SH1 Molière et la médecine

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SH1 Molière et la médecine
Faux médecins, vrais remèdes
Réflexion sur la médecine chez Molière
Alain Guerry
Août 2007
Séminaire d’histoire littéraire
Molière et la médecine
Sous la direction du Prof. Thomas Hunkeler
Faculté des Lettres / Département de Français / Littérature
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Sommaire
Introduction......................................................................... 3
Le Médecin malgré lui........................................................ 7
Sganarelle, faux médecin........................................................................... 7
Lucinde, fausse malade............................................................................. 8
Du pain trempé dans du vin..................................................................... 8
Le Malade imaginaire....................................................... 11
Argan, faux malade.................................................................................. 11
Toinette, faux médecin............................................................................. 12
Vin pur, bon gros bœuf, fromage de Hollande.................................... 13
Conclusion......................................................................... 15
Bibliographie..................................................................... 18
Œuvres de référence, par ordre alphabétique...................................... 18
Ouvrages critiques, par ordre alphabétique......................................... 19
2
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Introduction
La médecine et les médecins sont des thèmes récurrents dans les œuvres de
Jean-Baptiste Poquelin (1622–1673) dit Molière. Celui-ci se moque des médecins et
de leurs remèdes, des apothicaires et de leurs clients. La moquerie devient attaque
virulente, en particulier dans Le Malade imaginaire, sa dernière pièce, qui rassemble
tous les éléments d’un puzzle entamé dès ses premières farces, Le Médecin volant et
La Jalousie du Barbouillé (avant 1654) puis entre autres dans L’Amour médecin (1655) :
• Critique des médecins et de leur doctrine. « Je savais bien que j'aurais
raison de ce diable de Docteur, et de toute sa fichue doctrine1. » s’exclame
le Barbouillé.
• Contrefaçon. Sganarelle déjà « contrefait le médecin2 » et Lucile
« contrefait la maladie 3 ».
• Querelles, diagnostics et remèdes. « Je soutiens que l’émétique la tuera. »
prétend M. Tomès, ce à quoi répond M. Des Fonandrès « Et moi, que la
saignée la fera mourir4. »
Avec le « morceau de formage » (en guise de remède) de Sganarelle dans Le
Médecin malgré lui (1666) ou la métamorphose de Toinette en médecin dans Le
Malade imaginaire (1673), on peut croire que Molière tourne complètement en
ridicule la médecine et les médecins de son temps, que ses personnages qui
usurpent l’habit de médecin n’utilisent qu’un jargon caricatural destiné à faire rire
1
La Jalousie du Barbouillé, scène IX.
2
Le Médecin volant, scène II, « […] il faut que tu contrefasses le médecin » dit Valère.
3
Ibid. scène première, réplique de Sabine.
4
L’Amour médecin, acte II, scène IV.
3
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son public. S’il est vrai que l’humour était un ingrédient crucial des comédies de
Molière, il l’était d’autant plus que la caricature était subtilement proche de la
réalité. Pour le public de l’époque, un médecin buvant l’urine de sa patiente5
n’était pas aussi improbable qu’aujourd’hui6 . Le goût, l’aspect, l’odeur de l’urine
et des autres fluides corporels indiquaient l’état du patient, selon le modèle
humoral. En effet, la médecine médiévale7 a longtemps été inspirée des auteurs
antiques Hippocrate (Cos, -460 à -370) et Galien (Pergame, 131 – 201) qui définirent
un système d’équilibre entre quatre « humeurs » principales : le sang, la bile jaune,
le flegme et la mélancolie, influencé par les variations saisonnières, les forces
astrologiques et, bien sûr, les maladies. Celles-ci étaient considérées comme un
déséquilibre entre les humeurs.
Relations entre psychologie et physiologie étaient établies pour conclure un
diagnostic. Un personne triste et bronzée avait un excès de mélancolie. A l’inverse,
un homme sain ayant une complexion flegmatique avait de même un
tempérament flegmatique, c’est-à-dire un teint pâle et une attitude froide. Si ce
flegme devenait pléthorique (en excès), le médecin prescrivait un remède censé
soit faire diminuer l’humeur incriminée, soit augmenter son opposée. Potions à
base de simples, régimes purgatifs, clystères, saignées, pierres précieuses réduites
en poudre 8, tout était bon pour tenter de soigner. Si certains de ces remèdes étaient
5
Comme dans Le Médecin volant, scène IV. Il s’agit de Sganarelle et de l’urine de Lucile.
Voir PORTER Roy & VIGARELLO Georges, « Corps, santé et maladies » in Histoire du corps I. De la
Renaissance aux Lumières, dir. par Vigarello, Paris, Seuil, 2005, p. 337.
6
Qu’on peut qualifier d’étiologico-thérapeutique, de par sa tentative d’objectiver le corps, et qui
deviendra le modèle de la biomédecine occidentale dominante actuelle. Voir LAPLANTINE François,
Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986 cité par GUERRY Etienne, Migration et sida, mémoire,
dépôt Université de Fribourg, 2007, p. 13
7
Voir JAHAN Sébastien, Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris, Belin, 2004, chap. 14,
pp. 227–232.
8
4
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efficaces, la plupart précipitaient bien souvent la mort du patient, ce qui donna
naissance à des proverbes caustiques au sujet des médecins9.
La médecine des humeurs a perduré longtemps dans les campagnes, dans le
langage et dans la littérature10. Toutefois, la médecine essaya tôt de se débarrasser
de ses antiques errances. André Vésale (Bruxelles, 1514 – 1564) ouvrit la voie avec
son De humani corporis fabrica11 qui promeut une approche systématique de la
médecine, notamment par la dissection. Il réfuta plusieurs des postulats de Galien
qui n’avaient pas été remis en question depuis plus de mille ans. Laurent
Joubert (Valence, 1529 – 1582) publie Erreurs populaires touchant la médecine et le
régime de santé en 1572 et tente d’opposer aux vieux préjugés le savoir médical,
puis William Harvey (Folkestone, 1578 – 1657) révolutionne la médecine avec son
Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus 12. Malgré toutes ces
tentatives, les médecins de la Renaissance suivront encore longtemps les dogmes
dépassés. Ainsi, on rencontre dans Le Malade imaginaire Thomas Diafoirus, futur
médecin de la Faculté comme son père, qui a soutenu une thèse contre les
« circulateurs », faisant ainsi référence à Harvey et à ceux qui s’y opposent encore
en 167313.
Dans les comédies de Molière et en particulier dans celles qui seront
abordées ici, les médecins sont « dépassés » dans les deux sens du terme. Non
seulement ils ne peuvent rien faire pour soulager les souffrances du malade, mais
en plus ils proviennent d’un univers médical en passe d’être révolu. Soit ils ne se
9Le Médecin volant, scène II, Sganarelle : « Je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun
médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire : Après la mort le médecin. »
10 Voir COUTON Georges, « Préface » in MOLIÈRE, Le Malade imaginaire, éd. de Georges Couton, coll.
folio classique, Paris, Gallimard, 1971, p. 13 et PORTER & VIGARELLO, ibid. p. 240.
11De
la construction du corps humain, imprimé à Bâle en 1543.
12Traité
13
d’anatomie sur le mouvement du cœur et du sang chez les animaux, publié en 1628.
Voir COUTON Georges, ibid. p. 15.
5
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rendent pas compte qu’ils soignent de « faux patients » qui feignent la maladie
(comme Lucinde), soit ils tirent profit des crédules (comme Argan). Ils prescrivent
des remèdes inefficaces. Les représentants du peuple, les « simples », se muent en
médecin en en prenant seulement l’habit, et pleins de bon sens et de pragmatisme,
prescrivent le remède « miracle » : boire du vin pour Lucinde et bien manger pour
Argan. Mais au-delà de l’effet comique, ces remèdes ont-ils une légitimité dans le
système humoral ?
Suffit-il aux petites gens d’endosser l’habit, d’utiliser le jargon des médecins
pour combattre la maladie ? Ou perçoivent-ils plus efficacement l’hypocondrie qui
se cache derrière l’inquiétude compulsive d’Argan et le mal d’amour sous le
mutisme de Lucinde, bien avant que la psychologie mette des noms sur ces
désordres ? Pour le public, les médecins tentaient vainement de soigner « des
patients bien portants14 » mais peut-être Molière avait-il compris l’existence
d’autres maux, déguisés ? Ainsi, il proposerait dans ses comédies un remède
universel, « boire votre vin pur et […] manger de bon gros bœuf, de bon gros porc
de bon fromage 15 […] » en un mot, faire bonne chère.
Voir COUTON Georges, «Préface » in MOLIÈRE, L’Amour médecin. Le Médecin malgré lui. Monsieur de
Pourceaugnac. Les Fourberies de Scapin, éd. de Georges Couton, coll. folio classique, Paris, Gallimard,
1971, p.32.
14
15Le
Malade imaginaire, acte III, scène X, Toinette.
6
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Le Médecin malgré lui
Ce qui frappe le lecteur avant même d’entamer Le Médecin malgré lui est la
liste des acteurs, qui ne contient aucun médecin. Or, ce procédé volontaire de
l’auteur fait porter l’accent de la raillerie plus sur la médecine et la crédulité des
patients, que sur le ridicule des médecins. Toutefois, les médecins et les
apothicaires ne sont pas totalement absents de la pièce. Géronte, Léandre, Thibaut,
Lucas et Valère rapportent leurs propos en mentionnant que tous leurs remèdes
sont restés inefficaces.
Sganarelle, faux médecin
La première moitié de la pièce montre avec quelle facilité Sganarelle devient
médecin, et tout cela sans l’avoir voulu. Il n’a « jamais eu d’autres licences16 » que
des coups de bâton ; il est en « robe de médecin, avec un chapeau des plus
pointus17 » ; il utilise un vocabulaire alambiqué fait de vieux restes de latin et
d’une bonne dose d’invention. Il va continuer à se prendre au jeu pendant le
dialogue avec Léandre 18. Sganarelle garde sa fausse identité, même après avoir
appris la fausse maladie de Lucinde. Ce n’est qu’une fois Léandre déguisé en
apothicaire 19 qu’il révélera sa vraie nature. Et l’apothicaire est l’auxiliaire naturel
du médecin, comme messieurs Purgon et Fleurant dans Le Malade imaginaire.
Ainsi, le faux médecin va amener à sa fausse patiente un faux apothicaire dont on
16 Acte
17Acte
II, scène II, Sganarelle.
II, scène II, didascalie.
18 Acte
II, scène V.
19 Acte
III, scène première.
7
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sait qu’il sera le remède final à sa maladie d’amour, puisqu’ils convoleront à la fin
de la pièce.
Lucinde, fausse malade
Léandre se présente directement à Sganarelle en ces termes : « je m’appelle
Léandre, qui suis amoureux de Lucinde [et que je ne peux visiter] par la mauvaise
humeur de son père 20. » Après avoir payé Sganarelle, il continue :
Cette maladie que vous voulez guérir est une feinte maladie […] pour se
délivrer d’un mariage […] l’amour en est la véritable cause.
A la scène précédente, Géronte expliquait que « celui qu’elle doit épouser
[Horace], veut attendre sa guérison, pour conclure les choses. » Plus tard, la
langue déliée par le vin (premier vrai remède) et la présence de Léandre (second
vrai remède), Lucinde expose violemment à son père son refus du mariage avec
Horace. Sganarelle intervient « laissez-moi médicamenter cette affaire21 » et il
prescrit « une fuite purgative [et du] matrimonium en pilules. » L’humour est ici
évident, mais il s’empresse de justifier que « la chaleur du sang [des] jeunes
esprits22 » justifie l’attachement de Lucinde pour Léandre. D’une certaine manière,
il inscrit la problématique de sa comédie dans le système humorale. Or, Géronte
garde Lucinde « toujours renfermée. » Erreur, car il faudrait laisser libre cours à la
passion, de même que pour Angélique et Cléante dans Le Malade imaginaire.
Du pain trempé dans du vin
Comme la pièce ne comporte aucun médecin en chair et en os, le faux
médecin Sganarelle assume une part important des travers des vrais médecins :
d’abord, il prescrit à la nourrice « quelque petite saignée [et] quelque petit clystère
20 Acte
II, scène V. Nous surlignons.
21 Acte
III, scène IV.
22 Acte
III, scène III.
8
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dulcifiant23 » alors qu’elle se porte très bien, uniquement pour assouvir ses
pulsions sexuelles. Une fois payé par Perrin24, il comprendra enfin l’explication de
Thibaut sur la maladie de son épouse et prescrira, pour le coup, un remède « aussi
inefficace qu’inoffensif25 » : un morceau de fromage. On a vu dans l’introduction
que quantité d’ingrédients farfelus26 pouvaient parfois entrer dans la composition
des remèdes et c’est plutôt la crédulité des patients qui est ici mise en exergue
(sans oublier l’avarice de Sganarelle et des médecins, bien sûr). Malgré tout,
Sganarelle a dès la scène IV de l’acte II prescrit un remède efficace pour Lucinde :
Mon avis est qu’on la remette sur son lit : et qu’on lui fasse prendre pour
remède, quantité de pain trempé dans du vin.
Cela provoquera la logorrhée salvatrice de la scène IV de l’acte III. Mais
comment expliquer ce remède du point de vue humoral ? Du vin devrait épaissir
encore plus un sang déjà échauffé par l’amour…
Il faut prendre le problème par l’autre bout : Lucinde est jeune et le sang est
chaud « chez les jeunes esprits27 » mais elle ne parle plus et reste, dans son lit,
muette, apparemment une grande partie de la journée. C’est donc qu’elle a une
perte de vitalité, c’est-à-dire un manque de sang ou un sang de mauvaise qualité.
Si l’on suit ce raisonnement humoral plausible, il faut soit augmenter le sang
(régime spécial) ou purger le patient (saignées). Comme le résument parfaitement
Porter & Vigarello :
On offre à un anémique un régime riche, avec de la viande et du vin, afin
qu’il fasse plus de sang 28.
23 Acte
II, scène IV.
24 Acte
III, scène II.
25
Voir les sirops de frère Ange, JAHAN Sébastien, op. cit. p. 236.
26
Notamment des pierres précieuses, voir ibid. p. 231.
27 Acte
28
III, scène VII.
PORTER & VIGARELLO, op. cit. p. 339.
9
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Ainsi, les vrais médecins se seraient tout simplement trompés de diagnostic,
donc de remède. Au lieu d’un sang impur, c’est bien d’un manque de sang dont
elle souffrirait et Sganarelle va la faire parler grâce à la « vertu sympathique29 » du
vin. Cette conclusion semblerait exagérée si elle n’était pas subtilement étayée par
une réplique de Jacqueline. Elle mentionne à la scène I de l’acte II que Simonette
est devenue « jaune comme un coing » parce qu’elle a épousé un vieux riche plutôt
que le jeune homme dont elle s’était entichée. Un médecin des humeurs hors pair
ne manquera pas de diagnostiquer chez une femme jaune comme un coing un
excès de bile, donc un déséquilibre des humeurs. Et c’est bien de cela dont souffre
Lucinde. Un trop grand écart d’âge entre les époux serait donc contre-nature et
provoquerait, chez la jeune fille du moins, un bouleversement humoral. Un tel
mariage instable n’est dû, en plus, qu’à la « mauvaise humeur 30 » du père.
Sganarelle le faiseur de fagots n’a donc pas failli à la réputation inventée par
sa femme et a véritablement soigné Lucinde. De la même manière, Toinette la
servante va vraiment guérir Argan, l’hypocondriaque, le malade imaginaire.
Complètement ?
29 Acte
30
II, scène IV, Sganarelle.
Voir supra, p. 8.
10
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Le Malade imaginaire
Par rapport au Médecin malgré lui, de nombreux éléments nouveaux
interviennent dans Le Malade imaginaire. Les plus importants sont les médecins
eux-mêmes, personnalisés par messieurs Purgon et Fleurant (l’apothicaire) et
messieurs Diafoirus père et fils. Ils assument donc la partie « satyre des médecins »
du programme comique. Purgon et Fleurant sont avides des richesses d’Argan, le
fils Diafoirus est ridicule avec ses grandes manières et ses discours de médecin de
la Faculté, lui qui n’est encore qu’un « grand benêt nouvellement sorti des
Ecoles31 . » Leurs prescriptions sont absurdes32 ou contradictoires33, de même que
leurs remèdes34.
On retrouve le thème du mariage forcé. Toutefois, l’époux « administré » par
le père à sa fille est jeune comme elle. Ainsi, Angélique est déjà amoureuse de
Cléante, mais ne tombera pas malade à l’annonce du mariage forcé. Cela n’entre
donc pas en contradiction avec Le Médecin malgré lui, car le mariage ne semble pas
générer de déséquilibre humoral chez la jeune fille.
Argan, faux malade
La pièce débute avec la scène désormais célèbre où Argan tient les comptes
qu’il doit à monsieur Fleurant, son apothicaire. La quantité des médecines est
31 Acte
III, scène V, didascalie.
32 Acte II, scène II, Argan : « Monsieur Purgon m'a dit de me promener le matin dans ma chambre,
douze allées, et douze venues; mais j'ai oublié à lui demander, si c'est en long, ou en large. »
33 Acte II, scène VI, Thomas Diafoirus : « [Ceci] marque une intempérie dans […] la rate. » –
Argan : « Non, Monsieur Purgon dit que c'est mon foie, qui est malade. »
34 Ibid. Monsieur Diafoirus : « [Monsieur Purgon] vous ordonne sans doute de manger force
rôti. » – Argan : « Non, rien que du bouilli. »
11
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impressionnante. Argan est ainsi devenu l’archétype même de l’hypocondriaque.
Le lecteur et le public sont prévenus dès le titre : c’est bien d’un faux malade dont
il sera question avec le corps duquel les médecins et apothicaires « s’égayent
bien35 ». Cependant, comme le remarquera très justement Toinette 36, il est plus
malade qu’il ne le pense, car il est malade de la peur d’être malade, rongé par
l’inquiétude. Cette angoisse, même sans être justifiée par les humeurs, conduit
Argan à ce « dessein burlesque 37 » de marier sa fille avec un médecin, tout comme
la mauvaise humeur du vieux Géronte menait Lucinde au mariage dans Le
Médecin malgré lui.
Toinette, faux médecin
Toinette est d’abord la voix de l’ironie. Elle raille ou contredit
systématiquement Argan. Elle fait preuve d’une grande habilité durant le
troisième acte, où elle se fait passer pour un médecin, encore une fois grâce à un
simple déguisement. Elle discrédite de manière systématique le diagnostic des
vrais médecins, puis leurs prescriptions, et ainsi eux-mêmes, car l’adjectif
« ignorant » s’applique bien entendu à monsieur Purgon et pas à Argan :
ARGAN – J’ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE – Le poumon. […] Vous avez appétit […] ? […] Vous aimez à
boire un peu de vin ? […]
ARGAN – Oui, monsieur.
TOINETTE – Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre
médecin pour votre nourriture ?
ARGAN – Il m’ordonne du potage.
TOINETTE – Ignorant38. [etc.]
Ensuite, elle donne sa propre prescription, que nous verrons plus en détails
ci-dessous, et qui consiste essentiellement en un régime à base de bonne chère. De
35 Acte
I, scène II, Toinette.
36 Acte
I, scène V.
37
Ibid. Toinette.
38 Acte
III, scène X. Nous surlignons, car il s’agit bien là d’une ordonnance.
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manière surprenante, elle conclut l’entretien en bousculant Argan, qui supporte
mal : « La belle opération, de me rendre borgne et manchot. » Finalement, elle
discrédite elle-même ce faux médecin qu’elle a créé en lui donnant un aspect
inquiétant pour Argan, plus inquiétant peut-être que sa crainte de la maladie. De
la même manière, Sganarelle se discréditait aux yeux du public en prescrivant un
morceau de fromage dans le dernier acte du Médecin malgré lui.
Vin pur, bon gros bœuf, fromage de Hollande
Comme Lucinde, Argan peut être sujet à un déséquilibre humoral. Il est
anémique, se sent mal au moindre effort39 ; il est inquiet, « bileux », affaibli par les
saignées, les lavements. Le régime proposé par Toinette-médecin40 aurait le mérite
de le remettre sur pieds, de lui « refaire le sang. » Mais Le Malade imaginaire ne
mentionne nulle part qu’Argan prenne ce repas. On doit supposer que, Toinette
n’ayant pas révélé sa supercherie à la fin de la pièce, ce remède fera son effet, car
celui-ci tient autant du régime imposé que de l’impression que Toinette-médecin a
faite sur Argan. Comme dans Le Médecin malgré lui, ce remède, efficace, n’est pas
l’ultime ressort de la pièce et le prochain stratagème sera à nouveau amené par le
complice du public, le représentant du petit peuple, ici Toinette. Alors que Lucinde
et Léandre doivent d’abord prendre la fuite, Argan doit être confronté à la vérité
des deux amours de sa vie : Béline et Angélique.
Malgré toutes les tentatives de Béralde pour ramener son frère à la raison41,
rien n’y fait, et c’est encore une fois la servante Toinette qui va imaginer l’astuce
salvatrice qui permettra à Argan d’ouvrir les yeux et de chasser Béline qui, comme
les médecins, profitait du malade imaginaire. Il admire aussi la loyauté
39
Par exemple, quand il court après Toinette, acte I, scène V.
40 Acte III, scène X : « Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil, il
faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz,
et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. »
41 Acte
III, scène VI.
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d’Angélique et Cléante. L’amour filial est plus fort que ce couple étrange où Argan
est infantilisé. On en est revenu, ainsi, à la différence d’âges. Première étape de la
guérison et du renouvellement du sang : Argan dit à sa fille « Va, tu es
mon vrai sang, ma véritable fille, et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel42 . »
Cependant, à la scène XIV et dernière, Argan n’est pas complètement guéri et
pose comme condition au mariage que Cléante se fasse médecin. Rappelons-nous
qu’il n’a pas encore changé de régime alimentaire. Il ne peut donc logiquement,
d’un point de vue humoral, pas encore être tout-à-fait sain. Béralde, étonnamment,
trouve un palliatif au mal de son frère. Il reste ainsi aux autres protagonistes à
« s'accommoder à ses fantaisies43 » et Argan, comme Sganarelle et Toinette avant
lui, devient lui-même faux médecin après avoir reçu une robe et un bonnet, les
derniers vrais remèdes à son angoisse de la maladie.
42 Acte
43
III, scène XIV. Nous surlignons.
Ibid. Béralde.
14
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Conclusion
Plus encore que la bonne chère, on constate que l’amour, l’amour du couple44
et l’amour filial45 , est le remède de tous les maux. Cet axe de lecture devrait être
appliqué à l’œuvre entière de Molière pour essayer de prouver sa validité. De
plus, les guérisons sont principalement amenées, organisées par les représentants
du petit peuple : Sganarelle le faiseur de fagots et Toinette la servante.
Les comédies de Molière ont sans doute participé à l’évolution de la
conception de la médecine dans les diverses couches de la population du XVIIe,
notamment dans la région parisienne, où elles furent très à la mode encore bien
après la mort de l’auteur46. Elles montrent comment le sens de l’observation et un
minimum de bon sens surpassent aisément des années de gloses sur des textes
millénaires, des chapeaux pointus et du latin de cuisine. La critique touche au plus
juste car elle s’inscrit elle-même dans le modèle humoral qu’elle déstabilise. Elle
rend flagrant le ridicule des médecins et de la Faculté sans prêter le flanc aux
réactions virulentes des défenseurs de la médecine humorale.
Si la prose de Molière a pu influencer les mentalités, elle a aussi fixé dans la
littérature une médecine (bien différente de l’actuelle biomédecine) qui a traversé
la culture populaire et les Lettres jusqu’à nos jours. Comme le relève Georges
Couton (voir supra, note 10, p. 5) les humeurs ont des résonances dans toute la
Le Malade imaginaire, acte II, scène II, Jacqueline : « un mari est un emplâtre qui garit tous les
maux des filles. »
44
On a aussi constaté que l’amour du couple doit s’établir entre personnes du même âge alors que
l’amour filial doit s’établir entre parents et enfants, et pas dans le couple, contrairement à la
relation entre Argan et Béline.
45
Voir COUTON Georges, « Préface » in MOLIÈRE, Le Malade imaginaire, éd. de Georges Couton, coll.
folio classique, Paris, Gallimard, 1971, p. 23
46
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littérature française depuis Rabelais47. Un exemple de cette persistance culturelle
est l’œuvre d’Eugène Ionesco (Slatina, 1909 – Paris 1994). La nouvelle
« La Vase » (1956) du recueil La Photo du Colonel (1962) présente la mort, la
déchéance du corps et de l’âme, d’une manière étrangement « humorale » :
Je décidai de suivre un régime alimentaire sévère. [...] Les gaz délétères
qui se dégageaient des intestins montaient au cerveau, se transformaient
en vapeur, brouillaient mes idées, je vivais dans une sorte de brume
mentale. Je pus tout de même m’en rendre compte et avoir la volonté de
ne plus manger de saucisses, de pâtes, de lentilles [...]
Un matin, je me réveillai sans mal de tête, léger ; mon foie semblait avoir
rapetissé, réintégré ses limites normales [...] Les peupliers, éclairés par
une lumière retrouvée, donnaient, de nouveau, son ancienne grâce au
paysage ; l’épaisseur cédait à la transparence 48.
Dans le même recueil se trouve la nouvelle éponyme de la pièce
Rhinocéros (1959). Toutes deux sont truffées d’allusions, lointaines parce que
déformées par le spectre du temps, à la médecine des humeurs :
Mon pauvre ami, vous êtes tout à fait dans les brumes épaisses de
l’alcool. – Ça c’est vrai… elles montent de l’estomac49…
Peut-être un excès de santé, alors. Trop d’énergie, ça aussi c’est mauvais
parfois. Ça déséquilibre le système nerveux50.
Voir les quantités gigantesques de laxatifs que prend le héros éponyme du Pantagruel au
chapitre XXXIII.
47
48IONESCO
Eugène, « La Vase » in La Photo du Colonel, Paris, Gallimard, 1962, pp. 136–137.
49IONESCO
Eugène, Rhinocéros, Paris, Gallimard, 1959, acte I. Jean & Bérenger.
50Ibid.
acte II, tableau II, Bérenger. Les médecins des XVIe et XVIIe croyaient qu’une trop bonne santé
pouvait devenir maladie, cf. Montaigne, Essais II, chap. 37.
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On pourrait ainsi retrouver les jalons successifs de l’héritage littéraire de la
médecine humorale. La médecine a énormément changé depuis Molière, mais
qu’en est-il aujourd’hui de la perception de la médecine et des médecins dans la
société et la littérature ? Voilà une question qui mériterait d’être confrontée à
l’anthropologie, la sociologie et aux littératures, notamment coloniales : là où la
médecine rencontre la magie et les superstitions, son passé mystique et les scories
de celui-ci réapparaissent par un curieux effet de contrastes et de similitudes.
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R E M È D E S
Bibliographie
Œuvres de référence, par ordre alphabétique
IONESCO Eugène, Rhinocéros, Paris, Gallimard, 1959.
IONESCO Eugène, « La Vase » in La Photo du Colonel, Paris, Gallimard, 1962
MOLIÈRE, L’Amour médecin. Le Médecin malgré lui. Monsieur de Pourceaugnac.
Les Fourberies de Scapin, éd. de Georges Couton, coll. folio classique,
Paris, Gallimard, 1971.
MOLIÈRE, Le Malade imaginaire, éd. de Georges Couton, coll. folio classique,
Paris, Gallimard, 1971.
MOLIÈRE, Œuvres complètes, éd. de Georges Couton, coll. La Pléiade, Paris,
Gallimard, 1971.
DE
MONTAIGNE Michel, Essais II, éd. Pierre Michel, coll. folio classique, Paris,
Gallimard, 1973.
RABELAIS François, Pantagruel, éd. de Pierre Michelet, coll. folio classique,
Paris, Gallimard, 1964.
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R E M È D E S
Ouvrages critiques, par ordre alphabétique
GUERRY Etienne, « 2.1.1.2 Biomédecine et pluralisme médical » in Migration et
sida : Stratégies de production et de normalisation de la vie quotidienne dans le
contexte d’une admission provisoire humanitaire, séminaire d’anthropologie
sociale, mémoire de licence présenté à la Faculté des Lettres de
l’Université de Fribourg, 2007.
JAHAN Sébastien, Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris,
Belin, 2004.
LAPLANTINE François, Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1986.
PORTER Roy & VIGARELLO Georges, « Corps, santé et maladies » in Histoire du
corps I. De la Renaissance aux Lumières, dir. par Vigarello, Paris,
Seuil, 2005.
JASINSKI René, Molière, coll. « Connaissance des Lettres », Paris, Hatier, 1969.
DANDREY Patrick, La médecine et la maladie dans le théâtre de Molière (deux
tomes), Paris, Klincksieck, 1998.
DANDREY Patrick, L’Amour médecin de Molière ou le mentir-vrai de Lucinde,
coll. Jalons critiques, Paris, Klincksieck, 2006.
DANDREY Patrick, Le « cas » Argan, Molière et la maladie imaginaire,
coll. Jalons critiques, Paris, Klincksieck, 2006.
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