Du pauvre blanc au `poor white trash` - Université Paris

Transcription

Du pauvre blanc au `poor white trash` - Université Paris
Position de thèse
« Du pauvre blanc au ‘poor white trash’ dans le roman américain
et son arrière-plan depuis 1920 »
(Sylvie Laurent, sous la direction de P.Y. Pétillon)
Le « poor white trash » est celui que chacun connaît aux Etats-Unis mais dont il est
convenu de taire le nom. Or, depuis quelques années, ces trois mots ornent avec insolence les
couvertures de romans et d’essais, sont entendus au cinéma ou dans les chansons et lus dans
la presse. Ils font même l’objet d’études scientifiques. Le « poor white trash » devient visible.
Peu d’ouvrages permettaient jusqu’alors de le distinguer et de percer son mystère. On
devinait son existence derrière la figure du pauvre blanc dont on crut longtemps qu’elle se
confondait avec celle du « blanc ordurier ». Le pauvre blanc traverse en effet toute la
littérature du Sud depuis le 18ème siècle et couvre une vaste catégorie sociale allant, selon
Michel Bandry (1986), « des plus misérables des Blancs, les ‘poor white trash’ jusqu’aux
petits propriétaires, métayers, ouvriers, qui tiennent leur subsistance d’un travail incessant et
ingrat ». Le pauvre blanc est en outre situé. C. Vann Woodward (1960) voyait dans la
permanence résiduelle de la pauvreté chez certaines populations du Sud l’un des traits
caractéristiques de la région. Si l’on peut être accidentellement pauvre et blanc dans le pays, il
n’y a qu’au Sud que l’on est familier d’un type d’individu intemporellement pauvre, les
« poor whites ». Le Sud « pré-bourgeois » des planteurs conscients de leur prééminence de
classe fut le terreau idéal pour la revitalisation d’une taxinomie sociale imaginaire.
C’est parmi les pauvres blancs qu’il faut chercher le « poor white trash », présenté bien
souvent comme le plus misérable et le plus isolé d’entre eux, bref le plus visible. Mais cette
vision simple ne permet pas de comprendre la complexité de ce personnage qui, au fil des
textes, n’a cessé de se préciser pour se détacher sensiblement de la désignation objective
d’une classe sociale hétérogène. « White trash » n’est pas tant un statut social qu’une
caractéristique morale. C’est l’étiage symbolique auquel on ne veut pas déchoir, la
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personnification honteuse des échecs impensables d’une population « racialement » destinée à
prospérer.
Le terme « po’ white trash » apparaît probablement dans les années 1820 dans la bouche
des Noirs des plantations qui dénigrent les pauvres blancs déchus, sans terre, misérables et
violents, qui leur apparaissent comme la lie de l’ensemble de la population sudiste, Noirs et
Blancs confondus. Dans les champs de coton ou dans les cuisines des planteurs, les esclaves
noirs chantent les contradictions de la société « suprémaciste »
dont les stratifications
sociales réelles contredisent les discours. « Rather be a nigger than a poor white trash » est le
cri qui leur permet de se rehausser dans la hiérarchie sociale sudiste dont ils peuvent penser
occuper désormais la pénultième marche.
Le personnage « white trash » est pensé à la fois comme objet de stigmatisation sociale,
symbolisant la dégradation physique, la vilénie morale et l’infamie historique et comme
hybride racial, à la marge de la normalité « blanche ». L’extravagance de ce misérable -de sa
langue, de ses manières et de son corps- doit être tenue à l’écart, à juste distance afin d’être
spatialement relégué mais aussi à portée de regard. C’est un déchet odieux dont on a besoin de
savoir qu’il existe. Son identité douteuse, suspecte et ambiguë se constitue depuis le 18ème
siècle en une longue chaîne de « stigmatypes » qui se modifie et se renforce au fil des textes.
La nature du regard porté sur le « white trash » est l’élément déterminant dans ce
cheminement dans l’exacte mesure où c’est ce dernier qui « entrashe », qui envisage le salut
social ou qui condamne à l’abjection perpétuelle. Le terme « trash » est donc toujours
l’expression de la violence sociale.
Sans être définitivement réduits à l’identité la plus indigne, les personnages étudiés dans ce
travail sont donc au bord de la déchéance symbolique, soumis aux aléas du dénigrement des
autres. Ils n’appartiennent pas tant à une classe sociale qu’à un univers culturel considéré
comme inférieur. Comme l’a souligné Lawrence Levine (1988), les hiérarchies culturelles
occupent depuis la fin du 19ème siècle la même fonction normative que les taxinomies sociales
un siècle plus tôt. Nous les qualifions ainsi le plus souvent d’« entrashés » ou de « Blancs
déchus » afin de souligner la plasticité d’une identité aux caractéristiques rigides mais à
l’attribution arbitraire.
Chaque texte se nourrit de ceux qui l’ont précédé. La longue chaîne du « signifying » du
« Blanc ordurier » constitue un idéal-type dont les racines se trouvent tout autant dans la
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fiction que dans les sciences sociales. Les romanciers choisis dans ce travail participent de la
métamorphose du regard porté sur un personnage dont ils modifient sensiblement le caractère
et le destin, tout en apportant leur pierre à la construction d’un fantasme littéraire et social. La
« poétique white trash », expression de John Hartigan (2005), est donc cet ensemble
identitaire qui traverse l’histoire littéraire du début su siècle à nos jours.
Le premier auteur étudié est Sherwood Anderson dont le Poor White (1920) est une œuvre
pionnière dans la « poétique white trash ». Au centre du récit d’Anderson se trouve un pauvre
blanc que sa naissance « trash » semble condamner à la reproduction des stigmates sociaux
associés à son rang. La vision de Sherwood Anderson est certes nourrie des stéréotypes
traditionnels associés au « poor white trash » mais il les subvertit en osant proposer un modèle
d’ascension sociale qui invalide la fatalité de leur inertie sociale. Mise en abîme de son regard
d’auteur bourgeois, le personnage de Sarah Shepard, l’éducatrice, est à la fois l’énonciatrice
des taxinomies sociales et morales de son temps et l’initiatrice déterminée d’une
stigmatisation réelle. Sa créature, Hugh McVey, a d’abord été sommé de se voir « trash », de
dire des siens « these people », afin de devenir un « poor white » intégré au reste de la
communauté. A mi-chemin entre la classe moyenne et la vie dissidente à la marge, le pauvre
Blanc d’Anderson s’est inventé une identité complexe, loin des lieux communs de sa
représentation.
Cette dernière fut influencée de façon décisive par le second auteur de cette étude, Erskine
Caldwell, qui, désireux de dénoncer la déchéance des milieux ruraux et les dévastations
provoquées par la misère, offrit à la littérature américaine ses portraits les plus marquants de
Blancs ridicules et indignes. Désireux de dénoncer la déchéance des milieux ruraux et les
dévastations provoquées par la misère, Caldwell aboutit à une série de portraits singulière.
Son roman de 1931, Tobacco Road, renoue en apparence avec la tradition des humoristes
sudistes en dessinant une famille pathétique et risible d’ignorance, d’absence de sensibilité et
d’aliénation aux besoins de leurs corps. A la fois bouffons et clowns repoussants, les Lester
sont perçus par les contemporains de Caldwell comme des caricatures humiliantes des
pauvres blancs, dénuées de réalisme et de pertinence sociologique. Certes, les personnages de
Caldwell sont éminemment grotesques et rassemblent l’ensemble des pathologies sociales
(donc physiques et morales) établies par la théorie eugéniste. Pourtant, l’auteur de Géorgie
apporte à la « poétique white trash » une complexité et une profondeur déterminantes.
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Le « white trash » est, dans To Kill a Mockingbird de Harper Lee, un archétype de la
vilénie morale, de l’infamie sociale mais aussi de l’ambiguïté raciale. Derrière la haine du
Noir, on retrouve comme chez Caldwell l’idée d’une promiscuité symbolique et sexuelle
honteuse entre « trash » et anciens esclaves. Est ici « poor white » celui qui mène
publiquement la foule lyncheuse mais est « white trash » celui ou celle qui entretient
clandestinement une relation passionnelle et pervertie avec les Noirs. Parce qu’il rassemble
l’ensemble des « stigmatypes » élaborés au fil des siècles dans la littérature sudiste en
naturalisant à l’extrême le « Blanc ordurier » et qu’il place le Noir au cœur de la définition de
ce personnage, le roman de Harper Lee est l’une des œuvres les plus explorées de cette étude.
Breece D. J. Pancake est un auteur beaucoup moins connu que Harper Lee mais il permet
un nouveau dépaysement du personnage du pauvre blanc déchu. C’est en effet les montagnes
de Virginie qui sont, dans le recueil The Stories of Breece D. J. Pancake (1979), le terroir
privilégié de ses pauvres blancs. Les Appalaches, dont Michael Harrington dénonçait en 1962
la paupérisation silencieuse, sont le lieu de naissance et de vie d’hommes et de femmes
déchus , perçus par le reste de la nation comme de comiques « hillbillies » ou de tragiques
sauvages. Pancake, en cela auteur charnière dans notre travail, est lui-même issu de ce milieu
de pauvres isolés. Il écrit donc la vie des siens et non celle de pures créations littéraires,
personnages imaginaires et exotiques. Sa volonté n’est pas, comme James Agee dont les
origines sudistes et modestes le rapprochaient des fermiers rencontrés et exaltés dans Let Us
Now Praise Famous Men, de surmonter la culpabilité d’être devenu nanti en idéalisant des
êtres pensés comme métaphores de l’aliénation moderne. Le regard de Pancake n’est pas non
plus celui d’un auteur bourgeois en quête de burlesque. C’est celui d’un enfant du pays parti
faire des études à l’université et demeuré obsédé par ceux qui, comme lui, ne peuvent jamais
véritablement partir.
On retrouve chez Russell Banks une thématique similaire du désir obsessionnel de l’exil.
Loin du vieux Sud, de l’Ohio ou des montagnes de Virginie, Banks décrit le pauvre blanc
contemporain comme un ouvrier précaire de Nouvelle-Angleterre. Lui aussi, comme Pancake,
est issu du milieu de pauvres blancs déchus qui, malgré un départ pour l’université et une
ascension sociale réussie, demeure envoûté par la question de la conscience pervertie de soi.
L’œuvre de Banks est sans doute plus que toutes celles qui ont précédé marquée par
l’expérience personnelle de l’auteur. Largement autobiographique, elle relate l’oppression des
pères alcooliques, infidèles et violents qui, comme le sien, abandonnent leur famille pour
tenter l’aventure libératrice vers une lointaine terre promise. L’intériorisation du regard
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dégoûté de la société convenable est telle chez ses Blancs déchus qu’ils ne supportent plus
leur statut et expriment leur détresse colérique en se soumettant sciemment aux caricatures de
la « poétique white trash ».
La sixième œuvre de ce travail, Bastard Out of Carolina de Dorothy Allison, possède des
similitudes essentielles avec celle de Banks. Comme l’auteur de Nouvelle Angleterre, Allison
s’inspire très largement de son expérience, celle d’une femme née « poor white trash » partie
pour l’université afin de tenter de se libérer de cette identité douloureuse. Au-delà de ses
romans, Dorothy Allison a rédigé plusieurs essais destinés à comprendre les structures de
domination rhétoriques qui rendent si redoutablement efficace l’insulte qu’elle a entendu toute
son enfance : « white trash !». A la différence de Banks et de Pancake, Allison ose utiliser
l’épithète lorsqu’elle évoque les siens. Elle ne se présente jamais comme l’énonciatrice de
l’insulte, mais décrypte l’intériorisation du label. A égale distance entre la classe moyenne à
laquelle elle appartient et ses racines « trash », elle relate comme Banks le martyre subi lors
de l’enfance dans le milieu des pestiférés sociaux. Son regard est ambivalent, nourri de
ressentiment mais aussi de compassion pour un groupe auquel elle se sait indéfectiblement
liée. La famille est donc pour elle aussi le théâtre privilégié de l’expression de la violence
« trash ». Mais la « poétique white trash » prend avec Dorothy Allison un nouveau tour. Elle
s’enrichit en effet de l’idée de la subversion des codes sociaux énoncés par les « intégrés ».
Dorothy Allison tente ainsi d’invalider l’épithète infamant en donnant une voix à une
population soumise à la malveillance collective.
Le dernier auteur auquel nous nous consacrons, qui débute sa carrière au milieu des années
1990 et occupe plus que jamais aujourd’hui l’espace culturel américain, a osé réaliser la
révolution copernicienne consistant à revendiquer l’épithète. Le chanteur Eminem est lui aussi
un pauvre blanc déchu, élevé dans un « trailer » de Détroit, abandonné par son père et nourri
grâce aux aides sociales. Il conçoit, comme les personnages de Pancake et de Banks, une
colère sourde et violente contre cette conscience intime d’être un « déchet » de la société
américaine. Ses chansons sont l’expression autobiographique de cette rage. Elles racontent
sans distance le quotidien d’un Blanc avili. Eminem s’inscrit dans la longue tradition de la
« poétique white trash » et sa vie concentre l’indignité familiale, la violence et la dépression
agressive. A la différence de Banks qui accuse les pères, Eminem accuse sa mère, toxicomane
et chômeuse, de lui avoir transmis les gènes de l’« entrashement » et de lui faire honte de son
ostensible indignité. En convoquant les préceptes eugénistes, il se fait inconsciemment le
porte parole d’une classe moyenne qu’il voue par ailleurs aux gémonies, accusée de l’avoir
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relégué à une position de rebus et de trublion social. Loin d’être apaisé, Eminem se dit
« fou ». Arlequin grossier et grandiloquent, il associe le grotesque traditionnel du vaudeville
« poor white » à un mode discursif et à une identification culturelle empruntés aux Noirs. Le
rap et son univers de carnaval racial et social sont le medium par lequel le chanteur de Détroit
exprime sa crise identitaire. Il porte à son paroxysme l’image d’un « white trash » mêlé aux
Noirs, illustrant comme chez Banks la communauté de destin qui unit ces deux groupes
stigmatisés. Il est cet être symboliquement hybride, « neither white nor black, but trash ». Son
tour de force est donc de retourner en fanfaronnade subversive les clichés dédaigneux dont la
bourgeoisie gratifie, dans l’imaginaire social, le Blanc indigne et déchu. Avec lui, le « poor
white trash » devient un dissident populaire. Ses textes sont étudiés au même titre que les
œuvres citées plus haut.
A la lumière des textes de ces auteurs, et dans une perspective pluridisciplinaire, ce travail
tente donc d’observer les métamorphoses et les permanences de l’écriture d’un personnage
ambigu, à la fois mythe littéraire et social, et tabou linguistique dont l’existence dépend
exclusivement de l’œil qui l’envisage.
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