À La Duchère, «on n`est pas de la même France que
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À La Duchère, «on n`est pas de la même France que
À La Duchère, «on n'est pas de la même France que vous» Home MON FIGARO Mon Figaro Publié le 26/01/2015 à 18:20 REPORTAGE - Dans ce quartier défavorisé de Lyon, les pouvoirs publics s'inquiètent du rejet, par les jeunes, des valeurs de la République. Pourtant, d'importants travaux de rénovation ont été engagés et les initiatives locales pour l'insertion fleurissent. Mais ses habitants s'y sentent toujours à huis clos. Ici, les marchands de journaux n'ont jamais été à court de Charlie Hebdo. Alors que plus d'un habitant sur quatre de l'agglomération lyonnaise a défilé le 11 janvier après la vague d'attentats qui a fait dix-sept morts, le quartier populaire de La Duchère, à Lyon, ne s'est quasiment pas mobilisé. Le lycée du coin fait partie de ceux où des «incidents ont été remontés au rectorat lors de la minute de silence. Pire, les jeunes tiennent même des propos inquiétants et font part pour certains de leur admiration pour les Kouachi et Coulibaly», regrette le maire du IXe arrondissement de Lyon dont dépend La Duchère, le socialiste Hubert Julien-Laferrière. «Les jeunes me disent que ce sont des héros, morts les armes à la main, et admirent leur bravoure», s'alarme Mohamed Tria, président du club de foot de La Duchère. Mohamed Tria, c'est la success-story du quartier. Fils d'immigrés, il a grandi à La Duchère avec ses dix frères et sœurs. Devenu cadre, il est revenu à 40 ans «pour arrêter de recevoir et donner un peu» et reprend en main le club de foot local. Depuis 2008, le club est passé de 130 à 500 licenciés et joue en CFA. Samedi dernier, les jeunes ont même gagné face à l'OL, ce qui ne les rend pas peu fiers. En plus de l'entraînement sportif, le club donne des cours de soutien scolaire, de cuisine, d'éducation à la citoyenneté, organise des forums pour l'emploi… En 2014, il a reçu le prix de l'insertion sociale et Zidane en personne est venu leur remettre une coupe. «Sans le club de foot, je serai devenu pire que le pire que vous pouvez imaginer», lâche Nordine, ancien repris de justice devenu entraîneur à sa sortie de prison. «Mohamed, il m'a sauvé la vie», confie le robuste bonhomme en triturant ses grandes mains puissantes. Mais pour les jeunes du coin, pas de sursaut républicain après la semaine d'attentats dont a été victime la France. Pas de badge «Je suis Charlie» ou d'affichette collée aux murs des commerces. «Pour les jeunes du quartier,Charlie Hebdol'a bien cherché, indique ainsi Mohamed Tria. Je les engueule, je leur explique qu'en France, on a le droit de blasphémer, que c'est la liberté d'expression, mais ils me rétorquent que Dieudonné, lui, n'a le droit de rien dire.» Au marché de la Sauvegarde, un des quatre secteurs de La Duchère, on ne dit pas autre chose. «La télé raconte n'importe quoi. Tout ça, c'est un coup des Américains et des sionistes pour salir encore plus l'islam», s'insurge Ahmed, la vingtaine, musulman très pratiquant, en tenue traditionnelle et longue barbe. «Les jeunes ne s'informent plus que via les réseaux sociaux et croient tout ce qu'ils lisent. Cela les arrange aussi de propager les théories du complot, ça permet de dire, “regarde on crache encore sur l'islam”», analyse Mohamed Tria. À La Duchère, la défiance envers les médias est immense. «On va vous ouvrir notre cœur et vous allez raconter n'importe quoi, affirme ainsi un habitant du quartier qui refuse de donner son nom. Si je vous dis que l'islam est une religion de paix et que pour moi un terroriste n'est pas un vrai musulman, vous allez me censurer, c'est sûr», ajoute-t-il avant de disparaître. La vie n'est pas rose à La Duchère. On y rencontre les mêmes problèmes que partout en France, mais en deux fois pire. «Nous avons un rapport de un à deux environ pour un grand nombre d'indicateurs tels que le chômage, la délinquance, le taux de familles monoparentales par rapport au centre-ville de Lyon», indique Bruno Couturier, directeur de la mission LyonDuchère. Ainsi, quand 7 % des jeunes sont au chômage dans les beaux quartiers de la ville, ici ils sont entre 15 et 24 %, selon les secteurs. 63 % des habitations sont des logements sociaux. C'est un quartier populaire comme il en existe de nombreux en France, construit à la va-vite dans les années 1960 pour faire face aux besoins de logements. Mais d'immenses efforts sont faits pour améliorer les choses. La dizaine de milliers d'habitants du quartier est répartie entre quatre secteurs: le Plateau, la Sauvegarde, le Château et Balmont. Le Plateau fait depuis dix ans l'objet d'une rénovation de fond en comble, et le résultat a de quoi épater. Le Château et la Sauvegarde vont suivre. Adieu le béton gris, les grandes barres insalubres, place aux petits immeubles coquets de 4 étages avec design à la mode et aux arbres plantés tous les 5 mètres. 750 millions d'euros ont été investis pour la rénovation dont 500 millions de fonds publics. Ça râle ici ou là qu'une boutique ait changé de place ou qu'on ne reconnaisse plus les rues de son enfance, mais globalement les habitants sont ravis. Les grues s'activent encore, 850 logements neufs doivent être livrés. «Le système d'intégration à la française est un échec, ça fait quarante ans qu'on le dit, quarante ans que les nouvelles générations d'immigrés ou d'enfants d'immigrés sont de plus en plus à côté de la société» Bruno Couturier, directeur de la mission Lyon-Duchère La Duchère est ainsi un des seuls quartiers de France à être à la fois une zone de sécurité prioritaire, comme Saint-Denis ou les quartiers nord de Marseille, et un écoquartier. Bibliothèque, centre sportif, crèche, mission locale, centre social, centre médical, tous les services sont à disposition des habitants, dans des bâtiments flambant neufs sur la toute aussi récente place Abbé-Pierre, dont le nom a été choisi par les habitants. L'entraîneur du club de foot est surmotivé, forme les jeunes pour qu'ils deviennent eux-mêmes éducateurs. Ils sont maintenant vingt-cinq à travailler auprès des enfants du coin. «Ce club de foot, y'a pas mieux pour grandir», se réjouit ainsi Robin (les prénoms des mineurs ont été modifiés), 15 ans. «Je ne m'ennuie plus grâce au club. Sans le foot, je ne sais pas ce que je ferais le soir, je traînerais dehors. Ça ne m'intéresse pas de traîner en bas des blocs.» La mairie développe des partenariats avec les entreprises locales pour dégoter des apprentissages aux étudiants, organise des virées sur le mont Blanc avec les décrocheurs. L'imam, le rabbin, le prêtre et le pasteur se réunissent tous ensemble régulièrement pour veiller à une bonne entente entre les cultes et ont même fondé le «club Abraham» pour débattre entre croyants de tous les Dieux. Au regard de toutes ces initiatives, les propos glorifiant les actions des terroristes font encore plus mal, dérangent encore davantage. «Je pense que c'est aussi de notre faute. Les parents ont leur part de responsabilité», ajoute Mohamed Tria. «Nous avons chopé un de nos joueurs en train de voler onze téléphones portables dans les vestiaires du club. Surpris en flagrant délit. Mais quand je suis allé voir la mère du petit pour lui annoncer que je l'excluais, elle m'a répondu que c'était un complot, que c'était les autres qui avaient mis les téléphones dans son sac. J'étais abasourdi! Il y a beaucoup de mères seules ici, elles sont parfois dépassées.» Au jour le jour à La Duchère, les initiatives locales commencent - fort heureusement - à porter leurs fruits. «Ici, on se connaît tous, c'est la famille», résume Kevin, élève de 1re. «On appelle ça l'esprit duchérite», s'amuse Bruno Couturier. La ligne de fracture n'est pas entre les juifs ou musulmans, Noirs ou Blancs du quartier: elle est avec le reste du pays. «C'est super de déverser du béton, la rénovation était indispensable. Mais le plus gros du boulot n'est pas là. Le système d'intégration à la française est un échec, ça fait quarante ans qu'on le dit, quarante ans que les nouvelles générations d'immigrés ou d'enfants d'immigrés sont de plus en plus à côté de la société. J'ai peur. Ce sont les banlieues qui ont créé des Merah, des Coulibaly et des Kouachi. Ils ne sont pas tous comme ça, bien sûr. Mais ils ont ce point commun. Les gamins que je vois sont à côté de la société. Et quand ces enfants auront des enfants, qu'est-ce qu'ils vont faire?»«Oui, ici, on a embelli les rues, mais les jeunes, eux, n'ont pas embelli, renchérit Nordine. Je crains le pire, et c'est moi qui vous le dis, pour l'avenir. Ces gosses ont tellement la haine.» «Pourquoi est-ce que j'irais manifester pour défendre les valeurs de la République ? Ça n'existe pas, vous n'avez pas de valeurs ! Ce qui compte pour vous, c'est l'argent à tout prix, même au prix du mensonge, du vice» Hassin, un jeune habitant de la Duchère «Les propos qui nous ont été rapportés ces dernières semaines nous interrogent évidemment sur l'efficacité de nos politiques publiques, reconnaît le maire du IXe arrondissement de Lyon, Hubert Julien-Laferrière. Je pense que les enjeux ici dépassent ceux de la politique locale et nous interrogent sur les limites de notre société individualiste», estime l'élu. «Notre société valorise la réussite personnelle et financière. Nous avons beau mettre le paquet, les jeunes savent qu'ils sont exclus d'avance de ce jeu-là et qu'ils ont très peu de chances de trouver un emploi. Je m'inquiète notamment pour les décrocheurs, qui sont autant de proies faciles pour les extrémistes.» À La Duchère, ils sont une centaine. Sans emploi, sans formation, sans rien. L'association Les Cités d'or, spécialisée dans la prise en main du décrochage, va ouvrir une antenne locale à la demande de la mairie pour tenter de les aider. Dans nos conversations avec les habitants, le rejet de notre système de valeurs occidental revient en effet inlassablement. Le plus explicite est Hassin, grande barbe, yeux verts, habit traditionnel et baskets Nike aux pieds, malgré sa haine des «Américains». Le jeune homme refuse tout d'abord de nous parler, avant de se prendre au jeu de la confidence. Au pied de son immeuble, dans le secteur encore non rénové du Château, il explique avoir trouvé «la paix et le calme» dans l'islam. Il est tout fait d'accord avec Manuel Valls, qui a évoqué l'existence d'un apartheid social, pour désigner la fracture avec les cités. «Bah évidemment, c'est l'apartheid! Vous croyez vraiment que vous, Le Figaro, vos lecteurs et moi, on vit dans la même France? Moi, je n'ai jamais été plus loin que La Duchère! Pourquoi est-ce que j'irais manifester pour défendre les valeurs de la République? Ça n'existe pas, vous n'avez pas de valeurs! Ce qui compte pour vous, c'est l'argent à tout prix, même au prix du mensonge, du vice. Regardez vos hommes politiques! Un vrai musulman n'agira jamais comme DSK ou comme Cahuzac.» Sous ses airs de mauvais garçon, Hassin se révèle même philosophe. «Après tout, c'est normal, vous ne croyez plus en Dieu. Comment être droit quand on ne croit en rien, quand on ne craint pas Dieu? Comment vivre? Dans le fond, je vous plains.» Nordine est du même avis. «Moi non plus je ne me sens pas français, on m'a trop fait sentir que je n'étais pas de la vraie France. Parce qu'on m'a demandé de m'intégrer, par exemple. C'est injuste. Je suis né ici et on me demande de prouver que je le mérite? Je ne crois pas à la République.» Nordine est pourtant salarié du club de foot en emploi aidé, l'État prend donc en charge une grande partie de son salaire. «Pour moi, c'est grâce à Mohamed, pas grâce à la France que je m'en suis sorti. Il y a deux France aujourd'hui. Celle des cités et celle des autres.»