Guy Belleflamme
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Guy Belleflamme
L’INTERDIT DE P•RE GUY BELLEFLAMME L’INTERDIT DE P•RE roman 1 UNE ‚TRANGE PETITE MUSIQUE DE NUIT LA SC€NE CHAMP•TRE EST TOUCHANTE comme peut l’ƒtre une estampe ancienne. Avec un petit air bucoliquement d„suet, hors du temps. … un rien pr†s, elle fait chromo. Un poulain fou-fou s’„bat dans l’herbe drue gorg„e d’engrais azot„ et donne de vains coups de pied ‡ la lune. Sa ruade est sotte autant qu’inutile. Le jeune animal prodigue ainsi, sans mesure, sa fantasque exub„rance, comme pour signifier au cr„puscule que son „nergie est inentam„e encore, que sa goulue soif de vivre ne s’„tanchera pas. Tout ‡ cˆt„, la puissante jument poulini†re, sa m†re, le couve du regard, avec placidit„. Et c’est avec la mƒme attention tranquille qu’elle l’observe qui cosse du chanfrein, avec un bel entrain, sous le grasset de la jument br„haigne, sa compagne, et qui triture une mamelle aussi complaisante que vide. Puis il revient solliciter les flancs de sa m†re. Non loin de l‡, superbe et bel indiff„rent, l’„talon, g„niteur putatif, lance sa tƒte par-dessus la clˆture avec l’application d’un pƒcheur au lancer et broute ainsi une folle avoine, aventureuse, que la brise chaude de cette fin d’apr†s-midi fait basculer, du champ voisin, vers sa bouche goulue. Le bonheur serait-il donc dans le pr„ ? Sylvain Mars vient de filmer cette s„quence, qu’il croit insolite, apr†s l’avoir ‡ peine guett„e. Le temps d’installer son cam„scope sur son tr„pied, de prendre ses rep†res, d’analyser la lumi†re oblique du jour qui s’„puise... Les acteurs involontaires de cette tranche de vie ne sont pas cabots. Ils feignent simplement d’ignorer le cin„aste qui les contemple et qui s’approprie ainsi, sans scrupule aucun, ces 9 moments de b„atitude paisible. Chasseur d’images obstin„, et sans que cette d„marche proc†de d’un projet bien pr„cis, Sylvain a, en effet, d„cid„ de se constituer un bestiaire inattendu de nos r„gions. Quand il aura fait, se dit-il, une moisson suffisamment abondante et originale d’images de ce genre, il verra bien. Pour le moment, il se contente d’engranger les flashes qui le frappent, au hasard de ses promenades. … peine Sylvain a-t-il tourn„ les talons que le poulain, comme piqu„ au vif, se prend ‡ soliloquer. Il serre les m‰choires, puis s’„broue en soufflant des naseaux et en faisant vibrer des l†vres flasques qui projettent en l’air un peu d’„cume : – Mais pour qui se prend-il, ce voleur d’‰me ? s’interroge-t-il. De quel droit se permet-il de mettre en bo‹te une partie de moi-mƒme ? Safari-photo ! Il appelle Œa un safari-photo ! H„, pr„dateur ! Il secoue avec v„h„mence sa crini†re naissante. Et il rench„rit : – Est-ce que j’ai l’air d’ƒtre le fils d’une jument verte... ou bleue ? Pourquoi pas une licorne dagorne tant qu’on y est ? Comme si je n’avais pas le droit de t„ter ‡ deux pis... Ce sont bien eux, pourtant, les Zumains, qui ont invent„ les nourrices qu’on t†te et les nurses qu’on ne t†te pas. S’il savait : chez nous, les m†res ne sont jamais d„natur„es. Leurs sœurs ou leurs amies ne les remplacent jamais. Elles prƒtent mamelle forte, en cas de n„cessit„. C’est tout. Qu’y a-t-il de mal ‡ cela ? La jument-m†re approuve, sereinement coite. Et se dit que son fougueux rejeton fait d„cid„ment preuve d’une belle maturit„, mais qu’il est vain de vouloir donner des leŒons aux hommes. 10 – O† ‡tais-tu donc ? s’inquiˆte V‡ronique. Tu sais que nous sortons en t‰te-Š-t‰te ce soir... Nous allons ‰tre en retard... Sylvain ne l’a pas oubli‡. Non ! Son flegme apparent est un air qu’il se donne. Sous des dehors d’artiste distrait, il dissimule comme il peut un ‰tre trˆs organis‡. Fidˆle aux rendez-vous. Jamais en retard, jamais en avance non plus. Juste de quoi agacer un peu sa mˆre qui s’inquiˆte toujours Š tort. C’est que, curieux de tout, il satisfait son impatience de savoir, son app‡tit de d‡couverte en refusant de perdre un seul moment. Le temps mort, il ne conna‹t pas. – Dix minutes et je suis Š toi ! Puisque dix minutes lui suffisent, pourquoi en gaspiller plus Š s’habiller ? C’est ce qu’il se dit. Aprˆs une douche rapide, il enfile jean et tee-shirt, chausse ses pieds nus de docksides, endosse un blazer griff‡ Š rayures jaunes et bleues, prend au vol un mouchoir, puis se choisit un cachecol blanc en soie qu’il enroule largement autour du cou en prenant soin de le draper par-dessous son abondante chevelure boucl‡e, Œ Š la Chopin • comme dirait sa mˆre. Comme si elle ne pouvait pas trouver une comparaison un peu moins... cucul. – VoilŠ, je suis Š toi, dit-il triomphant. O† allons-nous ? C’est l’anniversaire de V‡ronique : le cinquante et uniˆme... Son fils Sylvain vient d’avoir dix-sept ans. Il est convenu qu’ils vont au restaurant. – Surprise ! dit-elle. Mais nous allons plein sud. Nous passerons le week-end chez ta grand-mˆre. Tu aimes Ža... Sylvain se tait. •a l’arrange. V‡ronique prend le volant. Ils quittent bient•t leur petit village de Sauveniˆre, plant‡ aux limites occidentales de la grasse plaine hesbignonne, et prennent par des chemins qui zigzaguent Š travers champs dans la direction de Daverdisse, bourgade accroch‡e Š l’un des versants d’une cr‰te ardennaise semblable Š bien 11 d’autres, mais c’est lŠ que Sylvain a laiss‡ bien des souvenirs d’une enfance ‡merveill‡e qu’il a peine Š croire d‡jŠ perdue. V‡ronique, qui n’aime pas les autoroutes, a choisi de slalomer en musardant de village en village. De sa place, Œ la place du mort •, Sylvain scrute le profil de sa mˆre sur fond de campagne. De vastes champs de bl‡, d’un vert profond, o† le triticale l’emporte sur l’escourgeon, ont envahi tout l’horizon. Il pense Š un film d’autrefois dont certaines scˆnes, r‡alis‡es en studio, ‡taient tourn‡es devant les images qui d‡filaient d’un paysage pr‡alablement film‡. Il porte les mains devant les yeux, visionne sa mˆre Š travers l’oculaire de fortune qu’il s’est fait des index et des pouces joints. Il porte la t‰te en arriˆre, la rapproche. – ‘ quoi tu joues ? demande-t-elle. – Je me demande, dit il, quel plan te mettrait le mieux en valeur : plan rapproch‡, plan am‡ricain, gros plan ? Je t’imagine bien interpr‡tant un des r•les de Rita Hayworth ou d’Ava Gardner. – Tu ne pourrais pas me rajeunir un petit peu ? Catherine Deneuve, Claudia Cardinale, Ža serait d‡jŠ mieux... ‘ la limite, Grace Kelly... Š d‡faut de pouvoir citer Claudia Schiffer ou Oph‡lie Winter... Il continue sa m‡ditation. – La Comtesse aux pieds nus ou La Dame de ShanghaŽ ? Laquelle tu pr‡fˆres ? Tandis qu’elle offre Š son fils, qui se pique d’‰tre cin‡phile, un profil sculpturalement g‡n‡reux, V‡ronique, secrˆtement flatt‡e, hausse les ‡paules et feint l’agacement. Rares sont les femmes, pense-t-il, qui, Š cinquante ans, ont pu vaincre avec autant d’‡l‡gance ‡panouie... l’outrage des ans. Et sans ravalement de faŽade par lifting. Sa pi‡t‡ filiale, toute naturelle, le conduit Š ranger spontan‡ment sa mˆre aux c•t‡s des idoles immortelles ou des mythes hors du 12 temps qu’a engendr‡s le cin‡ma am‡ricain. M‰me si, en m‰me temps, il perŽoit confus‡ment que ces stars incarnaient aussi une image de ces femmes-V‡nus Š leurs proies attach‡es. Comme sa mˆre ? D‡voreuse d’hommes, Š la fois croqueuse et sangsue ? S“rement pas. Femme ind‡pendante au contraire. Femme de t‰te qui a men‡ sa vie avec une lucidit‡ froide, refusant de s’encombrer de la pr‡sence d’un homme, dont elle pense qu’il n’aurait pu qu’‰tre une entrave Š l’‡panouissement de sa propre personnalit‡. Sylvain conna‹t les raisonnements de V‡ronique, sa mˆre, qui justifie de la sorte son ‡tat de mˆre-c‡libataire, auquel rien ne l’a contrainte, mais qu’elle a choisi d‡lib‡r‡ment. Du moins, c’est ce qu’elle lui a toujours dit. – Tu es resplendissante... de jeunesse, dit-il. – Le jour o† je prends un an de plus au compteur, ta r‡flexion tombe Š pic ! Tu ne dois pas te croire oblig‡, tu sais. D’ailleurs, Œ resplendissant •, Ža fait clich‡... – Et d’une ‡l‡gance... Comme d’habitude, tu as su choisir la toilette qui te met en valeur... – Merci. Que tu le remarques m’‡tonne... et me flatte. Mais qu’est-ce qui tu y connais ? Ils traversent les villages de Mazy, d’Onoz, de Jemeppesur-Sambre, de Fosses-la-Ville, de Saint-G‡rard... Sylvain ne leur trouve pas beaucoup de caractˆre. Question de go“t ! Il se demande bien pourquoi sa mˆre a choisi de l’entra‹ner par ces chemins sans ”me. – Tu avais l’air press‡e, tout Š l’heure. Tu as m‰me failli m’eng..., me Œ gourmander • plut•t, se reprend-il, plaisamment p‡dant, parce que j’‡tais en retard. Et maintenant, tu me parais caracoler comme Š plaisir... – Festina lente, Sylvain. Tu connais l’adage. J’avais pr‡vu de prendre le temps, c’est-Š-dire de le perdre... ou de le gagner au b‡n‡fice de ta pr‡sence. Tu as failli contrarier mes 13 projets, un jour o†, pr‡cis‡ment, j’ai bien le droit de faire un caprice. Ainsi vont-ils se taquinant. Sylvain n’aime guˆre les vastes plaines dont la monotonie l’inspire peu. Mais, Š partir d’ici, il se sent mieux. Bient•t arriv‡e Š Den‡e, V‡ronique se dirige vers Ermeton-sur-Biert, emprunte un bout de la vall‡e de la Molign‡e, passe par Maredret, village minuscule qui honore et accueille une trentaine d’artisans – ‡b‡nistes, vanniers, c‡ramistes, sculpteurs – , passe Š c•t‡ de l’abbaye de Maredsous, de Maredsous file vers Sosoye, o† il reconna‹t un village pittoresque de bon aloi, de nature Š inspirer peintres et promeneurs, parce que l’habitat se marie parfaitement Š son milieu, parce que le pr‡sent garde avec respect les marques du pass‡, parce que ce sont les lieux qui soumettent les habitants Š leur loi et non l’inverse. S’il y a des endroits o† il se sent en symbiose – encore un de ces mots pompeux dont ses profs raffolent – avec la nature, c’est bien ici. V‡ronique laisse Fala•n sur le c•t‡. N’‡taient quelques infrastructures touristiques, comme les pr‡tendues draisines qui le h‡rissent au point de le mettre en colˆre chaque fois qu’il les voit, parce qu’elles constituent le prototype m‰me du produit de consommation touristique idiot, Sylvain verrait bien dans ce village l’‡quilibre parfait entre toutes les forces secrˆtes qui le composent. Par forces, il entend les ‰tres vivants, – les rˆgnes animal et v‡g‡tal ...– mais aussi les puissances occultes que r‡vˆlent les min‡raux, comme la pierre bleue ou le marbre noir, dont on fait ici une extraction judicieuse sans d‡naturer le site. Direction Foy. Arriv‡s au confluent m‰me de la Molign‡e et du Flavion, ils peuvent observer Š leur aise les ruines altiˆres du ch”teau m‡di‡val de Montaigle, comme si la vall‡e continuait de vivre sous sa protection : les ruines, vues ainsi en contre-plong‡e, et peut-‰tre parce qu’elles ne sont 14 que partiellement restaur‡es, gardent tout leur pouvoir magique de dissuasion. – Tu sais que c’est ici, le long du Flavion qu’on a d‡couvert quelques grottes pr‡historiques... rappelle Sylvain, qui exhume une fois encore de vagues r‡miniscences de son cours de g‡ographie. – Mais connais-tu les noms de v‡g‡taux qu’on leur a donn‡s ? interroge V‡ronique. Ce sont le Trou du Sureau, le Trou du Ch‰ne, le Trou du Lierre, le Trou de l’‚rable... – Bravo, Madame l’ing‡nieur agronome, ironise-t-il. ‘ propos, tu ne m’as jamais dit si on devait dire Œ Madame l’ing‡nieure • ou Œ Madame l’ing‡nieuse •... – Buffone ! commente-t-elle. Et elle bifurque vers Sommiˆre, en direction de Bouvignes-sur-Meuse. Bouvignes, jadis rivale permanente de Dinant, qui ne peut que songer avec tristesse Š sa grandeur pass‡e du haut des ruines du ch”teau de Crˆve-Cœur, d’o† l’on b‡n‡ficie d’un panorama grandiose sur la vall‡e de la Meuse, Bouvignes d‡sormais annex‡e, par la gr”ce des fusions, Š la ville de Dinant. – Mais o† donc m’entra‹nes-tu ? interroge Sylvain, de plus en plus intrigu‡. – J’ai bien le droit, concˆde V‡ronique, de te surprendre un peu, puisque, ce soir, je t’ai tout Š moi. Tu te fais de plus en plus rare, tu ne trouves pas ? – Chacun a ses propres activit‡s. J’ai bien le droit, moi aussi... – Je ne te reproche rien, Sylvain. Je constate que la vie, tout simplement... Le p‡riple touche peut-‰tre Š sa fin. Les voilŠ Š Dinant. Rive gauche de la Meuse, vers l’amont... Direction Givet. – Tu m’emmˆnes en France ? V‡ronique se tait. Elle gare sa voiture sur un parking creus‡ Š grands frais Š m‰me le rocher. Invite Sylvain Š 15 l’accompagner Š la Villa Mouchenne, curieux restaurant install‡ dans une ancienne maison de ma‹tre, construite Š flanc de rocher. Sylvestre se demande si certaines piˆces n’auraient pas ‡t‡ creus‡es dans la roche elle-m‰me, Š la maniˆre de ces constructions troglodytiques qu’il a visit‡es, lorsqu’il explora, un jour, la vall‡e de la Loire. Du rez-dechauss‡e, on les invite Š monter au deuxiˆme ‡tage et, de lŠ, Š prendre l’ap‡ritif, puisque le temps le permet, sur la pelouse, sorte de jardin suspendu, Š quinze mˆtres au-dessus de la chauss‡e, langue de verdure d’une dizaine de mˆtres de large sur plus de soixante mˆtres de long. Il a le temps d’observer Š son aise ce lieu insolite. Au-dessus de lui, sur un autre palier situ‡ au moins vingt mˆtres plus haut encore, il soupŽonne l’existence d’une ligne de chemin de fer, Œ presque d‡saffect‡e • lui dit-on. Ils ne seront donc pas d‡rang‡s par le passage des trains. Au sommet du rocher, sur le plateau, on lui signale l’existence d’un collˆge ‡piscopal. Cela ne le d‡range pas, puisqu’il ne le voit pas. Par contre, en face, le panorama est superbe. ‘ leurs pieds, la Meuse, et par-delŠ, Š gauche, tout en haut, la citadelle, vers laquelle, navette inlassable, grimpe et descend, impavide, un t‡l‡ph‡rique. Sous elle se blottit la coll‡giale avec sa curieuse tour au clocher piriforme. En ce soir de juin, le long du fleuve sur lequel planent et piquent des mouettes, h•tes inattendus de ces lieux, Š la recherche de quelques d‡chets nourriciers, V‡ronique et son fils observent l’agitation des touristes qui s’apaise. Les bateaux, las de leurs multiples croisiˆres, accostent Š quai et d‡gorgent leurs derniers flots de visiteurs. Les terrasses des salons de d‡gustation et des restaurants s’emplissent lentement. La cit‡ s’‡tire avec nonchalance le long de l’eau et se pr‡pare Š la courte nuit du solstice d’‡t‡. ‘ droite, Š l’autre bout de la ville, le rocher Bayard pointe vers le ciel, Š plus de trente- 16 cinq mˆtres, son aiguille de pierre elle-m‰me surplomb‡e d’une antenne des t‡l‡communications. – C’est lŠ, tout derriˆre, montre V‡ronique, en pointant du doigt un endroit de la ville situ‡ tout juste devant elle, que, il n’y a pas longtemps, des masses importantes du rocher se sont ‡cras‡es sur le sol, entra‹nant beaucoup de d‡g”ts. Des masses de plusieurs tonnes... Cela int‡resse peu Sylvain. – Je pr‡f‡rerais, confie-t-il, que tu me parles plut•t d’Adolphe Sax. ‘ vrai dire, V‡ronique sait peu de choses Š son sujet. – Cela n‡cessiterait une autre visite, une autre fois. ‘ l’occasion des f‰tes Sax, si tu veux. Mais, puisque tu parles musique, je te r‡serve une surprise. Tout Š l’heure..., confiet-elle, myst‡rieuse. Chaque chose en son temps ! La ma‹tresse des lieux leur pr‡sente la carte. – Nous prendrons le menu-d‡gustation, d‡crˆte V‡ronique. Nous sommes certains d’‰tre agr‡ablement surpris et nous nous d‡livrons de la sorte de l’embarras du choix. Sa mˆre s’y conna‹t. Cela arrange Sylvain, m‰me si, malgr‡ son jeune ”ge, il ne m‡prise nullement les raffinements de l’art culinaire. Il pense m‰me qu’il convient de consid‡rer la gastronomie comme un des beaux-arts. Mais il a, aujourd’hui, d’autres pr‡occupations. Ils passent au restaurant, Š la table num‡ro 3, Œl’incontournable •, pr‡cise la patronne avec un sourire de connivence, d’o†, par les grandes baies vitr‡es, ils peuvent continuer de jouir du spectacle de la nuit qui s’insinue et se d‡ploie progressivement sur la ville, ne laissant bient•t plus percevoir que l’‡clairage public et celui des fen‰tres qui, comme ‡puis‡es, vont s’‡teindre une Š une. ‘ son fils qui l’interroge, V‡ronique r‡vˆle qu’elle a eu l’occasion de d‡couvrir cet ‡tablissement lors d’un de ces d‡jeuners d’affaires auxquels sa profession la contraint. Elle s’‡tait 17 bien promis d’y emmener un jour son fils, bien que celui-ci, pour l’instant, n’en comprenne pas la n‡cessit‡. M‰me si, il le reconna‹t, le cadre est assez... surprenant. Le trou normand est fait... d’il ne sait plus quoi. Sylvain en profite pour s’‡clipser, file Š la voiture, fouille dans le coffre, en revient, franchit quatre Š quatre les marches du bel escalier de marbre et offre Š sa mˆre un petit paquet qui l’intrigue. – Bon anniversaire, maman ! dit-il en lui plaquant sur chaque joue un baiser g‡n‡reux. La faveur tirebouchonn‡e, le papier d’emballage multicolore cˆdent sous les doigts f‡briles de la mˆre combl‡e : une piˆce en cristal, un sabot-de-V‡nus grandeur nature. – Un cypripedium calceolus... Elle n’a pas pu dominer le r‡flexe qui l’a pouss‡e Š donner le nom scientifique de cette orchid‡e, magnifique. – O† as-tu trouv‡ Ža ? questionne-t-elle. – C’est mon secret, taquine-t-il. – Mais tout de m‰me... Il avouera que, lorsqu’ils ont visit‡, il y a quelques mois, Š l’occasion d’une journ‡e portes ouvertes, les cristalleries du Val-Saint-Lambert, Š Seraing, ou du moins ce qu’il en reste, il a eu l’occasion de discuter de son art avec un des artisans du coin et qu’il en a profit‡ pour lui passer commande de cette piˆce unique, grandeur nature. – Et pas seulement grandeur nature, mais aussi couleurs nature, reconna‹t-elle. Elle ne se lasse pas de contempler la finesse avec laquelle l’artiste a pu ciseler les p‡tales et les s‡pales en leur donnant une couleur qui h‡site entre le jaune teint‡ de vert et le brun violac‡, tandis que le labelle est d’un jaune p”le vein‡ de violet Š l’int‡rieur... Sans oublier les feuilles, d’un vert glauque, longues d’une vingtaine de centimˆtres... – Une folie, Sylvain. Tu as fait lŠ une folie... 18 – Tu t’es consacr‡e, toute ta vie, avec une telle passion, Š la reproduction in vitro des orchid‡es, Š la culture des m‡ristˆmes, que je pouvais bien me permettre cette... fantaisie. La multiplication v‡g‡tative, c’est ta passion, c’est toute ta vie. Et c’est peut-‰tre l’origine de la mienne... – Chut ! Sylvain. Pas de scˆne, s’il te pla‹t. Pas ici, pas maintenant, veux-tu ? Car nous y sommes. Sylvain, adolescent presque majeur – il aura dix-huit ans l’an prochain– , interroge de plus en plus souvent sa mˆre : qui est donc ce pˆre inconnu dont elle ne veut en aucun cas lui dire le nom ? Et le cadeau qu’il vient de faire est porteur Š la fois de l’hommage qu’il entend rendre Š sa mˆre pour l’œuvre professionnelle magistrale qu’elle a accomplie en m‰me temps que des interrogations lancinantes qu’il porte en lui sur ses propres origines. – Je te l’ai promis, Sylvain. Quand tu auras dix-huit ans, tu sauras. – Mais pourquoi attendre un an encore ? – Mille fois, je te l’ai dit. Tu seras majeur. Tu prendras les initiatives que tu voudras. Mais ton pˆre, si tu souhaites le rencontrer, ne sera pas contraint de te consid‡rer comme Œ Š sa charge •. Vos relations pourront en ‰tre, de ce fait, facilit‡es... et puis, le cordon ombilical, cela se coupe... Rappelle-toi : j’ai perdu mon pˆre, ton grand-pˆre – que tu n’as pas connu – trˆs jeune et j’ai d“, seule, en adulte, faire face... Et comme tu vois, j’ai surv‡cu. J’ai v‡cu. Avec toi... Et nous avons ‡t‡ heureux, tu ne peux pas le nier... La s‡r‡nit‡ de ce repas d’anniversaire vient de se teinter de gravit‡. Un silence, lourd de ces questions rest‡es sans r‡ponse, va planer quelques moments sur eux, un silence respectueux, non vindicatif. Sylvain sait la chance qu’il a eue de vivre dans l’environnement qui est le sien, qu’on n’a pas ‡t‡ avare d’affection Š son ‡gard, mais qu’on ne l’a pas ‡touff‡ non plus. Toute son enfance s’est d‡roul‡e dans 19 l’harmonie et dans l’‡quilibre. Depuis sa naissance, la vie lui a souri... Pas de problˆmes Š l’‡cole, pas de problˆmes Š l’acad‡mie ni au conservatoire. Il a toujours pu faire ce qu’il voulait, la nature n’ayant d’ailleurs pas ‡t‡ chiche de dons Š son ‡gard. Et sur le plan mat‡riel, il ne lui manque rien. Pourquoi donc faut-il qu’aujourd’hui, alors qu’il a pu longtemps se passer de lui, faut-il qu’il se mette Š la recherche d’un pˆre, forc‡ment indigne, qui aurait pu, lui, se pr‡occuper de son fils ?... Et les r‡ponses que V‡ronique a pu donner, a consenti Š donner Š ses questions lui paraissent bien insatisfaisantes. Sylvain est, en tout cas, certain de deux choses : Œ n‡ de pˆre inconnu •, il a un pˆre connu au moins de sa mˆre et ce pˆre est vivant. C’est tout ce qu’il a pu percer du mystˆre qu’entretient sa mˆre sur ce sujet. Son fils ne fera pas d’‡clat, V‡ronique le sait. Mais ses questions, de plus en plus fr‡quentes, deviennent aussi de plus en plus pressantes. Elle ne pourra plus longtemps, elle le pressent, taire un secret qu’elle croyait pouvoir garder pour elle seule. Fille unique, ing‡nieur agronome de formation, V‡ronique s’‡tait trouv‡e orpheline de pˆre au moment m‰me o† elle terminait ses ‡tudes. Son pˆre ‡tait, selon la formule consacr‡e, inodore et insipide, Œ d‡c‡d‡ inopin‡ment, dans la force de l’”ge •. Il laissait, Š Daverdisse, une entreprise en pleine expansion : p‡pini‡riste, horticulteur, il avait ‡galement mont‡ une jardinerie, un garden center comme on se pla‹t Š dire ici, le plus important de toute la r‡gion. L’entreprise ‡tait florissante, occupait un personnel d’une douzaine de personnes, mais demandait un gestionnaire vigilant si l’on voulait ‡viter que l’affaire aille rapidement Š vau-l’eau. V‡ronique n’avait pas eu le choix. Elle avait pris la gestion de Jardiflor – tel ‡tait le nom de l’entreprise – Š bras-le-corps et avait m‰me diversifi‡ ses activit‡s : elle avait cr‡‡ un d‡partement d’architecture des jardins, qu’elle 20 avait baptis‡ CENEV (Cr‡ation et Entretien de Nouveaux Espaces Verts) et mont‡ un laboratoire exp‡rimental de culture in vitro. L’entreprise avait prosp‡r‡ et elle avait rapidement compt‡ plus de trente personnes. Vue de l’ext‡rieur, la r‡ussite mat‡rielle de V‡ronique pouvait faire envie. Les pr‡occupations li‡es Š la gestion de son entreprise lui laissaient, Š vrai dire, peu de place pour sa vie personnelle. Elle n’avait connu que quelques aventures sans lendemain. Elle avait vite compris, en effet, que, en d‡pit d’un physique avenant et d’un caractˆre accueillant, quoique tremp‡, elle ‡tait consid‡r‡e par les uns comme un parti enviable et par les autres comme un objet de consommation d’autant plus pris‡ qu’il ‡tait... d’approche difficile. Elle avait finalement renonc‡ Š mettre dans son lit ces aventuriers d’infortune, peu soucieux d’associer aux performances du sexe l’abandon du cœur et peu pr‡occup‡s de concr‡tiser avec elle des projets d’avenir Š deux. Elle avait largement d‡pass‡ la trentaine lorsqu’elle d‡cida de mettre la pilule aux oubliettes, au moment pr‡cis o† elle ‡prouvait la vanit‡ des propositions trop int‡ress‡es qui lui ‡taient faites et au moment o†, paradoxalement et imp‡rativement, elle sentit na‹tre en elle le besoin d’‰tre mˆre. Elle d‡cida donc de ne plus chercher Š faire violence Š la destin‡e. S’il devait lui arriver, Š l’avenir, de rencontrer celui qui, vraiment, devait modifier le cours de son destin, eh bien ! elle ne contrecarrerait pas l’ordre des choses : qu‡ ser— ser— ! Elle avait pourtant conscience de n’avoir pas jou‡ Sylvain Š la roulette russe. Au contraire : il avait ‡t‡ providentiel. Un enfant, enfin, lui ‡tait n‡. Et quel enfant ! Elle en ‡tait lŠ de ses r‰veries quand la patronne leur proposa de prendre le caf‡ au salon. Ils descendirent donc d’un ‡tage et V‡ronique se r‡jouit de la surprise de Sylvain. C’‡tait ce lieu, en effet, qui l’avait conduite Š choisir ce restaurant. La d‡coration en ‡tait surprenante. Un magnifique 21 bar en acajou, sculpt‡ en forme d’S, ‡pousait parallˆlement la disposition du mur de fond, vraisemblablement accol‡ au rocher, tandis que, Š l’oppos‡, face Š une grande baie, tr•nait un magnifique piano Š queue, un B˜sendorfer. Les murs, entiˆrement lambriss‡s de palissandre, faisaient place, ŽŠ et lŠ, Š des rayons de bibliothˆque, charg‡s de livres aux belles reliures. Les fauteuils du salon, probablement d’origine, un peu fatigu‡s aux accoudoirs, ‡taient recouverts d’un cuir, lui aussi, d’une chaude teinte rouge”tre. Dans le sol richement parquet‡ se refl‡tait un plafond sombre, ‡toil‡ d’une vingtaine de lampes Š la lueur diffuse. Ces lieux, aujourd’hui baptis‡s piano-bar, avaient s“rement ‡t‡ le salonbibliothˆque du bourgeois qui en avait ‡t‡ le propri‡taire Š la Belle ‚poque. Instinctivement, Sylvain s’est dirig‡ vers le piano. Il le caresse des mains. Avec une volupt‡ de connaisseur. – Le cadeau que tu m’as fait, Sylvain, est magnifique. Provisoirement, je le place lŠ, tiens, sur cette table du salon. Mais, si tu veux vraiment me faire plaisir, au cours de cette nuit de la musique, j’aimerais que tu joues sp‡cialement pour moi. Ce que tu veux. La patronne est d’accord... depuis longtemps. Sylvain comprend tout Š coup qu’il a ‡t‡ pi‡g‡. Le choix que V‡ronique a fait du restaurant est loin d’‰tre innocent. Mais il est beau joueur. Il jouera donc. Pour sa mˆre. Et pour les autres convives du restaurant, qui ne tardent guˆre Š venir se joindre Š eux. C’est que Sylvain, qui termine cette ann‡e ses ‡tudes secondaires, va aussi concourir, en fin d’ann‡e, au conservatoire, pour le premier prix. Mais aujourd’hui, la musique sera... l‡gˆre. Une musique qu’il est loin d’ailleurs de traiter avec m‡pris. Au contraire. Sylvain joue. Pluie rafra‹chissante par une chaude nuit d’‡t‡. Cascades de notes, avec une apparente monotonie, obs‡dante. Mais la m‰me phrase fait l’objet de variations 22 sans fin. Il annonce Š sa mˆre : Vue sur mer. Les vagues paisibles en bord de mer semblent se perdre sur une mer ‡tale. L’heure est Š la qui‡tude. En regardant le fleuve paisible, on peut imaginer la mer... toujours recommenc‡e. Puis il annonce Siren’s song, Fenway Park. Toujours la m‰me unit‡ de ton, celui de la s‡r‡nit‡. Celui du bonheur, en un mot. Il annonce m‰me Song for V„ronique, mentant Š peine puisque le titre authentique, qu’il s’approprie, ne porte que des initiales : Song for M.C. Il n’y a pas doute, Sylvain possˆde s“rement l’oreille absolue. Toute mˆre a toujours tendance Š trouver que son enfant a du g‡nie. Sylvain, en tout cas, est dou‡ : il reproduit d’oreille des airs de Jean-FranŽois Maljean qui viennent Š peine d’‰tre ‡dit‡s en CD sous le titre g‡n‡rique de Vue sur mer ou L„gende. Il termine par un air intitul‡ Movie. Ici, la pluie se fait drue. D‡ferlement forcen‡ de notes et d’images. Virtuosit‡. D‡cid‡ment, en multipliant les appoggiatures, Sylvain joue la difficult‡. Et avec quel brio ! Bravo ! Les applaudissements ont fus‡, spontan‡ment, de tous les coins du salon : tous les convives, l’entendant, se sont press‡s de finir leur dessert et l’ont rejoint. Ils peuvent rester lŠ toute la nuit, s’ils le souhaitent. Il n’y a qu’un solstice d’‡t‡ par an. Abandonnons-nous Š lui. Aprˆs Jean-FranŽois Maljean, Sylvain va reprendre, pour ceux qui s’en souviennent, des airs que jouait jadis Jean P”ques, puis il propose des pastiches de Richard Clayderman, de FranŽois Glorieux, de Michel Petrucciani... ‘ l’‡vocation de ce dernier, V‡ronique se met Š r‰ver : vraiment, son fils est beau comme un dieu. Devant elle, un peu Š contre-jour, il se d‡sincarne, il devient comme une image de lui-m‰me qui s’‡lˆve jusqu’aux cieux. Il n’est plus interprˆte, ni musicien... Il devient la musique m‰me. V‡ronique conna‹t le bonheur Š un degr‡ intense de puret‡ jamais atteint... 23 Soudain, Sylvain change une fois encore de style. Il se met Š chanter d’une voix blanche, discrˆte, presque confidentielle, – il confiera plus tard qu’il essayait d’imiter le chant‡-chuchot‡ des joueurs d’inanga du Burundi – un air que V‡ronique a d‡jŠ entendu, et dont les paroles ‡tranges l’envo“tent sans qu’elle en comprenne le sens. Il s’agit de Mwana wa mama, de Khadja Nin, extrait de son CD Sambolera, que l’interprˆte chante en swahili. V‡ronique, qui n’a jamais entendu chanter Sylvain, est surprise de voir combien la voix chant‡e de son fils vibre comme un instrument d’accompagnement, et cherche Š exprimer l’irrationnel des choses que le langage parl‡ n’expose qu’incomplˆtement. Voix m‡lop‡e, voix priˆre, voix complainte, voix supplication... Puis, surprise, V‡ronique d‡cˆle tout Š coup, dans les m‰mes modulations de la voix, un discours qui lui est devenu compr‡hensible. Son fils chante en franŽais une autre chanson de la m‰me interprˆte : Œ Charmeur maudit charmeur / Bandit bourreau des cœurs / T’es l’ dernier des goujats / Ton sourire est une arme / D‡loyale et me voilŠ d‡jŠ / Sous le charme [...] / Charmeur maudit charmeur / Satan‡ s‡ducteur / T’as d“ poser une bombe / Dans mon cœur quel vacarme / Je me rends malgr‡ moi je succombe / Sous le charme... • – Il semble que voilŠ des propos que tu aurais pu tenir Š celui qui m’a conŽu. Sylvain, qui a quitt‡ son piano, a chuchot‡ confidentiellement ces mots Š l’oreille de sa mˆre. V‡ronique, ‡branl‡e, camoufle son trouble, en interrogeant son fils : – VoilŠ que tu fais ton Paolo Conte... Mais dis-moi plut•t : qui est donc l’interprˆte de ces m‡lodies ? – Tu devrais conna‹tre, maman. Attention, il ne faut pas devenir out... C’est Khadja Nin, une chanteuse burundaise. Tiens, regarde... 24 Il sort de sa veste le CD de l’artiste. Ouvre le livret d’accompagnement, lui fait lire le texte franŽais de la derniˆre chanson qu’il vient d’interpr‡ter. Mais il a d‡cid‡, ce soir, de ne plus entreprendre sa mˆre sur ses propres interrogations. Il ouvre le livret sur ses pages centrales, d‡couvre une splendide photo en pied de la belle artiste tutsie. – Je trouve que tu lui ressembles... en blanc, lui confie-til. Sa colˆre int‡rieure vaincue par la facilit‡ d‡routante qu’a son fils de passer d’un ‡tat d’”me Š l’autre, V‡ronique doit bien constater, une fois encore, que Sylvain vient de gagner. Aucune femme n’est insensible aux compliments, fussent-ils ceux de son fils. Surtout ceux de son fils. ‘ quatre heures du matin, la soir‡e se termine. Sylvain a reŽu les f‡licitations des convives, qui sont rest‡s jusqu’Š la fin. On se quitte. La mˆre et le fils se dirigent vers Daverdisse, parlent peu. Sylvain demandera seulement Š sa mˆre s’il peut esp‡rer faire l’acquisition, un jour, d’un vibraphone. Il souhaiterait, avec quelques copains, monter un petit ensemble musical. Arriv‡s Š la maison grand-maternelle, ils vont chercher au plus t•t Š dormir un peu. V‡ronique d‡cide toutefois de se rafra‹chir avant de se coucher. Passe sous la douche. Se souvient de l’hommage que lui a rendu son fils : Rita Hayworth, Ava Gardner, puis Khadja Nin... D‡cid‡ment, le temps n’a pas alt‡r‡ sa f‡minit‡. Elle n’est donc pas insensible aux compliments. Comme une Diane sortant du bain, V‡ronique passe nue devant la grande glace de la salle de bain, s’examine, se contemple, s’admire, ‡tend les bras vers le ciel pour affiner sa ligne, se caresse les ‡paules des mains, les laisse glisser le long de ses seins... S’y arr‰te, les quitte et y revient, les caresse, les t”te encore comme s’ils lui ‡taient tout Š coup inconnus... 25 – Il me semble, songe-t-elle avec une sorte d’angoisse furtive, qu’il y a lŠ comme quelque chose que je n’avais jamais remarqu‡... ‘ moins que Sylvain ne vienne de r‡veiller ce qui, depuis longtemps, dormait en moi... Elle doit ‰tre fatigu‡e. Elle va essayer de dormir un peu. Mais le sommeil sera long Š venir. 26 2 ESCALE AU PARADIS PERDU C’EST DANS LES JARDINS DE LA HAZELLE que, comme Sylvain en a toujours ‡t‡ convaincu, le Grand D‡miurge a d“ situer, au d‡but des temps, les jardins d’‚den. S“rement parce que ces jardins sont associ‡s, dans ses souvenirs, aux vacances qu’il y a pass‡es depuis sa plus petite enfance et qu’il ne parvient pas Š les imaginer autrement que baign‡s d’une lumiˆre profuse ŽŠ et lŠ tamis‡e par des feuillages ombreux judicieusement distribu‡s, avec son verger regorgeant de fruits m“rs, ses rocailles moussues, ses parterres piquet‡s de mille fleurs en pleine explosion de sˆve, rafra‹chis par des plans d’eau couverts de plantes aquatiques du centre desquels jaillissent des jets d’eau impr‡visibles et dans lesquels glissent paresseusement des ko™s du Japon... Sans oublier les parfums aux mille nuances ‡tranges et discrˆtes des fleurs qui se fanent, de certaines poires blettes ou m‰me, parfois, aprˆs une chaude pluie d’‡t‡, les effluves capiteux que d‡gage un foin fra‹chement coup‡... Comme une symphonie pastorale... ou bucolique... Sans miˆvrerie toutefois : difficile d’‰tre sensible sans qu’on vous accuse d’‰tre gnangnan. En cette fin de mois de juin, aprˆs quelques heures Š peine d’un sommeil promptement r‡parateur – incapable de dormir Œ longtemps •, il a choisi de dormir Œ vite • – , Sylvain s’est lev‡, a rejoint sa grand-mˆre, qui, sous la gloriette que mure et plafonne une glycine envahissante, a pr‡par‡ la table du petit d‡jeuner. 27 – Bonjour, Mamy Sophie, c”line-t-il d’un ton enjou‡ en lui faisant, des bras qu’il noue autour de son cou, un ‡tau affectueux. Je vois que tu es en pleine forme. Tu rajeunis, continue-t-il en prenant un peu de recul pour l’examiner tout Š son aise. – Je vois que tu es toujours aussi bien ‡lev‡... Mais je me fais vieille, tu sais, comme tous les septuag‡naires... dont la derniˆre d‡cennie est d‡jŠ bien engag‡e, ironise-t-elle. Mon Dieu, comme tu as chang‡... Te voilŠ un homme maintenant. – Maman dort encore. Elle ‡tait fatigu‡e. Nous allons l’attendre, veux-tu ? J’en profiterai pour explorer le jardin, celui des ris et des jeux de mon enfance... perdue, celui de toutes mes vacances depuis que je suis tout petit... – Va, mon grand ! Continue de tout regarder avec le regard pur... – Et na™f ? taquine-t-il. – Oui, na™f, ou candide : c’est le cl‡ du bonheur, Sylvain ! Toussaint Mars, son grand-pˆre, avait d‡velopp‡ ses installations d’horticulteur au Trou du Loup, o† il avait construit Jardiflor. Sur le versant d‡clive, qui s’‡tend Š partir de lŠ, entre Gembes et Redu, dans la direction de Porcheresse, il avait install‡ ses p‡piniˆres, au-delŠ desquelles, dans la prairie les prolongeant, entre le Bois des Huttes et le Fond des Sartais, lŠ o† le Gr‰le rejoint la Lesse, lŠ o† mille d‡rivations des ruisseaux y entretiennent la verdeur et o† des bouquets d’arbres transforment les lieux en parc, c’est lŠ qu’il avait construit son habitation et qu’il l’avait conŽue de telle sorte qu’elle serve de vitrine Š son exploitation. ‚crin construit avec tout l’amour qu’un artisan peut donner Š son m‡tier, r‡v‡lant avec pudeur et r‡serve aux visiteurs attentifs les mille et un secrets de son charme, le clos de La Hazelle – ainsi avait-il d‡cid‡ de l’appeler, faute d’avoir trouv‡ une autre appellation, meilleure, quand bien m‰me il savait combien le terme ‡tait impropre et pr‡tentieux – avait tou28 jours ressembl‡, aux yeux de Sylvain, au paradis terrestre. Son grand-pˆre avait non seulement cr‡‡ des pelouses, des massifs de fleurs, am‡nag‡ des plans d’eau courante, ‡tag‡s en paliers et se d‡versant l’un dans l’autre, construit des sentiers qui se perdaient dans des labyrinthes de buissons, il avait surtout, c’‡tait son plus grand m‡rite aux yeux de Sylvain, plant‡ un verger ‡tonnant, parfois au prix de nombreuses terres import‡es pour tenter d’acclimater certaines espˆces Š la nature du sol. C’est en cet endroit magique que Sylvain souhaite d’abord se rendre. Il franchit l’arcade autour de laquelle s’est vrill„e une cl„matite, avance dans le sentier bord„ d’une haie de groseilliers charg„s de fruits verts ou rouges, bientˆt m•rs, de cassissiers... Il arrive enfin au verger constitu„ uniquement de basses-tiges, dont certaines sont conduites sur espaliers. Son grand-p†re a multipli„ les vari„t„s comme ‡ plaisir. Si les cerisiers et les pruniers sont, par la force des choses, plus rares – on ne peut pas faire violence ‡ la nature comme on veut– , on peut y voir foisonner poiriers et pommiers. Il y a mƒme des mirabelliers et des pƒchers, et deux noyers. D’un cˆt„ de la propri„t„, le long d’un haut mur de pierre qu’il a fait construire pour casser la bise, son grand-p†re a „galement fait pousser, dans ce qui ressemble ‡ un immense roncier, et pƒle-mƒle, des m•res, des fraises des bois, des myrtilles, des noisettes et mƒme des n†fles. … cˆt„, il a construit, adoss„e au mur, une immense serre froide o• il s’est efforc„ de faire pousser quelques vignes et, peu avant d’ƒtre frapp„ par l’attaque qui l’a emport„, quelques pieds de kiwi. De telles installations requi†rent une main-d’œuvre importante. Seule, Mamy Sophie n’aurait pas pu entretenir la propri„t„. Mais V„ronique, lorsqu’elle a succ„d„ ‡ son p†re et surtout lorsqu’elle a quitt„ Daverdisse pour Sauveni†re, a pris soin, lorsqu’elle a confi„ la bonne marche de 29 l’entreprise ‡ un g„rant, d’imposer dans le contrat de gestion que le clos de La Hazelle soit entretenu comme par le pass„. D’ailleurs, il devait continuer ‡ servir de vitrine, de jardin d’exposition pour la client†le. Passant en revue les arbres et arbustes gr‰ce auxquels il s’est si souvent agac„ les dents en y pr„levant des fruits encore verts, Sylvain s’arrƒte tout ‡ coup. Des bouteilles sont suspendues par le goulot au fil de fer des espaliers... Se rapprochant, il d„couvre que, dans chaque bouteille, on a fait p„n„trer un bout de branche au bout de laquelle m•rit et grossit, sous le verre, une petite poire. Il conna‹t la vari„t„ : ce sont des William. Il ne faut pas ƒtre grand clerc pour deviner ‡ quoi on les destine. Mais V‡ronique est lŠ. On l’appelle. Il accourt. – Je me demande, attaque-t-il, si je ne ressemble pas un peu Š ces poires William, emprisonn‡ comme elles dans une bouteille. – Que veux-tu dire ? lui demande V‡ronique. Trouveraistu que j’entrave ta libert‡, que tu ne peux pas t’‡panouir comme tu le souhaites ? – ‘ la r‡flexion, non ! concˆde-t-il. Mais de quel alcool ext‡rieur ai-je donc besoin pour me r‡v‡ler Š moi-m‰me ? Il ne pense pas un seul moment qu’il pourrait y avoir dans cette r‡flexion un peu d’infatuation. C’est que, quand on parle d’alcool, on ‡voque, dans l’esprit de Sylvain, tout ce qui aliˆne. Et nul ne songe Š lui en faire grief. Il a d‡cid‡, une fois pour toutes, qu’il ne chercherait en aucune maniˆre Š acc‡der aux paradis artificiels par ces moyens. Non, m‰me le tabagisme ne le tente pas. – Pas de maturation sans chaleur ni sans lumiˆre. La chaleur de la cellule familiale et la lumiˆre... – Une toute petite cellule familiale, r‡duite Š sa plus simple expression, persifle-t-il. Un ou plut•t une Œ monomˆre •... 30 – Sylvain, je t’en prie. Pas aujourd’hui non plus. L’anniversaire de sa mˆre, c’‡tait hier. La tr‰ve est termin‡e. Sylvain n’a malheureusement pas remarqu‡ que le bonheur d’‰tre ensemble Š La Hazelle, avec Mamy Sophie, n’est pas, aujourd’hui, pour V‡ronique, comme Š l’ordinaire, un moment de rencontre cristallin, o† Š chaque seconde explosent au soleil des ‡clats de rire sans malice, sans aucune arriˆre-pens‡e. La beaut‡ de V‡ronique se teinte aujourd’hui de gravit‡. – D’accord, mon Atalante, finit-il par conc‡der avec impertinence. V‡ronique encaisse. Elle sait ce que cela veut dire. Avec un homme, avec m‰me un jeune homme, surtout lorsqu’il est le sien, on ne discute pas de cela. Sylvain brocarde souvent sa mˆre Š ce propos. Il l’accuse de vouloir ‰tre une f‡ministe intransigeante, semblable Š l’Atalante des l‡gendes b‡otiennes et acadiennes qui aimait la chasse et les exercices violents et qui s’accommodait fort bien d’une chastet‡ qui faisait ombrage Š Aphrodite... – Tu sais trˆs bien que, lorsqu’Atalante est tomb‡e amoureuse, du moins selon certaines versions de la l‡gende, cela a mal tourn‡ pour elle et pour Demeter qu’elle aima... Et puis, zut ! Je n’ai pas le cœur Š discuter de cela aujourd’hui, alors que j’‡tais particuliˆrement heureuse de ta prestation musicale de la nuit derniˆre Š la Villa Mouchenne. V‡ronique informe Mamy Sophie de la faŽon dont s’est termin‡e la soir‡e Š la Villa Mouchenne. – Nous pourrions partager ensemble cette joie et tu t’arranges Š tout moment pour la ternir. Mamy Sophie s’autorise Š intervenir dans le d‡bat. – ‚coute, Sylvain, dit-elle. Jamais je n’ai pos‡ de questions Š ta maman. Jamais je n’ai cherch‡ Š savoir. Mais lorsque j’ai su que tu t’annonŽais, pas un seul jour, pas un seul moment, je n’ai cess‡ de me pr‡parer Š t’accueillir sans r‡31 serve, pr‰te Š te donner tout l’amour qu’une grand-mˆre peut donner Š son petit-fils. J’ai toujours pens‡ qu’il appartenait Š ta maman, et Š elle seule, de d‡cider si elle r‡v‡lera un jour, Š toi plut•t qu’Š moi j’en conviens, le secret de ta naissance. Et surtout quand elle voudra. Si elle se tait, c’est qu’elle considˆre que cela vaut mieux pour toi. Parle-moi plut•t du r‡cital improvis‡ que tu as donn‡ hier soir. – C’‡tait un guet-apens. – Mais il y a des moments o† l’on peut ‰tre trˆs heureux de tomber dans un guet-apens, rench‡rit Mamy Sophie. – Comme mon pˆre lorsqu’il m’a conŽu... Cette fois, les larmes jaillissent aux yeux de V‡ronique. – Jamais, dit-elle, jamais je ne t’autoriserai Š prof‡rer de tels propos provocateurs. Quand le moment sera venu, je t’expliquerai et tu comprendras. D’ici lŠ, je t’en supplie, essaie d’‰tre un peu patient. Sylvain, de frondeur qu’il ‡tait, devient tout Š coup affectueux. Il ne supporte pas les larmes de V‡ronique. – Excuse-moi, maman. Je ne voulais pas. Tu sais bien que ce n’est pas Š toi que j’en veux. Mais si j’en veux Š mon pˆre, c’est parce que je ne comprends pas. Et il l’embrasse. Celle-ci, en constatant une fois encore que son fils, d‡cid‡ment, est devenu plus grand qu’elle, sˆche ses larmes en s’essuyant les yeux sur son ‡paule. – Bah ! un tee-shirt de plus Š laver, ironise-t-elle. On peut enfin ‡voquer la nuit pr‡c‡dente. Sylvain s’‡tonne lui-m‰me d’avoir pu, avec une telle aisance, se livrer Š autant d’‡ la mani†re de, car, il l’avoue, il ne possˆde pas les partitions des morceaux qu’il a jou‡s, il les a jou‡s d’oreille, sans ‰tre du tout certain de les avoir reproduits fidˆlement. Modestement, il dit qu’il a fait des pastiches, faute de pouvoir faire mieux. Il confie n‡anmoins que cette exp‡rience lui a prouv‡ qu’il pouvait envisager une carriˆre artistique, qu’il va donc s’investir pleinement 32 au conservatoire, qu’il envisage d’obtenir l’an prochain son premier prix, mais qu’il aimerait orienter sa carriˆre vers l’‡tude des musiques populaires, et que l’‡tude des musiques africaines, qu’elles viennent directement d’Afrique ou aprˆs un d‡tour par l’Am‡rique, l’attire particuliˆrement. Il pr‡cise m‰me que, comme toute carriˆre artistique a un caractˆre incertain, il entend mener en parallˆle d’autres ‡tudes. Il demande donc Š sa mˆre ce qu’elle pense d’une licence en histoire de l’art et en arch‡ologie, avec sp‡cialisation en musicologie. Dieu ! qu’il est raisonnable. VoilŠ qui r‡concilie V‡ronique avec son fils. Pourquoi faut-il donc que certains nuages assombrissent parfois leurs relations ? On ‡voque son souhait de disposer d’un vibraphone. Mamy Sophie tranche rapidement : – Je te l’offre, Sylvain. Mais promets-moi : essaie de passer un peu plus de temps de tes vacances Š La Hazelle. Le piano, que j’ai sp‡cialement achet‡ pour toi, est toujours lŠ. Il t’attend. C’est vrai que, ces derniˆres ann‡es, les activit‡s de Sylvain ne lui ont pas permis de passer aussi souvent qu’il l’aurait voulu Š La Hazelle, qu’il aime tant. C’est promis. Il fera un effort. Mais il ne faut pas oublier, qu’avec quelques copains, il compte monter un groupe musical... et que maman est d’accord. Soudain, il y songe, n’y a-t-il pas ici un vaste grenier qui pourrait servir de local de r‡p‡tition pour le groupe Š constituer ? Ce n’est pas sa grand-mˆre qui va s’y opposer, n’est-ce pas ! Il se pr‡cipite pour aller constater l’‡tat des lieux. – Fais attention, clame sa grand-mˆre. Regarde o† tu cours, tu vas te blesser. En effet, il fonce t‰te baiss‡e vers la maison et manque emboutir les caisses de lauriers-roses qui marquent chaque coin de la terrasse. 33 – Comme c’est curieux ! constate pensive V‡ronique. Papa les appelait, ces lauriers-roses, des ol‡andres. Je crois que le mot n’est plus usit‡. Dommage, j’aimais bien. Sortie du fiston. – Il va falloir, confie-t-elle Š sa mˆre, que j’aille faire le point Š Jardiflor. Je me reproche d’ailleurs de ne pas m’informer aussi souvent qu’il le faudrait de l’‡volution de la situation... Flash-back. Son d‡part de Jardiflor co™ncide, presque, avec la naissance de Sylvain. ‘ la mort de son pˆre, V‡ronique avait g‡r‡ l’affaire paternelle pendant quelques ann‡es, mais elle avait, parallˆlement, poursuivi, dans un laboratoire qu’elle avait adjoint Š l’entreprise, ses recherches sur la culture in vitro. Elle avait Š l’‡poque am‡lior‡ la technique du clonage des cattleyas, ce qui lui avait valu d’obtenir une bourse du Ministˆre de l’Agriculture, Š la suite de quoi, elle avait ‡t‡ invit‡e Š faire un cycle de conf‡rences dans de nombreux instituts horticoles du Canada francophone. De telles recherches, et leurs d‡couvertes, n’avaient pas laiss‡ indiff‡rents les responsables de l’institut sup‡rieur horticole de Grand-Manil. Elle avait ‡t‡ nomm‡e chef de travaux et responsable du laboratoire de culture in vitro de cet institut. C’est pour cette raison qu’elle s’‡tait install‡e, Š Sauveniˆre, dans la p‡riph‡rie gembloutoise. Dans l’impossibilit‡ de mener de front toutes ces activit‡s, elle avait c‡d‡ Š des gestionnaires l’entreprise de Daverdisse, sans rien ali‡ner d’ailleurs de ses droits de propri‡taire. C’est donc au moment m‰me o† sa vie professionnelle se trouvait r‡orient‡e vers d’autres centres d’int‡r‰t que la naissance de Sylvain s’est annonc‡e. Si, dans les premiers temps, elle put compter sur l’aide de Mamy Sophie, tout heureuse de couver sous son aile ce poussin plut•t inattendu – elle n’a pas dit Œ merle blanc • – , trˆs vite V‡ronique a pu combiner les exigences de sa vie professionnelle avec ses 34 responsabilit‡s de mˆre. Au cours des premiˆres ann‡es, ses activit‡s Š Grand-Manil furent regroup‡es en bimestres d’activit‡s intenses, ce qui lui laissait la possibilit‡ d’aller porter le renom de l’institution dans des centres de recherches ‡trangers, de France et d’Espagne plus particuliˆrement. Elle y dispensait son enseignement au titre de professeur invit‡. Et tant que Sylvain n’‡tait pas soumis Š l’obligation scolaire, elle parvenait Š s’organiser pour qu’il l’accompagn”t dans tous ses d‡placements : elle avait pu compter sur la disponibilit‡ d’une pu‡ricultrice qui l’accompagnait pendant tous ses voyages. Si, comme dans toute famille, elle a permis Š Sylvain de passer ses vacances Š La Hazelle, o† elle le rejoignait souvent d’ailleurs, elle considˆre qu’elle a consacr‡ Š son fils autant d’attentions qu’il ‡tait en droit d’attendre d’une famille qui n’aurait pas ‡t‡... monoparentale. D’ailleurs, Sylvain n’a m‰me pas connu les heurts in‡vitables que connaissent les Œ enfants du divorce •. Non, pas de querelles, pas de cris, pas de d‡chirements. Au contraire, V‡ronique croit m‰me avoir redoubl‡ de soins attentifs Š son ‡gard, sans faiblesse, comme aurait pu l’‰tre une mˆre sur-protectrice, ni sans autorit‡ excessive, comme aurait pu en user un pater familias trop imbu de ses pr‡rogatives. Sylvain ne semble souffrir d’aucun d‡s‡quilibre... Bien s“r, son obstination Š vouloir conna‹tre l’identit‡ de son pˆre se fait pressante Š l’heure actuelle. Mais n’est-ce pas tout simplement li‡ aux soubresauts de l’adolescence ? De ne pas conna‹tre son pˆre l’a conduit tant•t Š l’id‡aliser tant•t Š le d‡tester. D’avoir ‡t‡ assaillie sans cesse de questions Š son sujet, V‡ronique a ‡t‡ amen‡e Š confier une part de son secret. En raison de la nature des recherches en laboratoire de sa mˆre, Sylvain en ‡tait venu Š se demander s’il n’‡tait pas le r‡sultat d’une sorte de clonage myst‡rieux ou le produit d’une 35 hypoth‡tique parth‡nogenˆse. Il aurait, de la sorte, ‡t‡ un prototype. Mais non, son fils n’est pas le fruit des exp‡rimentations d’un quelconque apprenti-sorcier. Il a fallu n‡anmoins le d‡tromper, quand on voit les informations que diffuse une certaine presse de vulgarisation concernant les manipulations g‡n‡tiques. D’autant plus que Sylvain est le portrait Œ tout crach‡ • de sa mˆre. De quoi donner Š ses supputations lancinantes un bien-fond‡ apparent. Non, sa mˆre n’a pas eu recours Š l’ins‡mination artificielle, quand bien m‰me elle aurait eu l’assurance que le pˆre aurait ‡t‡ un Prix Nobel, aussi s‡duisante qu’e“t pu para‹tre l’hypothˆse. V‡ronique avait aussi confi‡ Š Sylvain qu’il n’‡tait pas un enfant adult‡rin, celui d’un homme qui n’aurait pas ‡t‡ libre. Elle avait seulement consenti Š lui dire qu’il ‡tait un enfant de l’amour, que son pˆre ignorait tout de son existence, qu’elle ne l’avait plus jamais revu, qu’il ‡tait encore en vie – croyait-elle – , mais qu’il ‡tait, selon une formule que Sylvain jugeait bien sibylline, de la cat‡gorie de ces Œ hommes qu’on n’‡pouse pas •. Bien qu’ayant fait un tel aveu, V‡ronique n’‡tait pas parvenue Š apaiser la curiosit‡ de Sylvain. Au contraire : elle en avait dit trop ou pas assez. Elle ne comprenait pas que la qu‰te de Sylvain ‡tait une qu‰te d’identit‡ d’une intensit‡ telle qu’il acceptait de courir le risque, en le rationalisant mais en ne l’int‡grant pas n‡cessairement comme diraient les psychologues, de faire des d‡couvertes extr‰mement p‡nibles. Tout adolescent n’est-il pas en soi un peu un trompe-la-mort ? Surtout parce qu’il porte en lui un reste de cette croyance candide en l’immortalit‡, ou tout simplement en l’invuln‡rabilit‡, qu’il a conserv‡e de l’enfance ? Car, enfin, si la r‡v‡lation de l’identit‡ de son pˆre faisait appara‹tre Š Sylvain qu’il est le fils d’un aventurier, d’un assas36 sin, d’un l”che, d’un tra‹tre Š Dieu sait quelle cause, peu importe, comment aurait-il reŽu cette information ? L’imagination id‡alise toujours, embellit, enjolive la r‡alit‡ et exclut cette hypothˆse. Voyeur dispos‡ Š donner de l’amour, et Š en qu‡mander en retour, Sylvain ‡tait-il pr‰t Š dominer l’aversion, voire la haine, qu’une p‡nible d‡couverte pouvait faire sourdre en lui ? D’avoir dit Š Sylvain que son pˆre ‡tait de ces Œ hommes qu’on n’‡pouse pas • laissait la porte ouverte Š toutes les sp‡culations : au lieu de s’en trouver apais‡, Sylvain s’en ‡tait trouv‡ plus boulevers‡ encore. Pendant que sa mˆre faisait sa visite d’administrateurd‡l‡gu‡ auprˆs des g‡rants de Jardiflor, Sylvain a, de son c•t‡, d‡cid‡ de soumettre le grenier de La Hazelle Š une inspection en rˆgle. Celui-ci ‡tait suffisamment spacieux pour permettre les r‡p‡titions de son groupe musical. Aprˆs le rangement n‡cessaire. Ce qu’on relˆgue dans un grenier, en effet, y est souvent jet‡ p‰le-m‰le. On se promet toujours d’y mettre de l’ordre, de faire le tri n‡cessaire. Et cela ne se fait jamais. Il y trouve des jouets qui lui ont appartenu ainsi qu’Š sa maman lorsqu’elle ‡tait petite, toute une s‡rie d’outils de jardinier d’autrefois – une faux, un coffin ass‡ch‡ dans lequel une pierre Š aiguiser attend d‡sesp‡r‡ment l’eau vinaigr‡e qui la rendra plus mordante, un chapeau de paille qu’on appelait jadis un panama, un r”teau avec des dents en bois...– , des caisses de documents : des photos ‡corn‡es et jaunies, les archives comptables de Jardiflor... Tiens, pas de journal intime de maman, qu’elle aurait pu r‡diger lorsqu’elle ‡tait adolescente, pas de correspondance sentimentale. Non, maman est trop organis‡e, trop m‡fiante pour avoir eu la l‡gˆret‡ de laisser tra‹ner ce qui pourrait laisser une trace de... 37 Il se ravise. La comptabilit‡ de Jardiflor doit comporter les noms des membres du personnel qui y ont travaill‡. Il fouille f‡brilement et retrouve la trace de tous ceux qui y ont ‡t‡ employ‡s, pratiquement depuis le d‡but de l’entreprise. Et si son pˆre avait, pour une raison ou pour une autre, un jour, ‡t‡ employ‡ Š Jardiflor ? Sylvain trouve ‡galement un r‡pertoire apparemment complet de tous les clients et de tous les fournisseurs. •a pourra peut-‰tre l’aider dans ses recherches. Sait-on jamais ? Par ailleurs, il le sait, V‡ronique, quelques mois avant sa naissance, avait fait un long voyage au Canada. Il pourrait devoir trouver ses origines dans les grands espaces parmi les moins explor‡s... Sherlock Holmes ne doit n‡gliger aucune piste. Mais comment savoir qui, dans ce pays vaste comme un continent, elle aurait pu rencontrer ? 38 3 TROUBLE CR‚PUSCULE SITU‚E EN CONTREBAS DE LA RUE TRICHON, la rue Haute, la mal nomm‡e, appara‹t comme un d‡fi toponymique Š la logique, comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans ce domaine. Cette rue discrˆte, peu passante, assure Š ses r‡sidents la qui‡tude Š laquelle tous aspirent l‡gitimement. Village-dortoir presque par nature, Sauveniˆre offre aux regards des promeneurs l’image d’un havre paisible, et plus particuliˆrement dans cette rue, peu habit‡e, dont les quelques habitations cossues du d‡but du siˆcle ont ‡t‡ r‡nov‡es tout en gardant leur cachet d’origine. C’est lŠ qu’habitent V‡ronique et son fils. L’originalit‡ des lieux tient surtout dans ce que l’environnement en a ‡t‡ pr‡serv‡. Les arbres y sont certainement centenaires et le lierre qui court le long du mur de la propri‡t‡ doit dater de sa construction. Le fer forg‡ du grillage lui-m‰me, ‡rod‡ en quelques endroits par une rouille sournoise, a des allures de modern style. En ce d‡but de juillet, nonchalamment ‡tendue dans une chaise-longue, Š la faveur d’un cr‡puscule qui joue, comme Š plaisir, avec la dur‡e, V‡ronique a d‡cid‡ d’‡prouver aujourd’hui, et exceptionnellement, en ‡picurienne qui se d‡fend de l’‰tre, toute la jouissance du moment pr‡sent. Les r‡sultats scolaires de Sylvain, au lyc‡e comme au conservatoire, sont brillants et leur permettent, Š tous deux, d’avoir en toute s‡r‡nit‡ les projets d’avenir les plus ambitieux comme les plus fous. V‡ronique a d‡cid‡ de prendre quelques jours de vacances. Sylvain est avec elle. Ils ne 39 quitteront pas le pays cette ann‡e. En restant Š la maison, Sylvain pourra consacrer tout le temps n‡cessaire Š la cr‡ation du groupe musical qui lui tient tant Š cœur. Parallˆlement, ils auront tout le loisir de participer Š tous les festivals de musique, de Belœil Š Stavelot, sans m‡priser les rassemblements musicaux les plus traditionnels ou les plus populaires : jazz, musique country, parades de tattoos... Sylvain se souvient m‰me d’avoir assist‡, l’ann‡e pr‡c‡dente, Š Dalhem, dans le pays de Vis‡, Š un festival de Œ bandas •, de groupes folkloriques basques, et d’y avoir vu un groupe de musiciens faire un bœuf en pleine rue, et d’avoir surtout ‡t‡ ‡merveill‡ par la performance ‡tonnante d’un percussionniste qui, ayant quitt‡ son tambour basque, son atabal, continuait Š donner le rythme en tambourinant avec ses baguettes tant•t sur l’asphalte, tant•t sur la benne m‡tallique Š ordures qu’il avait trouv‡e sur son chemin... Un menu trˆs vari‡ donc pour rester ouvert et disponible, Š l’‡coute de tous les diff‡rents modes d’expression musicale. Le bonheur de V‡ronique est d’abord d’‰tre avec son fils. Elle sait que, t•t ou tard, et s“rement beaucoup plus t•t qu’elle n’ose se l’avouer, son fils prendra son envol. Pourquoi donc entrerait-elle en conflit avec lui ? D’autant plus qu’elle n’a vraiment aucune raison... Il y a bien, d’une maniˆre intermittente, les interrogations qu’il lui fait sur ses origines. Elle a m‰me promis de lui r‡v‡ler ce secret. Mais, pense-t-elle, les temps ne sont pas venus encore... Pour le moment, elle se contente de boire goul“ment, Š la r‡galade et jusqu’Š l’ivresse, les moments qui lui sont donn‡s. Et se r‡cite Š elle-m‰me, comme une priˆre profane, les premiers vers du c‡lˆbre pantoum : Œ Voici venir les temps o† vibrant sur sa tige / Chaque fleur s’‡vapore ainsi qu’un encensoir, / Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, / Valse m‡lancolique et langoureux vertige. • 40 Aujourd’hui, Sylvain a d‡cid‡ de monter et de sonoriser une partie des films r‡alis‡s Š partir des prises de vues qu’il a faites lors de ses randonn‡es dans les champs, dans les bois. Bon public, mais juge n‡anmoins s‡vˆre, V‡ronique est toujours la premiˆre Š qui il soumet ses projets de sc‡nario. Aussi n’h‡site-t-il pas, ce soir, une fois encore, Š lui demander son avis au sujet du commentaire qu’il pr‡pare. Il a choisi, cette fois, de rassembler les s„quences prises ‡ des moments diff„rents, depuis la ponte des œufs et leur couvaison, puis de l’„closion et de la croissance des oisillons jusqu’‡ l’envol du nid, d’une esp†ce particuli†re d’oiseau insectivore, les cuculid„s. – Les quoi... ? – Le coucou gris. J’ai eu l’occasion de filmer, au printemps, toutes les „tapes de la naissance d’un jeune coucou. Il m’a fallu ruser beaucoup, car le coucou est tr†s craintif. C’„tait pendant les vacances de P‰ques : j’y suis all„ tous les jours. – Et pourquoi lui particuli†rement ? – Parce que... – Toujours la mƒme obsession, n’est-ce pas ? Une fois encore, tu te trompes. Non, Sylvain, tu n’es pas un enfant adopt„. Tu n’es pas non plus le r„sultat d’un œuf qui aurait „t„ d„pos„ dans mon nid ‡ mon insu, si c’est cela que tu veux savoir. Je n’ai jamais „t„ une irresponsable couchetoi-l‡, ni une couche-toi-l‡ tout court, si tu veux savoir. – Je suppose, Madame la Botaniste, poursuit-il imperturbable, que je peux te r„v„ler ce que j’ai d„couvert en lisant les zoologistes. Voici. Puisque la femelle coucou doit ruser pour faire accepter son œuf par la propri„taire du nid qu’il parasite, et comme elle parasite beaucoup d’esp†ces diff„rentes d’insectivores, elle est ‡ la fois capable de pondre un œuf ros‰tre tachet„ de brun si elle envahit le nid d’un rouge-gorge et de pondre un œuf blanch‰tre tach„ de brun 41 si c’est celui d’une fauvette. Et chaque fois qu’elle pond un œuf, elle en „limine un de l’hˆte involontaire. Va pour la pondeuse. La nature intervient ensuite pour faciliter la t‰che de l’oisillon coucou (et je ne dirai pas le ‘ coucouillon ’)..., puisque l’œuf du coucou „clˆt un jour plus tˆt que les autres œufs. Dans les heures qui suivent sa naissance, le petit coucou nidicole va entreprendre de d„truire les œufs qui ont „t„ couv„s en mƒme temps que lui et qui ne sont pas encore „clos. Pour cela, il proc†de de la plus simple faŒon du monde, en les jetant hors du nid pour qu’ils s’„crasent en fin de chute sur le sol. Curieux comportement, ne crois-tu pas, quand on nous dit que le jeune coucou est encore aveugle et que la peau de son dos est encore tr†s sensible. Je peux te lire ce que j’ai d„couvert : ‘ Le jeune coucou bouge l„g†rement et entre en contact avec les œufs de la couv„e. Il se penche alors sur le flanc et, ‡ petits coups d’aile, tente de faire passer l’œuf de son hˆte sur son dos : op„ration facilit„e par le fait que ce dos est creus„ en cuvette, un peu comme un coquetier vivant ; une fois l’œuf bien arrim„, le jeune coucou, toujours aveugle, se tra‹ne jusqu’au bord du nid avec son œuf sur le dos, se penche vers l’ext„rieur et abandonne l’œuf qui tombe dans le vide. Ce qui est admirable, c’est que le couple de parents parasit„s ne bronche pas et entreprend de nourrir et de r„chauffer ce petit poussin conqu„rant... Le jeune coucou ne chante pas tant qu’il est au nid, de peur d’effrayer ses parents adoptifs par son „trange cri... ’ – Je suppose, moi, constate V‡ronique avec un peu d’humeur, que je dois conclure : C.Q.F.D. Mais, en me racontant tout cela, je crois comprendre que tu veux me prouver quelque chose, et j’en viens m‰me Š croire que la pr‡tendue sonorisation Š laquelle tu travailles n’est qu’un pr‡texte. – Primo, r‡pond Sylvain, je dois vraiment sonoriser un film que j’ai vraiment fait. Deuxiˆmement, c’est vrai que ce 42 que j’ai vu m’interpelle. Dˆs qu’il est n‡, le jeune coucou mˆne un fameux struggle for live, impitoyable Š l’‡gard de ses semblables, un combat sans foi ni loi. – C’est toi qui le dis... – N’ai-je pas ‡t‡, en fin de compte, et sans le vouloir, celui qui aura jou‡ l’emp‰cheur de tourner en rond, celui qui t’aura emp‰ch‡e de mener ta vie de femme comme tu l’aurais souhait‡ ? N’ai-je pas ‡t‡ l’enfant qui a d‡truit en toi la femme... libre ? V‡ronique, une fois encore, se trouve surprise : d’accusateur, Sylvain se transforme du coup en accus‡. M‰me si elle a l’habitude de ces volte-face subits chez son fils, V‡ronique se trouve submerg‡e par un sentiment complexe fait tout Š la fois de tendresse et de gratitude. D‡cid‡ment, son fils n’a pas fini de l’‡tonner. Son affection filiale d‡bordante, qui se manifeste parfois par des interrogations exprim‡es avec un peu de hargne, est aussi faite, quand il le veut, de tact, de r‡serve... V‡ronique doit, une fois encore, dissiper les scrupules de son fils. – Tu n’es pas n‡ par surprise, Sylvain, comme Š mon insu. Sache que tu as ‡t‡ voulu, d‡sir‡, esp‡r‡. C’est avec une immense joie que j’ai accueilli l’annonce de ton arriv‡e. – Est-ce que je peux encore te poser une question ? – Vas-y toujours. Que tu la poses ne m’engage pas Š te donner une r‡ponse. – L’autre jour, Š La Hazelle, lorsque je suis all‡ explorer le grenier pour voir s’il pouvait convenir pour les r‡p‡titions futures de mon groupe musical, j’ai trouv‡ des archives de Jardiflor, les archives comptables, les listes des membres du personnel, des fournisseurs, des clients... – Et alors ? – Il y a lŠ quelqu’un de trˆs pr‡sent, un certain Œ Garou •, je crois... 43 – Oui... C’est lui qui a pris en main la gestion de Jardiflor quand je suis partie... – ‘ tout hasard, ce ne serait pas lui mon pˆre, des fois ? – Sylvain ! L’as-tu bien regard‡ ? C’est un homme sans culture, sans maniˆres... – Je disais Ža comme Ža. Pour voir... ‘ ce moment, la sonnerie du t‡l‡phone r‡sonne. Sylvain file d‡crocher. Revient quelques minutes plus tard. Il explique : – C’‡tait pour moi. Une dame, une certaine Madame d’Alcantara, qui a entendu parler de moi par une personne qui se trouvait Š la Villa Mouchenne l’autre jour. Elle souhaiterait que je donne un r‡cital de piano, sous chapiteau, dans sa propri‡t‡, au mois d’ao“t, Š l’occasion d’une journ‡e culturelle qu’elle organise chez elle, dans le sud du pays, je ne sais plus bien o† exactement... – Elle t’a dit en quoi consistait cette organisation ? – Elle doit me ret‡l‡phoner. Elle m’a seulement demand‡ un accord de principe. Mais, si j’ai bien compris, elle essaie d’associer diff‡rentes expressions artistiques autour d’un m‰me thˆme : musique instrumentale, chant, peinture, nature, formes, parfums... Elle veut provoquer, m’a-t-elle dit, et si j’ai bien compris, des rencontres inattendues d’artistes de disciplines diverses travaillant sur le m‰me sujet afin de faire surgir les... correspondances qui doivent in‡vitablement exister entre eux. Et comme ce sera une premiˆre exp‡rience, elle ne peut pas se permettre de faire venir un musicien trˆs connu... – Et qu’as-tu dit ? – J’ai dit Œ oui •. Je vais avoir besoin d’argent pour mon nouvel instrument, pour mon groupe... Et m‰me si le cachet est modeste... Soudain, un frisson envahit V‡ronique. Un frisson qui est comme l’expression d’un vague pressentiment... Le nom de 44 d’Alcantara ne doit pas lui ‰tre inconnu. Mais, aprˆs tout, c’est un nom banal, sinon chez nous, du moins en Espagne... Le soir qui tombe apporte un peu de la fra‹cheur qui se fera ros‡e avec la nuit. Pendant que Sylvain range les meubles du jardin, V‡ronique se perd dans ses r‡flexions, s’‡tend sur sa chaise-longue, passe un bras derriˆre la t‰te, tandis que de l’autre main... – š mon odalisque alanguie..., plaisante-t-il. On dirait un Goya, une Maja, la Maja... – ... Œ vestita •, la Œ Maja vestita •, pas la Œ Maja desnuda •, Sylvain. Il y a un temps pour tout... Elle n’en dira pas plus. Mais, dˆs que Sylvain est rentr‡, elle continue le geste que la r‡flexion de son fils a interrompue. Lentement, elle porte l’autre main Š son sein, le caresse avec une d‡licatesse infinie, l’explore, s’arr‰te au mamelon, le titille entre le pouce et l’index... Celui-ci r‡agit lentement, devient turgescent... – Au moins lŠ, pense-t-elle, cela fonctionne encore. Femme entre toutes les femmes, V‡ronique sait jusqu’Š quel point ses seins ont ‡t‡ pour elle le siˆge des plus intenses jouissances qu’elle ait connues, celles qu’ont su lui donner ceux qui avaient un sens raffin‡ de l’ars amandi elle reconna‹t avoir accord‡ aux lois de l’‡rotisme l’attention de bon aloi qu’elles requiˆrent : ses seins ont ‡t‡ le clavier duquel les virtuoses ont su tirer les accords les plus sublimes –, surtout celles ensuite que lui a procur‡es son fils lorsqu’elle lui a donn‡ le sein Š sa naissance... Une femme qui n’a jamais allait‡ ne peut pas comprendre. Et puis, voilŠ que, de retour de la Villa Mouchenne, soir‡e inoubliable entre toutes, elle a cru sentir lŠ, comme une grosseur qu’elle n’avait jamais remarqu‡e. ‘ l’insu de Sylvain, elle a consult‡ son m‡decin. Celui-ci l’a bien un peu rassur‡e : 45 – Vous savez, Š votre ”ge, votre corps se transforme. Ce que vous constatez lŠ a peut-‰tre une origine hormonale. Je vais vous prescrire un m‡dicament appropri‡. Revenez dans un mois ou deux. On avisera alors... Il y a presque un mois. V‡ronique s’ausculte, ne sait trop ce qu’elle doit constater : la chose a-t-elle ‡volu‡, grossitelle, diminue-t-elle ? Elle ne sait. Son d‡sarroi est total. Non, elle ne laissera rien para‹tre, ni Š Sylvain ni Š personne. Il sera toujours temps si... Il sera temps encore... Et elle se demande si les seins, chez une femme, ne sont pas le lieu o† se joue vraiment le jeu de la vie et de la mort. Ne s’‡tait-elle pas compar‡e voluptueusement, ce soir-lŠ, celui de la premiˆre exploration narcissique qu’elle fit de ses seins, Š Diane sortant du bain ?... N’est-elle pas aujourd’hui, vuln‡rabilis‡e par le mal qui l’envahit peut-‰tre, une pauvre Oph‡lie promise Š la noyade... irr‡vocable ? Au moment o† V‡ronique se pr‡pare Š se lever pour aller rejoindre son fils, elle jette un regard au ciel, comme pour le supplier, et voit, Š ce moment, qu’un nuage gris occulte pendant quelques instants la pleine lune. Elle se demande si l’un des derniers vers du poˆme c‡lˆbre vraiment bien l’harmonie du soir lorsqu’il est dit que Œ le soleil s’est noy‡ dans son sang qui se fige... • Eh oui ! le soleil a vraiment l’air de s’‰tre noy‡ dans son sang qui se fige... 46 4 APPR‚HENDER TOUS LES LENDEMAINS POUR QUE LES CHOSES EXISTENT VRAIMENT, il faut d’abord les nommer. Cette v‡rit‡ d’exp‡rience, V‡ronique vient, une fois encore, d’en v‡rifier le bien-fond‡. Elle a compris que le projet de Sylvain ne prendrait forme qu’Š partir du moment o† il lui aura donn‡ un nom, un nom Š la sonorit‡ qui envo“te et qui enchante, un nom qui se love dans la bouche entre la langue et les lˆvres, comme une gomme Š m”cher aux parfums ‡tranges. Et Sylvain, pr‡cis‡ment, vient de trouver le nom de son prochain groupe musical. Le groupe s’appellera Los esp“reos. Avec des Œ s • qui chuintent, presque des Œ ch •... – Qu’est-ce que c’est que Ža ? interroge-t-elle. O† as-tu ‡t‡ trouver cela ? – Los esp“reos, cela veut dire, en espagnol : Œ Les b”tards •... – Cette fois, Sylvain, tu d‡passes les limites... ‘ force de ressasser les m‰mes obsessions, tu vas finir par emp‰cher que... Puis, V‡ronique se ravise et s’excuse... Elle ne parvient plus, aussi facilement qu’auparavant, Š faire preuve de sangfroid, Š afficher la m‰me s‡r‡nit‡ distante, celle-lŠ m‰me qui lui a tant r‡ussi dans ses relations professionnelles. VoilŠ qu’elle se trouve prise au piˆge d’une nervosit‡ qu’elle croyait bien ‡trangˆre Š son temp‡rament. Pourtant, Sylvain aura t•t fait de l’apaiser. Los esp“reos, c’est d’abord un nom ‡tranger. Or la mode exige l’exotisme. Mais il a d‡cid‡ de ne pas c‡der Š la tentation de l’anglomanie forcen‡e des 47 gens de sa g‡n‡ration. Notre culture occidentale, tudieu, elle a des racines grecques, latines ou romanes, comme on veut ; il n’ira pas les chercher chez les Anglo-Saxons. Premier bon point. V‡ronique se rass‡rˆne. Ensuite, il pense que, dans la francophonie, comme on dit, il y a des sources auxquelles il est bon de s’abreuver. En matiˆre musicale surtout. La musique des Antilles franŽaises, tout comme celle de tous les pays latino-am‡ricains, est Š la fois originale et source oblig‡e de renouvellement de nos propres traditions musicales. Si nous ne voulons pas que nos sources d’inspiration se tarissent lamentablement... ‘ force de faire l’introspection de notre nombril, il arrivera n‡cessairement que... Et c›tera, et c›tera... V‡ronique n’insiste pas. Elle est d’accord. De plus, en musique comme ailleurs, il faut redouter la d‡g‡n‡rescence par consanguinit‡ – Œ Tout le contraire de tes clonages, Maman. Excuse-moi ! • – , nous nous enrichissons de nos propres ab”tardissements... (Œ Oh! lŠ, lŠ ! mais qu’est-ce qu’il va chercher lŠ ? pense-t-elle. •) La musique traditionnelle, populaire, a depuis toujours inspir‡ les musiciens les plus c‡lˆbres, Rimski-Korsakov, Borodine, m‰me Gershwin... V‡ronique veut bien entrer dans de tels raisonnements, encore que... Mais lŠ n’est pas la question. Elle accepte la d‡marche, pourquoi pas ? Va donc pour la musique antillaise ou cr‡ole. D’ailleurs, Sylvain n’entend pas se contenter d’un xylophone ou d’un vibraphone, qui sont comme des versions occidentalis‡es d’instruments originaux. Il aimerait, un jour, pouvoir jouer du marimba, ou, Š d‡faut, de ses d‡riv‡s modernis‡s, le xylorimba et le marimbaphone... – Nous sommes convenus, Sylvain, dans nos conversations, de ne pas jargonner et de ne pas assommer l’autre de consid‡rations hyper-sp‡cialis‡es... – Mais maman... – Entendu. Mais o† vas-tu trouver tout cet argent ? 48 – On va se produire. On pourra ainsi rembourser tout ce qu’on aura emprunt‡... – Priorit‡ Š tes ‡tudes, n’oublie pas. Ne pas te disperser... C’est essentiel. V‡ronique proteste. Pour la forme. Int‡rieurement, elle a d‡jŠ consenti. Pas capitul‡, non. Son fils a toujours ‡t‡ tellement raisonnable. Il trouvera en lui les limites Š ne pas d‡passer. D’ailleurs, pour la premiˆre d‡pense, Mamy Sophie a promis d’intervenir. LŠ aussi, Sylvain reconna‹t qu’il a une grand-mˆre en or. Mais attention aux emballements inconsid‡r‡s... Tout projet qui n’est pas enracin‡ Š la fois dans une conviction profonde et dans une volont‡ farouche d’aboutir risque souvent d’avorter. Ses copains et lui pensent ‡galement que l’exploration des musiques traditionnelles exige que l’on n’exclue pas l’‡l‡ment vocal, si essentiel dans ce cas. Ils partent donc Š la recherche de partenaires qui pourraient s’associer Š eux. Ils pensent qu’ils doivent chercher des voix f‡minines avec des tessitures de contralto, qu’ils considˆrent comme parmi les plus chaudes : ne sont-ce pas celles-lŠ qui ont fait la c‡l‡brit‡ du negro spiritual... ? Ils font le tour de toutes les classes de chant du conservatoire de Bruxelles, lŠ o† ils sont eux-m‰mes inscrits... Pas d’Antillaises. Il faut bien se r‡signer Š admettre que les ressortissants des DOM TOM , lorsqu’ils d‡cident de venir sur le vieux continent, choisissent la France de pr‡f‡rence. Il faut donc reconsid‡rer le projet. Qu’Š cela ne tienne ! Sylvain ne manque pas d’id‡es. Puisque le Nouveau Monde s’est trouv‡ enrichi par l’apport des traditions musicales qu’emportaient avec eux les Noirs d’Afrique, pourquoi ne pas franchir une ‡tape suppl‡mentaire dans leur d‡marche et carr‡ment remonter aux sources premiˆres ? Les relations Œ privil‡gi‡es • – et il sait ce que l’acception de ce mot peut avoir de cynique – de la Belgique avec la r‡gion des grands 49 lacs de l’Afrique centrale, le Za™re (ou le Congo, il ne sait plus trop), le Rwanda, le Burundi, eux-m‰mes devenus francophones Š l’instar de toutes les ex-colonies franŽaises, ont conduit la Belgique Š se montrer relativement Œ accueillante • Š l’‡gard des ressortissants de ces pays. Il sait qu’il y a un quartier de Bruxelles, Š Ixelles pr‡cis‡ment, auquel les initi‡s ont donn‡ le nom de Matong‡, o† l’on trouve une forte concentration de ces Africains. La vie y est, dit-on, anim‡e, color‡e, sans que le quartier se transforme en ghetto. Ils prendront donc leur b”ton de pˆlerin et iront faire part de leur projet Š tous ceux qui pourraient se montrer int‡ress‡s. Pas d’autre solution que de se m‰ler Š la population color‡e qui hante ce quartier. Ils fr‡quentent les restaurants typiques, en hument les odeurs de bananes frites et de mangues, s’incendient le palais au pili-pili, ‡coutent, interrogent, laissent ŽŠ et lŠ des petites annonces du genre Œ groupe musical cherche chanteuses •... Puis se ravisent. De telles annonces, d’un go“t douteux, ne peuvent que faire fuir les candidates, les vraies. Ils doivent pr‡ciser leurs objectifs : ils sont Š la recherche d’authenticit‡ (et le mot leur semble tout Š coup banal, parce que galvaud‡) ; ils cherchent Š donner vie nouvelle aux musiques traditionnelles en les int‡grant aux modes d’expression musicale des occidentaux (et ils prennent conscience de la vanit‡ de leur pr‡tention)... Ils se rendent compte, enfin, que le cr‡neau musical qu’ils tentent d’exploiter est un chemin d‡jŠ emprunt‡ par beaucoup et que ce chemin a m‰me ‡t‡ largement balis‡ en de larges avenues... Les voilŠ entr‡s dans une p‡riode fi‡vreuse de maturation. – ... d’incubation plut•t, corrige Thierry, l’un de ses comparses. Un peu comme une maladie... 50 – Los esp“reos, demande Jean-Marie, l’autre mousquetaire, tu ne trouves pas que ce nom devient... bizarrement impropre ? Bien s“r que si... Tout est Š revoir, dˆs le d‡but. On n’est pas s‡rieux lorsqu’on a dix-sept ans... Mais tout est possible, puisqu’on a toute la vie devant soi, toute la planˆte Š sa port‡e et qu’on sent en soi la force de refaire le monde... Que de cannettes ils ont ‡clus‡es en ‡lucubrant de la sorte, dans le m‰me bistrot, Š la sortie de leurs cours de musique, f‡brilement rassembl‡s autour de la m‰me table... Une table instable sur son pied unique, une tablinstable unijambiste... V‡ronique a permis Š Sylvain de proc‡der Š ces recherches exploratoires pendant tout le mois de juillet. D’ailleurs, il pourra continuer. Et elle ne cesse de l’encourager. De son c•t‡, elle se rend compte que ses inqui‡tudes Š elle deviennent de plus en plus lancinantes, qu’aucun signe ne vient dissiper ou apaiser son interrogation premiˆre, que son caractˆre Š elle risque de s’en trouver modifi‡... C’est en de telles circonstances qu’on se rend compte qu’une initiation au zen, au yoga... pourrait ‰tre d’une certaine utilit‡. Mais pourquoi diable aller chercher ailleurs ce qu’on a peut-‰tre chez soi ? Et de relire les sto™ciens... et Montaigne, qui nous enseigne que Œ le but de notre carriˆre, c’est la mort •, que Œ philosopher, c’est apprendre Š mourir •... Dieu, que de gravit‡ ! De plus, il est des moments privil‡gi‡s, dans la vie, o† il nous faut renoncer au divertissement, revenir aux pr‡occupations premiˆres et faire r‡flexion sur notre propre condition de mortels... V‡ronique se livre ainsi, avec hargne, Š une sorte d’exploration initiatique : comment donc apprivoiser la mort ? – Tu es bien loin, maman. ‘ quoi pensais-tu ? demande Sylvain, qui a bien remarqu‡ que V‡ronique lui para‹t souvent distraite, comme absente, perdue dans ses pens‡es... 51 – Ce n’est rien, r‡pond-elle sans conviction. Un peu fatigu‡e, je suppose. Tu sais, Š mon ”ge, le poids des ann‡es se fait de plus en plus lourd... Il proteste : – Mais maman, tu n’as jamais ‡t‡ aussi resplendissante qu’aujourd’hui... Si tu voyais les autres femmes de ton ”ge... V‡ronique ne doute pas un seul moment de la sinc‡rit‡ de son fils. Mais elle n’est pas dupe non plus. Il a bien dit Œ de ton ”ge •, soulignant Š son insu qu’elle n’appartient pas Š sa g‡n‡ration... Elle a bien remarqu‡, au cours des derniˆres semaines, que les questions de Sylvain concernant l’identit‡ de son pˆre se sont faites plus rares, moins insistantes. Comme s’il pressentait qu’il ne faut plus importuner sa mˆre, qu’il y a lieu de donner la priorit‡ Š d’autres pr‡occupations... Un ‡v‡nement, un tout petit ‡v‡nement, a retenu un instant l’attention de Sylvain. Sur la table de chevet de sa mˆre, il a vu un livre, La Mort intime de Marie De Hennezel. – Tiens, tu lis des choses bien graves pour le moment ? – Tu sais, dit-elle, depuis tout un temps, les œuvres de fiction pure m’int‡ressent moins. Tu verras, quand tu auras mon ”ge... – Encore une fois ! proteste-t-il. D‡cid‡ment, cela revient comme un leitmotiv... morbide. Morbide... Il a un peu h‡sit‡ Š l”cher le mot. C’est que, confus‡ment, Sylvain sent que sa mˆre s’interroge. N’a-telle pas d‡jŠ fait, Š plusieurs reprises, des r‡flexions de ce type : Œ Si je venais Š dispara‹tre, que deviendrais-tu ? Tu sais, Mamy Sophie se fait vieille... • Elle lui a maintes fois expliqu‡ qu’elle avait pris ses dispositions pour que, si elle venait Š dispara‹tre, il puisse faire face aux exigences, sousentendu mat„rielles, de la vie, au moins jusqu’Š la fin de ses ‡tudes, fussent-elles universitaires, mais que, si cela arrivait, il devait faire preuve de clairvoyance et de maturit‡ et ne 52 pas se laisser aller Š gaspiller Š l’aveugle le viatique qu’elle lui aurait l‡gu‡... Si V‡ronique est assur‡e que Sylvain n’aura rien Š redouter sur le plan mat‡riel, elle se demande comment, s’il est livr‡ Š lui-m‰me, il vivrait, comment il survivrait Š cette connivence, Š cette complicit‡ uniques qui les aident Š vivre l’un et l’autre, l’un par l’autre ? V‡ronique sait que, sans son fils, sa vie Š elle serait atrocement fade, mais elle sait aussi que c’est ce que toute mˆre doit s“rement ‡prouver m‰me si, toujours, in‡vitablement, vient le moment de l’envol, de la brisure, du d‡part... D‡part ? D‡part du fils pour une autre ‡tape de la vie ? Ou d‡part de la mˆre qui s’efface ? Qui s’efface... Il y a mille faŽons de s’effacer. Peut-‰tre que, d’avoir Š ce point identifi„ sa vie Š elle Š celle de son fils, d’avoir en contrepartie trouv‡ en lui un fils qui se nourrit d’elle, qui nourrit Š l’‡gard de sa mˆre une telle d‡votion, totale, absolue, sans r‡serve, s“rement la s‡paration, toute s‡paration, de quelque nature qu’elle soit, aura de toute faŽon un arriˆre-go“t de cendre et peut-‰tre de mort... Et sa pens‡e s’‡gare dans des arabesques qui... Elle ne croit pas que, si un pˆre avait ‡t‡ lŠ, les relations de Sylvain avec sa mˆre auraient pu atteindre Š un tel niveau de compr‡hension mutuelle, Š un tel partage dans l’abandon de soi Š l’autre... – Tu sais, dit-il un jour Š sa mˆre, que j’avais ‡t‡ sollicit‡ par une certaine Madame d’Alcantara... Elle est revenue Š la charge, par t‡l‡phone encore... Elle souhaite que je participe Š une journ‡e qu’elle organise en son ch”teau d’Ernoichamps... – Tu as bien dit : Ernoichamps ? – Ben, oui. Quoi ? Tu connais ? V‡ronique redoutait un peu cette confirmation. Au fond d’elle-m‰me, elle souhaitait s’‰tre tromp‡e... Et pourquoi, bon Dieu ? Le ch”teau d’Ernoichamps, entre Libin et La Glaireuse, c’est le dernier chantier dont elle s’est occup‡e 53 avant de c‡der la gestion de l’entreprise paternelle Š ce Garou dont parlait Sylvain. Depuis lors, et cela fait bient•t vingt ans, elle n’avait plus eu aucun contact avec les propri‡taires du lieu. Les d’Alcantara, gros industriels descendants de commerŽants espagnols ayant immigr‡ Š Anvers au XVIIe siˆcle, sont venus chercher en Ardenne un je-ne-sais-quoi d’ailleurs dans des for‰ts tourment‡es forc‡ment rares en terre flamande et, peut-‰tre, l’illusion de recouvrer quelques-uns des quartiers d’une noblesse perdue au cours des siˆcles en rachetant et en faisant r‡am‡nager un manoir d‡saffect‡ qui, derniers avatars v‡cus au cours du dernier demi-siˆcle, ‡tait devenu successivement une maison de retraite, un centre de relais pour les patros et enfin une ‡cole priv‡e int‡griste cr‡‡e par les supp•ts de Mgr Lefebvre, l’‡v‰que d’‚c•ne, schismatique et t‰tu, qui a d‡fray‡ la chronique, pendant quelque vingt ans, dˆs la fin du concile Vatican II. Les lieux avaient enfin ‡t‡ laiss‡s Š l’abandon par leur propri‡taire, avant d’‰tre rachet‡s par la famille d’Alcantara. C’est alors que V‡ronique et son ‡quipe ont ‡t‡ appel‡s Š donner un ”me nouvelle aux lieux. Et comme l’industriel entendait jouer les m‡cˆnes, elle avait donc eu la possibilit‡ de laisser libre cours Š son imagination sans que celle-ci se trouve entrav‡e par des contraintes budg‡taires. Sur le plan architectural, les jardins d’Annevoie l’avaient s“rement inspir‡e Š plus d’un titre, m‰me si le manoir ressemblait bien plus Š celui de Lavaux-Sainte-Anne qu’au ch”teau d’Annevoie. Il lui appartint donc d’int‡grer Š l’environnement l’architecture pseudo-m‡di‡vale des lieux, Œ pseudo •, parce que les b”timents avaient fait l’objet, au cours des siˆcles, de restaurations plus ou moins bien inspir‡es selon les ‡poques. V‡ronique conŽut des plans d’eau, ‡tag‡s sur des niveaux diff‡rents, qui permettaient une irrigation rationnelle de toute la propri‡t‡ en m‰me temps 54 qu’ils favorisaient la cr‡ation de cascades originales, et de jets d’eau, mobiles ou non, offrant ŽŠ et lŠ quelques oasis de fra‹cheur, particuliˆrement appr‡ci‡es aux moments chauds de l’‡t‡. Les douves, qui formaient un demi-cercle d’une douzaine de mˆtres de large autour du ch”teau, les douves donc, dragu‡es et partiellement d‡senvas‡es, avaient retenu particuliˆrement son attention, une attention qu’elle voulut... ‡cologique. Les nouveaux propri‡taires tenaient particuliˆrement Š y voir vivre une faune et une flore aquatiques des plus diversifi‡es. Par ailleurs, V‡ronique, parfois agac‡e par le temp‡rament Œ nouveaux riches • des propri‡taires, avait tout mis en œuvre pour ne pas c‡der Š celles de leurs suggestions qui lui paraissaient discutables et m‰me parfois d’un go“t... kitsch. Elle avait consacr‡ une r‡elle attention Š l’am‡nagement de ces lieux, mais une fois les plans dessin‡s et la supervision des gros travaux termin‡e, le relais avait ‡t‡ pris par ses collaborateurs. Elle en est lŠ dans ses souvenirs quand Sylvain lui dit : – Si j’ai bien compris cette Madame d’Alcantara, elle souhaiterait organiser une manifestation culturelle qui leur permettrait, Š elle et Š toute sa famille, de mieux s’int‡grer encore dans la population locale. Elle prend pr‡texte de la parution d’un luxueux ouvrage d’Andr‡ Lawalr‡e, sur le peintre paysagiste Redout‡, originaire de Saint-Hubert, la cit‡ provinciale la plus proche d’Ernoichamps, pour organiser une manifestation au cours de laquelle serait pr‡sent‡ l’ouvrage en question, mais il y aurait aussi une exposition du peintre, des compositions d’art floral mettant particuliˆrement les roses en valeur, une visite guid‡e des parcs et massifs de fleurs du ch”teau et plus particuliˆrement des rosiers dont les vari‡t‡s sont, me dit-on, nombreuses... En fin de compte, elle me demande de donner Š tout cela une illustration sonore, et plus particuliˆrement au cours du cocktail qui suivra les inaugurations officielles, en interpr‡55 tant des morceaux qui, d’une maniˆre ou d’une autre, illustreraient le thˆme de la journ‡e. Tu veux bien m’aider Š en ‡tablir le programme ? V‡ronique confie, comme Š regret, qu’elle a contribu‡, il y a bien longtemps – Œ Tu n’‡tais pas encore n‡ ! •– Š la restauration des lieux. D’instinct, elle aurait envie de conseiller Š son fils de refuser une telle proposition. Mais avec quels arguments ? Ses objections ne tiendraient pas. Ce n’est pas parce que les go“ts des propri‡taires en matiˆre d’architecture des jardins lui paraissent un peu discutables, ni m‰me parce que l’agaŽait parfois leur propension Š ‡taler leur aisance mat‡rielle avec un peu trop d’ostentation. Il y a des signes ext‡rieurs de richesse parfois un peu trop voyants... Un coup de d„s jamais n’abolira le hasard... se dit-elle, r‡sign‡e Š ne pas tenter de contrecarrer les lois qui d‡terminent myst‡rieusement le cours, forc‡ment sinueux, de notre destin‡e. 56 5 COCKTAIL REDOUT‚ MASQUES ET BERGAMASQUES ! Gratuit‡, futilit‡, inutilit‡, vacuit‡... ! Le rˆgne triomphant du clinquant, de l’artifice et du d‡risoire. Lorsque Sylvain p‡nˆtre dans l’enceinte du ch”teau d’Ernoichamps, il se sent brutalement envahi par l’impression cruelle de l’inanit‡ des choses. On pourrait dire, pourtant, qu’un artiste comme lui doit ‰tre a priori sensible Š la beaut‡ gratuite de ce qui l’entoure, puisque, c’est bien connu, c’est encore plus beau lorsque c’est inutile... Mais, pr‡cis‡ment, l’inutile, ce n’est pas le vide... Ensuite, la r‡union mondaine au cours de laquelle il va officier lui appara‹t d’embl‡e comme une organisation int‡ress‡e, mercantile m‰me, o† les œuvres d’art ne seront qu’un pr‡texte, qu’un paravent... ind‡cent. Elles sont destin‡es, pense-t-il, Š donner le change sur des pr‡occupations qui n’ont rien Š voir avec le plaisir esth‡tique, par essence gratuit. La pr‡sence des responsables du Cr‡dit Communal s’explique par leur souci de prouver leur vocation de m‡cˆnes et leurs pr‡tendues pr‡occupations philanthropiques... Philanthropie qui passe par la n‡cessit‡ de faire en m‰me temps, mais sans insister – car c’est, n’est-ce pas ? la meilleure strat‡gie publicitaire – la promotion de leur institution bancaire. Mais quel malicieux g‡nie pousse donc les propri‡taires du lieu Š faire appel aux mandataires politiques pour Œ rehausser • de leur pr‡sence des manifestations o†, selon les apparences, ils n’ont que faire ? Leur pr‡sence ne se justifie que par l’esp‡rance de b‡n‡fices obscurs, ‡ventuellement ni‡s publiquement et la main sur le cœur, que les 57 uns escomptent retirer du commerce des autres. La manifestation culturelle organis‡e Š l’initiative des ch”telains d’Ernoichamps rassemble donc, outre les clients et les fournisseurs des industriels anversois – on sera de la sorte dispens‡ de les inviter Š une ‡ventuelle partie de chasse – , les hommes politiques de la commune, de la province, de la r‡gion, de la communaut‡ et m‰me un ministre national – on a battu pour ce faire tout le ban et tout l’arriˆre-ban de tout ce qui ‡tait r‡cup‡rable et officiellement recommandable, en oubliant volontairement d’inviter certains hommes politiques, heureusement mandataires d’autres districts ‡lectoraux, qui avaient eu, en ces temps troubl‡s, maille Š partir avec la Cour de Cassation – ; on a invit‡ ‡galement, mais cette fois sans trop insister en raison aussi des circonstances, des repr‡sentants du commandement du m‡ga-district de la gendarmerie et des repr‡sentants de la magistrature, car la Belgique avait connu, un 2l octobre r‡cent, un rassemblement de plus de 300.000 personnes, rassemblement connu sous le nom de Œmarche blanche•, au cours duquel les citoyens avaient exprim‡ toute leur m‡fiance Š l’‡gard de ces institutions. Enfin, on a invit‡ les villageois qui, ayant r‡pondu, quant Š eux, en grand nombre Š l’invitation, en profitent pour jeter un regard curieux Š l’int‡rieur d’une propri‡t‡ qui ne leur offre en g‡n‡ral, vue de l’ext‡rieur, que le spectacle myst‡rieux de ses murs d’enceinte moussus. L’envers du d‡cor, le c•t‡ brillant du d‡cor plut•t... Une fois refoul‡e l’aversion l‡gitime que peut faire sourdre en lui le spectacle de cette faune humaine, Sylvain a tout le loisir de se laisser s‡duire par le charme des lieux. Le ciel aidant, on pourrait se croire Š l’une de ces f‰tes galantes qui fait penser Š Watteau. Belle assembl‡e dans un parc, en effet ! Presque au centre de la vaste pelouse verte qui fait face au ch”teau, une pelouse impeccable comme peut l’‰tre un green de golf, on a fait ‡lever un immense chapiteau 58 blanc, ou plut•t un immense chapeau de toile soutenu par une armature m‡tallique discrˆte qui n’occulte pas trop le paysage. Des panneaux mobiles articul‡s les uns aux autres dessinent sur le plancher import‡ un parcours labyrinthique. ‘ ces panneaux sont accroch‡es des œuvres, aquarelles, gravures, lithographies, originales ou reproductions , de Pierre-Joseph Redout‡. L’‡clairage artificiel se marie Š la lumiˆre du jour et doit y suppl‡er progressivement lorsque viendra l’ombre du jour finissant. Au cœur de ces panneaux, et m‡nageant des espaces d’air et de lumiˆre, sur des tables, des sellettes, des supports aussi divers qu’astucieux, des compositions florales Š base de roses essentiellement. Lorsque Ž’a ‡t‡ possible, on n’a pas oubli‡ l’aspect didactique : on a indiqu‡ quelles roses ont ‡t‡ utilis‡es pour les bouquets et sur quelles planches Redout‡ les a dessin‡es et peintes. Dans un coin, un stand propose toute une s‡rie d’ouvrages de luxe sur les roses, l’ouvrage de Lawalr‡e, ainsi que d’autres sur le peintre des fleurs P.-J. Redout‡... Et l’on pr‡cise que le produit de leur vente sera tout entier consacr‡ Š une œuvre philanthropique... Surplombant l’eau d’enceinte du ch”teau, sorte de petite presqu’‹le semblable Š celle qui se trouve au milieu de l’Ourthe Š Hotton, construction polygonale en pierre, un kiosque offre Š la vue des participants un magnifique piano blanc Š queue, un Yamaha rutilant neuf. – Qui jouerait du piano dans ce ch”teau ? se demande Sylvain, perplexe. ‘ moins que cela ne soit un piano lou‡ pour la circonstance... C’est lŠ donc qu’il va devoir se produire. Dans l’espace qui s‡pare ce kiosque du chapiteau, et dans un d‡sordre savant, des tables et des siˆges de jardin, tous blancs... Une dame, la soixantaine ind‡cise. Son visage lift‡ cherche Š donner le change, mais est trahi par des rides profondes, Š la base du cou, qui prennent des allures de fanons 59 plongeant dans les profondeurs d’un d‡collet‡ trop peu discret. Elle s’approche de Sylvain. – Monsieur Sylvain Mars ? Comment a-t-elle devin‡ ? C’est vrai que, comme on le lui a demand‡, il est v‰tu de blanc : pantalon, chemise, chaussures... Effectivement, c’est bien lui ! Souhaits de bienvenue. Pr‡sentation du piano. – On l’a fait venir sp‡cialement pour vous. Bon ! On ne joue pas trop avec le para‹tre. Le piano Š queue ne fait pas partie de leur environnement culturel. On ne joue donc pas aux poseurs. Pour ce qui est du programme, on lui a laiss‡ carte... blanche. – Dans la famille, on n’est pas vraiment m‡lomanes, notre fille mise Š part. Elle a suivi des cours de chant... Enfin, vous verrez bien. Elle vous fera s“rement savoir ce qu’elle appr‡cie... Pour nous, ce qui compte, ce sont des morceaux, des airs qui disent quelque chose Š notre oreille... Comme Les roses de Corfou..., par exemple. Ah ! bon. On attend qu’il fasse son Richard Clayderman. Va pour Clayderman alors ! Mais quelle r‡putation lui ont donc faite les auditeurs inconnus de la Villa Mouchenne ? – Nous attendons de vous que vous jouiez dˆs aprˆs la petite c‡r‡monie acad‡mique qui aura lieu sous le chapiteau. En attendant, je vous invite Š visiter les lieux et Š admirer les roses des parterres, celles qui vivent encore... VoilŠ une dame qui plairait Š maman, pense-t-il. Les roses, c’est fait pour vivre sur les rosiers. Les cueillir, et peu importe le sort qu’on leur r‡serve, c’est quand m‰me les faire mourir un peu... Il fera seul sa petite promenade de reconnaissance, incognito. Il pr‡fˆre. Seulement aprˆs, ‡ventuellement, il confiera aux propri‡taires que c’est sa maman qui a dessin‡ les jardins... Non qu’il doute du talent de sa mˆre, mais il a choisi de se donner Š lui tout seul le plaisir de la d‡couverte. Ou de la red‡couverte : d‡couvrir l’”me de 60 sa mˆre, qu’il conna‹t bien pourtant, ou d‡busquer un de ses secrets, Š travers une œuvre d’elle qu’il ne conna‹t pas. Si les h•tes d’Ernoichamps entendent, par la c‡r‡monie qu’ils organisent aujourd’hui, faire se r‡pondre entre eux diff‡rents modes d’expression artistique, Sylvain a d‡cid‡ de partir, lui, Š la rencontre de correspondances bien plus intimes, personnelles... Quelle ‡tait l’”me de V‡ronique au moment de sa naissance Š lui, puisque c’est Š ce moment qu’elle a r‡orient‡ sa carriˆre... et sa vie ? Il y a s“rement une partie de sa mˆre, de la sensibilit‡ de sa mˆre, qu’il ignore, li‡e Š sa jeunesse peut-‰tre... Une facette d’elle que le temps aurait peut-‰tre patin‡e ou tout simplement gomm‡e... Sylvain emprunte un sentier abrit‡ par une pergola qui brandit sur ses panneaux de treillage et sur ses poutres des rosiers grimpants rouges et blancs. Ne pas confondre, se r‡cite Sylvain, avec la rose tr‡miˆre, qui n’est pas une rose, ni la rose de No•l, ni la rose mousse (Š ne pas confondre, elle, avec le rosier moussu)... Il a bien retenu la leŽon. La vari‡t‡, ici, est une des plus rustiques qui soient : l’‡tiquette indique Œ rosa rugosa •. Elle est robuste, prospˆre en climat frais et dans n’importe quel type de sol... Plus loin, une haie massive de rosiers rampants, Œ Max Graf •, hybride de deux noms scientifiques qu’il n’a pas retenus, garnit une pelouse d’une bordure touffue, scintillante de couleurs d‡licates. LŠ, des parterres de floribundas... Il ne lit pas toutes les ‡tiquettes : la rose est un monde aux milliers de vari‡t‡s... Tous les p‡pini‡ristes en cr‡ent... Toute personnalit‡ c‡lˆbre a d“ donner son nom Š l’une d’elles, Brigitte Bardot, Romy Schneider, la princesse Diana... Tiens, ici, un panneau plac‡ sp‡cialement pour aujourd’hui, indique Œ Rosa gallica aurelianensis, provient des jardins de Malmaison, peinte par Redout‡ pour l’imp‡ratrice Jos‡phine. Voir exposition. • Il se contente d’observer qu’on a cherch‡ Š faire pousser tant•t des hybrides de th‡, 61 des Œ Christian Dior •, des Œ Placido Domingo • (oui oui, m‰me des noms d’hommes), celles-ci ‡tant des roses couleur bourgogne aux larges p‡tales et Š l’odeur sucr‡e, et m‰me des Œ Catherine Deneuve • pr‡cis‡ment, de trˆs belles roses au coloris rose saumon‡, tant•t des rosiers grimpants, des polyanthas, des hybrides remontants... Ces derniˆres roses sont des cr‡ations de l’obtenteur anglais David Austin qui, toutes, ont comme particularit‡ d’avoir l’aspect, la couleur pastel et le parfum puissant des merveilleuses roses anciennes. Il y a la ŒConstance Spry• aux fleurs rose tendre et au surprenant parfum de myrrhe, la ŒGertrude Jekyll• d’un rose trˆs soutenu, la rose ŒH‡ritage•, d’un rose tendre nuanc‡ de jaune et au parfum sucr‡, la rose ŒOthello•, d’un rouge fonc‡ virant au violet et au parfum p‡n‡trant... Il en attrape le tournis quand il d‡couvre, sur les ‡tiquettes, des rosiers th‡, des Provins, des Damas, des rosiers moussus, des centfeuilles, des hybrides de moschata, des Albas ; la Bourbon, la Noisette et puis la Bengale qu’on dit descendre toutes trois de vari‡t‡s chinoises... Il en perd son latin et son chinois... On a m‰me conŽu une all‡e bord‡e de caisses contenant toute une panoplie de minirosiers-tiges, des ŒBlaue Adria•, rosiers Š petites fleurs d’un bleu intense, et des cr‡ations horticoles qui sont comme un d‡fi lanc‡ Š la nature, des ŒGarden Spectacle•, constitu‡s de deux mini-rosiers diff‡rents, greff‡s sur une seule tige, qui produisent Š la fois des fleurs rouges et d’autres jaunes, des ŒColour Wonder• qui proposent trois rosiers-tiges aux troncs enlac‡s se confondant en un seul... Prouesses techniques avant tout. Il ne sait si sa mˆre a vraiment ‡t‡ Š l’origine de toute cette diversit‡... Il soupŽonne plut•t les propri‡taires d’avoir fait venir toutes ces vari‡t‡s dans la seule perspective de cette journ‡e... Car, Š l’analyse, il constate que le rosier est pr‡pond‡rant, au d‡triment de toute une s‡rie d’autres fleurs 62 que V‡ronique a s“rement d“ proposer lors de la cr‡ation des jardins. Mais un jardin est vivant et, comme la vie, il ‡volue... Il sent bien qu’il y a du V‡ronique lŠ-dessous, mais que ce n’est pas tout Š fait sa mˆre. Il l’interrogera donc pour qu’elle lui dise ce qui est d’elle et ce qui n’est plus d’elle... Il a comme la vague impression que les propri‡taires ont voulu rivaliser, mais en donnant dans le gigantisme, avec les Roseraies P.-J. Redout‡ de Saint-Hubert, qui sont bien coinc‡es entre la rue de la Teinture et l’avenue des Chasseurs Ardennais. Mais on vient de battre le rappel. La partie officielle de la journ‡e va commencer. La pr‡sentation de l’auteur et de son ouvrage est confi‡e Š un sp‡cialiste universitaire. Rien Š dire. Mais il a fallu que le ministre de service, ministre de l’agriculture (Š d‡faut de culture..., oui, il le sait, la plaisanterie est grosse), le seul disponible et un des rares pr‡sentables, prenne la parole. Pour conclure. Et celui-ci de succomber comme un damn‡ Š la tentation du d‡mon communautaire : il s’insurge d’avoir lu dans une encyclop‡die (franŽaise) que l’h‡ritage artistique de Redout‡ serait hollandais, via Jan Van Huysum, en m‰me temps que la m‰me encyclop‡die ignore les attaches ardennaises de notre h‡ros, qui est quand m‰me n‡ Š Saint-Hubert... Au m‡pris s“rement du droit du sol... Et de revendiquer, en annexionniste na™f, que la gloire de Redout‡ revienne Š Saint-Hubert... Chauvinisme pu‡ril et, disons le mot, tout simplement cucul ! Sylvain se demande si le ministre n’a d‡jŠ pas un peu go“t‡ au vin d’honneur pr‡vu au programme... Puis, s’apercevant que l’assistance ne lui pr‰te qu’une attention polie et lorgne d‡jŠ les plateaux de verres que des th‡ories de serveurs s’appr‰tent Š faire circuler dans l’assembl‡e, Sylvain d‡cide de ne plus ‡couter et tente de faire silence en 63 lui... Il se pr‡pare Š entrer en scˆne... Des applaudissements fusent. Ce sera bient•t son tour. Comme il jouera pendant que les uns et les autres se gaveront de petits fours et autres g”teaux, il sait donc que l’entrechoquement des verres fera contrepoint Š sa propre musique. Il se demande d’ailleurs pourquoi, dans ce cas, les techniciens mettent autant de temps Š r‡gler la sono... Non, il ne b”clera pas sa prestation. Il jouera pour lui, pour lui seul. Il fait un temps tellement doux, tellement lumineux en cette fin d’aprˆs-midi... Les lieux ont aussi, quoi qu’on en dise, un caractˆre presque paradisiaque... Et puisque sa mˆre a apport‡ sa contribution Š faire de ces lieux qu’ils soient un peu ce qu’ils sont, il choisit donc de s’associer aux autres formes d’expression pour que les parfums, les couleurs et les sons se r„pondent. Autant sont discrets et subtils les parfums des roses, autant il va chercher Š faire sonner discrˆtement son piano. Les synesth‡sies qu’il va faire jaillir de son clavier doivent rester secrˆtes et n’‰tre perceptibles, ‡ventuellement, que par sa mˆre seule. Qui n’est pas lŠ. Elle avait Š faire, mais elle a promis de venir en fin de journ‡e. Elle devra bien venir le reprendre, puisqu’il n’a pas encore l’”ge du permis de conduire. On le pr‡sente en quelques mots. Il a peu dit de lui. Il pense aussi que son aura gagne Š s’entourer d’un peu de mystˆre. Il a choisi de commencer par Vue sur mer qui lui avait valu un certain succˆs Š Dinant. Une fois les doigts d‡li‡s, il d‡cide de s’attaquer Š Jeux d’eau, de Ravel, dont l’‡criture pianistique, au d‡but du siˆcle, rompait radicalement avec Chopin ou Liszt... ‘ quoi il fait succ‡der, de Debussy, Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir, en le jouant, comme on le lui a dit au conservatoire, et contrairement Š ce que l’on entend d’ordinaire, de faŽon beaucoup plus anim‡e 64 afin que l’œuvre gagne en v‡h‡mence, en humeur... et en ‡nervement voluptueux. ‘ la fin de chaque morceau, Sylvain recueille les applaudissements polis des auditeurs qui, assis autour des tables dispos‡es sur la pelouse, interrompent leurs bavardages et en profitent de la sorte pour se lib‡rer les mains en enfournant le zakouski de passage. Il d‡cide de continuer par le Clair de lune que Verlaine a inspir‡ Š Debussy. Il joue les yeux ferm‡s. Il n’a pas vu qu’une jeune dame est venue s’accouder au piano et le regarde en silence. Admirative. Admirative et silencieuse. ‘ peine a-t-il termin‡ cette m‡lodie qu’elle lui demande : – Et la version qu’en a donn‡e Gabriel Faur‡, tu la connais ? Il est surpris de la voir lŠ, d‡contenanc‡ par le tutoiement, ‡bloui par l’‡trange beaut‡ de la dame blonde au regard si clair... Ses yeux sont d’un vert ‡meraude Š l’eau si limpide et si profonde... – Mon Dieu, se dit-il, n’est-ce pas lŠ, comme dans un conte, l’apparition d’une f‡e... ? C’est vrai, qu’au moment o† il ouvrait les yeux, il n’avait pas encore vraiment quitt‡ la repr‡sentation mentale qu’il s’‡tait faite des lieux en jouant Debussy... – Mais... oui, je connais. Mais qui ‰tes-vous ? – Ici, tout le monde se tutoie. – Qui... es-tu ? – Je suis la fille de la maison. J’habite ici. Il y a place pour plusieurs familles. Mes parents dans une aile. Mon mari et moi dans l’autre. Mais tu connais Faur‡ ? – J’ai appris, oui ! Mais je ne connais pas de m‡moire. – Je vais chercher la partition. ‚tonnant, pense Sylvain. Une f‡e fille de la maison. Pas toute jeune : disons trente-cinq ans environ... Curieux, je 65 n’avais pas annonc‡ Debussy. Elle me r‡clame la version que la m‰me œuvre litt‡raire a inspir‡e Š Faur‡... ‚trange, dans cette maison o† l’on m’a demand‡ d’interpr‡ter Les roses de Corfou... ‘ propos, si je leur jouais ce morceau... Et le succˆs est imm‡diat. Le public applaudit. Ou s’applaudit lui-m‰me, fier d’avoir reconnu cette rengaine... Sylvain d‡cide tout Š coup de leur servir la Sonate au clair de lune de Beethoven. Et l’effet escompt‡ se produit imm‡diatement. Il ne jouera d’ailleurs que le premier mouvement, l’adagio sostenuto, qui r‡pˆte inlassablement les trois m‰mes notes jusqu’Š l’obsession... – Tu te rappelles, confesse l’une des dames Š sa voisine, le pianiste qui, Š la t‡l‡vision, jouait ce morceau... – ‘ la t‡l‡vision ? – Ben, oui, dans un gag. Un musicien jouait ce morceau devant un public clairsem‡... et on entendait, en voix off, les r‡flexions que le musicien se faisait au sujet du public qu’il trouvait inculte... Et il finissait par s’endormir lui-m‰me sous l’effet de sa propre musique... soporifique. Comme le morceau que tu entends. Sylvain ne dira pas ce qu’il pense du public, qui applaudit. En souvenir peut-‰tre du gag t‡l‡vis‡. Sylvain ne jouera ni le deuxiˆme mouvement, ni le troisiˆme... ‘ quoi bon ? L’allegretto et le presto agitato pourraient les sortir de leur torpeur. La fille de la maison – au fait, comment s’appelle-telle ? – revient avec la partition. Sylvain se met au piano. Timidement, presque en chuchotant, Lise-Laure – il saura plus tard que c’est son nom – se met Š chanter : Œ Votre ”me est un paysage choisi / Que vont charmant masques et bergamasques... • Lise-Laure a un joli filet de voix de soprano. Sylvain l’a accompagn‡e avec curiosit‡ et... amusement. Le public a appr‡ci‡. 66 – J’espˆre, pense Sylvain, qu’ils n’applaudissent pas seulement par politesse. Elle a du talent, cette dame. – J’ai pris plaisir Š faire ce petit intermˆde avec toi, lui dit-elle. J’espˆre que nous aurons l’occasion de... remettre cela. Je crois que c’est comme cela qu’on dit en franŽais. C’est vrai, Sylvain ne l’avait pas remarqu‡ : elle a gard‡ un petit accent flamand, qui n’est pas d‡sagr‡able du tout... – Est-ce que je peux faire une petite surprise aux gens du village ? demande Sylvain. Du moins, aux a‹n‡s. Puisqu’il est surtout question de fleurs aujourd’hui, j’aimerais leur jouer une ancienne rengaine du siˆcle pass‡... – Maman ne t’avait-elle pas donn‡ carte blanche, comme elle m’a dit ? Et Sylvain de se mettre Š jouer et Š fredonner une ancienne chanson wallonne qu’il a apprise il y a longtemps, sans trop en comprendre malheureusement les paroles, bien qu’on les lui ait traduites... De cette voix feutr‡e, sans ampleur, que sa mˆre lui avait d‡couverte Š Dinant, Sylvain chante donc Pitit†s fle•rs. Le succˆs auprˆs des personnes du lieu est imm‡diat. Sylvain s’excuse de ne pas avoir la voix de Jules Bastin... Puis, Sylvain va puiser dans le vaste r‡pertoire de Chopin. Quelques nocturnes, puisque le jour commence Š d‡cliner... Avec le musicien, Š qui sa mˆre dit qu’il ressemble, mais peut-‰tre seulement Š cause de sa chevelure... absalonienne, avec Chopin, il s’‡vade, se surprend Š ‰tre comme absent de lui-m‰me... Puis se ravise. Sa prestation touche Š sa fin. Il va leur donner Movie de Jean-FranŽois Maljean, pianiste par lequel il a commenc‡ sa prestation. Ses doigts s’agitent sur le clavier, comme ‡trangers Š lui-m‰me... Ce qui lui laisse la possibilit‡, de son promontoire, d’observer les lieux. Puis, soudain, lŠ-bas, tout au bout de l’all‡e qui zigzague autour des pelouses pour venir rejoindre l’entr‡e principale, Sylvain voir venir Š lui, seule, lentement, dans 67 une robe de toile blanche... V‡ronique, sa mˆre. D’instinct, il modifie son programme et choisit de lui jouer des variations qu’il a imagin‡es sur l’air de Sydney Bechet : Petite fleur... Œ Petite fleur •, c’est le surnom affectueux, hypocoristique comme dit un de ses profs, que lui ont donn‡ ses ‡tudiants de Grand-Manil. V‡ronique a compris que, devant toute cette assembl‡e, Sylvain tenait Š la saluer et entendait ne jouer que pour elle seule. Elle est elle-m‰me surprise qu’une ‡motion aussi vive l’envahisse. Ici, en des lieux anciens auxquels elle a contribu‡ Š donner un peu de son ”me, ici, en ces lieux qu’elle n’avait jamais revus, et comme appartenant Š l’une de ses vies ant‡rieures, son fils, sur le pavois du kiosque, est offert Š la vue de tous – Š l’admiration de tous – , son fils qui clame Š tous l’affection qu’il voue Š sa mˆre... Aujourd’hui, ce jour m‰me o†, elle l’a appris, le destin malicieux a d‡cid‡ d’intervenir directement dans le cours de sa destin‡e, voilŠ que son fils lui fait l’aubade d’une Petite fleur, transcrite pour le piano, sur laquelle il a tant travaill‡, Š la fois pour respecter l’esprit de Sydney Bechet et pour y inscrire la marque de sa propre personnalit‡... V‡ronique, tout Š coup, s’arr‰te, comme fig‡e... Elle a eu beau se pr‡parer Š cette rencontre. Elle n’y tient plus. Elle ne parvient pas Š refouler le sanglot qui monte d’elle et la submerge... Le gendre de la maison, le mari de Lise-Laure, qui a vu venir Š eux cette invit‡e de la derniˆre heure, se dirige vers elle pour l’accueillir. Sylvain ne quitte pas sa mˆre des yeux. Long et lent travelling. Sylvain comprend, par Dieu sait quelle providentielle intuition, qu’il ‡prouve les m‰mes sentiments successifs que les deux acteurs qui ‡voluent sous ses yeux : curiosit‡ d’abord, puis surprise, incr‡dulit‡ ensuite... V‡ronique, Œ la dame en blanc •, a ralenti sa marche. ‘ quelques pas de son h•te, elle s’arr‰te. ‚motion intense... 68 – Bonjour Sylvestre, lui dit-elle sur un ton qu’elle essaie de rendre neutre. Je parie que tu ne m’as pas reconnue... Un temps. Qui lui para‹t trˆs long. – V‡ronique..., souffle-t-il enfin, la gorge sˆche... V‡ronique lui tend la main. Il fait mine de lui faire un baise-main, puis il lui ouvre les bras et lui donne un baiser sur chaque joue, Š la maniˆre des gens d’ici. – Il y a si longtemps... consent-il enfin Š dire. 69 70 6 BUFFET FROID N’‚TAIT L’ARRIV‚E INOPIN‚E ET PROVIDENTIELLE de ce chien massif au poils ras, rouge et blanc, V‡ronique ne croit pas qu’elle e“t pu faire face, dignement, Š la situation. Situation, pourtant, dans laquelle elle savait qu’elle se mettait, en toute lucidit‡. Le chien s’approche d’eux au petit trot, immense, nonchalant, lourdaud, les lˆvres baveuses. Avec d‡sinvolture, il se dirige vers V‡ronique, s’arr‰te aux pieds de Sylvestre, s’assoit, attend qu’elle lui flatte le garrot. Ce faisant, elle peut baisser un peu la t‰te et tenter, par quelques clignements r‡p‡t‡s, d’‡craser au plus vite les larmes qui ont jailli aux coins des yeux. – Beethoven ! Il ressemble en tous points au chien du fameux film pour enfants, dit-elle, cherchant Š faire diversion. – Non, pas Beethoven, Tamara plut•t, dit Sylvestre. C’est la fille de Th‡mis, la chienne Saint-Bernard que tu m’avais donn‡e... Tu vois, elle a fait souche. Et je suis rest‡ fidˆle Š... Mais, Š propos, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur... et la surprise de ta visite ? Si jamais on m’avait dit que je te rencontrerais aujourd’hui... – Mais c’est vous, c’est Madame d’Alcantara, ta bellemˆre, qui a invit‡ mon fils Š venir jouer du piano chez vous... – Ton fils... •a, par exemple... Je n’aurais jamais pens‡ que... On lui avait bien dit que V‡ronique avait un fils. Mais les circonstances de la vie font si souvent que les chemins des 71 uns et des autres se rencontrent, on ne sait pourquoi, se croisent et puis divergent, on ne sait pourquoi une fois encore... Et voilŠ que ce fils est ce pianiste prodigieux ou prodige... Il ne sait que dire ni que penser... – Ton fils est un pianiste merveilleux... Si tu avais vu le succˆs qu’il a eu cet aprˆs-midi. C’est un fameux s‡ducteur, ton Lovelace. Il a d‡jŠ pris ma femme dans les rets ensorcelants de son jeu... D’ailleurs, il a fait l’unanimit‡. Il a su s‡duire les m‡lomanes autant que les profanes. Et puis, quelle aisance, quelle facilit‡... ! Et de noyer V‡ronique sous une logorrh‡e de louanges bien Š propos, celle qui donne Š chacun le temps de se ressaisir... Le temps pour Sylvestre de prendre son r•le d’ordonnateur de la c‡r‡monie et de proposer : – Viens ! Je te pr‡sente Š la famille. La journ‡e doit se terminer en petit comit‡, maintenant que les officiels sont partis. On a pr‡vu un pique-nique sous la tente, un buffet froid. Non, ne t’excuse pas. Tu es notre oblig‡e. Tu es des n•tres. Sylvain avait bien fait de la pr‡venir. En effet, au fur et Š mesure que s’en vont les invit‡s, V‡ronique remarque que ceux qui restent sont v‰tus tout de blanc. – VoilŠ, se dit-elle, qu’ils jouent les Eddie Barclay... Mais elle est n‡anmoins heureuse de ne pas d‡tonner. Elle a bien fait de mettre cette petite robe d’‡t‡. Il faut bien raccrocher le temps d’aujourd’hui – le temps retrouv‡ ? – au temps d’autrefois, au temps irr‡vocablement perdu... – Tu sais, explique Sylvestre Š Sylvain, que c’est Š ta maman que je dois ma vocation d’ing‡nieur agronome ? Et d’expliquer que, lorsqu’il ‡tait adolescent, il ‡tait un affreux gamin, en rupture de ban avec toute la soci‡t‡ ; que, orphelin de mˆre, il ‡tait en conflit permanent avec son pˆre ; que ses relations avec sa belle-mˆre ‡taient difficiles ; 72 qu’il a multipli‡ les frasques Œ en veux-tu en voilŠ • ; qu’il a accumul‡ sur sa t‰te les sanctions de tous ordres ; que, parmi ces sanctions, il y a eu l’internat ; qu’il s’est fait Œ virer • de l’‡cole pour indiscipline et vandalisme, etc., etc. V‡ronique se demande s’il n’exagˆre pas un peu. Mais ne sommesnous pas un peu tous comme cela ? Sylvestre continue : – Mes incartades, en fin de compte, co“taient cher. Mon pˆre a d‡cid‡ que je devais rembourser, sur mes propres deniers, tous les d‡g”ts que j’avais caus‡s Š gauche et Š droite. Pour ce faire, il m’a contraint Š travailler pendant les vacances, pendant les week-ends... pour faire face Š mes obligations. C’est ainsi que j’ai atterri Š Jardiflor... que ta maman dirigeait Š l’‡poque... – Tiens, s’interroge Sylvain, je n’ai pas trouv‡ son nom dans la comptabilit‡ de Jardiflor... – ... et que j’ai ‡t‡ accueilli, continue Sylvestre, en application de la l‡gislation sur le travail des ‡tudiants... – C’est sans doute cela, conclut Š part lui Sylvain, qui explique qu’il ne soit pas question de lui dans la comptabilit‡. Et pourtant... Pendant que Sylvestre continue d’expliquer par le d‡tail comment est n‡ Š Jardiflor son amour des choses de la terre, V‡ronique se demande quel jeu de r•les ils sont finalement tous en train de jouer... D’abord, parce que la m‡moire est naturellement oublieuse... Ensuite, parce que chacun garde d’‡v‡nements anciens, v‡cus en commun, des impressions personnelles qui peuvent et doivent s“rement les ‡clairer diff‡remment. Enfin, parce que chacun, consciemment ou non, transforme toujours ses souvenirs pour qu’ils prennent lorsqu’on les ‡voque la patine ou le lustre souhait‡s : du type Œ J’‡tais un garnement ‡pouvantable, regarde comme je suis quand m‰me devenu un type bien... • Ou l’inverse, pourquoi pas ? Chacun cherche naturellement Š faire voir le pass‡ sous le jour, ou le contre-jour, du pr‡sent. Et cela en 73 fonction du public auquel il s’adresse. C’est l’auditoire qu’on a devant soi qui dicte, Š son insu, les silences, les omissions, les alt‡rations des souvenirs qu’on ‡voque... – Tu sais, corrige V‡ronique Š l’intention de son fils, Sylvestre ‡tait, contrairement Š ce qu’il se compla‹t Š avouer, un garŽon dou‡. ‘ un point tel que, lorsque les travaux d’Ernoichamps ont ‡t‡ engag‡s, c’est Š lui, Š lui seul, que j’ai confi‡ la t”che de les superviser et de les mener Š bonne fin. Il est vrai, qu’Š cette ‡poque-lŠ, j’‡tais aussi trˆs prise par mes recherches appliqu‡es sur la culture in vitro des orchid‡es et que je pr‡parais un cycle de conf‡rences pour le Canada... V‡ronique confiera, avec une malice amus‡e, que c’est dans ces circonstances que Sylvestre a rencontr‡ celle qui deviendrait sa femme et que sa puissance de s‡duction Š lui ‡tait telle qu’il l’a m‰me entra‹n‡e Š accomplir les m‰mes ‡tudes que lui. Arriv‡e de Lise-Laure et de ses parents. Congratulations. C’est vrai : Œ On ne vous a plus vue depuis la r‡alisation des jardins. Vous n’aviez m‰me pas pu ‰tre lŠ lors de leur inauguration... • F‡licitations au fils qui a un talent fou... Œ Je n’aurais jamais imagin‡ qu’il ‡tait votre fils... • Presque vingt ans s‡parent la journ‡e pr‡sente de ce pass‡-lŠ. Rapidement, chacun va ‡voquer, en un rapide panorama, le r‡cit de ce qu’il est devenu... Une fois leurs ‡tudes termin‡es aux facult‡s agronomiques de Gembloux, les tourtereaux se sont mari‡s... Et n’ont pas eu d’enfants. Jusqu’Š pr‡sent. Les parents d’Alcantara s‡journent d‡sormais en permanence Š Ernoichamps, tandis que Sylvestre a repris la direction des affaires du beau-pˆre. En cons‡quence de quoi, Sylvestre passe presque toute la semaine Š Anvers pour diriger l’entreprise, quand il ne s‡journe pas Š l’‡tranger, ce qui lui arrive fr‡quemment. Les week-ends, lorsque c’est pos- 74 sible, se passent Š Ernoichamps o† Sylvestre rejoint LiseLaure. Qui l’attend. Les entreprises d’Alcantara – le nom de la soci‡t‡ n’a pas chang‡ – se sont sp‡cialis‡es essentiellement dans l’importation de bois exotiques, principalement d’Afrique centrale, avec privilˆge d’exclusivit‡ pour les pays de la Communaut‡ Europ‡enne... – VoilŠ qui m’int‡resse, pense Sylvain. Il sera s“rement possible de faire importer, via cette soci‡t‡, des instruments musicaux de cette r‡gion. Des balafons, par exemple... Ainsi Sylvestre se rend-il r‡guliˆrement au Gabon o† il achˆte diff‡rents bois tels le douka, le padouk ou encore l’okoum„, sans compter le sapelli ou l’ozigo qui sont des essences trˆs recherch‡es... Et de faire complaisamment une longue description technique de chacune d’entre elles. – Que voilŠ donc une belle leŽon de choses, pense Sylvain avec un brin d’ironie. Il s’explique mal pourquoi, instinctivement, il est ainsi sur la d‡fensive. Alors que, Š l’‡gard de Lise-Laure, il n’a rien ‡prouv‡ de pareil... Sylvestre tentera de d‡montrer que son action d’importateur se veut protectrice de l’environnement. On n’est pas ing‡nieur agronome sans se pr‡occuper de l’environnement. Aussi s’est-il engag‡ vis-Š-vis du gouvernement gabonais Š participer aux efforts de reboisement en investissant dans le pays et en lui pr‰tant ses comp‡tences d’ing‡nieur sp‡cialis‡ en sylviculture, ce qui explique ses s‡jours plus ou moins longs au Gabon. ‘ Libreville, il a m‰me construit une usine de travail du bois aux abords du port d’Owendo, dont le bois d’ailleurs constitue une bonne partie du trafic. On peut consid‡rer qu’Š trente-cinq ans Sylvestre est un chef d’entreprise qui a r‡ussi, m‰me s’il a b‡n‡fici‡ naturellement des capitaux de l’entreprise du beaupˆre... 75 V‡ronique ‡voque discrˆtement l’‡volution de sa carriˆre Š elle et son installation dans le village de Sauveniˆre. Elle tient surtout Š mettre l’accent sur la gr”ce qui lui a ‡t‡ donn‡e d’avoir un tel fils, sur l’extraordinaire communion qu’il y a entre eux deux, leurs sensibilit‡s au diapason, dans l’harmonie et l’intuition... – Si Sylvain le permet, ajoute-t-elle, j’aimerais vous raconter une petite anecdote. Elle s’est produite lorsqu’il venait Š peine d’entrer Š l’‡cole maternelle. – Tu l’as d‡jŠ racont‡e cent fois, bougonne Sylvain. Mais comme tu aimes la raconter, je ne vais pas te priver de ce petit plaisir... – C’est le principe m‰me de la journ‡e que vous venez d’organiser qui m’y fait penser. Vous avez cherch‡ Š faire appara‹tre des correspondances entre des sons, des parfums, des couleurs... L’‡v‡nement que je vais vous raconter vous propose une correspondance d’un autre type. ‘ l’institutrice maternelle qui lui demandait un jour si ses parents ‡taient s„v†res avec lui, Sylvain a r‡pondu : Œ Non! Ma maman Š moi, elle est s„-bleu... • Pour Sylvain, le vert ‡tait, Š l’‡poque en tout cas, une couleur dure, froide, celle d’icibas, tandis que le bleu ‡tait la couleur du ciel, du bonheur, de la tendresse. L’anecdote m’a ‡t‡ rapport‡e. Le psychologue m’a expliqu‡ que nous avions lŠ un exemple-type de Œ synesth‡sie •, c’est-Š-dire d’une relation subjective spontan‡e entre une perception ou une image et une image appartenant au domaine d’un autre sens. J’ai appris la d‡finition par cœur pour pouvoir la resservir dans des circonstances comme celle-ci. En somme, je puis dire que notre ciel Š tous les deux Š toujours ‡t‡ d’un bleu uni et profond, sans nuages... – Maman est contente, taquine Sylvain. Elle l’a plac‡e, son histoire. C’est ici qu’habituellement on rit, on applaudit ou on s’extasie, ajoute-t-il mi-figue mi-raisin. 76 C’est le propre de la jeunesse d’avoir impun‡ment droit Š l’impertinence. – J’aimerais faire part Š Sylvain d’un de mes projets, confie Lise-Laure. Puis-je du m‰me coup en profiter pour lui montrer mon piano, qui n’est pas la Rolls-Royce que vous avez vue ? Ils n’ont, ni l’un ni l’autre, attendu qu’on leur r‡ponde pour s’‡clipser, tandis que les parents d’Alcantara remplissent leurs obligations d’h•tes Š l’‡gard de leurs autres invit‡s. V‡ronique et Sylvestre se retrouvent donc en t‰te Š t‰te. – Je t’invite, demande Sylvestre, Š parcourir les lieux dont tu as conŽu les plans et que tu n’as jamais visit‡s... L’un et l’autre, ironise Sylvain qui les observe par en dessous, vont, Š la faveur de ce clair de lune triste et beau, et sous leurs d„guisements fantasques, d‡ambuler par les all‡es du domaine. V‡ronique, qui ne dissimule plus la gravit‡ qui l’a de nouveau envahie, se tait, ne proteste pas. Elle a eu le temps de pr‡parer ce moment, au contraire de Sylvestre qui est encore sous le coup de la surprise. Il faut d’abord que le silence, un long silence, que trouble Š peine le g‡missement lent et r‡gulier des graviers sous leurs pas, apaise les remous de l’”me et du cœur... Sylvestre a pass‡ son bras sous celui de V‡ronique. Il a cru sentir qu’elle frissonnait. La fra‹cheur du soir, s“rement... Sylvestre sent, lui, que les battements de son cœur se sont un peu affol‡s... – Si je compte bien, se hasarde-t-il, cela fait presque dixhuit ans... Et ta disparition a ‡t‡ si brutale... – Mais, r‡pond V‡ronique, tu as l’air de me dire cela sur le ton du reproche. La vie ne t’a-t-elle pas souri ? Sur tous les plans. Tu as r‡ussi brillamment tes ‡tudes. Tu as ‡pous‡ la fille d’un grand patron. Tes affaires sont prospˆres. Tu jouis d’une r‡elle aisance mat‡rielle, c’est le moins qu’on puisse dire... 77 – Je n’ai toujours pas compris la raison de ta disparition, qui fut si... inopin‡e. – Tu venais de terminer tes ‡tudes secondaires et tu te destinais Š devenir ‡tudiant Š Gembloux. Tes prestations Š Jardiflor prenaient fin ‡galement. Et moi, je pr‡parais ma reconversion vers d’autres activit‡s... – Il y avait quand m‰me des raisons imp‡rieuses, ‡l‡mentaires m‰me, qui faisaient que ton d‡part n’aurait d“ ‰tre ni aussi brusque ni aussi clandestin... Et puis, tout d’un coup, sans crier gare, tu reparais, dix-huit ans aprˆs... – Ce n’est pas moi qui ai provoqu‡ le destin. C’est vous qui avez invit‡ mon fils... – Sans savoir que c’‡tait lui... ‘ peine avais-je eu vent de son existence... L’air du Canada devait ‰tre Š ce point vivifiant... – Sylvestre, je ne te permets pas. Pas de persiflage, s’il te pla‹t. Il est toujours mal venu de faire des procˆs d’intention quand on ne sait pas... – Je ne voulais pas te vexer. Excuse-moi. La belle et m”le assurance dont Sylvestre fait preuve dans la conduite de ses affaires vient de lui faire d‡faut. C’est que la rencontre avec V‡ronique, m‡nag‡e par un destin malicieux, a de quoi le d‡contenancer, tant les souvenirs que cette rencontre fait ‡merger en lui le bousculent et r‡veillent une souffrance qu’il avait pu croire apais‡e. La pr‡sence, Š son bras, de V‡ronique, si belle et d’apparence encore si jeune, n’a fait que la raviver, cette souffrance, brutalement. – C’est que je t’ai tant aim‡e..., confesse-t-il. – Mais moi aussi, dit-elle, tout bas, comme dans un souffle. Il lui presse un peu le bras. Ensemble, ils vont continuer leur promenade, sans ‡changer un seul mot. 78 En disant Œ mais moi aussi •, V‡ronique s’insurge contre la protestation tacite que l’aveu de Sylvestre contient : il l’aurait tant aim‡e, lui, bien plus surtout qu’elle ne l’a aim‡... – Je suis partie, je me suis sauv‡e, si tu veux, parce que je le devais..., ajoute-t-elle. Et j’ai eu raison. Non, elle ne va pas chercher querelle Š Sylvestre. Mais enfin, lorsqu’elle est revenue du Canada, et aprˆs trois mois d’absence seulement, il n’a pas cherch‡ Š la revoir. Il n’a pris, ni tent‡ de prendre, aucun contact avec elle. Loin des yeux, loin du cœur, dit l’adage. Et l’adage a raison. Surtout quand on est jeune. Et puis, Sylvestre n’offre-t-il pas Š son entourage l’image m‰me de la r‡ussite sociale et de l’harmonie du couple ? L’image publique, l’image sociale d’un bonheur qui se vit comme on navigue sur une mer ‡tale. Sur une mer banale, pense-t-il. Sans horizon. Sans v‡ritable projet de vie, hors celui de la seule r‡ussite mat‡rielle. Mais cette r‡ussite n’est-elle pas l’alibi qui lui a permis de survivre Š cet amour inassouvi qui lui laissait comme un grand vide... ? Lorsqu’il avait dix-sept ans, Sylvestre a aim‡ V‡ronique, qui en avait le double ou presque. Passionn‡ment. V‡ronique ‡tait convaincue que la diff‡rence d’”ge ferait obstacle Š leur amour et que, t•t ou tard... Aussi a-t-elle pris les devants, avant qu’il soit trop tard. Son amour pour Sylvestre, elle le lui a exprim‡ en s’effaŽant. – Vingt ans aprˆs, tu ne trouves pas que nous aurions encore pu faire un couple trˆs... pr‡sentable ? lui demande-t-il avec tout le d‡tachement que leurs situations respectives autorisent. Puisqu’il s’agit d’une histoire ancienne, consid„rons-la comme telle. Et ne nous attendrissons pas. Les ‘ si c’„tait ‡ refaire ’ ne peuvent ƒtre que des lamentations vaines, inutiles... V„ronique va feindre de s’int„resser aux plantations, 79 ‡ la croissance des jeunes arbres qu’elle a fait planter. Elle s’exclame, s’extasie, s’„tonne. Tout ‡ coup, elle s’arrƒte ‡ un jeune tilleul. – Regarde, dit-elle, Monsieur le Sylviculteur. Regarde l‡. Elle passe un doigt sur le tronc de l’arbre et y pr„l†ve un peu de sciure sur la derni†re phalange. – Des trous de xylophages, peut-ƒtre des scolytes ou des zeuz†res... – Bravo, s’exclame Sylvestre. Tu n’as rien oubli„. De l’ongle, V„ronique fait sauter un morceau de l’„corce qui s’„caille. Elle y d„couvre des larves d’œufs d„pos„s dans les crevasses de l’„corce qui viennent d’„clore et qui commencent d„j‡ ‡ s’enfoncer dans le bois pour y faire mourir les branches... Inexorablement. – Probablement fatal, conclut-elle. Difficile ‡ soigner. Et pourtant, vu de l’ext„rieur, ce tilleul a l’air bien r„sistant. Elle a pris une grande bouff‡e d’air, puis elle s’adresse Š Sylvestre. – Je vais te confesser une des raisons pour lesquelles je suis ici aujourd’hui. La premiˆre, c’est s“rement parce que j’y ai ‡t‡ invit‡e et que cette invitation, faite Š travers mon fils, m’est apparue comme un signe, un signe du destin. Celui qui doit te faire un peu comprendre pourquoi je me suis effac‡e. La deuxiˆme raison, c’est que je suis s“re, qu’en te l’avouant, je ne nuirai nullement Š l’ordre des choses ‡tablies. J’oserais dire : au contraire ! Sa voix s’‡trangle dans sa gorge. – Je m’‡tonne moi-m‰me de te faire cette confidence avant m‰me d’en informer mon propre fils. Je te demande donc de consid‡rer que l’aveu que je vais te faire est un secret que tu dois absolument garder pour toi. Pendant un certain temps, en tout cas. VoilŠ, je reviens Š l’instant m‰me d’une visite m‡dicale chez un... s‡nologue, un m‡decin sp‡cialiste du sein. Depuis tout un temps, j’avais remarqu‡ que 80 quelque chose n’‡tait pas normal. J’ai consult‡. Aujourd’hui, le diagnostic est tomb‡ : la mammographie, puis la thermographie ont r‡v‡l‡ une Œ tumeur • – ils emploient des mots savants qui sont destin‡s Š ne pas affoler, mais la chose est la m‰me– qu’il faut enlever. Je vais ‰tre op‡r‡e bient•t. Comme le tronc de ton tilleul, apparemment intact, eh bien ! moi aussi je suis envahie de... xylophages. Tu vois. Ce n’est que cela. Ce sont des choses qui arrivent Š des femmes de mon ”ge... Tu vois bien que ce que nous avons v‡cu ensemble, il y a une vingtaine d’ann‡es, ne pouvait aboutir que dans une impasse. Sylvestre a pris V‡ronique dans ses bras. Il lui caresse les cheveux de la main et l’embrasse dans le cou. 81 82 7 LE FRONT CONTRE LA VITRE LES M‚DECINS SONT PASS‚S MAœTRES dans l’art de ruser avec le mal, de le flairer, de le pister, de le d‡busquer... Ne jamais engager de bataille sur les terres que celui-ci a d‡jŠ br“l‡es, toujours le pr‡c‡der sur le terrain o† il cherche Š se r‡pandre, l’attendre patiemment, l’embusquer, fondre enfin sur lui sans piti‡ en s’efforŽant de le prendre Š revers... Pratiquer la strat‡gie du camouflage. L’ennemi a eu vent du mot de passe Œ cancer •. Il n’y aura donc plus de canc‡rologues. On en a fait des oncologues. Ils n’ont pas encore ‡t‡ d‡masqu‡s. Oncologie : c’est le mot inscrit sur la plaquette viss‡e au-dessus de la porte, Š l’entr‡e du couloir. Aux yeux d’un grand nombre de patients, le mot cancer est porteur de mort, a-t-on expliqu‡ Š Sylvain. Or, dans toute maladie, mais dans celle-ci plus que dans toute autre, la volont‡ de gu‡rir des patients est primordiale. On a donc choisi un nouveau mot, neutre, mais qui se veut porteur d’esp‡rance. – Tiens, eux aussi, se dit-il. Je comprends pourquoi je n’en finis pas de chercher un nom pour le groupe musical que je vais former. Mais ce ne sera pas Los desp•reos. Cette fois, il en est s“r. La monstrueuse nettoyeuse-cireuse envahit le patio d’attente o† Sylvain s’est r‡fugi‡. Il se lˆve, s’‡carte un peu et cherche Š tuer le temps en regardant par la fen‰tre. Les immenses b”timents des cliniques universitaires de MontGodinne – naguˆre encore un sanatorium exclusivement – sont juch‡s sur un plateau situ‡ Š une altitude de cent ou de 83 deux cents mˆtres, comment ‡valuer cela ? au-dessus du niveau de la Meuse, qui fait une large boucle, lŠ, tout en bas. Tiens, un peu plus loin, les ‹les au milieu du fleuve, ne sontce pas les trois petites ‹les devenues des r‡serves ornithologiques ? Il a d‡jŠ fait, Š plusieurs reprises, le projet d’aller y prendre quelques photos, sans pouvoir le r‡aliser. Un jour, peut-‰tre... Au-delŠ de la Meuse, Riviˆre, puis Arbre, puis Profondeville, des noms qui chantent aux oreilles, et Š gauche, le ch”teau et les jardins d’Annevoie... Sylvain se souvient. Il y a quelques mois Š peine, lŠ, de l’autre c•t‡, un peu plus loin, V‡ronique et lui se rendaient Š Dinant. Le ciel ‡tait serein. Depuis, que de nuages sombres se sont accumul‡s au-dessus d’eux ! – Vous ‰tes le fils de Madame Mars ? l’interroge une infirmiˆre ou une assistante sociale. Vous ‰tes seul ? Oui, il est seul. Fils unique d’une mˆre... unique. Et la grand-mˆre, octog‡naire, ne peut pas ‰tre lŠ... – L’op‡ration dure un peu plus longtemps que pr‡vu. Ne vous inqui‡tez pas. Il faut bien que nous vous demandions d’attendre un peu. Vous souhaitez prendre une tasse de caf‡ ? Venez Š notre local, nous allons vous en servir une... Non, il ne boit pas de caf‡ d’ailleurs. Merci beaucoup. Elle est bien aimable. De toute faŽon, Š dix-sept ans, on est d‡jŠ adulte. Il attendra bien tout seul. Comme un grand. Il est capable, lui tout seul, de donner en retour Š sa mˆre la sollicitude affectueuse, la protection qu’elle lui a toujours donn‡e. Toute seule, elle aussi. L’immensit‡ des b”timents, avec des ailes qui fuient dans tous les sens Š partir du hall central de r‡ception, comme... des veines et des veinules qui s’‡cartent du cœur, ces murs lisses et blancs, ces parquets luisants, et cette odeur caract‡ristique de tous les h•pitaux, cette odeur messagˆre de douleur et de mort et qui est cens‡e gu‡rir ou apaiser, ces civiˆres, ces brancards, ces lits Š roulettes, ces patients en py84 jama avec leur perfusion suspendue Š une sorte de portemanteau Š roulettes lui aussi, ces membres du personnel en blanc, en bleu pastel, en vert pastel, toujours en pastel... On ne peut pas dire que cela soit de nature Š apaiser Sylvain. Le front contre la vitre, il regarde la vall‡e, d’un œil vide. Tout d’un coup, brutalement, il se sent envahi d’un immense d‡sarroi, auquel, sans qu’il comprenne pourquoi, se m‰lent des sentiments de haine, une volont‡ farouche de vengeance. ‘ l’‡gard de qui ? Il ne sait. Un pass‡ uni, sans ‡preuves, sans problˆmes, sans accrocs..., c’‡tait peut-‰tre cela le bonheur. Sans qu’il en ait conscience... Mais ‰tre heureux sans le savoir, est-ce ‰tre heureux ? La conscience du bonheur... Il n’imaginait pas que l’adversit‡ viendrait le frapper, de plein fouet, si vite, sans pr‡venir. Fils unique de maman unique, il se trouve tellement d‡sorient‡ sans avoir un parent proche, un frˆre, une sœur, Š qui se confier, sur qui compter... La communion – est-ce bien le mot ? – qui a toujours exist‡ entre sa mˆre et lui avait quelque chose d’inalt‡rable, qui devait d‡fier le temps... Ils se suffisaient l’un Š l’autre, se nourrissant l’un de l’autre... Ils se suffisaient... dans la r‡ciprocit‡, mais avec n‡cessit‡, une n‡cessit‡ absolue. Porter atteinte Š l’un, c’est un peu assassiner l’autre... Le mal qui frappe V‡ronique, ce mal-lŠ, surtout, est injuste, parce qu’elle ne l’a pas m‡rit‡. Mais qui m‡rite jamais d’‰tre agress‡ par le mal, par la souffrance, surtout lorsque les moyens d’y faire face, malgr‡ tous les progrˆs de la science, de la m‡decine, sont tellement d‡risoires ? C’est dans de telles circonstances qu’on se dit qu’un pˆre aurait pu ‰tre utile. Sylvain nourrit donc, en cet instant, Š l’‡gard de l’Absent des sentiments meurtriers... Mais son mouvement int‡rieur s’apaise aussit•t. ‘ quoi servirait un pˆre aujourd’hui, alors qu’il aura ‡t‡ absent de tout temps ? C’est d‡cid‡, il se le jure : jamais plus il ne cherchera Š savoir qui est ce Œ ce pˆre inconnu qui ne l’a pas reconnu •. 85 Sylvain s’est montr‡ injuste Š l’‡gard de sa mˆre. Si ce pˆre n’est pas lŠ, c’est que V‡ronique avait de bonnes raisons de ne pas lui faire conna‹tre qu’il avait un fils. Aprˆs tout, le sort de Sylvain n’est pas moins enviable que celui des enfants orphelins, des enfants abandonn‡s par pˆre et mˆre dˆs leur naissance et vou‡s Š l’adoption, des enfants dits Œ enfants du juge •, des enfants de parents divorc‡s qui s’entred‡chirent... Il y a m‰me des familles socialement normales qui vivent l’enfer, qui ressemblent Š ces nœuds de vipˆres Š l’int‡rieur desquels la survie n’est possible que par... mithridatisation, c’est-Š-dire en s’inoculant le poison Š doses progressives... Pour s’immuniser... Il y a de nombreuses situations bien moins enviables que la sienne... De quel droit se plaint-il ? D’ailleurs, il a d‡jŠ tir‡ lui-m‰me les conclusions. Ce pˆre-lŠ, qui n’a jamais ‡t‡ lŠ, Š quoi servirait-il aujourd’hui ? C’est pour cela, probablement, que V‡ronique a promis de lui r‡v‡ler son nom, lorsque Sylvain aura dix-huit ans, lorsque Sylvain pourra lui faire savoir qu’un pˆre peut ‰tre aussi inutile Š un fils qu’un fils aura pu l’‰tre Š son pˆre... Inutilit‡ pour inutilit‡, ils seront quittes... Si cela se produit, il n’appartiendra pas Š ce pˆre de reconna‹tre son fils... Sylvain se r‡serve le droit sans partage d’adopter son pˆre, de se reconna‹tre en lui... ou de le rejeter, voire de le renier. C’est lui, d‡sormais, et lui seul, qui d‡cidera. Souverainement. Sans appel. Non, il ne recourra pas aux proc‡dures l‡gales qui permettent de retrouver les vraies filiations par l’analyse des empreintes g‡n‡tiques. Il s’y refusera, le cas ‡ch‡ant, avec une r‡solution obstin‡e. Son pˆre ne pourra pas na‹tre de lui, pas plus que le fils n’a ‡t‡ engendr‡ par le pˆre. Engendr‡..., dr•le de mot, g‡niteur peut-‰tre ! Mais un g‡niteur n’est pas un pˆre, tout au plus un producteur irresponsable de sperma- 86 tozo™des ‡gar‡s... Un producteur... impuissant. Sylvain s’‡tonne Š peine de son cynisme. – Votre maman, lui annonce une infirmiˆre, vient de sortir de la salle d’op‡ration. Elle est actuellement en salle de r‡veil. Il faudra patienter encore... Mais l’op‡ration s’est trˆs bien pass‡e... C’est toujours ce qu’ils disent : ... s’est trˆs bien pass‡e. Tout ce qui arrivera par la suite, sous-entendu tout ce qui pourra arriver de mal par la suite, ne sera pas imputable aux m‡decins... On n’est jamais assez prudent... Mais tout ce qui arrivera par la suite ne sera pas non plus imputable Š V‡ronique, parce que V‡ronique ne porte pas le mal en elle, V‡ronique ne peut pas vouloir ce mal-lŠ... Il le sait. C’est vrai qu’Œ ils • ne le savent pas comme lui, Sylvain, il le sait. Comme il l’a promis, Sylvain va t‡l‡phoner Š sa grandmˆre pour lui dire... ce que les infirmiˆres viennent de lui dire. Qu’elle ne s’inquiˆte donc pas ! Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin... Sylvain a repris son guet inutile, Š attendre d’une attente qui cherche Š... tuer le temps. Curieuse expression, tuer le temps, dans une folle esp‡rance de vie... Sylvain comprend aujourd’hui ce qu’a d“ ressentir sa mˆre, lorsque tout petit, atteint comme tout enfant de diverses maladies infantiles, il faisait de violentes pouss‡es de fiˆvre, au bord des convulsions... Chaque fois, lui a-t-elle racont‡, et parfois quatre ou cinq fois par nuit, lorsque sa fiˆvre d‡passait les quarante degr‡s, et lorsque les doses maximales d’antipyr‡tiques avaient ‡t‡ atteintes, elle prenait avec lui, dans la baignoire, un bain tiˆde... qui prenait pour elle des allures de baignade glaciale. Ainsi donc, Š l’‡poque, V‡ronique faisait face, seule, Š de telles situations. Comme elle est seule aujourd’hui. Et pourtant, ce pˆre inconnu, absent alors autant qu’aujourd’hui, Sylvain vient d’avoir, maintenant, l’intuition qu’il le con87 na‹t. Mais il se gardera bien de le faire para‹tre. Il lui a ‡t‡ facile de faire quelques recoupements qui lui paraissent suffisants. Primo, comme il conna‹t sa mˆre, V‡ronique ‡tait incapable de vivre une aventure sans lendemain. Sylvain sait donc, sans l’ombre du moindre doute, qu’il n’y a aucun sang canadien qui coule dans ses veines. D’autant plus que, s’il en avait ‡t‡ ainsi, Sylvain aurait d“ ‰tre un enfant pr‡matur‡. Or, ils sont rares les pr‡matur‡s qui pˆsent 3 kilos 800. Deuzio, le silence fait par sa mˆre autour du Sylvestre d’Ernoichamps lui para‹t significatif, d’autant plus que, lors de la journ‡e Redout‡, il a pu observer que V‡ronique et Sylvestre se souvenaient d’avoir entretenu d’excellentes relations lorsqu’ils travaillaient tous deux Š Jardiflor. Il comprend mal pour quelles raisons, lorsqu’il a su que V‡ronique avait un fils, parce qu’il a d“ le savoir, Sylvestre ne s’est jamais demand‡ s’il n’en ‡tait pas, ‡ventuellement, le pˆre. Il comprend tout aussi mal pour quelles raisons, m‰me s’ils ont ‡t‡ amen‡s, Š cette ‡poque, Š abandonner l’un et l’autre Jardiflor, ils ne se sont plus jamais revus. D’autre part, Lise-Laure, au moment m‰me o† elle a ‡pous‡ Sylvestre, ne devait rien ignorer des relations qui existaient entre V‡ronique et Sylvestre. Ainsi donc, tous savent et tous se taisent. Dernier mystˆre, pourquoi V‡ronique, dix-huit ans aprˆs, a-t-elle accept‡ l’invitation qui lui ‡tait faite, ainsi qu’Š son fils, par les propri‡taires d’Ernoichamps ? Voulaitelle provoquer le destin ? Ou montrer, avec orgueil, ce fils dont elle est si fiˆre, et faire savoir de quelle maniˆre magistrale elle a pu mener Š bien toute seule sa mission d’‡ducation ? Ou, sentant une lourde menace peser sur elle comme une ‡p‡e de Damoclˆs, pr‡parer le pˆre de Sylvain Š prendre la relˆve ? Dans ce cas alors, pense Sylvain, n’e“t-il pas ‡t‡ pr‡f‡rable de prendre mon avis ? Le jeu social exigerait-il que soit Š ce point consacr‡e la supr‡matie du nondit ? 88 Il en ‡tait lŠ dans ses r‡flexions lorsqu’on lui fit savoir que V‡ronique quittait la salle de r‡veil et regagnait sa chambre. Sylvain a rejoint V‡ronique. Elle dort encore, la figure trˆs p”le, ‡tonnamment p”le, d’un blanc cireux, comme un cadavre. Immobile, ‡tonnamment immobile. Et puis, ces perfusions, deux sachets, trois sachets pendus au-dessus d’elle, prolong‡s par des tuyaux qui rejoignent un cath‡ter plant‡ dans l’avant-bras... Commence alors pour Sylvain une attente qui lui semble longue, trop longue... Quand, enfin, V‡ronique remue insensiblement les lˆvres et dit : – J’ai soif... Comme on le lui a recommand‡, Sylvain humecte un linge et l’utilise pour essuyer les lˆvres de V‡ronique. Puis il l’embrasse sur le front. Avec une douceur infinie... – As-tu mal ? interroge-t-il. Signe Œ non • de la t‰te. Et elle semble se rendormir. Avec, de temps en temps, comme une petite grimace de douleur. Parfois, elle soulˆve la main et tente de la porter vers le pansement, lŠ, Š gauche. Puis, elle la repose. Les infirmiˆres, attentives, veillent Š ne pas laisser la douleur l’envahir trop et administrent les calmants n‡cessaires. Sylvain se sent gauche et inutile... Mais V‡ronique lui a pris la main, avant de sombrer de nouveau dans un sommeil agit‡. Alors, elle abandonne la main de son fils. Le chirurgien a convoqu‡ Sylvain. – Vous ‰tes bien le fils de V‡ronique Mars ? Aprˆs s’‰tre assur‡ qu’il est bien le parent le plus proche, le seul, il se r‡sout Š expliquer. La grosseur suspecte, apparue dans le tissu mammaire, a ‡t‡ extirp‡e et a fait l’objet d’une biopsie. Il s’agit bien d’une tumeur maligne, un ‡pith‡lioma. La pr‡sence de cellules malignes aurait pu imposer l’ablation de la glande et des cha‹nes ganglionnaires. 89 Toutefois, il s’est content‡ d’une simple ablation de la tumeur, ‡vitant ainsi l’ex‡rˆse du grand pectoral, un curage du creux axillaire et de la cha‹ne mammaire interne. Mais il faudra associer Š la tumorectomie une radioth‡rapie postop‡ratoire qui doit permettre la conservation d’un sein pratiquement normal avec des r‡sultats th‡rapeutiques ‡quivalents Š ceux de la chirurgie ‡tendue. Et de continuer : Œ Les ‡tudes effectu‡es sur le cancer du sein montrent qu’il existe une corr‡lation trˆs ‡troite entre la capacit‡ d’envahissement des ganglions et celle de donner naissance Š une m‡tastase. Les tumeurs qui envahissent pr‡cocement les ganglions sont aussi celles qui donnent pr‡cocement naissance Š des m‡tastases. Sur le plan pratique, la g‡n‡ralisation m‡tastatique aggrave s‡rieusement le pronostic, car il est trˆs difficile de gu‡rir des m‡tastases. Souvent, celles-ci ne deviennent d‡tectables que longtemps aprˆs le traitement de la tumeur primitive. En effet, la vitesse de croissance des m‡tastases, quoique plus rapide que celle de la tumeur primitive, est n‡anmoins relativement lente ; le temps de doublement des m‡tastases est en moyenne de deux mois, ce qui signifie que, entre le moment de l’essaimage initial d’une cellule et celui o† la m‡tastase devient cliniquement d‡tectable, il s’‡coule en moyenne cinq ans. Cela explique qu’un certain d‡lai soit n‡cessaire avant que l’on puisse affirmer la gu‡rison. Ce d‡lai est prolong‡ s’il y a r‡cidive locale, car celle-ci peut donner naissance Š des m‡tastases. • – Mais il faut rester optimiste, continue-t-il encore. Votre maman a une forte constitution. On peut consid‡rer qu’elle a de s‡rieuses chances de gu‡rison. ‘ la radioth‡rapie, pratiqu‡e sur les territoires ganglionnaires, on pourra ‡ventuellement associer, mais uniquement en cas de besoin, une chimioth‡rapie antimitotique et m‰me une hormonoth‡rapie 90 par anti-œstrogˆnes, ce qui permet d’assurer, dans ce type de cas, un pourcentage trˆs ‡lev‡ de gu‡risons complˆtes. Groggy. Sylvain n’a presque rien compris. Il en retient seulement que V‡ronique pourra gu‡rir, mais que, tant que ne s’est pas ‡coul‡ un laps de temps de cinq ann‡es environ, rien ne sera d‡finitivement gagn‡... Cinq ans : une ‡ternit‡ ! – De toute faŽon, je vais faire un rapport complet que j’adresserai Š votre m‡decin traitant. Puis, Sylvain, qui se croyait fort, qui se croyait un homme, se met soudain Š sangloter. Le m‡decin, qui n’a plus la possibilit‡ de s’abriter derriˆre son jargon scientifique impersonnel et comme d‡shumanis‡, se trouve tout Š coup d‡contenanc‡ : – Que puis-je faire pour vous aider ? s’entend-il demander Š Sylvain. – Rien, r‡pond-il. Non, Ža ira. Merci. Merci beaucoup. Et il s’‡clipse. Un fois la porte de son bureau referm‡e, le chirurgien prend son t‡l‡phone, s’adresse au service o† se trouve hospitalis‡e V‡ronique, fait appel Š l’infirmiˆre sociale de garde et lui demande de prendre en charge ce Œ grand jeune homme • pour l’aider Š Œ encaisser le coup •... D‡cid‡ment, une institution hospitaliˆre n’est pas un grand machin sans ”me. Mais, en face de la souffrance, surtout lorsqu’elle est porteuse de mort, on se trouve bien d‡muni. Sylvain, comme un grand, va s‡cher ses larmes. L’infirmiˆre sociale le rejoindra et restera prˆs de lui aussi longtemps qu’il le faut. Jusqu’Š ce qu’il ait retrouv‡ son calme. Pour ne pas inqui‡ter V‡ronique. Enfin, Sylvain passera la nuit Š veiller V‡ronique. 91 92 8 UNE FEUILLE MORTE TOMBE... UNE FEUILLE MORTE TOMBE, PUIS UNE AUTRE, des platanes dont la cime au soleil semble de corne p‰le, et j’entends des cailloux froids que les hommes cassent. – Francis Jammes... Tu te rappelles ? Citer Francis Jammes, pour Sylvestre, c’est inviter V‡ronique Š se souvenir de certains de leurs divertissements d’autrefois, lorsqu’il leur arrivait de jouer Š Œ qui a dit quoi ? •, citations Š chercher parmi les poˆtes bucoliques de leur pr‡dilection. Et peu importe qu’on en rie ou qu’on les considˆre avec condescendance ou m‡pris. Ils avaient choisi d’‰tre sensibles aux choses de la nature et aux joies les plus simples. Ils ne vont pas renier leurs enthousiasmes de jadis, sous pr‡texte que le temps a pass‡ et que la r‡ussite mat‡rielle, pour Sylvestre surtout, pourrait ‰tre consid‡r‡e comme incompatible avec une certaine forme, primesautiˆre, de sensibilit‡. En cette fin de septembre, V‡ronique, – qui a d“ subir une deuxiˆme intervention, plus mutilante que la premiˆre, deux jours Š peine aprˆs la premiˆre op‡ration – V‡ronique donc, au bras de Sylvestre, a pu quitter sa chambre et faire un bout de promenade dans le parc de l’institution hospitaliˆre. ‘ quelques mˆtres Š peine de l’entr‡e, en effet, s’‡tend un bosquet ombrag‡ dans lequel s’enfoncent, myst‡rieux, de nombreux sentiers obscurs et au bord duquel on a construit un plan d’eau de trente mˆtres sur dix environ. Parmi les ‹lots de pierres et les plantes aquatiques s’‡battent une demidouzaine de canards de Rouen, tandis que sous l’eau trans93 parente ‡voluent nonchalamment quelques carpes, quelques gros poissons rouges. V‡ronique et Sylvestre se sont assis sur un des bancs, on dirait plac‡s lŠ tout exprˆs pour eux. Ils entendent profiter de la douceur du moment, Œ en parlant le moins possible •, a demand‡ V‡ronique. Elle se sent encore trˆs lasse... Leur rencontre, il y a quelques semaines, avait eu un caractˆre tellement inattendu... Fallait-il y voir comme un signe ? Sylvestre a rapidement compris que Mamy Sophie, en raison de son ”ge, ne pouvait pas ‰tre au chevet de sa fille et que Sylvain, pris par ses obligations scolaires, devait aussi se soumettre Š d’autres exigences. D’autant plus que Mamy Sophie ne prenait plus le volant et que Sylvain n’avait pas encore l’”ge du permis de conduire. En s’adressant Š Sylvain pour lui proposer ses services, Sylvestre savait qu’on n’avait pas le choix... qu’on ne pouvait pas refuser... Comme il lui fut simple de rendre n‡cessaire le recours Š ses Œ bons services • ! Sylvain avait ‡t‡ pris au piˆge. Il ne savait pas qui, de V‡ronique ou de Sylvestre, avait ‡conduit l’autre. Comme il connaissait sa mˆre, ce devait ‰tre elle... Puis, voilŠ que surgit un amant humili‡ qui, vingt ans aprˆs, profite de ce que V‡ronique est au tapis pour r‡appara‹tre. Ce n’est pas trˆs ‡l‡gant. ‘ moins que la passion de Sylvestre pour V‡ronique soit telle qu’il ait d‡cid‡ d’oublier les rebuffades, les humiliations pass‡es... pour venir au secours de V‡ronique. En altruiste d‡sint‡ress‡ plut•t qu’en amoureux transi... Mais n‡cessit‡ oblige... Sylvain avait interrog‡ V‡ronique. Celle-ci, du fond de son lit, avait cru pouvoir donner son accord. Les services que pourra rendre Sylvestre seront les bienvenus. De toute faŽon, que reste-t-il de l’amiti‡, – c’est le mot qu’elle a utilis‡ pour expliquer Š son fils la nature de leurs relations – que pendant presque vingt ans d’absence aucun des deux n’a r‡aliment‡e ? Une fois dissi94 p‡e l’exaltation qu’ont cr‡‡e leurs retrouvailles, Sylvestre se rendra compte, de faŽon bien plus ‡vidente encore que par le pass‡, de l’absurdit‡ des ‡ventuelles esp‡rances qu’il aurait pu nourrir Š l’‡gard de V‡ronique. Mais celle-ci se gardera bien d’en faire confidence Š son fils. Par ailleurs, elle en profitera pour rappeler Š Sylvestre ses devoirs – ses devoirs, quel curieux mot pour d‡finir les attentions r‡ciproques qu’ont (ou devraient avoir) naturellement les partenaires d’un couple – Š l’‡gard de Lise-Laure... Si Sylvestre entend profiter de l’‡tat d’abandon ou de faiblesse de V‡ronique pour avoir barre sur elle, il se trompe. V‡ronique, quel que soit l’‡tat de d‡r‡liction dans lequel elle pourrait se trouver, a d‡cid‡ que ce serait elle, de toute faŽon, qui toujours contr•lerait toutes les op‡rations... Sylvain, de son c•t‡, a conclu que l’int‡r‰t de Sylvestre pour sa mˆre relevait plus de la sensiblerie, d’une sensiblerie qui serait d’ailleurs fugace, il n’en doutait pas, que d’une passion vraie. D’ailleurs, si Sylvestre avait vraiment aim‡ V‡ronique, il aurait compris d’un seul coup, et non pas aujourd’hui seulement, mais il y a dix-huit ans d‡jŠ, qu’il aurait ‡t‡ normal que Sylvain f“t son fils. En ouvrant la porte de la clinique de Mont-Godinne Š Sylvestre, Sylvain a voulu se donner le temps de diss‡quer l’”me irresponsable ou le cœur inconstant de celui qui se pr‡sente actuellement comme l’ami compatissant de la veuve (qui n’a pas eu de mari) et de l’orphelin (d’une mˆre encore bien en vie, Dieu merci)... Sylvain se livre bien lŠ Š une sorte de dissection cynique, sous de puissants spots, comme en salle d’op‡ration... Il ne laissera aucun d‡tail de c•t‡. Il a la conviction d’‰tre le seul Š pouvoir jeter un tel regard sur les uns et les autres : V‡ronique gardera le silence, comme elle a toujours fait, Sylvestre se complaira dans son aveuglement, et Lise-Laure, eh bien ! elle continuera d’afficher une sorte d’innocence na™ve... 95 – Tu n’en finis pas de ratiociner, consent Š s’avouer Sylvain. Et en pure perte. De quel droit oses-tu t’immiscer dans la conscience des autres ? Puis, pass‡ ce moment d’apparente lucidit‡, sa colˆre refait tout Š coup surface et l’envahit tout entier. Ainsi, les ressentiments de Sylvain Š l’‡gard de ce chevalier servant inattendu, de retour aprˆs une longue croisade, perdue probablement, sont peu avouables : le d‡sarroi dans lequel le plonge la maladie inattendue de sa maman le conduit, lui, Sylvain, dans ses moments d’insomnie en tout cas, Š nourrir Š l’‡gard de Sylvestre des sentiments de... vengeance. ‘ bien r‡fl‡chir, il ne trouve pas d’autre mot. Il a donc d‡cid‡ de se servir de l’ingrat qui, quelles qu’en soient les raisons, n’a pas assum‡ ses responsabilit‡s de partenaire et de... pˆre. Et la vengeance se nourrit d’aversion, Š d‡faut de haine. Aversion Š l’‡gard de la jeunesse de Sylvestre, de sa r‡ussite sociale, de l’‡pouse qu’il a pr‡f‡r‡e Š sa mˆre... De cette ‡pouse qui semble d’ailleurs avoir bien des qualit‡s et que Sylvestre, Sylvain ne sait pourquoi, d‡laisse visiblement... V‡ronique est tellement diminu‡e physiquement qu’elle peut, pense-t-elle, recevoir Sylvestre sans risque. Mais elle sait aussi qu’elle a besoin de son attention Š lui tourn‡e vers elle. Et puis, dans de telles circonstances, les petits services sont tellement utiles. Ainsi, la r‡alit‡ d’aujourd’hui impose sa loi. Irr‡pressible. Le chirurgien l’a dit : vaincre l’ennemi, c’est d’abord le conna‹tre, conna‹tre ses armes, ses strat‡gies, c’est ensuite mettre en place un plan d’attaque tous azimuts, tant•t en lui faisant front, tant•t en le prenant Š revers... V‡ronique n’ignorera donc rien de son mal. Un cancer est un cancer, Œ puisqu’il faut l’appeler par son nom •. – Je t’ai apport‡ un petit livre significatif, lui dit Sylvestre, qui propose le r‡cit fait par elle-m‰me d’une femme atteinte d’un cancer bien plus sournois que le tien, la mala96 die de Hodgkin. Elle nous y d‡crit les ‡tapes de l’‡volution de sa maladie et, surtout, les ‡tapes de sa gu‡rison. Un livre d’esp‡rance. Il a le dos un peu cass‡. C’est que je l’ai lu avant de te l’offrir. C’est Nu-tƒte, d’Anne FranŽois. Passionnant... Avant de lire celui de Marie de Hennezel, dont la lecture deviendra inutile... – De la lecture d’un livre consid‡r‡e comme une forme de th‡rapie, quoi ? ironise V‡ronique. Pr‡cis‡ment, oui. Avec une f‡brilit‡ et une boulimie qu’il ne se connaissait pas, Sylvestre s’est mis Š d‡vorer cet ouvrage et toute une s‡rie d’autres qui traitent du cancer, notamment ceux qui s’adressent Š la famille du canc‡reux, Š ceux qui l’entourent et qui expliquent comment coop‡rer avec lui pour vivre et pour gu‡rir... Il a lu des phrases du type : Œ La crainte du cancer est plus nocive que le cancer lui-m‰me. • Ou encore : Œ Affronter la maladie, l’angoisse de la mort, la gu‡rison, peut ‰tre alors une occasion de vivre heureux, de revoir ses priorit‡s dans la vie, de construire des relations authentiques. La maladie peut apprendre Š ‰tre vrai. • Ou m‰me cette phrase de malade : Œ Je gu‡rirai si vous me laissez gu‡rir, si vous croyez que je peux gu‡rir, si vous ne d‡truisez pas mon envie de vivre et de gu‡rir par votre pessimisme, par votre crainte Š vous de la maladie et de la mort... • En cons‡quence, Sylvestre s’est donc choisi la fonction du proche affectueux qui va aider le malade Š faire face... Non, Mamy Sophie est trop ”g‡e pour faire ce qu’il faut, pour comprendre... Non, Sylvain, parce qu’il est trop jeune, et qu’il a forc‡ment l’immaturit‡ de son ”ge, ne peut pas non plus exercer cette fonction... Ah ! S’il pouvait ‰tre ce que fut, Š la fin de sa vie, Chateaubriand pour Mme R‡camier, ou encore Saint-Preux pour Julie... Mais quand donc, bon Dieu, ce r‰veur aura-t-il le sens du r‡el ? C’est de la gu‡rison de V‡ronique qu’il est 97 question. Ne pas r‰ver... faire preuve de lucidit‡, de discernement. Agir en clinicien pr‡cis, maniant le scalpel sans le moindre tremblement... Mais il se sent bien maladroit. Il a tout Š apprendre. – Tu sais, lui dit-il, dˆs que tu pourras quitter l’h•pital, je te propose de nous arr‰ter tout prˆs d’ici. L’autre jour, en venant te voir, aprˆs avoir quitt‡ la nationale Š Assesse, j’ai travers‡ le curieux village de Crupet, situ‡ dans une jolie cuvette verdoyante... Tout au fond de l’entonnoir, il y a un restaurant qui porte le nom po‡tique de Les ramiers, au bord du ruisseau qui s’appelle, lui aussi, le Crupet. De part et d’autre du restaurant, des vergers, assez inattendus Š cet endroit, en tout cas pour moi. Les pommes, abondantes cette ann‡e, n’ont pas encore ‡t‡ cueillies. On pourra s“rement en marauder l’une ou l’autre... et s’y agacer les dents. Pas loin, si cela t’int‡resse, on pourra peut-‰tre visiter, comme des panneaux nous l’annoncent, une ‡glise paroissiale avec un curieux clocher du 13e siˆcle ou un castel du 14e siˆcle avec une tour appel‡e Œ Tour des Carondelets •... V‡ronique se contente de r‡pondre par un sourire ‡nigmatique. Comment donc s’‡vader de soi, comme Sylvestre le propose, alors qu’on est soi-m‰me envahie tout entiˆre d’un mal diffus dont on ne sait si on le vaincra ou si l’on sera vaincue par lui ? Tout d’abord, il est important, pense-telle, qu’elle se positionne en face de Mamy Sophie. Celle-ci est trop ”g‡e : cela ne servirait Š rien de lui dire la nature exacte du mal qui ronge sa fille. Ce sera d’ailleurs le seul pieux mensonge qu’on fera. En ce qui concerne les autres, on ne cachera rien, sans dramatiser outre mesure... Il sera encore temps si... Car c’est bien lŠ qu’est le problˆme : aussi bon que soit le pronostic, il restera toujours une menace tant que le temps ne sera pas ‡coul‡ assez longtemps... – M’entra‹ner au restaurant, m’inviter Š partager avec toi des plaisirs aussi futiles, alors que je dois me pr‡parer Š me98 ner un combat acharn‡, n’est-ce pas proc‡der Š l’envers de ce qu’il faudrait ? questionne-t-elle. Sylvestre s’est, d’autorit‡, arrog‡ le r•le d’accompagnateur ‡clair‡, celui qui aidera le patient Š prendre son destin en mains. Curieuse inversion des r•les. Sylvestre ‡tonne V‡ronique par son assurance, par sa d‡termination Š prendre les initiatives... Il a vraiment m“ri. D’autre part, sans oser se l’avouer, V‡ronique est ‡galement heureuse qu’on lui prenne le bras et qu’on l’aide Š faire face. Seule, elle ne sait si elle aurait eu assez de courage... – ‚coute, dit-il. J’ai eu le temps d’interroger et de lire beaucoup. ‘ c•t‡ du travail sp‡cifique des m‡decins, que nous allons d’ailleurs leur laisser, une des toutes premiˆres rˆgles que nous allons devoir nous imposer est d’apprendre Š g‡rer le stress. Tous les observateurs sont d’accord pour dire que le stress contribue fr‡quemment au d‡veloppement du cancer. Mieux nous ma‹triserons le stress, meilleure sera la qualit‡ de ta vie... De notre vie, ajoute-t-il tout bas... Et si on sait que le d‡sir de vivre est reli‡ au bien-‰tre du patient, les m‡canismes de la gu‡rison ne peuvent donc pas ‰tre alt‡r‡s par la d‡pression ou par le d‡sespoir... Je vais m’occuper de cela. V‡ronique n’en revient pas. Sylvestre est mont‡ Š la barre. Il entend diriger la manœuvre. VoilŠ qu’il cherche Š voler Š V‡ronique le r•le qu’elle s’est toujours attribu‡... – Admettons, dit-elle. Mais cela ne se peut que s’il y a un pr‡alable. Il ne faut pas, en aucun cas, qu’il y ait la moindre ‡quivoque en ce qui concerne nos relations. Il faut que tout soit clair et qu’il n’y ait, dans l’esprit de Lise-Laure, aucun malentendu... Ce qui ‡tonne Sylvestre, c’est que V‡ronique puisse, aujourd’hui, faire un telle remarque. Avant d’autoriser son fils Š r‡pondre Š l’invitation qui lui ‡tait faite lors de la journ‡e Redout‡, elle aurait d“ s’enqu‡rir de savoir si son apparition 99 Š lui et son apparition Š elle n’allaient pas r‡veiller des d‡mons de jadis et venir troubler une qui‡tude qu’elle avait voulue elle-m‰me en disparaissant sans crier gare... Mais de tels scrupules, aux yeux de Sylvestre, ne lui paraissent pas fond‡s. Lise-Laure n’ignorait rien des sentiments que Sylvestre avait ‡prouv‡s pour V‡ronique. Le pass‡, c’est le pass‡ et il lui importe peu de savoir qui des deux s’est lass‡ de l’autre. Leur passion s’est ‡teinte et Lise-Laure a eu tout le loisir d’occuper la place laiss‡e vide... De plus, Š l’heure actuelle, et pour des raisons qui appartiennent Š leur propre parcours, Lise-Laure a encore moins de raisons de redouter V‡ronique : d’une part, il y a l’”ge de V‡ronique, la maladie de V‡ronique ; d’autre part, il s’est ‡tabli entre Lise-Laure et Sylvestre, depuis des ann‡es, une sorte de modus vivendi fait d’estime r‡ciproque, d’amiti‡ partag‡e, de respect mutuel, en lieu et place du feu de la passion, de telle sorte qu’Š l’int‡rieur de leur couple l’existence de sentiments malsains, telle la jalousie, est d‡sormais totalement exclue. V‡ronique ne sait trop si de telles r‡flexions sont r‡ellement celles que se font ceux qui l’entourent... Ou si, au contraire, elles ne sont pas plut•t le produit de son imagination Š elle, d’une imagination aiguis‡e par l’‡tat second dans lequel l’ont plong‡e deux anesth‡sies successives. D’ailleurs, elle ne parvient pas non plus Š faire une analyse personnelle, objective, de ce qui lui arrive. O† s’arr‰te l’introspection lucide, o† commence la confusion ? Tant•t il lui semble que sa perception des choses s’en trouve affin‡e, tant•t il lui para‹t que tout se confond et se superpose... Il lui semble que, s’endormant, elle sombre si profond‡ment. Comme si elle tombait au fond d’un gouffre... Les calmants, les somnifˆres doivent porter atteinte Š la libre manifestation de son inconscient. Il lui est impossible de dire si, pendant son sommeil, elle a droit Š des moments de r‰ve ou d’‡vasion... 100 Puis, se ravisant, elle s’adresse Š Sylvestre : – Merci, dit-elle. Merci d’‰tre lŠ. Et elle lui sourit, d’un sourire qui s’‡bauche Š peine... 101 102 9 FR‚N‚TIQUES MAILLOCHES ET MARTEAUX RžVEURS Y A-T-IL UNE BONNE FA•ON DE FAIRE FACE Š la d‡tresse ? Chacun apporte la r‡ponse que son temp‡rament lui impose. ‘ dix-sept ans toutefois, Sylvain ne peut pas s’abandonner Š la prostration ou se frapper absurdement la t‰te contre les murs... Au contraire, il a choisi l’activit‡. Une activit‡ qui aide Š fuir, qui aide Š vivre, qui canalise et jugule les mouvements de l’”me jusqu’aux plus inattendus... Il a reŽu son vibraphone. En plus des cours de piano, qu’il continuera de suivre au conservatoire de Bruxelles, il ira, une fois par semaine, au conservatoire de Luxembourg, suivre les cours de Guy Cabay, son vibraphoniste de pr‡dilection, dont il avait particuliˆrement appr‡ci‡ The ghost of McCoy’s Castle, avec Beno‹t Sourisse, Beno‹t Vanderstraeten et Andr‡ Charlier, ainsi son Fasol fado avec Fabian Fiorini. Il se promet de consacrer une bonne partie du temps qu’il va passer dans le train Š faire la navette entre les deux villes Š se tenir Š jour dans la r‡alisation de ses travaux scolaires. Il ne peut pas se permettre de rater son ann‡e, son dipl•me de fin d’‡tudes secondaires est en jeu. Sa mˆre a bien tent‡ de le mettre en garde : qui trop embrasse... Il lui a dit, sans vraiment donner d’explication, qu’il a besoin d’un... punching-ball pour se d‡fouler et que son exutoire Š lui, c’est pr‡cis‡ment le clavier chromatique de son nouvel instrument qu’il va tenter de martyriser d’abord, de ma‹triser ensuite, avec deux, avec quatre, voire avec six mailloches. Ou avec des baguettes de diverses sortes, en bois ou en caoutchouc dur, parfois recouvertes de fils laineux... 103 Mais pourquoi donc le vibraphone ? Les raisons qui conduisent Š choisir tel instrument plut•t qu’un autre sont bien myst‡rieuses. Tout est parti d’une rencontre. Int‡ress‡ par les musiques traditionnelles, Sylvain s’‡tait mis Š ‡tudier les traditions musicales d’Afrique et d’Am‡rique. Puis, un jour, Š la faveur d’un reportage t‡l‡vis‡, il a assist‡ Š un spectacle ‡tonnant donn‡ par les taps taps ha™tiens de Port-au-Prince et par les steel drums de Trinidad. Les uns et les autres se sont fait une sp‡cialit‡ des bidons de p‡trole reconvertis en instruments de musique, sur lesquels des percussionnistes interprˆtent Beethoven ou Tcha™kowski avec un brio ‡tourdissant. Puis il avait assist‡ Š une d‡monstration faite par Guy Cabay lui-m‰me qui prouvait, lui aussi, qu’avec un bidon de p‡trole on pouvait faire une musique originale et fascinante. Du tap tap au xylophone et du xylophone au vibraphone, il n’y avait qu’une diff‡rence de sophistication, le principe de base ‡tant le m‰me. Bien s“r, le vibraphone possˆde un moteur ‡lectrique qui permet d’assurer la tenue de la vibration du son, elle-m‰me rendue plus ou moins intense gr”ce Š l’action d’une p‡dale, mais ce ne sont que raffinements qui permettent l’ex‡cution de m‡lodies, de glissandi rapides ainsi que d’accords de quatre Š huit notes... Guy Cabay avait bien essay‡ de le d‡courager. – Tu sais, lui avait-il confi‡, d‡sabus‡, Š l’heure actuelle, il n’y a pas d’avenir v‡ritable pour les vibraphonistes. La plupart du temps, lorsqu’un musicien veut int‡grer quelques notes de vibraphone dans un enregistrement, il fait appel au synth‡tiseur et le tour est jou‡... Hors de rares prestations en soliste, il n’y a guˆre d’esp‡rances Š avoir... Mais on pourrait dire cela de presque tous les instruments. Et l’on pourrait m‰me ajouter que tout enregistrement tue le public et qu’il n’y a plus guˆre de possibilit‡s de donner des spectacles... Mais Sylvain est surtout soucieux de conna‹tre les ressources de cet instrument et de retrouver, 104 Š travers lui, des sources d’inspiration primitives. Il ‡tudiera donc aussi le xylophone, fait d’un nombre variable de lames de bois de palissandre ou de bois de rose plac‡es sur une caisse de r‡sonance, et cherchera Š remonter jusqu’au marimba, construit selon le m‰me principe, mais qui possˆde en plus un tube r‡sonateur en bois sous chaque lame... Quand bien m‰me on chercherait Š lui d‡montrer l’inutilit‡, voire la vanit‡ de telles recherches, Sylvain entend les mener jusqu’au bout. Il a l’”ge de tous les enthousiasmes. Le d‡senchantement n‡cessaire, celui qui permet de tout d‡canter, ne peut venir qu’aprˆs une reconnaissance sans pr‡jug‡s, une reconnaissance d’explorateur. D’ailleurs, s’il entend s’initier Š de tels instruments, ce n’est pas en tant qu’interprˆte, mais en tant que cr‡ateur soucieux d’exploiter, dans sa cr‡ation, des ressources encore inexplor‡es jusqu’Š pr‡sent. Voyant sa d‡termination, Guy Cabay s’‡tait empress‡ d’ajouter : – Par contre, si tu as la foi... alors tout est possible. On ne peut pas ‰tre plus ambitieux. Mais n’avoir pas d’ambition, lorsqu’on a dix-sept ans, ne serait-ce pas p‡cher ? Au moment m‰me o† V‡ronique assiste, dans son propre corps, au d‡but d’un processus d’alt‡ration, elle se r‡jouit de voir son fils partir de la sorte, impavide, Š la conqu‰te de la vie... Et cet enthousiasme est, pour elle, source d’esp‡rance. Quoi qu’il lui arrive Š elle, c’est Š travers lui qu’elle est assur‡e de se survivre. Sylvain-Prom‡th‡e survivant Š sa mˆre et r‡alisant dans sa vie Š lui les r‰ves qu’ellem‰me n’aurait pas pu accomplir dans la sienne... V‡ronique, contrainte au repos, passe sa convalescence Š La Hazelle et s’‡tourdit jusqu’Š la griserie d’assister au d‡ploiement de l’activit‡ effr‡n‡e de son fils. Sylvain pouvait-il refuser l’appel que Lise-Laure lui avait adress‡, alors m‰me que Sylvestre se montrait tellement 105 attentif Š r‡soudre, pour V‡ronique, mille et un problˆmes de la vie de tous les jours ? Ce ne pouvait ‰tre qu’un donn‡ pour un rendu... Sylvain a donc r‡pondu Š l’invitation de Lise-Laure. Il a d’abord ‡t‡ frapp‡ par la timidit‡ de celle qui l’invitait. Ses nombreux silences, souvent un peu trop longs, laissaient peser comme un malaise entre eux. En cette femme, qui a presque le double de son ”ge, Š qui la position sociale aurait d“ donner un v‡ritable ascendant sur lui, a fortiori si elle l’accueillait, si elle prenait l’initiative de le recevoir en son domaine, il ‡tait surpris de d‡couvrir autant de r‡serve, comme si elle ne cherchait qu’Š s’effacer, comme si elle ne voulait ‰tre qu’une sorte de faire-valoir des lieux et des gens qui l’entourent. De m‰me que Sylvestre avait invit‡ V‡ronique Š visiter les lieux, Lise-Laure, Š son tour, proposa Š Sylvain de les d‡couvrir avec elle. Elle voulait surtout lui montrer, a-t-il cru, qu’elle avait imprim‡ sa marque Š elle Š ce que V‡ronique avait cr‡‡, qu’elle s’‡tait appropri‡ l’endroit et qu’elle lui avait insuffl‡ un peu de son ”me... Un parc est tellement vivant qu’il requiert une intervention de tous les instants. Elle avait surtout veill‡ Š ‡viter que s’installe l’anarchie, elle avait fait tailler, ‡monder, ‡laguer, palisser... Dans certains coins cependant, elle avait laiss‡ le sous-bois se couvrir de m“riers, de framboisiers sauvages, de myrtilliers, de ronciers, pour autant que leur envahissement soit parfaitement circonscrit... Son art avait ‡t‡ d’‡tablir un savant ‡quilibre entre l’ordre et le d‡sordre, entre une nature tant•t laiss‡e Š elle-m‰me et tant•t domin‡e, contr•l‡e, asservie... LŠ o† elle avait rep‡r‡ l’existence, Š l’‡tat naturel, de fleurs discrˆtes, comme la violette, le myosotis, l’un ou l’autre orchis, l’un ou l’autre tussilage, elle avait voulu que le sol f“t prot‡g‡ et qu’Š chaque saison chacune d’entre ces fleurs p“t rena‹tre et refleurir... 106 Ce qui avait surtout frapp‡ Sylvain, c’est la l‡gˆret‡ de Lise-Laure, la gr”ce souple de ses gestes, la transparence opalescente de sa peau. Elle semblait effleurer les choses plus qu’elle ne les touchait, plus qu’elle ne les foulait... Ses cheveux si fins, si blonds lui donnaient des allures de poup‡e barbie fragile, vuln‡rable, presque irr‡elle... M‰me ses yeux, si bleus, si limpides donnaient Š croire qu’on pouvait s’y perdre sans pouvoir atteindre son ”me... Dans cet univers si pr‡par‡, si travaill‡, Lise-Laure semblait donc comme flotter en toute libert‡... Avisant une des tourelles du ch”teau, le long de laquelle se vrillait un chˆvrefeuille, Sylvain se prit Š l’imaginer qui apparaissait lŠ-haut, Š une fen‰tre, comme une ‡pouse de Barbe-Bleue attendant qu’on la d‡livre, comme Roxane ou Juliette du haut de leur balcon, ou comme M‡lisande laissant tomber de lŠ-haut son immense chevelure blonde jusqu’Š ce qu’elle rejoigne le sol... et Pell‡as. Sylvain ignorait, bien s“r, que c’‡tait lŠ, pr‡cis‡ment, que, la premiˆre fois, elle ‡tait apparue, ‡nigmatique, il y a presque vingt ans, au regard de ce Sylvestre qui allait devenir son ‡poux... – Viens, dit-elle, je vais te montrer ce pour quoi j’aimerais que tu m’aides. Elle l’a introduit au salon-bibliothˆque qui est la piˆce o† elle passe une grande partie de ses temps libres. Tous les meubles sont blancs, les murs sont blancs, le piano droit est blanc, les fauteuils sont recouverts de cuir blanc, la scribanne elle-m‰me, haute sur ses pieds et Š laquelle LiseLaure ne travaille que debout, est d’un blanc c‡rus‡... Seules couleurs tranchant sur cet ensemble uniform‡ment immacul‡, les bouquets de fleurs naturelles sur la chemin‡e, sur une sellette... Construire un d‡cor Š la fois d‡pouill‡ et sans cesse r‡‡clair‡ par ces fleurs toujours renouvel‡es, tel a ‡t‡ son objectif, comme si elle avait voulu donner une impression d’ordre paisible et d’attente... D’attente inassouvie. 107 D’ailleurs choisit-on sa destin‡e ? Elle ne sait plus trop pour quelles raisons elle a entrepris des ‡tudes d’ing‡nieur agronome. Peut-‰tre la rencontre fortuite de facteurs diffus et secrˆtement conjugu‡s : lorsqu’elle est venue d’Anvers s’installer Š Ernoichamps avec ses parents, elle ne connaissait personne en Wallonie ; son pˆre, dont elle ‡tait la fille unique, pensait s“rement qu’il ‡tait bon qu’elle reŽoive une formation scientifique, afin qu’elle soit apte Š lui succ‡der ; elle avait rencontr‡ Sylvestre qui se proposait d’entrer Š Gembloux et pourquoi n’aurait-elle pas fait comme lui ? Parallˆlement Š cela, la mˆre de Lise-Laure pensait que l’‡ducation d’une jeune fille passait par le conservatoire. Lise-Laure suivit donc des cours de chant auxquels elle prit go“t, ses professeurs lui reconnaissant une jolie voix de soprano l‡gˆre, mais il lui ‡tait interdit d’envisager jamais de faire une carriˆre artistique. Son dipl•me d’ing‡nieur agronome lui donnait autorit‡ sur les jardiniers pour organiser et diriger les travaux d’am‡nagement et d’entretien des parcs du ch”teau, l’aisance mat‡rielle de la famille la dispensant – ou lui interdisant– d’en faire un usage professionnel quelconque, tandis que les lauriers gagn‡s au conservatoire l’autorisaient Š assurer quelques prestations publiques dans des cercles restreints et Š des fins exclusivement philanthropiques. Son mari ayant pris la d‡cision de mettre sur pied quelques Œ organisations non gouvernementales • d’aide aux pays avec lesquels il entretenait des relations commerciales, elle avait accept‡ de pr‰ter son concours aux manifestations caritatives destin‡es Š r‡colter quelques fonds. Elle se produisait donc de Rotary en Lions, de Table ronde en Inner wheel, et cherchait de la sorte Š donner un peu de sens Š une vie qui ‡tait, en fin de compte, bien vide. Dans le cas pr‡sent, Sylvestre avait r‡solu de collecter des fonds afin d’acheter des outils de menuiserie et 108 d’‡b‡nisterie Š l’intention d’une association qui fabrique, sur place, au Gabon, des prothˆses, des b‡quilles pour handicap‡s physiques... L’objectif est de fournir aux autochtones des outils m‡caniques, et non des machines ‡lectriques, afin qu’ils puissent construire et fabriquer eux-m‰mes ce dont ils ont besoin et en assurer la maintenance, les produits europ‡ens ‡tant trop sophistiqu‡s, trop chers et irr‡parables sur place... – VoilŠ bien des d‡tours pour m’expliquer des choses au sein desquelles je ne vois pas bien le r•le que je peux jouer, s’interroge Sylvain. Lise-Laure consent enfin Š lever le voile sur ce mystˆre. – J’ai cru sentir, l’autre jour, dit-elle, lorsque tu m’as accompagn‡e dans le Clair de Lune de Gabriel Faur‡, que tu pouvais ‰tre l’accompagnateur id‡al pour m’aider Š r‡aliser le projet un peu fou qui est le mien. Et de lui expliquer qu’elle ne souhaite pas interpr‡ter des lieder de Berlioz, Debussy, Faur‡, Duparc ou autres Poulenc... Il y a tellement de grandes divas qui se sont illustr‡es sur scˆne et sur disque dans ces r‡pertoires aussi prestigieux qu’elle se rendrait ridicule Š vouloir les imiter... Non, elle nourrit, depuis longtemps, le projet secret, et modeste, de donner un petit r‡cital Marie No•l... sur le mode mineur. – Marie No•l ? – Oui, la po‡tesse franŽaise, Marie Rouget de son vrai nom... – Pourquoi elle ? Et Lise-Laure de lui expliquer, qu’Š sa connaissance, Marie No•l est le seul poˆte franŽais authentique qui ait personnellement conŽu la musique pour certains de ses poˆmes et que c’est plus encore par celle-ci que par le sens des mots qu’elle nous transmet son message. – Mon ambition serait, confie Lise-Laure, de proposer un petit r‡cital qui ne serait fait que des Chants sauvages, ex109 traits de ses Chants et psaumes d’automne, pour lesquels Marie No•l a ‡crit la musique... Ils ont, pour la plupart, des allures de chants populaires qui me s‡duisent beaucoup. Comme Sylvain ignore tout de ces m‡lodies, il promet de les ‡tudier et de se mettre ainsi au service de Lise-Laure. Il ne parvient pas Š comprendre, pour l’instant, quelles affinit‡s peuvent exister entre Marie No•l et Lise-Laure. Il pressent n‡anmoins qu’en perŽant le mystˆre de ces Chants sauvages, il approchera un peu, pianissimo et marteaux feutr‡s, de l’”me de Lise-Laure. Et cette d‡marche n’est pas de nature Š lui d‡plaire. Il sent intuitivement que la fr‡quentation des h•tes d’Ernoichamps l’aidera Š lever un peu le voile du mystˆre de sa propre naissance. Mais il a d‡cid‡ de trouver la r‡ponse Š ses questions sans jamais r‡v‡ler Š ceux qu’il approche, et dont il analyse discrˆtement le comportement, la nature de sa propre recherche. Sylvain veut conna‹tre qui est son pˆre, en m‰me temps qu’il refuse d‡sormais de faire savoir qu’il existe, lui, Š ceux qui ne se sont jamais pr‡occup‡s de sa propre existence. S’il parvient Š r‡soudre cette ‡nigme, il ne demandera aucun compte Š ce pˆre inexistant, pas plus qu’il n’entend permettre Š celui-ci d’interf‡rer dans sa destin‡e Š lui. Lise-Laure doit savoir ou deviner certaines choses Š son sujet. C’est pourquoi il a d‡cid‡ de se laisser entra‹ner par elle dans son orbite, le temps de l’amener Š se livrer, m‰me Š son insu... Mais, curieusement, et pas un seul instant, Sylvain ne s’est demand‡ si ce n’‡tait pas plut•t Lise-Laure qui avait d‡cid‡, l’amenant Š elle, de faire sur lui des investigations afin de v‡rifier certaines supputations... Qui observe qui ? Qui est observ‡ par qui ? Curieux jeu de glaces et de miroirs, sans que ni l’un ni l’autre ne sache vraiment quel tain r‡fl‡chit quelle image... 110 L’irruption inopin‡e de Lise-Laure dans la vie de Sylvain aurait suffi Š l’absorber tout entier, Š le distraire de ses obligations premiˆres, c’est-Š-dire ses ‡tudes, si ne s’y ‡tait ajout‡e une autre apparition, au moins aussi bouleversante, celle de Gaudence. Gaudence-Bouqueline Niyabenda. Apparition bouleversante, mais sollicit‡e, puisque Gaudence ne faisait que r‡pondre Š l’appel que Sylvain et ses copains avaient lanc‡ en vue de la constitution de leur groupe musical. Sylvain ne peut nier la fascination que Gaudence a exerc‡e sur lui dˆs qu’elle lui est apparue, d’une part par sa ressemblance ‡trange avec Khadja Nin, – mais les Blancs ontils l’habitude de saisir d’embl‡e les diff‡rences de traits de physionomie lorsqu’ils se trouvent en pr‡sence de personnes d’un autre type ethnique ou d’une autre couleur de peau ? – d’autre part par la gr”ce de sa d‡marche, qui lui parut Š la fois altiˆre et souple comme celle des f‡lins qui peuplent pr‡cis‡ment les savanes africaines. Il ne tarda pas Š apprendre qu’elle ‡tait burundaise, qu’elle ‡tait ing‡nieur civil et qu’elle suivait, Š Louvain-la-Neuve, des cours de troisiˆme cycle en urbanistique. La situation politique de son pays l’avait plac‡e dans une situation mat‡rielle trˆs difficile : en effet, le major Buyoya, l’ancien pr‡sident qui avait initi‡ le processus de d‡mocratisation, avait repris le pouvoir Š la faveur d’un coup d’‚tat et avait de la sorte contraint tous les pays limitrophes Š d‡cr‡ter un embargo contre son pays. Aussi cherchait-elle Š arrondir ses fins de mois. Et l’offre de participer Š un groupe musical avait fait na‹tre en elle l’espoir de r‡colter quelque argent pour faire face aux exigences de la vie de tous les jours d’autant plus qu’elle avait particip‡, dans son pays, Š des formations chorales, et m‰me si le projet des jeunes gens n’est plus tout Š fait de son ”ge... 111 – Gaudence, interrogea Sylvain, ce pr‡nom, ce beau pr‡nom, nous est inconnu. Ne trouverait-il pas son origine dans le mot latin gaudium, la joie ? – J’ignore, r‡pondit-elle. Ce que je sais, c’est que mes parents m’ont donn‡ le pr‡nom de la sainte du jour. Et comme je suis n‡e un 25 octobre, ils m’ont appel‡e Gaudence... L’habitude, dans notre pays, est de nous donner deux pr‡noms, le pr‡nom chr‡tien et un pr‡nom dans notre langue. C’est pourquoi je m’appelle Gaudence-Bouqueline... Sylvain n’a jamais entendu un tel pr‡nom. Ils ont consult‡, pour s’amuser, un calendrier. S’il fallait choisir entre les saints honor‡s Š la m‰me date, – Cr‡pin, Enguerrand, Chrysanthe, Darie et Gaudence... – le dernier est encore celui dont les sonorit‡s charment le plus l’oreille. Le hic, Š l’analyse, c’est que Gaudence serait un pr‡nom masculin et qu’il serait celui d’un ‡v‰que de Brescia (v. 360 - v. 410). On ne peut pas reprocher aux parents de Gaudence leur ignorance, mais on doit plut•t constater que les missionnaires, ou leurs successeurs, semblent avoir eu des connaissances hagiographiques plut•t capricieuses. Encore que, de George Sand Š Viktor Lazlo, et m‰me si ce ne sont que des pseudonymes, il ne faut plus s’‡tonner de rien... – Cela r‡veille en moi un autre souvenir amusant, confesse Sylvain, d‡cid‡ment mis de bonne humeur par la rencontre qu’il est en train de faire. J’ai eu l’occasion, il y a quelque temps, visitant la ville de Verviers, de d‡couvrir un magasin de lingerie f‡minine qui a pour enseigne Les dessous d’Orph„e, rue de L’Harmonie, nom qui, dans ce cas, para‹t malicieusement fort peu pr‡destin‡. Nous avons, avec quelques copains, pouss‡ l’impertinence jusqu’Š aller demander aux g‡rants s’il n’e“t pas ‡t‡ pr‡f‡rable de l’appeler Les dessous d’Eurydice. Ils nous ont regard‡s avec ahurissement... et n’ont apparemment pas compris. Je n’ai donc 112 pas ‡t‡ ‡tonn‡ d’apprendre derniˆrement que ce magasin avait fait faillite... Gaudence consent Š sourire, mais sans se d‡partir de la r‡serve dont elle fait preuve depuis le d‡but de l’entrevue. Sylvain d‡crit vaguement le projet qui est le leur. Ils d‡cident de fixer un rendez-vous afin de mieux expliciter leurs intentions. – Pour moi, confie Sylvain, qui se surprend lui-m‰me Š avoir Š l’‡gard de sa nouvelle partenaire cet assaut subit de galanterie, Œ Gaudence • d‡rive naturellement du latin gaudium. Et personne ne me fera changer d’avis. Puis, se rappelant tout Š coup, et Dieu seul sait par quelle magique association d’id‡es, avoir vu, sur une cha‹ne de t‡l‡vision pour cin‡philes, le film Orfeu negro de Marcel Camus, un film des ann‡es soixante o† l’h‡ro™ne, Eurydice, est noire et lui ressemble ‡trangement, Sylvain s’interroge et se demande si Gaudence n’en aurait pas ‡t‡ l’interprˆte. Dans une vie ant‡rieure... 113 114 10 LES VOIES MYST‚RIEUSES DE L’ADVERSIT‚ V‚RONIQUE N’EST PAS DE LA RACE de ceux qui se laissent facilement abattre. Aprˆs le choc qu’avait provoqu‡ en elle l’annonce du mal, sa premiˆre r‡action a ‡t‡ de refus, r‡action d’autant plus justifi‡e que le mal sournois qui l’avait envahie s’est install‡ en elle alors qu’elle se croyait en bonne sant‡, qu’elle ne souffrait pas et qu’elle n’avait ‡t‡ alert‡e par aucun sympt•me pr‡monitoire. En tout cas pas avant le jour o†, sortant du bain, elle avait fait, voluptueusement, et curieuse de v‡rifier si tous les ressorts de sa sensualit‡ latente, et inexploit‡e, ‡taient intacts, la terrible d‡couverte. Elle ‡tait bien loin, alors, de penser Š proc‡der sur elle Š une sorte d’autod‡pistage de la maladie... Et succ‡dant au refus qui a d‡coul‡ du terrible verdict, il y avait s“rement la peur, la peur pour elle, puis, par-delŠ, et en rationalisant, la peur pour son fils, trop jeune, la peur pour sa mˆre, trop ”g‡e... Non, c’‡tait injuste, cela ne pouvait pas lui arriver, pas Š elle... Elle avait encore trop de devoirs Š accomplir. Et le Dieu qui sait tout, lŠ-haut, ne peut pas l’ignorer. Il va falloir l’informer qu’il y a erreur sur la personne. Dans sa Divine Providence, celle qui lui permet de Œ voir avant • ce qui a ‡t‡ pr‡vu ou celle qui Œ pourvoit •, il n’a pas pu programmer, pour V‡ronique, une sortie aussi rapide... Il doit y avoir maldonne. C’est s“rement ce choc, et le chagrin qui s’ensuivit imm‡diatement, qui l’a conduite Š accepter la rencontre Œ opportune • avec Sylvestre, le seul qui p“t la comprendre, le seul qui p“t l’aider. 115 V‡ronique s’est dit qu’elle aurait peut-‰tre d“ dialoguer un peu plus souvent avec ce Dieu tout puissant dont elle ne s’est guˆre souci‡e jusqu’Š pr‡sent... Aussi lui a-t-elle propos‡ un pacte que d’aucuns pourraient croire cynique si sa situation Š elle n’avait ‡t‡ aussi menac‡e. – Tu m’as donn‡, Seigneur, lui lanŽa-t-elle avec humeur, tu m’as donn‡ avec ce sein, tant de joies, tant de plaisirs, tant de bonheur, tu m’as permis avec lui d’‰tre femme, femme-femme, femme-mˆre, femme-reine des hommes... Par lui et avec lui, nous avons ‡t‡ partenaires et complices. Je dois t’en remercier. Tu me le reprends aujourd’hui. Je te le rends. Tu sais, Seigneur, la chirurgie esth‡tique et la prothˆse en silicone peuvent arranger bien des choses. Mais, de gr”ce, arr‰te-toi lŠ. Pas un seul instant, elle n’a pens‡ que sa priˆre p“t avoir un caractˆre blasph‡matoire. Tout au plus y avait-il lŠ de la colˆre, du ressentiment. C’‡tait sa faŽon Š elle d’exprimer son chagrin. Elle qui croyait avoir un contr•le presque absolu sur sa vie, une capacit‡ Š pouvoir tout faire, y compris se conserver une sant‡ parfaite, elle a d‡couvert que son corps lui montrait maintenant ses limites, qu’il ‡tait vuln‡rable, qu’elle n’avait peut-‰tre pas tout contr•l‡ ou tenu compte de tout... Succ‡dant Š cet ‡tat de r‡volte, la d‡pression, le d‡sespoir la guettaient. Au contraire, V‡ronique s’‡tant bient•t ressaisie a d‡cid‡ de faire face. Elle a m‰me dress‡, pour affronter la maladie, un v‡ritable plan de bataille. Il lui a fallu du courage, mais cette r‡solution m‰me de ne pas capituler lui a aussi, en retour, donn‡ le sentiment de pouvoir encore contr•ler sa vie et le droit d’esp‡rer. Elle a donc d‡cid‡ de regagner Sauveniˆre pour le cong‡ de Toussaint, afin de pouvoir passer une longue semaine avec son fils. Sylvestre l’a bien aid‡e pendant tout le mois d’octobre, la conduisant souvent Š Mont-Godinne et l’en ramenant Š La Hazelle. Mais elle veut prendre un peu de 116 recul. Elle ne se lamentera pas sur les traitements lourds qu’elle doit suivre. Elle a cr”nement voulu affronter naus‡es et vomissements comme le fait une jeune femme enceinte. Elle a tol‡r‡, sans y croire, le sac de glace sur la t‰te qui devait retarder la chute des cheveux. Toutefois, dˆs qu’elle a commenc‡ Š les perdre par poign‡es, elle a d‡cid‡ de ne pas se contenter d’un bandeau nou‡ sur son cr”ne chauve. On lui a donn‡ l’adresse d’un perruquier sp‡cialis‡. Elle a trouv‡ lŠ de quoi la satisfaire : la perruque est parfaite ; seuls des yeux avertis sont capables de remarquer que ce ne sont pas ses vrais cheveux. Elle veut vivre normalement et surtout elle ne veut pas se servir de sa maladie pour qu’on s’apitoie sur son sort. ‘ peine avait-elle regagn‡ sa maison de Sauveniˆre qu’elle recevait dans son courrier une convocation Š se pr‡senter Š l’ath‡n‡e de Gembloux o† Sylvain terminait ses ‡tudes secondaires. C’‡tait la premiˆre convocation officielle en six ans. Qu’avait-on de si important Š lui communiquer ? Interrog‡, Sylvain lui apprit que les r‡sultats de son premier bulletin ‡taient catastrophiques... – Je vous ai convoqu‡e, expliqua le pr‡fet des ‡tudes, parce que les r‡sultats de Sylvain nous inquiˆtent. Ce garŽon, qui ‡tait encore en t‰te de classe Š la fin de l’ann‡e scolaire derniˆre, ne produit plus rien de valable : la fin de son ann‡e est compromise. Si nous devions le d‡lib‡rer sur la base des r‡sultats enregistr‡s au terme de la premiˆre p‡riode, nous serions contraints de conclure Š l’‡chec... V‡ronique consent Š s’avouer qu’elle n’a guˆre eu la disponibilit‡ d’esprit n‡cessaire pour se pr‡occuper de l’‡volution des r‡sultats scolaires de son fils. Elle ne va toutefois pas s’abriter derriˆre sa maladie Š elle pour justifier son manque d’int‡r‰t ou pour expliquer le peu d’assiduit‡ de son fils. Le pr‡fet n’attend d’ailleurs pas d’explications. Il 117 va tenter lui-m‰me un diagnostic, avec l’assurance de celui qui en a vu d’autres. – Il est assez fr‡quent que de bons ‡lˆves, arriv‡s au seuil de la derniˆre ann‡e, ayant d‡jŠ fait le choix de ce qu’ils envisagent de faire par-delŠ le secondaire, se d‡sint‡ressent de certaines matiˆres et se comportent comme si leurs humanit„s ‡taient derriˆre eux. De plus, ils se sentent mal Š l’aise dans une institution dont les structures ou l’organisation disciplinaire commencent Š leur peser. Ils ont besoin d’air... Ils ‡prouvent des difficult‡s Š tenir la distance... jusqu’Š la fin du mois de juin. Il nous appartient de les relancer et de les inviter Š r‡‡valuer les enjeux. Et la plupart du temps, nous parvenons Š limiter les d‡g”ts... V‡ronique ne parlera pas de la Villa Mouchenne. ‘ quoi bon ! La r‡ponse fuserait : on comprend bien, mais il y a des priorit‡s, il ne faut pas l”cher la proie pour l’ombre, et patati et patata. D’ailleurs, quand bien m‰me elle n’en serait pas vraiment convaincue elle-m‰me, c’est tout de m‰me ce discours-lŠ, celui du pr‡fet, que V‡ronique tiendrait Š son fils. Le pr‡fet propose toutefois une analyse plus fine de la situation. – Ce que je viens de dire ne me semble pas concerner Sylvain. Son problˆme, j’entends bien problˆme envisag‡ sous notre angle de vue Š nous, me para‹t ‰tre d’un tout autre ordre. Son problˆme donc doit provenir de son intelligence Š lui, qui est trop aigu•, trop aiguis‡e... Il nous appara‹t comme un ‡corch‡ vif, comme un ‰tre en r‡volte contre la soci‡t‡, contre le monde, contre lui-m‰me enfin... – Je comprends mal, se hasarde Š avancer V‡ronique. – Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, histoire que j’ai v‡cue au d‡but de ma carriˆre d’enseignant, et qui m’a toujours inspir‡ par la suite... 118 – •a y est, pense V‡ronique, voilŠ un ancien combattant qui cherche Š nous infliger encore une fois le r‡cit de ses glorieuses batailles, m‰me si... Et puis, zut ! Elle a de l’‡ducation. Elle lui fait un signe de t‰te : il peut raconter. De toute faŽon, il lui aurait quand m‰me impos‡ son r‡cit. Il est assis du bon c•t‡ du bureau... – J’‡tais un tout jeune enseignant. Le printemps de Prague se terminait Š peine. Nous ‡tions en mai 1968. Vous savez, vous avez d“ en entendre parler, c’‡tait l’‡poque de la r‡volution des ‡tudiants dans la plupart des pays europ‡ens. Ils avaient leur h‡ros, Daniel Cohn-Bendit... On d‡pavait les rues Š Paris, Š Rome, Š Bruxelles... C’‡tait l’‡bullition. Toutes les universit‡s ‡taient sens dessus dessous... Le grand chambardement. Les ‡tudiants faisaient Š leurs a‹n‡s le procˆs de la soci‡t‡ qu’ils leur pr‡paraient... En plein dans les golden sixties, quand on y songe... V‡ronique le laisse baigner dans ses souvenirs et dans les commentaires qu’ils ‡veillent... Elle n’a m‰me pas ‡t‡ concern‡e par ces ‡v‡nements... Alors, son fils... Il doit ‰tre arriv‡ au terme de sa carriˆre, ce pr‡fet... Au fond, il a n‡anmoins l’air d’‰tre un brave homme... – ‘ cette ‡poque, mon meilleur ‡lˆve de la classe de rh‡torique est venu me trouver en me disant : Œ J’ai d‡cid‡ de refuser votre dipl•me, votre sale dipl•me, – je ne vois pas en quoi il ‡tait le mien, et de plus en quoi il ‡tait sale, mais passons – je ne veux pas ‰tre complice du systˆme, mais comme je ne veux pas causer trop de problˆmes mat‡riels Š mon pˆre ni qu’il doive rembourser ma bourse d’‡tudes, – le pˆre ‡tait un modeste vendeur dans une grande surface – , je me pr‡senterai Š chacun de mes examens et je vous demanderai de me coller un z‡ro Š chaque fois. • Ce qu’il a fait. Nous avons donc ‡t‡ contraints de lui refuser son dipl•me. 119 Un peu longuet le r‡cit, se dit V‡ronique. Sylvain, qui l’accompagne, s’est enferm‡ dans un mutisme obstin‡. Il peut tenir des heures encore. – Je dois vous raconter ce que je sais de la suite, continue le pr‡fet. S’il Œ doit •, inutile de tenter de l’emp‰cher. Ah ! Ces enseignants, tous des verbeux... – Ce que je sais de mon Jean-Louis, c’est ainsi qu’il s’appelait, c’est qu’il a travaill‡ comme animateur dans l’ASBL Les Jeunesses po„tiques, qu’il a ensuite rencontr‡ Š Bruxelles une soubrette espagnole, qu’il a ‡pous‡e, m’a-t-il confi‡ lorsque je le revis quelques ann‡es plus tard, pour r‡gulariser sa situation d’immigr‡e clandestine et qu’elle obtienne enfin un permis de s‡jour et un permis de travail. Ce Robin des Bois, d‡fenseur de la veuve et de l’orphelin, se reconvertit n‡anmoins et devint, avec son ‡pouse, restaurateur en Belgique, puis en Espagne. ‘ la suite de quoi, quelques ann‡es plus tard encore, il revint en Belgique, pr‡para le Jury d’‚tat et y obtint ce dipl•me d’humanit‡s qu’il m‡prisait tant quelques ann‡es auparavant, avant d’entreprendre le plus r‡guliˆrement du monde des ‡tudes universitaires Š l’UCL. Le pr‡fet s’arr‰te. Long silence. Il m‡nage ses effets. Il consent enfin Š expliquer le pourquoi de ce r‡cit. – Sylvain a beaucoup de traits de ce Jean-Louis, dit-il. Son professeur de franŽais m’a donn‡ Š lire ses dissertations. Elles expliquent une bonne partie de son comportement. Et, quant au fond, on ne peut pas lui donner tout Š fait tort : notre soci‡t‡ appara‹t comme tellement sale, on d‡couvre qu’un grand nombre de ceux qui nous dirigent sont coupables de concussion, de corruption, de chantage... Il est vrai que, cette ann‡e, les affaires n’ont ‡pargn‡ aucun des corps de la soci‡t‡ civile : hommes politiques, arm‡e, gendarmerie, police, magistrature, grands commis de l’‚tat, managers 120 sportifs... Qu’on pense aux affaires telles que l’affaire de p‡dophilie connue sous le nom d’affaire Dutroux, l’affaire des tueries du Brabant wallon, l’affaire Dassault, l’affaire Agusta, l’assassinat non ‡lucid‡ du ministre d’‚tat Andr‡ Cools, l’affaire du massacre des paras belges au Rwanda, l’affaire des matchs truqu‡s d’Anderlecht et de son pr‡sident qui a vers‡ pendant des ann‡es des millions Š un ma‹trechanteur, le meurtre commis par un gendarme, par l’application d’un coussin sur la bouche, de la r‡fugi‡e nig‡riane Semira Adamu, etc. Et, malheureusement : Œ etc. •. On comprend la r‡volte des jeunes. On comprend la r‡volte de Sylvain... – Mon fils ne m’a jamais dit sa r‡volte, ni l’‡cœurement que ces choses provoquent en lui, s’‡tonne V‡ronique... – Nous sommes tous, les uns Š l’‡gard des autres, des ‡trangers... Ainsi nos jeunes. Nous devons leur reconna‹tre le droit Š une pens‡e libre, ind‡pendante... V‡ronique est bien d’accord. Mais le respect qu’elle a toujours manifest‡ Š l’‡gard de la faŽon de penser de Sylvain, de sa maniˆre d’‰tre la poussait Š croire qu’il ne devait pas craindre d’exprimer devant elle ce qu’il ressent au plus profond de lui-m‰me... – Le comportement de Sylvain, cons‡cutif Š l’analyse cruellement critique qu’il fait du monde dans lequel nous vivons, le conduit malheureusement Š adopter une attitude que je qualifierai de suicidaire, conclut le pr‡fet. On dirait qu’il prend comme un plaisir morbide et, je dirais m‰me... masochiste, Š s’autod‡truire. C’est le monde qu’il faut nettoyer, Sylvain. En te mutilant comme tu le fais, tu laisses la place libre Š l’ennemi. C’est de toi que la soci‡t‡ a besoin... Tu ne vas pas la priver de tout ce que tu peux lui apporter pour qu’elle soit plus belle, pour qu’elle soit meilleure... D’autant plus que la nature a ‡t‡ prodigue Š ton ‡gard... 121 – •a y est, pense Sylvain, voilŠ qu’il est parti pour un sermon. Somme toute, il est pay‡ pour cela. Laissons-le ‡puiser toute sa salive... Un mot, un mot du pr‡fet a alert‡ V‡ronique. Œ En te mutilant comme tu le fais... •, a-t-il dit. Est-il bien Š propos de parler ici de mutilation ? Mais la cl‡ de l’explication est lŠ. V‡ronique comprend subitement que Sylvain se reproche inconsciemment d’‰tre la cause de la maladie de sa mˆre, qu’en se mutilant de la sorte, il s’offre aux puissances d’audessus en victime expiatoire, en holocauste pour prix de sa gu‡rison Š elle. ‘ mille lieues de conna‹tre toute th‡orie ‡lucubr‡e par les th‡ologiens, voilŠ que Sylvain met spontan‡ment en pratique la notion de la r‡versibilit‡ des m‡rites. Ses ‡checs, les humiliations qu’ils entra‹nent, doivent servir Š racheter les souffrances de sa mˆre... Plus il s’abaissera, plus cela contribuera Š d‡tourner de V‡ronique les vampires charognards qui s’acharnent sur elle... Au lieu d’‡prouver de la colˆre ou de la d‡ception Š la d‡couverte des r‡sultats scolaires de Sylvain, V‡ronique se sent tout Š coup envahie d’un sentiment d’immense gratitude Š l’‡gard de ce fils aimant qui, mieux que ne pourrait le faire un amant, aussi passionn‡ soit-il, a choisi de se sacrifier pour sa mˆre, comme toute mˆre non d‡natur‡e le ferait pour son fils... Et m‰me si l’action n’est pas celle qu’impose l’intention, V‡ronique se trouve plong‡e dans un bain de tendresse qui l’apaise. Elle en sait assez pour le moment. Le pr‡fet en a dit assez. Son analyse doit lui suffire. Elle ne va pas le d‡tromper. Elle le remercie. On va aviser. V‡ronique et son fils, en application d’une sorte de pacte tacite, ne se parleront pas sur le chemin du retour. Les choses qui se sont dites, celles qui n’ont pas ‡t‡ dites, tout cela a suffi Š faire la clart‡. Il n’y aura donc ni reproche, ni ‡clat. 122 De retour ‡ Sauveni†re, Sylvain s’empare de sa cam„ra et s’en va, avec l’accord de V„ronique, ‡ la chasse aux images et, „ventuellement, ‡ la recherche d’un peu d’apaisement. Il ira rˆder dans les environs de Grand-Leez, d’Aische-en Refail, de Liernu, dans cette campagne hesbignonne qui lui para‹t „tonnamment nue. Des dr†ves ombreuses de jadis ne restent, au bord des routes, que quelques arbres en sursis. Les services communaux ou provinciaux les feront dispara‹tre progressivement, au fur et ‡ mesure de leur d„p„rissement, sans jamais les remplacer. Il a „t„ d„cid„ qu’ils pr„sentaient trop de dangers pour la circulation automobile... De plus, le premier gel de l’automne a eu raison des derni†res feuilles caduques. D„charn„s, les arbres tendent vers les nuages bas gorg„s d’un crachin glac„ leurs membres vid„s de s†ve, comme s’ils „taient atteints d’une cachexie sournoise et sans espoir... Avec des engins imposants, des hommes arm„s de tronŒonneuses meurtri†res et hiss„s bien haut dans de mobiles nacelles se livrent sans piti„ ‡ un impitoyable travail d’„lagage : toutes les branches basses, situ„es ‡ moins de quatre m†tres du sol, sont sacrifi„es aux imp„ratifs sacrosaints de la visibilit„ et de la s„curit„. Les mƒmes raisons justifient la taille de toutes les branches qui pourraient endommager les fils „lectriques ou t„l„phoniques ou rendre peu lisibles certains panneaux de signalisation. Les branches qui jonchent le sol t„moignent de l’importance des saign„es brutales et assassines auxquelles les arbres sont soumis. Certains d’entre eux ont subi un „mondage tellement s„v†re qu’ils ne tendent plus vers le ciel, au-del‡ de leur tronc, que quelques ma‹tresses branches aux allures fantomatiques de moignons exsangues. Sylvain, qui filme attentivement le travail des ouvriers du service d’entretien des voiries, se demande si les imp„ratifs de la vie actuelle exigent vraiment que l’on fasse payer ‡ la nature un tel prix. 123 Comme si notre survie devait vraiment passer par ce type d’amputations aveugles... Il ira chercher un peu d’apaisement aupr†s du chƒne de Liernu dont on dit qu’il doit avoir un millier d’ann„es et dont le tronc fait plus de douze m†tres de diam†tre. Il cherchera mƒme ‡ se r„fugier ‡ l’int„rieur de ce tronc. Pour faire la nique au temps, pour se prouver ‡ lui-mƒme que la vie peut se jouer de l’apparence mƒme de la mort... Sph†res plus sombres souvent fich„es dans un embranchement, de petits arbustes glabres ‡ feuilles persistantes et aux allures de gros nids de pies attirent soudain le regard ‡ la faveur du d„pouillement automnal. Le gui du pommier, le gui du peuplier imposent ‡ tous ces arbres leur existence ‡ la fois parasitaire et autonome, comme si, ‡ la faveur de l’hiver, ils avaient enfin le droit d’exister et mƒme de porter des fruits. De bons esprits vont mƒme jusqu’‡ consid„rer que, gr‰ce ‡ ses feuilles vertes, le gui effectue lui-mƒme la synth†se chlorophyllienne et qu’il ne prendrait mƒme ‡ ses hˆtes qu’une partie de sa nourriture. Mieux, d’autres pensent mƒme que, gr‰ce ‡ cette fonction, le gui leur fournirait, en hiver, des produits de sa propre „laboration chlorophyllienne. Voil‡ donc un bel exemple de symbiose parfaite. Avec une attention soutenue, Sylvain filme les arbres d„pouill„s de leurs feuilles et colonis„s par le gui. Par une analogie follement audacieuse, il imagine que le cancer de V„ronique pourrait ne pas lui ƒtre plus nuisible que cette plante h„miparasite, qu’au contraire il pourrait la nourrir pour l’aider ‡ mieux repartir sur de nouvelles bases. Mieux, les druides, au d„but de notre †re, ne consid„raient-ils pas le gui du chƒne comme un pr„sent des dieux qu’ils ne cueillaient qu’avec une faucille d’or ? Pourquoi le cancer de V„ronique ne serait-il pas, lui aussi, un pr„sent des dieux ? Il ne sait trop pourquoi, mais il s’„tonne qu’ayant dans son for int„rieur programm„ de se rendre ‡ la jolie chapelle 124 renaissance de la Croix Monet ‡ Aische-en-Refail pour y faire une sorte de p†lerinage, il s’en est retourn„ sans accomplir son dessein, y voyant soudain, et curieusement, comme une d„marche de faiblesse superstitieuse. 125 126 11 DIVERTISSEMENT L’ENTREVUE DE V‚RONIQUE AVEC LE PR‚FET de l’ath‡n‡e a ‡veill‡ en elle des sentiments inattendus, peu compr‡hensibles Š ceux qui ne connaissent pas la nature des relations d’amour tendre et complice qui ont toujours exist‡ entre cette mˆre et son fils. Au lieu d’‡prouver une d‡ception l‡gitime Š l’annonce des r‡sultats scolaires inqui‡tants de Sylvain, V‡ronique s’est surprise Š se sentir envahie d’un immense ‡lan de reconnaissance Š l’‡gard de ce fils aimant, trop aimant peut-‰tre. Ne r‡agit-il pas Š son ‡gard comme elle-m‰me, quand il ‡tait petit, qu’il ‡tait malade, lorsqu’elle suppliait le ciel d’‡pargner Š son fils toute souffrance et s’offrait Š prendre sur elle ce mal injuste qui l’affligeait ? Et cela, le pr‡fet ne pouvait pas le comprendre, d’autant plus que Sylvain, dans ses compositions franŽaises, donnait le change en faisant le procˆs d’une soci‡t‡ qualifi‡e de d‡cadente et de corrompue, sans jamais faire ‡tat de son d‡sarroi personnel, de son angoisse Š l’id‡e que sa mˆre pourrait lui ‰tre enlev‡e Š un moment o†, il s’en est rendu compte, il a encore tant besoin d’elle... Mais voilŠ, Š quoi sert-il de se frapper la t‰te contre les murs ? Il va quand m‰me falloir lui faire comprendre, Š ce fils trop ch‡ri, qu’il n’adopte pas la bonne attitude, m‰me s’il ne sombre pas dans la d‡pression qui paralyse et annihile toute volont‡. En effet, son garŽon s’investit ailleurs. Cela, le pr‡fet ne le sait pas non plus. Mais Sylvain risque de tout perdre en se dispersant comme il le fait. Et V‡ronique se doit d’avoir une conversation avec son fils Š ce 127 sujet. Elle ne brusquera pas les choses, cependant. Les circonstances lui seront bient•t favorables, elle l’espˆre. Elle profitera donc des jours pass‡s Š Sauveniˆre en t‰teŠ-t‰te avec son fils pour tenter de mettre un peu d’ordre, dans ses pens‡es Š elle d’abord, dans celles de Sylvain ensuite. Et puis, il leur faudra voir comment s’imposer, Š l’un comme Š l’autre, des comportements en accord avec les conclusions qu’ils seront amen‡s Š tirer... C’est vrai que Sylvain ne lui a plus fait part, depuis longtemps, de ses recherches en paternit„, de ses interrogations. V‡ronique ne sait si elle doit attribuer ce changement d’attitude Š sa maladie Š elle ou Š la conviction qu’aurait acquise Sylvain de l’inanit‡ de ses propres recherches, un peu comme s’il s’‡tait comport‡ en voyeur indiscret, curieux de conna‹tre une v‡rit‡ qui ne lui appartient pas et sur laquelle, en fin d’analyse, il n’aurait pas grand droit. Bien s“r, on pourrait ergoter sur ce point : il faudra donc que V‡ronique lui explique clairement que son pˆre ignore jusqu’Š son existence, que c’est elle qui a choisi de se le garder pour elle toute seule... M‰me si, dans les circonstances actuelles, elle se demande si elle n’a pas pr‡sum‡ de ses forces, en s’imposant surtout une t”che qu’elle ne pourra pas mener toute seule jusqu’Š son terme... Pas un seul instant V‡ronique n’imagine que Sylvain a cess‡ de la harceler parce qu’il serait convaincu, par un curieux et subit renversement des r•les, d’avoir approch‡ la v‡rit‡ de trˆs prˆs et qu’il se r‡serve d‡sormais le pouvoir souverain d’interf‡rer, quand il lui plaira et uniquement quand il lui plaira, dans l’existence de chacun des auteurs de sa propre destin‡e... De telles r‡flexions amˆnent V‡ronique, par le jeu myst‡rieux et capricieux des associations d’id‡es, Š cette belle Mazarine Pingeot, fille naturelle et adult‡rine de FranŽois Mitterrand, qui a quelque peu d‡fray‡ la chronique ces derniˆres ann‡es, y compris par la publication de son Premier 128 roman et, par-delŠ Mazarine, Š la pr‡face que son pˆre a r‡dig‡e pour le livre de Marie de Hennezel : Œ La mort peut faire qu’un ‰tre devienne ce qu’il ‡tait appel‡ Š devenir ; elle peut ‰tre, au plein sens du terme, un accomplissement. Et puis, n’y a-t-il pas en l’homme une part d’‡ternit‡, quelque chose que la mort met au monde, fait na‹tre ailleurs ? (...) Tout est lŠ, en peu de mots : le corps domin‡ par l’esprit, l’angoisse vaincue par la confiance, la pl‡nitude du destin accompli. • Mais de telles r‡flexions laissent Š V‡ronique toute sa faim. Elles ne lui donnent aucune r‡ponse dont son esprit, trop rationaliste peut-‰tre, ou trop... cart‡sien, ne parvient pas Š se satisfaire. Au hasard de ses songeuses errances dans la maison de Sauveniˆre, dans le bureau de Sylvain, elle est tomb‡e sur l’anthologie des textes que son fils ‡tudie en classe. Elle y lit quelques pages, incontournables, de Pascal. L’auteur des Pens„es s’y trouve illustr‡ par quelques extraits sur le divertissement : Œ On charge les hommes dˆs l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient ‰tre heureux, sans que leur sant‡, leur bonheur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon ‡tat, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. (...) Les hommes n’ayant pu gu‡rir la mort, la misˆre, l’ignorance, ils se sont avis‡s, pour se rendre heureux, de n’y point penser. • Se divertir des pr‡occupations essentielles, c’est donc Œ de n’y point penser •. V‡ronique se dit qu’elle a s“rement d“ manquer de vie int‡rieure... Qu’elle s’est laiss‡ emporter par le tourbillon de la vie et qu’elle est pass‡e Š c•t‡ de l’essentiel. ‘ l’insu de Sylvestre, et sans savoir que lui-m‰me avait emprunt‡, vainement lui aussi, les m‰mes chemins en qu‰te des m‰mes r‡ponses, V‡ronique a fait le tour des sanctuaires du coin, 129 allant de chapelle en oratoire, de Notre-Dame de BasseWavre Š Notre-Dame de Lorette Š Lonz‡e, de la chapelle de la Croix Monet Š Aische-en-Refail Š la chapelle de SainteAnne et Š celle des Trois Tilleuls Š Walhain-Saint-Paul... Elle s’y est recueillie. Y a fait ses d‡votions et ses oraisons. A regrett‡ son indiff‡rence pass‡e et a form‡ le vœu de changer de comportement en cas de gu‡rison. Puis, elle s’est rendu compte qu’elle ‡tait en train de n‡gocier avec les forces d’En-Haut, de se livrer Š un marchandage m‡prisable... Non, vraiment, l’extase mystique et l’abandon, si c’‡tait cela, ne lui convenaient pas. Elle n’aurait jamais l’‡merveillement dont Claudel pr‡tend avoir ‡t‡ envahi un soir de No•l derriˆre un pilier de Notre-Dame de Paris. Ni celui d’Andr‡ Frossard. Elle en conclut qu’elle pouvait ‡viter de succomber au divertissement par d’autres moyens. De retour Š Sauveniˆre, elle se sentit pr‰te Š aborder Sylvain et Š avoir avec lui une conversation s‡rieuse. Et puisque Sylvain, avec toute l’excessive intransigeance de ses dix-sept ans, faisait le procˆs d’une soci‡t‡ ‡go™ste, elle l’entreprit sur les problˆmes du Tiers-Monde. – Tu sais, Sylvain, j’ai r‡fl‡chi. Nous sommes tous solidaires et coresponsables... Elle s’‡tonne de tomber dans le grandiloquent des faiseurs de phrases, dont l’action consiste uniquement Š faire du vent. Elle se ravise : – Enfin, permets-moi d’aller directement au but. Je souhaiterais te faire plaisir, en m‰me temps que nous trouverions des accommodements avec notre conscience, la tienne et la mienne. Primo. Je t’accorde que notre d‡sir d’aider ceux qui sont beaucoup moins nantis que nous est souvent d‡courag‡ par ce que nous apprenons tous les jours sur les... gabegies – ce mot ne te dit rien, tu iras voir au dictionnaire ; c’est Š dessein que je l’emploie – sur les gabegies donc des organismes charg‡s de leur venir en aide. Deuzio. Notre 130 responsabilit‡ historique Š l’‡gard des pays de la r‡gion des Grands Lacs, et particuliˆrement le Za™re, le Rwanda et le Burundi, est ind‡niable. Ces pays nous ont rapport‡ bien plus que nous ne leur avons donn‡. Nous avons donc Š leur ‡gard une dette morale importante, d’autant plus que la situation politique, ‡conomique... d‡grad‡e qui est la leur fait partie du triste h‡ritage que nous leur avons laiss‡. Troizio. Voici ma proposition. Suis mon regard : Gaudence, la Burundaise, elle vit dans des conditions mat‡rielles difficiles. Que dis-tu de ceci : si nous l’aidions ? Sylvain est clou‡, sid‡r‡. VoilŠ que sa mˆre, qui navigue Š vue entre les vomissements, les hauts-le-cœur et la pelade, dont l’organisme lutte, sans pronostic clair d’esp‡rance, entre la r‡mission et l’aggravation de la maladie la plus insidieuse qui soit, voilŠ que sa mˆre, dont l’attention tout entiˆre devrait ‰tre tourn‡e vers elle-m‰me, et personne ne songerait Š lui en tenir grief, voilŠ que sa mˆre donc s’int‡resse... aux difficiles relations Nord-Sud. – Mais maman ?... J’avoue que je ne comprends pas... – Ma proposition n’est pas si farfelue que tu crois. J’adhˆre au procˆs que tu fais de la soci‡t‡, ou que tu ferais si j’en crois ce qu’on me dit du contenu de tes dissertations. Je ne te fais aucun reproche Š ce sujet. Par ailleurs, je constate que tes r‡sultats scolaires sont... Enfin, soit ! Tu es assez grand... Mais, en regardant simplement les choses de l’ext‡rieur, je dois admettre que, le jour, tu dois ‰tre Š l’ath‡n‡e, que, le soir, tu vas deux fois par semaine au conservatoire de Bruxelles, qu’une autre fois tu vas Š celui de Luxembourg et que, de plus, tu slalomes serr‡ Š l’int‡rieur d’un agenda trˆs charg‡ pour placer des r‡p‡titions avec... la ch”telaine d’Ernoichamps... et d’autres avec ton groupe musical... Sylvain ne s’arr‰tera pas Š la faŽon, d‡sarŽonnante pour lui, dont elle d‡signe Lise-Laure. 131 – O† veux-tu en venir ? – Si Gaudence, qui doit se sentir bien seule, veut venir Š la maison le week-end, pendant les vacances... nous pourrions l’accueillir et lui accorder notre hospitalit‡. Nous l’aiderions de la sorte Š r‡duire ses frais de s‡jour dans notre pays... et, ajoute-t-elle, avec un brin de malice, vous pourriez organiser vos r‡p‡titions le week-end sans que cela entra‹ne pour toi trop de d‡placements, de pertes de temps inutiles... Ainsi donc, la mˆre, soucieuse de voir son fils r‡ussir son ann‡e, a pens‡ qu’elle pouvait de la sorte proposer des mesures appropri‡es pour r‡organiser son emploi du temps... Une telle suggestion ne peut ‡videmment que s‡duire Sylvain. Si les circonstances n’avaient un caractˆre aussi tragique, on pourrait y voir comme l’illustration parfaite d’une ing‡niosit‡ toute f‡minine. D’abord, parce que r‡fractaire Š toute forme de religiosit‡ facile et, Š ses yeux, superficielle, V‡ronique pr‡fˆre substituer l’action Š l’extase qu’elle considˆre comme une faiblesse, une action directe, sans interm‡diaire, celle qui va directement Œ du producteur au consommateur •. Mais qu’est-ce donc qui la pousse, dans sa situation Š elle, Š conserver ce regard Š la fois lucide et cynique sur les choses du monde ? Ensuite, parce qu’en agissant de la sorte, elle cherche Š recentrer les activit‡s de son fils pour qu’elles soient moins dispers‡es, avec un minimum de perte de temps... Mais surtout, elle bat le rappel lorsqu’il lui semble voir poindre le danger Š l’horizon. ‘ l’horizon ? Curieuse clause de style. Intuitivement, V‡ronique a senti, peut-‰tre m‰me avant que Sylvain lui-m‰me s’en rende compte, le puissant attrait qu’exerce Gaudence sur son fils. Dans ce cas, elle pr‡fˆre les avoir l’un et l’autre Š port‡e de regard... V‡ronique se comporte-t-elle en Genitrix abusivement possessive ? S“rement pas... En mˆre attentive seulement et 132 peut-‰tre, macabre pressentiment, avec le souci de vivre intens‡ment la vie aux c•t‡s de son fils, dans le cas o† une issue fatale trop rapproch‡e interromprait brutalement leur parcours commun... Rien que de noble donc dans son attitude... Sans attendre l’accord de Sylvain, qui lui semble acquis d’office, V‡ronique s’enquiert de ses projets : – Tu ne m’as pas dit grand-chose sur ce que vous avez l’intention de faire, Lise-Laure d’Ernoichamps et toi, et ton groupe musical... Sylvain lui confie le projet de donner, avec Lise-Laure, un r‡cital Marie No•l. Il ajoute qu’il pense adjoindre au piano un autre instrument, soit un cornet Š piston soit une fl“te traversiˆre. Il en discute avec ses copains. Il songe m‰me Š faire appel Š des danseurs qui seraient aussi des choristes. Rien encore n’est vraiment d‡cid‡. Parallˆlement, LiseLaure nourrit pour Gabriel Faur‡ une affection particuliˆre. Actuellement, ils travaillent Le papillon et la fleur de V. Hugo, Au bord de l’eau de Sully Prudhomme, Jardin clos de Ch. Van Lerberghe, des romances sans paroles de Verlaine... Toute une s‡rie d’œuvres qu’ils ont ‡voqu‡es lors de la journ‡e Redout‡. Bref, confie Sylvain, ils comptent se produire dans des services clubs au profit des œuvres que parraine Sylvestre. Un ange, plus que rebelle certainement, passe. V‡ronique, qui se souvient d’avoir vu Š la t‡l‡vision un sketch d‡capant d’un humoriste sur le sujet – J’ai bien connu Chose : le rotary – se demande, l’espace d’un instant trˆs court, si la philanthropie proclam‡e par ces coteries est aussi d‡sint‡ress‡e qu’elles veulent bien le proclamer : charit‡ bien ordonn‡e... Mais l’ange rebelle s’envole aussit•t. Leur groupe musical a, lui, d‡sormais un nom. Il s’appellera Sambolera, Œ Le monde • en swahili. Un tel nom doit rejoindre les pr‡occupations altruistes de sa mˆre. 133 Khadja Nin, que Gaudence conna‹t, a accept‡ d’‰tre la marraine du groupe musical. Tous les musiciens, les copains de Sylvain, sont d’abord pianistes, mais tous ‡galement pratiquent au moins un autre instrument, parfois deux. Dans le groupe, Sylvain abandonnera le piano au profit du vibraphone. Au piano et au vibraphone s’ajouteront une guitare basse et une batterie. Mais ils n’excluent pas d’y associer des instruments propres aux musiques traditionnelles de l’Afrique centrale, comme un balafon, par exemple... – Tu fais preuve d’un s‡rieux ent‰tement, constate V‡ronique. Comment comptes-tu t’en procurer ? – Le mari de Lise-Laure, Sylvestre, r‡pond Sylvain avec culot, il peut servir, Š moi autant qu’Š toi... Il vaut mieux faire diversion. – Et votre programme, il est de quelle nature ? hasarde-telle. Et Sylvain d’expliquer qu’il souhaite faire, Š partir des traditions musicales de la r‡gion des Grands Lacs, ce que Guy Cabay a parfaitement r‡ussi avec certaines musiques d’Am‡rique latine. Celui-ci est, en effet, parvenu Š int‡grer, en une synthˆse particuliˆrement heureuse, la bossa nova, le jazz et le patois. Le morceau intitul‡ Pˆve ti†sse, par exemple, lui para‹t exemplaire Š plus d’un titre. Son ambition est de trouver un langage instrumental qui soit comme la reproduction de phrases parl‡es. Ou le contraire. Il ne parvient pas Š expliquer. Ils en ont discut‡ entre eux : leur ambition est de composer une nouvelle musique pour la po‡sie de Marie No•l et, si le projet aboutit, de proposer un r‡cital qui mettrait en parallˆle les deux versions musicales des m‰mes poˆmes... V‡ronique se dit que la fortune sourit aux audacieux. Ce soir-lŠ, elle s’est endormie paisiblement. Tellement paisiblement qu’elle a m‰me r‰v‡ qu’elle ‡tait gu‡rie... 134 12 ‘ CHACUN SA V‚RIT‚ LA NEIGE ”TAIT PROPRE... Aucun service de d„neigement n’„tait autoris„ ‡ p„n„trer dans la propri„t„ d’Ernoichamps. Seul, le petit tracteur des jardiniers, le nez flanqu„ d’une benne chasse-neige de fortune, „tait charg„ d’ouvrir la voie aux invit„s. La consigne des propri„taires „tait claire. Il fallait s’efforcer d’alt„rer le moins possible le paysage. Interdiction donc de faire des manœuvres inutiles ou de caracoler dans les parcs pour le plaisir d’y dessiner des arabesques fantaisistes. Cette blancheur, Lise-Laure avait bien recommand„ qu’on la gard‰t le plus intacte possible. Nul n’ignorait, en effet, l’affection pouss„e jusqu’‡ l’extrƒme qu’elle avait pour le blanc. D’autre part, la neige apportait ‡ tous la preuve la meilleure de la qui„tude des lieux, puisqu’on pouvait y voir, distinctement, ici les laiss„es gel„es d’une bƒte noire, l‡ les empreintes l„g†res de passereaux en quƒte de graines ‡ grappiller, et l‡ les traces de chevreuils follets surpris de ne plus retrouver leurs marques, ou encore celles de toutes ces petites bƒtes ‡ poils, ‡ plumes qui s’„battent sans peur, et si pr†s, dans un commerce paisible avec l’homme. Faut-il vraiment parler d’un commerce paisible ? Au regard des humains probablement, et malheureusement rien qu’au leur. Le froid, la faim contraignent ces animaux ‡ se rapprocher des habitations, ‡ la recherche parfois d„sesp„r„e des d„chets que les ch‰telains produisent surabondamment. D’autre part, cette ann„e encore, l’„quilibre pr„caire de la faune d’Ardenne s’est trouv„ mis ‡ mal par ces Hollandais ind„licats qui viennent l‰cher clandestinement dans 135 les forƒts belges les exc„dents de leurs „levages de renards. Jamais les renards n’ont „t„ aussi nombreux et dangereux, d’autant plus qu’ils sont les premiers vecteurs de la rage et, dans ce cas, ils peuvent devenir tellement familiers... Des campagnes de vaccination au moyen d’app‰ts sont d’ailleurs en cours. La pr„sence des animaux aux abords des habitations requiert donc qu’on les aborde avec une extrƒme prudence. Lise-Laure n’est pas dupe. Mais il lui est doux, n„anmoins, de se prƒter au jeu des apparences. Il sera temps encore de d„tromper les invit„s et de les mettre en garde. Laissons-les d’abord „prouver cette ivresse naŽve de croire la nature innocente... Apr†s, apr†s seulement, on r„v„lera ses dangers. De mƒme, il est bon de donner ‡ penser que l’homme a naturellement le cœur pur. C’est d’ailleurs le commerce de l’homme avec son semblable qui le d‡nature, ce cœur-lŠ. Le r‡veillon de nouvel an qu’organisent Š Ernoichamps les d’Alcantara offre Š l’œil avis‡ un spectacle que n’e“t pas d‡daign‡ Saint-Simon... Les invit‡s ici rassembl‡s ont r‡pondu Š des invitations que les convenances ne leur permettaient pas de refuser. Les liens de parent‡, les liens d’amiti‡, les liens d’affaires, les liens avou‡s, les liens inavou‡s, les liens d‡li‡s, les liens renou‡s... tous ces liens de cœur ou d’int‡r‰ts, parfois contradictoires, imposent donc que, sous le smoking blanc ou la robe blanche, soient enfouis pour un soir les malentendus, les rivalit‡s, les rancunes, les aspirations inassouvies, les esp‡rances revanchardes... Seules peut-‰tre quelques allusions perfidement insinuantes r‡v‡leront Š l’auditeur attentif le fiel sous la guimauve. Le restaurateur-traiteur a voulu que la d‡coration soit fastueuse, comme cela lui a ‡t‡ demand‡. C’est qu’il convient de donner un double lustre Š la c‡r‡monie, puisque le ma‹tre des lieux f‰te Š la fois son anniversaire et la nouvelle ann‡e. Au gui, omnipr‡sent, on a ajout‡ toute la pacotille de cir136 constance, neige artificielle, boules blanches ou transparentes vou‡es au scintillement sous l’‡clat des lustres et des spots..., sans oublier les cotillons, les confettis et autres serpentins qui, l’alcool aidant, d‡douaneront les consciences et ‡vacueront les scrupules qui font obstacle Š la convivialit‡ qualifi‡e de bon aloi. Cette ann‡e, Sylvestre a impos‡ que V‡ronique soit invit‡e. Elle a d‡cid‡ d’honorer l’invitation. Son fils Sylvain et Gaudence, la seule autoris‡e Š porter le boubou bariol‡ de son pays, l’accompagnent. Ce sont les parents d’Alcantara qui les accueillent avec une courtoisie parfaite, sans obs‡quiosit‡ aucune. Mise Š part Gaudence, qu’ils se r‡jouissent de recevoir, ils s’‡taient d‡jŠ rencontr‡s Š la journ‡e Redout‡. – Vous savez, confie Madame d’Alcantara Š Gaudence, V‡ronique est une d‡couvreuse de talents. C’est elle qui a r‡v‡l‡ mon gendre Š lui-m‰me, qui lui a donn‡ le go“t pour les ‡tudes qu’il a faites... – Et de plus, encha‹ne V‡ronique soudain complice, Š c•t‡ des aptitudes intellectuelles qui sont les siennes, il est dot‡ d’un sens esth‡tique s“r en matiˆre d’architecture des jardins, par exemple, ce qui m’a permis de lui confier, malgr‡ son jeune ”ge Š l’‡poque, une bonne part de l’am‡nagement des lieux... Elle n’ajoutera pas qu’elle a agi en marieuse rou‡e et qu’elle s’est entremise de sa propre initiative pour que LiseLaure et Sylvestre se rencontrent. Et convolent enfin... Viennent d’autres invit‡s. V‡ronique et les siens entrent dans la ronde. Soudain, Sylvain interroge sa mˆre : – Tu crois en l’h‡r‡dit‡ des talents, toi, maman ? – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Comment expliques-tu que le fils d’une scientifique comme toi puisse avoir un temp‡rament d’artiste comme le mien ? V‡ronique croit comprendre l’allusion. 137 – Ma formation d’ing‡nieur agronome, r‡plique-t-elle vivement, ne m’a pas emp‰ch‡e d’avoir un go“t s“r, moi aussi, pour l’architecture des jardins. Qu’est-ce que tu crois ? Maintenant, quant Š savoir si le sens artistique acquis dans une discipline donn‡e est transf‡rable dans une autre, Š toi de savoir. ‘ toi de savoir ce qui n’appartient qu’Š toi et ce que tu aurais reŽu... venant d’ailleurs. Ce que je sais avec certitude, ajoute-t-elle avec humeur, c’est que ton aptitude Š l’impertinence, ce n’est pas de moi que tu l’as h‡rit‡e... Le tourbillon des invit‡s, plus d’une centaine, les entra‹ne plus avant dans la salle de r‡ception et les autorise Š poser des questions sans attendre que des r‡ponses y soient donn‡es. Ils ont tout le loisir d’appr‡cier et d’admirer la d‡coration des lieux de m‰me que la longue table de plats offerts Š la gourmandise de chacun. Le buffet sera froid, chacun ayant tout le loisir de s’installer avec qui il veut Š l’une des nombreuses tables dress‡es Š leur intention. Mais on n’en est encore qu’aux pr‡sentations, les invit‡s arrivant peu Š peu. Les parents de Sylvestre, sa belle-mˆre, Mam’Rina l’Uruguayenne, et son pˆre, viennent d’arriver. – Jamais, lui dit le pˆre de Sylvestre, je n’aurais pens‡ vous rencontrer ici, en de telles circonstances, aprˆs autant de temps... – Il arrive toujours un moment, r‡torque V‡ronique frondeuse, o† nos enfants ne sont plus soumis Š l’autorit‡ de leurs parents, o†, ayant pris leur envol, ils acquiˆrent leur autonomie et agissent de leur libre initiative. C’est Š votre fils, qui nous a invit‡s, que nous devons... la joie d’‰tre lŠ aujourd’hui... – C’est un peu gr”ce Š vous, m‰me beaucoup je crois, encha‹ne Mam’Rina, que Sylvestre est devenu ce qu’il est aujourd’hui. ‘ vous dont j’ai entendu parler et qu’il ne m’avait jamais ‡t‡ donn‡ de rencontrer... C’‡tait un adolescent diffi138 cile, vous vous souvenez ? Mais vous avez su dompter le cheval r‡tif, le yearling fougueux qu’il ‡tait Š l’‡poque... – Mais on ne sait jamais, persifle le pˆre, dans une entreprise de domptage, qui, du dompteur ou du dompt‡, tire le plus profit de l’autre... V‡ronique feint de ne pas entendre. Elle choisit de s’abandonner Š l’observation de cette dame au charme exotique. La voilŠ enfin, cette belle-mˆre mythique, pense-telle. Cette jeune belle-mˆre, du m‰me ”ge qu’elle, et pour qui Sylvestre s’‡tait pris – emport‡ dans le tourbillon d’une conscience peu claire – d’une affection inavou‡e, que la loi, dans son cas, qualifie d’incestueuse, tandis que d’autres la disent œdipienne... Et de laquelle j’ai quand m‰me contribu‡ Š le d‡tourner... De plus, il est m‰me possible que Mam’Rina n’ait jamais su, ou simplement devin‡, quel trouble elle avait ‡veill‡ en lui. On a beau ‰tre femme, on ne sent pas toujours tout. Mais peut-on lui en vouloir ? Elle ‡tait l’‡pouse du pˆre. Quant Š lui, il a toujours ‡t‡ Š cent lieues de penser que son fils p“t ‰tre un rival, son rival... – Vous lui paraissiez trˆs compr‡hensive, concˆde V‡ronique, qui a toujours su que Mam’Rina ‡tait une alli‡e. Il lui manquait une maman, la douceur d’une maman, l’intuition toute f‡minine d’une maman... Et il a trouv‡ cela en vous... – Peut-‰tre m’‡tait-il plus facile de comprendre cela chez un enfant qui n’‡tait pas de mon sang, avoue-t-elle, flatteuse. Je concˆde qu’en ce qui concerne mes propres enfants, je n’ai pas toujours eu le, comment dire ? le feeling n‡cessaire... – Pourtant, avance V‡ronique avec orgueil, entre mon fils et moi, j’ai toujours eu l’impression qu’existe une v‡ritable connivence... Il est des chemins scabreux sur lesquels il vaut mieux ne pas trop s’engager. Mam’Rina d‡cide d’entreprendre V‡ronique sur un autre plan. 139 – J’ai appris, l’interrompt Mam’Rina, que vous aviez quelques ennuis de sant‡. Vous savez, lorsqu’on est femme, et qu’on arrive Š un certain ”ge, le v•tre comme le mien, nous nous interrogeons toutes et... On m’a dit que votre ‡tat de sant‡ ‡volue favorablement... Puis-je me permettre de me r‡jouir avec vous et de vous exprimer toute ma... sympathie ? – Je vous remercie, dit V‡ronique. – Je forme le vœu, et je vous demande de croire Š ma sinc‡rit‡, que vos ennuis actuels ne soient plus, et le plus t•t possible, qu’un mauvais souvenir... Le pˆre de Sylvestre s’‡tait laiss‡ emporter par un groupe d’arrivants. Sciemment. V‡ronique, profitant du t‰te-Š-t‰te avec Mam’Rina que lui impose la situation, s’autorise Š lancer, un rien perfide... – Apparemment, ce ne serait pas tout Š fait le souhait de votre mari... – Je crois, r‡pond-elle, qu’il est un peu jaloux de vous. Je crois qu’il ne vous a jamais pardonn‡ de r‡ussir Š faire avec son fils ce que, lui, n’‡tait pas parvenu Š faire. Et de plus, je crois qu’il n’a pas mieux r‡ussi avec les enfants qui ont suivi, nos deux enfants Š nous... Ils doivent ‰tre lŠ ce soir. Si vous voulez, je vous les pr‡senterai... D‡cid‡ment, le courant passe bien entre V‡ronique et Mam’Rina. Gaudence et Sylvain, qui n’‡taient pas loin, se sont rapproch‡s. V‡ronique d‡cide de les pr‡senter. – Je vous pr‡sente mon fils Sylain et... – Ce musicien talentueux, s’extasie Mam’Rina. On m’a dit tellement de bien de lui. Je suis ravie de le conna‹tre. Je ne vous ai encore jamais entendu, encha‹ne-t-elle en s’adressant Š lui, mais je dois d‡jŠ vous f‡liciter pour la r‡putation qui vous pr‡cˆde... Fantastico... Est-ce qu’on aura le plaisir de vous entendre ce soir ? – Ben, ce n’est pas pr‡vu, balbutie Sylvain. 140 – ... et Gaudence, encha‹ne V‡ronique, une ‡tudiante burundaise, en vacances Š la maison... Mam’Rina se prend spontan‡ment de sympathie pour Gaudence : – Vous aussi, comme moi, vous venez d’un autre continent. Vous savez, il faut un temps assez long pour apprivoiser les habitants de la vieille Europe, mais Ža viendra, vous verrez... Et Mam’Rina de prendre en charge Gaudence... Mieux, elle la confisque, se chargeant de l’initier aux mystˆres, et aux piˆges, de la mentalit‡ europ‡enne... – Elle est Tutsie ou Hutue ? demande un invit‡ qui interpelle d’autorit‡ V‡ronique sans m‰me se pr‡senter. – ‘ vrai dire, r‡pond V‡ronique, interloqu‡e, je n’en sais rien. Je n’ai m‰me pas pens‡ Š le lui demander... – Tutsie, maman, intervient Sylvain. Je crois bien qu’elle a dit cela, un jour. Mais elle a ajout‡ qu’elle ‡tait d’abord Burundaise et qu’il n’y avait pas plus de diff‡rence entre un Hesbignon et un Ardennais qu’entre un Hutu et un Tutsi... – On voit ce que cela a donn‡ au Rwanda, r‡plique d’un air sup‡rieur et entendu l’interlocuteur sans nom. – Et la responsabilit‡ des Europ‡ens dans tout cela ? r‡torque V‡ronique. Les colonisateurs que nos parents ont ‡t‡ ne portent-ils pas une lourde responsabilit‡, historique, dans la naissance et le d‡veloppement des luttes ethniques dans ces r‡gions ? – De toute faŽon, rajoute le m‰me anonyme, tous les Africains qui viennent en Europe ne sont que des privil‡gi‡s du r‡gime qui n’auront d’autre pr‡occupation, une fois rentr‡s dans leur pays, – s’ils y rentrent un jour, n’est-ce pas– que de maintenir leurs privilˆges en opprimant plus encore les d‡sh‡rit‡s... – Leur pays n’a-t-il pas un besoin urgent d’une ‡lite intellectuelle ? rench‡rit V‡ronique. ‘ combien d’entre eux 141 avions-nous permis de conqu‡rir un dipl•me universitaire lorsqu’ils ont acc‡d‡ Š l’ind‡pendance ? On pouvait les compter sur les doigts de la main, d’une seule main... Et puis, zut ! V‡ronique est exc‡d‡e. Elle n’est pas venue ici pour tenir des conversations au ras des p”querettes avec des obtus de comptoir. L’arriv‡e impromptue de Sylvestre lui para‹t providentielle. – VoilŠ un de tes h•tes qui n’appr‡cie guˆre les actions humanitaires que tu mˆnes, via ton Service Club, au profit des Africains qui te font vivre, lance-t-elle... D‡cid‡ment, la soir‡e commence mal. Des flˆches ac‡r‡es Š pointe empoisonn‡e au curare, – encore une invention de sauvages – , ont d‡jŠ ‡t‡ tir‡es tous azimuts... – Tu ne m’as pas encore salu‡, lui dit-il, en la tutoyant ostensiblement et en lui faisant la bise, pour bien montrer Š tous les liens d’amiti‡ et d’intimit‡ qui existent entre eux. Puis, la prenant Š part, il l’invite Š tenir compte de ce que peut avoir d’artificiel ce type de mondanit‡s. Lorsqu’on est dans les affaires, le jeu des relations sociales impose de telles contraintes. – Tu sais, il n’y a pas qu’au carnaval qu’on se d‡guise : toute la vie n’est qu’un bal masqu‡... – Tu me sembles avoir rapidement appris pas mal de leŽons, en quelques ann‡es. Quand je pense Š l’adolescent intransigeant que tu ‡tais... Tu ne voulais faire aucune concession Š l’hypocrisie... – J’avais dix-sept ans Š l’‡poque. C’est tout. Mais n’estce pas toi qui m’as montr‡ le chemin de la vie... adulte ? Tu ne vas pas me reprocher d’avoir trop bien appris ma leŽon... Il lui a pass‡ la main sous le bras, l’entra‹nant vers d’autres invit‡s. – Je te sens un peu nerveuse, ce soir. Je parie que tu as rencontr‡ mon pˆre. Je pense qu’il n’a pas encore oubli‡ 142 certaines choses bien anciennes. Mais, aujourd’hui, c’est moi qui invite. Retiens bien cela : lui, il est l’invit‡. Puis Sylvestre lui pr‡sente son demi-frˆre Jos‡, sa demisœur Dolorˆs et leurs conjoints, tous quatre aux alentours de vingt-cinq ans. Et d’expliquer que le frˆre et le beau-frˆre, enfin le demi-frˆre et le demi-beau-frˆre, travaillent tous deux dans son entreprise et qu’ils ont chacun la responsabilit‡ d’un d‡partement... V‡ronique apprendra, au hasard de la conversation, que ni l’un ni l’autre n’ont peut-‰tre pas eu la possibilit‡ intellectuelle d’accomplir des ‡tudes universitaires, qu’ils ont n‡anmoins beaucoup de bon sens, une r‡elle intuition des affaires, et qu’ils sont, pour Sylvestre, de pr‡cieux collaborateurs. V‡ronique comprend Š ce momentlŠ la signification de l’allusion faite par Mam’Rina : le fils a‹n‡ du pˆre Sauvage serait celui qui, dans les ‡tudes, aurait atteint le niveau le plus ‡lev‡... gr”ce Š V‡ronique. ‚videmment, dans ce cas, il y a de quoi enrager. Encore que la r‡ussite d’une vie, – personnelle, professionnelle, – celle qui conduit au bonheur, ne passe pas n‡cessairement par lŠ. Ces couples jeunes, proches de l’”ge de Sylvain et de l’”ge de Gaudence, vont s’arranger pour se retrouver Š table et terminer la soir‡e ensemble... La sympathie spontan‡e que les uns ont ‡prouv‡e pour les autres n’a pas emp‰ch‡ que leur ignorance des choses conduise Š l’un ou l’autre impair. Ainsi l’‡pouse de Jos‡, aprˆs s’‰tre enquise de l’‡tat de sant‡ de la mˆre de Sylvain, lui a demand‡ tout Š trac, et tout aussi innocemment : – Tu nous as pr‡sent‡ ta mˆre, mais o† est ton pˆre ? Il aurait pu r‡pondre que son pˆre ‡tait emp‰ch‡, qu’il ‡tait en voyage, qu’il ‡tait malade... Il aurait pu r‡pondre, comme il l’avait fait souvent, qu’il ‡tait Œ le fils unique d’une mˆre unique •. Non, ce soir, il est en verve. Il veut expliquer les privilˆges qui sont donn‡s au fils d’une maman c‡libataire. Il se fend donc d’une autre r‡ponse : 143 – Je suis, comme le protagoniste d’une piˆce d’Anouilh, un Voyageur sans bagage... – Il faudrait peut-‰tre donner un mot d’explication... – En gros, voilŠ : le personnage de la piˆce d’Anouilh est un ancien prisonnier de guerre amn‡sique. Il ne sait plus qui il est, il ne conna‹t pas son nom, il ne sait m‰me plus de quel camp il ‡tait. Il cherche Š retrouver son pass‡. Petit Š petit, la m‡moire lui revient. Il d‡couvre ainsi qu’il ‡tait, auparavant, un personnage assez m‡prisable. Aussi d‡cide-t-il de ne pas renouer avec ce pass‡ ignoble. Il ne dira pas Š son entourage qu’il a retrouv‡ la m‡moire. Il a d‡cid‡ de voyager d‡sormais dans la vie sans s’encombrer du bagage d’une m‡moire qui l’‡touffe... – Voyageur sans bagage..., sifflote, admirative, l’interrogatrice. – Mieux, confie Sylvain. Si mon pˆre ne sait m‰me pas que j’existe, j’ai sur lui l’avantage immense de savoir que j’ai un pˆre, spermatozoŽdement parlant, – puisque le clonage des humains n’est pas encore au point, ajoute-t-il en faisant ainsi un clin d’œil malicieux aux travaux de sa mˆre – mais si je sais qui il est, je peux Š mon aise l’observer, l’‡pier, le scruter, autopsier son ”me au scalpel, v‡rifier enfin s’il est digne de son fils. Lise-Laure est arriv‡e par derriˆre, sans bruit, a pos‡ ses deux mains sur les ‡paules de Sylvain. – Le voilŠ, dit-elle, ce pianiste de r‰ve, mon accompagnateur pr‡f‡r‡... Mais il me semble que la conversation ‡tait particuliˆrement anim‡e... Effervescente m‰me... Estce qu’on peut employer ce mot ? Et elle a inclin‡ un peu la t‰te. Ses cheveux se sont un moment m‰l‡s Š ceux de Sylvain... Gaudence, qui n’a rien compris Š la conversation sibylline qui vient de se tenir, est surprise ‡galement de l’attitude familiˆre de Lise-Laure Š l’‡gard de Sylvain. Mais lorsqu’on p‡nˆtre dans un nouveau 144 milieu, on ne peut pas avoir tout de suite en main les cl‡s qui permettent de tout d‡coder, ni au deuxiˆme degr‡ ni m‰me au premier... L’humilit‡ de Lise-Laure, qui rappelle sans cesse et modestement qu’elle est d’abord n‡erlandophone, incite sa belle-sœur Š la taquinerie : – Sylvain vient de nous expliquer qu’il est un Œ voyageur sans bagage •... Et de lui raconter par le menu l’objet de leur conversation, sans se pr‡occuper d’ailleurs de savoir si elle ne heurte pas la susceptibilit‡ de Sylvain. Mais le vin a d‡jŠ quelque peu ‡mouss‡ les ‡ventuels scrupules... – Je crois, se hasarde Š dire Lise-Laure d’un air trˆs entendu, qu’il est plut•t le Fils de personne..., mais Š l’envers. Vous savez, lorsque je faisais mes humanit‡s en flamand, notre professeur de franŽais nous avait fait ‡tudier cette piˆce de Montherlant... Chez Montherlant, un pˆre recherche son fils naturel, le prend en charge et pr‡tend l’‡duquer pour qu’il ait le m‰me caractˆre tremp‡, la m‰me noblesse d’”me que lui, mais il doit se r‡signer Š constater que son fils est un m‡diocre, Š la suite de quoi il le rejette et renonce Š le reconna‹tre. Dans le cas de Sylvain, c’est l’inverse. Si le fils constate que son pˆre n’est pas Š la hauteur, il aura le droit de renier son pˆre... Et puis, il a une mˆre tellement... exceptionnelle qu’elle remplit bien, Š la fois, et merveilleusement, les fonctions de pˆre et de mˆre... Sylvain est interloqu‡. VoilŠ que Lise-Laure s’autorise un ‡loge dithyrambique de sa mˆre. Soit ! Mais en plus, voilŠ maintenant qu’elle s’exprime comme si elle connaissait le secret de ses origines Š lui et comme si elle partageait, comme lui, la m‰me opinion sur celui qui l’a procr‡‡... Finalement, dans ce jeu de cache-cache, il ne sait plus qui cache quoi et qui se cache de qui... 145 L’observateur saint-simonien aura n‡anmoins t•t fait de voir poindre, par-delŠ l’apparente r‡ussite sociale des uns et des autres et au-delŠ de l’autosatisfaction qui semble ressortir de leurs propos, des ‡tats d’”me moins sereinement limpides. Il aura not‡ les regrets Š peine voil‡s du pˆre d’Alcantara de n’avoir pas eu de garŽon, et de n’avoir qu’une fille, trop sentimentale d’ailleurs, qui ne r‰ve que de musique, m‰me si son gendre a magistralement repris les affaires en main ; puis les regrets et le d‡pit du pˆre Sauvage qui constate que son fils a‹n‡ est inf‡od‡ Š sa belle-famille, qu’il ne l’est que par un contrat de mariage en s‡paration des biens et que, de plus, ses autres enfants, engag‡s par Sylvestre, semblent avoir leur destin ‡troitement li‡ Š celui de leur a‹n‡ ; et les regrets enfin de la mˆre d’Alcantara qui est frustr‡e de n’avoir toujours pas de petits-enfants... De plus, chacun feindra de ne pas voir les lourdes menaces qui pourraient peser sur les uns et les autres : les assiduit‡s de Sylvestre pour V‡ronique n’inquiˆtent pas ou n’ont pas l’air d’inqui‡ter... Mais le propre de ces soir‡es est de permettre qu’un sujet de conversation puisse n’‰tre jamais complˆtement vid‡. On papillonne, on virevolte. ‘ la gravit‡, au s‡rieux, tout Š coup succˆde la r‡flexion banale ou frivole qui fait diversion. Ainsi le tourbillon emporte tout... Dans la fum‡e, dans les vapeurs d’alcool, au gr‡ de la musique dite d’ambiance qui, bient•t, invitera Š la danse. ‘ l’approche de minuit, et r‡pondant Š l’appel du discjockey, dans le respect le plus strict des convenances, les couples se sont reform‡s, Lise-Laure a rejoint Sylvestre ; ainsi en est-il des parents d’Alcantara, des parents Sauvage... Sylvain, qui danse comme un canard ou ce qui revient au m‰me, comme un grand nombre de musiciens para‹t-il, a invit‡ Gaudence Š danser... V‡ronique, qui ne con- 146 na‹t que trop l’inconfort de ces situations, a choisi d’aller faire un raccord de maquillage dans les toilettes... Aux douze coups de minuit, tous se congratulent, s’embrassent... Chacun souhaite Š chacune, et r‡ciproquement, une ann‡e de bonheur... Et surtout la sant‡ ! V‡ronique peut r‡appara‹tre. Sylvestre l’entra‹ne : – De tout cœur, je te souhaite une gu‡rison rapide et complˆte, sans s‡quelles. Je suis dispos‡ Š donner tout ce qui m’est le plus cher pour que tu gu‡risses..., lui dit-il en la serrant trˆs fort dans ses bras. J’espˆre que tu me crois ? V‡ronique n’en doute pas. Le couple des danseurs s’est immobilis‡ un instant sur la piste. Le temps que Sylvestre embrasse V‡ronique, sur la joue gauche, sur la droite, chaque fois Š la commissure des lˆvres, tout juste Š la frontiˆre entre l’admis et le non-admis, en lui tenant la t‰te avec les deux mains... Puis, leurs corps ont recommenc‡ d’‡voluer au rythme de la musique. – Tu te souviens ? lui rappelle Sylvestre. Nous n’avons jamais dans‡ ensemble qu’une seule fois, il y a de cela si longtemps... C’‡tait Š l’occasion de je ne sais quelle cr‡maillˆre pendue par je ne sais quels clients... Bien s“r qu’elle se souvient. Il n’y eut d’ailleurs que cette fois-lŠ. Deux danses ou trois, tout au plus. – C’est Š l’occasion de journ‡es comme celle-ci, confie-til, que je me rends compte que je n’ai jamais vraiment aim‡... que toi... – Chut !... lui dit-elle, en lui mettant un doigt sur les lˆvres. Puis, aprˆs de longs moments pass‡s Š danser en silence, elle consent Š lui avouer : – Moi aussi, dit-elle, je sais, et j’ai toujours su, que je n’ai vraiment aim‡... que toi. Mais le propre des passions, les plus belles, les plus nobles, est de rester insatisfaites, inassouvies. N’oublie pas les promesses que tu m’as faites 147 lorsque j’ai accept‡ que tu sois prˆs de moi lorsque j’‡tais en clinique... Il est des promesses que Sylvestre n’a pas envie de tenir. Mais, il le sait, V‡ronique est la plus forte. Elle est forte pour eux deux, il n’en doute pas. Elle sera le rempart contre sa propre faiblesse. V‡ronique, qui s’‡tonne elle-m‰me de l’aveu qui vient de lui ‡chapper, pense que le moment est venu de demander Š Sylvestre un gage de cet amour qu’il dit avoir. Comme tout peut arriver, y compris le pire, dit-elle. Non, ne proteste pas : je sais que ma gu‡rison n’est pas assur‡e. Si je venais Š partir, j’aimerais te demander de veiller sur Sylvain, de l’aider Š parcourir les derniˆres ‡tapes qu’il doit franchir encore avant de pouvoir... Il a beau protester. Non, elle ne doit pas envisager le pire. Elle gu‡rira. Elle gu‡rira, parce qu’elle le veut, parce qu’il le veut. Et parce que leur foi dans la gu‡rison prend sa source dans leur volont‡ Š tous deux. Et leur volont‡ est de nature Š faire face, victorieusement, Š l’adversit‡... – De plus, consent-il Š avouer, et V‡ronique ne sait s’il s’agit de na™vet‡ ou de perfidie, je m’occuperai de lui, si par impossible c’‡tait n‡cessaire, comme s’il ‡tait... mon fils. V‡ronique se cabre tout Š coup. – Il y a des interdits qu’on ne transgresse jamais, Sylvestre. Notre passion, il y a presque vingt ans de cela, a dur‡ peut-‰tre six mois. Pendant ces six mois, je t’en fais le serment, j’ai ‡t‡ toute Š toi. Je n’ai pens‡ Š personne d’autre. Tu as ‡t‡ mon horizon, tout mon horizon. Je ne t’ai donc pas tromp‡, si tu veux savoir. Hors cela, ce qui s’est pass‡ avant, ce qui s’est pass‡ aprˆs, c’est ma vie priv‡e Š moi. ‘ moi toute seule. Ainsi en ce qui concerne ta vie Š toi.. Elle se surprend m‰me Š lui faire reproche d’avoir disparu de sa vie avec tellement de facilit‡. 148 – Avoue que, lorsque je suis revenue de mon voyage d’‡tudes au Canada, tu n’as guˆre cherch‡ Š me revoir... – Mais..., cherche-t-il Š protester. Elle l’interrompt : – Est-ce que je te demande, moi, pourquoi Lise-Laure et toi n’avez pas d’enfants, par exemple... Non, elle ne c‡dera pas Š de telles tentations. Elle se ravise donc aussit•t : – Excuse-moi, dit-elle. Je me suis laiss‡e aller Š dire des choses que je n’aurais pas d“... Que je ne pense pas. Sans doute la fatigue, peut-‰tre le verre de vin que j’ai bu... Oublie cela. Je crois qu’il est temps que nous nous en allions... Sur le chemin du retour vers La Hazelle o† il est convenu qu’ils passeront la fin de la nuit, V‡ronique songe. ‘ ce qui s’est pass‡. ‘ ce qui n’a pas eu lieu. Sylvestre a cordialement pr‡sent‡ ses vœux Š Sylvain, sans apparente arriˆrepens‡e. Sylvain les a accueillis avec... civilit‡. V‡ronique n’a pas pu y d‡celer un quelconque ‡tat d’”me. Le pˆre de Sylvestre a oubli‡ de souhaiter Š V‡ronique une Œ bonne ann‡e •, f“t-elle toute protocolaire... On a eu le bon go“t de ne pas lui demander les r‡sultats scolaires de Sylvain, qui n’‡taient pas meilleurs Š la No•l qu’Š la Toussaint. Sylvain, Š l’arriˆre de la voiture aux c•t‡s de Gaudence, a comme le tournis. Il se laisse enivrer par les effluves musqu‡s qu’exhale la peau de Gaudence. Il r‰ve de la souplesse de son corps lorsqu’il a pu la tenir dans ses bras quand ils dansaient, enfin quand il essayait de danser avec elle. Souplesse d’antilope, de gazelle. Souplesse d’animal farouche qui se d‡robe... Gaudence est peu habitu‡e aux effusions des Blancs. C’est donc avec une distinction trˆs contr•l‡e, qu’au moment de l’‡change des vœux, elle a pr‰t‡ sa joue pour les deux bises traditionnelles, s’efforŽant d’emp‰cher que les corps se touchent jamais... 149 Dans l’habitacle restreint de la voiture, Sylvain est tellement gris‡ par la fragrance de Gaudence qu’il pense, qu’il ose dire m‰me : – Dis-moi, Gaudence, est-il vrai que les Noirs, lorsqu’ils parlent de l’odeur des Blancs, disent qu’ils ont une odeur de cadavre ? 150 13 BUISSONS AU LOIN BUISSONNANT Fƒt co p„s qu’amon Laca ! VoilŠ l’id‡al vers lequel tendre. Dans l’effervescence de la cr‡ation, c’est par cette citation que Sylvain r‡sume tout son programme. Les mots doivent se d‡sincarner, se fondre en sons comme les notes et devenir m‡lop‡e envo“tante, sans qu’ils soient vraiment porteurs d’autre signification que ces sons-lŠ dont les notes sont elles-m‰mes porteuses. Ou plut•t ils doivent ‰tre porteurs de mille messages au gr‡ de l’auditeur, de son ‡tat d’”me du moment... La voix humaine devient elle-m‰me instrument et Œ transcende • le sens ou les sens des mots. – Attention, le pr‡vient Lise-Laure. Il ne faut pas d‡lirer verbalement sur ton art comme les peintres, en g‡n‡ral, ont l’habitude de le faire... Ne pas te servir des mots pour d‡gurgiter – est-ce que c’est le bon mot ? – des ‡lucubrations qui ne veulent rien ou presque rien dire... Il faut que tu m’expliques bien. Et clairement. Sylvain va donc faire un effort. Et d’illustrer son propos surtout par des exemples. – Lorsque les enfants, dans Mary Poppins, sont s‡duits par les mots de la comptine Œ supercalifragilisticexpialidocious’ •..., ou quelque chose de semblable, ils savent pertinemment bien que ce mot ne veut rien dire, m‰me s’il a au d‡part un petit air de d‡jŠ entendu, et qu’il a surtout comme une vertu cabalistique, tout comme abracadabra, ou que sais-je encore ? Ici cependant, le verbe semble l’emporter sur la musique. Par contre, lorsque nous entendons des chants en anglais, si nous ne le comprenons pas, ou en swa151 hili, que nous ne comprenons s“rement pas, nous nous laissons bercer par la m‡lodie au d‡triment des mots. Il est m‰me caract‡ristique de constater que, lorsque Khadja Nin passe du swahili au franŽais, par exemple quand elle chante Œ Sous le charme •, il nous faut tout un temps avant que nous r‡alisions qu’elle chante en franŽais. Ajoutons-y le pouvoir enchanteur et d‡paysant de son accent... – Mais tu ne nous expliques pas le sens de Œ F‰t co p‡s... • je ne sais plus, interroge Gaudence. – Normal, continue-t-il doctoral. Œ F‰t co p‡s qu’amon Laca • est du wallon qu’on peut traduire litt‡ralement et approximativement comme ceci : Œ Il [y] fait encore pis (ou pire) que chez Laca. • Guy Cabay, dans une bossa nova jazz‡e, et intitul‡e Pˆve ti†sse, Œ pauvre t‰te •, y d‡crit le tohu-bohu qu’il y a dans sa t‰te. Et il compare cela au d‡sordre qu’il y a chez Laca. Mais personne ne sait, et ne saura jamais, qui est Laca. Premier mystˆre. Ensuite, ce qui m’int‡resse, c’est l’allit‡ration des Œ k •, qui apparente les propos Š une formule magique incantatoire. De plus, Guy Cabay chante lui-m‰me cet air sur ce ton chant‡-chuchot‡ que je recherche dans les m‡lodies burundaises, qui se confond avec la musique ou plut•t se situe m‰me en arriˆreplan par rapport Š la musique. Autre pouvoir myst‡rieux de la phrase : peu de personnes en comprennent le sens ou, si elles le comprennent, parviennent difficilement Š comprendre le reste du texte. D’o† son ‡tranget‡. On croit comprendre, puis on se rend compte que pas mal de choses ‡chappent... La musique reprend Š ce moment son pouvoir premier d’‡vocation. Il faut absolument que je vous fasse entendre cet air, que je considˆre comme un sommet de l’art, enfin comme un sommet dont je voudrais approcher dans ce que je vous propose de faire ensemble. Puis il parle de la musique de Jean-FranŽois Maljean, ni jazz ni..., que 152 certains qualifient de new age, et qu’il appelle tout simplement musique sans paroles ou musique de film sans film... Et d’expliquer qu’il serait Œ g‡nial • d’arriver Š produire un double r‡cital. Il serait compos‡, en contrepoint, d’une premiˆre partie qui proposerait, chant‡s par Lise-Laure en blanc, les airs de Marie No•l dans leur puret‡ originelle, avec accompagnement de piano et de fl“te traversiˆre, et d’une deuxiˆme partie qui en donnerait une version nouvelle, comme transfigur‡e, psalmodi‡e par Gaudence, en noir n’est-ce pas, celle que le groupe Sambolera va mettre au point Š partir des principes qui viennent d’‰tre ‡nonc‡s... Cette fois, Sylvain occuperait le pupitre du vibraphone, mais il pense qu’il serait Œ g‡nial • ‡galement de pouvoir le remplacer par un balafon, instrument mythique qui le hante et dont il aimerait pouvoir se procurer un exemplaire. – Tenez, dit-il, je voudrais vous donner un autre exemple encore, et qui illustre comment nous allons pouvoir exploiter le pouvoir d’‡vocation des poˆmes de Marie No•l. Et je sais gr‡ Š Lise-Laure de m’avoir permis de d‡couvrir cette po‡tesse. Je ne sais pas par quelle association je pense tout Š coup Š lui, mais je ne parviens pas Š chasser de mon esprit ce monostiche de Guillaume Apollinaire : Et l’unique cordeau des trompettes marines...Et m‰me si Apollinaire prend la pr‡caution de nous parler de leur unique cordeau, le mot trompettes ‡voque d’abord pour nous un instrument Š vent, de la famille des cuivres, et, si nous nous laissons aller, pour un peu nous imaginons, face Š la mer, les trompettes de J‡richo, l’olifant de Roland, le buccin des crois‡s... Tel est le pouvoir fascinant des mots, qui peuvent d’abord nous ‡garer, et par lesquels nous aimons nous laisser ‡garer, pour autant que nous puissions ‡prouver la jouissance de les r‡cup‡rer et de les r‡int‡grer dans leurs v‡ritables acceptions. Excuse-moi, Lise-Laure, j’ai l’air bien p‡dant, mais je ne vois pas comment dire autrement. Enfin voilŠ : quand on 153 sait que la trompette marine est un instrument de jadis Š une seule corde tendue sur trois planchettes triangulaires assembl‡es en forme de pyramide et dont on jouait avec un archet, on accˆde Š un autre niveau de compr‡hension du texte. C’est Š cela que je voudrais arriver dans la musique que nous allons cr‡er. Marie No•l, par ses textes, nous r‡serve des surprises, et donc des jouissances, du type de celles que nous r‡servait Apollinaire dans le poˆme cit‡. ‘ nous d’y ajouter, par notre musique, les m‰mes pouvoirs d’enchantement... Tous sont s‡duits. Il n’en faudra pas plus pour les convaincre. Lise-Laure, Gaudence, – Š qui il s’empresse de pr‡ciser que la trompe marine s’apparente peut-‰tre Š l’arc musical africain – Thierry, Jean-Marie et les autres veulent bien acquiescer au discours de leur leader. Sylvain peut maintenant leur donner un exemple. Il souhaite que le refrain du premier poˆme de Marie No•l auquel ils s’attachent, et qui s’intitule tout simplement Chanson, devienne, pour leur groupe, ce que Fƒt co p„s qu’amon Laca a ‡t‡ pour Guy Cabay. Il leur r‡cite le premier refrain : Œ M’en allant par la bruyˆre / Buisson rouge, buisson blanc / Pour cueillir la fleur derniˆre / Qui pousse au milieu du vent. / Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant. • Lise-Laure n’attend pas qu’on la prie. En ‡cho Š la r‡citation de Sylvain, elle se met Š interpr‡ter la Chanson sur l’air que Marie No•l a elle-m‰me ‡crit. D’instinct, Sylvain l’a rejointe et l’accompagne au piano. Lise-Laure chante, se laisse inspirer par les paroles : ses yeux, qui fixent soudain un point devant elle, contemplent comme un paysage int‡rieur. Accoud‡e au piano, Gaudence l’‡coute et la regarde avec une attention soutenue. Attention soutenue ou inspir‡e ? Sylvain ne le sait. Il ne lui ‡chappe pas que, d’un l‡ger mouvement de la t‰te et d’un imperceptible d‡hanchement, elle semble Š la recherche d’un rythme 154 profond, celui qu’elle donnera Š la nouvelle version. Luim‰me, au piano, s’appliquant Š servir au mieux la partition, il retrouve un calme qu’il s’‡tonne d’avoir perdu. Sa propre f‡brilit‡, qui s’est r‡v‡l‡e par l’abondance de son flux verbal, l’a d‡sarŽonn‡. Il ne se connaissait pas ces mouvements de l’”me insidieux, ces coups de boutoir au cœur qui provoquent une aussi grande agitation int‡rieure, tellement difficile Š contenir. Et il ne semble pas que l’‡motion qui l’a envahi soit li‡e uniquement Š la fr‡n‡sie, Š l’exaltation qui emporte tout artiste lorsqu’il est poss‡d‡ par le d‡mon de la cr‡ation. Il a compris que, r‡unies en face de lui, ces deux femmes si diff‡rentes, mais qui le fascinent toutes deux, usent, peut-‰tre m‰me Š leur insu, de pouvoirs de s‡duction aux ressorts ‡tranges, si diff‡rents chez l’une et chez l’autre. Et si efficaces cependant, puisqu’il se trouve pris au piˆge, il doit bien se l’avouer, aussi bien par l’une que par l’autre, et pour des raisons qui, Š l’analyse, sont fondamentalement diff‡rentes. Lise-Laure, la discrˆte, la r‡serv‡e, la r‰veuse, est aussi la grande sœur a‹n‡e, celle de toutes les initiatives, celle qui l’a choisi comme accompagnateur, celle qui impose son r‡pertoire, celle qui sait devant quel parterre d’auditeurs ils vont se produire... Sa d‡termination ferme autant que discrˆte, associ‡e Š autant de r‡serve, intrigue Sylvain. O† donc veutelle en venir ? O† donc veut-elle les conduire tous les deux ? Il ne peut pas croire qu’elle va combler les vides de son existence Š elle en se produisant ŽŠ et lŠ dans ces r‡citals philanthropiques qui doivent, en fin de compte, servir de vitrine publicitaire pour les affaires d’un mari par ailleurs trop absent... Cherche-t-elle Š exploiter enfin les talents d’un art que les circonstances de la vie ne lui ont pas permis d’exercer ou, plut•t, oui plut•t, ne cherche-t-elle pas Š assouvir, Š travers lui, les aspirations r‰v‡es et d‡Žues que ses professeurs Š lui, Š l’occasion de l’‡tude qui a ‡t‡ faite de 155 Flaubert en classe, ont qualifi‡es de... bovarysme ? ‘ moins que, enfin, et Sylvain ose Š peine l’imaginer, Lise-Laure ne cherche Š utiliser Sylvain comme instrument d’un plan machiav‡lique ? En effet, si Lise-Laure soupŽonne Sylvain, comme Sylvain lui-m‰me en a acquis la conviction, d’‰tre le fils de Sylvestre, pourquoi ne ferait-elle pas de lui un alli‡ ? Pourquoi ne lui feraient-ils pas payer ensemble le prix de sa l‡gˆret‡, de son irresponsabilit‡, de son indiff‡rence ? Les derniers quintils du poˆme amˆnent Sylvain Š abandonner ses... ‡lucubrations. Œ Et j’endormirai ta peine / Le long des bois en chantant. / Ta peine d’aujourd’hui m‰me / Et celles des autres temps. / Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant. / La plus vive, la plus folle / Qui sort du monde au printemps / Et celle qui vient d’automne / Pour faire mourir les champs. / Buisson rouge, buisson jaune, buissons au loin buissonnant. • Et si c’‡tait Sylvain qui devenait l’acteur d’une cause au service de laquelle il embarquerait, Š son insu, Lise-Laure elle-m‰me ? Il est temps que la Chanson se termine. Les derniers accords imposent de ramener Š la raison l’imagination de Sylvain, qui s’est un peu trop ‡gar‡e en des terres hasardeuses. Sylvain a tourn‡ son attention vers Gaudence. Il ne parvient pas Š lire dans ses yeux noirs, si profonds et si lointains. R‰ve-t-elle des paysages toujours verts des mille collines de son pays, de ces paysages sans printemps ni automne ? Comment d‡chiffrer les jeux de physionomie d’une femme Š la peau noire, comment lire les secrets de l’”me que r‡vˆlent, chez les n•tres, une p”leur, une rougeur, un cillement des paupiˆres, un fr‡missement des ailes du nez, et qui, chez Gaudence, semblent ob‡ir Š d’autres lois ? Que cachent donc l’ambre patin‡e de la peau, l’‡nigmatique impassibilit‡ des traits ? Quelles souffrances secrˆtes recˆlent ces yeux aux pupilles noires cern‡es d’un blanc couleur de 156 nacre, qui regardent au loin, si loin, comme s’ils ‡taient porteurs de toute la misˆre d’un peuple ? Mais Gaudence a t•t fait de reprendre contact avec le r‡el. Elle a joint les mains et, par des battements improvis‡s, ‡bauche la cadence qui pourrait ‰tre donn‡e Š la version nouvelle du groupe. Elle s’est donc engag‡e, sans r‡serve, dans l’exp‡rience qui leur est propos‡e. ‘ cet acte d’adh‡sion spontan‡e va succ‡der l’excitation qui conduit Š prendre des dispositions pratiques. Il leur importe, avant tout, de se mettre au travail. Primo, chercher d’autres partenaires musiciens, choristes, danseurs... Chacun va s’y employer de son c•t‡. Ensuite, fixer le calendrier et les lieux des r‡p‡titions ; d‡finir les sp‡cialisations de chacun : Š quels instruments secondaires, en plus du piano, chacun va-t-il s’initier... Lise-Laure va demander Š Sylvestre de programmer, Š l’occasion de son prochain voyage au Gabon, l’achat d’un balafon et, tant qu’il y sera, d’une harpe-cithare mvet dont on dit qu’elle est propre au Gabon et au Cameroun... On peut r‰ver. D‡jŠ on pense qu’on pourra ‡diter un CD et – pourquoi pas ? – des clips vid‡o. Il leur faudra un manager, des sponsors... 157 158 14 RIEN N’EST JAMAIS ACQUIS... LES R‚SULTATS DES ANALYSES ont cruellement pr‡c‡d‡ toute manifestation inqui‡tante de la maladie que V‡ronique elle-m‰me aurait pu d’abord d‡celer dans son propre organisme. Elle avait repris depuis deux mois ses activit‡s professionnelles normales et se sentait bien dans sa peau. Par l’interm‡diaire de son m‡decin traitant, elle vient de recevoir le verdict : si elle veut Œ mettre de son c•t‡ • toutes les chances de gu‡rison, il va falloir qu’elle se pr‰te Š une nouvelle s‡rie de s‡ances de radioth‡rapie, auxquelles succ‡deront d’autres s‡ances de chimioth‡rapie... ‚cran noir, horizon bouch‡, pas de perspective... Cette fois, d‡contenanc‡e, n’y tenant plus, elle a t‡l‡phon‡ Š Sylvestre, qui a quitt‡ son bureau sur-le-champ et est venu la rejoindre. ‘ son arriv‡e, elle a fondu en larmes et s’est jet‡e dans ses bras. C’est la premiˆre fois qu’elle pleure. Sylvestre lui-m‰me en est surpris. VoilŠ donc que cette femme forte accepte de reconna‹tre l’adversaire, l’estime Š sa vraie force, d‡couvre sa redoutable puissance et doute enfin qu’elle puisse le vaincre. Cette fois encore, les analyses de laboratoire, qu’on ne peut mettre en doute, contredisent ce qu’elle ressent. Le mal dont elle souffre est-il Š ce point sournois qu’il puisse ainsi la tromper sur ellem‰me ? Toutes ces questions, V‡ronique accepte de se les poser, de les exprimer tout haut, de les dire, de les partager avec Sylvestre... Œ Enfin •, est-il tent‡ de penser. Il a appris que la n‡gation des ‡motions entrave le processus de gu‡rison. Le refoulement, le souci d’afficher une ma‹trise de soi 159 in‡branlable conduisent au stress et le stress est cause de pas mal d’ennuis... Sylvestre s’est tu, a reŽu V‡ronique dans ses bras et l’a gard‡e ainsi, longtemps, la laissant pleurer jusqu’Š ce que s’‡puise son mouvement de d‡sespoir. – Viens, lui a-t-il enfin gliss‡ dans l’oreille. Ne restons pas debout. Asseyons-nous... Elle a accept‡. Ils se sont assis dans le sofa du salon. Elle s’est r‡fugi‡e contre lui, la t‰te dans le creux de son ‡paule. Il a pris sa main dans la sienne. L’a caress‡e longuement, l’a ouverte, a parcouru d‡licatement les lignes de la paume avec l’index. – Regarde, dit-il, ta ligne de vie, comme elle est longue... – Tu crois Š ces b‰tises ? interroge-t-elle avec un l‡ger sourire que contredisent les larmes qui inondent encore ses yeux et voilent son regard... – Non, dit-il, mais je crois Š l’esp‡rance, Š la force de l’esp‡rance... Puis, retournant la main, il en caresse le dos : – Ce sont les mains qui disent le mieux l’”ge des gens. Si tu savais, confie-t-il, comme tes mains sont jeunes. Puis, il met sa main dans la main de V‡ronique, paume contre paume, glisse ses doigts entre les siens, s’encha‹ne Š elle comme si soudain ces deux mains s’associaient dans la m‰me priˆre. Au bout d’un long moment, il soulˆve cette main, l’approche de ses lˆvres et y d‡pose un baiser chaste... Lentement, il se met Š lui r‡citer quelques vers qui tra‹nent dans sa m‡moire, et si doucement qu’il les chuchote presque : Œ Rien n’est jamais acquis Š l’homme Ni sa force / Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit / Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix / Et quand il croit serrer son bonheur il le broie / Sa vie est un ‡trange et douloureux divorce... • Elle a lev‡ ses yeux vers lui et a continu‡ sur un ton qui trahit sa d‡tresse : Œ Il n’y a pas d’amour heureux... • Elle l’invite de la sorte, et malgr‡ elle, Š conclure : Œ Mais 160 c’est notre amour Š tous deux. • Ce qu’il fait. Et ils s’embrassent ‡perdument, comme il y a presque vingt ans... Il lui caresse l’‡paule, la base du cou, le cou. Puis, trˆs d‡licatement, il soulˆve la perruque et, comme elle ne fait aucun geste pour s’y opposer, il la lui •te. Lentement. Son cr”ne, qu’un l‡ger duvet de deux mois Š peine recouvre, se livre Š son regard dans toute sa nudit‡. Longuement, de la main, il lui caresse ce d•me meurtri, l’effleure, le masse trˆs l‡gˆrement, l’enferme dans sa main incurv‡e en conque comme dans un ‡crin. Il continue de r‡citer : Œ Mon bel amour mon cher amour ma d‡chirure / Je te porte dans moi comme un oiseau bless‡... • Puis, sans arriˆre-pens‡e aucune, il lui caresse les bras, le dos, et un peu comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, il pratique sur elle des gestes qu’Š son insu les sp‡cialistes qualifient d’haptonomie ou Œ approche tactile affective •. Pas vraiment en technicien appliqu‡. Mais il s’y engage tout entier. Au risque de se perdre... D’ailleurs, bient•t elle s’est laiss‡e glisser Š c•t‡ de lui, tandis qu’il la caresse encore... Sa main est descendue le long de sa hanche droite et red‡couvre soudain, sous le tissu de la jupe, le long de la cuisse qu’il caresse, la marque connue d’une cicatrice ancienne due Š un accident Œ domestique • – elle a failli mourir ‡bouillant‡e alors qu’elle ‡tait ”g‡e de cinq ans Š peine – , s’y attarde longuement, l’explore du m‡dius, la quitte, y revient, y revient encore. – Œ Ma d‡chirure... •, reprend-il en ‡cho. Puis il ajoute : – Ce qui a cicatris‡ une fois d‡jŠ cicatrisera une fois encore... Il se penche vers elle, l’embrasse sur la joue, dans le cou. Il porte la main vers le sein... 161 – Non, souffle-t-elle. Pas Ža, laisse, veux-tu... Pas lŠ... Je ne suis qu’une femme meurtrie..., amput‡e, et... – elle a failli dire Œ m‡nopaus‡e • ; mais non : sa puissance d’aimer est intacte – us‡e par la maladie, par l’”ge... – š mon amazone, dit-il, soudain inspir‡ mais surpris que s’impose Š lui cette association... – La guerriˆre sans peur au regard franc aujourd’hui est touch‡e, r‡plique-t-elle. S‡rieusement. Elle a d“ descendre de cheval, mettre un genou en terre... ‘ leur insu, ils viennent d’‡voquer cette promenade d’autrefois le long de la Lesse et dont le souvenir reste trˆs pr‡sent dans la m‡moire de Sylvestre. Elle avait ‡t‡ projet‡e au sol par un cheval r‡tif et peureux, qui s’‡tait subitement cabr‡... Sylvestre l’avait secourue... D‡jŠ alors... Mais, malgr‡ le rapprochement entre les deux situations qu’impose l’‡vocation d’une course Š cheval, la vraie victime, Š l’‡poque, en d‡pit des apparences, ce n’‡tait pas V‡ronique... N’avait-elle pas utilis‡ cette situation pour se livrer Š un rapt d‡licat, dou‡e qu’elle ‡tait d’une ‡tonnante capacit‡ spoliatrice, Š l’‡gard de laquelle Sylvestre n’avait d’ailleurs jamais ‡prouv‡ que des sentiments de mansu‡tude, de gratitude m‰me... ? – Il faut savoir laisser souffler sa monture avant de remonter en selle. Cette Œ vieille carcasse •, comme tu dis parfois, on va la requinquer... Je n’oublierai jamais, ajoute-til, que tu as dompt‡ l’adolescent rebelle que j’‡tais, que tu as us‡ avec bonheur, Š mon ‡gard, d’une p‡dagogie enchanteresse, que tu as sauv‡ le naufrag‡ que j’‡tais... Je serai Š tes c•t‡s, le temps qu’il faudra... Il n’en dira pas plus. ‘ l’impuissance des mots, il va substituer de nouveau le langage des mains, lui communiquer la chaude sollicitude de son corps m‰l‡ au sien. Il va la caresser encore et encore... Jusqu’Š ce qu’une houle de plai- 162 sir, une vague de bonheur, sorte de volupt‡ ‡pur‡e, l’envahisse tout entiˆre, la submerge et l’inonde. Puis, elle pleure de nouveau. Longtemps. Une ‡ternit‡ de silence. Il n’en finit pas de la caresser. Puis, enfin, elle lui dit, tout bas, dans le creux de l’oreille : – Merci... Il y avait si longtemps... Elle ne pr‡cisera pas. Pas plus qu’il ne cherche Š savoir. De m‰me, il lui importe peu de savoir s’il agit en th‡rapeute, conscient ou inconscient des actes qu’il pose et qui vont bien au-delŠ de ce qu’admet le Œ jeu social •... Non, il n’a pas profit‡ de sa faiblesse Š elle pour reprendre la place de l’amant qu’il ‡tait et qu’elle avait un jour repouss‡, rejet‡..., banni. Il y a eu tout Š coup, pense-t-il, et sans pr‡m‡ditation aucune, une adh‡sion complˆte de l’un et de l’autre, comme un appel auquel il leur a ‡t‡ impossible de se soustraire. Mais ce n’a ‡t‡ ni une faiblesse ni une faute. Il sait d’instinct qu’elle avait besoin d’‰tre rassur‡e sur elle-m‰me : en quoi l’”ge et la maladie tout Š la fois ont-ils port‡ atteinte Š son int‡grit‡ physique, Š sa f‡minit‡, Š sa sensibilit‡ de femme..., Š sa sensualit‡ ? Il lui a permis de faire ce contr•le, cette... v‡rification, de se mesurer avec le mal qui frappe Š la porte, de retrouver le calme, la s‡r‡nit‡, une sorte de paix int‡rieure... Les choses ‡taient claires dˆs le d‡part. V‡ronique avait tenu, dˆs leur premiˆre rencontre, Š bien pr‡ciser la nature de leurs relations Š venir. Ce qui vient de se passer ne s’inscrit pas, ne peut pas s’inscrire dans une autre perspective. D’ailleurs, V‡ronique revient Š la conscience, retrouve rapidement le sens du r‡el. – J’avais tant besoin de me r‡concilier avec moi-m‰me, confesse-t-elle. Ce mal insidieux, sournois, ce mal-qu’onn’appelle-jamais-par-son-nom... Et puis Sylvain qui se disperse. Il va finir par rater son ann‡e scolaire... 163 Sylvestre a choisi de se taire. Il va la laisser dire. Il faut qu’elle dise, qu’elle aille jusqu’au bout de sa peine, de sa souffrance, de ses angoisses... – Je voudrais que tu me promettes... Elle h‡site longuement, puis elle ajoute : – ... de ne jamais quitter Lise-Laure. Tu ne peux pas lui faire cela. Je crois que tu ne sais pas assez les richesses, les qualit‡s qui sont les siennes... Non, ne dis rien ; ne proteste pas. Pas maintenant. Il faut que tout soit clair : tu ne l’as pas tromp‡e, je ne l’ai pas tromp‡e. Ce qui vient de se passer est bien au-delŠ... D’une autre nature... Sylvestre, un peu interloqu‡, se demande de quel droit V‡ronique s’immisce tout Š coup dans sa vie intime... Œ Qu’est-ce qu’elle sait de la nature exacte des relations qui existent entre Lise-Laure et moi ? • Jamais il n’a parl‡ Š Lise-Laure de ses relations avec V‡ronique ; jamais il ne parlera Š V‡ronique de ses relations avec Lise-Laure... Il y a, m‰me dans les confidences les plus intimes, des interdits qu’il ne transgressera jamais. V‡ronique se hasarde enfin Š lui poser la question qui la br“le. – Peux-tu me faire une promesse ? lui demande-t-elle, suppliante. Peux-tu me promettre que... Elle en avale sa salive dans un profond et douloureux mouvement de d‡glutition. – Peux-tu me promettre que... si... Lise-Laure et toi d‡cidiez de faire ensemble un enfant, tu me, vous me choisiriez comme... marraine... Sylvestre profite de la perche qu’on lui tend pour faire diversion. – Bravo, dit-il, tu as d‡cid‡ de vaincre. Tu acceptes de regarder l’avenir avec esp‡rance, de faire des projets d’avenir. Tu es sur la voie de la gu‡rison. Tu vas voir. On va se battre. Nous allons gu‡rir. Ensemble. 164 V‡ronique se sent prise au piˆge. C’est vrai qu’elle vient de faire comme si... – Mais tu ne m’as pas r‡pondu. Tu ne m’as pas dit Œ oui • ou Œ non •... – La question ne se pose m‰me pas. Bien s“r que ce serait Œ oui •... Comment as-tu pu en douter ? – Je crois que tu me r‡ponds de la sorte, justement, parce que Œ la question ne se pose m‰me pas •... et qu’il serait peut-‰tre bon qu’elle se pose... VoilŠ donc que Sylvestre, le bon samaritain qui a r‡pondu Š l’appel de V‡ronique, celui qui est venu lui tendre la main dans un moment de d‡tresse, voilŠ donc que Sylvestre lui-m‰me se trouve interpell‡... Il n’est pas venu pour cela. Il se demande m‰me s’il est vraiment... d‡cent de parler de cela avec V‡ronique. Que sait-elle, au fond, de leur cheminement Š Lise-Laure et Š lui ? Peut-‰tre faudra-t-il qu’il lui fasse confidence un jour de la vie d’‡tudiants qui fut la leur et qui excluait de leur vie sexuelle jusqu’Š l’hypothˆse m‰me d’un enfant, et des habitudes de couple qu’on prend dans ces situations, des d‡buts professionnels qui furent les siens, dans l’entreprise du beau-pˆre, dans laquelle il a ‡t‡ contraint de s’engager complˆtement, ce qui imposait de longues absences Š Anvers, en Afrique, entreprise dans laquelle il a d“ œuvrer pour se faire admettre et reconna‹tre comme Œ digne successeur •, de leurs centres d’int‡r‰t, Š Lise-Laure et Š lui, qui, se r‡v‡lant au cours des ann‡es, allaient dangereusement divergeant... D’ailleurs, Sylvain semble avoir beaucoup d’affinit‡s avec Lise-Laure. Peut‰tre y a-t-il lŠ une belle occasion qui va lui permettre de s’‡panouir, de se r‡v‡ler Š elle-m‰me... Pour l’instant, ils vont prendre les dispositions pratiques qu’impose le nouveau traitement. Sylvestre sera pr‡sent comme lors de la premiˆre s‡rie de s‡ances. Il la conduira, chaque fois que ce sera n‡cessaire, de Sauveniˆre Š l’h•pital 165 de Mont-Godinne, Š La Hazelle, Š Ernoichamps m‰me o† elle pourra venir se reposer. Non, il ne se rendra pas en Afrique comme il l’avait programm‡. Il y enverra plut•t son demi-frˆre, avec pour mission d’en rapporter un balafon, une cithare mvet et, ‡ventuellement, mais la d‡marche sera plus complexe en raison de l’embargo, un inanga du Burundi... Oui, il va sponsoriser les r‡citals que Sylvain organisera avec son groupe, avec Lise-Laure, avec Gaudence. Oui, il les aidera financiˆrement Š enregistrer leur premier CD, Š r‡aliser des clips vid‡o... V‡ronique est ennuy‡e de devoir d‡pendre ainsi de Sylvestre. Ah ! Si Sylvain avait son permis de conduire. Il aura bient•t l’”ge. Mais il doit pr‡parer ces ‡preuves. Qu’Š cela ne tienne : on demandera Š Lise-Laure de lui apprendre Š conduire. Ils en profiteront pour rep‡rer les lieux de tournage des clips qu’ils veulent r‡aliser... 166 15 TRISTE... TRISTE ‘ EN MOURIR L’EMBARGO , EFFICACE, REND LES ‚CHANGES presque impossibles. Seul, le t‡l‡phone ‡chappe aux contr•les. Les communications t‡l‡phoniques, forc‡ment brˆves en raison de leur co“t ‡lev‡, diffusent l’essentiel de l’information en phrases toujours trop lapidaires. Selon la nature de leur contenu, tant•t les mots sont porteurs de joie ou d’esp‡rance, tant•t, le plus souvent, ils assassinent... Tocsin maudit, la sonnerie d’aujourd’hui ‡tait, une fois encore, messagˆre de mort. De Bujumbura, le communiqu‡ est parvenu, laconique, brutal : Œ F‡bronie Niyabirori est morte. • Gaudence savait F‡bronie, son amie et sa compatriote, gravement malade. L’annonce de l’issue fatale, redout‡e autant qu’attendue, ne l’en laisse pas moins d‡sempar‡e. Lors d’un des tout derniers ‡changes t‡l‡phoniques, F‡bronie avait fait le constat d‡sabus‡ : Œ Notre pays est maudit... •, comme si le Burundi, pays de misˆre, pays de luttes ethniques, pays d’‡pid‡mies, pays de d‡chirements et de massacres, ne pouvait pas ‡chapper, pas plus que le Rwanda voisin, Š l’affreuse mal‡diction, Š toutes les formes de mal‡dictions, depuis la folie g‡nocidaire jusqu’Š la plus sournoise des pestes qui tuent jusqu’Š l’espoir m‰me, le sida... Et comme si son destin Š elle devait n‡cessairement se confondre avec celui du pays tout entier. F‡bronie n’avait pas trente ans. Elle laisse deux enfants, ”g‡s respectivement de sept et de six ans. Gaudence l’avait connue en Belgique lorsqu’elle ‡tait venue y accomplir ses ‡tudes. F‡bronie, Š ce moment, y terminait les siennes. 167 L’une et l’autre avaient choisi de s’expatrier en Europe, loin des leurs, pendant quatre ans, cinq ans, voire six ans, pour y recevoir une formation dont elles esp‡raient pouvoir, Š leur retour, faire b‡n‡ficier leur pays. F‡bronie ‡tait enseignante. ‘ Bujumbura, elle avait form‡ le projet d’encadrer les bichoraŽ, enfants seuls qui ont choisi ou d“ choisir la dure libert‡ de la rue, que Cesbron appelait, dans nos pays, des chiens perdus sans collier et que les Burundais appellent birobezo, d’un terme p‡joratif qui d‡signe les clochards qui se nourrissent de d‡chets. Elle souhaitait cr‡er un orphelinat pour que ces enfants mangent tous les jours, dorment dans un lit avec des draps, disposent d’habits propres et d’eau pour se laver, et pour qu’ils puissent aller Š l’‡cole. Elle avait m‰me ‡tabli un projet complet de cr‡ation d’une boulangerie, conŽue comme atelier d’apprentissage... Le projet aura donc ‡t‡ un projet mort-n‡. Elle lui apprend qu’on dit Œ un • kirobezo et Œ des • birobezo. C’est le terme p‡joratif entre tous, Š ne pas confondre avec kitimbaŽ qui d‡signe Œ l’enfant qui dort n’importe o† la nuit •, ni avec kidoma qui d‡signe Œ l’enfant bien qui fouille des poubelles s‡lectionn‡es et qui est une sorte de recycleur •, ni avec kicoraŽ qui d‡signe Œ celui qui se d‡brouille tout seul dans la rue, qui mendie peut-‰tre en tendant la main aux passants et en disant en swahili Sayidiye, mam‰, Sayidiye, pap‰ (aide-moi...) , mais qui fait de son argent un usage r‡fl‡chi •... Pas une larme. Gaudence ne pleure pas. Cet aprˆs-midi, dans la v‡randa de la maison de Sauveniˆre r‡chauff‡e, Š travers les vitres, par les rayons discrets du soleil printanier, assise dans un fauteuil en rotin, Gaudence est prostr‡e, indiff‡rente aux signes avant-coureurs du printemps. Impuissants Š r‡jouir son regard, ni le jaune lumineux des forsythias, ni le rouge carmin‡ des groseilliers sanguins, qui sont pourtant pr‡mices d’esp‡rance et de renaissance, ne par168 viennent Š adoucir la peine de la jeune femme, qui se sent soudain si loin de ceux qu’elle aime. Sylvain, Š ses c•t‡s, se confine dans un silence maladroit autant que compatissant. Soudain, Gaudence prend en mains l’inanga qu’un ‡tudiant vient de lui rapporter du Burundi. C’est une sorte de cithare rectangulaire Œ Š bouclier •, Š neuf cordes, longue d’un mˆtre, dont les deux petits c•t‡s sont marqu‡s par des entailles Š travers lesquelles une corde unique, trˆs serr‡e, fait le tour du bouclier. Et voilŠ que, dans une langue inconnue de Sylvain, le kirundi probablement, Gaudence se met Š chanter sa peine, ou plut•t Š la psalmodier comme une pleureuse de n‡nies. ‘ chaque pincement de corde, l’instrument, qui s’est fait voix presque humaine, fait ‡cho au sourd et lent lamento de la chanteuse. La m‡lop‡e est lugubre Š laquelle participe un lent balancement du tronc, en un mouvement vaguement circulaire. Gaudence chantera longtemps, chuchochantera longtemps... Fascin‡, Sylvain se tait, ‡coute. Puis, soudain, Sylvain croit comprendre, croit reconna‹tre des mots... Sans modifier sa musique, sans changer de ton, Gaudence psalmodie encore : Œ Qu’on me laisse en ma m‡moire / Marcher seule au vent, marcher... / Dans les champs de ma nuit noire / J’ai quelque chose Š chercher. • Gaudence s’est appropri‡ les mots de Marie No•l et les utilise pour apprivoiser sa peine. Curieuse destination que celle qu’elle donne Š cette Plainte dans le soir interpr‡t‡e au son de cette cithare-sur-cuvette, instrument traditionnellement r‡serv‡ aux liturgies sacr‡es ou aux louanges adress‡es Š la noblesse ! Et pourquoi pas ? Marie No•l doit ‰tre satisfaite de voir, de lŠ-haut, le pouvoir purificateur, cathartique, de sa po‡sie... Combien de temps ? Combien de temps, l’un et l’autre, communiant Š la m‰me peine, vont-ils sentir que les traverse de la m‰me maniˆre cet ‡tat... de gr”ce, ce moment si parti169 culier o† l’un et l’autre partagent avec une m‰me et intense intimit‡ leur connivence, leur ferveur ? C’est que la douleur de Gaudence s’abat sur elle au moment o† Sylvain, inform‡ de la r‡surgence du mal chez sa mˆre V‡ronique, ne trouve aucun exutoire Š son d‡sarroi... Lui aussi avait besoin, sans qu’il s’en rende bien compte, d’‡vacuer sa peine en la purifiant, en la magnifiant par l’acte musical. Il est all‡ chercher son synth‡tiseur, l’a branch‡ sur le clavier d’orgue d’‡glise. Et il improvise, en sourdine, un accompagnement au chant de Gaudence. C’est la premiˆre fois que Gaudence et lui se livrent Š cet exercice. Ils y arrivent du premier coup, spontan‡ment. Leur complicit‡ semble telle qu’elle pourrait donner Š l’observateur non inform‡ l’impression qu’elle r‡sulte d’un long apprentissage. Non, ils se sont rejoints instinctivement, sans calcul, sans ruse, sans malice. Sortilˆge merveilleux qui se r‡alise au diapason du cœur et de l’”me. Combien de temps a dur‡ ce moment d’extase ? L’un et l’autre seraient bien en peine de le dire. S“rement trˆs longtemps. V‡ronique, qui terminait sa sieste, un peu inquiˆte de ne pas les voir repara‹tre, les ‡couta longuement, parderriˆre la porte. Et elle tomba sous le charme. Et son ‡motion la retourna jusqu’au plus profond d’elle-m‰me. Lorsque l’‡cho des derniers accords disparut, elle se hasarda Š entrouvrir la porte. Elle y vit Sylvain se lever, s’agenouiller devant Gaudence, lui prendre celle des mains qui ne tenait pas l’inanga et d‡poser sur les phalanges un l‡ger baiser qui semblait vouloir rendre hommage au talent de celle qui, gr”ce Š ses doigts, avait cr‡‡ ces phrases m‡lodiques qui disaient tant de choses. Et avec quelle profondeur et avec quelles nuances ! V‡ronique referma discrˆtement la porte et se retira. Faisant mine de reprendre sa main, Gaudence a invit‡ Sylvain Š se relever. Sylvain, ce faisant, voit qu’elle se h”te d’‡craser au coin de l’œil la larme qu’elle n’a pu refouler. Pour ne pas rompre trop brutalement la magie du 170 moment, il lui propose d’aller faire un tour dans la campagne. ‘ tout hasard, il s’arme de son cam‡scope. Il y aura bien l’une ou l’autre scˆne Š filmer. L’hiver venteux a laiss„ trace, Œ‡ et l‡, des blessures meurtri†res qu’il a faites. La tronŒonneuse n’avait pas pu pr„voir qu’ici, sous les coups entƒt„s et imp„tueux de vents tourbillonnants, des troncs v„n„rables se briseraient et abandonneraient l’une ou l’autre branche ma‹tresse, s’amputeraient parfois mƒme de la moiti„ de leur dˆme. L‡, le chablis est tel que la saign„e inflig„e au bosquet y m„nage une clairi†re d„sol„e. Sylvain impose ‡ son cam„scope de garder trace de ce qu’ils observent. – Regarde, dit-il ‡ Gaudence en la lui montrant du doigt, une branche morte que les cantonniers n’ont pas vue... La s†ve, en effet, refuse d’y remonter et de l’investir une fois encore. Pas un bourgeon, pas une foliole. La branche est bien morte. Pour la beaut„, mais aussi pour la sant„ de l’arbre, il e•t fallu l’„laguer..., l’amputer. Ce dernier motboomerang, qui assi†ge sa pens„e, tout ‡ coup lui fait mal. Puis, avisant, dans un pr„, quelques souches d’arbres qu’une machine a sci„es au ras du sol... – Tu vois, dit-il. Pour des raisons de co•t uniquement, on ne prend plus la peine de d„chausser les souches et d’enlever les racines. Non, on va y injecter je ne sais quel produit chimique qui se chargera de les d„composer dans le sol mƒme. Elles sont l‡ qui, nagu†re encore, solidement et profond„ment arrim„es au sol et pourvoyeuses de toute vie, elles sont l‡ qui, bientˆt d„vitalis„es, tomberont d’ellesmƒmes en poussi†re... Il ne parvient pas ‡ chasser ces pens„es morbides. Voil‡ qu’il „voque la poussi†re... Oui, tout est poussi†re... D„cid„ment ! Il ferme les yeux. S’adosse, au bord d’un foss„ humide, au tronc d’un arbre. Mais voici maintenant que son 171 odorat est sollicit„ par une exhalaison f„tide de champignon. Il rouvre les yeux, observe sur le tronc un d„but de pourrissement de l’„corce et, ‡ la base, l’emprisonnant en arc de cercle, une grappe de champignons couleur de miel : l’armillaire mielleuse, dirait V„ronique. C’est sans appel. Le cancer a d„j‡ envahi le cœur de l’arbre. Le cancer... – Viens, dit Gaudence. Cette promenade-safari ne sert Š rien. ‘ rien qu’Š nous faire du mal encore. Aujourd’hui, nous ne parviendrons pas Š voir autre chose que des images de notre peine. Laisse un moment ton cam‡scope. Parlons, si tu veux. C’est donc par Gaudence, qui, pourtant, porte douloureusement en elle le deuil de sa compatriote, que Sylvain va pouvoir dire sa souffrance, son d‡sarroi, son impuissance Š secourir sa mˆre qu’il adore, sa d‡sesp‡rance. Ils se sont assis sur un des bancs que la commune a am‡nag‡s Š l’intention des promeneurs. Discrˆtement, Gaudence va aider Sylvain Š exprimer sa peine. Peu Š peu, Sylvain parvient Š traduire en mots ce qui est rest‡ confus en lui jusqu’Š aujourd’hui. Il va dire sa solitude d’enfant unique, le grand ”ge de Mamy Sophie avec qui il est difficile de partager ses inqui‡tudes au sujet de V‡ronique, l’absence de parents proches Š qui se confier... Il va dire la solitude de V‡ronique, fille unique ‡galement, sans cousins, sans oncles ni tantes... Il va dire combien a ‡t‡ ‡troite leur intimit‡, dans laquelle ils ont tout partag‡, toujours ; combien la maladie de V‡ronique, qui s’insinue entre elle et lui, rend difficile tout partage entre eux... Il va dire combien il redoute la maladie plus encore que ne semble la redouter V‡ronique ellem‰me. Apparemment, en tout cas. Il va dire combien lui est r‡confortante sa pr‡sence Š elle, Gaudence, ainsi que la pr‡sence de la famille d’Alcantara qui se montre si proche, si pr‡venante Š l’‡gard de V‡ronique. 172 Dans ce moment d’abandon, qui les a conduits insensiblement Š exprimer des pens‡es intimes, Sylvain ne mettra pas cependant son ”me Š nu, complˆtement Š nu. Il ne dira pas Š Gaudence les questions qu’il se pose sur ce pˆre qu’il ne lui a pas ‡t‡ donn‡ de... faire exister. Il ne dira pas que la maladie de V‡ronique lui interdit de l’entreprendre encore sur ce sujet. Il ne dira pas cependant qu’il a la conviction d’avoir lev‡ le mystˆre. Il ne lui dira pas combien l’apparente l‡gˆret‡ de Sylvestre, incapable qu’il a ‡t‡ de faire les rapprochements les plus grossiers et les plus ‡vidents, le... sidˆre. Il ne lui dira pas combien, sur ce sujet, l’ignorance, feinte ou r‡elle, de Lise-Laure lui para‹t suspecte... Il ne dira pas non plus qu’il ne parvient pas Š donner forme Š son Œ devoir • – c’est le terme qu’il utilise dans ses monologues int‡rieurs – de vengeance Š l’‡gard de ce pˆre irresponsable, pas plus qu’Š l’‡gard de ceux qui l’entourent et dont l’aveuglement lui para‹t trop opportun. Il ne dira pas que la haine qu’il a aliment‡e pendant tant d’ann‡es, que cette haine-lŠ tout Š coup l’abandonne et le quitte comme la chenille se d‡pouille de sa chrysalide et se retrouve papillon. Tout au plus consent-il Š admettre la reconnaissance toute filiale de Sylvestre Š l’‡gard de V‡ronique : Sylvestre, tout le monde le sait, ‡tait un adolescent en d‡route et V‡ronique l’a sauv‡ du naufrage. Il lui doit bien cela. Il lui doit bien cela... Comme si tout se monnayait. Comme si tous les rapports humains se n‡gociaient en avantages ‡quitablement partag‡s, en services rendus mutuellement... Comme si l’int‡r‰t ‡tait le seul moteur des actions humaines. Non, Sylvain ne dira pas cela. Il n’affirmera pas le contraire non plus, car, s’il le faisait, il a l’impression qu’il trahirait une partie de son secret. Il dira enfin combien les lib‡ralit‡s de Sylvestre Š leur ‡gard, Š l’‡gard des projets musicaux qui sont les leurs, Š Lise-Laure, Š Gaudence, Š son groupe musical et Š lui173 m‰me, lui paraissent g‡n‡reuses et d‡sint‡ress‡es. Il ne veut y voir aucune faŽon, occulte ou d‡tourn‡e, d’honorer la dette qu’il aurait Š l’‡gard de V‡ronique. Non, Sylvestre a, naturellement, un temp‡rament de philanthrope et de m‡cˆne. Et c’est ce qui le rend sympathique et qui d‡sarme ceux qui seraient obscur‡ment pr‡venus contre lui... Gaudence le laisse dire. Elle sait que tout ce flux verbal, avec ce qu’il contient d’aveux, de sous-entendus et, par-delŠ ses silences m‰me, de secrets jalousement gard‡s, camoufle mal la d‡tresse de Sylvain. Il voudrait tant que sa mˆre gu‡risse. Il se rend compte surtout que tout son amour, toute la puissance de son amour pour sa mˆre ne sert Š rien, ne parviendra pas, Š lui seul en tout cas, Š lui assurer la gu‡rison. Gaudence, qui vient de souffrir tant Š l’annonce de la mort de F‡bronie, Gaudence donc va tenter de lui redonner, sinon l’esp‡rance, du moins un peu de s‡r‡nit‡. Gaudence a peut‰tre appris, plus que lui, par les ‡preuves que la vie lui a d‡jŠ r‡serv‡es, la part qu’il convient de laisser Š la fatalit‡. – Bien des choses ‡chappent Š notre entendement, ditelle. Ce qui a ‡t‡ pr‡vu se produira de toute faŽon. – Tu veux m’apprendre la r‡signation ? – Non, dit-elle. Surtout pas Š toi qui te nourris d’une civilisation, d’une culture qui croit dominer tout par la raison. Mais, o† que nous soyons, nous n’‡chapperons pas Š l’ordre, ou plut•t au d‡sordre qui pr‡side Š notre destin‡e... Sylvain en a le souffle coup‡. Gaudence a compris, pourtant, qu’en invitant la pens‡e de Sylvain Š d‡passer l’analyse de sa seule situation, Š s’‡largir Š l’universel, peut-‰tre parviendrait-elle Š adoucir la peine du moment. C’est un peu comme si elle proposait Š la raison raisonnante de Sylvain un cheminement semblable Š celui que son chant funˆbre a accompli sur le plan de la sensibilit‡... Et en m‰me temps, elle va ‡voquer toutes les raisons qui doivent pousser Syl- 174 vain Š continuer d’esp‡rer. Tant il est vrai que nous envahit le sens de l’absurde quand l’espoir nous abandonne. – Tu n’ignores pas que, dans vos pays civilis‡s, la science ne cesse de faire des progrˆs et que bien des cancers, hier incurables, sont aujourd’hui facilement domin‡s... Curables ou pas, ce n’est pas la pr‡occupation de Sylvain. Ce qu’il ne comprend pas, c’est que V‡ronique puisse en ‰tre frapp‡e. Elle n’a pas m‡rit‡ Œ Ža •... Quand bien m‰me le cancer ne puisse pas ‰tre consid‡r‡ comme une punition du ciel, – et pour quelle faute, bon Dieu ? – V‡ronique n’a pas non plus provoqu‡ la destin‡e : pas d’alcool, pas de tabac, pas de bronzages intempestifs... – Mais, suggˆre Gaudence, ta maman aurait pu c•toyer souvent, dans son milieu professionnel, des lieux o† r‡gnait un tabagisme forcen‡... Et puis, en matiˆre d’hygiˆne alimentaire, les fabricants doivent encore faire de gros efforts... La maladie n’en finit pas de ruser avec le progrˆs. Mais vos hommes de sciences sont plus rus‡s encore... De telles consid‡rations ne peuvent pas consoler Sylvain. Au moins servent-elles Š le distraire d’une complaisance Š soi un peu trop morbide. Gaudence croit pouvoir l’emmener vers d’autres horizons. – Ainsi, dit-elle, cette maladie des pays riches, – le cancer, – peut-elle ‰tre d‡sormais envisag‡e avec esp‡rance. Que dire, aujourd’hui, de la maladie des pays pauvres, le sida ? Vos chercheurs ont seulement commenc‡ Š s’en pr‡occuper quand elle a touch‡ le continent am‡ricain. Je dis cela sans amertume, s’empresse-t-elle d’ajouter. Mais je constate que l’Afrique centrale aura ‡t‡ d‡cim‡e avant qu’on trouve les moyens d’endiguer l’‡pid‡mie..., les moyens th‡rapeutiques d’abord, financiers ensuite... Elle a compris qu’elle est parvenue Š d‡tacher un peu Sylvain de sa peine. Aussi s’empresse-t-elle de l’y ramener en l’‡clairant d’esp‡rance : 175 – Et puis V‡ronique a tellement de volont‡. Une telle volont‡ de gu‡rir est rare. Je crois que nous devons l’aider Š vouloir. Avec autant de force qu’elle-m‰me. – Au fond, tu as raison, dit-il. Viens, rentrons. Il s’est lev‡. Il lui tend la main pour l’aider Š se lever ‡galement. Mais elle ne gardera pas longtemps sa main dans la sienne. Simple r‡serve ou tout simplement autres usages ? Sylvain aurait bien aim‡, cependant, parcourir pendant un long moment ce chemin de campagne avec Gaudence, main dans la main. Il a senti, enfin, qu’il devait r‡orienter leur attention vers des pr‡occupations qui touchent plus personnellement Gaudence. Il revient donc au projet de F‡bronie. – Au fond, quand F‡bronie formait le projet d’encadrer les bichoraŽ, dans son domaine Š elle, ne poursuivait-elle pas un objectif apparent‡ au tien, Š toi qui veux mieux am‡nager la ville ? – Mais F‡bronie se pr‡occupait des humains, tandis que moi je m’int‡resse aux infrastructures dans lesquelles ils vivent... Sylvain invite Gaudence Š parler. Elle va lui rappeler son ‡tonnement lorsque, arrivant en Belgique, elle a d‡couvert des kilomˆtres et des kilomˆtres d’asphalte, d’autoroutes... Il va l’inviter Š ‡voquer l’organisation de la ville dans son pays. Elle va lui parler de Bujumbura, la capitale, ville explos‡e qui est pass‡e, en trente ans, de 50 000 Š 300 000 habitants. Et un tel d‡veloppement n’est pas Š l’abri de l’anarchie. Elle lui parle du quartier asiatique, de ce vieux quartier commerŽant o† chaque maison est un magasin tenu par un Pakistanais : l’ambiance coloniale y est entretenue par l’architecture des faŽades. Elle va ‡voquer le sud de la ville, au bord du lac Tanganyika, o† sont les quartiers modernes, o† les b”timents, n‡anmoins assez disparates, se dressent le long de larges avenues ombrag‡es. Elle va parler 176 de la zone r‡sidentielle qui s’‡tire sur les premiˆres pentes de la montagne, des villas et des petits immeubles qui s’‡lˆvent parmi les flamboyants et les frangipaniers. Elle va ‡voquer la ville traditionnelle qui est constitu‡e de quartiers dispers‡s, d’aspect assez h‡t‡rogˆne : Faubourg-Rural, gros village constitu‡ de cases rondes, diss‡min‡es parmi les bananiers ; Buyenzi, le quartier des islamis‡s dont la plupart sont originaires de Tanzanie, qui m‰le paillotes rondes et cases en briques d’argile ; Ocaf, quartier entiˆrement constitu‡ de maisons en dur ; Kameng„ et Belgie – Œ ce nom doit te dire quelque chose • – qui offrent, gr”ce Š leur plan en grille, un habitat plus urbanis‡... ; Bwiza, quartier cosmopolite des bars et des restaurants, o† l’on rencontre beaucoup de Za™rois, le march‡ de Jab„ ; et puis, dans le d‡sordre, Ngagara, Nyakabiga, Kanyosha, Musaga, Cibitok„, Mutakura... Puis elle parlera encore des champs de manioc et de haricots, des bananes, du ma™s, du bl‡, du coton, de la p‰che sur le lac... de la plaine alluviale de la Ruzizi, de But„r„r„, la banlieue... Sylvain est sous le charme. Gaudence et Sylvain en oublient un peu leur peine. 177 178 16 PAR LE REGARD DE L’AUTRE Lise-Laure n’existait pas. Lise-Laure vient de r‡aliser, qu’avant aujourd’hui, jamais encore elle n’a eu ni le loisir ni le droit d’exister. Enfant Œ privil‡gi‡e •, comme on dit, Lise-Laure a connu l’aisance mat‡rielle, celle qui dispense d’‰tre attentif aux pr‡occupations intimes des ‰tres. Enfant unique, h‡ritiˆre convoit‡e, que pouvait-elle souhaiter d’autre que de se laisser endormir par les artifices du bien‰tre, que de se laisser griser par les apparences fallacieuses du bonheur ? Son dipl•me universitaire ne pouvait, en aucun cas, ‰tre Œ mis Š profit •. La formation qu’elle a reŽue ne pouvait avoir d’autre finalit‡ que sa propre gratuit‡, que son inutilit‡ fonciˆre. Que dire de ses talents artistiques ? Jeune fille de bonne famille, n‡e trop tard dans un siˆcle qui a choisi d’envisager d‡sormais la condition f‡minine avec un regard neuf, Lise-Laure n’a pas eu le droit d’exploiter les talents de cantatrice qu’elle avait eu tout le loisir, cependant, de d‡velopper au conservatoire. Lise-Laure a donc reŽu tout ce qui lui permet d’avoir l’”me bien faite, Š d‡faut de l’avoir bien faite pour ‰tre utile, pour ‰tre efficace, pour se donner Š elle-m‰me, tout simplement, une raison d’‰tre. Puisqu’elle a reŽu tout pour ‰tre heureuse, elle n’a donc pas eu le droit d’aspirer au plein ‡panouissement de ses talents propres. Il lui revenait de subir simplement ces conditions de la b‡atitude, qui lui ‡taient donn‡es comme par enchantement, sans qu’elle ait Š faire un quelconque effort pour les atteindre. Son bonheur, elle devait se le construire dans la passivit‡, dans la qui‡tude et peut-‰tre m‰me dans l’extase. ‘ at- 179 tendre. Elle n’avait qu’Š attendre. Et Š appr‡cier ce qui lui ‡tait donn‡... Attendre. Tel est bien son lot et la raison de sa souffrance ou de sa langueur. Devenue ‡pouse, elle s’est trouv‡e r‡duite Š attendre, Š toujours attendre, semblable aux ‡pouses de ces maris trop souvent absents, capitaines au long cours explorant des terres lointaines et inconnues, ing‡nieurs installant derricks et pipe-lines en plein d‡sert, routiers transcontinentaux, m‡decins sans frontiˆres, explorateurs, grands reporters, globe-trotters de tout acabit... ‘ attendre un mari qui r‡side la semaine Š Anvers, quand il ne bourlingue pas par les mers et par les airs en direction du Gabon ou d’un autre pays d’Afrique centrale. Ce mari, pr‡cis‡ment, conscient de n’‰tre que le gendre du patron-fondateur de la soci‡t‡, pr‡occup‡ de se faire reconna‹tre pour ses propres qualit‡s, a choisi de jouer les self-made-men, afin de se prouver Š lui-m‰me d’abord, Š son beau-pˆre ensuite, que sa bonne fortune ne lui a pas ‡t‡ donn‡e inconsid‡r‡ment, que la confiance qui lui ‡tait faite ‡tait justifi‡e et m‡rit‡e... Ainsi donc, il s’est laiss‡ absorber, envahir, happer par le travail, au point de devenir un mari m‡t‡ore, trop souvent absent, pr‡sent surtout lors de manifestations publiques destin‡es Š flatter l’image sociale que la famille a le souci de donner d’elle-m‰me, pour la prosp‡rit‡ de l’entreprise. Ainsi en a-t-il ‡t‡ du cocktail Redout‡, par exemple. En cons‡quence, les retrouvailles des ‡poux sont devenues distraites. S’‡loignant l’un de l’autre imperceptiblement, presque sans s’en rendre compte, ils en sont venus Š Œ honorer leur contrat • dans une sorte d’indiff‡rence, investissant chacun de leur c•t‡. Sylvestre, prenant pr‡texte de ses occupations professionnelles Œ temporairement • trop absorbantes, avait souhait‡ n’avoir pas d’enfant trop t•t, arguant de ce que, en d‡but de carriˆre, il n’aurait pas assez 180 de disponibilit‡ pour s’occuper de cet... h‡ritier. Puis, le temps passant, on n’en avait plus parl‡. Par la force des choses, le couple ‡tait devenu inf‡cond. Par distraction plut•t. Du moins, cette distraction-lŠ peut-elle ‰tre imputable avant tout Š Sylvestre, qui s’est laiss‡ envahir par le travail et manger par le souci des affaires. Mais surtout, Sylvestre n’a ni vu ni senti ce qui se passait dans l’esprit de LiseLaure. Il n’a pas senti la vacuit‡ qui envahissait son ”me. Il n’a pas vu l’‡tiolement de son cœur. Lise-Laure s’est forc‡ment r‡fugi‡e dans des activit‡s que les conventions langagiˆres qualifient de domestiques, avec tout ce que cela comprend de p‡joratif, de secondaire, voire d’inutile et de vain, Lise-Laure voyant s’alt‡rer Š ses propres yeux toute repr‡sentation valorisante d’elle-m‰me. Am‡nager le home, Š l’int‡rieur comme Š l’ext‡rieur, voilŠ ce qui a constitu‡ son seul horizon, dans des circonstances o†, progressivement, ce m‰me home a perdu peu Š peu de son ”me, de sa raison d’‰tre en tout cas... ‘ cause de l’absence quasi permanente de celui qui est cens‡ en ‰tre le chef. R‡duite Š passer de longues heures au piano, Š se chanter les lieder que personne d’autre ne devait jamais entendre, r‡duite, pour tuer le temps, Š consacrer une bonne partie de ses journ‡es Š la lecture, elle a vu ce mal, une langueur ind‡finie, l’envahir inexorablement, sournoisement. Sa lucidit‡, la p‡n‡tration de son analyse n’ont pas emp‰ch‡ le mal d’accomplir son œuvre insidieuse. Puis, il y eut la rencontre fortuite et merveilleuse du cocktail Redout‡. Il y eut Sylvain. Il y a eu V‡ronique. Lise-Laure n’est pas dupe. Elle conna‹t le pass‡ de Sylvestre. Elle sait, des relations de V‡ronique et de Sylvestre, ce qu’il est socialement reŽu de savoir. Elle a, de plus, suffisamment d’intuition pour imaginer le reste. Le reste ? Tout et rien Š la fois, selon son humeur, selon ses moments de 181 cafard ou d’esp‡rance... Mais Š quoi bon ? Que redouter aujourd’hui de cette femme, dont le temps a contribu‡ Š creuser la diff‡rence d’”ge qui la s‡pare de Sylvestre, de cette femme que l’impitoyable maladie a terrass‡e et diminu‡e, de cette femme qui, elle en est convaincue, a choisi de s’effacer avec une grandeur d’”me peu commune, de cette femme enfin qui est la mˆre de ce fils tellement dou‡ qu’on le croirait choy‡ des dieux ? C’est qu’elle doit sa renaissance, sa r‡surrection Š ce Sylvain que les heureux hasards de la destin‡e ont plac‡ sur sa route. Rien ne les pr‡destinait Š cette rencontre. La complicit‡ qui s’installa entre eux n’en fut que plus fulgurante. C’est dans le regard de Sylvain que Lise-Laure s’est soudain reconnue. VoilŠ que quelqu’un lui disait ou lui faisait savoir : – Je sais que tu as du talent. Je sais que, par lui et gr”ce Š lui, tu peux dire au monde ta joie, ta souffrance, les soubresauts de ton ”me ou de ton cœur, que, par les mystˆres de la transfiguration artistique, tu leur donnes grandeur et dignit‡ et que, par-delŠ, chacun, s’y reconnaissant gr”ce Š toi, peut y trouver l’apaisement. L’art, vois-tu, Lise-Laure, concluait sentencieusement Sylvain, est communion... Mais cette communion, d’abord, elle ‡tait communion entre Lise-Laure et Sylvain. Qui n’a jamais donn‡ la r‡plique Š un partenaire dans une scˆne de th‡”tre, qui n’a jamais jou‡ une morceau de piano Š quatre mains, qui n’a jamais dans‡ avec un partenaire, qui n’a jamais chant‡ dans un chœur, qui n’a jamais fait partie d’un ensemble orchestral ne peut pas comprendre que ne se juxtaposent pas ou ne s’accordent pas seulement des habilet‡s techniques, mais, qu’en plus, la r‡ussite de ces entreprises d‡pend surtout de la faŽon dont l’un comprend l’autre, p‡nˆtre en lui et saisit une partie de son ”me. Et peut-‰tre la lui ravit. L’art exige don et abandon. Surtout en ce qui concerne les arts de 182 l’‡ph‡mˆre, la musique, la danse, le th‡”tre... Ces œuvres d’art-lŠ, mortes ou inertes dans des cartons, ne prennent vie, une vie autre et nouvelle Š chaque fois, qu’Š travers leurs interprˆtes. Ainsi donc, Lise-Laure et Sylvain, par n‡cessit‡ artistique, ce qui est socialement trˆs acceptable, avaient-ils ‡t‡ amen‡s Š se livrer mutuellement un peu d’eux-m‰mes... En tout bien tout honneur, comme dit la formule populaire. žtre au diapason l’un de l’autre n’est pas r‡pr‡hensible, n’est-ce pas ? Compl‡mentarit‡, complicit‡... Les mots ne manquent pas pour dire la n‡cessaire connivence entre partenaires qu’exige toute cr‡ation ou toute interpr‡tation musicale. Intuitivement, sans l’aide de mots, au-delŠ des mots, ils s’‡taient reconnu la m‰me sensibilit‡ aux choses de l’art. Mais ce qui diff‡renciait Lise-Laure de Sylvain, c’est que, si Sylvain ‡tait reconnu et appr‡ci‡, d’abord par sa mˆre qui allait jusqu’Š le mettre sur un pi‡destal, ensuite par ses professeurs, par ses amis, et qu’il ‡tait l‡gitimement en droit d’avoir toutes les ambitions pour son avenir, par contre Lise-Laure, qui avait d‡pass‡ l’”ge o† l’on peut nourrir tous les projets d’avenir, y compris les plus fous, avait ‡t‡ comme ‡teinte par la vie. Toutes les ressources de son ‰tre, que les hasards de son ‡ducation avaient bien voulu lui r‡v‡ler, avaient ‡t‡ plac‡es comme dans un placard, avec interdiction d’y toucher. Pour des raisons de non-n‡cessit‡, d’inutilit‡... Et voilŠ que, tout d’un coup, quelqu’un vient Š elle et lui permet de retrouver comme une identit‡. Elle qui n’‡tait plus que Œ l’‡pouse de •, que celle qui ‡tait contrainte de vivre Œ dans l’ombre de •, voilŠ que Sylvain la r‡v‡lait brutalement Š elle-m‰me. Elle venait de d‡couvrir qu’elle existait par le regard et dans le regard d’un autre. Comme une amante existe Š travers le regard que son amant porte sur elle... 183 Sylvain, lui, vivait avec ivresse tous les bonheurs de telles rencontres. Par contre, ce qui semblait unique Š LiseLaure, Sylvain le vivait Š de multiples reprises dans d’autres circonstances. Ce qu’il ressentait lŠ, il le ressentait aussi avec Gaudence, avec ses copains du groupe musical, chaque fois qu’il recourait aux pouvoirs ‡vocateurs d’un autre instrument, le piano, le vibraphone, le balafon... Se donner ainsi, avec une telle prodigalit‡, les joies sublimes de l’inspiration et de leur expression par le moyen d’instruments diff‡rents le comblait. Il acc‡dait Š cette ivresse de pouvoir ‰tre Š la fois l’interprˆte d’œuvres extr‰mement diverses, de la plus classique Š la plus moderne, avec une pr‡dilection pour celles qui venaient du fond des ”ges, depuis les musiques traditionnelles jusqu’Š leur interpr‡tation jazz‡e, sur des instruments vari‡s, avec des partenaires diff‡rents, et de pouvoir ‰tre ‡galement le cr‡ateur de compositions tant•t improvis‡es tant•t longuement ‡labor‡es. Quand il se livrait Š son art, Sylvain jetait sur le monde un regard neuf, pur, vierge en un mot de toutes ces alt‡rations de la dignit‡ humaine – les faiblesses, les malices ou m‰me les turpitudes – que la fr‡quentation des hommes met au jour, naturellement. Par contre, si, dans l’exercice de ses activit‡s musicales, Sylvain se donnait Š tous et recevait autant d’eux, avec une pr‡dilection toute particuliˆre pour Gaudence, il devait se l’avouer, il faut bien reconna‹tre, au contraire, que LiseLaure, quant Š elle, devait sa renaissance Š la seule action salvatrice de Sylvain. Dans la grande balance des sentiments, on peut donc dire que Sylvain compte plus pour Lise-Laure que Lise-Laure pour lui. Mais, lorsque deux ‰tres s’‡blouissent mutuellement, et Š ce point, leur appartient-il de mesurer exactement ce que l’un donne et ce que l’autre reŽoit ? Nul ne contestera, en tout cas, que, lorsque 184 Lise-Laure et Sylvain se trouvent ensemble, ils se sentent bien l’un avec l’autre, et sans arriˆre-pens‡e... Sans arriˆre-pens‡e ? Saura-t-on jamais ce que cache l’inconscient des ”mes ? Ne sont-ils pas en train de se livrer, tous les deux, Š l’insu l’un de l’autre, et presque malgr‡ eux, Š une m‰me qu‰te, Š celle qui part de Sylvestre et aboutit Š lui ? L’image publique de Sylvestre est celle d’un homme d’affaires qui r‡ussit brillamment, qui mˆne une vie sociale normale, qui s’autorise m‰me des actions de philanthropie et de m‡c‡nat, qui a toutes les raisons d’‰tre heureux et qui a tout pour rendre heureux ceux qui vivent par lui et de lui. Sylvestre doit certainement faire envie. Non, Lise-Laure ne fera pas savoir le vide qui l’a envahie au fur et Š mesure que le paysage de sa vie de couple lui est devenu d‡sertique. Non, Lise-Laure ne dira pas combien il lui est devenu n‡cessaire de prendre une revanche sur un sort qui, vu de l’ext‡rieur, ne peut que la combler, mais qui, en r‡alit‡, la dessˆche, la mine et lui fait perdre jusqu’Š la conscience d’elle-m‰me. Non, Lise-Laure ne dira pas combien l’arriv‡e de Sylvain a ‡t‡ pour elle cause de r‡surrection, combien l’arriv‡e de Sylvain a ‡t‡ pour elle ‡blouissement, peut-‰tre m‰me jusqu’Š l’aveuglement, jusqu’Š un aveuglement aussi redout‡ qu’esp‡r‡. Non, elle ne dira pas, surtout, que ce Sylvain-lŠ, dont l’intrusion dans sa vie est on ne peut plus providentielle, peut ‰tre Š la fois cause de son exultation et instrument de sa revanche, d’une revanche sur l’adversit‡, d’une adversit‡ que son entourage lui d‡nie : Œ Quand on a tant reŽu de la vie, on n’a pas le droit d’‰tre malheureux. • Non, Sylvain ne dira pas combien grande a ‡t‡ sa souffrance de ne pas conna‹tre son pˆre, ni combien profonde est sa conviction de l’avoir enfin d‡busqu‡. Sylvain ne dira pas non plus que la maladie de V‡ronique lui interdit de tracasser encore sa mˆre avec ses propres interrogations. Sylvain 185 ne dira pas non plus qu’il ‡prouve pour Sylvestre des sentiments m‰l‡s Š la fois de sympathie et d’admiration d’une part, pour toutes les qualit‡s qui expliquent sa r‡ussite sociale, et de rancune d’autre part. Sylvain ne dira pas, enfin, sa perplexit‡ : le cancer de V‡ronique, les sentiments contradictoires qui le traversent ne lui permettent pas de se d‡terminer en face de ce pˆre irresponsable qui semble ignorer jusqu’Š son existence m‰me. Les circonstances auraient d“, toutefois, ‡veiller des soupŽons. La sollicitude de Sylvestre Š l’‡gard de V‡ronique, son assiduit‡ auprˆs d’elle ne trouvent-elles leur justification que dans le souci qu’il aurait de lui exprimer sa reconnaissance pour tout ce qu’elle a fait pour lui, autrefois, lorsqu’il ‡tait adolescent ? Cette reconnaissance serait, pourrait-on dire, aussi tardive que filiale. Mais cela suffirait-il Š expliquer une disponibilit‡ qu’il n’a jamais trouv‡ le temps d’avoir, auparavant, pour son ‡pouse ? Par ailleurs, sa g‡n‡rosit‡ de sponsor Š l’‡gard de Sylvain et de son groupe orchestral s’explique-t-elle par une propension naturelle et, pour ainsi dire, aveugle, Š jouer les M‡cˆne ou bien procˆde-t-elle d’une intuition confuse qui le pousserait Š se sentir redevable envers lui plus qu’envers tout autre ? Curieusement, personne, ni Lise-Laure, ni Sylvain, ni V‡ronique, ni Sylvestre lui-m‰me, ne veut se poser de telles questions. L’harmonie de leurs relations semble, Š ce sujet, exiger un black-out absolu. Et nul ne se sent autoris‡ Š le rompre. C’est qu’il arrive Š la m‡moire d’‰tre oublieuse ou Š l’amn‡sie d’‰tre s‡lective : autant de formules ‡l‡gantes que chacun utilise en son for int‡rieur pour justifier sa bonne ‡ducation ou son souci de respecter les convenances. Chacun s’est jur‡ qu’on ne le prendrait pas en d‡faut de manquer de savoir-vivre. La fin de l’hiver et le d‡but du printemps ont ‡t‡, pour Lise-Laure et Sylvain, l’occasion de donner quelques r‡ci186 tals Faur‡ et Marie No•l. Chaque fois, les lieux ‡taient choisis par Sylvestre avec une attention m‡ticuleuse, sur base de critˆres de s‡lection identiques. Il fallait que le lieu soit charg‡ d’histoire et qu’il s’inscrive dans un d‡cor naturel prestigieux. Tant•t, ce fut dans le grenier architectural du ch”teau-ferme de Fala•n, demeure imposante du dixseptiˆme siˆcle, caract‡ristique par ses trois grandes tours carr‡es et par les vestiges de ses douves et de son pont-levis, au centre d’un de ces villages qui ont m‡rit‡ le titre envi‡ de Œ plus beau village de Wallonie •. Ce fut ensuite le tour du ch”teau de Deulin, au bord de l’Ourthe, entour‡ de son arboretum. Puis il y eut le ch”teau de Modave, en Condroz li‡geois, c‡lˆbre par l’harmonie et l’‡quilibre de son architecture et situ‡ au cœur d’une r‡serve naturelle riche autant par sa faune que par sa flore. Il y eut encore un r‡cital dans une grange du ch”teau de Petit-Leez, Š Grand-Leez, dans la campagne gembloutoise, o† la Dieleman Gallery a diss‡min‡, dans un parc prestigieux de cinq hectares, une multitude de sculptures des XIXe et XXe siˆcles. S’y produisant avec Lise-Laure, Sylvain a aussit•t pens‡, en d‡couvrant la salle d’exposition sp‡cialement consacr‡e aux artistes du Zimbabw‡, ainsi que la cour int‡rieure qui pr‡sente un ensemble de sculptures du m‰me Zimbabw‡ ‡voquant un jeu d’‡checs, que ce nouveau sanctuaire de la sculpture ne manquerait pas de plaire Š Gaudence... Sylvain ne s’‡tonne plus que, malgr‡ l’enthousiasme qu’‡veillent en lui les r‡citals donn‡s avec Lise-Laure, il se plaise Š ‡voquer aussi souvent, et instinctivement, le nom de Gaudence. C’est vrai que le groupe Sambolera prend forme et que les r‡p‡titions, de leur c•t‡, vont bon train ‡galement. Il est tout aussi vrai que la r‡serve naturelle, faite de distinction et de mystˆre, dont fait preuve Gaudence l’intimide et le stimule tout Š la fois, l’‡trange beaut‡ de Gaudence se trouvant comme transfigur‡e par le mystˆre qui l’entoure. 187 ‘ la faveur du printemps naissant, Lise-Laure et Sylvain se sont mis Š la recherche de sites pour les vid‡o-clips qu’ils se proposent de tourner. Lise-Laure, dans ces circonstances, se transforme en monitrice d’auto-‡cole et se charge d’initier Sylvain Š la conduite automobile. Sylvain n’‡prouve aucun attrait pour la m‡canique, pas plus qu’il ne ressent, ni ne ressentira jamais ce que certains appellent l’ivresse du volant. Conduire lui appara‹t comme une servitude n‡cessaire Š laquelle nul ne peut se d‡rober. N’ayant jamais eu la curiosit‡ de regarder comment sa mˆre conduisait, n’ayant nullement analys‡ les gestes qu’elle faisait ni essay‡ de comprendre comment ils se coordonnaient entre eux, ni pourquoi, il est par cons‡quent un ‡lˆve appliqu‡, mais indiff‡rent aux mystˆres du volant. ‚lˆve appliqu‡ et surtout trˆs tendu, multipliant plus que d’autres les r‡flexes inappropri‡s, les r‡actions inopportunes, il exige de Lise-Laure une attention plus que soutenue Š l’‡gard de ses balbutiements de conducteur. ‘ plusieurs reprises, LiseLaure a d“ se dominer pour r‡sister Š la tentation de poser une main sur le volant afin de corriger la trajectoire du v‡hicule ou, pour ‡viter une ‡ventuelle embard‡e, de tirer inopportun‡ment sur la manette du frein Š main. Il n’y eut toutefois aucun accident. ‘ chaque fois plus de peur que de mal. Et tout se terminait par un ouf de soulagement. Un jour, craignant sans doute qu’il ne confonde la p‡dale du frein avec la p‡dale d’acc‡l‡ration : – Maladroit... Attention..., a-t-elle dit. Et elle lui a pos‡ la main sur le genou. L’y a abandonn‡e un moment. Puis a laiss‡ glisser sa main le long de la cuisse. – Mais... qu’est-ce que tu fais ? lanŽa-t-il. Il a eu un r‡flexe vif de la jambe, a donn‡ un coup de volant inconsid‡r‡, s’est immobilis‡ enfin et a tourn‡ vers Lise-Laure un regard plein d’agacement et de questions. Lise-Laure n’a pas boug‡ cette fois, et la main qu’il a re188 pouss‡e g‹t, ouverte et vide comme une conque creuse, sur la manette du frein Š main, comme si elle tenait encore un genou imaginaire. Sylvain a saisi d’embl‡e la port‡e de cette immobilit‡ lourde de sens. Vives comme l’‡clair, des images folles le traversent, de parachutiste en chute libre qui ne parvient pas Š ouvrir son parachute, de sauteur en ‡lastique pendant les deux ou trois secondes au cours desquelles il ‡prouve l’effroi du vide, d’alpiniste qui d‡visse et se sent appel‡ par le gouffre, doutant que le mousqueton soit bien ancr‡ et puisse le retenir... Puis, sans pr‡cipitation, avec une lenteur calcul‡e, avec une audace mesur‡e, il a pris la main, l’a retourn‡e et l’a repos‡e Š l’endroit m‰me d’o† elle avait ‡t‡ rejet‡e... Et il a laiss‡ sa main sur la main de Lise-Laure. 189 190 17 UN SI ORDINAIRE NAUFRAGE R‚FUGI‚ SUR LE KIOSQUE, Š l’endroit pr‡cis o†, il y a quelques mois Š peine, il a donn‡ sa premiˆre audition au ch”teau d’Ernoichamps, assis sur le banc de pierre qui en ceint le pourtour, Sylvain, les muscles alanguis, ‡prouve l’‡trange et reconnaissante mansu‡tude du naufrag‡ qui, aprˆs une trop longue errance dans une mer aux r‡cifs meurtriers, vient de toucher terre. La fra‹cheur d’avril avive le sang de ses pommettes en m‰me temps qu’elle l’aide, une fois apais‡ le surprenant tumulte et domin‡e la stupeur normale qui lui a succ‡d‡, Š retrouver le calme et, peut-‰tre, un peu de lucidit‡. Jamais auparavant il n’avait observ‡, comme aujourd’hui Š la faveur de la floraison printaniˆre, avec quel tenace ent‰tement, Lise-Laure avait tenu Š m‡nager, diss‡min‡s dans l’immensit‡ des pelouses glauques du milieu desquelles ‡merge le ch”teau d’Ernoichamps, des ‹lots uniform‡ment blancs, des massifs de lilas blancs, des bouquets d’obiers Œ tout de blanc par‡s • justifiant par lŠ leur nom de boulesde-neige, des magnolias, mais encore des parterres de jacinthes, d’iris, de jonquilles, de narcisses, de tulipes aux teintes qui se jouent de toutes les nuances du blanc... Rien que des blancs. Non que Lise-Laure ait voulu, il en est s“r aujourd’hui, t‡moigner de la candeur, de l’innocence, voire de la puret‡ qui l’habitent. Au contraire, il a subitement compris, ou feint de comprendre, – car chacun est autoris‡ Š voir dans les choses des symboles que ceux qui les ont mises en place n’ont pas n‡cessairement voulu leur donner, – que Lise-Laure criait ainsi au monde l’inutilit‡ de sa vie, 191 vide comme une page blanche. Et cette page blanche ‡tait offerte Š celui qui ‡tait dispos‡ Š y ‡crire, en lettres d’or, les premiˆres lignes du destin qui saurait l’exalter. Non loin, les arbres aux basses tiges du verger que LiseLaure a plant‡s naguˆre sont ‡galement en fleurs. Peut-on y voir des cerisiers roses et des pommiers blancs ? Non, Sylvain sait qu’il faut tuer la l‡gende qu’a colport‡e la rengaine : il ne faut pas ‰tre grand clerc pour constater que les fleurs des pommiers sont roses, tandis que blanches sont celles des cerisiers... ‘ ne pas confondre, dirait V‡ronique, avec les quelque vingt vari‡t‡s de cerisiers Š fleurs ou cerisiers du Japon qui, eux, portent curieusement le nom latin de prunus. Sylvain se surprend Š constater que V‡ronique a vraiment conditionn‡ toutes ses pens‡es. Mais, surtout, maintenant, Sylvain sait que vient de s’an‡antir l’univers tranquille de l’enfance o† l’on jouait ‡ la marelle en toute innocence. Le frisson qui a glac‡ Sylvain l’adolescent sur le chemin de sa toute premiˆre exp‡rience, la sourde angoisse qui l’a pr‡c‡d‡e, l’an‡antissement qui lui a succ‡d‡, f‡condent en lui des r‰veries illimit‡es... C’est sur le divan blanc du salon blanc que Lise-Laure l’a transport‡ d’un monde dans un autre. ‚puis‡ d’avoir d“ mener un assaut trop rapide, Sylvain reposait haletant, ivre d’une ivresse n‡cessaire, cherchant Š reprendre contact avec le r‡el, lorsque Lise-Laure, aprˆs avoir chuchot‡ dans son oreille un chant indistinct, aprˆs avoir de sa bouche explor‡ le cou, le lobe de l’oreille, aprˆs avoir, d’une main experte, longuement caress‡ le torse glabre, Lise-Laure sut que Sylvain ‡tait pr‰t pour d’autres an‡antissements, pr‰t enfin pour le miracle laborieux de la vraie possession. Elle l’a renvers‡ sur le dos, l’a chevauch‡ et s’est embouqu‡e en lui avec une lenteur presque insupportable, qui lui sembla une ‡ternit‡ d’extase. Puis, elle s’est arc-bout‡e, a 192 ferm‡ les yeux, s’est immobilis‡e jusqu’Š ressembler Š l’une de ces figures de proue, nymphes ou d‡esses, que les anciens sculptaient sur les rostres de leurs navires. Imperceptiblement, et comme si elle poursuivait pour elle seule un songe int‡rieur et solitaire, elle a paru se balancer lentement au rythme d’une houle l‡gˆre et apaisante... Envahi peu Š peu d’un d‡lire qu’il lui est impossible de d‡crire, Sylvain s’est hasard‡ Š entrouvrir les yeux et a vu dans une sorte de brume que fr‡missaient, au-dessus de lui, deux petits seins fermes, attach‡s haut, aux mamelons turgescents... Puis, soudain, comme assaillie d’un ressac brutal, Lise-Laure fut prise de convulsions profondes, quasiment sismiques, qui envahirent son corps tout entier. Vaincue enfin, fr‡missante d’‰tre vaincue, elle s’est abattue sur Sylvain, lui a enfonc‡ les griffes des mains dans chaque ‡paule et l’a mordu Š la base du cou. Accoud‡ Š la balustrade du kiosque, Sylvain s’imagine Š la margelle d’un puits nouvellement d‡couvert, dont il aurait bu une eau inconnue, la seule qui tout Š la fois apaise la soif et l’altˆre de nouveau. Sait-il, lui, Sylvain, qu’en ce moment pr‡cis se trouvent irr‡m‡diablement an‡antis Š la fois l’univers tranquille de l’enfance et celui, trouble et myst‡rieux, de l’adolescence tourment‡e dans lesquels pouvait se complaire Š loisir son imagination, et qu’il ne pourra pas s’en d‡livrer d’un seul coup, qu’il chancellera encore, qu’il aura besoin d’autres d‡lires, d’autres tourmentes, d’autres chutes, d’autres petites morts ? Sait-il Š quel dieu, enfin, entend le vouer cette ‡trange missionnaire Š la p‡dagogie enchanteresse ? ‚trangement, Sylvain se surprend Š songer Š Gaudence, Š Gaudence si lointaine, Š Gaudence qui se d‡robe, Š Gaudence pourtant pour qui il a senti na‹tre en lui des sentiments d’une tout autre nature, qui vont bien au-delŠ de l’attirance physique ou du simple attrait pour l’exotisme. ‘ la faveur 193 du cr‡puscule naissant, le corps las de s’‰tre abandonn‡ aux sollicitations de Lise-Laure et l’”me inquiˆte Š l’id‡e trˆs obs‡dante qu’il vient d’‰tre infidˆle Š une autre, il croit curieusement voir se coucher dans le ciel Œ le soleil noir de la m‡lancolie •... Il ne comprend pas comment il a pu atteindre Š une telle ivresse, Š un tel bonheur ni comment, en m‰me temps, sa pens‡e peut l’emporter ailleurs, en d’autres lieux, avide d’autres infinis, charg‡e d’autres esp‡rances et d’autres d‡sesp‡rances... Lise-Laure, qui a senti qu’elle devait laisser Š Sylvain ces moments de r‡pit, de confrontation avec lui-m‰me, surgit enfin, une corbeille de fruits Š la main. – Tiens, dit-elle, prends... L’amour, cela donne faim, tu ne trouves pas ? Surpris de cette aisance d‡sinvolte, Sylvain se tait, choisit une mangue, puisque mangue il y a, que Lise-Laure lui d‡robe aussit•t. Elle s’empresse de la peler, d’en extraire l’immense noyau et d’en d‡couper la chair en d‡s qu’elle prend un Š un entre les doigts. Puis, elle les porte Š la bouche de Sylvain comme si elle lui donnait la becqu‡e. Sylvain se laisse prendre au jeu, gobe les morceaux du fruit parfum‡, ‡vocateur d’horizons lointains, mordille les doigts de la nymphe nourriciˆre, retrousse les lˆvres et d‡couvre des dents de jeune fauve affam‡... Il a d‡couvert d’instinct les pu‡rilit‡s n‡cessaires, celles qui r‡‡quilibrent aprˆs l’engagement total, aprˆs l’abandon sans r‡serve de l’un Š l’autre... – Parfum de mangue, dit-il... ‚trange, complexe, p‡n‡trant, Š l’image de ta fragrance... Puis il s’interrompt, furieux contre lui-m‰me d’‰tre tomb‡, comme un vieil amant rompu aux artifices de la s‡duction, dans les piˆges du... marivaudage (encore un de ces mots h‡rit‡s de l’‡cole... de laquelle il n’est du reste pas encore sorti...). De son c•t‡, Lise-Laure feint d’avoir mal 194 aux doigts qu’il a meurtris et les porte Š sa bouche, soucieuse avant tout de retrouver la saveur ”pre de ce grand garŽon, devenu homme d‡sormais par la gr”ce de son bon vouloir Š elle. Ni l’un ni l’autre, savourant les d‡lices du moment pr‡sent, ne se soucie de penser que ce qui les a conduits l’un vers l’autre, tout compte fait, est un m‰me ‡lan vengeur tout entier orient‡ dans la m‰me direction, et justifi‡ par la m‰me d‡tresse. Savaient-ils d’ailleurs qu’assouvir un tel app‡tit de vengeance pouvait ‰tre source d’autant de douceur ? Leur volont‡ commune et inconsciente de prendre une revanche sur la destin‡e les a, de toute ‡vidence, emport‡s bien audelŠ de ce qu’ils auraient pu imaginer. Mais nul ne songe Š en nourrir des regrets. Et probablement pour des raisons essentiellement diff‡rentes : Sylvain d’abord, parce que, se d‡pouillant de sa mue, il s’est retrouv‡ enfin, et tout ‡tonn‡, dans la peau d’un homme ; Lise-Laure ensuite, parce que, ‡mergeant de la grisaille insignifiante et dor‡e dans laquelle l’existence l’avait confin‡e, elle retrouvait, intacte et ‡tonnamment vibrante, toute sa f‡minit‡. Ainsi donc, Lise-Laure d‡couvrait brutalement que la vacuit‡ de son existence ne r‡pondait Š aucune n‡cessit‡... intrinsˆque. Non, aucune aisance mat‡rielle n’avait eu pouvoir d’endormir en elle ni son aspiration l‡gitime Š d‡velopper ses dons d’artiste, ni son besoin vital, comme est vital l’air qu’on respire, d’aimer, corps et ”me, d’aimer jusqu’Š s’ab‹mer dans l’autre, pour rena‹tre enfin transfigur‡e. Elle en ‡prouve comme une sorte d’effroi : pour la premiˆre fois de sa vie, elle vient d’‡prouver la sensation merveilleuse que l’acte d’amour pouvait ‰tre, en m‰me temps qu’acte d’abandon, un acte cr‡ateur, par lequel on se cr‡e soim‰me... D’abord. Et mutuellement. Dans le cas pr‡sent pourtant, Sylvestre n’y a pas sa part. Tant pis, pense-t-elle, il l’aura voulu. Il ‡tait en premiˆre ligne et il a choisi d’‰tre 195 absent, aveugle, ou sourd, que sais-je ? En posant sa main sur le genou de Sylvain, elle n’a pas voulu modifier, d„fier le cours de choses. Elle a seulement c‡d‡ Š un appel qui l’a subjugu‡e et auquel elle n’a pu r‡sister... Sylvain, lui, se sent tout h‡b‡t‡. Tout pantelant, vaincu, il ‡prouve, de sa d‡faite, comme une sorte de volupt‡ dramatique et irr‡pressible. Ainsi donc, c’‡tait cela... Aux contours indistincts des mirages qui peuplaient ses r‰ves, il peut d‡sormais donner une forme. L’exaltation tourbillonnante des sens et de l’”me, la rencontre jusqu’Š un point de rupture de l’un dans l’autre, de l’un par l’autre, cela doit ‰tre ce qu’on appelle l’offrande. La vraie, celle o† celui qui donne reŽoit, en retour, plus encore que ce qu’il donne. Terrass‡ de stupeur et d’extase, Sylvain est pris soudain de vertige. Pourtant, c’est bien vers Gaudence que son cœur est tourn‡. Et voilŠ que Lise-Laure s’est appropri‡e sa premiˆre ‡treinte, son premier abandon, son premier don de soi, chair et ”me. Total, absolu... De plus, ce qu’il ignore, c’est que cette ivresse Š laquelle il vient d’acc‡der ne pourra pas l’apaiser. Non seulement il vivra d’autres travers‡es avec gratitude, mais encore, il y aspirera avec fiˆvre, avec inqui‡tude. En d‡pit de toutes les raisons qui lui signifient, y compris jusqu’au plus profond de l’‡garement o† l’amour physique peut conduire, que ceci n’est qu’une aventure et ne peut ‰tre qu’une aventure, Sylvain est d‡jŠ conscient que les effluves de ce moment sont trop fugaces, trop volatils pour qu’il ait eu le temps de les imprimer dans sa m‡moire, pour qu’il puisse s’en repa‹tre d‡sormais. Il sait d‡jŠ, confus‡ment, qu’il repartira Š la rencontre de nouvelles ivresses, de nouvelles extases. Mais il s’en d‡fend. – Tu n’‡prouveras pas le besoin, je suppose, dit-il cherchant Š faire diversion, de faire confidence Š ton mari de ce qui nous est arriv‡... 196 – Pas plus, lui r‡torque Lise-Laure, que tu ne trouveras utile d’en faire part Š V‡ronique... Tu es grand, d‡sormais... Les voilŠ donc, par la gr”ce d’un ‡lan incontr•l‡, projet‡s l’un et l’autre dans la spirale du mensonge et de la duplicit‡. Ce prix Š payer, Sylvain n’imaginait pas qu’il e“t ce go“t. Il n’a jamais eu de secret pour V‡ronique. Il se promet bien d’ailleurs que ce mensonge par omission auquel il est contraint aujourd’hui ne sera qu’un aveu diff‡r‡. Il ne veut pas que les relations de partage sans r‡serve avec sa mˆre s’en trouvent alt‡r‡es. Lise-Laure, quant Š elle, ne semble pas agit‡e par les m‰mes tourments. Sylvain n’ose m‰me pas imaginer qu’il pourrait n’‰tre ni le premier ni le seul... Peut‰tre, pense-t-il, que la maturit‡, l’”ge, les espoirs d‡Žus donnent Š Lise-Laure cette assurance, cette ma‹trise qui lui manquent Š lui. Sylvain, qui s’‡tait toujours promis de faire rendre gorge Š son pˆre, est aux antipodes de ces pr‡occupations. Il se sent plut•t comme coupable envers Gaudence, Š l’‡gard de qui il ne s’est m‰me pas engag‡ et qui, d’ailleurs, ne lui a donn‡ aucun gage non plus. De plus, il ne peut pas nier qu’il vient d’atteindre Š une qualit‡ de plaisir et de bonheur qu’il n’avait jamais connue auparavant. Soudain, il a comme une r‡v‡lation brutale. Lise-Laure, elle, peut-‰tre qu’elle sait... – Toi qui as connu V‡ronique bien avant ma naissance, tu as su qui pouvait ‰tre mon pˆre ? Il s’‡tonne Š peine de sa question qui les ramˆne au r‡el, elle et lui. Pour un peu, il se convaincrait que ce qui vient de se passer entre Lise-Laure et lui est comme la r‡alisation d’un projet machiav‡lique, celui qui consisterait Š faire payer Š l’‡poux indiff‡rent et au pˆre irresponsable le prix de sa l‡gˆret‡. En le punissant avec ses propres armes. Heureusement, on n’en est pas lŠ. – Les fant•mes du pass‡, Sylvain, Š quoi sert-il de les r‡veiller ? 197 – Cela n’est pas une r‡ponse, mais c’est une autre question que tu me poses. R‡ponds plut•t Š la mienne. – Te me demandes si je sais qui pourrait ‰tre ton pˆre. Dans une telle situation, les hypothˆses n’ont pas d’importance ; seules comptent les certitudes. Et comme je n’ai pas de certitude... Il n’en saura pas plus. M‰me dans ces moments d’abandon total, Lise-Laure, qui a d“ in‡vitablement ‰tre t‡moin de certaines choses, ne lˆvera pas le moindre coin du voile. – Ne r‡veille pas les d‡mons du pass‡, lui conseille-t-elle. Contente-toi du pr‡sent. Regarde devant toi l’avenir qui t’est r‡serv‡ et qui est plus que prometteur. Et d’‡voquer l’immense connivence qu’il y a entre elle et lui, que leurs ”mes et leurs cœurs vibrent au m‰me diapason... – Et les corps aussi, ajoute-t-il, un rien vindicatif. Elle feint de ne pas remarquer ce mouvement d’humeur et se dit qu’elle pourrait ‡voquer les comportements des gens du milieu artistique o† rˆgne une certaine libert‡ de mœurs, celle-ci ‡tant consid‡r‡e comme une n‡cessit‡ lib‡ratrice qui favorise l’expression de l’‡lan cr‡ateur. On ne peut pas ‰tre partenaires sans partage total... – Nous savons maintenant, dit-elle, qu’en matiˆre musicale, nous allons r‡ussir ensemble de grandes choses, puisque nous savons d‡sormais ce que l’un est pour l’autre, ce que l’un peut donner et recevoir de l’autre... Il se demande si de tels raisonnements ne sont pas des alibis commodes qui ont trop souvent servi Š justifier un peu tout et n’importe quoi. Toute discussion sur ce sujet serait vaine : mieux vaut abandonner... D’ailleurs, Lise-Laure, qui s’est lev‡e pour reporter Š l’office le plat de fruits, lui passe la main dans les cheveux. Ce contact physique ravive les 198 souvenirs incandescents des moments heureux, lointains d‡jŠ comme une ‡ternit‡... On parlera donc des projets pr‡vus pour cet ‡t‡. Sylvestre s’est employ‡ Š faire revenir un djemb‡ du S‡n‡gal, un balafon du Gabon... Et puis, il y a aussi l’inanga que Gaudence a reŽu... VoilŠ des instruments qui les aideront Š concr‡tiser leur projet, celui du groupe Sambolera, duquel d’ailleurs Lise-Laure n’est pas exclue. Sylvain parle librement de Gaudence, de la place qu’elle occupe dans ses projets. LiseLaure n’y voit pas ombrage. On programme les r‡p‡titions de l’‡t‡. Si on veut ‰tre pr‰ts pour la saison prochaine... – Tu n’oublies pas, Sylvain, que nous devons ‡galement faire les rep‡rages des lieux o† nous r‡aliserons les clipsvid‡o. Sylvestre a d‡cid‡ de prendre tous les frais Š sa charge... Il faut l’admettre : Sylvestre, le philanthrope, est bien g‡n‡reux... Lise-Laure reconduit Sylvain Š La Hazelle. Cette fois, elle a pris le volant. Elle conduit lentement, vitres ouvertes. Le cr‡puscule est doux ; la nuit, nonchalante, tarde Š venir. ‘ l’approche de la fenaison, la v‡g‡tation, Š peine rafra‹chie par la ros‡e du cr‡puscule, diffuse dans l’air que fait tourbillonner la voiture ses myriades de pollens et les odeurs dont ils sont charg‡s. Sylvain s’en ‡meut. – Ferme les yeux, dit-elle. Laisse la nature t’offrir ses parfums. Laisse-toi envahir par eux. Et puis, imagine, laissetoi emporter... Donne aux choses les contours de ton r‰ve... Et de lui expliquer que, parfois, Š vouloir trop approcher du r‡el, on finit par ne plus le voir. Ce n’est pas le botaniste qui, diss‡quant ses fleurs, les voit le mieux. Sylvain se soumet donc. Aprˆs avoir balis‡ du regard, sur fond de nuit trˆs claire, les innombrables nuances vertes des feuillus renaissants, celles de l’‡rable, du h‰tre, du ch‰ne, du bouleau..., Sylvain ferme les yeux. 199 De son ‡trave prudente, la voiture fend lentement la brise l‡gˆre et somnifˆre, charg‡e d’air humide. L’humus r‡veill‡ m‰le Š la r‡surgence vernale des senteurs une f‡tidit‡ l‡tale d’engrais en d‡composition. R‡g‡n‡rescence sublime de la vie par la mort... Sylvain s’imagine perdu et heureux au cœur d’une for‰t luxuriante telle qu’aurait pu la peindre un Douanier Rousseau, une for‰t de lianes qui l’envahissent et l’envrillent, o†, tout Š coup, appara‹t, placide mais d‡termin‡, un lion ayant faim... On arrive Š La Hazelle. Lise-Laure s’arr‰te. Elle tourne une derniˆre fois les yeux vers ce Sylvain dont le destin est d‡sormais scell‡ au sien... Celui-ci s’est endormi. Tut‡laire, elle lui donne, sur la joue, un baiser qui l’effleure. – On est arriv‡s, Sylvain, dit-elle. Tout le monde descend... 200 18 DISSONANCES FALLAIT-IL S’EN ‚TONNER ? La fin de l’ann‡e scolaire a ‡t‡ catastrophique pour Sylvain : l’‡chec annonc‡ a ‡t‡ revendiqu‡. D‡lib‡r‡ment. Le r‡cit du comportement de l’‡lˆve soixante-huitard qu’a fait Š sa mˆre un pr‡fet des ‡tudes radoteur a inspir‡ Sylvain : il a remis une feuille blanche Š chacun des ‡crits et a qu‡mand‡ sans barguigner un z‡ro Š chaque oral. En cons‡quence, Sylvain n’a pas le choix. Si on veut qu’il ait un jour son dipl•me d’humanit‡s, ou bien il doit pr‡senter toutes les ‡preuves devant l’ex-Jury d’‚tat, d‡sormais rebaptis‡, par la gr”ce des fantaisies institutionnelles des gouvernants, Jury de la Communaut‡ FranŽaise, ou bien il doit redoubler son ann‡e scolaire. V‡ronique ne lui en tient pas vraiment rigueur. Un ‡chec scolaire est peut-‰tre un accident de parcours, jamais une catastrophe... Einstein ‡tait bien un cancre... En r‡alit‡, V‡ronique, sans qu’elle consente Š se l’avouer, sait gr‡ Š Sylvain d’avoir choisi cette sorte d’automutilation pour tenter d’attirer Š lui la misˆre qui s’est abattue sur elle. Adepte occasionnel, et par amour filial, d’une sorte de masochisme expiatoire, Sylvain a peut-‰tre atteint son objectif. En effet, V‡ronique vient de recevoir les r‡sultats de la derniˆre prise de sang et ils sont excellents. On ne trouve pas utile de poursuivre les s‡ances de chimioth‡rapie. On peut consid‡rer qu’elle est d‡sormais sur le chemin de la gu‡rison. Sylvain, lui, ne semble nullement troubl‡ par son ‡chec frondeur, dont il ne veut tirer ni gloire ni humiliation. L’id‡e d’un redoublement ne l’effraie pas, pourvu qu’il puisse con201 tinuer Š exercer sans entraves ses diverses activit‡s musicales. Et pourvu que sa mˆre soit gu‡rie. Par ailleurs, Sylvain n’a pas tout perdu : il a r‡ussi avec brio ses ‡preuves de piano au Conservatoire Royal et a d‡croch‡ un premier prix. Sylvestre a, en cons‡quence, improvis‡ Š Ernoichamps une petite r‡ception intime pour Œ f‰ter tout cela •, c’est-Šdire, et en vrac, la gu‡rison quasi assur‡e de V‡ronique, le premier prix de Conservatoire de Sylvain, le bon avancement de la thˆse de Gaudence... et la mine rayonnante, ‡panouie, de Lise-Laure dont la joie de vivre fait d‡sormais plaisir Š voir. On n’insistera pas sur les zones d’ombre. On ne rappellera pas que, quand bien m‰me la carriˆre musicale de Sylvain semble toute trac‡e, il est bon toutefois qu’il ne n‡glige pas le reste, parce qu’on ne sait jamais. On feint de croire, sans r‡serve aucune, qu’il est bon aussi que LiseLaure puisse exprimer par le chant des talents trop longtemps refoul‡s que Sylvain a eu le g‡nie de lui permettre de r‡v‡ler au monde. Et enfin puisque, en raison de la situation ‡conomique catastrophique de son pays, Gaudence ne peut pas se permettre de retourner au Burundi pendant les vacances, eh bien ! elle les passera tout entiˆres Š Sauveniˆre. Le champagne a ‡t‡ sabl‡ avec mod‡ration. V‡ronique est heureuse, mais ce qu’elle vient de vivre laissera longtemps encore peser sur elle une sourde menace. L’esprit de Gaudence, lui, semble s’‰tre envol‡ vers le pays des mille collines. Meurtrie et d‡sempar‡e par le d‡cˆs de son amie, elle pense aux dures r‡alit‡s mat‡rielles auxquelles les siens sont confront‡s ; de plus, elle devra s’employer elle-m‰me Š assurer son ordinaire pendant toute l’ann‡e acad‡mique prochaine. Lise-Laure et Sylvain portent en eux leur secret et doivent, pour ne pas se trahir, faire preuve d’une ma‹trise de soi exceptionnelle... Quant Š Sylvestre, que la r‡ussite mat‡rielle et sociale aveugle, il a cette m”le assurance de celui qui ne doute de rien... 202 – Dommage, concˆde-t-il, que je doive faire un long s‡jour en Afrique cet ‡t‡... Œ Normal, pense Sylvain. Ma mˆre gu‡rie, il n’y a plus de raison qu’il soit encore aussi pr‡sent Š ses c•t‡s. D’ailleurs, ce n’est pas V‡ronique qui l’a sollicit‡, c’est lui qui s’est rendu indispensable... • Mais, au fond de lui, Sylvain trouve bien opportun que Sylvestre doive s’‡loigner pour affaires... S’‡loigner Š la fois de Lise-Laure et de V‡ronique... – Dommage, r‡pˆte Sylvestre, car l’‡t‡ s’annonce magnifique... Et puis, j’aurais aim‡ participer Š vos recherches de sites en harmonie avec les œuvres que vous projetez d’interpr‡ter. Tant pis... Tant pis pour lui. Croit-il qu’on va le prier de renoncer Š ses projets ? Tous se taisent. Il continue : – C’est qu’il y a des lieux o† ont v‡cu certains artistes qui semblent en accord avec leurs œuvres, d’autres pas. Toi, le musicien sensible, dit-il Š Sylvain qui sursaute agac‡, tu conviendras qu’il n’y a rien Š Dinant qui rappelle Adolphe Sax et rien de Sax qui s’explique par Dinant, tandis que Treignes fait surgir comme Š son insu Toine Culot Š tous ses coins de rue... Œ Discours vain et inutile, pense l’apostroph‡. Il faut laisser dire. • Pour un peu, Sylvain se ferait mufle. Sylvestre poursuit : – Ainsi donc, confie-t-il, l’‡t‡ dernier, Lise-Laure et moi, avons s‡journ‡ en Bourgogne... Œ Tiens. Il leur arrive de voyager ensemble, de... coucher ensemble ? • Mais quel est donc ce mouvement int‡rieur, cette sourde br“lure, diffuse, ‡trange, qui le glace ? Seraientce comme des signes avant-coureurs de la jalousie ? Sylvain cherche Š interroger Lise-Laure du regard. Lise-Laure feint de se tourner vers V‡ronique... 203 – Je crois bien que c’est Lise-Laure qui m’a sugg‡r‡ ce parcours initiatique. Nous avons march‡ sur les traces d’Albert Thibaudet Š Tournus, de Romain Rolland Š V‡zelay... Eh bien ! rien. Je n’ai rien ‡prouv‡... Par contre, la maison de Milly, en c•te m”connaise, raconte assez bien toute l’enfance de Lamartine telle qu’il l’‡voque dans ses ‡crits. De m‰me, Š Saint-Sauveur en Puisaye, nous avons cru croiser l’”me de Sido sur le perron de la maison natale de Colette. Dans le verger d’en face, nous avons m‰me maraud‡ quelques prunes d‡licatement recouvertes d’une pruine bleut‡e... Œ Salonard, paradeur et bavard... On n’en a rien Š cirer..., pense un Sylvain peu soucieux de donner cr‡dit Š la thˆse d’un de ses professeurs de litt‡rature. VoilŠ qu’il ressort les vieux poncifs d‡terministes de la race, du milieu, du moment, dans lesquels plus personne ne croit... • Mais on n’arr‰te pas le discoureur aussi facilement que cela... – Je crois bien, concˆde Sylvestre, que c’est Lise-Laure qui m’a conduit Š faire cette reconnaissance. Elle voulait me faire d‡couvrir Auxerre, ville o† Marie No•l a pass‡ toute sa vie. Elle croyait voir une ville Š l’image de la po‡tesse, ou plut•t Š l’image de l’image qu’elle se fait de la po‡tesse. Dis Š Sylvain, dit-il en se tournant vers Lise-Laure, combien grande a ‡t‡ ta d‡ception... Lise-Laure se tait. – Non pas, continue-t-il, que la ville d’Auxerre pr‡sente un visage ingrat. Au contraire. Mais ne sont-ils pas all‡s jusqu’Š faire dresser, tout juste en face de la mairie, une statue de la po‡tesse qui est d’un go“t... ? Je ne vous dis pas. Une c‡ramique en pied, grandeur nature, qui repr‡sente Marie No•l en affreuse bigote : chapeau noir, manteau noir, sac noir, parapluie noir, une longue ‡charpe gris-bleu autour du 204 cou descendant presque jusqu’aux genoux... Quelques fleurs toutefois... Une sorte de contre-hommage... – Tu es s‡vˆre, l’interrompt Lise-Laure. Le sculpteur a peut-‰tre voulu faire une œuvre trˆs r‡aliste. Les Auxerrois se souviennent s“rement plus de Marie Rouget leur concitoyenne que de Marie No•l la po‡tesse. Ils l’ont s“rement connue et vue, physiquement, sous ces traits... Ils l’ont peut‰tre moins lue, moins bien... On pourrait en dire tout autant de Restif de la Bretonne, un autre Auxerrois, qu’ils repr‡sentent aussi par une statue du m‰me... acabit, et du m‰me sculpteur, Š l’autre bout du pi‡tonnier... Tu sais, nul n’est poˆte en son pays... Nous allons, nous, chercher des endroits qui seront en parfaite ad‡quation avec ses ‡crits.... et avec ce qu’ils ‡voquent en nous. Elle ne pr‡cise pas qui elle entend par ce Œ nous •, tandis que Sylvain lui en veut d’‰tre entr‡e dans le jeu de Sylvestre. Tout d’un coup, l’adolescent intransigeant, inapte encore aux concessions de faŽade qu’impose simplement un sens ‡l‡mentaire de la civilit‡, a refait surface en lui. ‚corch‡, il a fui ce discours... Son aversion pour le p‡dantisme lui donne le haut-le-cœur. Il va essayer de faire passer cela avec un ou deux zakouskis, une gorg‡e de Mo•t, une goul‡e d’air frais... Son mouvement d’humeur, on le mettra sur le compte de son ‡chec scolaire. Et l’on se sent port‡ Š l’excuser. Encore que, entre un ‡chec subi et un ‡chec voulu d‡lib‡r‡ment... Gaudence, qui a bien du mal Š vaincre son vague Š l’”me, viendra le rejoindre sur la terrasse arriˆre, prˆs de la balustrade Š laquelle il s’est appuy‡ le regard tourn‡ vers la for‰t. Passant outre Š sa r‡serve naturelle, l’approchant par derriˆre, elle a pos‡ la main sur son ‡paule, comme une grande sœur compatissante, silencieuse... Elle n’a pas encore eu le temps de dire un mot que, tout Š coup, dans la clart‡ lunaire, de noires z‡brures de pipistrelles balafrent en saccades ca205 pricieuses le ciel proche. Malgr‡ elle, paralys‡e par l’effroi que provoque toujours dans la p‡nombre un vol aussi irr‡gulier, Gaudence s’est blottie contre Sylvain et se tient serr‡e contre lui, comme un naufrag‡ se rive Š sa bou‡e. ‘ l’invitation que Sylvain lui a faite d’un geste bref, ils observent, immobiles, les all‡es et venues de ces h•tes de la nuit qui, par myriades semble-t-il, jouent les passe-murailles en entrant et en sortant du m‰me point invisible de la corniche du toit d’un b”timent annexe, qui semblait pourtant n’offrir aux visiteurs aucune fissure, aucune anfractuosit‡... Sylvain ne cherche pas Š interrompre ce moment de gr”ce. C’est la premiˆre fois que Gaudence lui donne Š sentir haleter contre lui son corps souple et chaud. Mais la frayeur est passagˆre et Gaudence, retrouvant vite son sangfroid, cherche Š s’‡carter... Sylvain ne la retient pas. Simplement, il la prend par les deux ‡paules et la tourne vers lui. Il pose son front contre le sien. Et soupire. Profond‡ment. Elle en fait tout autant. Elle ne se d‡robe pas. Elle attend qu’il rouvre les mains et la libˆre. Ce qu’il fait bient•t. Elle reste un moment ainsi, en face de lui, tout prˆs. Ils se taisent. Puis, enfin, lentement, aprˆs un long silence, elle rompt le sortilˆge : – Il est temps que nous rentrions, tu ne trouves pas ? On va s’inqui‡ter... Pendant les semaines qui suivirent, Sylvain eut beaucoup de difficult‡s Š g‡rer un emploi du temps particuliˆrement charg‡. Il devait r‡server de longs moments Š la transposition de la musique de Marie No•l dans les rythmes jazzoafricains. En m‰me temps, il s’efforŽait d’utiliser les ressources d’instruments nouveaux pour lui, conŽus pour une musique qui exploite une gamme Œ pentatonique anh‡mitonique •, comme aurait pontifi‡ Sylvestre utilisant des formules p‰ch‡es dans l’une ou l’autre encyclop‡die, – mais 206 tout simplement Š cinq tons et sans demi-tons – , ignorant avant tout que la musique est d’abord une affaire d’oreille et d’instinct... Les r‡p‡titions, nombreuses, du groupe Sambolera ‡taient souvent interrompues Š la demande expresse de LiseLaure qui rappelait Š Sylvain la n‡cessit‡ de pr‡parer son examen en vue d’obtenir le permis de conduire et qui en profitait ainsi pour explorer avec lui des sites aussi nombreux qu’inattendus. De la sorte, elle s’octroyait de longs moments privil‡gi‡s avec lui dans des lieux qu’ils consacraient Š leurs amours, puisque, Š chaque fois, Lise-Laure tenait Š y poss‡der Sylvain, en le chevauchant dans l’herbe moussue, dans la luzerne fleurie, parfois m‰me dans un champ de ma™s Š peine lev‡. Sylvain trouvait ‡trange cette fr‡n‡sie ou nymphomaniaque ou vengeresse, diam‡tralement oppos‡e en tout cas Š l’image de discr‡tion et de r‡serve que la Lise-Laure du balcon ou de la fen‰tre avait donn‡e d’elle-m‰me jusque-lŠ. Elle y mettait une ‡trange application, presque m‡thodique, Š poursuivre Dieu sait quelles chimˆres... Ils ont ainsi d‡couvert et visit‡ le plateau du Gerny, aux confins d’Aye et de Marche, quelques centaines d’hectares l‡gˆrement vallonn‡s aux allures de petite plaine hesbignonne juch‡e sur une sorte de soucoupe renvers‡e, perdue au cœur de la Famenne et coiff‡e d’une quarantaine d’antennes paraboliques d’une station astronomique, toutes orient‡es vers le m‰me point du ciel, Š la recherche de vaines r‡ponses aux questions des hommes qui scrutent l’univers... Perdus au milieu des cultures c‡r‡aliˆres, quelques b”timents aux allures d’igloos... Insolite, inattendu, d‡paysant... En fin de compte, le site ne fut pas retenu. Plut•t que de les inspirer, une fois leurs ‡treintes termin‡es, ces lieux les ont fait fuir, sans qu’ils puissent en donner la raison. 207 Plus significative fut la d‡couverte du petit village d’Ouren, coinc‡ entre les frontiˆres belge, allemande et grand-ducale, Š la pointe la plus m‡ridionale de la province de Liˆge. Hors des grands circuits touristiques, le lieu appara‹t paisible, comme tendrement assoupi au creux d’un vallon, un trou de verdure o• chante l’Our, une rivi†re qui coule entre Moselle et Rhin, et domin‡ par les deux clochers de son ‡glise, dont l’un a la forme curieuse d’un casque Š pointe. Ils ont admir‡ les ruines d’un ch”teau m‡di‡val qui se dressent sur une colline qui surplombe le village. Ils ont n‡glig‡ le monument Š l’Europe ‡rig‡ au croisement des trois frontiˆres. Ils se sont arr‰t‡s aux pieds du Rittersprung, le Œ saut du chevalier •, un rocher qui se dresse Š l’entr‡e du village. Ils furent attentifs Š la l‡gende qui y est attach‡e et qui leur a ‡t‡ racont‡e par un villageois autochtone : Œ Un chevalier enleva ici sa bien-aim‡e, qui ‡tait la femme d’un seigneur d’Ouren. Pour mettre ses poursuivants sur une fausse piste, il fit ferrer son cheval Š l’envers. Il r‡ussit ‡galement Š effectuer un saut miraculeux au-dessus de l’Our. Le cheval se cassa les deux jambes, mais le chevalier et sa conqu‰te purent s’‡chapper. Comme le chevalier ne tint pas sa promesse de construire une chapelle Š l’endroit du saut, il fut foudroy‡ par un ‡clair. • Ceci ne les a pas emp‰ch‡s de sacrifier Š ciel ouvert au rituel qu’ils avaient institu‡. Toutefois, Sylvain, sensible aux symboles, ‡voque la l‡gende et interroge : – Tu vois o† conduit l’infid‡lit‡... – Qui est infidˆle Š qui ? r‡torque-t-elle du tac au tac. Une fois encore, sans que l’allusion soit plus claire, plane entre eux l’ombre fugitive d’un Sylvestre insouciant qui n’aurait pas honor‡ ses engagements... Puis, Lise-Laure r‡cupˆre habilement la l‡gende : – Si tu veux ‰tre sensible aux signes ou aux symboles, dit-elle, tu remarqueras que la l‡gende ne condamne pas les 208 amours de la belle infidˆle et de son chevalier, mais seulement le chevalier pour n’avoir pas honor‡ sa promesse de construire un oratoire... – Curieux Dieu, qui absout les amants de leur infid‡lit‡ pourvu que le culte Lui soit rendu... Ils n’en ont pas discut‡, mais s’il leur arrive de faire l’amour, c’est Š coup s“r pour les besoins de l’art, qui requiert une communion n‡cessaire... Ni l’un ni l’autre n’est dupe : les arguties qu’ils d‡velopperaient ne relˆveraient que d’une mauvaise casuistique. Mieux vaut se taire et consid‡rer que ce qu’ils vivent ‡chappe Š la raison, qu’ils seraient comme pouss‡s par une force irr‡pressible... Le site d’Ouren n’a pas ‡t‡ retenu non plus. C’est V‡ronique qui leur conseilla d’explorer une r‡gion trop m‡connue Š ses yeux et pour des raisons qu’elle s’explique mal : peut-‰tre la botte franŽaise de Givet, pour le simple motif qu’il faut franchir une frontiˆre d‡sormais sans douaniers, a-t-elle depuis toujours constitu‡, pour les gens de Daverdisse, un obstacle inconscient aux excursions dans la r‡gion couvinoise. Ils iront donc Š Viroinval, toponyme heureux cr‡‡ de toutes piˆces par la gr”ce d’un l‡gislateur qui imposa naguˆre la fusion des communes... Coinc‡e Š l’ouest entre Fagne et Ardenne, entre Famenne et Ardenne Š l’est, la Calestienne a toujours fascin‡ Sylvain. V‡ronique lui a longuement rappel‡ les caract‡ristiques de ce joyau du pays, c‡lˆbre par ses tiennes et ses trieux, ses collines escarp‡es aux entrailles creus‡es de grottes parcourues de riviˆres souterraines, ses pelouses fleuries de plantes rares, peupl‡es de papillons et d’insectes, ses g‹tes pr‡historiques, ses vestiges romains et m‡rovingiens, ses villages au charme... idyllique... Ils se sont rendus Š Nismes, village voluptueusement d‡ploy‡ dans la vall‡e de l’Eau Noire et de l’Eau Blanche, ils ont explor‡ le Matricolo, la Roche aux Faucons, la Roche 209 Trou„e... Puis, Š Nismes m‰me, ils ont emprunt‡ la trˆs pentue rue Roche Nanette, ont abandonn‡ leur voiture... Sylvain s’est arm‡ de son magn‡toscope. Ils ont franchi le reste du trajet Š pied, ont foul‡ la pelouse calcicole du plateau des abannets, ont d‡couvert et explor‡ par un sentier de promenade le Fondry des Chiens, sorte de grotte en plein air, Š trente mˆtres en contrebas... Hors le bruissement de quelques frondaisons, la trille agac‡e de quelque passereau d‡rang‡, – une linotte m‡lodieuse, un gros-bec ou une locustelle tachet‡e... – le silence est presque absolu. Document‡ par une V‡ronique pr‡venante, Sylvain se met en chasse, entre deux pierres, dans un pli de rocher..., de perles rares : du fumana, qui est une minuscule cistac‡e amie des lieux arides, de l’orchid‡e de teinte violac‡e qui a nom limodore, d’une curieuse liliac‡e Š fleurs bleues, le scille Š deux feuilles... Sylvain sait maintenant ce qui justifie l’appellation de parc naturel que les autorit‡s ont conf‡r‡e Š la r‡gion... Revenant vers Lise-Laure, aprˆs son escapade exploratrice, il la trouve, allong‡e, se reposant dans une pelouse foisonnante d’orchid‡es. Il sait d‡sormais que, sous sa robe blanche, qui se boutonne de haut en bas, et dont le corsage est d‡jŠ largement ‡chancr‡, Lise-Laure est nue, int‡gralement nue, pr‰te Š la fois Š l’offrande et au rapt n‡cessaires... Il faudra que s’‡coule un long temps avant que s’apaise la vague tumultueuse qu’ont soulev‡e leurs sens exacerb‡s, avant que la griffure de l’air frais les ramˆne Š la conscience... Mais l’‡mergence de la lumiˆre chez l’un et chez l’autre ne suit pas les m‰mes m‡andres : alors que Sylvain n’est simplement frapp‡ que de stupeur ou d’‡tonnement, Lise-Laure ‡prouve, elle, toute la d‡sesp‡rance d’une passion qu’elle sait sans issue, mais qu’elle vit d’autant plus intens‡ment que vient de se r‡veiller en elle une partie d’elle-m‰me qu’elle croyait endormie Š jamais. Et elle pres210 sent l’imminence d’une fin qui sera, elle en est convaincue, douloureuse... Faut-il s’‡tonner qu’elle trouve ces gouffres particuliˆrement propices aux ‡vocations d‡sesp‡r‡es que contiennent les poˆmes de Marie No•l, les gouffres, les taillis, les broussailles ‡pineuses, les pelouses piqu‡es de gen‡vriers... ? – Ne trouves-tu pas, demande-t-elle Š Sylvain, que ces lieux conviennent particuliˆrement pour la Plainte dans le soir : Œ Le jour abandonne la plaine, / Le jour commence Š la tromper, / Ah ! / Le soir tombe, ah ! Le soir m’entra‹ne, / Le soir va me faire tomber. / Par la route que j’appelle, / Reviens-tu de voyager ? / As-tu pas su la nouvelle ? / Que je vais en grand danger ? (...) / Qu’on me laisse en ma m‡moire, / Marcher seule au vent, marcher... / Dans les champs de ma nuit noire, / J’ai quelque chose Š chercher. • Sylvain comprend mal comment Lise-Laure, Š peine leurs ‡bats termin‡s, peut ‡voquer des id‡es aussi morbides, des id‡es de mort enfin... – Il est important, tu ne trouves pas, qu’un certain nombre de vues soient prises d’h‡licoptˆre, pour accro‹tre encore la profondeur des gouffres, pour marquer l’impuissance de l’homme face aux forces de la nature qui l’oppriment... Au cr‡puscule, bien entendu. Et la voilŠ qui t‡moigne d’un sens aigu de la mise en scˆne, imaginant angles de vues, d‡coupages, ombres et lumiˆres... Lise-Laure insiste pour que ce d‡cor soit aussi celui de Hurlement, poˆme o† Marie No•l ‡voque la mort, Š un ”ge trˆs tendre, de son petit frˆre, trouv‡ mort dans son lit : Œ Le jour s’en va. Sur la montagne, / L’ombre grandit. / Es-tu parti dans la campagne, / O mon petit ? (...) / Qui donc a vu, qui me ramˆne / Mon fils perdu ? / Qui l’a trouv‡ dans la plaine ? / Le jour qui fuit, las de l’attendre, / S’en est all‡ ; / Le soir qui vient, sans me le rendre, / S’est d‡sol‡ ; / O 211 Dieu ! la Mort ouvrant la porte / Me l’a vol‡ ! / Mon agneau blanc, le loup l’emporte ! • L’amour... La mort... La mort qui provoque une angoisse, une panique tout animale... Mais aussi la certitude de la r‡demption par l’amour... Sylvain, vaguement d‡contenanc‡, comprend mal qu’une femme, dans la trentaine engag‡e, se sente tout Š coup vide d’enfant et, comme une louve d‡poss‡d‡e de ses petits, hurle ainsi Š la mort... Mais il s’agit d’un poˆme... Faut-il que Lise-Laure s’identifie Š ce point Š un poˆme ? Gaudence et Lise-Laure n’imaginent pas qu’elles puissent ‰tre rivales, puisqu’elles sont, toutes deux, au-dessus de tout soupŽon et, surtout, elles ignorent la mesquinerie. De plus, Lise-Laure, l’‡pouse qui doit Š son mari tout le confort mat‡riel qu’on peut souhaiter, a aussi, par rapport Š Sylvain, au moins le double de son ”ge... D’ailleurs, un observateur press‡ pourrait ne voir dans l’aventure qu’elle vit avec Sylvain qu’une simple passade, un caprice, l’occasion de vivre les derniers feux d’une soif jamais encore assouvie... De son c•t‡, Gaudence n’a jamais cach‡ son appartenance Š une autre culture. Elle n’entend pas renier ses racines. Elle est seulement de passage... Elle ne veut pas, lorsqu’elle retournera au Burundi, laisser ici un peu de son cœur, une blessure, une souffrance... Gaudence, toutefois, a t•t fait de constater combien Sylvain s’applique Š vouloir conf‡rer Š sa musique des vertus propres Š la musique africaine, Š lui rendre une fonction sociale comme seules peuvent en avoir les berceuses chez nous. Il veut ainsi que sa musique permette tout Š tour de gu‡rir un malade, d’honorer les anc‰tres, de chasser les mauvais esprits, tout comme elle peut aider chez nous Š endormir un enfant. Gaudence lui a expliqu‡, par exemple que, s’il recherche des correspondances, la forme h‡misph‡rique 212 de certains tambours africains et la peau tendue du tambour symbolisent obligatoirement, dans son pays, la peau tendue du ventre d’une femme enceinte, que le fla du tambour ‡voque les soupirs et les plaintes d’une femme en g‡sine... Lorsqu’il a surpris Gaudence, affect‡e par la mort de son amie, pleurant sa plainte au son de l’inanga, Sylvain a compris combien elle atteignait Š une perfection spontan‡e de l’expression musicale, qui est l’id‡al qu’il veut atteindre. Il a bien essay‡ d’en discuter avec Gaudence, mais celle-ci se d‡robe... Ou bien ne se trouve-t-elle pas plut•t comme paralys‡e par son impuissance Š dire ? Vivre, dire et chanter sont des modes d’expression tellement distincts... Ils ont bien essay‡ d’en parler et Sylvain a cru comprendre que, par-delŠ cette souffrance, Gaudence ‡tait porteuse d’autres souffrances. Des souffrances tues, parce que son ‡ducation lui impose la retenue, la r‡serve... Aprˆs tout, nous avons bien nos pudeurs Š nous, ou nos tabous... Sylvain, en tout cas, a senti que la peine de Gaudence ‡tait charg‡e de bien des inqui‡tudes... Comme chez Lise-Laure, et probablement pour d’autres raisons, les textes de Marie No•l r‡sonnent curieusement et intens‡ment dans le cœur de Gaudence et lui retournent l’”me. Cet accord secret, chez Lise-Laure comme chez Gaudence, entre le mat‡riau de base (texte et musique de la po‡tesse) et la complexion de leur ”me, permet Š Sylvain, il en est convaincu, de produire une œuvre musicale qui remuera les auditeurs jusque dans leurs fibres les plus intimes. Sylvain mˆne d‡sormais ses r‡p‡titions sur deux fronts en m‰me temps. ‘ Ernoichamps, il accompagne Lise-Laure, parfois avec un ami cornettiste. Ils n’excluent pas, si les circonstances le permettent, de substituer un jour les orgues au piano... 213 ‘ Sauveniˆre, gr”ce Š l’aide pr‡cieuse de Gaudence qui jouera le cas ‡ch‡ant de l’inanga, il va compl‡ter son groupe en y associant des choristes-danseuses d’origine africaine. Il occupera le pupitre du vibraphone, tandis que le balafon, dont les sons ont ‡t‡ volontairement brouill‡s par un jeu complexe de membranes fix‡es aux calebasses qui servent de r‡sonateurs, sera confi‡ Š un Gabonais exp‡riment‡. Celui-ci lui expliquera que la recherche de ces sons brouill‡s r‡sulte de la volont‡ de ne pas opposer l’instrument musical Š l’homme, Š la voix humaine, afin de donner l’impression qu’il s’agit d’une voix masqu‡e, d‡form‡e, mais d’une voix quand m‰me. Ainsi la musique fait partie int‡grante du verbe, se confond avec le langage parl‡, avec la danse, avec la c‡r‡monie m‰me dans laquelle elle se situe... Et d’‡voquer l’‡troite relation entre la musique, la danse, la parole et, finalement, la vie sociale elle-m‰me domin‡e par la religion qui, seule, donne un sens Š la vie... Sylvain savait que faire de la musique c’est communier avec l’univers. Comment oublier le spectacle qui leur fut donn‡ lorsque, accompagn‡s de V‡ronique, Gaudence et Sylvain ont assist‡, au cours de l’‡t‡, Š Stavelot, Š un cortˆge folklorique organis‡ Š l’occasion d’un jubil‡ des blancs mouss‹s ? Ils y ont vu un groupe de jeunes Burundais faire kupiga gnoma, frapper les tambours, jetant toute leur ‡nergie dans la danse et la percussion. Gaudence leur a expliqu‡ qu’en frappant la terre, en frappant les peaux et les f“ts, ces tambourinaires racontent aussi des histoires, des histoires de batailles glorieuses contre le colonisateur, des histoires Š la gloire du r‡gime ou, tout simplement, des histoires improvis‡es sur le moment. Faire partie du cercle des joueurs ou danser en son centre, soutenus par des dizaines de mains qui frappent en cadence, c’est faire partie de la soci‡t‡. Gaudence a expliqu‡ que les tambours du Burundi ont une trˆs longue histoire. Ils ‡taient, jusqu’il n’y a pas trˆs longtemps, 214 r‡serv‡s Š la famille royale. Ils repr‡sentent maintenant les forces vives de la nation et cette fiert‡ rejaillit sur tous ceux qui en jouent. Chaque semaine, trois fois par semaine, a poursuivi Gaudence, des cours de tambour sont donn‡s dans un jardin public de Buyenzi. Cette activit‡ est un moyen id‡al pour redonner aux enfants de la rue l’estime d’euxm‰mes, qui leur manque tant sous le masque de leurs comportements frimeurs. De plus, les meilleurs joueurs peuvent r‰ver faire partie d’une troupe qui tournera dans le monde entier avec son spectacle, et cet espoir secret les anime aussi : l’Europe, l’Am‡rique... En s’exhibant de la sorte, les percussionnistes pouvaient dire Š un public distrait et ravi, mais malheureusement engonc‡ dans une bonne conscience assez naus‡euse, Š la fois la misˆre de leur peuple et leur volont‡ de s’en sortir... 215 216 19 ATALANTE VAINCUE C’EST UN SEPTEMBRE DOUX QUI PROLONGE paisiblement l’‡t‡ Š La Hazelle. Un septembre doux et g‡n‡reux. V‡ronique, qui a pass‡ la plus grande partie de ses vacances auprˆs d’une Mamy Sophie on ne peut plus pr‡venante, a le cœur inond‡ de joie et de gratitude. Au gr‡ de promenades qui lui permettent de fouler une fois encore des sentiers qu’elle a parcourus mille fois jadis sans leur consacrer, pense-t-elle, l’attention qu’ils m‡ritaient, elle red‡couvre, avec des yeux que son retour Š la vie et Š l’esp‡rance ‡merveille de nouveau, la corne d’abondance luxuriante que lui offrent les jardins, les potagers, les vergers dessin‡s par son pˆre. La tonnelle qu’ombre une glycine envahissante, et dont Mamy Sophie a n‡glig‡ la taille cette ann‡e, conduit aux carr‡s des potirons. Ceux-ci, g‡n‡reusement pansus, offrent au regard leurs formes rebondies, sph‡riques, ovales, oblongues, et leurs innombrables couleurs vari‡es. Tous, gorg‡s de soleil et d’eau, attestent la g‡n‡rosit‡ de la terre nourriciˆre Š leur ‡gard. V‡ronique a une affection toute particuliˆre pour le p”tisson, plus modeste, d’un blanc laiteux, Š la forme demi-sph‡rique et auquel les c•tes peu profondes en forme de lobes font comme une corolle discrˆte... Au-delŠ, dans un coin, lŠ o† l’on a l’habitude d’entasser des d‡tritus du jardin en attente du compostage hi‡mal, on a d“ semer Š la vol‡e, au printemps, un assortiment de graines de coloquintes. Et voilŠ que ce coin hier n‡glig‡ offre aujourd’hui une vari‡t‡ de fruits tant•t lisses, tant•t grumeleux, en forme d’œufs, de poires, de pommes, dans des colo- 217 ris aux nuances infinies : jaune, jaune clair, orange, vert, vert stri‡ de jaune... Au verger, les pommes, les poires, les noix se pr‡parent Š s’abandonner Š la cueillette prochaine. V‡ronique happe au vol une pomme jaunissante, apparemment m“re un peu avant les autres. Elle y met la dent. Croque g‡n‡reusement. Recrache le morceau. Elle aurait d“ s’en douter : le ver ‡tait dans le fruit. Ce constat la ramˆne Š elle-m‰me. Elle savait qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Œ Et si la gu‡rison annonc‡e n’‡tait qu’une r‡mission, une r‡mission toute temporaire ? • D’un geste qu’elle se fait Š elle-m‰me, elle balaie cette id‡e qui vient de l’assaillir soudainement, comme si cette pens‡e sournoise, insinuante, cherchait en elle le d‡faut de la cuirasse... Parlons-en de la cuirasse. N’est-ce pas Sylvain qui taquinait en elle la chasseresse et la guerriˆre, traduisons l’ing„nieur et la battante, en l’appelant Œ mon Atalante • ? En lui attribuant ce surnom plein d’affection, Sylvain donnait au moins deux raisons de la comparer Š l’h‡ro™ne antique. Fille unique aim‡e de son pˆre, et heureusement non rejet‡e de lui comme dans la l‡gende, V‡ronique fut naturellement amen‡e Š exercer un m‡tier d’homme et Š reprendre l’entreprise de son pˆre : elle a donc eu une vocation d’homme et s’est comport‡e en homme. Par ailleurs, l’Atalante de la l‡gende d‡daignait tous ses pr‡tendants et les d‡fiait dans des ‡preuves dont ils sortaient n‡cessairement vaincus... et condamn‡s Š mourir la t‰te tranch‡e... Beaucoup p‡rirent donc, jusqu’Š ce qu’Atalante f“t victime d’une ruse d’un certain Hippomˆne qu’elle fut contrainte d’‡pouser... pour son malheur. C’est son ‡tat de Œ femme de t‰te qui refuse la pr‡sence d’un homme qui encombre •, qui avait inspir‡ Š Sylvain cette r‡f‡rence Š la l‡gende. Non, V‡ronique ne succombera pas Š la ruse ourdie par son adversaire d’aujourd’hui, la maladie... Au contraire, c’est V‡218 ronique qui a d‡cid‡ de ruser avec elle. Et elle vaincra. Elle le veut. S’efforŽant de chasser ces pens‡es morbides, V‡ronique contemple une fois encore, avec un sentiment d’immense reconnaissance, cette propri‡t‡ qui fut l’œuvre de son pˆre, trop t•t disparu, de ce pˆre qu’elle a tant aim‡. Non, elle n’a pas permis que cette œuvre s’‡teign‹t avec lui. C’est pourquoi elle a repris le flambeau. Sylvain a ‡t‡ ‡duqu‡ dans l’id‡e de ne pas laisser s’alt‡rer le patrimoine qu’il h‡ritera un jour de son grand-pˆre... M‰me si elle-m‰me et son fils se seront r‡alis‡s dans d’autres directions... C’est vrai qu’en confiant la responsabilit‡ commerciale de Jardiflor Š un g‡rant, elle a pris un peu de recul, mais ses activit‡s de chercheur et d’enseignante Š Grand-Manil ne l’ont ‡loign‡e de La Hazelle qu’en apparence. C’est aux plantes et aux jardins qu’elle aura, somme toute, consacr‡ toute sa vie. Et Š ceux qui, gr”ce Š elle, h‡riteront de son amour pour la terre. Elle y pense, en effet, Š ses ‡tudiants, pour qui elle ‡prouve une grande affection. La rentr‡e a lieu Š la mi-septembre. Pendant que ses collˆgues organisent la seconde session, dont la responsabilit‡ est confi‡e, pour ses cours, Š celui qui a assur‡ son int‡rim pendant sa maladie, elle va v‡rifier l’‡tat de son laboratoire et s’assurer que tout le mat‡riel est pr‰t pour ses exp‡riences. Une derniˆre fois, elle demandera Š Sylvestre de la conduire Š Grand-Manil. La semaine prochaine, elle retournera Š Sauveniˆre. Monter Š l’‡tage o† se situe son d‡partement lui semble tout Š coup une ‡preuve au-dessus de ses forces. Ses jambes lui paraissent tellement lourdes. Depuis son op‡ration, elle a d“ manquer d’exercice physique. Sylvestre lui donne le bras. Pendant qu’il l’abandonne quelques instants pour qu’elle puisse faire son inventaire Š l’aise, Sylvestre parcourt, curieux, le couloir p‡riph‡rique. Les lieux ne lui sont pas totalement inconnus : lorsqu’il faisait ses ‡tudes 219 d’ing‡nieur Š la facult‡ agronomique de Gembloux, il lui est arriv‡ de venir rejoindre l’un ou l’autre ‡tudiant qui kotait avec lui. Comment ne pas se rem‡morer ces souvenirs heureux d’une jeunesse insouciante ?... Soudain, Sylvestre entend un bruit sourd, comme celui de la chute d’un corps sur le sol. Il se pr‡cipite. V‡ronique est tomb‡e, semble-t-il, de la chaise sur laquelle elle s’‡tait assise. Il comprend imm‡diatement qu’il faut faire vite. Il court au premier bureau, fait appeler d’urgence des secours, revient Š V‡ronique, la couche sur le dos, d‡noue sa ceinture, desserre tout ce qui la bride, lui enlˆve ses chaussures, lui sur‡lˆve les pieds, lui prend le pouls et, faisant appel aux notions de secourisme qu’il a apprises il y a longtemps, il tente de lui faire la respiration artificielle... Sept minutes, ou huit minutes peut-‰tre... Une ‡ternit‡. Sylvestre n’a pas cess‡ de lui pincer le nez, de tenter de lui insuffler de l’air dans les poumons, de relever la t‰te pour reprendre son souffle. L’ambulance et le smur arrivent. V‡ronique leur est d‡sormais livr‡e. Tandis que les uns s’affairent, le m‡decin tente sur place un massage cardiaque. Cinq minutes. Dix minutes. Perfusion. Masque Š oxygˆne. On tente de descendre V‡ronique. Lorsqu’ils sont arriv‡s au rez-dechauss‡e, le m‡decin impose une halte. Nouveau massage cardiaque. Longtemps. Embarquement. Le m‡decin fait un premier diagnostic, assez pessimiste. Il faut pr‡venir les proches. Direction Mont-Godinne. La clinique, pr‡venue par radio, a pr‡par‡ l’accueil Š l’unit‡ de soins intensifs. Les m‡decins vont, pendant plusieurs heures, s’affairer autour de V‡ronique. Respirateur artificiel, tuyaux, cath‡ters, masque Š oxygˆne, ‡lectrodes, graphiques sur ‡crans de contr•le... toute la panoplie des engins d’une salle de r‡animation sophistiqu‡e... Sylvain a ‡t‡ rappel‡ de l’ath‡n‡e o† il avait repris ses cours. 220 – Vous ‰tes le fils... ? – Oui. – D’autres parents aussi proches... ? – Sa mˆre... Elle est ”g‡e... – Personne d’autre ? – Je suis fils unique... Il n’ajoutera pas Œ de mˆre unique •. – Venez. Sylvain peut voir V‡ronique pendant quelques instants. Il peut l’embrasser. Lui murmurer, dans l’oreille, tout l’amour qu’il a toujours eu pour elle. Le m‡decin l’accueille dans son bureau. Il l’informe : ce doit ‰tre une h‡morragie interne. – Vous savez, Š la suite de l’important traitement de chimioth‡rapie qu’elle a subi, les vaisseaux sanguins se sont fragilis‡s. Il faut plusieurs mois pour qu’ils se reconstituent... L’‡lectroenc‡phalogramme est tout Š fait plat. Le cerveau n’est plus irrigu‡. Il faut attendre. Mais attendezvous... Une pause insupportable. – ... au pire. Sylvain se tait. Il est prostr‡. – Quel ”ge avez-vous ? demande le m‡decin. – Dix-huit ans... depuis... Eh oui ! depuis quelques mois. Il est adulte. C’est la loi. Quelques heures s’‡coulent. Une ‡ternit‡ d’angoisse. Vers minuit, le m‡decin le rappelle. L’‡lectro est toujours aussi plat. Plus de vie c‡r‡brale. C’est irr‡cup‡rable. Seuls les appareils de r‡animation la maintiennent artificiellement en vie. Sylvain a compris. On attend de lui une d‡cision. D’un geste, il fait un signe : Œ D‡branchez •. ‘ quoi bon ! V‡ronique avait toujours dit : Œ Pas d’acharnement th‡rapeutique. • Il faut respecter la volont‡ de V‡ronique. Jus- 221 qu’au bout. C’est dans les bras de son fils qu’elle abandonnera le dernier souffle. Sylvestre reconduit Sylvain, non pas Š Ernoichamps, mais Š La Hazelle. Sylvain veut passer la nuit seul avec Mamy Sophie. – Tu sais, Mamy, lui confiera-t-il, elle est morte lŠ o† ‡tait une bonne partie de sa vie, non loin de ses ‡tudiants, qu’elle aimait tant. Elle est morte comme elle a v‡cu : au milieu d’eux... L’effervescence oblig‡e que n‡cessite l’organisation des fun‡railles va les aider Š apprivoiser leur douleur. ‚voquant cette ‡ventualit‡, V‡ronique avait fait des recommandations. On va donc s’efforcer de rencontrer ses souhaits. Indiff‡rente Š toute pr‡occupation cultuelle, mais sans haine Š l’‡gard d’une ‚glise dont elle ne niait pas la fonction sociale, V‡ronique, la non-pratiquante, n’avait pas exclu qu’une c‡r‡monie religieuse d’obsˆques e“t lieu, mais, avait-elle dit, Š la condition Œ qu’elle soit r‡duite au minimum •. Elle avait beaucoup insist‡ : il ne devait y avoir ni hom‡lie ni discours... Le cur‡ de la paroisse de Daverdisse ‡tait tol‡rant. D’ailleurs, les habitudes liturgiques ont tellement ‡volu‡. Nombreux sont ceux qui demandent et obtiennent que, lors des diff‡rentes c‡r‡monies, on lise des textes profanes et qu’on fasse entendre des airs ou des chants dont la destination premiˆre est tout ‡trangˆre Š la religion. On convient de r‡duire l’aspect religieux Š la priˆre d’absoute. Les croque-morts – jamais autant qu’aujourd’hui Sylvain n’a ‡prouv‡ Š la fois le cynisme et le r‡alisme brutal de l’expression – connaissent d‡cid‡ment bien leur m‡tier... Les pompes fun†bres ont pour but de mettre en scˆne le psychodrame qui permet aux vivants de canaliser et d’‡vacuer leur peine dans une dignit‡ convenue. Aprˆs tout, certaines civilisations ont bien leurs pleureuses... Ainsi donc, le con222 voi funˆbre fera un d‡tour par Jardiflor et y fera une halte d’un instant, permettant... aux m”nes de V‡ronique de saluer une derniˆre fois un des endroits de sa vie qui lui fut trˆs cher. Ils se rendent ensuite Š l’‡glise n‡ogothique. Ils traversent la jolie place du village entour‡e de maisons Š colombages et de marronniers qui, en cette saison, laissent tomber leurs fruits, ‡chapp‡s de leurs bogues ‡clat‡es... L’officiant, qui les attend sur le parvis, a cr‡‡ l’atmosphˆre en diffusant un enregistrement de la premiˆre partie du Requiem en r‡ mineur de Mozart, celle-lŠ m‰me que le musicien a ‡crite lui-m‰me, tout juste avant de mourir, laissant Š d’autres le soin de le terminer... Le cur‡ a ‡galement r‡duit l’‡clairage au minimum, mettant ainsi en ‡vidence, par le recours Š des spots judicieusement dissimul‡s, le retable de la passion, qui est reconnu pour ‰tre une belle r‡alisation de l’art populaire au XVIe siˆcle. Le r‡glage des autres lumiˆres est assur‡ par le groupe de Sylvain et ses musiciens. Aprˆs que le c‡l‡brant a prononc‡ les priˆres rituelles autour de la biˆre en l’encensant abondamment va commencer l’hommage que Sylvain a d‡cid‡ de rendre Š sa mˆre. Sylvain s’installe aux orgues. Un ami l’accompagne au violoncelle. Lise-Laure interprˆte le Lacrymosa sur la musique qu’a ‡crite le li‡geois Pierre Van Damme. Il est chant‡ en latin, dans cette langue magique qu’aimait tant V‡ronique. Lise-Laure chante : Œ Lacrymosa dies illa, / Qua resurget ex favilla... • Peu importe que les assistants ne comprennent pas le texte, Sylvain a d‡cid‡ n‡anmoins de le modifier, et peu importe aussi que le latin utilis‡ ne soit pas un latin canonique. Au judicantus homo reus Sylvain a substitu‡ un Œ triumphans homo verus •... 223 Sylvain ne peut pas admettre que V‡ronique ait ‡t‡ coupable de quoi que ce soit. Elle ne doit donc demander aucun pardon, pas m‰me Š Dieu... Suivra l’interpr‡tation de La derniˆre danse de Marie No•l sur laquelle Lise-Laure et le groupe Sambolera travaillent, chacun de son c•t‡, depuis deux mois. Ils ont d‡cid‡ de la lui offrir en avant-premiˆre. ‘ la place du lutrin r‡serv‡ Š la lecture de l’‡p‹tre, se tiennent, seules, Lise-Laure toute en blanc et Gaudence toute en noir. En demi-cercle, autour d’elles, les choristes-danseurs, tous rev‰tus de robes allant du gris clair au gris le plus fonc‡. Derriˆre, le groupe des musiciens. Parmi eux, au vibraphone, Sylvain. Tous, en chœur, vont chanter et danser le refrain, emmen‡ sur un mouvement de gigue, rythm‡ et violent... Œ Allezvous-en, gens de la noce, / Fini le bal, pass‡ le temps, / Allez-vous-en, gens de la noce, / Il se fait tard, allez-vous-en. • Lise-Laure, sur la musique de Marie No•l, accompagn‡e par les orgues et un cornet Š piston, Gaudence ensuite, accompagn‡e par le groupe Sambolera sur l’arrangement de Sylvain vont chanter les couplets, tout Š tour. Les danseurs les accompagnent sur des pas r‡gl‡s et plus lents que ceux du refrain. Œ Allez-vous-en, gens de la f‰te, / La mari‡e a les yeux las. / Son lit est fait, sa route est pr‰te, / Quelqu’un l’appelle... Quittons-la. // Nous arrivons de son enfance / Et lui donnons encor la main. / Laissons-la seule et sans d‡fense, / Seule partir dans son destin. // Dans la cour bl‰me au clair de lune, / Quatre chevaux sont attel‡s, / Tous les amis, chacun, chacune, / Tous les parents s’en sont all‡s. • ‘ partir du couplet suivant, chaque fois deux couples, de chaque c•t‡ du chœur, se retirent progressivement, de telle sorte qu’il n’en reste plus qu’un pour le dernier couplet. Œ S’en sont all‡s cousins, cousines, / La grand’jeunesse au 224 loin chantant ; / S’en sont all‡s voisins, voisines, / Nos invit‡s las et contents. • La lumiˆre baisse peu Š peu jusqu’Š prendre une teinte cr‡pusculaire. Les trois derniers couplets se d‡roulent dans la p‡nombre de plus en plus grave pour arriver Š l’ombre presque complˆte. Œ La nourrice qui l’a nourrie / A peur et pleure en s’en allant ; / La mˆre qui l’a mise en vie / L’abandonne et sort Š pas lents. // Le pˆre qui la tint couverte, / Seize ans serr‡e en son logis, / S’en va laissant la porte ouverte, / La chambre ouverte, ouvert le lit. • Seul, a cappella, Sylvain chante le couplet suivant : Œ L’heure d’Amour, la grand’bataille / Vint Š sonner sur la minuit... / Quand vint le loup des ‡pousailles, / Son cœur de vierge s’est enfui. • Lise-Laure et Gaudence reprennent le chant. Œ Allezvous-en, gens de la noce, / Fini le bal, pass‡ le temps, / Allez-vous-en, gens de la noce, / Il se fait tard, allez-vous-en. // Vint Š passer le temps qui mˆne / Les autres nuits, les autres jours... / S’en sont all‡s, lourds de semaines, / Les ans qui passent pour toujours. // S’en sont all‡s sa robe blanche / Et ses souliers de fier satin ; / S’en sont all‡s ses beaux dimanches / Et son visage du matin ; // S’en sont all‡s le lin, la laine, / De ses mains lasses tour Š tour ; / S’en sont all‡es de ses mains vaines / Les vaines mains de ses amours ; // S’en sont all‡s ses gars, ses filles, / L’un aprˆs l’autre ses petits / S’en sont all‡s quand l’‡t‡ brille / Par la grand’route et sont partis ; // S’en sont all‡s hors de sa couche, / Moins chauds les bras, le cœur moins doux, / S’en sont all‡s un soir la bouche / Et les pieds joints de son ‡poux. // Son dernier jour, le plus fidˆle, / S’en est all‡... la chambre a peur... / Son dernier feu, le plus prˆs d’elle, / S’en est all‡ dans l’”tre et meurt. // Elle a retir‡ ses chaussures, / Elle a quitt‡ tous ses habits / Et pour sa nuit la plus obscure / Elle est entr‡e en son grand lit. // L’heure de Mort, la grand’ d‡faite, / Vint 225 Š sonner sur la minuit... Alors elle a pench‡ la t‰te, / Laissant son ”me aller sans bruit. • Il n’y a plus de choristes ni de chanteurs. Pendant ce dernier couplet est projet‡ sur le visage des deux solistes un rayon blafard, qui leur donne un aspect de mort. Œ Le fossoyeur a pris la morte, / L’a mise en terre et, vers le soir, / S’en est all‡ fermant la porte / Du jardin seul, du jardin noir. // Allez-vous-en, gens de la noce, / Fini le bal, pass‡ le temps, / Allez-vous-en, gens de la noce, / Il se fait tard... allez-vous-en ! • Le cortˆge funˆbre quitte l’‡glise au son de l’enregistrement de Fortuna imperatrix mundi, premier chant des Carmina burana de Carl Orff, que le cur‡ a accept‡ de diffuser en sourdine. Ils se rendent ensuite au cimetiˆre de Robermont, prˆs de Liˆge, o† l’on proc‡dera Š l’incin‡ration. De retour Š La Hazelle, seuls, Š l’abri de tout regard, Mamy Sophie et Sylvain ‡pandront les cendres sur les pelouses, comme V‡ronique l’avait souhait‡. 226 20 AU-DEL‘ DE L’HORIZON L’EFFERVESCENCE engendr‡e par l’organisation des fun‡railles s’est apais‡e. Des sentiments de d‡tresse et de vacuit‡ lui ont in‡vitablement fait suite. Heureusement, les d‡cisions Š caractˆre pratique qu’il a fallu prendre ont occup‡ Sylvain pendant quelque temps. Il a d‡cid‡ que La Hazelle deviendrait d‡sormais son port d’attache. ‘ la grande joie de Mamy Sophie qui, en d‡pit du poids des ans, se sent investie d’une mission de protection Š l’‡gard de Sylvain. Gaudence l’y rejoindra. En l’accueillant, Mamy Sophie se convaincra qu’elle poursuit la mission de V‡ronique. Les cellules familiales se sont spontan‡ment reconstitu‡es. D’une part, Sylvain a soudain compris la n‡cessit‡ d’obtenir son dipl•me d’humanit‡s. Il a d‡cid‡ de redevenir un ‡lˆve studieux. Et les activit‡s musicales seront d’autant plus ais‡ment mises en veilleuse que le m‡decin a prescrit du repos Š Lise-Laure. De son c•t‡, Sylvestre, consid‡rant enfin qu’il pouvait d‡l‡guer Š ses demi-frˆres une bonne partie de ses responsabilit‡s, a d‡cid‡ d’‰tre d‡sormais plus pr‡sent Š Ernoichamps auprˆs de son ‡pouse. Automne Š La Hazelle. Presque chaque jour, Sylvain parcourt les jardins de La Hazelle Š la recherche d’une image de sa mˆre, dont les restes se confondent d‡sormais avec cette terre qu’elle aimait tant. Jamais autant qu’Š pr‡sent il n’a ‡prouv‡ la justesse du constat lamartinien : un seul ƒtre vous manque et tout est d„peupl„. Les nuages qui assombrissent l’”me de 227 Sylvain ajoutent encore au sentiment de d‡solation que provoque en lui le d‡pouillement automnal. Tant•t c’est Mamy Sophie qui l’accompagne, tant•t c’est Gaudence. Il tente d’expliquer Š Gaudence que les cendres de V‡ronique participent Š l’ordre universel. Comme Œ rien ne se perd ni ne se cr‡e •, les cendres de V‡ronique vont contribuer Š fertiliser ce coin de terre privil‡gi‡. Il a tendance Š dire Œ b‡ni des dieux •, puisqu’il a ‡t‡ pour toute la famille source de tant de joie, de tant de bonheur. Son imagination l’emporte : – Sait-on jamais ? Faudrait-il s’‡tonner si, l’an prochain, naissait lŠ-bas, par exemple, un lierre, tenace, qui se vrillerait aux murs, Š un arbre, et qui, comme la l‡gende nous le dit du lierre qui s’‡leva sur la tombe de Tristan et d’Yseult, viendrait nous rappeler, par-delŠ la mort, l’amour que V‡ronique avait pour nous ? Ce serait bien si, de temps en temps, au son de l’inanga, nous venions lui dire aussi combien nous l’aimions. Gaudence est d’accord. Nous devons rester en contact avec l’”me de nos morts. Dans son pays, la communication avec les d‡funts fait partie de l’ordre des choses et imprˆgne tous les actes de la vie quotidienne. Tandis que, il faut bien l’avouer, dans nos civilisations occidentales, tout est devenu tellement inhumain, comme d‡sincarn‡... Mais surtout, les plaies ouvertes dans le cœur de Gaudence, la mort de ses proches, les souffrances de son peuple, l’‡loignement m‰me la rendent particuliˆrement r‡ceptive Š la douleur de Sylvain. Ils arpenteront souvent les sentiers de La Hazelle, silencieux, c•te Š c•te, main dans la main, bras dessus bras dessous... Ils finiront par se tenir par la taille, sans que jamais l’un fasse confidence Š l’autre de sentiments qui iraient audelŠ de la compassion ou de l’amiti‡... L’harmonie, la communion, cela se vit... Faut-il vraiment que cela se dise ? 228 Pour le moment, ni l’un ni l’autre n’‡voque l’avenir. Inutile de faire des projets tant que la peine est encore aussi pr‡sente, aussi vive... Sylvain a brutalement bascul‡ de l’”ge de l’insouciance dans celui de la responsabilit‡. Ce qu’il a v‡cu avec LiseLaure, et qui relevait pour l’une de l’art myst‡rieux de l’initiation et pour l’autre de la fr‡n‡sie de la d‡couverte, est d‡sormais r‡volu. Maintenant, il sait. Il se souviendra sans haine, avec gratitude m‰me, de cet ‡pisode de sa vie, comme d’un passage oblig‡. Ayant accost‡ Š l’autre rive, il peut continuer sa route seul. Le voilŠ devenu homme, enfin. Un d‡but d’automne humide et froid, les variations soudaines de notre climat ont eu raison de l’organisme de Gaudence, qui, de bronchiolite en bronchite, de bronchite en pneumonie, a d“ ‰tre hospitalis‡e... pour permettre un diagnostic complet et nuanc‡... et pour que soit ‡tabli un traitement adapt‡, le m‡decin g‡n‡raliste ayant d“ constater que ses prescriptions avaient peu d’effets. Sylvain, qui a obtenu son permis de conduire, jouera donc auprˆs de Gaudence le r•le que Sylvestre avait tenu aux c•t‡s de V‡ronique, d’autant plus que l’hospitalisation durera plus longtemps que pr‡vu, Gaudence n’‡tant pas Š l’abri d’un assaut r‡current du paludisme end‡mique qui s‡vit dans son pays et qu’elle a emmen‡ malgr‡ elle dans ses bagages. ‚trange renouvellement des situations. D‡cid‡ment, la clinique de Mont-Godinne devient un lieu de sortie privil‡gi‡. ‘ d‡faut d’‰tre cynique, l’ironie de ce constat est un rien amˆre. Mais quelle ressemblance ‡tablir entre la situation actuelle et celle qu’a connue V‡ronique ? D’ailleurs, une clinique reste un lieu de vie plut•t qu’un lieu de mort. Jusqu’Š preuve du contraire. Non, Sylvain ne broie pas du noir. Il veut croire et esp‡rer. Gaudence est jeune, Š peine un peu plus ”g‡e que lui, cinq ou six ans. Tiens, il ne sait pas exactement. Il faudra qu’il le lui demande. Mais la jeune et 229 forte constitution de Gaudence aura vite fait de prendre le dessus. Sylvain imagine un sc‡nario ‡trange. Lorsque Gaudence sortira de la clinique, ils f‰teront sa gu‡rison Š la Œ Villa Mouchenne •, ce lieu de bonheur qui a laiss‡ dans la m‡moire de Sylvain une trace tellement inoubliable... De plus, il faudra bien qu’ils clarifient les sentiments qu’ils ‡prouvent l’un pour l’autre. En raison des souvenirs dont il est charg‡, le cadre s’y pr‰te. Et les choses se sont d‡roul‡es comme pr‡vu. Ou presque. Sensible aux signes et aux symboles, Sylvain avait r‡serv‡ la m‰me table que celle qu’il occupait un an plus t•t avec V‡ronique. ‘ d‡faut de pouvoir prendre exactement le m‰me menu – la carte avait chang‡ –, ils ont pu boire le m‰me vin et go“ter Š la m‰me griserie. Enhardi par les circonstances qu’il a lui-m‰me cr‡‡es, Sylvain d‡cide de faire aveu Š Gaudence de la vraie nature de ses sentiments. – Gaudence, dit-il, nous nous connaissons depuis assez longtemps maintenant pour... Elle lui met un doigt sur la bouche et l’emp‰che de terminer. – Ne dis pas, dit-elle. Non, ne dis pas. Il ne faut pas dire... Il n’y aura pas d’autre explication. Gaudence trouva opportune l’intervention de la patronne qui, se souvenant de la prestation de Sylvain au piano, vint l’inviter Š interpr‡ter quelques morceaux. Sylvain accepta de se plier Š l’invitation Š la condition que Gaudence puisse s’exprimer aussi. Et, ainsi qu’il l’avait fait autrefois pour le cadeau d’anniversaire de V‡ronique, il alla chercher l’inanga qu’il avait pris la pr‡caution de mettre dans le coffre de la voiture. Sylvain interpr‡ta quelques morceaux de Jean-FranŽois Maljean, parmi lesquels il glissa un Song for... Gaudence Œ qui contient l’aveu que tu ne m’as pas permis de te faire •, lui a-t-il gliss‡ dans l’oreille. Message reŽu. Gaudence lui 230 r‡pondit en chantant, au son du seul inanga, et en swahili, la chanson de Khadja Nin, intitul‡e Bwana C. Il ne lui avait pas fallu ‰tre grand clerc pour comprendre que Nakupenda nakupenda wewe pouvait se traduire en... I love you, i love you. Gaudence poursuivit : We bwana wa ungine Sikuwa najuwa yangu Mapendo ya vile Kweli nime jaribu Kukusahabu wewe bwana Alakini mama... siweze Usini one mubaya Sinta ku ingiliya Mapendo yangu Ita baki inje Nakupenda nakupenda wewe Aca niku imbiye Mayisha yangu wewe Waca niji imbiye Ata kama wewe Huweze nipenda Nakupenda nakupenda... We Bwana C. Wewe Bwana C. Wewe Bwana C. Wewe Bwana C.1 1 Toi l’homme d’une autre / Je ne savais pas que je pouvais „prouver pour toi un amour aussi fort / Bien s•r j’ai essay„ de t’oublier / Mais en vain / Ne me juge pas / Je ne vais pas te harceler / Mon amour pour toi veut rester discret secret / Je t’aime je t’aime / Toi mon amour / Laissemoi chanter / Bien que que je ne veuille pas ƒtre amoureuse de toi / Je t’aime toi Bwana C.. / Toi Bwana C. ... 231 Message reŽu. Il n’y pas eu d’autre ‡change en public. Sylvain d‡finit mal son malaise, ‡trange. Gaudence lui avoue son amour qu’elle qualifie d’amour impossible, parce qu’il serait... l’homme d’une autre. Que sait-elle de ce qui s’est pass‡ entre Lise-Laure et lui ? Et puis, il n’a pas aim‡ Lise-Laure d’amour..., pas plus qu’il n’est li‡ Š elle. Y aurait-il comme une justice du Ciel, immanente, aveugle, charg‡e de sanctionner son... aventure avec Lise-Laure ? D’ailleurs, ce n’est pas lui qui... Il attendra le retour en voiture pour interroger. Mais cette fois-ci, il faut qu’il n’y ait plus d’ombre. C’est une nuit de gel, une nuit claire. Une fois sur la route, Sylvain, que l’obscurit‡ enhardit, interroge. De plus, le nouveau chauffeur qu’il est se doit de regarder devant lui. – Tu sais d‡sormais que je t’aime... vraiment, dit-il. Tu consens Š me dire que tu m’aimes... Mais que veux-tu dire quand tu dis que je suis... l’homme d’une autre ?... Aprˆs un long silence, Gaudence consent enfin Š pr‡ciser. – D’une autre... culture, Sylvain. Non, ne dis rien, regarde bien la route devant toi, ne te laisse pas distraire. Je viens de loin, Sylvain, d’un pays pauvre, trˆs pauvre, o† la misˆre est partout... dans les cœurs aussi... Nous manquons de tout. Il n’y a pas d’h•pitaux, pas de m‡dicaments... Il y a des ‡pid‡mies, des guerres... – Je ne comprends rien, se hasarde-t-il, ‡tonn‡... – Ne dis rien, Sylvain, laisse-moi aller jusqu’au bout, si j’ai le courage... Aprˆs, tu comprendras. Gaudence se tait longtemps. Une ‡ternit‡ pour Sylvain. Puis, elle s’efforce de tout dire d’une traite : – Lorsque j’‡tais Š l’h•pital, on m’a fait subir beaucoup d’examens... On a fait des analyses... De sang. Les m‡decins ont constat‡ que j’‡tais... s‡ropositive... 232 Puis, elle se tait. Elle pleure. Silencieusement. – Mais je t’aime, dit-il enfin, nakupenda nakupenda wewe... Il lui donne la main. Ils regardent fixement tous deux, Š la faveur de la clart‡ lunaire, au-delŠ de l’horizon. Automne Š Ernoichamps. Vanitas vanitatum. Oui, tout est vain. Jamais autant qu’aujourd’hui Sylvestre n’a ‡prouv‡ combien la course Š la Œ r‡ussite • portait en soi tous les germes de la vanit‡, de l’inutilit‡... D’avoir retrouv‡ V‡ronique l’a complˆtement transform‡. De l’avoir retrouv‡e et de l’avoir perdue. Il en vient Š se demander si, Š courir le monde comme il l’a fait, il n’‡tait pas en train de se fuir plut•t que de se chercher. Ses r‰ves de fortune, ses ambitions, m‰me ses pr‡occupations philanthropiques n’avaient d’autre but que de construire l’image sociale d’un homme d’affaires Œ arriv‡ •, Š d‡faut de pouvoir se construire pour lui-m‰me une vie int‡rieure qui l’aurait conduit Š ‰tre en paix avec lui-m‰me. Il s’‡tonne aussi que, dans la fr‡quentation quotidienne de V‡ronique, au cours des derniers mois, jamais il ne lui a ‡t‡ donn‡ d’approcher de l’”me de V‡ronique, de conna‹tre et de partager ses secrets les plus intimes, pas m‰me ceux qu’ils auraient pu avoir en commun. Pas m‰me ceux qu’ils auraient pu avoir en commun... Ce serait mentir que de nier qu’il ne s’est pas pos‡ les questions que Sylvain ou Lise-Laure se sont pos‡es. L‡gitimement. Lui non plus, il en convient, n’a jamais os‡ aborder le sujet ni avec l’un ni avec l’autre. Le d‡cˆs de V‡ronique interdit que jamais on puisse esp‡rer donner une r‡ponse qui dissipe tous les doutes, clarifie toutes les supputations. Au moins at-il compris qu’Š courir sans cesse aprˆs des march‡s nouveaux, qu’Š vouloir Š tout prix augmenter son chiffre d’affaires, qu’Š se partager entre Anvers et Libreville ou 233 Bujumbura, il en arrivait Š oublier ses proches, Š s’oublier lui-m‰me. C’est V‡ronique qui, quoi qu’il paraisse, l’a rapproch‡ d’une Lise-Laure qui lui ‡tait devenue lointaine. C’est V‡ronique et Sylvain, par la gr”ce de ses talents de musicien, qui ont permis Š Lise-Laure de s’‡panouir, de croire en elle et qui l’ont aid‡e Š exprimer enfin des richesses malencontreusement enfouies. Dans le salon blanc de La Hazelle, Sylvain feuillette n‡gligemment quelques livres sur le Burundi, tandis que LiseLaure, au piano, r‡pˆte encore quelque chant. – Tu devrais t’allonger, lui conseille Sylvain, pr‡venant. Tu sais que le gyn‡co a prescrit beaucoup de repos si tu ne veux pas perdre l’enfant que tu portes... Lise-Laure se lˆve, abandonne le piano, se dirige vers le divan, s’arr‰te un moment Š la fen‰tre et regarde au loin, comme au-delŠ de l’horizon... – Un enfant de ta chair, Sylvain..., dit-elle. Puis, comme pour elle-m‰me, tout bas, les yeux l‡gˆrement embu‡s, prenant entre les mains un ventre dur que la grossesse arrondit d‡jŠ, elle ajoute : – Un enfant de la chair de ta chair... Ob‡issante, elle consent Š s’allonger. Elle ne peut pas laisser passer cette chance unique qui lui est donn‡e, Š trente-cinq ans pass‡s, d’avoir enfin cet enfant qu’elle espˆre depuis si longtemps... D„cid„ment, les cam„scopes font fureur. Dans la campagne d„sol„e par les premi†res rigueurs de l’hiver, un promeneur, un journaliste de la t„l„vision locale peut-ƒtre, chasse le reportage sur la vie de la r„gion. Un troupeau de BBB (blanc-bleu-belge) vient de quitter l’„table pour prendre un peu d’exercice. Le commentaire dira probablement que ces bƒtes d’une tonne environ, r„sultats d’une manipulation g„n„tique r„ussie, qui impose transplantation 234 embryonnaire et c„sarienne, font la gloire du Condroz qui a cr„„ ces mastodontes... Le rƒveur, lui, se rappellera seulement les vers du po†te : Non loin, quelques bœufs blancs, couch„s parmi les herbes, Bavent avec lenteur sur leurs fanons „pais, Et suivent de leurs yeux languissants et superbes Le songe int„rieur qu’ils n’ach†vent jamais... 235 236 TABLE 1 Une ‡trange petite musique de nuit .............................. 9 2 Escale au paradis perdu .............................................. 27 3 Trouble cr‡puscule ..................................................... 39 4 Appr‡hender tous les lendemains............................... 47 5 Cocktail Redout‡ ........................................................ 57 6 Buffet froid................................................................. 71 7 Le front contre la vitre................................................ 83 8 Une feuille morte tombe............................................. 93 9 Fr‡n‡tiques mailloches et marteaux r‰veurs ............ 103 10 Les voies myst‡rieuses de l’adversit‡ ...................... 115 11 Divertissement.......................................................... 127 12 ‘ chacun sa v‡rit‡ .................................................... 135 13 Buissons au loin buissonnant ................................... 151 14 Rien n’est jamais acquis........................................... 159 15 Triste... triste Š en mourir ......................................... 167 16 Par le regard de l’autre ............................................. 179 17 Un si ordinaire naufrage........................................... 191 18 Dissonances.............................................................. 201 19 Atalante vaincue....................................................... 217 20 Au-delŠ de l’horizon................................................. 227 237