Dieudonné et Nicolas Bedos: à chacun sa

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Dieudonné et Nicolas Bedos: à chacun sa
Université de Genève
Département des Sciences économiques et sociales
Master en communication et médias
Analyse de discours, Travail écrit
Dieudonné et Nicolas Bedos: à chacun sa provocation
Analyse de discours de deux séquences télévisuelles
Rendu le 17 janvier 2012 auprès de Monsieur Patrick Amey, maître d'enseignement et de recherche
suppléant.
Claire Grange
Rue Liotard 46
1202 Genève
[email protected]
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D’un côté, nous avons ce sketch de Dieudonné dans l'émission On ne peut pas plaire à tout le
monde datant du 1er décembre 20031, où, déguisé en juif orthodoxe extrémiste paranoïaque, il
soupçonne l’invité Jamel Debbouze, d’être un terroriste islamique, un « moudjahidine du rire »
cachant sous son blouson une « bombe artisanale », et encourage les jeunes des cités à rejoindre
« l’axe du bien américano-sioniste », ponctuant son dernier mot « Isra-heil ! d'un salut fasciste. De
l’autre, il y a cette chronique de Nicolas Bedos, La semaine mythomane, dans l’émission Semaine
Critique !,2, qui, le 5 novembre 2010, critique certains films qui « surfent sur le devoir de
mémoire » de la Shoa et s’en prend à la politique menée par le Premier ministre israélien et à sans
vouloir être taxé d’antisémite ou d’ « antisémite inconscient ». Deux artistes apparemment très
différents, le premier assimilé à un « paria »3, le second étant présenté comme « la révélation de
l'année »4. À l'évidence, tout semble opposer ces deux séquences télévisuelles. Pourtant, la même
polémique assaille les deux hommes après leur passage télévisé: « Sont-ils antisémites? »5 et plus
loin, « peut-on rire de tout? ». Plutôt que de nous engouffrer dans cette controverse, nous tenterons
ici d'analyser et de comparer ces discours avec autant de distance critique que possible. Quelles sont
les spécificités discursives de ces deux saynètes? Se distinguent-ils par leur genre, par leur
engagement, par leur degré de provocation? Voilà somme toutes les questions fondamentales qui
occuperont le cœur du présent travail.
Pour ce faire, nous embrasserons ici l'approche de la linguistique de l'énonciation telle qu'adoptée
par le précurseur Émile Benveniste, puis reprise et développée par Maingueneau, Sarfati, Amossy
ou encore Kerbracht-Orecchioni, autant d'auteurs qui nous servirons à envisager « la subjectivité
dans le langage ». Aussi s'agira-t-il de décrypter de quelle manière les locuteurs surgissent dans
leurs énoncés, quelles sont leurs attitudes par rapport à leurs propres discours et quelles relations ils
entretiennent avec leurs interlocuteurs.6 Dans cette optique, nous tenterons tout d'abord de décrypter
les genres respectifs de ces deux sketchs, entreprise qui ne peut faire l'économie d'une analyse
1Sketch
de Dieudonné, « Dieudonné chez Fogiel », On ne peut pas plaire à tout le monde, France 3, diffusé le
01.12.2004, http://www.dailymotion.com/video/xroz_dieudonne-fogiel-complet_shortfilms, consulté le 20.12.2011. Cf.
Annexe n°1.
2Chronique de Nicolas Bedos, « La semaine mythomane », Semaine Critique, France 2, diffusé le 20.11.2010,
http://www.youtube.com/watch?v=DFXPXUIvUnU, consulté le 20.11.2011. Cf. Annexe n°2.
3Cf. Mercier Anne-Sophie (2005), La vérité sur Dieudonné, Paris: Plon.
4Cf. Agoravox.tv, « Nicolas Bedos: révélation de l'année 2010 », http://www.agoravox.tv/cultureloisirs/people/article/nicolas-bedos-revelation-de-l-28687, (mis en ligne le 11.12.2010), consulté le 21.12.2011.
5Les sketchs et affirmations de Dieudonné ont d’ailleurs donné lieu à de nombreux procès. Pour un résumé voir
notamment : Wikipedia, « Dieudonné », http://fr.wikipedia.org/wiki/Dieudonn%C3%A9, (modifié le 21.12.2011),
consulté le 21.12.2011. Quand à Nicolas Bedos, on l’a également accusé d’anti-sémitisme (phénomène qu’il retrace
dans l’introduction de son ouvrage) et assimilé sa chronique à « un suicide médiatique ». Cf. Bedos Nicolas (2011),
Journal d’un mythomane, Paris : Robert Laffont, p. 14-15 ; Lefebre Chris, « Nicolas Bedos : Histoire d’un suicide
médiatique
en
direct »,
http://www.lepost.fr/article/2010/11/08/2296929_nicolas-bedos-histoire-d-un-suicidemediatique-en-direct.html, (mis à jour le 16.11.2010), consulté le 21.12.2011.
6Cf. Benveniste Émile (1974), Problèmes de linguistique générale, 2, Paris : Gallimard, in : Amey Patrick (SA 2010),
« Analyse de discours », Powerpoint, Cours académique, Master en communication et médias, Université de Genève.
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approfondie des données contextuelles spécifiques, d'une étude des statuts des sujets et de leurs
partenaires, et d'un examen des finalités présumées de ces deux discours. Puis, nous commenterons
l'implication et l'attitude des protagonistes, là où derrière l'apparent détachement, se jouent des
rapports de place et des enjeux de légitimation; une analyse détaillée des modalités d'énonciation
nous permettra de mesurer ces degrés d'engagement. Enfin, nous tâcherons de mettre en perspective
l'interdiscursivité et la dimension de transgression commune à ces deux prises de parole.
Commençons par l’analyse du discours de Dieudonné. D’emblée, nous nous devons de rappeler que
« tout discours est contextualisé ».7 Bien qu’apparemment triviale, il aura fallut longtemps aux
sciences du langage pour adopter cette idée selon laquelle un énoncé ne possède pas de sens fixe
hors contexte.8 Il devient dès lors primordiale d’étudier le contexte d’un discours, soit son
environnement verbal (co-texte et arrière-plan extra-discursif), et sa situation de communication,
lieu de production et de perpétuation.9 Qu’il soit linguistique ou non-linguistique, le contexte peut
être envisagé de façon étroite (contexte immédiat) ou large (contexte étendu) selon les auteurs. En
outre, il existe une relation dialectique entre texte et contexte : « le discours est une activité tout à la
fois conditionnée par le contexte et transformatrice de ce même contexte. »10 Par conséquent, le
lecteur comme l’analyste se doit de se représenter, reconstruire le contexte pour comprendre le
discours. Dans un même temps, les circonstances de l’énonciation sont des données essentielles
pour appréhender le genre du discours, délimitant à son tour peu ou prou le contenu et
l’énonciation.11
Dans le premier cas qui nous occupe, faille-t-il rappeler le contexte post-11-septembre, marqué par
la montée de l’islamophobie ? La xénophobie grimpante que connaît la France ? Commençons peutêtre par décrire la situation d’énonciation ! Dieudonné, nom de scène de Dieudonné M’bala M’bala,
est invité à l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde diffusée en direct sur France 3 le 1er
décembre 2003, présentée par Marc-Olivier Fogiel secondé par Arianne Massenet. En tant que
chaîne du service public, le programme se doit de respecter un certain nombre d’exigences, dont fait
bien évidemment partie l’interdiction aux propos discriminatoires. Sous forme de talk-show au ton
résolument polémique12, l'animateur y reçoit habituellement des personnalités de tous milieux
(cinéma, musique, politique, etc.). Ce soir-là, uniquement des humoristes sont invités: le couple
Shirley et Dino, et le comique du moment Jamel Debbouze À cette occasion, Dieudonné devait
Maingueneau Dominique (2000), Analyser les textes de communication, Paris : Nathan, p. 40.
Cf.Id., p.6
9 Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
10 Kerbracht-Orecchioni Catherine (2002), « Contexte », dans Charaudeau Patrick, Maingueneau Dominique (dir.),
Dictionnaire d’analyse de discours, Paris : Editions du Seuil, p.135.
11 Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
12 Wikipedia, « On ne peut pas plaire à tout le monde », http://fr.wikipedia.org/wiki/On_ne_peut_pas_plaire_
%C3%A0_tout_le_monde, consulté le 26.12.2011.
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offrir un portrait humoristique de la star. C’est du moins ce que nous apprend le cotexte, à savoir la
manière dont Fogiel présente Dieudonné au portraituré: « On a un camarade à vous qui est venu
dire qu'il fallait vraiment pas vous inviter. Il voulait vous le dire en face mais il s'est quand même
mis une cagoule parce qu'il hésitait. » Notons ici que l’animateur semble au courant du déguisement
de l’humoriste puisqu’il l’annonce cagoulé. Cependant, Dieudonné allait créer véritablement créer
la surprise avec ce sketch qui déjoue quelque part les attentes contractuelles du genre.
Jusqu’à ce moment de l’émission en effet, la ton demeure résolument léger. La présence du
« camarade » annonce un portrait plutôt sympathique de type bon enfant. C’est d’ailleurs sur une
musique de la panthère rose qu’entre en scène Dieudonné. Seulement, ce dernier y introduit
l’incongruité en apparaissant cagoulé, arborant un chapeau et des papillotes, des pantalons de treillis
et un blouson de camouflage, figurant un juif orthodoxe extrémiste. Séparé spatialement du plateau
des invités, intervenant sur scène, déguisé, invité en qualité d’humoriste (statut socioprofessionel),
nul doute que l’ensemble du contexte inscrit le discours dans le genre « sketch ». Le sketch ou
saynète peut être définit sommairement comme « petite pièce comique en une seule scène avec peu
de personnages »13. Selon Pugnière-Saavedra, le sketch relève traditionnellement du genre théâtral
car la présence du public intervient dans l’écriture et est normalement pris en compte dans
l’énonciation (par exemple un silence un peu plus long peut permettre au public de comprendre et
de rire). Dans l’imaginaire collectif, le sketch est télévisuellement marqué par des one man show
comme le faisait Thierry le Luron ou Guy Bedos. 14 Dans le même sens, ce genre est marqué par le
mode de l’oralité, et le discours est plutôt d’ordre monologique. 15 Cependant, force est de
remarquer que dans notre cas, l’oralité est soutenue par la présence du scriptural, Dieudonné ne
pouvant s’empêcher de lire son texte, signe d’un manque patent de préparation. C’est également
l’avis de Fogiel qui ne cesse, tout du long, de faire remarquer le caractère « improvisé » du sketch,
« écrit dans les coulisses », notant le caractère « borderline » de Dieudonné, allant même jusqu’à
délégitimer davantage l’humoriste en lui lançant: « Tu veux un coup de main ? ». Au total, le
présentateur l’interrompt 7 fois tandis que la co-animatrice, semblant davantage impressionnée par
l’aura de Dieudonné, se contente d’une seule insertion concernant sa cagoule: « ça gratte un peu,
non ? ». Si les animateurs tentent de relativiser et de délégitimer le sketch, les invités et tout
particulièrement Jamel rient au éclat, le public applaudit. Un simple coup d’œil de la retranscription
du discours suffit à nous en convaincre : si le sketch avait une vocation monologique, sur le plateau,
il est devenu dialogique, chacun ne pouvant cacher sa réaction à la provocation de Dieudonné.
Le Nouveau Petit Robert (2002), « saynète », Paris : Dictionnaires Le Robert, p.2375.
Cf. Pugniere-Saavedra Frédéric (2003), « Les contraintes du genre sur la production de l’humour pour deux
programmes télévisuels français de format court. Des séquences "Des Deschiens" & de "Caméra Café" », Hyper
Articles en Ligne, http://hal.inria.fr/docs/00/06/22/34/PDF/sic_00000602.pdf, consulté le 26.12.2011.
15 Nous reprenons ici les critères de délimitation de genre décrits par Benveniste et résumés dans le cours de Monsieur
Amey. Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
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Quelque part donc, le contrat16 lié au genre « sketch » est remis en question, puisque certaines des
ses normes tacites ne sont pas respectées (Pour l’humoriste, « l’interdiction » de lire et de bafouiller ; pour le pub
jeu17 prédominent.
Qui dit jeu d’interactions dit bien évidemment rôles discursifs. Nul besoin d’être un linguiste
aguerri pour comprendre que conformément au genre « sketch », Dieudonné convoque une identité
« autre », aux antipodes de son identité « réelle ». Le métisse d’origine franco-camerounaise, dont
les convictions religieuses font l’objet de tous les phantasmes 18, se transforme, par le biais du
déguisement, en un juif orthodoxe extrémiste. D’emblée, cette forme de décalage identitaire
introduit une dimension humoristique. Comme lorsqu’un « non-blanc » incarne un raciste, « la
contradiction entre les logiques de ces personnages et la couleur de peau de l’humoriste provoque le
rire et désigne les effets discriminants des propos tenus ».19 Au début du sketch, la voix du
personnage est brouillée et rajoute donc au caractère « décalé » de la prise de parole. C’est donc en
qualité d’humoriste et sur le mode de l’ironie que Dieudonné reproche à l’animateur ,« à l’heure du
terrorisme international », d’avoir invité Jamel Debbouze lequel est ramené à son identité
musulmane, désigné comme un « moudjahiddine du rire », soupçonné de cacher quelque « bombe
artisanale » qu’il pourrait faire exposer en direct, aux dépens de « la ménagère de 50 ans » et de
« l’intérêt supérieur de la France ». C’est sur ce même mode ironique qu’il se demande ce que font
les autorités politiques pour contrer un tel « acte antisémite » et qu’enfin, il « encourage les jeunes
gens des cités à se convertir à l’axe américano-sioniste ». En ce sens, il semble que Dieudonné joue
sur le comique de caractère, là où conformément aux théories de Bergson, le vice du personnage, en
raison de son insociabilité patente20, ici le côté paranoïaque du fondamentaliste sioniste, est tourné
en dérision. Seulement, durant son intervention, l’humoriste joue sur une certaine ambiguïté, se
proclamant « reconverti au fondamentalisme sioniste », tout en revenant à son identité « réelle »
lorsqu’il peine à se relire (« Où est-ce que j'en suis moi… ») ou qu’il tente de reprendre le dessus
sur Fogiel (« Tu vas te la fermer, tu vas voir », « Fous-toi de ma gueule »). Aussi, l’humoriste ne
peut s’empêcher de reprendre certaines expressions de ces précédents sketchs comme « dangereux
agitateurs », ce qui ne manquera pas de faire réagir Jamel : « Ah ! Je t’ai reconnu ! ». Mais surtout,
l’ambiguïté provient du fait qu’en 2003, et c’est bien là le nœud de notre problématique, Dieudonné
16
Dire que le genre de discours est un contrat, c’est souligner qu’il est foncièrement coopératif et réglé par des normes.
Cette problématique a surtout été développée par Patrick Charaudeau dans son livre Langage et Discours et dans ses
travaux postérieurs. Cf. Charaudeau Patrick (1983), Langage et Discours, Paris : Hachette.
17 Cf. Maingueneau Dominique (2000), op.cit., p. 56.
18 Cf. Yahoo France Questions-Réponses, « Dieudonné : Catholique ou musulman ? Que pensez-vous de lui ? »,
http://fr.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080717062307AAfW409 , consulté le 27.12.2011.
19 Quemener Nelly, « "Mère black, père noir, je suis métisse !" Conflits, résistances, visibilités des humoristes nonblancs sur la scène télévisuelle en France », Université Sorbonne Nouvelle-Paris III, Laboratoire : Communication, Information, Média, http://www.msh-clermont.fr/IMG/pdf/Quemener_ConflitsResistancesVisibilites.pdf, consulté le
27.12.2011.
20 Cf. Bergson Henri (2004[1940]), Le rire, Paris : Quadrige, p. 106.
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est d’ores et déjà connu pour ses propos très controversés, qui lui valent d’être poursuivi en justice
par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. 21 Cette donnée contextuelle ayant
trait au statut « redoutable » de la personne ne peut être évacuée, puisque c’est en partie elle qui
détermine la manière dont se déroule in situ l’interaction, et le caractère conflictuel de la séquence.
En suivant Amossy, nous pouvons affirmer que se joue ici le « retravail de l’éthos préalable » du
locuteur, soit une tentative de dépasser un certain immobilisme synonyme de pesanteur sociale. 22
Ainsi, bien que la finalité de l’énonciation se veut divertissante, le discours humoristique, le registre
parodique, il n’en demeure pas moins qu’elle se voit combinée avec et un registre conflictuel et une
visée polémique.
En vue d’appréhender plus précisément la manière dont s’investit l’humoriste, quelle est son
attitude par rapport à son propre discours et quelle relation il entretient avec ses interlocuteurs, il
convient d’étudier à présent ce que Benvéniste a appelé « l’appareil formel de l’énonciation », à
savoir les « indices énonciatifs » laissés dans les énoncés. 23 « On distingue deux principales
catégories d’indices : marqueurs d’embrayages et marqueurs de modalité. (…) La première
catégorie comporte les indices de personnes et les indices d’ostension (ou encore de
monstration) .»24 Ceux-ci « servent à quadriller l’acte d’énonciation, à le situer avec son contenu,
par rapport à la personne du locuteur. Ils configurent symboliquement la prise de parole en la
situant, à chaque occasion, par rapport au Moi-Ici-Maintenant du locuteur »25, résume Sarfati. Que
pouvons-nous en dire dans l’exemple qui nous occupe ici ? À ne parler que des déictiques spatiauxtemporels, il s’agit de comprendre que le discours de Dieudonné se veut s’ancrer dans le temps
présent et l’espace du plateau. D’emblée, le sujet se veut lié à « l’heure du terrorisme
international », ainsi qu’au danger actuel et futur (« Imaginez qu’il se fasse sauter en direct »), et
donc à l’urgente nécessité d’agir « aujourd’hui ». L’humoriste prend acte du dispositif télévisuel et
de l’enjeu de visibilité qu’il incarne. « Bravo, de mieux en mieux le service public ! », félicite-t-il
ironiquement celui qui « trouve judicieux d’offrir la parole » à ce «moudjahidine du rire ». De
même, il fait directement référence aux téléspectateurs quand il évoque la fameuse « ménagère de
50 ans et plus » et « les jeunes gens qui nous regardent dans les cités ». Bien qu’apparemment
anodin, cette inscription tend à faire s’éloigner le sketch de sa dimension purement fictionnelle (du
désembrayage fréquent dans les textes littéraires narratifs par exemple 26) et de se rapprocher de la
« vérité » du moment présent et des enjeux « réels » qui lui sont accolés.
Cf. Wikipedia, « Wikipedia : Proposition pour l’article Dieudonné M’bala M’bala »,
http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Proposition_pour_l'article_Dieudonn%C3%A9_M'bala_M'bala,
consulté le 27.12.2011.
22 Amossy Ruth (2010), La présentation de soi, Ethos et identité verbale, Presses Universitaires de France, p.89.
23 Cf. Benveniste Émile (1974) op.cit., dans : Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
24 Sarfati Georges-Élia (2005[1997]), Éléments d’analyse du discours, Paris : Armand Colin, p.20
25 Id., p.20-21.
26 Maingueneau Dominique (2000), op.cit., p. 95
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Comme ces indices d’ostentation organisent les relations spatio-temporelles autour du sujet pris
comme repère, les indices de personnes sont révélateurs du degré d’engagement du locuteur d’une
part, d’une certaine configuration des rapports de places d’autre part. 27 Conformément à ce que
nous notions en amont, la scène d’énonciation est marquée par une polyphonie complexe. Aussi,
l’omniprésence du « je », traditionnellement associée à une forte implication du locuteur 28, ne peut
être réduit à une pure et simple prise en charge du discours par le locuteur. Pour une bonne part, ce
qui est valable dans le récit fictionnel est également vrai dans le cas du sketch, à la différence
notable près qu’auteur et narrateur se voient alors réunis sous la même figure de l’humoriste.
Comme dans le récit fictionnel décrit par Amossy, le sketch joue sur plusieurs plans simultanés. « À
un premier niveau, un personnage s’adresse à un auditoire fictionnel pour le faire adhérer à sa thèse.
À un deuxième niveau, le narrateur qui met en scène le discours des personnages s’adresse à un
narrataire, figuré en creux ou en plein, à qui il transmet sa propre vision des choses. À un troisième
niveau, enfin, c’est l’auteur dont le nom apparaît sur la couverture qui transmet un texte à son
lecteur supposé ».29 Remplacez « récit fictionnel » par sketch, « narrateur » et « auteur » par
humoriste, « auditoire fictionnel », « narrataire » et « lecteur supposé » par téléspectateurs, et vous
obtiendrez à peu près la configuration discursive de la séquence étudiée. Complexifiant davantage
l’interprétation, le fait est que nous trouvons dans la situation où l’humoriste met en scène le
personnage et son discours sans que sa propre position soit claire. C’est d’ailleurs là le propre de
son jeu énonciatif basé sur l’ironie, « qui consiste pour le locuteur à mettre le destinataire dans une
position où il doit calculer le rapport entre ce qui est dit explicitement et l’intention cachée que
recouvre cet explicite. Il s’ensuit une dissociation entre le sujet énonciateur (celui qui parle
explicitement) et le sujet locuteur qui se trouve derrière dont l’intention doit être découverte» 30,
explique Charaudeau. Lorsque le personnage du juif extrémiste invite les jeunes des banlieues à
rejoindre « l’axe américano-sioniste », garant de « débouchés » et de « longue vie », il est sûr que
l’ensemble du propos n’est pas assumé par Dieudonné. Par contre, la question demeure quant à
l’association d’idées entre judaïsme et opportunisme professionnel, la prise au sérieux de la
mainmise juive par la juxtaposition des termes « américano-sioniste », de même que l’association
entre « les jeunes des cités », la précarité, la confession musulmane et bien entendu, l’extrémisme
islamiste. Si l’énoncé dans son ensemble fait l’objet d’une distance ironique certaine, il semble que
les termes et les associations d’idées stéréotypées s’avèrent être les conditions nécessaires à la
construction cette ironie et à l’élaboration de cet humour aussi particulier qu’incompris.
Cf. Benveniste Émile (1974), op.cit., dans : Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
29 Cf. Amossy Ruth (2000), « La mise en scène de l’argumentation dans la fiction, Le tract pacifique de Jacques
Thibault », dans : Loulette Jean-François (dir.), De l’argumentation à la fiction, Passages , Revue de l’UFR de Lettres
Classiques et Modernes, p. 49.
30 Charaudeau Patrick (2006), » Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, 10, p. 27.
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Ce qui frappe également concernant les indices de personnes, c’est bien évidemment la manière
dont l’orateur oscille entre le tutoiement et le vousoiement quand il s’adresse à l’animateur. Tantôt il
utilise le terme honorifique « Monsieur », lui demande poliment de se taire (« Me coupez pas la
parole s'il vous plaît »), puis dans l’instant d’après, glisse vers un mode familier, voire méprisant
(« tu vas te la fermer, tu vas voir »). Il existe donc d’une part une certaine mise à distance incarnée
par le personnage qui s’attaque à l’animateur en le vousoyant, sur le mode revendicatif mais poli,
garant de légitimité du personnage et de son discours. D’autre part, se construit une confrontation
directe entre l’humoriste et la personne de l’animateur, marquée par le tutoiement, là où se joue la
légitimité contestée de Dieudonné. Notons également que le personnage israélite extrémiste ne
s’adresse jamais directement à Jamel – pourtant la cible du mécanisme humoristique - mais utilise
le pronom « il ». Selon Benveniste, « il/on » font figure d’authentiques pronoms puisqu’ils
assument une fonction de représentants et donc de « non-personne ».31 Or, nous nous trouvons bel
et bien dans le cas où, comme le note Kerbracht-Orecchionni, le « il » ne désigne pas « personne »,
mais reçoit un contenu référentiel précis par les déterminations cotextuelles. 32 Dans le cas du
sketch, il s’agit de comprendre que cette manière de désigner Jamel introduit une distance entre le
personnage et l’objet de la dite satire, sans doute en vue de mieux de préserver l’amitié qui unit les
deux humoristes, laquelle transparaît lorsque Dieudonné s’adresse à son comparse en le tutoyant, lui
faisant comprendre de manière détournée de se taire (« Laisse, laisse, laisse »). Notons enfin la
manière dont Dieudonné tente de construire la complicité avec le public-témoin, garant de l’effet
humoristique.33 Dans une première partie, le public, destinataire ultime de l’opération, est pris en
compte de manière indirecte. Quand le locuteur parle de « la ménagère de 50 ans et plus », il
reprend en le détournant, le discours passablement méprisant des PDG de télévisions. Dans une
seconde partie par contre, l’humoriste s’adresse directement, en les vousoyant, à toute une frange
des téléspectateurs : « j'encourage les jeunes gens qui nous regardent aujourd'hui dans les cités, pour
vous dire: "Convertissez-vous comme moi…" ». Bien qu’il n’ait jamais l’air de s’adresser
directement à l’ensemble des téléspectateurs, certaines phrases semblent adressées à Fogiel et à
tous, notamment quand il demande : « Vous imaginez la ménagère de 50 ans et plus ? Qu'est qu'elle
va imaginer quand elle verra du sang et de la viande un peu partout?». Malgré tout, de manière
générale, les destinataires sont surtout pris comme témoins et complices de la scène.
Ceci n’équivaut pas à dire que le locuteur ne tente pas, par des moyens linguistiques, d’impliquer ou
Cf. Benveniste Émile (1974), op.cit., p. 83.
Cf. Kerbracht-Orecchioni Catherine (1980), L’énonciation, La subjectivité dans le langage, Paris : Armand Collin, p.
43.
33 Cette notion de complicité entre locuteur et destinataire a notamment été développée par Charaudeau. Cf. Charaudeau
Patrick (2006), op.cit., p.23.
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de déterminer l’attitude de l’allocutaire ; moyens appelés des modalités d’énonciation.34 Bien
entendu, la modalité assertive, engageant le locuteur sur une certitude et amenant corrélativement
l’allocutaire à y adhérer 35, se retrouve dans le discours de Dieudonné, mais étonnement, ce n’est pas
elle qui prédomine. Aussi, l’appel à l’engagement de l’allocutaire se fait de manière plus détournée,
sur le mode interrogatif et exclamatif. Par deux fois, le locuteur se dit « se poser des questions ».
Comme Benvéniste souligne le caractère primordial de l’interrogation qui appelle une réponse 36, et
donc un certain engagement, force est de remarquer que cette modalité se voit surexploitée dans le
discours de l’humoriste, lorsqu’il interpelle Fogiel bien sûr, mais surtout lorsqu’il interroge
indirectement l’ensemble du public-témoin (« Mais qui vous dit qu'il ne cache pas sous son blouson
je ne sais quelle bombe artisanale ? », « Vous imaginez la ménagère de 50 ans et plus ? » « Que font
les autorités? Où est l'armée française? Où est Sarkozy, lui qui est partout? »). Quant à
l’exclamation, marquant l’indignation du locuteur (« C'est le show business, pauvre France ! »), elle
engage l’allocutaire à s’indigner avec lui. Enfin, il apparaît un fait passablement surprenant dans un
sketch, à savoir l’utilisation de l’intimation37, ici sous la forme d’ordre et marqué par l’impératif :
« Convertissez-vous ! ». Ainsi se construit l’identité d’un énonciateur-personnage paranoïaque et
prosélyte, lequel vise précisément à engager le destinataire. Bien entendu, seule la prise en
considération de l’ensemble du dispositif énonciatif permet à celui-ci de comprendre les conditions
de recevabilité de l’acte de parole, à savoir le caractère ironique du discours.
Parallèlement, l’étude des modalisateurs de l’énoncé nous permet de saisir plus précisément la
marque d’adhésion du locuteur à son propre discours.38 Bien que ne se trouvant pas dans le texte
lui-même, il semble tout d’abord primordiale de souligner que Dieudonné ne sourit jamais dans son
sketch. Cet air très sérieux rajoute davantage à l’ambiguïté d’interprétation qui demeure entre
l’explicite et l’implicite du discours. D’emblée, Dieudonné qualifie sa prestation de « difficile », en
raison sans doute du manque de préparation, mais aussi, pensons-nous, du fait de la nature
provocante du sketch. Aussi, tandis que le personnage utilise la modalité objective (« je dis ça »,
« pour vous dire… »), la modalité mixte déontique (« Essayez de vous ressaisir ») et des adverbes
modalisateurs n’affaiblissant que très peu l’énoncé (« Certainement acoquiné au milieu
intégriste »), toute une série de bafouillages dénotent une forte hésitation du locuteur (« Je ne dis
pas ça parce que… Je ne dis pas ça pourquoi d’ailleurs ? », « Je trouve… Enfin, j’ai une petite
chose à vous dire. »). À nouveau, cette hésitation ne peut seulement être attribuée au stress et au
manque de préparation. Il semble qu’au contraire Dieudonné anticipe la réaction négative de ses
Cf. Sarfati Georges-Élia (2005[1997]),op.cit., p.23.
Cf. Ibid.
36 Benveniste Émile (1974), op.cit., p. 84.
37 Cf. Ibid.
38 Cf. Sarfati Georges-Élia (2005[1997]),op.cit., p.23.
34
35
9
interlocuteurs. En affaiblissement certaines de ses assertions, il cherche quelque part à donner une
image moins provocatrice de son personnage et de lui-même, et aussi, à ménager l’allocutaire.
Cependant, son discours n’en demeure pas moins très axiologisé. Les substantifs et les adjectifs
utilisés pour catégoriser les personnes sont surtout basés sur l’évaluation et l’appréciation. 39 Fogiel
est désigné comme appartenant au « showbusiness », excellant dans l’art de « renifler le cul » de ses
invités. Mais surtout, l’animateur est accusé d’un acte « antisémite », adjectif axiologique exprimant
plus que la dépréciation, car relevant bel et bien de l’injure 40. Jamel, d’abord désigné par l’adjectif
objectif « musulman », se voit amalgamé progressivement à un« moudjahiddine du rire » (notons ici
le caractère loufoque41), puis. au milieu « intégriste », dont la seule présence relève « d’une
provocation insupportable ». Autant de termes péjoratifs et dévalorisants auxquelles répond le
« fondamentalisme sioniste » - le suffixe –isme étant habituellement marqueur d’un substantif
axiologisé plutôt négatif parce qu’extrême -
associé ici à « l’axe du bien, l’axe américano-
sioniste », aux « débouchés » professionnels, au « bonheur », et « à la possibilité de vivre encore un
peu », des éléments laudatifs. Les extrémismes islamiste et sioniste sont renvoyés dos à dos : l’un
symbole de mort et de précarité, l’autre synonyme de vie et de richesse. Seulement, si le propos est
ironique, est-ce t’à dire que Dieudonné pense exactement le contraire ? Sans doute est-ce aller un
peu vite en besogne. S’ils sont nombreux à s’être indignés de l’antisémitisme de Dieudonné – le
stéréotype du juif opportuniste et hypocrite se voyant réaffirmé, comme d’ailleurs la thèse de l’axe
américano-sioniste - ils sont très peu à avoir salué l’un des implicites du sketch, à savoir le
pamphlet contre le racisme islamophobe et anti-maghrébin, la critique de la société française où
vivre dans les cités, être fils d’immigré maghrébin et musulman, est bien souvent synonyme de
chômage et d’exclusion. Pourtant, et contenu de tout ce que nous venons d’analyser jusqu’ici, il
demeure extrêmement difficile de lui faire assumer avec certitude quelque propos que ce soit…
Sans doute est-il temps de nous attaquer au second discours, celui de Nicolas Bedos : plus long et
plus riche ! Encore plus ambigu ?
À ne parler que du contexte, il diffère grandement de celui qu’offre l’émission de Fogiel. Au
contraire du caractère franchement polémique et somme toute populaire du talk-show On ne peut
pas plaire à tout le monde, l’émission Semaine Critique !, diffusée sur France 2 le vendredi soir à
23 h 00, se veut plus axée sur le culturel et le politique. Quatre invités sont à l’honneur chaque semaine, du monde politique, culturel (théâtre, cinéma, littérature) et médiatiques (personnalités en
vues). L’animateur Franz-Olivier Giesbert commente leur actualité souvent littéraire et les différents
Cf. Kerbracht-Orecchioni Catherine (1980), op.cit., p.73.
Cf. Id., p. 79.
41 Notons ici l’humour crée par le jeu sémantique. « Dans la loufoquerie, les univers en relation sont complètement
étrangers l’un à l’autre ». Charaudeau Patrick (2006), op.cit., p. 32.
39
40
10
intervenants réagissent. 42 Conformément à la tendance d’info-divertissement 43, l’ambiance générale
plutôt « sérieuse » et intellectuelle incarnée par cette émission culturelle se voit complétée par la
chronique de Nicolas Bedos appelée « Semaine mythomane ». Durant 5 à 10 minutes, il raconte généralement sa semaine, mélangeant des éléments réels et fictionnels, critiques et humoristiques,
sans ne jamais oublier de tirer le portrait tout personnel de certains des invités et ponctuant : « Voilà, pour moi ce fut une semaine de merde, alors imaginez ce que je pense de la votre .» . Le 5 novembre 2010, le plateau compte quatre chroniqueurs, à savoir l’historien Fabrice d’Almeida, les
journalistes David Abiker, Marion Ruggieri et Elisabeth Lévy. Notons que cette dernière, d’origine
juive, est assise juste à côté de Bedos lors de sa chronique. Ont répondu présents à l’invitation ce
soir-là: Michel Rocard, Corinne Maier, Marcel Gauchet, et Alain Finkielkraut, auteur de « L’interminable écriture de l’extermination », ouvrage qui interroge le devoir de mémoire.44 Si nous précisons l’origine juive de ces deux personnalités, c’est que nous nous pencherons moins sur les 2’43
consacrées au portrait de Michel Rocard, que sur le reste de la chronique ayant peu ou prou trait à la
thématique du judaïsme : pas un hasard.
D’emblée, un premier constat s’impose : Nicolas Bedos invente un genre hybride, mélangeant des
éléments de la chronique, du récit et du sketch. Conformément à la chronique, il prend la parole selon une périodicité régulière pour commenter l’actualité en prenant position.45 La structure récurrente de ses textes épouse les jours de la semaine, laquelle est racontée de manière chronologique,
ce qui nous indique un certain degré de narration. Pour qu’il y ait récit, nous dit Jean-Michel Adam,
« il faut d’abord la représentation d’une succession temporelles d’actions, il faut ensuite qu’une
transformation plus ou moins importante de certaines propriétés initiales des actants soit réalisée ou
échoue, il faut enfin qu’une mise en intrigue structure et donne sens à cette succession d’actions et
d’événements dans le temps. » Bien que Benveniste mette un point d’honneur à distinguer le récit
du discours46, il s’agit de prendre en compte l’hybridité de ce genre de texte. De plus, même si Bedos refuse de se considérer comme un humoriste47, force est de remarquer qu’il s’invente un personCf. Wikipedia, « Semaine Critique ! », http://fr.wikipedia.org/wiki/Semaine_critique_!, (modifié le 13.06.2011),
consulté le 30.12.2011.
43 Cette tendance générale « d’infotainment », mélange entre information et divertissement, visée d’information et de
captation, a été analysée notamment par Patrick Amey. Cf. Amey Patrick (2009), La parole à la télévision. Les dispositifs des talk-shows, Paris, L'Harmattan, Coll. Communication et civilisation.
44 Cf. Site officiel de Semaine Critique !, « Emission du 5 novembre », http://programmes.france2.fr/semainecritique/index.php?page=article&numsite=6092&id_rubrique=6095&id_article=19889 , consulté le 30.12.2011.
45 Notons ici la difficulté de trouver une définition de la chronique qui puisse faire l’unanimité, étant donné sa diversité
(spécialisée, littéraire, d’opinion, poétique, etc.). Concernant la chronique journalistique, certains y voient « un texte ou
un propos amalgame où peuvent se retrouver de la nouvelle, de l'analyse, du commentaire ou même du reportage au fil
d'une lecture personnelle qu'en fait le ou la journaliste (le ou la columnist). La chronique repose non pas sur la
transmission de l'essentiel (la nouvelle) ni sur la remise en contexte (l’analyse), mais sur la personnalité de celui à qui
on la confie. » Centre de ressources en éducation aux médias, « Lexique des langages médiatiques », http://www.reseaucrem.qc.ca/projet/int3.htm, (décembre 2011), consulté le 30.12.2011. Cependant, la chronique reste connue pour son
caractère régulier, qui a valeur de « commentaire » et où le journaliste parle en son nom propre, un genre en pleine
expansion. Cf. Picard Jean-Claude (1999), « La chronique dans les quotidiens québécois : un genre journalistique de
plus en plus populaire », Les Cahiers du journalisme, n°6, p. 37.
46 Cf. Benveniste Émile (1974), op.cit., dans : Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
47 « Je ne suis pas humoriste, ni chroniqueur. Je suis auteur, j'écris des pièces de théâtre, des films. Voilà, c'est ça mon
42
11
nage, qu’il interprète son texte avec théâtralité (intonation, jeux de regards, effets dramatiques) et
que l’humour s’avère une constante de son discours, autant d’ingrédients qui relèvent du genre du
sketch. Proche de l’allocution comme du récit, le discours est à tendance quasi entièrement monologique. Face caméra, arborant le fameux regard y-y décrit par Veron à propos du journal télévisé 48, il
lit son texte au prompteur et ne s’en cache pas quand on sait qu’au beau milieu d’une phrase, il demande au responsable technique : « Je vais reprendre, monte un peu». Giesbert n’intervient brièvement que deux fois, pour signaler, à la fois amusé et gêné, le caractère « horrible », « très bon »
mais « dur » de certains des énoncés. Fait intéressant : plusieurs fois, la caméra est pointée vers Finkielkraut, tête dans les mains, indigné et le sourire en coin, séquence qui fonctionne quelque part
comme une « réponse » silencieuse à la chronique en question. Le public rit et applaudit en cœur, à
l’exception d’une seule fois, où une seule personne applaudit, moment de solitude que Bedos tourne
en dérision : « Soit tout le monde soit personne ! ». Dans l’ensemble cependant, le discours fonctionne de manière monologique, passant par l’oralité combien même il est d’abord conçu comme un
texte écrit, marqué notamment par l’usage de très longues phrases, soit une modalité très étrangère
au langage télévisuel usuel.
Sans doute ce genre si spécifique est-il lié au statut du sujet. Faille-t-il parler ici de l’écrivain reconnu, du dramaturge ou du metteur en scène ? Ou plutôt du fils de l'humoriste Guy Bedos dont il hérita le charme, la gestuelle, la plume, la richesse et la notoriété? Assurément des deux. Il co nvoque
d’ailleurs sa double identité lorsqu’il « revendique » Michel Rocard comme « l’ami de la famille »
pour lequel il aurait « adoré pouvoir voter », soit un aveu qui lui « coûte », lui qui est en public
« d’une prudence politique qui frise la couardise intellectuelle » par peur de « perdre un strapontin
lors de l’exploitation de [sa] prochaine pièce » et « de se mettre à dos la veille bourgeoisie UMP ».
Ce double statut lui sert de légitimation combien même le patronyme peut s’avérer une entrave. Il
est là un nom qu’il s’agit « de servir, de revendiquer, de transcender, ou de pourrir littéralement »49et qu’il a choisi de revendiquer en écrivant, avouait-il dans une de ses chroniques précédentes en présence de Marine Le Pen. De surcroît, la presse est unanime : son entrée en télévision
est saluée comme « la révélation de l’année »50. Pourtant, n’oublions pas ici le nœud identitaire qui
se trame. Si Dieudonné convoque une identité aux antipodes de la sienne, Bedos mélange subtilement son identité « réelle » et son identité « mythomane ». Teintés d’ironie et de sarcasme, certains
propos sont attribuables à la personne réelle ; d’autres à une identité rêvée, fantasmée ou « cauchemardée ». Pour comprendre ce dédoublement, l’allocutaire se doit de connaître « la réalité » de la
métier !», déclare-t-il dans le Grand Journal. Cf. Bellver Julien, « Nicolas Bedos dragué par le Grand Journal de Canal
plus », Pure médias, http://www.ozap.com/actu/nicolas-bedos-drague-grand-journal-canal/417026, (mis en ligne le
02.05.2011), consulté le 30.12.2011.
48 Veron Éliseo (1983), « Il est là, je le vois, il me parle », Communications, 38, 98-120.
49 Bedos Nicolas (2011), « Pères célèbres », chapitre 2, Journal d’un mythomane, p. 26-27.
50 Agoravox.tv, « Nicolas Bedos: révélation de l'année 2010 », op.cit.
12
personne ou du moins s’imaginer, se représenter ce contexte pour être en mesure de saisir le propre
de sa « mythomanie ». Ce qui est vrai pour tout discours devient ici essentiel : la construction de
sens dépend d’opérations inférentielles, d’une interprétation mutuelle sur qui est l’autre, sur ses intentions et sur la signification de son discours.51 Dans le même sens, si l’humour repose sur « une
vision décalée du monde social »52, le destinataire ou l’allocutaire se doit de connaître peu ou prou
de quoi est faite cette réalité sociale. Aussi doit-il s’armer de toute une culture historique, politique
et populaire pour saisir le sens du propos. Par exemple, ce n’est que parce que nous reconnaissons
le succès et la fierté exacerbée de Bedos que nous pouvons nous imaginer qu’il puisse multiplier les
conquêtes amoureuses et s’en vanter, tout en repérant quand le propos devient impossible, comme
quand il affirme, dans la nuit du mardi, avoir dormi « seul pour la première fois depuis 1912 » ou le
jeudi, s’apprêter à contacter « une prostituée bulgare, chauve, manchote » pour pouvoir « serrer
dans [ses] mains autre chose que [son]chéquier ». De la même manière, nous pouvons tout à fait
l’imaginer se rendre au cinéma pour voir Elle s’appelait Sarah, critiquer le film d’un œil averti, soit
le qualifier d’une « enième guimauve utilisant jusqu’à la lie le souvenir de la Shoah», qui comme
La Rafle, connaît le succès sans que son cinéaste ne fasse « la preuve du moindre talent ». Cependant, on voit mal l’auteur reconnu réécrire ses pièces « en collant des kippas et des uniformes SS au
moindre personnage ». Comme on conçoit que l’auteur puisse rêver de « dégueuler sur Netanyahu
et la politique menée par l’État d’Israël » sans être traité d’antisémite, on comprend que son réveil
auprès de Dieudonné et leur dispute au pied du lit relève de la fiction. En outre, Bedos donne aux
téléspectateurs les clefs de compréhension de son discours. La chronique se veut être le récit d’un
homme peu engagé politiquement , « qui préférerait jouer un texte de Jean-Marie Bigard en string
plutôt que de s’encarter dans un quelconque parti », et qui, en fin de séquence, réalise que ses « déclarations de politique étrangère compliquent atrocement [sa] vie de jeune homme lâche et hétéro »,
s’en retourne à ses « fictions gauloises ». En définitif, et conformément à ce genre hybride, la finalité de l’énonciation relève à la fois d’une visée d’information critique voire polémique (le propre de
la chronique), à la fois d’une visée de captation et de divertissement (le propre du discours humoristique du genre du sketch), le tout englobé dans le genre du récit empruntant au registre poétique, littéraire comme familier.
Afin de pénétrer cette richesse énonciative, et, répétons-le, de tenter de comprendre la manière dont
s’investit l’auteur, quelle est son attitude par rapport à son propre discours et quelle relation il entretient avec ses interlocuteurs, il convient à nouveau d’étudier « l’appareil formel de l’énonciation »
conçu par Benveniste.53 Commençons par appréhender l’embrayage énonciatif, à savoir « l’enCf. Nous devons cette idée à la théorie de la pertinence et à la pragmatique cognitviste. Cf. Amey Patrick (SA 2010),
op.cit.
52 Charaudeau Patrick (2006), op.cit., p. 24.
53 Cf. Benveniste Émile (1974) op.cit., dans : Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
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semble des opérations un énoncé s’ancre dans la situation d’énonciation » 54 dont les embrayeurs
(dits aussi déictiques) sont les marqueurs. Comme nous le notions plus haut, ces marqueurs d’embrayages comprennent les embrayeurs ou indices de personnes d’une part, les déictiques spatio-tem porels d’autre part.55 Concernant l’usage de ces derniers dans le discours de Bedos, notons simplement l’occurrence des jours de la semaine (du lundi au vendredi) qui structurent le texte de manière
chronologique. Le « soir », la « nuit » y tiennent également une place importante, un temps qui correspond à l’heure de la « vodka-pomme », des femmes et des « rêves ». Conformément au genre hybride, ces déictiques spatio-temporels classiques sont utilisés dans le cadre de ce récit narratif 56,
mais liés au temps présent « aujourd’hui » et futur « 2012 ». Peut-être ceci est-il anecdotique comparé à la richesse informative que représente l’analyse des indices de personnes. Ce qui frappe avant
tout, c’est sans doute l’omniprésence des pronoms personnels de première personne du singulier
(« je » est répété 27 fois, « moi » 5 fois et « me » 12 fois), et des déterminants personnels de première personne du singulier (« mon/ma/mes apparaissant 15 fois) – soit quelques 58 embrayeurs de
première personne du singulier. Comment ne pas y voir l’implication de Bedos et la tension qui y
est relative? Nous avons bel et bien affaire à ce que Kerbracht-Orechionni appelle un discours
« subjectif », dans lequel l’énonciateur s’avoue explicitement sur le mode (Je trouve ça…) ou se
pose implicitement (c’est…) comme la source évaluative de l’assertion.57 Parfois pourtant, Bedos
utilise le « nous » pour mieux légitimer son propos en faisant appel à une identité collective ,
comme lorsqu’il critique La Rafle, « cette fable extralucide qui nous prouvait avec audace que les
petits juifs étaient finalement beaucoup plus émouvant que les officiers nazis », mais ne pouvant
s’empêcher d’investir son discours, y ajoute ironiquement « ce qui m’a surpris ». Disons-le franchement, le régime de la personne atteint son paroxysme, faisant ainsi correspondre le fond narcissique
et la forme imprégnée du « je » narratif. L’une des autres spécificités de la configuration discursive
tient également à la manière dont Bedos s’adresse et se réfère aux personnalités dont le noms pul lulent au fil du texte ; au passage, chacune d’entre elles en prend pour son grade. Dans la première
partie – laquelle, rappelons-le ne sera étudiée que rapidement- il s’adresse directement, en le tutoyant, à Michel Rocard qu’il rêve jeune et beau, « le poil aussi brillant qu’Emmanuel Vals et prêt à
exploser Aubry, Sarko, Villepin, DSK et tous les Mohamed Ali de la politique française sur le ring
de 2012». Puis, l’adresse redevient plus générale, et plus floue aussi. Quand il critique des films retraçant la Shoa, qu’il revoit ses pièces à la sauce « yiddish » invoquant au passage des noms aussi
forts que ceux d’Hitler et d’Anne Franck, et des notions aussi fortes que la Terre promise « d’un
peuple élu depuis toujours persécuté », ou qu’il dégueule sur la politique menée par Israël, qu’il cite
les figures juives bien connues de Patrick Bruel, Primo Levi, Pierre Bénichou ou Ariel Sharon, et
Maingueneau Dominique (2000), op.cit., p. 88.
Ibid.
56 Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
57 Cf. Kerbracht-Orecchioni Catherine (1980), op.cit., p.71.
54
55
14
qu’il s’invente une dispute avec Dieudonné lequel serait de mèche avec Alain Soral, c’est tout un
univers historique, culturel et discursif relatif au judaïsme qu’il convoque, et c’est quelque part à
Alain Finkielkraut et à Elisabeth Lévy qu’il s’adresse plus spécifiquement. Cependant, force est de
remarquer qu’il ne s’y confronte pas directement, préférant s’adresser habilement à un « vous » largement inclusif. Bedos ironise d’ailleurs la faible audience de ce genre d’émission culturelle quand
il prétend s’adresser aux « 15 téléspectateurs qui nous regardent encore ».
Par ailleurs, il convient d’être attentif aux indices de personnes lors du dialogue imaginé entre Bedos et Dieudonné. Après avoir rêvé de pouvoir critiquer la politique israélienne sans être taxé d’antisémite, Bedos se réveille au côtés « d’une beauté africaine » qu’il croit d’abord une femme (« elle
dort encore »), et qui s’avère être en fait l’« enculé d’amalgameur » qui l’ « enfourche avec sa
longue épée de facho-anti-feuj ». Alors que Dieudonné lui fait du charme sur le mode du tutoiement
intime (« Attends mon Nico, fais-moi une p’tit café, je viens de lire ta future chronique pendant que
tu dormais, on est d’accord à mort… »), Bedos utilise le tutoiement pour mieux l’injurier (« Fichemoi l’camp, sale Africain », « Dégage ! »). Notons enfin l’absence des renvois, souvent utilisés pour
protéger ou couvrir les personnalités et par là-même sa propre personne. Ici, les noms sont clairement cités, de quoi se mettre à dos le Tout-Paris !
Concentrons-nous à présent sur la dimension modale du discours, soit l’attitude que le sujet parlant
marque par rapport à ce qu’il énonce, à son interlocuteur et à lui-même 58. Force est de remarquer
que les modalités d’énonciation , moyens linguistiques par lesquels le locuteur implique ou détermine l’attitude de l’allocutaire59, sont surtout des modalités assertives. Bedos engage ainsi l’allocutaire sur une certitude de manière à la fois explicite, par des formules subjectives qui s’avouent
comme telles, et implicite par des formules subjectives qui tentent de se faire passer pour objectives.60 Cette dernière modalité se retrouve par exemple quand il accole le film Elle s’appelait Sarah à « énième guimauve » ou La Rafle à « fable extralucide », sans se servir de verbe. En utilisant
l’interrogation pour se demander si son « pseudo-pro-palestinianisme tardif n’est pas allé trop
loin », il simule quelque part la curiosité et l’impatience du destinataire 61. Aussi, lorsque Bedos se
sert de la modalité directive dans son dialogue avec Dieudonné (« Dégage ! »), il ordonne du même
coup à l’allocutaire de ne pas l’associer aux propos de ce dernier. L’un dans l’autre, il guide indirectement l’allocutaire vers une interprétation donnée.
Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
Sarfati Georges-Élia (2005[1997]),op.cit., p.23.
60 Cf. Kerbracht-Orecchioni Catherine (1980), op.cit., p.151.
61 Cf. Id., p.161.
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59
15
Dans le même ordre d’idée, complémentaire du précédent, il s’agit de se concentrer sur l’usage des
modalisateurs d’énoncé pour comprendre l’attitude du locuteur par rapport à son propre discours.62Localisés au niveau des verbes, des adverbes, des substantifs et des adjectifs, ils s’avèrent
riches d’enseignement. Tâchons de décrypter ces marques d’adhésion pour chacune des séquences.
Lorsque Bedos parle des films, la modalité est subjective appréciative, relevant du domaine de l’appréciation/dépréciation et de la distinction entre normal/étrange. D’abord « intrigué », il « court »
voir Elle s’appelait Sarah, signifiant l’apparent intérêt du film ainsi que l’impatience et donc une
première appréciation positive. Finalement, il utilise un substantif axiologique péjoratif « guimauve » pour le qualifier, connotant le caractère mièvre, fade et le sentimentalisme, de quoi « renflouer les caisses lacrymales du cinéma français ». Il le rapproche de La Rafle dont il soulève le caractère fictif (« fable ») et ironise l’audace « fable extralucide qui nous prouvait avec audace que les
petits juifs étaient finalement beaucoup plus émouvants que les officiers nazis », et la banalité (« ce
qui me surpris »). Aussi accuse-t-il la facilité de ce genre cinématographique, lequel « surfe sur le
fameux devoir de mémoire » (notons ici l’évaluatif possiblement axiologique « fameux ») qui « dispense certains cinéastes de faire preuve du moindre talent » tout en lui permettant le succès « en raflant les écoliers » qu’il finit par plaindre (« pauvres petites têtes brunes ou blondes obligées de
chialer devant des mauvais films ! »).
La partie dévolue au « mercredi soir » est marquée par la modalité volitive où il « décide de reprendre toutes ces anciennes pièces » au parfum yiddish. Le comique est crée par la manière dont
Bedos joue sur des registres très différents ; le personnage d’Hitler avec tout ce qu’il connote d’horreur, se voit « impliqué dans le braquage d’une bijouterie », la figure emblématique d’Anne Frank
fait l’objet d’une « fantaisie futuriste », empruntant à la culture populaire (« sorte de Jules et Jim
yiddish parfumé à La Guerre des étoiles »). Cette volonté comique prend une allure franchement
provocatrice quand l’auteur parle de la lune comme « symbolisant bien sûr l’Eldorado d’un peuple
élu depuis toujours persécuté », l’adverbe modalisateur « bien sûr » exprimant l’affaiblissement de
l’assertion63 et son caractère ironique. Ceci étant dit, ces associations d’idées s’avèrent si déroutantes que l’allocutaire comprend le caractère fictif et ironique du dire.
Quand au cœur du propos, à savoir la partie où Bedos critique la politique israélienne sans vouloir
être traité d’antisémite, elle regorge de locutions visant à préciser l’attitude du locuteur face à son
propre discours. Commençons par le rapporter pour mieux l’analyser : « Jeudi, je fais un nouveau
rêve : celui dans lequel je pourrais dégueuler sur Netanyahu et la politique menée par l’État d’Israël
sans que personne, personne, me traite pour autant d’antisémite… ». Il apparaît important de comprendre l’ambiguïté relatif au mot « rêve ». D’une part, ce substantif se réfère au rêve nocturne
62
63
Cf. Sarfati Sarfati Georges-Élia (2005[1997]),op.cit., p.23.
Cf. Amey Patrick (SA 2010), op.cit.
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(« J’ai fais un nouveau rêve »), à savoir un processus involontaire, ce qui dédouanerait le caractère
volontaire du propos et ne signifierait donc pas forcément l’adhésion du locuteur à son énoncé.
Seulement, et c’est bien là que réside l’ambigüité, Bedos semble parler sous forme de « rêver de »,
qui peut correspondre à une modalité volitive qui relève du souhait ou du désir, soit une manière de
dire qu’il souhaite critiquer la politique israélienne sans pour autant être taxé d’antisémite. Cette dernière hypothèse est la plus plausible puisqu’en fin de chronique, il qualifie son propos de « déclarations de politique étrangère », soit une modalité objective qui réaffirme son adhésion. Dans le même
sens, il réfute l’avis de ceux qui s’empareraient de l’hypothèse freudienne(selon laquelle le rêve serait l'accomplissement d'un désir inconscient) pour interpréter sa critique politique comme la preuve
d’un antisémitisme inconscient. Bedos en démontre l’absurdité quand il parle « d’antisémite inconscient de dans trois ans qui au fond de lui n’ose le dire consciemment mais qui en fait rêve de voir
pendus Patrick Bruel, Primo Levi, Pierre Bénichou, Elsa Zylberstein et ce qu’il reste d’Ariel Sharon
dans le même sac ». Il finit par axiologiser franchement son discours en ponctuant : « Moi qui suis
tellement CON que je n’ai pas saisir cette notion très subtile selon laquelle s’indigner devant une
politique parfois honteuse, c’est – mais bien sûr ! – vouloir du mal à tous les juifs de la planète. »
Évidemment, l’accent sur l’adverbe modalisateur « mais bien sûr ! » vient réaffirmer l’ironie du
propos. Implicitement, l’adjectif qualificatif péjoratif, l’injure « CON », ne s’adresse non pas à luimême, mais bel et bien à ceux qui font ce type d’amalgame.
Dès la partie du vendredi matin, la modalité devient aléthique. « Sans doute couché ivre de vodkapomme », Bedos se réveille aux côtés d’une personne qui dort encore, « sans doute assommée par
cette nuit gymnastique qu’[il a du] lui concéder ». Cette modalité indique que nous sommes dans le
registre du possible. Aussi est-il tout à fait intéressant de remarquer que la couleur noire de peau est
associée ici à toute une série d’éléments mélioratifs, « cette silhouette délicieusement sombre »,
« cette peau dont la formule chimique est aussi jalousement gardée que celle du Coca-Cola ». Par
contre, dès que Bedos s’aperçoit, en jurant « nom d’un cul » qu’il s’agit de Dieudonné, les substantifs et les adjectifs deviennent péjoratifs sur un registre familier et argotique : « l’enculé d’amalgameur », « facho anti-feuj ». Sa seule présence à ses côtés devient synonyme d’humiliation. Le dialogue en discours direct entre les deux protagonistes relève d’une modalité ontique (« Je luis dis :
Fiche-moi le camp », « Il insiste », « je luis dis : « Dégage¨ »). C’est donc sur un mode très franc
que s’affronte les deux personnages, là où Bedos souhaite ne laisser que très peu de marge à l’ambiguïté interprétative.
Cette dimension d’interdiscursivité – le dialogisme interdiscursif se référant ici « au fait que
chaque discours se tient en interaction avec des discours déjà prononcés sur le même objet. »64 64 Komur- Thilloy Greta (2010), Presse écrite et discours rapporté, L’Harmattan, p. 91.
17
mérite sans doute tout ce qui nous reste d’attention. En faisant intervenir dans son discours une dispute avec Dieudonné, Bedos semble anticiper la réaction de ceux qui le rapprocheraient de ce dernier. En bref, il se dédouane de toutes accusations allant dans ce sens. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’auteur utilise le discours direct, qui « constitue bien une attestation – à la fois un témoignage et une assurance - que le propos rapporté est bien le propos d’un autre ».65 « Quand on rapporte au discours direct les propos de quelqu’un, on ne se pose pas comme le responsable de ces
propos. » 66 Bien que le propos en question soit imaginé, il s’ancre dans un univers discursif qui lui,
est bien réel. Car il faut savoir que le sketch de Dieudonné de 2003 a marqué le début d’une longue
séries de procès, chacune de ses déclarations mettant un peu plus d’huile sur le feu, sans compter sa
rencontre avec Alain Soral qui ne fait qu’enterrer un peu plus l’éthos de l’artiste, tant et si bien que
bien que l’accusation d’antisionisme et d’antisémitisme est devenue monnaie courante dans l’opinion publique. Nicolas Bedos, en le traitant d’ « enculé d’amalgameur » ou de « facho-anti-feuj »,
réitère cette affirmation pour mieux se distinguer de cette mouvance.
Enfin, si nous envisageons l’antisémitisme non pas au sens d'une position idéologique et politique
stricto sensu, mais comme des références ou renvois à des discours antécédents, il est tout à fait
intéressant de remarquer le jeu d'opposition entre le dicible et l’acceptable et sa transgression qui se
jouent dans ces deux discours. Dans le sketch de Dieudonné, l’humour joue surtout sur le comique
de caractère d’un sioniste extrémiste et paranoïaque qui oppose un « axe du bien américanosioniste », synonyme d’opportunisme professionnel, et un Islam associé à la précarité des jeunes des
cités françaises et au terrorisme. Dans un genre hybride – mélange de chronique, de récit et de
sketch – le discours de Nicolas Bedos se veut plus jouer sur l’ambigüité entre la personne « réelle »
et « mythomane »et sur les mécanismes lexico-sémantico-syntaxiques dont regorge le texte de celui
qui critique le Shoa business au cinéma et rêve de pouvoir dégueuler sur la politique israélienne
sans être taxé d’antisémite. À la lumière de notre analyse, les deux saynètes diffèrent tant par leur
genre que par le degré d’engagement de leurs locuteurs respectifs. Nous avons pu remarquer en
effet le caractère très axiologisé des énoncés de Dieudonné, Ses associations d’idées, bien que
faisant l’objet d’une ironie certaine, favorisent l’ambiguïté du discours, quand ce n’est pas tout
simplement le statut d’ores et déjà très controversé de la personnalité ou le costume qu’il revêt qui.
affecte la réception et les charges antisionistes réelle ou imaginée qui lui sont attribuées. Quant à
Nicolas Bedos, bien que son discours soit tout aussi axiologisé, il prend davantage de précautions
langagières pour exprimer le fond de sa pensée, cherchant sans cesse à se dédouaner de toute
accusation d’antisémitisme, et nous l’avons vu, à se distinguer de son « enculé » d’acolyte.
En définitive, le fait que dans le cas de Bedos, il se passe exactement ce qu’il dénonçait dans sa
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Sarfati Georges-Élia (2005[1997]),op.cit., p.60.
Maingueneau Dominique (2000), op.cit., p. 116.
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chronique, c'est-à-dire la suspicion d’un antisémitisme larvé 67, est quelque part révélateur d’un
climat où certains sujets ont tout intérêt à ne pas être abordés par les humoristes ou chroniqueurs.
Bien que ni les mots « Islam » ou « Judaïsme » ne soient prononcés dans aucun des discours, c’est
bien de ces thématiques dont il est question, lesquelles semblent souffrir d’une acceptabilité sociale
qui frise le degré zéro. « Religion, Humour, médias : un trio infernal ? »68 titrait il y a peu un
magazine d’obédience…chrétienne. Selon nous, il s’agit peut-être de réaffirmer cette phrase de
Bergson : « Dans une société de pures intelligences on ne pleurerait probablement plus, mais on
rirait peut-être encore »69.
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http://www.youtube.com/watch?v=pbo3_lYFM2c, (mis en ligne le 11.03.2011), consulté le 01.01.2012.
68, « Religions Humour Médias : le trio infernal ? », L’Appel, n°316, avril 2009.
69 Bergson Henri (2004[1940]), op.cit., p. 3.
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Annexe n°2.
Sketch de Dieudonné, « Dieudonné chez Fogiel », On ne peut pas plaire à tout le monde, France 3,
diffusé
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01.12.2004 ,
http://www.dailymotion.com/video/xroz_dieudonne-fogiel-
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