Emmanuel Martin « Des managers, de leurs

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Emmanuel Martin « Des managers, de leurs
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Emmanuel Martin « Des managers, de leurs
arrangements et de la souffrance… ».
Posté le 13 avr, 2014
Après avoir travaillé sur les managers de proximité d’EDF, dans le cadre de sa
thèse de sociologie, Emmanuel Martin se penche désormais sur l’encadrement face
à la souffrance psychique au travail. Un projet de recherche en cours, soutenu par
le DIM.
Emmanuel Martin est un des lauréats 2013 du DIM Gestes.
« Ce que les dirigeants ont du mal à concevoir, c’est que les
« arrangements » existent toujours. Et ce, quel que soit le niveau
de prescription. » Un constat qui se nourrit de plusieurs années de
recherches, notamment au sein d’EDF dans le cadre de sa thèse.
Emmanuel Martin, aujourd’hui âgé de 31 ans, s’y était alors
interrogé sur les plus ou moins grandes marges de manœuvre dont
disposaient les managers de proximité.
« Des managers, de leurs arrangements et de la souffrance
au travail »
Comment en est-il arrivé à cet objet de recherche ? La question,
qui le pousse à l’effort autobiographique, l’ennuie visiblement.
« Les sociologues ont horreur de ça… », sourit-il. Il finit cependant
par se prêter (toujours avec précautions) au jeu : « Il y a une grande
part d’aléatoire dans mon parcours ». Celui-ci est plutôt
« classique », juge-t-il : une formation en sociologie, réalisée entre
autres au sein de l’Ecole Normale Supérieure (ENS), où il a choisi
de suivre le master « Enquêtes, terrains, théories », de l’exlaboratoire de sciences sociales de l’ENS (aujourd’hui Master PDI).
« Il s’agissait de se pencher sur les usages de la sociologie dans le management. Plus
précisément, sur la manière dont des éléments de théories, des concepts, des méthodes d’enquête et
d’analyse, sont mis à profit par des organisations qui, sans être en contact direct avec l’académie, ont
néanmoins recours à de petits bouts de sciences sociales », précise-t-il. Avant d’ajouter : « Les sciences
sociales n’aiment pas trop reconnaître qu’elles sont appliquées. Alors que c’est le cas. Il suffit de
regarder le parcours des personnes chargées des ressources humaines… »
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Les « arrangements » des managers de proximité
Un an de stage à PSA Peugeot-Citroën plus tard, où il espérait trouver un terrain pour sa thèse avant
de rencontrer quelques obstacles, il change finalement d’objet de recherche. « Je me suis demandé en
quoi consistait l’encadrement des salariés dans des organisations profondément renouvelées ». Le
jeune doctorant pousse alors la porte d’EDF, grâce à une convention passée entre l’EHESS, dont il était
allocataire de recherche, et l’Observatoire national de la qualité de vie au travail d’EDF. Celui-ci avait
été créé suite au suicide de trois salariés de la centrale nucléaire de Chinon en 2007. A l’époque, une
mission d’audit avait pointé du doigt le manque de marges de manœuvre des managers, et en particulier
ceux dits « de proximité ». Autant d’éléments pouvant être à l’origine d’atteintes à la santé psychique
des salariés.
Pendant trois ans donc, Emmanuel Martin
s’entretient avec 110 salariés d’EDF SA et ERDF.
* « Comment fait-on pour gérer l’absence
imprévue d’un salarié qui rencontre un problème
de santé, alors même que l’on doit recevoir le chef
de division et que le planning n’est pas fini ? Ce qui
m’intéressait était de comprendre comment l’on
‘fait tenir’ tout cela. Ces ‘arrangements’. » Des
« arrangements » incontournables (note 1),
justifiant même l’importance du travail de ces
managers, qui échappent par ailleurs aux
procédures visant à rendre les activités les plus
transparents possibles. C’est donc là, au sein de
ce petit espace et dans l’angle mort des
prescriptions et dispositifs de surveillance, que se situe leur marge de manœuvre. « C’est là aussi qu’elle
se rétrécie… et que tout se joue en termes de santé. Il ne faut pas les enserrer dans des procédures
trop précises… Au risque de les pousser à les contourner. » Avec tous les autres risques que cela
comporte : stress lié à ce contournement, voire problèmes de sécurité, notamment dans les banques ou
l’industrie.
Le sociologue s’en réfère par ailleurs aux travaux d’Yves Clot, en clinique de l’activité. « La diversité
du travail réel est inépuisable. Il y a des imprévus, des situations difficiles à cadrer, etc. Il faut donc
préserver ces espaces, dans lesquels des discussions peuvent se mettre en place entre managers. Un
échange de savoirs-faire, difficiles à transmettre hors contexte, et nécessitant donc un apprentissage
collectif. »
Laisser davantage de marge de manœuvre aux managers, autant pour le bien des salariés que pour
celui de l’entreprise… Quel écho au sein des directions ? « Elles l’entendent plus ou moins. Mais ce que
les dirigeants ont du mal à concevoir, c’est que les ‘arrangements’ existent toujours. Et ce, quel que soit
le niveau de prescription. Il vaut donc mieux y penser avant et intégrer cet espace dans l’organisation
du travail. Mais ce n’est pas un message facile à faire passer. Les entreprises qui y sont les plus
sensibles sont celles qui ont déjà rencontré de graves problèmes. »
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Managers, entre victimes et bourreaux
C’est pour prolonger ces premières recherches qu’il a reçu
une allocation post-doctorale du DIM Gestes en 2013. Son
nouveau projet, « L’encadrement face à la souffrance
psychique au travail : sociologie d’un conflit de
responsabilité », est financé sur 12 mois et sera mené sous
la direction de Marc Loriol (IDHE).
Le jeune sociologue a donc diversifié les terrains,
aujourd’hui au nombre de cinq. En plus d’EDF, il se penche
également sur les secteurs du développement, de la
banque, de la propriété intellectuelle ou encore de la grande
distribution. « L’objet est de voir ce que fait l’encadrement,
ce qui lui est possible de faire, face aux situations dans
lesquelles il est accusé d’être à l’origine de la souffrance
psychique des salariés, qu’il s’agisse de harcèlement,
stress, ou de tout ce que l’on met derrière ‘les risques
psychosociaux’ », explique-t-il. Cette fois-ci, tous les
managers sont concernés. « Ce qui m’intéresse, c’est la
position assez ambiguë du manager à qui l’on demande de
ne pas ‘faire souffrir’ ses collaborateurs, mais qui peut, du
fait de sa position, se retrouver à la fois victime et
bourreau. » Ce qui implique de se pencher sur toutes les formes de critiques du travail, des négociations
aux poursuites juridiques, mais surtout à leur impact : comment sont-elles traduites en termes de
relations de travail, de contrôle, de surveillance, ou d’évaluation… « Finalement, la question que je pose
c’est : agir par le biais de la santé permet-il de modifier véritablement l’organisation du travail ? »
Et comment aurait-il tendance à répondre après quelques mois de recherche ? « Ca dépend. » Une
réponse de sociologue. « En réalité, il y a très peu de changements. Je constate quelle que soit la
manière dont les questions sont posées, très radicale parfois, avec des implications pénales, ou de
manière plus sereine dans le cadre de longues négociations, les conséquences sont relativement peu
importantes sur le travail de l’encadrement. Le fait est que les employeurs sont rarement enclins à
modifier profondément l’organisation du travail. » Quels types de réponses offrent alors les entreprises ?
« La formation. Mais la professionnalisation des managers ne répond qu’à une partie du problème : on
oublie les énormes charges de travail, et le lien avec les salariés… Sachant qu’ils sont, en France,
particulièrement liés à leur manager, à leur équipe, et plus globalement à l’entreprise. » Autre réponse :
la prévention, via des chartes de bonne communication, des lignes d’appel pour les salariés « en
détresse », ou encore la mise en place de dispositifs de convivialité… « Un peu faible. » Mais, toujours,
on insiste sur le manager, qui doit prendre soin de sa manière de communiquer. Un manager alors
soumis à d’innombrables – et parfois paradoxales – injonctions. A suivre, donc.
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« Sanitarisation » du discours syndical
Ses références sociologiques ? « J’ai tendance à être
éclectique ». Elles vont en effet de Luc Boltanski dans les
débuts, à Steven Vallas plus récemment, en passant par les
auteurs ayant travaillé sur le « labor process » dans les
années 1970 (Richard Edwards, Michael Burawoy…). Sans
oublier Pierre Bourdieu, « dont la découverte a été une sorte
de révélation intellectuelle, comme pour beaucoup de
jeunes chercheurs de ma génération ». Et comment se
positionner comme sociologue, sur ces questions, dans le
champ de la recherche sur la souffrance au travail ?
Répondre à cette question était justement le but d’un
« dossier-débat », auquel le jeune chercheur a participé
(note 3). Il y évoquait, avec Pascal Marichalar, la
« sanitarisation » du discours syndical, une analyse portant
donc sur la manière dont les acteurs pouvaient s’emparer
du thème de la souffrance au travail. Quelle grille d’analyse
choisir pour l’expliquer? Illusion médiatique ? Dégradation
des conditions de travail ? Fragilisation de l’individu ?
« C’est difficile à dire, ce n’est pas réductible à un seul
facteur… Les enquêtes statistiques menées depuis les
années 1980 par Serge Volkoff et Michel Gollac sont très
claires : les individus font face à des charges de travail de
plus en plus importantes… Concernant le rapport des
individus à leur travail, il y a certainement des évolutions
sociales qui jouent sur le long terme : le travail est de plus
en plus divisé, individualisé, on ne sait pas toujours quel est
son titre, c’est notamment le cas du « chargé de mission ».
On assiste aussi à une forte diffusion du langage
psychologique, que beaucoup s’approprient pour
interpréter leur propre situation. Mais à l’échelle de la
société, c’est difficile à évaluer… Les médias jouent aussi
un rôle : quand je demandais aux enquêtés comment ils
avaient entendu parler de souffrance au travail, cela
semblait en effet venir de l’extérieur. » Les sociologues ont
donc bien quelque chose à apporter à cette réflexion.
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Références, Notes
(Note 1) Emmanuel Martin, « Pourquoi a-t-on encore besoin de managers de proximité ? Une analyse
du travail d’encadrement à EDF », Revue de l’Ires, 2013/1 (n°76).
(Note 2) Marlène Benquet, Pascal Marichalar, Emmanuel Martin, « Responsabilités en souffrance. Les
conflits autour de la souffrance psychique des salariés d’EDF-GDF (1985-2008), Sociétés
contemporaines, 2010/3 (n°79)
(Note 3) Michel Lallement, Catherine Marry, Marc Loriol, Pascale Molinier, Michel Gollac, Pascal
Marichalar, Emmanuel Martin, « Maux du travail : dégradation, recomposition ou illusion ? » (dossierdébat), Sociologie du travail n°53 (2011), p 3-36.
Dans la série des « Portraits des
Lauréats DIM Gestes », celui
d’Emmanuel Martin, est mis en ligne le
13 avril 2014
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