne sais pas par quelle association je pense tout Š
coup Š lui, mais je ne parviens pas Š chasser de mon esprit
ce monostiche de Guillaume Apollinaire : Et l’unique cordeau des trompettes marines...Et m‰me si Apollinaire prend
la pr‡caution de nous parler de leur unique cordeau, le mot
trompettes ‡voque d’abord pour nous un instrument Š vent,
de la famille des cuivres, et, si nous nous laissons aller, pour
un peu nous imaginons, face Š la mer, les trompettes de J‡richo, l’olifant de Roland, le buccin des crois‡s... Tel est le
pouvoir fascinant des mots, qui peuvent d’abord nous ‡garer, et par lesquels nous aimons nous laisser ‡garer, pour
autant que nous puissions ‡prouver la jouissance de les r‡cup‡rer et de les r‡int‡grer dans leurs v‡ritables acceptions.
Excuse-moi, Lise-Laure, j’ai l’air bien p‡dant, mais je ne
vois pas comment dire autrement. Enfin voilŠ : quand on
153
sait que la trompette marine est un instrument de jadis Š une
seule corde tendue sur trois planchettes triangulaires assembl‡es en forme de pyramide et dont on jouait avec un archet,
on accˆde Š un autre niveau de compr‡hension du texte.
C’est Š cela que je voudrais arriver dans la musique que
nous allons cr‡er. Marie No•l, par ses textes, nous r‡serve
des surprises, et donc des jouissances, du type de celles que
nous r‡servait Apollinaire dans le poˆme cit‡. ‘ nous d’y
ajouter, par notre musique, les m‰mes pouvoirs
d’enchantement...
Tous sont s‡duits. Il n’en faudra pas plus pour les convaincre. Lise-Laure, Gaudence, – Š qui il s’empresse de pr‡ciser que la trompe marine s’apparente peut-‰tre Š l’arc musical africain – Thierry, Jean-Marie et les autres veulent bien
acquiescer au discours de leur leader. Sylvain peut maintenant leur donner un exemple. Il souhaite que le refrain du
premier poˆme de Marie No•l auquel ils s’attachent, et qui
s’intitule tout simplement Chanson, devienne, pour leur
groupe, ce que Fƒt co p„s qu’amon Laca a ‡t‡ pour Guy
Cabay. Il leur r‡cite le premier refrain : Œ M’en allant par la
bruyˆre / Buisson rouge, buisson blanc / Pour cueillir la
fleur derniˆre / Qui pousse au milieu du vent. / Buisson
rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant. •
Lise-Laure n’attend pas qu’on la prie. En ‡cho Š la r‡citation de Sylvain, elle se met Š interpr‡ter la Chanson sur l’air
que Marie No•l a elle-m‰me ‡crit. D’instinct, Sylvain l’a
rejointe et l’accompagne au piano.
Lise-Laure chante, se laisse inspirer par les paroles : ses
yeux, qui fixent soudain un point devant elle, contemplent
comme un paysage int‡rieur. Accoud‡e au piano, Gaudence
l’‡coute et la regarde avec une attention soutenue. Attention
soutenue ou inspir‡e ? Sylvain ne le sait. Il ne lui ‡chappe
pas que, d’un l‡ger mouvement de la t‰te et d’un imperceptible d‡hanchement, elle semble Š la recherche d’un rythme
154
profond, celui qu’elle donnera Š la nouvelle version. Luim‰me, au piano, s’appliquant Š servir au mieux la partition,
il retrouve un calme qu’il s’‡tonne d’avoir perdu. Sa propre
f‡brilit‡, qui s’est r‡v‡l‡e par l’abondance de son flux verbal, l’a d‡sarŽonn‡. Il ne se connaissait pas ces mouvements
de l’”me insidieux, ces coups de boutoir au cœur qui provoquent une aussi grande agitation int‡rieure, tellement difficile Š contenir. Et il ne semble pas que l’‡motion qui l’a
envahi soit li‡e uniquement Š la fr‡n‡sie, Š l’exaltation qui
emporte tout artiste lorsqu’il est poss‡d‡ par le d‡mon de la
cr‡ation. Il a compris que, r‡unies en face de lui, ces deux
femmes si diff‡rentes, mais qui le fascinent toutes deux,
usent, peut-‰tre m‰me Š leur insu, de pouvoirs de s‡duction
aux ressorts ‡tranges, si diff‡rents chez l’une et chez l’autre.
Et si efficaces cependant, puisqu’il se trouve pris au piˆge, il
doit bien se l’avouer, aussi bien par l’une que par l’autre, et
pour des raisons qui, Š l’analyse, sont fondamentalement
diff‡rentes.
Lise-Laure, la discrˆte, la r‡serv‡e, la r‰veuse, est aussi la
grande sœur a‹n‡e, celle de toutes les initiatives, celle qui l’a
choisi comme accompagnateur, celle qui impose son r‡pertoire, celle qui sait devant quel parterre d’auditeurs ils vont
se produire... Sa d‡termination ferme autant que discrˆte,
associ‡e Š autant de r‡serve, intrigue Sylvain. O† donc veutelle en venir ? O† donc veut-elle les conduire tous les deux ?
Il ne peut pas croire qu’elle va combler les vides de son
existence Š elle en se produisant ŽŠ et lŠ dans ces r‡citals
philanthropiques qui doivent, en fin de compte, servir de
vitrine publicitaire pour les affaires d’un mari par ailleurs
trop absent... Cherche-t-elle Š exploiter enfin les talents d’un
art que les circonstances de la vie ne lui ont pas permis
d’exercer ou, plut•t, oui plut•t, ne cherche-t-elle pas Š assouvir, Š travers lui, les aspirations r‰v‡es et d‡Žues que ses
professeurs Š lui, Š l’occasion de l’‡tude qui a ‡t‡ faite de
155
Flaubert en classe, ont qualifi‡es de... bovarysme ? ‘ moins
que, enfin, et Sylvain ose Š peine l’imaginer, Lise-Laure ne
cherche Š utiliser Sylvain comme instrument d’un plan machiav‡lique ? En effet, si Lise-Laure soupŽonne Sylvain,
comme Sylvain lui-m‰me en a acquis la conviction, d’‰tre le
fils de Sylvestre, pourquoi ne ferait-elle pas de lui un alli‡ ?
Pourquoi ne lui feraient-ils pas payer ensemble le prix de sa
l‡gˆret‡, de son irresponsabilit‡, de son indiff‡rence ? Les
derniers quintils du poˆme amˆnent Sylvain Š abandonner
ses... ‡lucubrations. Œ Et j’endormirai ta peine / Le long des
bois en chantant. / Ta peine d’aujourd’hui m‰me / Et celles
des autres temps. / Buisson rouge, buisson jaune, buissons
au loin buissonnant. / La plus vive, la plus folle / Qui sort du
monde au printemps / Et celle qui vient d’automne / Pour
faire mourir les champs. / Buisson rouge, buisson jaune,
buissons au loin buissonnant. •
Et si c’‡tait Sylvain qui devenait l’acteur d’une cause au
service de laquelle il embarquerait, Š son insu, Lise-Laure
elle-m‰me ? Il est temps que la Chanson se termine. Les
derniers accords imposent de ramener Š la raison
l’imagination de Sylvain, qui s’est un peu trop ‡gar‡e en des
terres hasardeuses.
Sylvain a tourn‡ son attention vers Gaudence. Il ne parvient pas Š lire dans ses yeux noirs, si profonds et si lointains. R‰ve-t-elle des paysages toujours verts des mille collines de son pays, de ces paysages sans printemps ni automne ? Comment d‡chiffrer les jeux de physionomie d’une
femme Š la peau noire, comment lire les secrets de l’”me
que r‡vˆlent, chez les n•tres, une p”leur, une rougeur, un
cillement des paupiˆres, un fr‡missement des ailes du nez, et
qui, chez Gaudence, semblent ob‡ir Š d’autres lois ? Que
cachent donc l’ambre patin‡e de la peau, l’‡nigmatique impassibilit‡ des traits ? Quelles souffrances secrˆtes recˆlent
ces yeux aux pupilles noires cern‡es d’un blanc couleur de
156
nacre, qui regardent au loin, si loin, comme s’ils ‡taient porteurs de toute la misˆre d’un peuple ?
Mais Gaudence a t•t fait de reprendre contact avec le
r‡el. Elle a joint les mains et, par des battements improvis‡s,
‡bauche la cadence qui pourrait ‰tre donn‡e Š la version
nouvelle du groupe. Elle s’est donc engag‡e, sans r‡serve,
dans l’exp‡rience qui leur est propos‡e.
‘ cet acte d’adh‡sion spontan‡e va succ‡der l’excitation
qui conduit Š prendre des dispositions pratiques. Il leur importe, avant tout, de se mettre au travail. Primo, chercher
d’autres partenaires musiciens, choristes, danseurs... Chacun
va s’y employer de son c•t‡. Ensuite, fixer le calendrier et
les lieux des r‡p‡titions ; d‡finir les sp‡cialisations de chacun : Š quels instruments secondaires, en plus du piano, chacun va-t-il s’initier... Lise-Laure va demander Š Sylvestre de
programmer, Š l’occasion de son prochain voyage au Gabon,
l’achat d’un balafon et, tant qu’il y sera, d’une harpe-cithare
mvet dont on dit qu’elle est propre au Gabon et au Cameroun...
On peut r‰ver. D‡jŠ on pense qu’on pourra ‡diter un CD
et – pourquoi pas ? – des clips vid‡o. Il leur faudra un manager, des sponsors...
157
158
14
RIEN N’EST JAMAIS ACQUIS...
LES R‚SULTATS DES ANALYSES ont cruellement pr‡c‡d‡
toute manifestation inqui‡tante de la maladie que V‡ronique
elle-m‰me aurait pu d’abord d‡celer dans son propre organisme. Elle avait repris depuis deux mois ses activit‡s professionnelles normales et se sentait bien dans sa peau. Par
l’interm‡diaire de son m‡decin traitant, elle vient de recevoir le verdict : si elle veut Œ mettre de son c•t‡ • toutes les
chances de gu‡rison, il va falloir qu’elle se pr‰te Š une nouvelle s‡rie de s‡ances de radioth‡rapie, auxquelles succ‡deront d’autres s‡ances de chimioth‡rapie... ‚cran noir, horizon bouch‡, pas de perspective...
Cette fois, d‡contenanc‡e, n’y tenant plus, elle a t‡l‡phon‡ Š Sylvestre, qui a quitt‡ son bureau sur-le-champ et est
venu la rejoindre. ‘ son arriv‡e, elle a fondu en larmes et
s’est jet‡e dans ses bras. C’est la premiˆre fois qu’elle
pleure. Sylvestre lui-m‰me en est surpris. VoilŠ donc que
cette femme forte accepte de reconna‹tre l’adversaire,
l’estime Š sa vraie force, d‡couvre sa redoutable puissance
et doute enfin qu’elle puisse le vaincre. Cette fois encore, les
analyses de laboratoire, qu’on ne peut mettre en doute, contredisent ce qu’elle ressent. Le mal dont elle souffre est-il Š
ce point sournois qu’il puisse ainsi la tromper sur ellem‰me ? Toutes ces questions, V‡ronique accepte de se les
poser, de les exprimer tout haut, de les dire, de les partager
avec Sylvestre... Œ Enfin •, est-il tent‡ de penser. Il a appris
que la n‡gation des ‡motions entrave le processus de gu‡rison. Le refoulement, le souci d’afficher une ma‹trise de soi
159
in‡branlable conduisent au stress et le stress est cause de pas
mal d’ennuis... Sylvestre s’est tu, a reŽu V‡ronique dans ses
bras et l’a gard‡e ainsi, longtemps, la laissant pleurer jusqu’Š ce que s’‡puise son mouvement de d‡sespoir.
– Viens, lui a-t-il enfin gliss‡ dans l’oreille. Ne restons
pas debout. Asseyons-nous...
Elle a accept‡. Ils se sont assis dans le sofa du salon. Elle
s’est r‡fugi‡e contre lui, la t‰te dans le creux de son ‡paule.
Il a pris sa main dans la sienne. L’a caress‡e longuement, l’a
ouverte, a parcouru d‡licatement les lignes de la paume avec
l’index.
– Regarde, dit-il, ta ligne de vie, comme elle est longue...
– Tu crois Š ces b‰tises ? interroge-t-elle avec un l‡ger
sourire que contredisent les larmes qui inondent encore ses
yeux et voilent son regard...
– Non, dit-il, mais je crois Š l’esp‡rance, Š la force de
l’esp‡rance...
Puis, retournant la main, il en caresse le dos :
– Ce sont les mains qui disent le mieux l’”ge des gens. Si
tu savais, confie-t-il, comme tes mains sont jeunes.
Puis, il met sa main dans la main de V‡ronique, paume
contre paume, glisse ses doigts entre les siens, s’encha‹ne Š
elle comme si soudain ces deux mains s’associaient dans la
m‰me priˆre. Au bout d’un long moment, il soulˆve cette
main, l’approche de ses lˆvres et y d‡pose un baiser chaste...
Lentement, il se met Š lui r‡citer quelques vers qui tra‹nent
dans sa m‡moire, et si doucement qu’il les chuchote
presque : Œ Rien n’est jamais acquis Š l’homme Ni sa force /
Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit / Ouvrir ses bras
son ombre est celle d’une croix / Et quand il croit serrer son
bonheur il le broie / Sa vie est un ‡trange et douloureux divorce... • Elle a lev‡ ses yeux vers lui et a continu‡ sur un
ton qui trahit sa d‡tresse : Œ Il n’y a pas d’amour heureux... •
Elle l’invite de la sorte, et malgr‡ elle, Š conclure : Œ Mais
160
c’est notre amour Š tous deux. • Ce qu’il fait. Et ils
s’embrassent ‡perdument, comme il y a presque vingt ans...
Il lui caresse l’‡paule, la base du cou, le cou. Puis, trˆs d‡licatement, il soulˆve la perruque et, comme elle ne fait aucun
geste pour s’y opposer, il la lui •te. Lentement. Son cr”ne,
qu’un l‡ger duvet de deux mois Š peine recouvre, se livre Š
son regard dans toute sa nudit‡. Longuement, de la main, il
lui caresse ce d•me meurtri, l’effleure, le masse trˆs l‡gˆrement, l’enferme dans sa main incurv‡e en conque comme
dans un ‡crin. Il continue de r‡citer : Œ Mon bel amour mon
cher amour ma d‡chirure / Je te porte dans moi comme un
oiseau bless‡... •
Puis, sans arriˆre-pens‡e aucune, il lui caresse les bras, le
dos, et un peu comme M. Jourdain faisait de la prose sans le
savoir, il pratique sur elle des gestes qu’Š son insu les sp‡cialistes qualifient d’haptonomie ou Œ approche tactile affective •. Pas vraiment en technicien appliqu‡. Mais il s’y engage tout entier. Au risque de se perdre...
D’ailleurs, bient•t elle s’est laiss‡e glisser Š c•t‡ de lui,
tandis qu’il la caresse encore... Sa main est descendue le
long de sa hanche droite et red‡couvre soudain, sous le tissu
de la jupe, le long de la cuisse qu’il caresse, la marque connue d’une cicatrice ancienne due Š un accident Œ domestique • – elle a failli mourir ‡bouillant‡e alors
qu’elle ‡tait ”g‡e de cinq ans Š peine – , s’y attarde longuement, l’explore du m‡dius, la quitte, y revient, y revient encore.
– Œ Ma d‡chirure... •, reprend-il en ‡cho.
Puis il ajoute :
– Ce qui a cicatris‡ une fois d‡jŠ cicatrisera une fois encore...
Il se penche vers elle, l’embrasse sur la joue, dans le cou.
Il porte la main vers le sein...
161
– Non, souffle-t-elle. Pas Ža, laisse, veux-tu... Pas lŠ... Je
ne suis qu’une femme meurtrie..., amput‡e, et... – elle a failli
dire Œ m‡nopaus‡e • ; mais non : sa puissance d’aimer est
intacte – us‡e par la maladie, par l’”ge...
– š mon amazone, dit-il, soudain inspir‡ mais surpris que
s’impose Š lui cette association...
– La guerriˆre sans peur au regard franc aujourd’hui est
touch‡e, r‡plique-t-elle. S‡rieusement. Elle a d“ descendre
de cheval, mettre un genou en terre...
‘ leur insu, ils viennent d’‡voquer cette promenade
d’autrefois le long de la Lesse et dont le souvenir reste trˆs
pr‡sent dans la m‡moire de Sylvestre. Elle avait ‡t‡ projet‡e
au sol par un cheval r‡tif et peureux, qui s’‡tait subitement
cabr‡... Sylvestre l’avait secourue... D‡jŠ alors... Mais, malgr‡ le rapprochement entre les deux situations qu’impose
l’‡vocation d’une course Š cheval, la vraie victime, Š
l’‡poque, en d‡pit des apparences, ce n’‡tait pas V‡ronique... N’avait-elle pas utilis‡ cette situation pour se livrer
Š un rapt d‡licat, dou‡e qu’elle ‡tait d’une ‡tonnante capacit‡ spoliatrice, Š l’‡gard de laquelle Sylvestre n’avait
d’ailleurs jamais ‡prouv‡ que des sentiments de mansu‡tude, de gratitude m‰me... ?
– Il faut savoir laisser souffler sa monture avant de remonter en selle. Cette Œ vieille carcasse •, comme tu dis
parfois, on va la requinquer... Je n’oublierai jamais, ajoute-til, que tu as dompt‡ l’adolescent rebelle que j’‡tais, que tu
as us‡ avec bonheur, Š mon ‡gard, d’une p‡dagogie enchanteresse, que tu as sauv‡ le naufrag‡ que j’‡tais... Je serai Š
tes c•t‡s, le temps qu’il faudra...
Il n’en dira pas plus. ‘ l’impuissance des mots, il va
substituer de nouveau le langage des mains, lui communiquer la chaude sollicitude de son corps m‰l‡ au sien. Il va la
caresser encore et encore... Jusqu’Š ce qu’une houle de plai-
162
sir, une vague de bonheur, sorte de volupt‡ ‡pur‡e,
l’envahisse tout entiˆre, la submerge et l’inonde.
Puis, elle pleure de nouveau. Longtemps.
Une ‡ternit‡ de silence. Il n’en finit pas de la caresser.
Puis, enfin, elle lui dit, tout bas, dans le creux de l’oreille :
– Merci... Il y avait si longtemps...
Elle ne pr‡cisera pas. Pas plus qu’il ne cherche Š savoir.
De m‰me, il lui importe peu de savoir s’il agit en th‡rapeute,
conscient ou inconscient des actes qu’il pose et qui vont
bien au-delŠ de ce qu’admet le Œ jeu social •... Non, il n’a
pas profit‡ de sa faiblesse Š elle pour reprendre la place de
l’amant qu’il ‡tait et qu’elle avait un jour repouss‡, rejet‡...,
banni. Il y a eu tout Š coup, pense-t-il, et sans pr‡m‡ditation
aucune, une adh‡sion complˆte de l’un et de l’autre, comme
un appel auquel il leur a ‡t‡ impossible de se soustraire.
Mais ce n’a ‡t‡ ni une faiblesse ni une faute.
Il sait d’instinct qu’elle avait besoin d’‰tre rassur‡e sur
elle-m‰me : en quoi l’”ge et la maladie tout Š la fois ont-ils
port‡ atteinte Š son int‡grit‡ physique, Š sa f‡minit‡, Š sa
sensibilit‡ de femme..., Š sa sensualit‡ ? Il lui a permis de
faire ce contr•le, cette... v‡rification, de se mesurer avec le
mal qui frappe Š la porte, de retrouver le calme, la s‡r‡nit‡,
une sorte de paix int‡rieure... Les choses ‡taient claires dˆs
le d‡part. V‡ronique avait tenu, dˆs leur premiˆre rencontre,
Š bien pr‡ciser la nature de leurs relations Š venir. Ce qui
vient de se passer ne s’inscrit pas, ne peut pas s’inscrire dans
une autre perspective. D’ailleurs, V‡ronique revient Š la
conscience, retrouve rapidement le sens du r‡el.
– J’avais tant besoin de me r‡concilier avec moi-m‰me,
confesse-t-elle. Ce mal insidieux, sournois, ce mal-qu’onn’appelle-jamais-par-son-nom... Et puis Sylvain qui se disperse. Il va finir par rater son ann‡e scolaire...
163
Sylvestre a choisi de se taire. Il va la laisser dire. Il faut
qu’elle dise, qu’elle aille jusqu’au bout de sa peine, de sa
souffrance, de ses angoisses...
– Je voudrais que tu me promettes...
Elle h‡site longuement, puis elle ajoute :
– ... de ne jamais quitter Lise-Laure. Tu ne peux pas lui
faire cela. Je crois que tu ne sais pas assez les richesses, les
qualit‡s qui sont les siennes... Non, ne dis rien ; ne proteste
pas. Pas maintenant. Il faut que tout soit clair : tu ne l’as pas
tromp‡e, je ne l’ai pas tromp‡e. Ce qui vient de se passer est
bien au-delŠ... D’une autre nature...
Sylvestre, un peu interloqu‡, se demande de quel droit
V‡ronique s’immisce tout Š coup dans sa vie intime...
Œ Qu’est-ce qu’elle sait de la nature exacte des relations qui
existent entre Lise-Laure et moi ? • Jamais il n’a parl‡ Š
Lise-Laure de ses relations avec V‡ronique ; jamais il ne
parlera Š V‡ronique de ses relations avec Lise-Laure... Il y a,
m‰me dans les confidences les plus intimes, des interdits
qu’il ne transgressera jamais.
V‡ronique se hasarde enfin Š lui poser la question qui la
br“le.
– Peux-tu me faire une promesse ? lui demande-t-elle,
suppliante. Peux-tu me promettre que...
Elle en avale sa salive dans un profond et douloureux
mouvement de d‡glutition.
– Peux-tu me promettre que... si... Lise-Laure et toi d‡cidiez de faire ensemble un enfant, tu me, vous me choisiriez
comme... marraine...
Sylvestre profite de la perche qu’on lui tend pour faire
diversion.
– Bravo, dit-il, tu as d‡cid‡ de vaincre. Tu acceptes de
regarder l’avenir avec esp‡rance, de faire des projets
d’avenir. Tu es sur la voie de la gu‡rison. Tu vas voir. On va
se battre. Nous allons gu‡rir. Ensemble.
164
V‡ronique se sent prise au piˆge. C’est vrai qu’elle vient
de faire comme si...
– Mais tu ne m’as pas r‡pondu. Tu ne m’as pas
dit Œ oui • ou Œ non •...
– La question ne se pose m‰me pas. Bien s“r que ce serait Œ oui •... Comment as-tu pu en douter ?
– Je crois que tu me r‡ponds de la sorte, justement, parce
que Œ la question ne se pose m‰me pas •... et qu’il serait
peut-‰tre bon qu’elle se pose...
VoilŠ donc que Sylvestre, le bon samaritain qui a r‡pondu Š l’appel de V‡ronique, celui qui est venu lui tendre la
main dans un moment de d‡tresse, voilŠ donc que Sylvestre
lui-m‰me se trouve interpell‡... Il n’est pas venu pour cela.
Il se demande m‰me s’il est vraiment... d‡cent de parler de
cela avec V‡ronique. Que sait-elle, au fond, de leur cheminement Š Lise-Laure et Š lui ? Peut-‰tre faudra-t-il qu’il lui
fasse confidence un jour de la vie d’‡tudiants qui fut la leur
et qui excluait de leur vie sexuelle jusqu’Š l’hypothˆse
m‰me d’un enfant, et des habitudes de couple qu’on prend
dans ces situations, des d‡buts professionnels qui furent les
siens, dans l’entreprise du beau-pˆre, dans laquelle il a ‡t‡
contraint de s’engager complˆtement, ce qui imposait de
longues absences Š Anvers, en Afrique, entreprise dans laquelle il a d“ œuvrer pour se faire admettre et reconna‹tre
comme Œ digne successeur •, de leurs centres d’int‡r‰t, Š
Lise-Laure et Š lui, qui, se r‡v‡lant au cours des ann‡es,
allaient dangereusement divergeant... D’ailleurs, Sylvain
semble avoir beaucoup d’affinit‡s avec Lise-Laure. Peut‰tre y a-t-il lŠ une belle occasion qui va lui permettre de
s’‡panouir, de se r‡v‡ler Š elle-m‰me...
Pour l’instant, ils vont prendre les dispositions pratiques
qu’impose le nouveau traitement. Sylvestre sera pr‡sent
comme lors de la premiˆre s‡rie de s‡ances. Il la conduira,
chaque fois que ce sera n‡cessaire, de Sauveniˆre Š l’h•pital
165
de Mont-Godinne, Š La Hazelle, Š Ernoichamps m‰me o†
elle pourra venir se reposer. Non, il ne se rendra pas en
Afrique comme il l’avait programm‡. Il y enverra plut•t son
demi-frˆre, avec pour mission d’en rapporter un balafon,
une cithare mvet et, ‡ventuellement, mais la d‡marche sera
plus complexe en raison de l’embargo, un inanga du Burundi... Oui, il va sponsoriser les r‡citals que Sylvain organisera
avec son groupe, avec Lise-Laure, avec Gaudence. Oui, il
les aidera financiˆrement Š enregistrer leur premier CD, Š
r‡aliser des clips vid‡o...
V‡ronique est ennuy‡e de devoir d‡pendre ainsi de Sylvestre. Ah ! Si Sylvain avait son permis de conduire. Il aura
bient•t l’”ge. Mais il doit pr‡parer ces ‡preuves. Qu’Š cela
ne tienne : on demandera Š Lise-Laure de lui apprendre Š
conduire. Ils en profiteront pour rep‡rer les lieux de tournage des clips qu’ils veulent r‡aliser...
166
15
TRISTE... TRISTE ‘ EN MOURIR
L’EMBARGO , EFFICACE, REND LES ‚CHANGES presque impossibles. Seul, le t‡l‡phone ‡chappe aux contr•les. Les
communications t‡l‡phoniques, forc‡ment brˆves en raison
de leur co“t ‡lev‡, diffusent l’essentiel de l’information en
phrases toujours trop lapidaires. Selon la nature de leur contenu, tant•t les mots sont porteurs de joie ou d’esp‡rance,
tant•t, le plus souvent, ils assassinent... Tocsin maudit, la
sonnerie d’aujourd’hui ‡tait, une fois encore, messagˆre de
mort. De Bujumbura, le communiqu‡ est parvenu, laconique, brutal : Œ F‡bronie Niyabirori est morte. •
Gaudence savait F‡bronie, son amie et sa compatriote,
gravement malade. L’annonce de l’issue fatale, redout‡e
autant qu’attendue, ne l’en laisse pas moins d‡sempar‡e.
Lors d’un des tout derniers ‡changes t‡l‡phoniques, F‡bronie avait fait le constat d‡sabus‡ : Œ Notre pays est maudit... •, comme si le Burundi, pays de misˆre, pays de luttes
ethniques, pays d’‡pid‡mies, pays de d‡chirements et de
massacres, ne pouvait pas ‡chapper, pas plus que le Rwanda
voisin, Š l’affreuse mal‡diction, Š toutes les formes de mal‡dictions, depuis la folie g‡nocidaire jusqu’Š la plus sournoise des pestes qui tuent jusqu’Š l’espoir m‰me, le sida... Et
comme si son destin Š elle devait n‡cessairement se confondre avec celui du pays tout entier.
F‡bronie n’avait pas trente ans. Elle laisse deux enfants,
”g‡s respectivement de sept et de six ans. Gaudence l’avait
connue en Belgique lorsqu’elle ‡tait venue y accomplir ses
‡tudes. F‡bronie, Š ce moment, y terminait les siennes.
167
L’une et l’autre avaient choisi de s’expatrier en Europe, loin
des leurs, pendant quatre ans, cinq ans, voire six ans, pour y
recevoir une formation dont elles esp‡raient pouvoir, Š leur
retour, faire b‡n‡ficier leur pays.
F‡bronie ‡tait enseignante. ‘ Bujumbura, elle avait form‡ le projet d’encadrer les bichoraŽ, enfants seuls qui ont
choisi ou d“ choisir la dure libert‡ de la rue, que Cesbron
appelait, dans nos pays, des chiens perdus sans collier et
que les Burundais appellent birobezo, d’un terme p‡joratif
qui d‡signe les clochards qui se nourrissent de d‡chets. Elle
souhaitait cr‡er un orphelinat pour que ces enfants mangent
tous les jours, dorment dans un lit avec des draps, disposent
d’habits propres et d’eau pour se laver, et pour qu’ils puissent aller Š l’‡cole. Elle avait m‰me ‡tabli un projet complet
de cr‡ation d’une boulangerie, conŽue comme atelier
d’apprentissage... Le projet aura donc ‡t‡ un projet mort-n‡.
Elle lui apprend qu’on dit Œ un • kirobezo et Œ des • birobezo. C’est le terme p‡joratif entre tous, Š ne pas confondre avec kitimbaŽ qui d‡signe Œ l’enfant qui dort
n’importe o† la nuit •, ni avec kidoma qui d‡signe Œ l’enfant
bien qui fouille des poubelles s‡lectionn‡es et qui est une
sorte de recycleur •, ni avec kicoraŽ qui d‡signe Œ celui qui
se d‡brouille tout seul dans la rue, qui mendie peut-‰tre en
tendant la main aux passants et en disant en swahili Sayidiye, mam‰, Sayidiye, pap‰ (aide-moi...) , mais qui fait de
son argent un usage r‡fl‡chi •...
Pas une larme. Gaudence ne pleure pas. Cet aprˆs-midi,
dans la v‡randa de la maison de Sauveniˆre r‡chauff‡e, Š
travers les vitres, par les rayons discrets du soleil printanier,
assise dans un fauteuil en rotin, Gaudence est prostr‡e, indiff‡rente aux signes avant-coureurs du printemps. Impuissants Š r‡jouir son regard, ni le jaune lumineux des forsythias, ni le rouge carmin‡ des groseilliers sanguins, qui sont
pourtant pr‡mices d’esp‡rance et de renaissance, ne par168
viennent Š adoucir la peine de la jeune femme, qui se sent
soudain si loin de ceux qu’elle aime. Sylvain, Š ses c•t‡s, se
confine dans un silence maladroit autant que compatissant.
Soudain, Gaudence prend en mains l’inanga qu’un ‡tudiant
vient de lui rapporter du Burundi. C’est une sorte de cithare
rectangulaire Œ Š bouclier •, Š neuf cordes, longue d’un
mˆtre, dont les deux petits c•t‡s sont marqu‡s par des entailles Š travers lesquelles une corde unique, trˆs serr‡e, fait
le tour du bouclier. Et voilŠ que, dans une langue inconnue
de Sylvain, le kirundi probablement, Gaudence se met Š
chanter sa peine, ou plut•t Š la psalmodier comme une pleureuse de n‡nies. ‘ chaque pincement de corde, l’instrument,
qui s’est fait voix presque humaine, fait ‡cho au sourd et
lent lamento de la chanteuse. La m‡lop‡e est lugubre Š laquelle participe un lent balancement du tronc, en un mouvement vaguement circulaire. Gaudence chantera longtemps, chuchochantera longtemps... Fascin‡, Sylvain se tait,
‡coute. Puis, soudain, Sylvain croit comprendre, croit reconna‹tre des mots... Sans modifier sa musique, sans changer de ton, Gaudence psalmodie encore : Œ Qu’on me laisse
en ma m‡moire / Marcher seule au vent, marcher... / Dans
les champs de ma nuit noire / J’ai quelque chose Š chercher. •
Gaudence s’est appropri‡ les mots de Marie No•l et les
utilise pour apprivoiser sa peine. Curieuse destination que
celle qu’elle donne Š cette Plainte dans le soir interpr‡t‡e au
son de cette cithare-sur-cuvette, instrument traditionnellement r‡serv‡ aux liturgies sacr‡es ou aux louanges adress‡es
Š la noblesse ! Et pourquoi pas ? Marie No•l doit ‰tre satisfaite de voir, de lŠ-haut, le pouvoir purificateur, cathartique,
de sa po‡sie...
Combien de temps ? Combien de temps, l’un et l’autre,
communiant Š la m‰me peine, vont-ils sentir que les traverse
de la m‰me maniˆre cet ‡tat... de gr”ce, ce moment si parti169
culier o† l’un et l’autre partagent avec une m‰me et intense
intimit‡ leur connivence, leur ferveur ? C’est que la douleur
de Gaudence s’abat sur elle au moment o† Sylvain, inform‡
de la r‡surgence du mal chez sa mˆre V‡ronique, ne trouve
aucun exutoire Š son d‡sarroi... Lui aussi avait besoin, sans
qu’il s’en rende bien compte, d’‡vacuer sa peine en la purifiant, en la magnifiant par l’acte musical. Il est all‡ chercher
son synth‡tiseur, l’a branch‡ sur le clavier d’orgue d’‡glise.
Et il improvise, en sourdine, un accompagnement au chant
de Gaudence. C’est la premiˆre fois que Gaudence et lui se
livrent Š cet exercice. Ils y arrivent du premier coup, spontan‡ment. Leur complicit‡ semble telle qu’elle pourrait donner
Š l’observateur non inform‡ l’impression qu’elle r‡sulte
d’un long apprentissage. Non, ils se sont rejoints instinctivement, sans calcul, sans ruse, sans malice. Sortilˆge merveilleux qui se r‡alise au diapason du cœur et de l’”me.
Combien de temps a dur‡ ce moment d’extase ? L’un et
l’autre seraient bien en peine de le dire. S“rement trˆs longtemps. V‡ronique, qui terminait sa sieste, un peu inquiˆte de
ne pas les voir repara‹tre, les ‡couta longuement, parderriˆre la porte. Et elle tomba sous le charme. Et son ‡motion la retourna jusqu’au plus profond d’elle-m‰me. Lorsque
l’‡cho des derniers accords disparut, elle se hasarda Š entrouvrir la porte. Elle y vit Sylvain se lever, s’agenouiller
devant Gaudence, lui prendre celle des mains qui ne tenait
pas l’inanga et d‡poser sur les phalanges un l‡ger baiser qui
semblait vouloir rendre hommage au talent de celle qui,
gr”ce Š ses doigts, avait cr‡‡ ces phrases m‡lodiques qui
disaient tant de choses. Et avec quelle profondeur et avec
quelles nuances ! V‡ronique referma discrˆtement la porte et
se retira. Faisant mine de reprendre sa main, Gaudence a
invit‡ Sylvain Š se relever. Sylvain, ce faisant, voit qu’elle
se h”te d’‡craser au coin de l’œil la larme qu’elle n’a pu
refouler. Pour ne pas rompre trop brutalement la magie du
170
moment, il lui propose d’aller faire un tour dans la campagne. ‘ tout hasard, il s’arme de son cam‡scope. Il y aura
bien l’une ou l’autre scˆne Š filmer.
L’hiver venteux a laiss„ trace, Œ‡ et l‡, des blessures
meurtri†res qu’il a faites. La tronŒonneuse n’avait pas pu
pr„voir qu’ici, sous les coups entƒt„s et imp„tueux de vents
tourbillonnants, des troncs v„n„rables se briseraient et
abandonneraient l’une ou l’autre branche ma‹tresse,
s’amputeraient parfois mƒme de la moiti„ de leur dˆme. L‡,
le chablis est tel que la saign„e inflig„e au bosquet y m„nage une clairi†re d„sol„e.
Sylvain impose ‡ son cam„scope de garder trace de ce
qu’ils observent.
– Regarde, dit-il ‡ Gaudence en la lui montrant du doigt,
une branche morte que les cantonniers n’ont pas vue...
La s†ve, en effet, refuse d’y remonter et de l’investir une
fois encore. Pas un bourgeon, pas une foliole. La branche
est bien morte. Pour la beaut„, mais aussi pour la sant„ de
l’arbre, il e•t fallu l’„laguer..., l’amputer. Ce dernier motboomerang, qui assi†ge sa pens„e, tout ‡ coup lui fait mal.
Puis, avisant, dans un pr„, quelques souches d’arbres
qu’une machine a sci„es au ras du sol...
– Tu vois, dit-il. Pour des raisons de co•t uniquement, on
ne prend plus la peine de d„chausser les souches et
d’enlever les racines. Non, on va y injecter je ne sais quel
produit chimique qui se chargera de les d„composer dans le
sol mƒme. Elles sont l‡ qui, nagu†re encore, solidement et
profond„ment arrim„es au sol et pourvoyeuses de toute vie,
elles sont l‡ qui, bientˆt d„vitalis„es, tomberont d’ellesmƒmes en poussi†re...
Il ne parvient pas ‡ chasser ces pens„es morbides. Voil‡
qu’il „voque la poussi†re... Oui, tout est poussi†re... D„cid„ment ! Il ferme les yeux. S’adosse, au bord d’un foss„
humide, au tronc d’un arbre. Mais voici maintenant que son
171
odorat est sollicit„ par une exhalaison f„tide de champignon. Il rouvre les yeux, observe sur le tronc un d„but de
pourrissement de l’„corce et, ‡ la base, l’emprisonnant en
arc de cercle, une grappe de champignons couleur de miel :
l’armillaire mielleuse, dirait V„ronique. C’est sans appel.
Le cancer a d„j‡ envahi le cœur de l’arbre. Le cancer...
– Viens, dit Gaudence. Cette promenade-safari ne sert Š
rien. ‘ rien qu’Š nous faire du mal encore. Aujourd’hui,
nous ne parviendrons pas Š voir autre chose que des images
de notre peine. Laisse un moment ton cam‡scope. Parlons, si
tu veux.
C’est donc par Gaudence, qui, pourtant, porte douloureusement en elle le deuil de sa compatriote, que Sylvain va
pouvoir dire sa souffrance, son d‡sarroi, son impuissance Š
secourir sa mˆre qu’il adore, sa d‡sesp‡rance. Ils se sont
assis sur un des bancs que la commune a am‡nag‡s Š
l’intention des promeneurs. Discrˆtement, Gaudence va aider Sylvain Š exprimer sa peine. Peu Š peu, Sylvain parvient
Š traduire en mots ce qui est rest‡ confus en lui jusqu’Š aujourd’hui. Il va dire sa solitude d’enfant unique, le grand ”ge
de Mamy Sophie avec qui il est difficile de partager ses inqui‡tudes au sujet de V‡ronique, l’absence de parents
proches Š qui se confier... Il va dire la solitude de V‡ronique, fille unique ‡galement, sans cousins, sans oncles ni
tantes... Il va dire combien a ‡t‡ ‡troite leur intimit‡, dans
laquelle ils ont tout partag‡, toujours ; combien la maladie
de V‡ronique, qui s’insinue entre elle et lui, rend difficile
tout partage entre eux... Il va dire combien il redoute la maladie plus encore que ne semble la redouter V‡ronique ellem‰me. Apparemment, en tout cas. Il va dire combien lui est
r‡confortante sa pr‡sence Š elle, Gaudence, ainsi que la pr‡sence de la famille d’Alcantara qui se montre si proche, si
pr‡venante Š l’‡gard de V‡ronique.
172
Dans ce moment d’abandon, qui les a conduits insensiblement Š exprimer des pens‡es intimes, Sylvain ne mettra
pas cependant son ”me Š nu, complˆtement Š nu. Il ne dira
pas Š Gaudence les questions qu’il se pose sur ce pˆre qu’il
ne lui a pas ‡t‡ donn‡ de... faire exister. Il ne dira pas que la
maladie de V‡ronique lui interdit de l’entreprendre encore
sur ce sujet. Il ne dira pas cependant qu’il a la conviction
d’avoir lev‡ le mystˆre. Il ne lui dira pas combien
l’apparente l‡gˆret‡ de Sylvestre, incapable qu’il a ‡t‡ de
faire les rapprochements les plus grossiers et les plus ‡vidents, le... sidˆre. Il ne lui dira pas combien, sur ce sujet,
l’ignorance, feinte ou r‡elle, de Lise-Laure lui para‹t suspecte... Il ne dira pas non plus qu’il ne parvient pas Š donner
forme Š son Œ devoir • – c’est le terme qu’il utilise dans ses
monologues int‡rieurs – de vengeance Š l’‡gard de ce pˆre
irresponsable, pas plus qu’Š l’‡gard de ceux qui l’entourent
et dont l’aveuglement lui para‹t trop opportun. Il ne dira pas
que la haine qu’il a aliment‡e pendant tant d’ann‡es, que
cette haine-lŠ tout Š coup l’abandonne et le quitte comme la
chenille se d‡pouille de sa chrysalide et se retrouve papillon.
Tout au plus consent-il Š admettre la reconnaissance toute
filiale de Sylvestre Š l’‡gard de V‡ronique : Sylvestre, tout
le monde le sait, ‡tait un adolescent en d‡route et V‡ronique
l’a sauv‡ du naufrage. Il lui doit bien cela.
Il lui doit bien cela... Comme si tout se monnayait.
Comme si tous les rapports humains se n‡gociaient en avantages ‡quitablement partag‡s, en services rendus mutuellement... Comme si l’int‡r‰t ‡tait le seul moteur des actions
humaines. Non, Sylvain ne dira pas cela. Il n’affirmera pas
le contraire non plus, car, s’il le faisait, il a l’impression
qu’il trahirait une partie de son secret.
Il dira enfin combien les lib‡ralit‡s de Sylvestre Š leur
‡gard, Š l’‡gard des projets musicaux qui sont les leurs, Š
Lise-Laure, Š Gaudence, Š son groupe musical et Š lui173
m‰me, lui paraissent g‡n‡reuses et d‡sint‡ress‡es. Il ne veut
y voir aucune faŽon, occulte ou d‡tourn‡e, d’honorer la
dette qu’il aurait Š l’‡gard de V‡ronique. Non, Sylvestre a,
naturellement, un temp‡rament de philanthrope et de m‡cˆne. Et c’est ce qui le rend sympathique et qui d‡sarme
ceux qui seraient obscur‡ment pr‡venus contre lui...
Gaudence le laisse dire. Elle sait que tout ce flux verbal,
avec ce qu’il contient d’aveux, de sous-entendus et, par-delŠ
ses silences m‰me, de secrets jalousement gard‡s, camoufle
mal la d‡tresse de Sylvain. Il voudrait tant que sa mˆre gu‡risse. Il se rend compte surtout que tout son amour, toute la
puissance de son amour pour sa mˆre ne sert Š rien, ne parviendra pas, Š lui seul en tout cas, Š lui assurer la gu‡rison.
Gaudence, qui vient de souffrir tant Š l’annonce de la mort
de F‡bronie, Gaudence donc va tenter de lui redonner, sinon
l’esp‡rance, du moins un peu de s‡r‡nit‡. Gaudence a peut‰tre appris, plus que lui, par les ‡preuves que la vie lui a
d‡jŠ r‡serv‡es, la part qu’il convient de laisser Š la fatalit‡.
– Bien des choses ‡chappent Š notre entendement, ditelle. Ce qui a ‡t‡ pr‡vu se produira de toute faŽon.
– Tu veux m’apprendre la r‡signation ?
– Non, dit-elle. Surtout pas Š toi qui te nourris d’une civilisation, d’une culture qui croit dominer tout par la raison.
Mais, o† que nous soyons, nous n’‡chapperons pas Š l’ordre,
ou plut•t au d‡sordre qui pr‡side Š notre destin‡e...
Sylvain en a le souffle coup‡. Gaudence a compris, pourtant, qu’en invitant la pens‡e de Sylvain Š d‡passer l’analyse
de sa seule situation, Š s’‡largir Š l’universel, peut-‰tre parviendrait-elle Š adoucir la peine du moment. C’est un peu
comme si elle proposait Š la raison raisonnante de Sylvain
un cheminement semblable Š celui que son chant funˆbre a
accompli sur le plan de la sensibilit‡... Et en m‰me temps,
elle va ‡voquer toutes les raisons qui doivent pousser Syl-
174
vain Š continuer d’esp‡rer. Tant il est vrai que nous envahit
le sens de l’absurde quand l’espoir nous abandonne.
– Tu n’ignores pas que, dans vos pays civilis‡s, la
science ne cesse de faire des progrˆs et que bien des cancers,
hier incurables, sont aujourd’hui facilement domin‡s...
Curables ou pas, ce n’est pas la pr‡occupation de Sylvain. Ce qu’il ne comprend pas, c’est que V‡ronique puisse
en ‰tre frapp‡e. Elle n’a pas m‡rit‡ Œ Ža •... Quand bien
m‰me le cancer ne puisse pas ‰tre consid‡r‡ comme une
punition du ciel, – et pour quelle faute, bon Dieu ? –
V‡ronique n’a pas non plus provoqu‡ la destin‡e : pas
d’alcool, pas de tabac, pas de bronzages intempestifs...
– Mais, suggˆre Gaudence, ta maman aurait pu c•toyer
souvent, dans son milieu professionnel, des lieux o† r‡gnait
un tabagisme forcen‡... Et puis, en matiˆre d’hygiˆne alimentaire, les fabricants doivent encore faire de gros efforts...
La maladie n’en finit pas de ruser avec le progrˆs. Mais vos
hommes de sciences sont plus rus‡s encore...
De telles consid‡rations ne peuvent pas consoler Sylvain.
Au moins servent-elles Š le distraire d’une complaisance Š
soi un peu trop morbide. Gaudence croit pouvoir l’emmener
vers d’autres horizons.
– Ainsi, dit-elle, cette maladie des pays riches, – le cancer, – peut-elle ‰tre d‡sormais envisag‡e avec esp‡rance.
Que dire, aujourd’hui, de la maladie des pays pauvres, le
sida ? Vos chercheurs ont seulement commenc‡ Š s’en
pr‡occuper quand elle a touch‡ le continent am‡ricain. Je dis
cela sans amertume, s’empresse-t-elle d’ajouter. Mais je
constate que l’Afrique centrale aura ‡t‡ d‡cim‡e avant qu’on
trouve les moyens d’endiguer l’‡pid‡mie..., les moyens th‡rapeutiques d’abord, financiers ensuite...
Elle a compris qu’elle est parvenue Š d‡tacher un peu
Sylvain de sa peine. Aussi s’empresse-t-elle de l’y ramener
en l’‡clairant d’esp‡rance :
175
– Et puis V‡ronique a tellement de volont‡. Une telle volont‡ de gu‡rir est rare. Je crois que nous devons l’aider Š
vouloir. Avec autant de force qu’elle-m‰me.
– Au fond, tu as raison, dit-il. Viens, rentrons.
Il s’est lev‡. Il lui tend la main pour l’aider Š se lever
‡galement. Mais elle ne gardera pas longtemps sa main dans
la sienne. Simple r‡serve ou tout simplement autres usages ?
Sylvain aurait bien aim‡, cependant, parcourir pendant un
long moment ce chemin de campagne avec Gaudence, main
dans la main.
Il a senti, enfin, qu’il devait r‡orienter leur attention vers
des pr‡occupations qui touchent plus personnellement Gaudence. Il revient donc au projet de F‡bronie.
– Au fond, quand F‡bronie formait le projet d’encadrer
les bichoraŽ, dans son domaine Š elle, ne poursuivait-elle
pas un objectif apparent‡ au tien, Š toi qui veux mieux am‡nager la ville ?
– Mais F‡bronie se pr‡occupait des humains, tandis que
moi je m’int‡resse aux infrastructures dans lesquelles ils
vivent...
Sylvain invite Gaudence Š parler. Elle va lui rappeler son
‡tonnement lorsque, arrivant en Belgique, elle a d‡couvert
des kilomˆtres et des kilomˆtres d’asphalte, d’autoroutes... Il
va l’inviter Š ‡voquer l’organisation de la ville dans son
pays. Elle va lui parler de Bujumbura, la capitale, ville explos‡e qui est pass‡e, en trente ans, de 50 000 Š 300 000
habitants. Et un tel d‡veloppement n’est pas Š l’abri de
l’anarchie. Elle lui parle du quartier asiatique, de ce vieux
quartier commerŽant o† chaque maison est un magasin tenu
par un Pakistanais : l’ambiance coloniale y est entretenue
par l’architecture des faŽades. Elle va ‡voquer le sud de la
ville, au bord du lac Tanganyika, o† sont les quartiers modernes, o† les b”timents, n‡anmoins assez disparates, se
dressent le long de larges avenues ombrag‡es. Elle va parler
176
de la zone r‡sidentielle qui s’‡tire sur les premiˆres pentes
de la montagne, des villas et des petits immeubles qui
s’‡lˆvent parmi les flamboyants et les frangipaniers. Elle va
‡voquer la ville traditionnelle qui est constitu‡e de quartiers
dispers‡s, d’aspect assez h‡t‡rogˆne : Faubourg-Rural, gros
village constitu‡ de cases rondes, diss‡min‡es parmi les
bananiers ; Buyenzi, le quartier des islamis‡s dont la plupart
sont originaires de Tanzanie, qui m‰le paillotes rondes et
cases en briques d’argile ; Ocaf, quartier entiˆrement constitu‡ de maisons en dur ; Kameng„ et Belgie – Œ ce nom doit
te dire quelque chose • – qui offrent, gr”ce Š leur plan en
grille, un habitat plus urbanis‡... ; Bwiza, quartier cosmopolite des bars et des restaurants, o† l’on rencontre beaucoup
de Za™rois, le march‡ de Jab„ ; et puis, dans le d‡sordre,
Ngagara, Nyakabiga, Kanyosha, Musaga, Cibitok„, Mutakura...
Puis elle parlera encore des champs de manioc et de haricots, des bananes, du ma™s, du bl‡, du coton, de la p‰che sur
le lac... de la plaine alluviale de la Ruzizi, de But„r„r„, la
banlieue...
Sylvain est sous le charme.
Gaudence et Sylvain en oublient un peu leur peine.
177
178
16
PAR LE REGARD DE L’AUTRE
Lise-Laure n’existait pas. Lise-Laure vient de r‡aliser,
qu’avant aujourd’hui, jamais encore elle n’a eu ni le loisir ni
le droit d’exister. Enfant Œ privil‡gi‡e •, comme on dit,
Lise-Laure a connu l’aisance mat‡rielle, celle qui dispense
d’‰tre attentif aux pr‡occupations intimes des ‰tres. Enfant
unique, h‡ritiˆre convoit‡e, que pouvait-elle souhaiter
d’autre que de se laisser endormir par les artifices du bien‰tre, que de se laisser griser par les apparences fallacieuses
du bonheur ? Son dipl•me universitaire ne pouvait, en aucun
cas, ‰tre Œ mis Š profit •. La formation qu’elle a reŽue ne
pouvait avoir d’autre finalit‡ que sa propre gratuit‡, que son
inutilit‡ fonciˆre. Que dire de ses talents artistiques ? Jeune
fille de bonne famille, n‡e trop tard dans un siˆcle qui a
choisi d’envisager d‡sormais la condition f‡minine avec un
regard neuf, Lise-Laure n’a pas eu le droit d’exploiter les
talents de cantatrice qu’elle avait eu tout le loisir, cependant,
de d‡velopper au conservatoire. Lise-Laure a donc reŽu tout
ce qui lui permet d’avoir l’”me bien faite, Š d‡faut de l’avoir
bien faite pour ‰tre utile, pour ‰tre efficace, pour se donner Š
elle-m‰me, tout simplement, une raison d’‰tre. Puisqu’elle a
reŽu tout pour ‰tre heureuse, elle n’a donc pas eu le droit
d’aspirer au plein ‡panouissement de ses talents propres. Il
lui revenait de subir simplement ces conditions de la b‡atitude, qui lui ‡taient donn‡es comme par enchantement, sans
qu’elle ait Š faire un quelconque effort pour les atteindre.
Son bonheur, elle devait se le construire dans la passivit‡,
dans la qui‡tude et peut-‰tre m‰me dans l’extase. ‘ at-
179
tendre. Elle n’avait qu’Š attendre. Et Š appr‡cier ce qui lui
‡tait donn‡...
Attendre. Tel est bien son lot et la raison de sa souffrance
ou de sa langueur. Devenue ‡pouse, elle s’est trouv‡e r‡duite Š attendre, Š toujours attendre, semblable aux ‡pouses
de ces maris trop souvent absents, capitaines au long cours
explorant des terres lointaines et inconnues, ing‡nieurs installant derricks et pipe-lines en plein d‡sert, routiers transcontinentaux, m‡decins sans frontiˆres, explorateurs, grands
reporters, globe-trotters de tout acabit... ‘ attendre un mari
qui r‡side la semaine Š Anvers, quand il ne bourlingue pas
par les mers et par les airs en direction du Gabon ou d’un
autre pays d’Afrique centrale.
Ce mari, pr‡cis‡ment, conscient de n’‰tre que le gendre
du patron-fondateur de la soci‡t‡, pr‡occup‡ de se faire reconna‹tre pour ses propres qualit‡s, a choisi de jouer les
self-made-men, afin de se prouver Š lui-m‰me d’abord, Š
son beau-pˆre ensuite, que sa bonne fortune ne lui a pas ‡t‡
donn‡e inconsid‡r‡ment, que la confiance qui lui ‡tait faite
‡tait justifi‡e et m‡rit‡e... Ainsi donc, il s’est laiss‡ absorber,
envahir, happer par le travail, au point de devenir un mari
m‡t‡ore, trop souvent absent, pr‡sent surtout lors de manifestations publiques destin‡es Š flatter l’image sociale que la
famille a le souci de donner d’elle-m‰me, pour la prosp‡rit‡
de l’entreprise. Ainsi en a-t-il ‡t‡ du cocktail Redout‡, par
exemple.
En cons‡quence, les retrouvailles des ‡poux sont devenues distraites. S’‡loignant l’un de l’autre imperceptiblement, presque sans s’en rendre compte, ils en sont venus Š
Œ honorer leur contrat • dans une sorte d’indiff‡rence, investissant chacun de leur c•t‡. Sylvestre, prenant pr‡texte de
ses occupations professionnelles Œ temporairement • trop
absorbantes, avait souhait‡ n’avoir pas d’enfant trop t•t,
arguant de ce que, en d‡but de carriˆre, il n’aurait pas assez
180
de disponibilit‡ pour s’occuper de cet... h‡ritier. Puis, le
temps passant, on n’en avait plus parl‡. Par la force des
choses, le couple ‡tait devenu inf‡cond. Par distraction plut•t. Du moins, cette distraction-lŠ peut-elle ‰tre imputable
avant tout Š Sylvestre, qui s’est laiss‡ envahir par le travail
et manger par le souci des affaires. Mais surtout, Sylvestre
n’a ni vu ni senti ce qui se passait dans l’esprit de LiseLaure. Il n’a pas senti la vacuit‡ qui envahissait son ”me. Il
n’a pas vu l’‡tiolement de son cœur.
Lise-Laure s’est forc‡ment r‡fugi‡e dans des activit‡s
que les conventions langagiˆres qualifient de domestiques,
avec tout ce que cela comprend de p‡joratif, de secondaire,
voire d’inutile et de vain, Lise-Laure voyant s’alt‡rer Š ses
propres yeux toute repr‡sentation valorisante d’elle-m‰me.
Am‡nager le home, Š l’int‡rieur comme Š l’ext‡rieur, voilŠ
ce qui a constitu‡ son seul horizon, dans des circonstances
o†, progressivement, ce m‰me home a perdu peu Š peu de
son ”me, de sa raison d’‰tre en tout cas... ‘ cause de
l’absence quasi permanente de celui qui est cens‡ en ‰tre le
chef.
R‡duite Š passer de longues heures au piano, Š se chanter
les lieder que personne d’autre ne devait jamais entendre,
r‡duite, pour tuer le temps, Š consacrer une bonne partie de
ses journ‡es Š la lecture, elle a vu ce mal, une langueur ind‡finie, l’envahir inexorablement, sournoisement. Sa lucidit‡,
la p‡n‡tration de son analyse n’ont pas emp‰ch‡ le mal
d’accomplir son œuvre insidieuse.
Puis, il y eut la rencontre fortuite et merveilleuse du
cocktail Redout‡. Il y eut Sylvain. Il y a eu V‡ronique.
Lise-Laure n’est pas dupe. Elle conna‹t le pass‡ de Sylvestre. Elle sait, des relations de V‡ronique et de Sylvestre,
ce qu’il est socialement reŽu de savoir. Elle a, de plus, suffisamment d’intuition pour imaginer le reste. Le reste ? Tout
et rien Š la fois, selon son humeur, selon ses moments de
181
cafard ou d’esp‡rance... Mais Š quoi bon ? Que redouter
aujourd’hui de cette femme, dont le temps a contribu‡ Š
creuser la diff‡rence d’”ge qui la s‡pare de Sylvestre, de
cette femme que l’impitoyable maladie a terrass‡e et diminu‡e, de cette femme qui, elle en est convaincue, a choisi de
s’effacer avec une grandeur d’”me peu commune, de cette
femme enfin qui est la mˆre de ce fils tellement dou‡ qu’on
le croirait choy‡ des dieux ?
C’est qu’elle doit sa renaissance, sa r‡surrection Š ce
Sylvain que les heureux hasards de la destin‡e ont plac‡ sur
sa route. Rien ne les pr‡destinait Š cette rencontre. La complicit‡ qui s’installa entre eux n’en fut que plus fulgurante.
C’est dans le regard de Sylvain que Lise-Laure s’est soudain
reconnue. VoilŠ que quelqu’un lui disait ou lui faisait savoir :
– Je sais que tu as du talent. Je sais que, par lui et gr”ce Š
lui, tu peux dire au monde ta joie, ta souffrance, les soubresauts de ton ”me ou de ton cœur, que, par les mystˆres de la
transfiguration artistique, tu leur donnes grandeur et dignit‡
et que, par-delŠ, chacun, s’y reconnaissant gr”ce Š toi, peut y
trouver l’apaisement. L’art, vois-tu, Lise-Laure, concluait
sentencieusement Sylvain, est communion...
Mais cette communion, d’abord, elle ‡tait communion
entre Lise-Laure et Sylvain. Qui n’a jamais donn‡ la r‡plique Š un partenaire dans une scˆne de th‡”tre, qui n’a
jamais jou‡ une morceau de piano Š quatre mains, qui n’a
jamais dans‡ avec un partenaire, qui n’a jamais chant‡ dans
un chœur, qui n’a jamais fait partie d’un ensemble orchestral
ne peut pas comprendre que ne se juxtaposent pas ou ne
s’accordent pas seulement des habilet‡s techniques, mais,
qu’en plus, la r‡ussite de ces entreprises d‡pend surtout de
la faŽon dont l’un comprend l’autre, p‡nˆtre en lui et saisit
une partie de son ”me. Et peut-‰tre la lui ravit. L’art exige
don et abandon. Surtout en ce qui concerne les arts de
182
l’‡ph‡mˆre, la musique, la danse, le th‡”tre... Ces œuvres
d’art-lŠ, mortes ou inertes dans des cartons, ne prennent vie,
une vie autre et nouvelle Š chaque fois, qu’Š travers leurs
interprˆtes. Ainsi donc, Lise-Laure et Sylvain, par n‡cessit‡
artistique, ce qui est socialement trˆs acceptable, avaient-ils
‡t‡ amen‡s Š se livrer mutuellement un peu d’eux-m‰mes...
En tout bien tout honneur, comme dit la formule populaire.
žtre au diapason l’un de l’autre n’est pas r‡pr‡hensible,
n’est-ce pas ?
Compl‡mentarit‡, complicit‡... Les mots ne manquent
pas pour dire la n‡cessaire connivence entre partenaires
qu’exige toute cr‡ation ou toute interpr‡tation musicale.
Intuitivement, sans l’aide de mots, au-delŠ des mots, ils
s’‡taient reconnu la m‰me sensibilit‡ aux choses de l’art.
Mais ce qui diff‡renciait Lise-Laure de Sylvain, c’est que, si
Sylvain ‡tait reconnu et appr‡ci‡, d’abord par sa mˆre qui
allait jusqu’Š le mettre sur un pi‡destal, ensuite par ses professeurs, par ses amis, et qu’il ‡tait l‡gitimement en droit
d’avoir toutes les ambitions pour son avenir, par contre
Lise-Laure, qui avait d‡pass‡ l’”ge o† l’on peut nourrir tous
les projets d’avenir, y compris les plus fous, avait ‡t‡
comme ‡teinte par la vie. Toutes les ressources de son ‰tre,
que les hasards de son ‡ducation avaient bien voulu lui r‡v‡ler, avaient ‡t‡ plac‡es comme dans un placard, avec interdiction d’y toucher. Pour des raisons de non-n‡cessit‡,
d’inutilit‡... Et voilŠ que, tout d’un coup, quelqu’un vient Š
elle et lui permet de retrouver comme une identit‡. Elle qui
n’‡tait plus que Œ l’‡pouse de •, que celle qui ‡tait contrainte
de vivre Œ dans l’ombre de •, voilŠ que Sylvain la r‡v‡lait
brutalement Š elle-m‰me. Elle venait de d‡couvrir qu’elle
existait par le regard et dans le regard d’un autre. Comme
une amante existe Š travers le regard que son amant porte
sur elle...
183
Sylvain, lui, vivait avec ivresse tous les bonheurs de
telles rencontres. Par contre, ce qui semblait unique Š LiseLaure, Sylvain le vivait Š de multiples reprises dans d’autres
circonstances. Ce qu’il ressentait lŠ, il le ressentait aussi
avec Gaudence, avec ses copains du groupe musical, chaque
fois qu’il recourait aux pouvoirs ‡vocateurs d’un autre instrument, le piano, le vibraphone, le balafon... Se donner ainsi, avec une telle prodigalit‡, les joies sublimes de
l’inspiration et de leur expression par le moyen
d’instruments diff‡rents le comblait. Il acc‡dait Š cette
ivresse de pouvoir ‰tre Š la fois l’interprˆte d’œuvres extr‰mement diverses, de la plus classique Š la plus moderne,
avec une pr‡dilection pour celles qui venaient du fond des
”ges, depuis les musiques traditionnelles jusqu’Š leur interpr‡tation jazz‡e, sur des instruments vari‡s, avec des partenaires diff‡rents, et de pouvoir ‰tre ‡galement le cr‡ateur de
compositions tant•t improvis‡es tant•t longuement ‡labor‡es. Quand il se livrait Š son art, Sylvain jetait sur le monde
un regard neuf, pur, vierge en un mot de toutes ces alt‡rations de la dignit‡ humaine – les faiblesses, les malices ou
m‰me les turpitudes – que la fr‡quentation des hommes met
au jour, naturellement.
Par contre, si, dans l’exercice de ses activit‡s musicales,
Sylvain se donnait Š tous et recevait autant d’eux, avec une
pr‡dilection toute particuliˆre pour Gaudence, il devait se
l’avouer, il faut bien reconna‹tre, au contraire, que LiseLaure, quant Š elle, devait sa renaissance Š la seule action
salvatrice de Sylvain. Dans la grande balance des sentiments, on peut donc dire que Sylvain compte plus pour
Lise-Laure que Lise-Laure pour lui. Mais, lorsque deux
‰tres s’‡blouissent mutuellement, et Š ce point, leur appartient-il de mesurer exactement ce que l’un donne et ce que
l’autre reŽoit ? Nul ne contestera, en tout cas, que, lorsque
184
Lise-Laure et Sylvain se trouvent ensemble, ils se sentent
bien l’un avec l’autre, et sans arriˆre-pens‡e...
Sans arriˆre-pens‡e ? Saura-t-on jamais ce que cache
l’inconscient des ”mes ? Ne sont-ils pas en train de se livrer,
tous les deux, Š l’insu l’un de l’autre, et presque malgr‡ eux,
Š une m‰me qu‰te, Š celle qui part de Sylvestre et aboutit Š
lui ? L’image publique de Sylvestre est celle d’un homme
d’affaires qui r‡ussit brillamment, qui mˆne une vie sociale
normale, qui s’autorise m‰me des actions de philanthropie et
de m‡c‡nat, qui a toutes les raisons d’‰tre heureux et qui a
tout pour rendre heureux ceux qui vivent par lui et de lui.
Sylvestre doit certainement faire envie.
Non, Lise-Laure ne fera pas savoir le vide qui l’a envahie
au fur et Š mesure que le paysage de sa vie de couple lui est
devenu d‡sertique. Non, Lise-Laure ne dira pas combien il
lui est devenu n‡cessaire de prendre une revanche sur un
sort qui, vu de l’ext‡rieur, ne peut que la combler, mais qui,
en r‡alit‡, la dessˆche, la mine et lui fait perdre jusqu’Š la
conscience d’elle-m‰me. Non, Lise-Laure ne dira pas combien l’arriv‡e de Sylvain a ‡t‡ pour elle cause de r‡surrection, combien l’arriv‡e de Sylvain a ‡t‡ pour elle ‡blouissement, peut-‰tre m‰me jusqu’Š l’aveuglement, jusqu’Š un
aveuglement aussi redout‡ qu’esp‡r‡. Non, elle ne dira pas,
surtout, que ce Sylvain-lŠ, dont l’intrusion dans sa vie est on
ne peut plus providentielle, peut ‰tre Š la fois cause de son
exultation et instrument de sa revanche, d’une revanche sur
l’adversit‡, d’une adversit‡ que son entourage lui d‡nie :
Œ Quand on a tant reŽu de la vie, on n’a pas le droit d’‰tre
malheureux. •
Non, Sylvain ne dira pas combien grande a ‡t‡ sa souffrance de ne pas conna‹tre son pˆre, ni combien profonde est
sa conviction de l’avoir enfin d‡busqu‡. Sylvain ne dira pas
non plus que la maladie de V‡ronique lui interdit de tracasser encore sa mˆre avec ses propres interrogations. Sylvain
185
ne dira pas non plus qu’il ‡prouve pour Sylvestre des sentiments m‰l‡s Š la fois de sympathie et d’admiration d’une
part, pour toutes les qualit‡s qui expliquent sa r‡ussite sociale, et de rancune d’autre part. Sylvain ne dira pas, enfin,
sa perplexit‡ : le cancer de V‡ronique, les sentiments contradictoires qui le traversent ne lui permettent pas de se d‡terminer en face de ce pˆre irresponsable qui semble ignorer
jusqu’Š son existence m‰me.
Les circonstances auraient d“, toutefois, ‡veiller des
soupŽons. La sollicitude de Sylvestre Š l’‡gard de V‡ronique, son assiduit‡ auprˆs d’elle ne trouvent-elles leur justification que dans le souci qu’il aurait de lui exprimer sa reconnaissance pour tout ce qu’elle a fait pour lui, autrefois,
lorsqu’il ‡tait adolescent ? Cette reconnaissance serait, pourrait-on dire, aussi tardive que filiale. Mais cela suffirait-il Š
expliquer une disponibilit‡ qu’il n’a jamais trouv‡ le temps
d’avoir, auparavant, pour son ‡pouse ? Par ailleurs, sa g‡n‡rosit‡ de sponsor Š l’‡gard de Sylvain et de son groupe orchestral s’explique-t-elle par une propension naturelle et,
pour ainsi dire, aveugle, Š jouer les M‡cˆne ou bien procˆde-t-elle d’une intuition confuse qui le pousserait Š se
sentir redevable envers lui plus qu’envers tout autre ?
Curieusement, personne, ni Lise-Laure, ni Sylvain, ni
V‡ronique, ni Sylvestre lui-m‰me, ne veut se poser de telles
questions. L’harmonie de leurs relations semble, Š ce sujet,
exiger un black-out absolu. Et nul ne se sent autoris‡ Š le
rompre. C’est qu’il arrive Š la m‡moire d’‰tre oublieuse ou Š
l’amn‡sie d’‰tre s‡lective : autant de formules ‡l‡gantes que
chacun utilise en son for int‡rieur pour justifier sa bonne
‡ducation ou son souci de respecter les convenances. Chacun s’est jur‡ qu’on ne le prendrait pas en d‡faut de manquer de savoir-vivre.
La fin de l’hiver et le d‡but du printemps ont ‡t‡, pour
Lise-Laure et Sylvain, l’occasion de donner quelques r‡ci186
tals Faur‡ et Marie No•l. Chaque fois, les lieux ‡taient choisis par Sylvestre avec une attention m‡ticuleuse, sur base de
critˆres de s‡lection identiques. Il fallait que le lieu soit
charg‡ d’histoire et qu’il s’inscrive dans un d‡cor naturel
prestigieux. Tant•t, ce fut dans le grenier architectural du
ch”teau-ferme de Fala•n, demeure imposante du dixseptiˆme siˆcle, caract‡ristique par ses trois grandes tours
carr‡es et par les vestiges de ses douves et de son pont-levis,
au centre d’un de ces villages qui ont m‡rit‡ le titre envi‡ de
Œ plus beau village de Wallonie •. Ce fut ensuite le tour du
ch”teau de Deulin, au bord de l’Ourthe, entour‡ de son arboretum. Puis il y eut le ch”teau de Modave, en Condroz li‡geois, c‡lˆbre par l’harmonie et l’‡quilibre de son architecture et situ‡ au cœur d’une r‡serve naturelle riche autant par
sa faune que par sa flore. Il y eut encore un r‡cital dans une
grange du ch”teau de Petit-Leez, Š Grand-Leez, dans la
campagne gembloutoise, o† la Dieleman Gallery a diss‡min‡, dans un parc prestigieux de cinq hectares, une multitude
de sculptures des XIXe et XXe siˆcles. S’y produisant avec
Lise-Laure, Sylvain a aussit•t pens‡, en d‡couvrant la salle
d’exposition sp‡cialement consacr‡e aux artistes du Zimbabw‡, ainsi que la cour int‡rieure qui pr‡sente un ensemble
de sculptures du m‰me Zimbabw‡ ‡voquant un jeu
d’‡checs, que ce nouveau sanctuaire de la sculpture ne manquerait pas de plaire Š Gaudence...
Sylvain ne s’‡tonne plus que, malgr‡ l’enthousiasme
qu’‡veillent en lui les r‡citals donn‡s avec Lise-Laure, il se
plaise Š ‡voquer aussi souvent, et instinctivement, le nom de
Gaudence. C’est vrai que le groupe Sambolera prend forme
et que les r‡p‡titions, de leur c•t‡, vont bon train ‡galement.
Il est tout aussi vrai que la r‡serve naturelle, faite de distinction et de mystˆre, dont fait preuve Gaudence l’intimide et
le stimule tout Š la fois, l’‡trange beaut‡ de Gaudence se
trouvant comme transfigur‡e par le mystˆre qui l’entoure.
187
‘ la faveur du printemps naissant, Lise-Laure et Sylvain
se sont mis Š la recherche de sites pour les vid‡o-clips qu’ils
se proposent de tourner. Lise-Laure, dans ces circonstances,
se transforme en monitrice d’auto-‡cole et se charge
d’initier Sylvain Š la conduite automobile.
Sylvain n’‡prouve aucun attrait pour la m‡canique, pas
plus qu’il ne ressent, ni ne ressentira jamais ce que certains
appellent l’ivresse du volant. Conduire lui appara‹t comme
une servitude n‡cessaire Š laquelle nul ne peut se d‡rober.
N’ayant jamais eu la curiosit‡ de regarder comment sa mˆre
conduisait, n’ayant nullement analys‡ les gestes qu’elle faisait ni essay‡ de comprendre comment ils se coordonnaient
entre eux, ni pourquoi, il est par cons‡quent un ‡lˆve appliqu‡, mais indiff‡rent aux mystˆres du volant. ‚lˆve appliqu‡
et surtout trˆs tendu, multipliant plus que d’autres les r‡flexes inappropri‡s, les r‡actions inopportunes, il exige de
Lise-Laure une attention plus que soutenue Š l’‡gard de ses
balbutiements de conducteur. ‘ plusieurs reprises, LiseLaure a d“ se dominer pour r‡sister Š la tentation de poser
une main sur le volant afin de corriger la trajectoire du v‡hicule ou, pour ‡viter une ‡ventuelle embard‡e, de tirer inopportun‡ment sur la manette du frein Š main. Il n’y eut toutefois aucun accident. ‘ chaque fois plus de peur que de mal.
Et tout se terminait par un ouf de soulagement.
Un jour, craignant sans doute qu’il ne confonde la p‡dale
du frein avec la p‡dale d’acc‡l‡ration :
– Maladroit... Attention..., a-t-elle dit.
Et elle lui a pos‡ la main sur le genou. L’y a abandonn‡e
un moment. Puis a laiss‡ glisser sa main le long de la cuisse.
– Mais... qu’est-ce que tu fais ? lanŽa-t-il.
Il a eu un r‡flexe vif de la jambe, a donn‡ un coup de volant inconsid‡r‡, s’est immobilis‡ enfin et a tourn‡ vers
Lise-Laure un regard plein d’agacement et de questions.
Lise-Laure n’a pas boug‡ cette fois, et la main qu’il a re188
pouss‡e g‹t, ouverte et vide comme une conque creuse, sur
la manette du frein Š main, comme si elle tenait encore un
genou imaginaire. Sylvain a saisi d’embl‡e la port‡e de cette
immobilit‡ lourde de sens. Vives comme l’‡clair, des
images folles le traversent, de parachutiste en chute libre qui
ne parvient pas Š ouvrir son parachute, de sauteur en ‡lastique pendant les deux ou trois secondes au cours desquelles
il ‡prouve l’effroi du vide, d’alpiniste qui d‡visse et se sent
appel‡ par le gouffre, doutant que le mousqueton soit bien
ancr‡ et puisse le retenir...
Puis, sans pr‡cipitation, avec une lenteur calcul‡e, avec
une audace mesur‡e, il a pris la main, l’a retourn‡e et l’a
repos‡e Š l’endroit m‰me d’o† elle avait ‡t‡ rejet‡e... Et il a
laiss‡ sa main sur la main de Lise-Laure.
189
190
17
UN SI ORDINAIRE NAUFRAGE
R‚FUGI‚ SUR LE KIOSQUE, Š l’endroit pr‡cis o†, il y a
quelques mois Š peine, il a donn‡ sa premiˆre audition au
ch”teau d’Ernoichamps, assis sur le banc de pierre qui en
ceint le pourtour, Sylvain, les muscles alanguis, ‡prouve
l’‡trange et reconnaissante mansu‡tude du naufrag‡ qui,
aprˆs une trop longue errance dans une mer aux r‡cifs meurtriers, vient de toucher terre. La fra‹cheur d’avril avive le
sang de ses pommettes en m‰me temps qu’elle l’aide, une
fois apais‡ le surprenant tumulte et domin‡e la stupeur normale qui lui a succ‡d‡, Š retrouver le calme et, peut-‰tre, un
peu de lucidit‡.
Jamais auparavant il n’avait observ‡, comme aujourd’hui
Š la faveur de la floraison printaniˆre, avec quel tenace ent‰tement, Lise-Laure avait tenu Š m‡nager, diss‡min‡s dans
l’immensit‡ des pelouses glauques du milieu desquelles
‡merge le ch”teau d’Ernoichamps, des ‹lots uniform‡ment
blancs, des massifs de lilas blancs, des bouquets d’obiers
Œ tout de blanc par‡s • justifiant par lŠ leur nom de boulesde-neige, des magnolias, mais encore des parterres de jacinthes, d’iris, de jonquilles, de narcisses, de tulipes aux
teintes qui se jouent de toutes les nuances du blanc... Rien
que des blancs. Non que Lise-Laure ait voulu, il en est s“r
aujourd’hui, t‡moigner de la candeur, de l’innocence, voire
de la puret‡ qui l’habitent. Au contraire, il a subitement
compris, ou feint de comprendre, – car chacun est autoris‡ Š
voir dans les choses des symboles que ceux qui les ont
mises en place n’ont pas n‡cessairement voulu leur donner,
– que Lise-Laure criait ainsi au monde l’inutilit‡ de sa vie,
191
vide comme une page blanche. Et cette page blanche ‡tait
offerte Š celui qui ‡tait dispos‡ Š y ‡crire, en lettres d’or, les
premiˆres lignes du destin qui saurait l’exalter.
Non loin, les arbres aux basses tiges du verger que LiseLaure a plant‡s naguˆre sont ‡galement en fleurs. Peut-on y
voir des cerisiers roses et des pommiers blancs ? Non, Sylvain sait qu’il faut tuer la l‡gende qu’a colport‡e la rengaine : il ne faut pas ‰tre grand clerc pour constater que les
fleurs des pommiers sont roses, tandis que blanches sont
celles des cerisiers... ‘ ne pas confondre, dirait V‡ronique,
avec les quelque vingt vari‡t‡s de cerisiers Š fleurs ou cerisiers du Japon qui, eux, portent curieusement le nom latin de
prunus. Sylvain se surprend Š constater que V‡ronique a
vraiment conditionn‡ toutes ses pens‡es. Mais, surtout,
maintenant, Sylvain sait que vient de s’an‡antir l’univers
tranquille de l’enfance o† l’on jouait ‡ la marelle en toute
innocence.
Le frisson qui a glac‡ Sylvain l’adolescent sur le chemin
de sa toute premiˆre exp‡rience, la sourde angoisse qui l’a
pr‡c‡d‡e, l’an‡antissement qui lui a succ‡d‡, f‡condent en
lui des r‰veries illimit‡es... C’est sur le divan blanc du salon
blanc que Lise-Laure l’a transport‡ d’un monde dans un
autre. ‚puis‡ d’avoir d“ mener un assaut trop rapide, Sylvain reposait haletant, ivre d’une ivresse n‡cessaire, cherchant Š reprendre contact avec le r‡el, lorsque Lise-Laure,
aprˆs avoir chuchot‡ dans son oreille un chant indistinct,
aprˆs avoir de sa bouche explor‡ le cou, le lobe de l’oreille,
aprˆs avoir, d’une main experte, longuement caress‡ le torse
glabre, Lise-Laure sut que Sylvain ‡tait pr‰t pour d’autres
an‡antissements, pr‰t enfin pour le miracle laborieux de la
vraie possession.
Elle l’a renvers‡ sur le dos, l’a chevauch‡ et s’est embouqu‡e en lui avec une lenteur presque insupportable, qui
lui sembla une ‡ternit‡ d’extase. Puis, elle s’est arc-bout‡e, a
192
ferm‡ les yeux, s’est immobilis‡e jusqu’Š ressembler Š l’une
de ces figures de proue, nymphes ou d‡esses, que les anciens sculptaient sur les rostres de leurs navires. Imperceptiblement, et comme si elle poursuivait pour elle seule un
songe int‡rieur et solitaire, elle a paru se balancer lentement
au rythme d’une houle l‡gˆre et apaisante... Envahi peu Š
peu d’un d‡lire qu’il lui est impossible de d‡crire, Sylvain
s’est hasard‡ Š entrouvrir les yeux et a vu dans une sorte de
brume que fr‡missaient, au-dessus de lui, deux petits seins
fermes, attach‡s haut, aux mamelons turgescents... Puis,
soudain, comme assaillie d’un ressac brutal, Lise-Laure fut
prise de convulsions profondes, quasiment sismiques, qui
envahirent son corps tout entier. Vaincue enfin, fr‡missante
d’‰tre vaincue, elle s’est abattue sur Sylvain, lui a enfonc‡
les griffes des mains dans chaque ‡paule et l’a mordu Š la
base du cou.
Accoud‡ Š la balustrade du kiosque, Sylvain s’imagine Š
la margelle d’un puits nouvellement d‡couvert, dont il aurait
bu une eau inconnue, la seule qui tout Š la fois apaise la soif
et l’altˆre de nouveau. Sait-il, lui, Sylvain, qu’en ce moment
pr‡cis se trouvent irr‡m‡diablement an‡antis Š la fois
l’univers tranquille de l’enfance et celui, trouble et myst‡rieux, de l’adolescence tourment‡e dans lesquels pouvait se
complaire Š loisir son imagination, et qu’il ne pourra pas
s’en d‡livrer d’un seul coup, qu’il chancellera encore, qu’il
aura besoin d’autres d‡lires, d’autres tourmentes, d’autres
chutes, d’autres petites morts ? Sait-il Š quel dieu, enfin,
entend le vouer cette ‡trange missionnaire Š la p‡dagogie
enchanteresse ?
‚trangement, Sylvain se surprend Š songer Š Gaudence, Š
Gaudence si lointaine, Š Gaudence qui se d‡robe, Š Gaudence pourtant pour qui il a senti na‹tre en lui des sentiments
d’une tout autre nature, qui vont bien au-delŠ de l’attirance
physique ou du simple attrait pour l’exotisme. ‘ la faveur
193
du cr‡puscule naissant, le corps las de s’‰tre abandonn‡ aux
sollicitations de Lise-Laure et l’”me inquiˆte Š l’id‡e trˆs
obs‡dante qu’il vient d’‰tre infidˆle Š une autre, il croit curieusement voir se coucher dans le ciel Œ le soleil noir de la
m‡lancolie •... Il ne comprend pas comment il a pu atteindre
Š une telle ivresse, Š un tel bonheur ni comment, en m‰me
temps, sa pens‡e peut l’emporter ailleurs, en d’autres lieux,
avide d’autres infinis, charg‡e d’autres esp‡rances et
d’autres d‡sesp‡rances...
Lise-Laure, qui a senti qu’elle devait laisser Š Sylvain ces
moments de r‡pit, de confrontation avec lui-m‰me, surgit
enfin, une corbeille de fruits Š la main.
– Tiens, dit-elle, prends... L’amour, cela donne faim, tu
ne trouves pas ?
Surpris de cette aisance d‡sinvolte, Sylvain se tait, choisit
une mangue, puisque mangue il y a, que Lise-Laure lui d‡robe aussit•t. Elle s’empresse de la peler, d’en extraire
l’immense noyau et d’en d‡couper la chair en d‡s qu’elle
prend un Š un entre les doigts. Puis, elle les porte Š la
bouche de Sylvain comme si elle lui donnait la becqu‡e.
Sylvain se laisse prendre au jeu, gobe les morceaux du fruit
parfum‡, ‡vocateur d’horizons lointains, mordille les doigts
de la nymphe nourriciˆre, retrousse les lˆvres et d‡couvre
des dents de jeune fauve affam‡... Il a d‡couvert d’instinct
les pu‡rilit‡s n‡cessaires, celles qui r‡‡quilibrent aprˆs
l’engagement total, aprˆs l’abandon sans r‡serve de l’un Š
l’autre...
– Parfum de mangue, dit-il... ‚trange, complexe, p‡n‡trant, Š l’image de ta fragrance...
Puis il s’interrompt, furieux contre lui-m‰me d’‰tre tomb‡, comme un vieil amant rompu aux artifices de la s‡duction, dans les piˆges du... marivaudage (encore un de ces
mots h‡rit‡s de l’‡cole... de laquelle il n’est du reste pas
encore sorti...). De son c•t‡, Lise-Laure feint d’avoir mal
194
aux doigts qu’il a meurtris et les porte Š sa bouche, soucieuse avant tout de retrouver la saveur ”pre de ce grand
garŽon, devenu homme d‡sormais par la gr”ce de son bon
vouloir Š elle.
Ni l’un ni l’autre, savourant les d‡lices du moment pr‡sent, ne se soucie de penser que ce qui les a conduits l’un
vers l’autre, tout compte fait, est un m‰me ‡lan vengeur tout
entier orient‡ dans la m‰me direction, et justifi‡ par la m‰me
d‡tresse. Savaient-ils d’ailleurs qu’assouvir un tel app‡tit de
vengeance pouvait ‰tre source d’autant de douceur ? Leur
volont‡ commune et inconsciente de prendre une revanche
sur la destin‡e les a, de toute ‡vidence, emport‡s bien audelŠ de ce qu’ils auraient pu imaginer. Mais nul ne songe Š
en nourrir des regrets. Et probablement pour des raisons
essentiellement diff‡rentes : Sylvain d’abord, parce que, se
d‡pouillant de sa mue, il s’est retrouv‡ enfin, et tout ‡tonn‡,
dans la peau d’un homme ; Lise-Laure ensuite, parce que,
‡mergeant de la grisaille insignifiante et dor‡e dans laquelle
l’existence l’avait confin‡e, elle retrouvait, intacte et ‡tonnamment vibrante, toute sa f‡minit‡.
Ainsi donc, Lise-Laure d‡couvrait brutalement que la vacuit‡ de son existence ne r‡pondait Š aucune n‡cessit‡...
intrinsˆque. Non, aucune aisance mat‡rielle n’avait eu pouvoir d’endormir en elle ni son aspiration l‡gitime Š d‡velopper ses dons d’artiste, ni son besoin vital, comme est vital
l’air qu’on respire, d’aimer, corps et ”me, d’aimer jusqu’Š
s’ab‹mer dans l’autre, pour rena‹tre enfin transfigur‡e. Elle
en ‡prouve comme une sorte d’effroi : pour la premiˆre fois
de sa vie, elle vient d’‡prouver la sensation merveilleuse que
l’acte d’amour pouvait ‰tre, en m‰me temps qu’acte
d’abandon, un acte cr‡ateur, par lequel on se cr‡e soim‰me... D’abord. Et mutuellement. Dans le cas pr‡sent
pourtant, Sylvestre n’y a pas sa part. Tant pis, pense-t-elle, il
l’aura voulu. Il ‡tait en premiˆre ligne et il a choisi d’‰tre
195
absent, aveugle, ou sourd, que sais-je ? En posant sa main
sur le genou de Sylvain, elle n’a pas voulu modifier, d„fier
le cours de choses. Elle a seulement c‡d‡ Š un appel qui l’a
subjugu‡e et auquel elle n’a pu r‡sister...
Sylvain, lui, se sent tout h‡b‡t‡. Tout pantelant, vaincu, il
‡prouve, de sa d‡faite, comme une sorte de volupt‡ dramatique et irr‡pressible. Ainsi donc, c’‡tait cela... Aux contours
indistincts des mirages qui peuplaient ses r‰ves, il peut d‡sormais donner une forme. L’exaltation tourbillonnante des
sens et de l’”me, la rencontre jusqu’Š un point de rupture de
l’un dans l’autre, de l’un par l’autre, cela doit ‰tre ce qu’on
appelle l’offrande. La vraie, celle o† celui qui donne reŽoit,
en retour, plus encore que ce qu’il donne.
Terrass‡ de stupeur et d’extase, Sylvain est pris soudain
de vertige. Pourtant, c’est bien vers Gaudence que son cœur
est tourn‡. Et voilŠ que Lise-Laure s’est appropri‡e sa premiˆre ‡treinte, son premier abandon, son premier don de soi,
chair et ”me. Total, absolu... De plus, ce qu’il ignore, c’est
que cette ivresse Š laquelle il vient d’acc‡der ne pourra pas
l’apaiser. Non seulement il vivra d’autres travers‡es avec
gratitude, mais encore, il y aspirera avec fiˆvre, avec inqui‡tude. En d‡pit de toutes les raisons qui lui signifient, y compris jusqu’au plus profond de l’‡garement o† l’amour physique peut conduire, que ceci n’est qu’une aventure et ne
peut ‰tre qu’une aventure, Sylvain est d‡jŠ conscient que les
effluves de ce moment sont trop fugaces, trop volatils pour
qu’il ait eu le temps de les imprimer dans sa m‡moire, pour
qu’il puisse s’en repa‹tre d‡sormais. Il sait d‡jŠ, confus‡ment, qu’il repartira Š la rencontre de nouvelles ivresses, de
nouvelles extases. Mais il s’en d‡fend.
– Tu n’‡prouveras pas le besoin, je suppose, dit-il cherchant Š faire diversion, de faire confidence Š ton mari de ce
qui nous est arriv‡...
196
– Pas plus, lui r‡torque Lise-Laure, que tu ne trouveras
utile d’en faire part Š V‡ronique... Tu es grand, d‡sormais...
Les voilŠ donc, par la gr”ce d’un ‡lan incontr•l‡, projet‡s
l’un et l’autre dans la spirale du mensonge et de la duplicit‡.
Ce prix Š payer, Sylvain n’imaginait pas qu’il e“t ce go“t. Il
n’a jamais eu de secret pour V‡ronique. Il se promet bien
d’ailleurs que ce mensonge par omission auquel il est contraint aujourd’hui ne sera qu’un aveu diff‡r‡. Il ne veut pas
que les relations de partage sans r‡serve avec sa mˆre s’en
trouvent alt‡r‡es. Lise-Laure, quant Š elle, ne semble pas
agit‡e par les m‰mes tourments. Sylvain n’ose m‰me pas
imaginer qu’il pourrait n’‰tre ni le premier ni le seul... Peut‰tre, pense-t-il, que la maturit‡, l’”ge, les espoirs d‡Žus donnent Š Lise-Laure cette assurance, cette ma‹trise qui lui
manquent Š lui. Sylvain, qui s’‡tait toujours promis de faire
rendre gorge Š son pˆre, est aux antipodes de ces pr‡occupations. Il se sent plut•t comme coupable envers Gaudence, Š
l’‡gard de qui il ne s’est m‰me pas engag‡ et qui, d’ailleurs,
ne lui a donn‡ aucun gage non plus. De plus, il ne peut pas
nier qu’il vient d’atteindre Š une qualit‡ de plaisir et de bonheur qu’il n’avait jamais connue auparavant.
Soudain, il a comme une r‡v‡lation brutale. Lise-Laure,
elle, peut-‰tre qu’elle sait...
– Toi qui as connu V‡ronique bien avant ma naissance, tu
as su qui pouvait ‰tre mon pˆre ?
Il s’‡tonne Š peine de sa question qui les ramˆne au r‡el,
elle et lui. Pour un peu, il se convaincrait que ce qui vient de
se passer entre Lise-Laure et lui est comme la r‡alisation
d’un projet machiav‡lique, celui qui consisterait Š faire
payer Š l’‡poux indiff‡rent et au pˆre irresponsable le prix
de sa l‡gˆret‡. En le punissant avec ses propres armes. Heureusement, on n’en est pas lŠ.
– Les fant•mes du pass‡, Sylvain, Š quoi sert-il de les r‡veiller ?
197
– Cela n’est pas une r‡ponse, mais c’est une autre question que tu me poses. R‡ponds plut•t Š la mienne.
– Te me demandes si je sais qui pourrait ‰tre ton pˆre.
Dans une telle situation, les hypothˆses n’ont pas
d’importance ; seules comptent les certitudes. Et comme je
n’ai pas de certitude...
Il n’en saura pas plus. M‰me dans ces moments
d’abandon total, Lise-Laure, qui a d“ in‡vitablement ‰tre
t‡moin de certaines choses, ne lˆvera pas le moindre coin du
voile.
– Ne r‡veille pas les d‡mons du pass‡, lui conseille-t-elle.
Contente-toi du pr‡sent. Regarde devant toi l’avenir qui t’est
r‡serv‡ et qui est plus que prometteur.
Et d’‡voquer l’immense connivence qu’il y a entre elle et
lui, que leurs ”mes et leurs cœurs vibrent au m‰me diapason...
– Et les corps aussi, ajoute-t-il, un rien vindicatif.
Elle feint de ne pas remarquer ce mouvement d’humeur
et se dit qu’elle pourrait ‡voquer les comportements des
gens du milieu artistique o† rˆgne une certaine libert‡ de
mœurs, celle-ci ‡tant consid‡r‡e comme une n‡cessit‡ lib‡ratrice qui favorise l’expression de l’‡lan cr‡ateur. On ne
peut pas ‰tre partenaires sans partage total...
– Nous savons maintenant, dit-elle, qu’en matiˆre musicale, nous allons r‡ussir ensemble de grandes choses,
puisque nous savons d‡sormais ce que l’un est pour l’autre,
ce que l’un peut donner et recevoir de l’autre...
Il se demande si de tels raisonnements ne sont pas des
alibis commodes qui ont trop souvent servi Š justifier un peu
tout et n’importe quoi. Toute discussion sur ce sujet serait
vaine : mieux vaut abandonner... D’ailleurs, Lise-Laure, qui
s’est lev‡e pour reporter Š l’office le plat de fruits, lui passe
la main dans les cheveux. Ce contact physique ravive les
198
souvenirs incandescents des moments heureux, lointains
d‡jŠ comme une ‡ternit‡...
On parlera donc des projets pr‡vus pour cet ‡t‡. Sylvestre
s’est employ‡ Š faire revenir un djemb‡ du S‡n‡gal, un balafon du Gabon... Et puis, il y a aussi l’inanga que Gaudence a
reŽu... VoilŠ des instruments qui les aideront Š concr‡tiser
leur projet, celui du groupe Sambolera, duquel d’ailleurs
Lise-Laure n’est pas exclue. Sylvain parle librement de
Gaudence, de la place qu’elle occupe dans ses projets. LiseLaure n’y voit pas ombrage. On programme les r‡p‡titions
de l’‡t‡. Si on veut ‰tre pr‰ts pour la saison prochaine...
– Tu n’oublies pas, Sylvain, que nous devons ‡galement
faire les rep‡rages des lieux o† nous r‡aliserons les clipsvid‡o. Sylvestre a d‡cid‡ de prendre tous les frais Š sa
charge...
Il faut l’admettre : Sylvestre, le philanthrope, est bien g‡n‡reux...
Lise-Laure reconduit Sylvain Š La Hazelle. Cette fois,
elle a pris le volant. Elle conduit lentement, vitres ouvertes.
Le cr‡puscule est doux ; la nuit, nonchalante, tarde Š venir.
‘ l’approche de la fenaison, la v‡g‡tation, Š peine rafra‹chie
par la ros‡e du cr‡puscule, diffuse dans l’air que fait tourbillonner la voiture ses myriades de pollens et les odeurs dont
ils sont charg‡s. Sylvain s’en ‡meut.
– Ferme les yeux, dit-elle. Laisse la nature t’offrir ses
parfums. Laisse-toi envahir par eux. Et puis, imagine, laissetoi emporter... Donne aux choses les contours de ton r‰ve...
Et de lui expliquer que, parfois, Š vouloir trop approcher
du r‡el, on finit par ne plus le voir. Ce n’est pas le botaniste
qui, diss‡quant ses fleurs, les voit le mieux. Sylvain se soumet donc. Aprˆs avoir balis‡ du regard, sur fond de nuit trˆs
claire, les innombrables nuances vertes des feuillus renaissants, celles de l’‡rable, du h‰tre, du ch‰ne, du bouleau...,
Sylvain ferme les yeux.
199
De son ‡trave prudente, la voiture fend lentement la brise
l‡gˆre et somnifˆre, charg‡e d’air humide. L’humus r‡veill‡
m‰le Š la r‡surgence vernale des senteurs une f‡tidit‡ l‡tale
d’engrais en d‡composition. R‡g‡n‡rescence sublime de la
vie par la mort... Sylvain s’imagine perdu et heureux au
cœur d’une for‰t luxuriante telle qu’aurait pu la peindre un
Douanier Rousseau, une for‰t de lianes qui l’envahissent et
l’envrillent, o†, tout Š coup, appara‹t, placide mais d‡termin‡, un lion ayant faim...
On arrive Š La Hazelle. Lise-Laure s’arr‰te. Elle tourne
une derniˆre fois les yeux vers ce Sylvain dont le destin est
d‡sormais scell‡ au sien... Celui-ci s’est endormi. Tut‡laire,
elle lui donne, sur la joue, un baiser qui l’effleure.
– On est arriv‡s, Sylvain, dit-elle. Tout le monde descend...
200
18
DISSONANCES
FALLAIT-IL S’EN ‚TONNER ? La fin de l’ann‡e scolaire a
‡t‡ catastrophique pour Sylvain : l’‡chec annonc‡ a ‡t‡ revendiqu‡. D‡lib‡r‡ment. Le r‡cit du comportement de
l’‡lˆve soixante-huitard qu’a fait Š sa mˆre un pr‡fet des
‡tudes radoteur a inspir‡ Sylvain : il a remis une feuille
blanche Š chacun des ‡crits et a qu‡mand‡ sans barguigner
un z‡ro Š chaque oral. En cons‡quence, Sylvain n’a pas le
choix. Si on veut qu’il ait un jour son dipl•me d’humanit‡s,
ou bien il doit pr‡senter toutes les ‡preuves devant l’ex-Jury
d’‚tat, d‡sormais rebaptis‡, par la gr”ce des fantaisies institutionnelles des gouvernants, Jury de la Communaut‡ FranŽaise, ou bien il doit redoubler son ann‡e scolaire.
V‡ronique ne lui en tient pas vraiment rigueur. Un ‡chec
scolaire est peut-‰tre un accident de parcours, jamais une
catastrophe... Einstein ‡tait bien un cancre... En r‡alit‡, V‡ronique, sans qu’elle consente Š se l’avouer, sait gr‡ Š Sylvain d’avoir choisi cette sorte d’automutilation pour tenter
d’attirer Š lui la misˆre qui s’est abattue sur elle. Adepte
occasionnel, et par amour filial, d’une sorte de masochisme
expiatoire, Sylvain a peut-‰tre atteint son objectif. En effet,
V‡ronique vient de recevoir les r‡sultats de la derniˆre prise
de sang et ils sont excellents. On ne trouve pas utile de
poursuivre les s‡ances de chimioth‡rapie. On peut consid‡rer qu’elle est d‡sormais sur le chemin de la gu‡rison. Sylvain, lui, ne semble nullement troubl‡ par son ‡chec frondeur, dont il ne veut tirer ni gloire ni humiliation. L’id‡e
d’un redoublement ne l’effraie pas, pourvu qu’il puisse con201
tinuer Š exercer sans entraves ses diverses activit‡s musicales. Et pourvu que sa mˆre soit gu‡rie. Par ailleurs, Sylvain n’a pas tout perdu : il a r‡ussi avec brio ses ‡preuves de
piano au Conservatoire Royal et a d‡croch‡ un premier prix.
Sylvestre a, en cons‡quence, improvis‡ Š Ernoichamps
une petite r‡ception intime pour Œ f‰ter tout cela •, c’est-Šdire, et en vrac, la gu‡rison quasi assur‡e de V‡ronique, le
premier prix de Conservatoire de Sylvain, le bon avancement de la thˆse de Gaudence... et la mine rayonnante, ‡panouie, de Lise-Laure dont la joie de vivre fait d‡sormais
plaisir Š voir. On n’insistera pas sur les zones d’ombre. On
ne rappellera pas que, quand bien m‰me la carriˆre musicale
de Sylvain semble toute trac‡e, il est bon toutefois qu’il ne
n‡glige pas le reste, parce qu’on ne sait jamais. On feint de
croire, sans r‡serve aucune, qu’il est bon aussi que LiseLaure puisse exprimer par le chant des talents trop longtemps refoul‡s que Sylvain a eu le g‡nie de lui permettre de
r‡v‡ler au monde. Et enfin puisque, en raison de la situation
‡conomique catastrophique de son pays, Gaudence ne peut
pas se permettre de retourner au Burundi pendant les vacances, eh bien ! elle les passera tout entiˆres Š Sauveniˆre.
Le champagne a ‡t‡ sabl‡ avec mod‡ration. V‡ronique
est heureuse, mais ce qu’elle vient de vivre laissera longtemps encore peser sur elle une sourde menace. L’esprit de
Gaudence, lui, semble s’‰tre envol‡ vers le pays des mille
collines. Meurtrie et d‡sempar‡e par le d‡cˆs de son amie,
elle pense aux dures r‡alit‡s mat‡rielles auxquelles les siens
sont confront‡s ; de plus, elle devra s’employer elle-m‰me Š
assurer son ordinaire pendant toute l’ann‡e acad‡mique prochaine. Lise-Laure et Sylvain portent en eux leur secret et
doivent, pour ne pas se trahir, faire preuve d’une ma‹trise de
soi exceptionnelle... Quant Š Sylvestre, que la r‡ussite mat‡rielle et sociale aveugle, il a cette m”le assurance de celui
qui ne doute de rien...
202
– Dommage, concˆde-t-il, que je doive faire un long s‡jour en Afrique cet ‡t‡...
Œ Normal, pense Sylvain. Ma mˆre gu‡rie, il n’y a plus
de raison qu’il soit encore aussi pr‡sent Š ses c•t‡s.
D’ailleurs, ce n’est pas V‡ronique qui l’a sollicit‡, c’est lui
qui s’est rendu indispensable... • Mais, au fond de lui, Sylvain trouve bien opportun que Sylvestre doive s’‡loigner
pour affaires... S’‡loigner Š la fois de Lise-Laure et de V‡ronique...
– Dommage, r‡pˆte Sylvestre, car l’‡t‡ s’annonce magnifique... Et puis, j’aurais aim‡ participer Š vos recherches de
sites en harmonie avec les œuvres que vous projetez
d’interpr‡ter. Tant pis...
Tant pis pour lui. Croit-il qu’on va le prier de renoncer Š
ses projets ? Tous se taisent. Il continue :
– C’est qu’il y a des lieux o† ont v‡cu certains artistes
qui semblent en accord avec leurs œuvres, d’autres pas. Toi,
le musicien sensible, dit-il Š Sylvain qui sursaute agac‡, tu
conviendras qu’il n’y a rien Š Dinant qui rappelle Adolphe
Sax et rien de Sax qui s’explique par Dinant, tandis que
Treignes fait surgir comme Š son insu Toine Culot Š tous ses
coins de rue...
Œ Discours vain et inutile, pense l’apostroph‡. Il faut laisser dire. • Pour un peu, Sylvain se ferait mufle. Sylvestre
poursuit :
– Ainsi donc, confie-t-il, l’‡t‡ dernier, Lise-Laure et moi,
avons s‡journ‡ en Bourgogne...
ΠTiens. Il leur arrive de voyager ensemble, de... coucher
ensemble ? • Mais quel est donc ce mouvement int‡rieur,
cette sourde br“lure, diffuse, ‡trange, qui le glace ? Seraientce comme des signes avant-coureurs de la jalousie ? Sylvain
cherche Š interroger Lise-Laure du regard. Lise-Laure feint
de se tourner vers V‡ronique...
203
– Je crois bien que c’est Lise-Laure qui m’a sugg‡r‡ ce
parcours initiatique. Nous avons march‡ sur les traces
d’Albert Thibaudet Š Tournus, de Romain Rolland Š V‡zelay... Eh bien ! rien. Je n’ai rien ‡prouv‡... Par contre, la
maison de Milly, en c•te m”connaise, raconte assez bien
toute l’enfance de Lamartine telle qu’il l’‡voque dans ses
‡crits. De m‰me, Š Saint-Sauveur en Puisaye, nous avons
cru croiser l’”me de Sido sur le perron de la maison natale
de Colette. Dans le verger d’en face, nous avons m‰me maraud‡ quelques prunes d‡licatement recouvertes d’une
pruine bleut‡e...
Œ Salonard, paradeur et bavard... On n’en a rien Š cirer...,
pense un Sylvain peu soucieux de donner cr‡dit Š la thˆse
d’un de ses professeurs de litt‡rature. VoilŠ qu’il ressort les
vieux poncifs d‡terministes de la race, du milieu, du moment, dans lesquels plus personne ne croit... •
Mais on n’arr‰te pas le discoureur aussi facilement que
cela...
– Je crois bien, concˆde Sylvestre, que c’est Lise-Laure
qui m’a conduit Š faire cette reconnaissance. Elle voulait me
faire d‡couvrir Auxerre, ville o† Marie No•l a pass‡ toute sa
vie. Elle croyait voir une ville Š l’image de la po‡tesse, ou
plut•t Š l’image de l’image qu’elle se fait de la po‡tesse. Dis
Š Sylvain, dit-il en se tournant vers Lise-Laure, combien
grande a ‡t‡ ta d‡ception...
Lise-Laure se tait.
– Non pas, continue-t-il, que la ville d’Auxerre pr‡sente
un visage ingrat. Au contraire. Mais ne sont-ils pas all‡s
jusqu’Š faire dresser, tout juste en face de la mairie, une
statue de la po‡tesse qui est d’un go“t... ? Je ne vous dis pas.
Une c‡ramique en pied, grandeur nature, qui repr‡sente Marie No•l en affreuse bigote : chapeau noir, manteau noir, sac
noir, parapluie noir, une longue ‡charpe gris-bleu autour du
204
cou descendant presque jusqu’aux genoux... Quelques fleurs
toutefois... Une sorte de contre-hommage...
– Tu es s‡vˆre, l’interrompt Lise-Laure. Le sculpteur a
peut-‰tre voulu faire une œuvre trˆs r‡aliste. Les Auxerrois
se souviennent s“rement plus de Marie Rouget leur concitoyenne que de Marie No•l la po‡tesse. Ils l’ont s“rement
connue et vue, physiquement, sous ces traits... Ils l’ont peut‰tre moins lue, moins bien... On pourrait en dire tout autant
de Restif de la Bretonne, un autre Auxerrois, qu’ils repr‡sentent aussi par une statue du m‰me... acabit, et du m‰me
sculpteur, Š l’autre bout du pi‡tonnier... Tu sais, nul n’est
poˆte en son pays... Nous allons, nous, chercher des endroits
qui seront en parfaite ad‡quation avec ses ‡crits.... et avec ce
qu’ils ‡voquent en nous.
Elle ne pr‡cise pas qui elle entend par ce Œ nous •, tandis
que Sylvain lui en veut d’‰tre entr‡e dans le jeu de Sylvestre. Tout d’un coup, l’adolescent intransigeant, inapte
encore aux concessions de faŽade qu’impose simplement un
sens ‡l‡mentaire de la civilit‡, a refait surface en lui. ‚corch‡, il a fui ce discours... Son aversion pour le p‡dantisme
lui donne le haut-le-cœur. Il va essayer de faire passer cela
avec un ou deux zakouskis, une gorg‡e de Mo•t, une goul‡e
d’air frais... Son mouvement d’humeur, on le mettra sur le
compte de son ‡chec scolaire. Et l’on se sent port‡ Š
l’excuser. Encore que, entre un ‡chec subi et un ‡chec voulu
d‡lib‡r‡ment...
Gaudence, qui a bien du mal Š vaincre son vague Š l’”me,
viendra le rejoindre sur la terrasse arriˆre, prˆs de la balustrade Š laquelle il s’est appuy‡ le regard tourn‡ vers la for‰t.
Passant outre Š sa r‡serve naturelle, l’approchant par derriˆre, elle a pos‡ la main sur son ‡paule, comme une grande
sœur compatissante, silencieuse... Elle n’a pas encore eu le
temps de dire un mot que, tout Š coup, dans la clart‡ lunaire,
de noires z‡brures de pipistrelles balafrent en saccades ca205
pricieuses le ciel proche. Malgr‡ elle, paralys‡e par l’effroi
que provoque toujours dans la p‡nombre un vol aussi irr‡gulier, Gaudence s’est blottie contre Sylvain et se tient serr‡e
contre lui, comme un naufrag‡ se rive Š sa bou‡e. ‘
l’invitation que Sylvain lui a faite d’un geste bref, ils observent, immobiles, les all‡es et venues de ces h•tes de la nuit
qui, par myriades semble-t-il, jouent les passe-murailles en
entrant et en sortant du m‰me point invisible de la corniche
du toit d’un b”timent annexe, qui semblait pourtant n’offrir
aux visiteurs aucune fissure, aucune anfractuosit‡...
Sylvain ne cherche pas Š interrompre ce moment de
gr”ce. C’est la premiˆre fois que Gaudence lui donne Š sentir haleter contre lui son corps souple et chaud. Mais la
frayeur est passagˆre et Gaudence, retrouvant vite son sangfroid, cherche Š s’‡carter... Sylvain ne la retient pas. Simplement, il la prend par les deux ‡paules et la tourne vers lui.
Il pose son front contre le sien. Et soupire. Profond‡ment.
Elle en fait tout autant. Elle ne se d‡robe pas. Elle attend
qu’il rouvre les mains et la libˆre. Ce qu’il fait bient•t. Elle
reste un moment ainsi, en face de lui, tout prˆs. Ils se taisent.
Puis, enfin, lentement, aprˆs un long silence, elle rompt le
sortilˆge :
– Il est temps que nous rentrions, tu ne trouves pas ? On
va s’inqui‡ter...
Pendant les semaines qui suivirent, Sylvain eut beaucoup
de difficult‡s Š g‡rer un emploi du temps particuliˆrement
charg‡. Il devait r‡server de longs moments Š la transposition de la musique de Marie No•l dans les rythmes jazzoafricains. En m‰me temps, il s’efforŽait d’utiliser les ressources d’instruments nouveaux pour lui, conŽus pour une
musique qui exploite une gamme Œ pentatonique anh‡mitonique •, comme aurait pontifi‡ Sylvestre utilisant des formules p‰ch‡es dans l’une ou l’autre encyclop‡die, – mais
206
tout simplement Š cinq tons et sans demi-tons – , ignorant
avant tout que la musique est d’abord une affaire d’oreille et
d’instinct...
Les r‡p‡titions, nombreuses, du groupe Sambolera
‡taient souvent interrompues Š la demande expresse de LiseLaure qui rappelait Š Sylvain la n‡cessit‡ de pr‡parer son
examen en vue d’obtenir le permis de conduire et qui en
profitait ainsi pour explorer avec lui des sites aussi nombreux qu’inattendus. De la sorte, elle s’octroyait de longs
moments privil‡gi‡s avec lui dans des lieux qu’ils consacraient Š leurs amours, puisque, Š chaque fois, Lise-Laure
tenait Š y poss‡der Sylvain, en le chevauchant dans l’herbe
moussue, dans la luzerne fleurie, parfois m‰me dans un
champ de ma™s Š peine lev‡. Sylvain trouvait ‡trange cette
fr‡n‡sie ou nymphomaniaque ou vengeresse, diam‡tralement oppos‡e en tout cas Š l’image de discr‡tion et de r‡serve que la Lise-Laure du balcon ou de la fen‰tre avait
donn‡e d’elle-m‰me jusque-lŠ. Elle y mettait une ‡trange
application, presque m‡thodique, Š poursuivre Dieu sait
quelles chimˆres...
Ils ont ainsi d‡couvert et visit‡ le plateau du Gerny, aux
confins d’Aye et de Marche, quelques centaines d’hectares
l‡gˆrement vallonn‡s aux allures de petite plaine hesbignonne juch‡e sur une sorte de soucoupe renvers‡e, perdue
au cœur de la Famenne et coiff‡e d’une quarantaine
d’antennes paraboliques d’une station astronomique, toutes
orient‡es vers le m‰me point du ciel, Š la recherche de
vaines r‡ponses aux questions des hommes qui scrutent
l’univers... Perdus au milieu des cultures c‡r‡aliˆres,
quelques b”timents aux allures d’igloos... Insolite, inattendu,
d‡paysant... En fin de compte, le site ne fut pas retenu. Plut•t que de les inspirer, une fois leurs ‡treintes termin‡es, ces
lieux les ont fait fuir, sans qu’ils puissent en donner la raison.
207
Plus significative fut la d‡couverte du petit village
d’Ouren, coinc‡ entre les frontiˆres belge, allemande et
grand-ducale, Š la pointe la plus m‡ridionale de la province
de Liˆge. Hors des grands circuits touristiques, le lieu appara‹t paisible, comme tendrement assoupi au creux d’un vallon, un trou de verdure o• chante l’Our, une rivi†re qui
coule entre Moselle et Rhin, et domin‡ par les deux clochers
de son ‡glise, dont l’un a la forme curieuse d’un casque Š
pointe. Ils ont admir‡ les ruines d’un ch”teau m‡di‡val qui
se dressent sur une colline qui surplombe le village. Ils ont
n‡glig‡ le monument Š l’Europe ‡rig‡ au croisement des
trois frontiˆres. Ils se sont arr‰t‡s aux pieds du Rittersprung,
le Œ saut du chevalier •, un rocher qui se dresse Š l’entr‡e du
village. Ils furent attentifs Š la l‡gende qui y est attach‡e et
qui leur a ‡t‡ racont‡e par un villageois autochtone : Œ Un
chevalier enleva ici sa bien-aim‡e, qui ‡tait la femme d’un
seigneur d’Ouren. Pour mettre ses poursuivants sur une
fausse piste, il fit ferrer son cheval Š l’envers. Il r‡ussit ‡galement Š effectuer un saut miraculeux au-dessus de l’Our.
Le cheval se cassa les deux jambes, mais le chevalier et sa
conqu‰te purent s’‡chapper. Comme le chevalier ne tint pas
sa promesse de construire une chapelle Š l’endroit du saut, il
fut foudroy‡ par un ‡clair. •
Ceci ne les a pas emp‰ch‡s de sacrifier Š ciel ouvert au
rituel qu’ils avaient institu‡. Toutefois, Sylvain, sensible aux
symboles, ‡voque la l‡gende et interroge :
– Tu vois o† conduit l’infid‡lit‡...
– Qui est infidˆle Š qui ? r‡torque-t-elle du tac au tac.
Une fois encore, sans que l’allusion soit plus claire, plane
entre eux l’ombre fugitive d’un Sylvestre insouciant qui
n’aurait pas honor‡ ses engagements... Puis, Lise-Laure r‡cupˆre habilement la l‡gende :
– Si tu veux ‰tre sensible aux signes ou aux symboles,
dit-elle, tu remarqueras que la l‡gende ne condamne pas les
208
amours de la belle infidˆle et de son chevalier, mais seulement le chevalier pour n’avoir pas honor‡ sa promesse de
construire un oratoire...
– Curieux Dieu, qui absout les amants de leur infid‡lit‡
pourvu que le culte Lui soit rendu...
Ils n’en ont pas discut‡, mais s’il leur arrive de faire
l’amour, c’est Š coup s“r pour les besoins de l’art, qui requiert une communion n‡cessaire... Ni l’un ni l’autre n’est
dupe : les arguties qu’ils d‡velopperaient ne relˆveraient que
d’une mauvaise casuistique. Mieux vaut se taire et consid‡rer que ce qu’ils vivent ‡chappe Š la raison, qu’ils seraient
comme pouss‡s par une force irr‡pressible...
Le site d’Ouren n’a pas ‡t‡ retenu non plus.
C’est V‡ronique qui leur conseilla d’explorer une r‡gion
trop m‡connue Š ses yeux et pour des raisons qu’elle
s’explique mal : peut-‰tre la botte franŽaise de Givet, pour le
simple motif qu’il faut franchir une frontiˆre d‡sormais sans
douaniers, a-t-elle depuis toujours constitu‡, pour les gens
de Daverdisse, un obstacle inconscient aux excursions dans
la r‡gion couvinoise. Ils iront donc Š Viroinval, toponyme
heureux cr‡‡ de toutes piˆces par la gr”ce d’un l‡gislateur
qui imposa naguˆre la fusion des communes... Coinc‡e Š
l’ouest entre Fagne et Ardenne, entre Famenne et Ardenne Š
l’est, la Calestienne a toujours fascin‡ Sylvain. V‡ronique
lui a longuement rappel‡ les caract‡ristiques de ce joyau du
pays, c‡lˆbre par ses tiennes et ses trieux, ses collines escarp‡es aux entrailles creus‡es de grottes parcourues de riviˆres
souterraines, ses pelouses fleuries de plantes rares, peupl‡es
de papillons et d’insectes, ses g‹tes pr‡historiques, ses vestiges romains et m‡rovingiens, ses villages au charme...
idyllique...
Ils se sont rendus Š Nismes, village voluptueusement d‡ploy‡ dans la vall‡e de l’Eau Noire et de l’Eau Blanche, ils
ont explor‡ le Matricolo, la Roche aux Faucons, la Roche
209
Trou„e... Puis, Š Nismes m‰me, ils ont emprunt‡ la trˆs pentue rue Roche Nanette, ont abandonn‡ leur voiture... Sylvain
s’est arm‡ de son magn‡toscope. Ils ont franchi le reste du
trajet Š pied, ont foul‡ la pelouse calcicole du plateau des
abannets, ont d‡couvert et explor‡ par un sentier de promenade le Fondry des Chiens, sorte de grotte en plein air, Š
trente mˆtres en contrebas... Hors le bruissement de
quelques frondaisons, la trille agac‡e de quelque passereau
d‡rang‡, – une linotte m‡lodieuse, un gros-bec ou une locustelle tachet‡e... – le silence est presque absolu. Document‡
par une V‡ronique pr‡venante, Sylvain se met en chasse,
entre deux pierres, dans un pli de rocher..., de perles rares :
du fumana, qui est une minuscule cistac‡e amie des lieux
arides, de l’orchid‡e de teinte violac‡e qui a nom limodore,
d’une curieuse liliac‡e Š fleurs bleues, le scille Š deux
feuilles...
Sylvain sait maintenant ce qui justifie l’appellation de
parc naturel que les autorit‡s ont conf‡r‡e Š la r‡gion... Revenant vers Lise-Laure, aprˆs son escapade exploratrice, il
la trouve, allong‡e, se reposant dans une pelouse foisonnante d’orchid‡es. Il sait d‡sormais que, sous sa robe
blanche, qui se boutonne de haut en bas, et dont le corsage
est d‡jŠ largement ‡chancr‡, Lise-Laure est nue, int‡gralement nue, pr‰te Š la fois Š l’offrande et au rapt n‡cessaires...
Il faudra que s’‡coule un long temps avant que s’apaise
la vague tumultueuse qu’ont soulev‡e leurs sens exacerb‡s,
avant que la griffure de l’air frais les ramˆne Š la conscience... Mais l’‡mergence de la lumiˆre chez l’un et chez
l’autre ne suit pas les m‰mes m‡andres : alors que Sylvain
n’est simplement frapp‡ que de stupeur ou d’‡tonnement,
Lise-Laure ‡prouve, elle, toute la d‡sesp‡rance d’une passion qu’elle sait sans issue, mais qu’elle vit d’autant plus
intens‡ment que vient de se r‡veiller en elle une partie
d’elle-m‰me qu’elle croyait endormie Š jamais. Et elle pres210
sent l’imminence d’une fin qui sera, elle en est convaincue,
douloureuse...
Faut-il s’‡tonner qu’elle trouve ces gouffres particuliˆrement propices aux ‡vocations d‡sesp‡r‡es que contiennent
les poˆmes de Marie No•l, les gouffres, les taillis, les broussailles ‡pineuses, les pelouses piqu‡es de gen‡vriers... ?
– Ne trouves-tu pas, demande-t-elle Š Sylvain, que ces
lieux conviennent particuliˆrement pour la Plainte dans le
soir : Œ Le jour abandonne la plaine, / Le jour commence Š
la tromper, / Ah ! / Le soir tombe, ah ! Le soir m’entra‹ne, /
Le soir va me faire tomber. / Par la route que j’appelle, /
Reviens-tu de voyager ? / As-tu pas su la nouvelle ? / Que je
vais en grand danger ? (...) / Qu’on me laisse en ma m‡moire, / Marcher seule au vent, marcher... / Dans les champs
de ma nuit noire, / J’ai quelque chose Š chercher. •
Sylvain comprend mal comment Lise-Laure, Š peine
leurs ‡bats termin‡s, peut ‡voquer des id‡es aussi morbides,
des id‡es de mort enfin...
– Il est important, tu ne trouves pas, qu’un certain
nombre de vues soient prises d’h‡licoptˆre, pour accro‹tre
encore la profondeur des gouffres, pour marquer
l’impuissance de l’homme face aux forces de la nature qui
l’oppriment... Au cr‡puscule, bien entendu.
Et la voilŠ qui t‡moigne d’un sens aigu de la mise en
scˆne, imaginant angles de vues, d‡coupages, ombres et
lumiˆres...
Lise-Laure insiste pour que ce d‡cor soit aussi celui de
Hurlement, poˆme o† Marie No•l ‡voque la mort, Š un ”ge
trˆs tendre, de son petit frˆre, trouv‡ mort dans son lit : Œ Le
jour s’en va. Sur la montagne, / L’ombre grandit. / Es-tu
parti dans la campagne, / O mon petit ? (...) / Qui donc a vu,
qui me ramˆne / Mon fils perdu ? / Qui l’a trouv‡ dans la
plaine ? / Le jour qui fuit, las de l’attendre, / S’en est all‡ ; /
Le soir qui vient, sans me le rendre, / S’est d‡sol‡ ; / O
211
Dieu ! la Mort ouvrant la porte / Me l’a vol‡ ! / Mon agneau
blanc, le loup l’emporte ! •
L’amour... La mort... La mort qui provoque une angoisse,
une panique tout animale... Mais aussi la certitude de la r‡demption par l’amour... Sylvain, vaguement d‡contenanc‡,
comprend mal qu’une femme, dans la trentaine engag‡e, se
sente tout Š coup vide d’enfant et, comme une louve d‡poss‡d‡e de ses petits, hurle ainsi Š la mort... Mais il s’agit d’un
poˆme... Faut-il que Lise-Laure s’identifie Š ce point Š un
poˆme ?
Gaudence et Lise-Laure n’imaginent pas qu’elles puissent ‰tre rivales, puisqu’elles sont, toutes deux, au-dessus de
tout soupŽon et, surtout, elles ignorent la mesquinerie. De
plus, Lise-Laure, l’‡pouse qui doit Š son mari tout le confort
mat‡riel qu’on peut souhaiter, a aussi, par rapport Š Sylvain,
au moins le double de son ”ge... D’ailleurs, un observateur
press‡ pourrait ne voir dans l’aventure qu’elle vit avec Sylvain qu’une simple passade, un caprice, l’occasion de vivre
les derniers feux d’une soif jamais encore assouvie... De son
c•t‡, Gaudence n’a jamais cach‡ son appartenance Š une
autre culture. Elle n’entend pas renier ses racines. Elle est
seulement de passage... Elle ne veut pas, lorsqu’elle retournera au Burundi, laisser ici un peu de son cœur, une blessure, une souffrance...
Gaudence, toutefois, a t•t fait de constater combien Sylvain s’applique Š vouloir conf‡rer Š sa musique des vertus
propres Š la musique africaine, Š lui rendre une fonction
sociale comme seules peuvent en avoir les berceuses chez
nous. Il veut ainsi que sa musique permette tout Š tour de
gu‡rir un malade, d’honorer les anc‰tres, de chasser les
mauvais esprits, tout comme elle peut aider chez nous Š endormir un enfant. Gaudence lui a expliqu‡, par exemple que,
s’il recherche des correspondances, la forme h‡misph‡rique
212
de certains tambours africains et la peau tendue du tambour
symbolisent obligatoirement, dans son pays, la peau tendue
du ventre d’une femme enceinte, que le fla du tambour
‡voque les soupirs et les plaintes d’une femme en g‡sine...
Lorsqu’il a surpris Gaudence, affect‡e par la mort de son
amie, pleurant sa plainte au son de l’inanga, Sylvain a compris combien elle atteignait Š une perfection spontan‡e de
l’expression musicale, qui est l’id‡al qu’il veut atteindre. Il a
bien essay‡ d’en discuter avec Gaudence, mais celle-ci se
d‡robe... Ou bien ne se trouve-t-elle pas plut•t comme paralys‡e par son impuissance Š dire ? Vivre, dire et chanter sont
des modes d’expression tellement distincts... Ils ont bien
essay‡ d’en parler et Sylvain a cru comprendre que, par-delŠ
cette souffrance, Gaudence ‡tait porteuse d’autres souffrances. Des souffrances tues, parce que son ‡ducation lui
impose la retenue, la r‡serve... Aprˆs tout, nous avons bien
nos pudeurs Š nous, ou nos tabous... Sylvain, en tout cas, a
senti que la peine de Gaudence ‡tait charg‡e de bien des
inqui‡tudes...
Comme chez Lise-Laure, et probablement pour d’autres
raisons, les textes de Marie No•l r‡sonnent curieusement et
intens‡ment dans le cœur de Gaudence et lui retournent
l’”me. Cet accord secret, chez Lise-Laure comme chez Gaudence, entre le mat‡riau de base (texte et musique de la po‡tesse) et la complexion de leur ”me, permet Š Sylvain, il en
est convaincu, de produire une œuvre musicale qui remuera
les auditeurs jusque dans leurs fibres les plus intimes.
Sylvain mˆne d‡sormais ses r‡p‡titions sur deux fronts
en m‰me temps. ‘ Ernoichamps, il accompagne Lise-Laure,
parfois avec un ami cornettiste. Ils n’excluent pas, si les
circonstances le permettent, de substituer un jour les orgues
au piano...
213
‘ Sauveniˆre, gr”ce Š l’aide pr‡cieuse de Gaudence qui
jouera le cas ‡ch‡ant de l’inanga, il va compl‡ter son groupe
en y associant des choristes-danseuses d’origine africaine. Il
occupera le pupitre du vibraphone, tandis que le balafon,
dont les sons ont ‡t‡ volontairement brouill‡s par un jeu
complexe de membranes fix‡es aux calebasses qui servent
de r‡sonateurs, sera confi‡ Š un Gabonais exp‡riment‡. Celui-ci lui expliquera que la recherche de ces sons brouill‡s
r‡sulte de la volont‡ de ne pas opposer l’instrument musical
Š l’homme, Š la voix humaine, afin de donner l’impression
qu’il s’agit d’une voix masqu‡e, d‡form‡e, mais d’une voix
quand m‰me. Ainsi la musique fait partie int‡grante du
verbe, se confond avec le langage parl‡, avec la danse, avec
la c‡r‡monie m‰me dans laquelle elle se situe... Et
d’‡voquer l’‡troite relation entre la musique, la danse, la
parole et, finalement, la vie sociale elle-m‰me domin‡e par
la religion qui, seule, donne un sens Š la vie...
Sylvain savait que faire de la musique c’est communier
avec l’univers. Comment oublier le spectacle qui leur fut
donn‡ lorsque, accompagn‡s de V‡ronique, Gaudence et
Sylvain ont assist‡, au cours de l’‡t‡, Š Stavelot, Š un cortˆge folklorique organis‡ Š l’occasion d’un jubil‡ des blancs
mouss‹s ? Ils y ont vu un groupe de jeunes Burundais faire
kupiga gnoma, frapper les tambours, jetant toute leur ‡nergie dans la danse et la percussion. Gaudence leur a expliqu‡
qu’en frappant la terre, en frappant les peaux et les f“ts, ces
tambourinaires racontent aussi des histoires, des histoires de
batailles glorieuses contre le colonisateur, des histoires Š la
gloire du r‡gime ou, tout simplement, des histoires improvis‡es sur le moment. Faire partie du cercle des joueurs ou
danser en son centre, soutenus par des dizaines de mains qui
frappent en cadence, c’est faire partie de la soci‡t‡. Gaudence a expliqu‡ que les tambours du Burundi ont une trˆs
longue histoire. Ils ‡taient, jusqu’il n’y a pas trˆs longtemps,
214
r‡serv‡s Š la famille royale. Ils repr‡sentent maintenant les
forces vives de la nation et cette fiert‡ rejaillit sur tous ceux
qui en jouent. Chaque semaine, trois fois par semaine, a
poursuivi Gaudence, des cours de tambour sont donn‡s dans
un jardin public de Buyenzi. Cette activit‡ est un moyen
id‡al pour redonner aux enfants de la rue l’estime d’euxm‰mes, qui leur manque tant sous le masque de leurs comportements frimeurs. De plus, les meilleurs joueurs peuvent
r‰ver faire partie d’une troupe qui tournera dans le monde
entier avec son spectacle, et cet espoir secret les anime aussi : l’Europe, l’Am‡rique...
En s’exhibant de la sorte, les percussionnistes pouvaient
dire Š un public distrait et ravi, mais malheureusement engonc‡ dans une bonne conscience assez naus‡euse, Š la fois
la misˆre de leur peuple et leur volont‡ de s’en sortir...
215
216
19
ATALANTE VAINCUE
C’EST UN SEPTEMBRE DOUX QUI PROLONGE paisiblement
l’‡t‡ Š La Hazelle. Un septembre doux et g‡n‡reux. V‡ronique, qui a pass‡ la plus grande partie de ses vacances auprˆs d’une Mamy Sophie on ne peut plus pr‡venante, a le
cœur inond‡ de joie et de gratitude. Au gr‡ de promenades
qui lui permettent de fouler une fois encore des sentiers
qu’elle a parcourus mille fois jadis sans leur consacrer,
pense-t-elle, l’attention qu’ils m‡ritaient, elle red‡couvre,
avec des yeux que son retour Š la vie et Š l’esp‡rance ‡merveille de nouveau, la corne d’abondance luxuriante que lui
offrent les jardins, les potagers, les vergers dessin‡s par son
pˆre. La tonnelle qu’ombre une glycine envahissante, et
dont Mamy Sophie a n‡glig‡ la taille cette ann‡e, conduit
aux carr‡s des potirons. Ceux-ci, g‡n‡reusement pansus,
offrent au regard leurs formes rebondies, sph‡riques, ovales,
oblongues, et leurs innombrables couleurs vari‡es. Tous,
gorg‡s de soleil et d’eau, attestent la g‡n‡rosit‡ de la terre
nourriciˆre Š leur ‡gard. V‡ronique a une affection toute
particuliˆre pour le p”tisson, plus modeste, d’un blanc laiteux, Š la forme demi-sph‡rique et auquel les c•tes peu profondes en forme de lobes font comme une corolle discrˆte...
Au-delŠ, dans un coin, lŠ o† l’on a l’habitude d’entasser des
d‡tritus du jardin en attente du compostage hi‡mal, on a d“
semer Š la vol‡e, au printemps, un assortiment de graines de
coloquintes. Et voilŠ que ce coin hier n‡glig‡ offre aujourd’hui une vari‡t‡ de fruits tant•t lisses, tant•t grumeleux, en forme d’œufs, de poires, de pommes, dans des colo-
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ris aux nuances infinies : jaune, jaune clair, orange, vert,
vert stri‡ de jaune...
Au verger, les pommes, les poires, les noix se pr‡parent Š
s’abandonner Š la cueillette prochaine. V‡ronique happe au
vol une pomme jaunissante, apparemment m“re un peu
avant les autres. Elle y met la dent. Croque g‡n‡reusement.
Recrache le morceau. Elle aurait d“ s’en douter : le ver ‡tait
dans le fruit. Ce constat la ramˆne Š elle-m‰me. Elle savait
qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Œ Et si la gu‡rison
annonc‡e n’‡tait qu’une r‡mission, une r‡mission toute temporaire ? •
D’un geste qu’elle se fait Š elle-m‰me, elle balaie cette
id‡e qui vient de l’assaillir soudainement, comme si cette
pens‡e sournoise, insinuante, cherchait en elle le d‡faut de
la cuirasse... Parlons-en de la cuirasse. N’est-ce pas Sylvain
qui taquinait en elle la chasseresse et la guerriˆre, traduisons
l’ing„nieur et la battante, en l’appelant Œ mon Atalante • ?
En lui attribuant ce surnom plein d’affection, Sylvain donnait au moins deux raisons de la comparer Š l’h‡ro™ne antique. Fille unique aim‡e de son pˆre, et heureusement non
rejet‡e de lui comme dans la l‡gende, V‡ronique fut naturellement amen‡e Š exercer un m‡tier d’homme et Š reprendre
l’entreprise de son pˆre : elle a donc eu une vocation
d’homme et s’est comport‡e en homme. Par ailleurs,
l’Atalante de la l‡gende d‡daignait tous ses pr‡tendants et
les d‡fiait dans des ‡preuves dont ils sortaient n‡cessairement vaincus... et condamn‡s Š mourir la t‰te tranch‡e...
Beaucoup p‡rirent donc, jusqu’Š ce qu’Atalante f“t victime
d’une ruse d’un certain Hippomˆne qu’elle fut contrainte
d’‡pouser... pour son malheur. C’est son ‡tat de Œ femme de
t‰te qui refuse la pr‡sence d’un homme qui encombre •, qui
avait inspir‡ Š Sylvain cette r‡f‡rence Š la l‡gende. Non,
V‡ronique ne succombera pas Š la ruse ourdie par son adversaire d’aujourd’hui, la maladie... Au contraire, c’est V‡218
ronique qui a d‡cid‡ de ruser avec elle. Et elle vaincra. Elle
le veut.
S’efforŽant de chasser ces pens‡es morbides, V‡ronique
contemple une fois encore, avec un sentiment d’immense
reconnaissance, cette propri‡t‡ qui fut l’œuvre de son pˆre,
trop t•t disparu, de ce pˆre qu’elle a tant aim‡. Non, elle n’a
pas permis que cette œuvre s’‡teign‹t avec lui. C’est pourquoi elle a repris le flambeau. Sylvain a ‡t‡ ‡duqu‡ dans
l’id‡e de ne pas laisser s’alt‡rer le patrimoine qu’il h‡ritera
un jour de son grand-pˆre... M‰me si elle-m‰me et son fils
se seront r‡alis‡s dans d’autres directions...
C’est vrai qu’en confiant la responsabilit‡ commerciale
de Jardiflor Š un g‡rant, elle a pris un peu de recul, mais ses
activit‡s de chercheur et d’enseignante Š Grand-Manil ne
l’ont ‡loign‡e de La Hazelle qu’en apparence. C’est aux
plantes et aux jardins qu’elle aura, somme toute, consacr‡
toute sa vie. Et Š ceux qui, gr”ce Š elle, h‡riteront de son
amour pour la terre. Elle y pense, en effet, Š ses ‡tudiants,
pour qui elle ‡prouve une grande affection. La rentr‡e a lieu
Š la mi-septembre. Pendant que ses collˆgues organisent la
seconde session, dont la responsabilit‡ est confi‡e, pour ses
cours, Š celui qui a assur‡ son int‡rim pendant sa maladie,
elle va v‡rifier l’‡tat de son laboratoire et s’assurer que tout
le mat‡riel est pr‰t pour ses exp‡riences. Une derniˆre fois,
elle demandera Š Sylvestre de la conduire Š Grand-Manil.
La semaine prochaine, elle retournera Š Sauveniˆre.
Monter Š l’‡tage o† se situe son d‡partement lui semble
tout Š coup une ‡preuve au-dessus de ses forces. Ses jambes
lui paraissent tellement lourdes. Depuis son op‡ration, elle a
d“ manquer d’exercice physique. Sylvestre lui donne le
bras. Pendant qu’il l’abandonne quelques instants pour
qu’elle puisse faire son inventaire Š l’aise, Sylvestre parcourt, curieux, le couloir p‡riph‡rique. Les lieux ne lui sont
pas totalement inconnus : lorsqu’il faisait ses ‡tudes
219
d’ing‡nieur Š la facult‡ agronomique de Gembloux, il lui est
arriv‡ de venir rejoindre l’un ou l’autre ‡tudiant qui kotait
avec lui. Comment ne pas se rem‡morer ces souvenirs heureux d’une jeunesse insouciante ?...
Soudain, Sylvestre entend un bruit sourd, comme celui de
la chute d’un corps sur le sol. Il se pr‡cipite. V‡ronique est
tomb‡e, semble-t-il, de la chaise sur laquelle elle s’‡tait assise. Il comprend imm‡diatement qu’il faut faire vite. Il
court au premier bureau, fait appeler d’urgence des secours,
revient Š V‡ronique, la couche sur le dos, d‡noue sa ceinture, desserre tout ce qui la bride, lui enlˆve ses chaussures,
lui sur‡lˆve les pieds, lui prend le pouls et, faisant appel aux
notions de secourisme qu’il a apprises il y a longtemps, il
tente de lui faire la respiration artificielle... Sept minutes, ou
huit minutes peut-‰tre... Une ‡ternit‡. Sylvestre n’a pas cess‡ de lui pincer le nez, de tenter de lui insuffler de l’air dans
les poumons, de relever la t‰te pour reprendre son souffle.
L’ambulance et le smur arrivent. V‡ronique leur est d‡sormais livr‡e. Tandis que les uns s’affairent, le m‡decin
tente sur place un massage cardiaque. Cinq minutes. Dix
minutes. Perfusion. Masque Š oxygˆne. On tente de descendre V‡ronique. Lorsqu’ils sont arriv‡s au rez-dechauss‡e, le m‡decin impose une halte. Nouveau massage
cardiaque. Longtemps. Embarquement. Le m‡decin fait un
premier diagnostic, assez pessimiste. Il faut pr‡venir les
proches. Direction Mont-Godinne.
La clinique, pr‡venue par radio, a pr‡par‡ l’accueil Š
l’unit‡ de soins intensifs. Les m‡decins vont, pendant plusieurs heures, s’affairer autour de V‡ronique. Respirateur
artificiel, tuyaux, cath‡ters, masque Š oxygˆne, ‡lectrodes,
graphiques sur ‡crans de contr•le... toute la panoplie des
engins d’une salle de r‡animation sophistiqu‡e...
Sylvain a ‡t‡ rappel‡ de l’ath‡n‡e o† il avait repris ses
cours.
220
– Vous ‰tes le fils... ?
– Oui.
– D’autres parents aussi proches... ?
– Sa mˆre... Elle est ”g‡e...
– Personne d’autre ?
– Je suis fils unique...
Il n’ajoutera pas Œ de mˆre unique •.
– Venez.
Sylvain peut voir V‡ronique pendant quelques instants. Il
peut l’embrasser. Lui murmurer, dans l’oreille, tout l’amour
qu’il a toujours eu pour elle.
Le m‡decin l’accueille dans son bureau. Il l’informe : ce
doit ‰tre une h‡morragie interne.
– Vous savez, Š la suite de l’important traitement de chimioth‡rapie qu’elle a subi, les vaisseaux sanguins se sont
fragilis‡s. Il faut plusieurs mois pour qu’ils se reconstituent... L’‡lectroenc‡phalogramme est tout Š fait plat. Le
cerveau n’est plus irrigu‡. Il faut attendre. Mais attendezvous...
Une pause insupportable.
– ... au pire.
Sylvain se tait. Il est prostr‡.
– Quel ”ge avez-vous ? demande le m‡decin.
– Dix-huit ans... depuis...
Eh oui ! depuis quelques mois. Il est adulte. C’est la loi.
Quelques heures s’‡coulent. Une ‡ternit‡ d’angoisse.
Vers minuit, le m‡decin le rappelle. L’‡lectro est toujours
aussi plat. Plus de vie c‡r‡brale. C’est irr‡cup‡rable. Seuls
les appareils de r‡animation la maintiennent artificiellement
en vie. Sylvain a compris. On attend de lui une d‡cision.
D’un geste, il fait un signe : Œ D‡branchez •. ‘ quoi bon !
V‡ronique avait toujours dit : Œ Pas d’acharnement th‡rapeutique. • Il faut respecter la volont‡ de V‡ronique. Jus-
221
qu’au bout. C’est dans les bras de son fils qu’elle abandonnera le dernier souffle.
Sylvestre reconduit Sylvain, non pas Š Ernoichamps,
mais Š La Hazelle. Sylvain veut passer la nuit seul avec
Mamy Sophie.
– Tu sais, Mamy, lui confiera-t-il, elle est morte lŠ o†
‡tait une bonne partie de sa vie, non loin de ses ‡tudiants,
qu’elle aimait tant. Elle est morte comme elle a v‡cu : au
milieu d’eux...
L’effervescence oblig‡e que n‡cessite l’organisation des
fun‡railles va les aider Š apprivoiser leur douleur. ‚voquant
cette ‡ventualit‡, V‡ronique avait fait des recommandations.
On va donc s’efforcer de rencontrer ses souhaits.
Indiff‡rente Š toute pr‡occupation cultuelle, mais sans
haine Š l’‡gard d’une ‚glise dont elle ne niait pas la fonction
sociale, V‡ronique, la non-pratiquante, n’avait pas exclu
qu’une c‡r‡monie religieuse d’obsˆques e“t lieu, mais,
avait-elle dit, Š la condition Œ qu’elle soit r‡duite au minimum •. Elle avait beaucoup insist‡ : il ne devait y avoir ni
hom‡lie ni discours...
Le cur‡ de la paroisse de Daverdisse ‡tait tol‡rant.
D’ailleurs, les habitudes liturgiques ont tellement ‡volu‡.
Nombreux sont ceux qui demandent et obtiennent que, lors
des diff‡rentes c‡r‡monies, on lise des textes profanes et
qu’on fasse entendre des airs ou des chants dont la destination premiˆre est tout ‡trangˆre Š la religion. On convient de
r‡duire l’aspect religieux Š la priˆre d’absoute.
Les croque-morts – jamais autant qu’aujourd’hui Sylvain
n’a ‡prouv‡ Š la fois le cynisme et le r‡alisme brutal de
l’expression – connaissent d‡cid‡ment bien leur m‡tier...
Les pompes fun†bres ont pour but de mettre en scˆne le psychodrame qui permet aux vivants de canaliser et d’‡vacuer
leur peine dans une dignit‡ convenue. Aprˆs tout, certaines
civilisations ont bien leurs pleureuses... Ainsi donc, le con222
voi funˆbre fera un d‡tour par Jardiflor et y fera une halte
d’un instant, permettant... aux m”nes de V‡ronique de saluer
une derniˆre fois un des endroits de sa vie qui lui fut trˆs
cher.
Ils se rendent ensuite Š l’‡glise n‡ogothique. Ils traversent la jolie place du village entour‡e de maisons Š colombages et de marronniers qui, en cette saison, laissent tomber
leurs fruits, ‡chapp‡s de leurs bogues ‡clat‡es...
L’officiant, qui les attend sur le parvis, a cr‡‡
l’atmosphˆre en diffusant un enregistrement de la premiˆre
partie du Requiem en r‡ mineur de Mozart, celle-lŠ m‰me
que le musicien a ‡crite lui-m‰me, tout juste avant de mourir, laissant Š d’autres le soin de le terminer... Le cur‡ a ‡galement r‡duit l’‡clairage au minimum, mettant ainsi en ‡vidence, par le recours Š des spots judicieusement dissimul‡s,
le retable de la passion, qui est reconnu pour ‰tre une belle
r‡alisation de l’art populaire au XVIe siˆcle. Le r‡glage des
autres lumiˆres est assur‡ par le groupe de Sylvain et ses
musiciens.
Aprˆs que le c‡l‡brant a prononc‡ les priˆres rituelles autour de la biˆre en l’encensant abondamment va commencer
l’hommage que Sylvain a d‡cid‡ de rendre Š sa mˆre.
Sylvain s’installe aux orgues. Un ami l’accompagne au
violoncelle. Lise-Laure interprˆte le Lacrymosa sur la musique qu’a ‡crite le li‡geois Pierre Van Damme. Il est chant‡
en latin, dans cette langue magique qu’aimait tant V‡ronique.
Lise-Laure chante : ΠLacrymosa dies illa, / Qua resurget
ex favilla... • Peu importe que les assistants ne comprennent
pas le texte, Sylvain a d‡cid‡ n‡anmoins de le modifier, et
peu importe aussi que le latin utilis‡ ne soit pas un latin canonique. Au judicantus homo reus Sylvain a substitu‡ un
Œ triumphans homo verus •...
223
Sylvain ne peut pas admettre que V‡ronique ait ‡t‡ coupable de quoi que ce soit. Elle ne doit donc demander aucun
pardon, pas m‰me Š Dieu...
Suivra l’interpr‡tation de La derniˆre danse de Marie
No•l sur laquelle Lise-Laure et le groupe Sambolera travaillent, chacun de son c•t‡, depuis deux mois. Ils ont d‡cid‡ de
la lui offrir en avant-premiˆre. ‘ la place du lutrin r‡serv‡ Š
la lecture de l’‡p‹tre, se tiennent, seules, Lise-Laure toute en
blanc et Gaudence toute en noir. En demi-cercle, autour
d’elles, les choristes-danseurs, tous rev‰tus de robes allant
du gris clair au gris le plus fonc‡. Derriˆre, le groupe des
musiciens. Parmi eux, au vibraphone, Sylvain.
Tous, en chœur, vont chanter et danser le refrain, emmen‡ sur un mouvement de gigue, rythm‡ et violent... Œ Allezvous-en, gens de la noce, / Fini le bal, pass‡ le temps, / Allez-vous-en, gens de la noce, / Il se fait tard, allez-vous-en. •
Lise-Laure, sur la musique de Marie No•l, accompagn‡e
par les orgues et un cornet Š piston, Gaudence ensuite, accompagn‡e par le groupe Sambolera sur l’arrangement de
Sylvain vont chanter les couplets, tout Š tour. Les danseurs
les accompagnent sur des pas r‡gl‡s et plus lents que ceux
du refrain.
Œ Allez-vous-en, gens de la f‰te, / La mari‡e a les yeux
las. / Son lit est fait, sa route est pr‰te, / Quelqu’un
l’appelle... Quittons-la. // Nous arrivons de son enfance / Et
lui donnons encor la main. / Laissons-la seule et sans d‡fense, / Seule partir dans son destin. // Dans la cour bl‰me
au clair de lune, / Quatre chevaux sont attel‡s, / Tous les
amis, chacun, chacune, / Tous les parents s’en sont all‡s. •
‘ partir du couplet suivant, chaque fois deux couples, de
chaque c•t‡ du chœur, se retirent progressivement, de telle
sorte qu’il n’en reste plus qu’un pour le dernier couplet.
Œ S’en sont all‡s cousins, cousines, / La grand’jeunesse au
224
loin chantant ; / S’en sont all‡s voisins, voisines, / Nos invit‡s las et contents. •
La lumiˆre baisse peu Š peu jusqu’Š prendre une teinte
cr‡pusculaire. Les trois derniers couplets se d‡roulent dans
la p‡nombre de plus en plus grave pour arriver Š l’ombre
presque complˆte. Œ La nourrice qui l’a nourrie / A peur et
pleure en s’en allant ; / La mˆre qui l’a mise en vie /
L’abandonne et sort Š pas lents. // Le pˆre qui la tint couverte, / Seize ans serr‡e en son logis, / S’en va laissant la
porte ouverte, / La chambre ouverte, ouvert le lit. •
Seul, a cappella, Sylvain chante le couplet suivant :
Œ L’heure d’Amour, la grand’bataille / Vint Š sonner sur la
minuit... / Quand vint le loup des ‡pousailles, / Son cœur de
vierge s’est enfui. •
Lise-Laure et Gaudence reprennent le chant. Œ Allezvous-en, gens de la noce, / Fini le bal, pass‡ le temps, / Allez-vous-en, gens de la noce, / Il se fait tard, allez-vous-en.
// Vint Š passer le temps qui mˆne / Les autres nuits, les
autres jours... / S’en sont all‡s, lourds de semaines, / Les ans
qui passent pour toujours. // S’en sont all‡s sa robe blanche
/ Et ses souliers de fier satin ; / S’en sont all‡s ses beaux
dimanches / Et son visage du matin ; // S’en sont all‡s le lin,
la laine, / De ses mains lasses tour Š tour ; / S’en sont all‡es
de ses mains vaines / Les vaines mains de ses amours ; //
S’en sont all‡s ses gars, ses filles, / L’un aprˆs l’autre ses
petits / S’en sont all‡s quand l’‡t‡ brille / Par la grand’route
et sont partis ; // S’en sont all‡s hors de sa couche, / Moins
chauds les bras, le cœur moins doux, / S’en sont all‡s un soir
la bouche / Et les pieds joints de son ‡poux. // Son dernier
jour, le plus fidˆle, / S’en est all‡... la chambre a peur... /
Son dernier feu, le plus prˆs d’elle, / S’en est all‡ dans l’”tre
et meurt. // Elle a retir‡ ses chaussures, / Elle a quitt‡ tous
ses habits / Et pour sa nuit la plus obscure / Elle est entr‡e
en son grand lit. // L’heure de Mort, la grand’ d‡faite, / Vint
225
Š sonner sur la minuit... Alors elle a pench‡ la t‰te, / Laissant son ”me aller sans bruit. •
Il n’y a plus de choristes ni de chanteurs. Pendant ce dernier couplet est projet‡ sur le visage des deux solistes un
rayon blafard, qui leur donne un aspect de mort. Œ Le fossoyeur a pris la morte, / L’a mise en terre et, vers le soir, /
S’en est all‡ fermant la porte / Du jardin seul, du jardin noir.
// Allez-vous-en, gens de la noce, / Fini le bal, pass‡ le
temps, / Allez-vous-en, gens de la noce, / Il se fait tard...
allez-vous-en ! •
Le cortˆge funˆbre quitte l’‡glise au son de
l’enregistrement de Fortuna imperatrix mundi, premier
chant des Carmina burana de Carl Orff, que le cur‡ a accept‡ de diffuser en sourdine.
Ils se rendent ensuite au cimetiˆre de Robermont, prˆs de
Liˆge, o† l’on proc‡dera Š l’incin‡ration.
De retour Š La Hazelle, seuls, Š l’abri de tout regard,
Mamy Sophie et Sylvain ‡pandront les cendres sur les pelouses, comme V‡ronique l’avait souhait‡.
226
20
AU-DEL‘ DE L’HORIZON
L’EFFERVESCENCE engendr‡e par l’organisation des fun‡railles s’est apais‡e. Des sentiments de d‡tresse et de vacuit‡
lui ont in‡vitablement fait suite. Heureusement, les d‡cisions Š caractˆre pratique qu’il a fallu prendre ont occup‡
Sylvain pendant quelque temps.
Il a d‡cid‡ que La Hazelle deviendrait d‡sormais son port
d’attache. ‘ la grande joie de Mamy Sophie qui, en d‡pit du
poids des ans, se sent investie d’une mission de protection Š
l’‡gard de Sylvain. Gaudence l’y rejoindra. En l’accueillant,
Mamy Sophie se convaincra qu’elle poursuit la mission de
V‡ronique.
Les cellules familiales se sont spontan‡ment reconstitu‡es. D’une part, Sylvain a soudain compris la n‡cessit‡
d’obtenir son dipl•me d’humanit‡s. Il a d‡cid‡ de redevenir
un ‡lˆve studieux. Et les activit‡s musicales seront d’autant
plus ais‡ment mises en veilleuse que le m‡decin a prescrit
du repos Š Lise-Laure. De son c•t‡, Sylvestre, consid‡rant
enfin qu’il pouvait d‡l‡guer Š ses demi-frˆres une bonne
partie de ses responsabilit‡s, a d‡cid‡ d’‰tre d‡sormais plus
pr‡sent Š Ernoichamps auprˆs de son ‡pouse.
Automne Š La Hazelle.
Presque chaque jour, Sylvain parcourt les jardins de La
Hazelle Š la recherche d’une image de sa mˆre, dont les
restes se confondent d‡sormais avec cette terre qu’elle aimait tant. Jamais autant qu’Š pr‡sent il n’a ‡prouv‡ la justesse du constat lamartinien : un seul ƒtre vous manque et
tout est d„peupl„. Les nuages qui assombrissent l’”me de
227
Sylvain ajoutent encore au sentiment de d‡solation que provoque en lui le d‡pouillement automnal. Tant•t c’est Mamy
Sophie qui l’accompagne, tant•t c’est Gaudence.
Il tente d’expliquer Š Gaudence que les cendres de V‡ronique participent Š l’ordre universel. Comme Œ rien ne se
perd ni ne se cr‡e •, les cendres de V‡ronique vont contribuer Š fertiliser ce coin de terre privil‡gi‡. Il a tendance Š
dire Œ b‡ni des dieux •, puisqu’il a ‡t‡ pour toute la famille
source de tant de joie, de tant de bonheur. Son imagination
l’emporte :
– Sait-on jamais ? Faudrait-il s’‡tonner si, l’an prochain,
naissait lŠ-bas, par exemple, un lierre, tenace, qui se vrillerait aux murs, Š un arbre, et qui, comme la l‡gende nous le
dit du lierre qui s’‡leva sur la tombe de Tristan et d’Yseult,
viendrait nous rappeler, par-delŠ la mort, l’amour que V‡ronique avait pour nous ? Ce serait bien si, de temps en temps,
au son de l’inanga, nous venions lui dire aussi combien nous
l’aimions.
Gaudence est d’accord. Nous devons rester en contact
avec l’”me de nos morts. Dans son pays, la communication
avec les d‡funts fait partie de l’ordre des choses et imprˆgne
tous les actes de la vie quotidienne. Tandis que, il faut bien
l’avouer, dans nos civilisations occidentales, tout est devenu
tellement inhumain, comme d‡sincarn‡... Mais surtout, les
plaies ouvertes dans le cœur de Gaudence, la mort de ses
proches, les souffrances de son peuple, l’‡loignement m‰me
la rendent particuliˆrement r‡ceptive Š la douleur de Sylvain.
Ils arpenteront souvent les sentiers de La Hazelle, silencieux, c•te Š c•te, main dans la main, bras dessus bras dessous... Ils finiront par se tenir par la taille, sans que jamais
l’un fasse confidence Š l’autre de sentiments qui iraient audelŠ de la compassion ou de l’amiti‡... L’harmonie, la communion, cela se vit... Faut-il vraiment que cela se dise ?
228
Pour le moment, ni l’un ni l’autre n’‡voque l’avenir. Inutile
de faire des projets tant que la peine est encore aussi pr‡sente, aussi vive...
Sylvain a brutalement bascul‡ de l’”ge de l’insouciance
dans celui de la responsabilit‡. Ce qu’il a v‡cu avec LiseLaure, et qui relevait pour l’une de l’art myst‡rieux de
l’initiation et pour l’autre de la fr‡n‡sie de la d‡couverte, est
d‡sormais r‡volu. Maintenant, il sait. Il se souviendra sans
haine, avec gratitude m‰me, de cet ‡pisode de sa vie,
comme d’un passage oblig‡. Ayant accost‡ Š l’autre rive, il
peut continuer sa route seul. Le voilŠ devenu homme, enfin.
Un d‡but d’automne humide et froid, les variations soudaines de notre climat ont eu raison de l’organisme de Gaudence, qui, de bronchiolite en bronchite, de bronchite en
pneumonie, a d“ ‰tre hospitalis‡e... pour permettre un diagnostic complet et nuanc‡... et pour que soit ‡tabli un traitement adapt‡, le m‡decin g‡n‡raliste ayant d“ constater que
ses prescriptions avaient peu d’effets. Sylvain, qui a obtenu
son permis de conduire, jouera donc auprˆs de Gaudence le
r•le que Sylvestre avait tenu aux c•t‡s de V‡ronique,
d’autant plus que l’hospitalisation durera plus longtemps
que pr‡vu, Gaudence n’‡tant pas Š l’abri d’un assaut r‡current du paludisme end‡mique qui s‡vit dans son pays et
qu’elle a emmen‡ malgr‡ elle dans ses bagages.
‚trange renouvellement des situations. D‡cid‡ment, la
clinique de Mont-Godinne devient un lieu de sortie privil‡gi‡. ‘ d‡faut d’‰tre cynique, l’ironie de ce constat est un
rien amˆre. Mais quelle ressemblance ‡tablir entre la situation actuelle et celle qu’a connue V‡ronique ? D’ailleurs,
une clinique reste un lieu de vie plut•t qu’un lieu de mort.
Jusqu’Š preuve du contraire. Non, Sylvain ne broie pas du
noir. Il veut croire et esp‡rer. Gaudence est jeune, Š peine un
peu plus ”g‡e que lui, cinq ou six ans. Tiens, il ne sait pas
exactement. Il faudra qu’il le lui demande. Mais la jeune et
229
forte constitution de Gaudence aura vite fait de prendre le
dessus.
Sylvain imagine un sc‡nario ‡trange. Lorsque Gaudence
sortira de la clinique, ils f‰teront sa gu‡rison Š la Œ Villa
Mouchenne •, ce lieu de bonheur qui a laiss‡ dans la m‡moire de Sylvain une trace tellement inoubliable... De plus,
il faudra bien qu’ils clarifient les sentiments qu’ils ‡prouvent l’un pour l’autre. En raison des souvenirs dont il est
charg‡, le cadre s’y pr‰te.
Et les choses se sont d‡roul‡es comme pr‡vu. Ou
presque. Sensible aux signes et aux symboles, Sylvain avait
r‡serv‡ la m‰me table que celle qu’il occupait un an plus t•t
avec V‡ronique. ‘ d‡faut de pouvoir prendre exactement le
m‰me menu – la carte avait chang‡ –, ils ont pu boire le
m‰me vin et go“ter Š la m‰me griserie. Enhardi par les circonstances qu’il a lui-m‰me cr‡‡es, Sylvain d‡cide de faire
aveu Š Gaudence de la vraie nature de ses sentiments.
– Gaudence, dit-il, nous nous connaissons depuis assez
longtemps maintenant pour...
Elle lui met un doigt sur la bouche et l’emp‰che de terminer.
– Ne dis pas, dit-elle. Non, ne dis pas. Il ne faut pas dire...
Il n’y aura pas d’autre explication. Gaudence trouva opportune l’intervention de la patronne qui, se souvenant de la
prestation de Sylvain au piano, vint l’inviter Š interpr‡ter
quelques morceaux. Sylvain accepta de se plier Š l’invitation
Š la condition que Gaudence puisse s’exprimer aussi. Et,
ainsi qu’il l’avait fait autrefois pour le cadeau d’anniversaire
de V‡ronique, il alla chercher l’inanga qu’il avait pris la
pr‡caution de mettre dans le coffre de la voiture.
Sylvain interpr‡ta quelques morceaux de Jean-FranŽois
Maljean, parmi lesquels il glissa un Song for... Gaudence
Œ qui contient l’aveu que tu ne m’as pas permis de te faire •,
lui a-t-il gliss‡ dans l’oreille. Message reŽu. Gaudence lui
230
r‡pondit en chantant, au son du seul inanga, et en swahili, la
chanson de Khadja Nin, intitul‡e Bwana C. Il ne lui avait
pas fallu ‰tre grand clerc pour comprendre que Nakupenda
nakupenda wewe pouvait se traduire en... I love you, i love
you. Gaudence poursuivit :
We bwana wa ungine
Sikuwa najuwa yangu
Mapendo ya vile
Kweli nime jaribu
Kukusahabu wewe bwana
Alakini mama... siweze
Usini one mubaya
Sinta ku ingiliya
Mapendo yangu
Ita baki inje
Nakupenda nakupenda wewe
Aca niku imbiye
Mayisha yangu wewe
Waca niji imbiye
Ata kama wewe
Huweze nipenda
Nakupenda nakupenda...
We Bwana C.
Wewe Bwana C.
Wewe Bwana C.
Wewe Bwana C.1
1
Toi l’homme d’une autre / Je ne savais pas que je pouvais „prouver
pour toi un amour aussi fort / Bien s•r j’ai essay„ de t’oublier / Mais en
vain / Ne me juge pas / Je ne vais pas te harceler / Mon amour pour toi
veut rester discret secret / Je t’aime je t’aime / Toi mon amour / Laissemoi chanter / Bien que que je ne veuille pas ƒtre amoureuse de toi / Je
t’aime toi Bwana C.. / Toi Bwana C. ...
231
Message reŽu. Il n’y pas eu d’autre ‡change en public.
Sylvain d‡finit mal son malaise, ‡trange. Gaudence lui
avoue son amour qu’elle qualifie d’amour impossible, parce
qu’il serait... l’homme d’une autre. Que sait-elle de ce qui
s’est pass‡ entre Lise-Laure et lui ? Et puis, il n’a pas aim‡
Lise-Laure d’amour..., pas plus qu’il n’est li‡ Š elle. Y aurait-il comme une justice du Ciel, immanente, aveugle,
charg‡e de sanctionner son... aventure avec Lise-Laure ?
D’ailleurs, ce n’est pas lui qui... Il attendra le retour en voiture pour interroger. Mais cette fois-ci, il faut qu’il n’y ait
plus d’ombre.
C’est une nuit de gel, une nuit claire. Une fois sur la
route, Sylvain, que l’obscurit‡ enhardit, interroge. De plus,
le nouveau chauffeur qu’il est se doit de regarder devant lui.
– Tu sais d‡sormais que je t’aime... vraiment, dit-il. Tu
consens Š me dire que tu m’aimes... Mais que veux-tu dire
quand tu dis que je suis... l’homme d’une autre ?...
Aprˆs un long silence, Gaudence consent enfin Š pr‡ciser.
– D’une autre... culture, Sylvain. Non, ne dis rien, regarde
bien la route devant toi, ne te laisse pas distraire. Je viens de
loin, Sylvain, d’un pays pauvre, trˆs pauvre, o† la misˆre est
partout... dans les cœurs aussi... Nous manquons de tout. Il
n’y a pas d’h•pitaux, pas de m‡dicaments... Il y a des ‡pid‡mies, des guerres...
– Je ne comprends rien, se hasarde-t-il, ‡tonn‡...
– Ne dis rien, Sylvain, laisse-moi aller jusqu’au bout, si
j’ai le courage... Aprˆs, tu comprendras.
Gaudence se tait longtemps. Une ‡ternit‡ pour Sylvain.
Puis, elle s’efforce de tout dire d’une traite :
– Lorsque j’‡tais Š l’h•pital, on m’a fait subir beaucoup
d’examens... On a fait des analyses... De sang. Les m‡decins
ont constat‡ que j’‡tais... s‡ropositive...
232
Puis, elle se tait. Elle pleure. Silencieusement.
– Mais je t’aime, dit-il enfin, nakupenda nakupenda
wewe...
Il lui donne la main. Ils regardent fixement tous deux, Š
la faveur de la clart‡ lunaire, au-delŠ de l’horizon.
Automne Š Ernoichamps.
Vanitas vanitatum. Oui, tout est vain. Jamais autant
qu’aujourd’hui Sylvestre n’a ‡prouv‡ combien la course Š la
Œ r‡ussite • portait en soi tous les germes de la vanit‡, de
l’inutilit‡... D’avoir retrouv‡ V‡ronique l’a complˆtement
transform‡. De l’avoir retrouv‡e et de l’avoir perdue. Il en
vient Š se demander si, Š courir le monde comme il l’a fait,
il n’‡tait pas en train de se fuir plut•t que de se chercher. Ses
r‰ves de fortune, ses ambitions, m‰me ses pr‡occupations
philanthropiques n’avaient d’autre but que de construire
l’image sociale d’un homme d’affaires Œ arriv‡ •, Š d‡faut
de pouvoir se construire pour lui-m‰me une vie int‡rieure
qui l’aurait conduit Š ‰tre en paix avec lui-m‰me. Il s’‡tonne
aussi que, dans la fr‡quentation quotidienne de V‡ronique,
au cours des derniers mois, jamais il ne lui a ‡t‡ donn‡
d’approcher de l’”me de V‡ronique, de conna‹tre et de partager ses secrets les plus intimes, pas m‰me ceux qu’ils auraient pu avoir en commun.
Pas m‰me ceux qu’ils auraient pu avoir en commun... Ce
serait mentir que de nier qu’il ne s’est pas pos‡ les questions
que Sylvain ou Lise-Laure se sont pos‡es. L‡gitimement.
Lui non plus, il en convient, n’a jamais os‡ aborder le sujet
ni avec l’un ni avec l’autre. Le d‡cˆs de V‡ronique interdit
que jamais on puisse esp‡rer donner une r‡ponse qui dissipe
tous les doutes, clarifie toutes les supputations. Au moins at-il compris qu’Š courir sans cesse aprˆs des march‡s nouveaux, qu’Š vouloir Š tout prix augmenter son chiffre
d’affaires, qu’Š se partager entre Anvers et Libreville ou
233
Bujumbura, il en arrivait Š oublier ses proches, Š s’oublier
lui-m‰me. C’est V‡ronique qui, quoi qu’il paraisse, l’a rapproch‡ d’une Lise-Laure qui lui ‡tait devenue lointaine.
C’est V‡ronique et Sylvain, par la gr”ce de ses talents de
musicien, qui ont permis Š Lise-Laure de s’‡panouir, de
croire en elle et qui l’ont aid‡e Š exprimer enfin des richesses malencontreusement enfouies.
Dans le salon blanc de La Hazelle, Sylvain feuillette n‡gligemment quelques livres sur le Burundi, tandis que LiseLaure, au piano, r‡pˆte encore quelque chant.
– Tu devrais t’allonger, lui conseille Sylvain, pr‡venant.
Tu sais que le gyn‡co a prescrit beaucoup de repos si tu ne
veux pas perdre l’enfant que tu portes...
Lise-Laure se lˆve, abandonne le piano, se dirige vers le
divan, s’arr‰te un moment Š la fen‰tre et regarde au loin,
comme au-delŠ de l’horizon...
– Un enfant de ta chair, Sylvain..., dit-elle.
Puis, comme pour elle-m‰me, tout bas, les yeux l‡gˆrement embu‡s, prenant entre les mains un ventre dur que la
grossesse arrondit d‡jŠ, elle ajoute :
– Un enfant de la chair de ta chair...
Ob‡issante, elle consent Š s’allonger. Elle ne peut pas
laisser passer cette chance unique qui lui est donn‡e, Š
trente-cinq ans pass‡s, d’avoir enfin cet enfant qu’elle espˆre depuis si longtemps...
D„cid„ment, les cam„scopes font fureur. Dans la campagne d„sol„e par les premi†res rigueurs de l’hiver, un
promeneur, un journaliste de la t„l„vision locale peut-ƒtre,
chasse le reportage sur la vie de la r„gion. Un troupeau de
BBB (blanc-bleu-belge) vient de quitter l’„table pour
prendre un peu d’exercice. Le commentaire dira probablement que ces bƒtes d’une tonne environ, r„sultats d’une manipulation g„n„tique r„ussie, qui impose transplantation
234
embryonnaire et c„sarienne, font la gloire du Condroz qui a
cr„„ ces mastodontes...
Le rƒveur, lui, se rappellera seulement les vers du po†te :
Non loin, quelques bœufs blancs, couch„s parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons „pais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe int„rieur qu’ils n’ach†vent jamais...
235
236
TABLE
1
Une ‡trange petite musique de nuit .............................. 9
2
Escale au paradis perdu .............................................. 27
3
Trouble cr‡puscule ..................................................... 39
4
Appr‡hender tous les lendemains............................... 47
5
Cocktail Redout‡ ........................................................ 57
6
Buffet froid................................................................. 71
7
Le front contre la vitre................................................ 83
8
Une feuille morte tombe............................................. 93
9
Fr‡n‡tiques mailloches et marteaux r‰veurs ............ 103
10 Les voies myst‡rieuses de l’adversit‡ ...................... 115
11 Divertissement.......................................................... 127
12 ‘ chacun sa v‡rit‡ .................................................... 135
13 Buissons au loin buissonnant ................................... 151
14 Rien n’est jamais acquis........................................... 159
15 Triste... triste Š en mourir ......................................... 167
16 Par le regard de l’autre ............................................. 179
17 Un si ordinaire naufrage........................................... 191
18 Dissonances.............................................................. 201
19 Atalante vaincue....................................................... 217
20 Au-delŠ de l’horizon................................................. 227
237