Que conservent les conservateurs ?

Transcription

Que conservent les conservateurs ?
Liberté
fiction
Monti, Billy Joe Pictou
et le Paspéya
par christophe bernard
art & politique | 12 $ | n o 297 | automne 2012
Que conservent les conservateurs ?
Et si Stephen Harper, loin d’être un conservateur,
était un terrifiant avant-gardiste. Déconstruction d’une image.
chronique
critique
Alain Deneault en visite à Sagard
Bergounioux | Bock-Côté | Mamet | Castellucci | Jean
entretien
Laurentie, film radical ?
Extrait de la publication
Liberté
Comprendre dangereusement
n o 297 | automne 2012
art & politique
dossier
chroniques
Que conservent
les conservateurs ?
un jeu si simple / 4
Les ongles bleus
de Madame Harper
07
Présentation
08
jean pichette
14
Harper vous parle / 1
15Éric Martin
Alain Farah
La grande confusion
L’Empire contre-attaque
Nous y sommes, soyons-y
18
Pierre Lefebvre
20
Harper vous parle / 2
21Jonathan Livernois
24Fernand Dumont
1812, année érotique
Culture
revue de presse / 2
zone franche / 26
Hors la loi
Alain Deneault
doctorak, go ! / 52
Se souvenir des années
soixante-dix
Mathieu Arsenault
Carnets d’Helsinki / 60
Le marais
Jean-Philippe Payette
Le lecteur impuni / 66
La serviette de table
Robert Lévesque
entretien avec / 54
Mathieu Denis et Simon Lavoie
fiction / 62
Christophe bernard
fiction / 30
Julien Lefort-Favreau
sur Pierre Bergounioux
et Annie Ernaux
David Leblanc
sur Charles Bolduc
Laurence Côté-Fournier
sur Éric Plamondon
Daniel Letendre
sur John Berger
Ryoa Chung
sur Avishai Margalit
Martine Delvaux
sur Anne Émond
Georges Privet
sur Claude Jutra
essais / 34
Jonathan Livernois
sur Mathieu Bock-Côté
Robert Richard
sur David Mamet
cinéma / 42
André Habib
sur Rodrigue Jean
Jean-François Hamel
sur Denis Côté
Alexis Martin
cahier critique
poésie / 38
Maxime Catellier
sur Sébastien B Gagnon, Valerie
Webber, Catherine CormierLarose et Travelling Headcase
Anne-Renée Caillé
sur Henri Deluy
Extrait de la publication
théâtre / 48
Philippe Couture
sur Christian Lapointe
Jessie Mill
sur Motus
Martin Tailly
sur Romeo Castellucci
W
estmount responsable
de la mort d’un homme ?
Une famille poursuit la Ville de Westmount à la
suite de l’écrasement d’un arbre de vingt-cinq mètres sur
le véhicule d’un automobiliste ; elle reproche à la Ville de
ne pas entretenir ses arbres et la Ville répond que c’est à la
Société d’assurance automobile d’indemniser la famille de
la victime. Certains argueront que ce n’est pas le premier
homme que la Ville de Westmount tue et qu’elle doit
bénéficier, dans cette matière comme dans les autres, d’un
no fault. D’autre part, la saaq se demande encore comment
elle peut être responsable du volet horticole de la Ville alors
qu’elle s’assure de la bonne cohabitation entre l’homme et la
machine. Quoi qu’il en soit, la Ville de Westmount a décidé
de « jouer sa dernière carte en portant
la cause devant le plus haut tribunal
du pays ». Ses administrateurs savent en
effet que la Cour suprême du Canada,
comme l’affirmait Duplessis, ressemble
à la tour de Pise : elle penche toujours
du même bord…
hydrographique des États-Unis. « Ça a l’air drôle de parler
de ça, affirme le maire Labeaume, mais c’est très sérieux ; et
quand ça arrivera, le gouvernement Harper comprendra… »
Le maire laisse-t-il planer quelque menace encore inconnue ?
Non, il affirme simplement qu’une fois entrée quelque part,
la carpe asiatique, cette espèce vorace et capable de survivre
dans des eaux pauvres en oxygène, en sort difficilement,
aucun poisson indigène n’étant en mesure de lui résister.
Le maire Labeaume en sait quelque chose, lui qui occupe le
bureau du premier magistrat de la Ville de Québec depuis
bientôt sept ans.
La classe obtient l’appui des Raëliens
Pendant le conflit étudiant, il est peu d’entités de la
société civile québécoise qui ne se
seront pas rangées de part ou d’autre
de la ligne de partage : la hausse des
frais de scolarité. L’organisation de
Claude Vorilhon voit, dans les nombreuses critiques du mouvement étudiant
d’une presse qualifiée de complaisante
face au gouvernement, une communauté
de visée entre eux. Ainsi peut-on lire
dans RaelPress que « le journalisme qui
se concerte pour ne présenter qu’un
visage d’une réalité devient un outil
de propagande et de manipulation
d’une seule opinion » (sic). Après
des personnalités tels le Bouddha, le
Christ ou encore Maïmonide, voici
Journal de Montréal,
que Gabriel Nadeau-Dubois se joint
22 juin 2012
au cortège prestigieux des rencontres
cosmogoniques de Claude « Raël »
Vorilhon. Si les voies du Seigneur sont
impénétrables, celles des extra-terrestres
le semblent tout autant.
La revue
de presse
d’Alexis
Martin
Un trou dans le quartier
des spectacles
« Un risque d’affaissement de la chaussée
a forcé la fermeture de la rue SaintDominique entre la rue Sainte-Catherine
et le boulevard de Maisonneuve, dans
le Quartier des spectacles… » Un trou
de quinze centimètres de diamètre par
soixante centimètres de profondeur
sous la chaussée a, en effet, inquiété
suffisamment l’arrondissement de VilleMarie pour qu’il ne prenne aucun risque.
S’il faut sans aucun doute féliciter les
pouvoirs en place pour leur diligence,
il demeure étrange de constater que
personne ne semble s’inquiéter du trou dans le budget des
arts qui, lui aussi, risque de s’étendre et d’engloutir, au final,
tout le Quartier des spectacles. On a d’ailleurs déjà vu de ces
trous galopants engloutir des secteurs artistiques entiers.
Dansez maintenant
Après l’adoption du règlement montréalais sur le port du
masque, Stéphane Plourde, commandant du poste 12, à
Westmount, s’est retrouvé fort attristé : « Mettons-nous à la
place des manifestants, dit-il ; ils ne sauront plus sur quel
pied danser. » Bien que l’on puisse compter sur la force
constabulaire pour donner la note juste, marcher au pas
devient, décidément, de plus en plus compliqué.
Labeaume en guerre contre la carpe asiatique
Le gouvernement Harper doit faire davantage pour prévenir
l’envahissement de nos cours d’eau par une espèce de
carpe asiatique qui prolifère actuellement dans le réseau
2
Une fuite contre l’immobile
Dans cet autre exemplaire du Journal de Montréal du mardi
17 juillet, on apprend que la cour municipale de la mrc
du Haut-Saint-Laurent a acquitté un conducteur accusé
de délit de fuite aux dépens d’un arbre. Le conducteur a
expliqué qu’il avait choisi d’emboutir l’arbre afin de ne pas
heurter un chevreuil. Évidemment, la Société protectrice des
végétaux (spv ) n’a pas aimé. Dans cette ère de relativisme
généralisé, peut-on, en plus, se permettre de choisir entre
deux règnes ? D’autant que la spv a déjà sur les bras le procès
d’un autre arbre de Westmount accusé de s’être abattu sur
un véhicule automobile ; on le voit, l’été est difficile pour la
gent arboricole. Les feux de forêts faisant rage dans l’espace
québécois, certains arbres menacent maintenant de migrer
plus au nord, le réchauffement climatique représentant
une invitation tentante pour toutes les espèces ligneuses. À
moins que le Plan Nord ne les rattrape là aussi, comme le
craignent certains observateurs. L
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
éditorial
l’urgence
de poursuivre
pierre lefebvre
L
es héroïnomanes ont beau avoir mauvaise réputation, je ne me lasse pas de « L’hommage à la Grèce »
d’André Malraux, surtout quand il affirme que « La
culture ne s’hérite pas ; elle se conquiert. » Si je me permets
de le mentionner, c’est que Liberté a vu le jour en janvier 1959.
C’est dire si la question du patrimoine nous est incontournable.
Il ne faudrait pas en conclure pour autant que nous passons
nos journées, les yeux pleins d’eau, rivés à des reliques plus
ou moins poussiéreuses, car un legs est plutôt un principe
actif. Socle contre lequel s’arcbouter, on pourrait aussi bien
le comparer au moteur, à tout ce qui propulse, à cette différence près qu’il dirige également. Finalement, c’est un drôle
de mélange ; tout à la fois voile et sextant.
Ce qui frappe le plus dans la présentation du premier
numéro de Liberté, c’est le sentiment d’urgence. Le crépuscule
du Canada français, on s’en doute bien, générait son lot d’enthousiasmes comme d’inquiétudes ; tout avait l’air tantôt de
naître, tantôt de s’étouffer pour de bon ou encore de poursuivre son petit bonhomme de chemin comme si de rien
n’était et, pour l’équipe éditoriale d’alors, il n’était surtout
pas question de ne pas tenter de comprendre ce qui se passait. Fomenter une revue leur permettant de tenir compte « de
l’évolution de la pensée, de la création sous toutes ses formes,
de la vie artistique à travers toutes ses manifestations » n’avait
pas d’autre visée. Il s’agissait d’agir, et vite.
Ce sentiment d’urgence, nous le partageons toujours. En
ce début de siècle où les œuvres, et même les idées, ne sont
plus que des produits culturels à consommer puis à jeter après
usage, donner à la parole, à la pensée, à tout ce qui participe
de la création, un espace assez vaste pour leur permettre de se
déployer, mais aussi de durer, nous apparaît, plus que jamais,
d’une urgence affolante. C’est que les romans, les pièces de
théâtre, les films, les tableaux ne peuvent en effet être réduits
sans conséquence pour nous tous à une activité économique
ne visant qu’à nous distraire. Je trouve bien triste d’avoir à
le souligner, mais l’art n’est pas une distraction, pas plus que
l’amitié, par exemple. C’est un élan vers l’autre qui permet
la plongée en soi. Le peu de place que nous lui accordons
n’est ainsi pas tout à fait étranger à l’isolement que nous ressentons tous. Qu’à force de produire et de consommer, il ne
naisse plus en nous qu’une envie maladive d’oublier notre
sort s’avère bien sûr compréhensible. Cela dit, détourner sans
cesse le regard, c’est s’engager sur une pente qui peut s’avérer
fort glissante.
Faut-il le préciser, s’inquiéter de l’omniprésence du diver-
tissement – si ce n’est de la diversion – n’a rien à voir avec la
nostalgie de la Grande Culture. « Car, comme le dit Jean-Luc
Godard, il y a la règle et il y a l’exception. Il y a la culture qui
est la règle, et il y l’exception, qui est de l’art. Tous disent la
règle, ordinateur, t-shirts, télévision, personne ne dit l’exception, cela ne se dit pas. Cela s’écrit, Flaubert, Dostoïevski, cela
se compose, Gershwin, Mozart, cela se peint, Cézanne, Vermeer, cela s’enregistre, Antonioni, Vigo. »
En énonçant ainsi ce que la culture ne sait ni dire, ni voir,
l’art lui permet de se structurer. En d’autres termes, sans exception, il n’y a pas de règle. Et quand il n’y a pas de règle, il n’y a
qu’un seul axiome qui vaille, celui-là même qui nous régit de
plus en plus : l’inévitable et vieux comme le monde « au plus
fort, la poche ». En nous révélant que nos vies, comme nos institutions, ne sont pas achevées, parce qu’elles sont inachevables,
tout comme nos désirs sont inépuisables, les œuvres ouvrent
surtout un espace à l’intérieur duquel il nous est possible de
nous penser autrement. Et c’est à partir de ce même creuset
que le politique, cette façon collective de réfléchir et de faire
advenir d’autres façons de vivre, peut se déployer. C’est pourquoi « l’art est une condition du politique » comme l’écrivait
Robert Richard. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas
une fatalité. Nul ne nous oblige à nous y résigner, hormis les
érotomanes du rendement et de la croissance à tout crin. Que
je sache, ces gens-là ne dirigent pas de droit divin.
Cette réinvention de Liberté est donc tout d’abord un refus
de se résigner au monde tel qu’on ne cesse de nous le présenter. Elle se veut notre effort pour réintroduire, pour notre
temps, l’exception dans l’espace public, c’est-à-dire d’y insérer
comme un deuxième espace, mi-clairière, mi-tranchée, à l’intérieur duquel il nous serait possible de prendre une certaine
distance vis-à-vis de tous les petits catéchismes avec lesquels on
nous pourrit la vie. Cette distance-là, c’est la liberté. Sans elle,
il me semble impossible de comprendre ce qui nous arrive,
de penser à ce qui s’agite autour de nous. Sans elle, surtout,
rien ne peut advenir, si ce n’est la bête et incessante répétition aveugle de tout ce qui est déjà là.
C’est en ce sens que nous comprenons l’étonnante formulation d’Hubert Aquin : « Comprendre dangereusement », dont
nous faisons désormais notre devise. En réaffirmant le rôle
politique de l’art comme de la réflexion, c’est-à-dire leur capacité à ébranler, à fissurer parfois, ce qui est figé en nous et nos
institutions, nous croyons en effet tout comme lui que « La
revue Liberté peut être considérée comme une agression. »
Bonne lecture ! L
Liberté | N o 297 | 2012
3
premières choses qui m’a paru étrange, à l’époque où je suis
tombé malade pour la première fois, c’est à quel point mes
ongles étaient bleus. Les médecins de Sainte-Justine m’ont
expliqué que mes hémorragies et ma mauvaise alimentation réduisaient ma tension artérielle et qu’en conséquence
la circulation sanguine, aux extrémités de mon corps, se faisait plus difficilement.
un jeu si simple
Les ongles
bleus
de Madame
Harper
—
Si le premier Barthes situe l’origine du style d’un écrivain dans
son corps ou, pour parler un peu comme Rilke, aux racines
du cœur, il en est de même pour les rapports que l’intellectuel entretient avec le politique. Nos positionnements idéologiques viennent de nos viscères, sont affaires de pulsions, d’atavismes. Les choix apparemment réfléchis sont déterminés par
les angoisses ou les espoirs qui nous travaillent la nuit.
—
on, c’est une revue cinquantenaire, une des
plus prestigieuses au Québec, je ne vois pas
pourquoi je n’embarquerais pas… Mais dis-moi
seulement une chose : pourquoi moi ?
— Tu es un des rares écrivains politisés de ta génération. »
Je parle au début, après c’est Lefebvre qui m’offre de tenir
cette chronique. Même si je sais que je ne digérerai pas cette
salade de quinoa, j’essaie tout de même, devant Pierre, de
faire semblant que tout va bien. Je crée une diversion en lui
expliquant qu’on cultive cette plante pour sa graine, que le
quinoa ressemble au boulgour même si on imagine mal un
Patagon apprécier le taboulé.
Ce que je comprends aux liens entre littérature et politique,
je le dois à Jean-François Chassay et à Jean-François Hamel
qui m’ont respectivement initié à la pensée de Theodor W.
Adorno et à celle de Jacques Rancière. Pour ce dernier, l’engagement de l’intellectuel est d’abord affaire d’antagonisme, d’une
contestation qui ne peut prendre forme que si les dominés saisissent, comme le dit Charlotte Nordmann, « la façon dont la
politique vient troubler les déterminations sociales et manifester le pouvoir des mots qui affirment l’égalité déniée par
l’ordre commun. » Évoquant Aristote, Rancière rappelle dans
La mésentente que si la domination repose sur la dichotomie
entre riches et pauvres, la possibilité même d’une événementialité politique découle d’un « rassemblement des sans-parts »
capable de briser un ordre prétendument naturel, du fait de
montrer sa « pure contingence ». C’est le principe d’égalité et
non celui de domination qui crée la politique. Ce principe égalitaire fonde la pensée de Rancière, dont l’efficace est à envisager avant tout dans sa dimension performative, comme acte
de langage qui crée la politique. Si l’égalité est d’abord revendiquée abstraitement, elle peut ensuite se manifester, depuis
la parole de celui qui la revendique, dans le réel.
—
—
Une simple règle pour trouver la matière pour écrire cette
chronique, comme pour écrire tout le reste : lire des livres,
regarder des films, faire des expériences. Aujourd’hui, ce sera :
La mésentente et Politique de la littérature de Jacques Rancière
et Bourdieu / Rancière de Charlotte Nordmann ; Shrek, The Dark
Night et des bouts de la saga Star Wars sur YouTube ; une soirée
électorale seul dans une somptueuse suite à Ottawa et un
dîner dans un bistro végétarien.
Pour qu’advienne la politique, des « processus de subjectivation » sont nécessaires. Ces derniers génèrent chez des sujets
la faculté d’énoncer des discours, au-delà de l’ignorance,
du déni, de la répression. C’est dans la création de ces processus, dans l’écriture de ses voix que la littérature définit
son rôle, donnant virtuellement la parole à des entités fictionnelles non assignées et non assujetties à la volonté et
aux intérêts des puissants. Les possibles qu’ouvre la littérature, de la construction de mondes imaginaires à la constitution d’énonciations insituables, génèrent de nouveaux « partages du sensible ». La singularité de la posture de Rancière
quant à la question de l’engagement consiste en cette idée
que l’expression « politique de la littérature » implique que
la littérature fait de la politique en tant que littérature. Il n’y
a plus à se demander si l’écrivain doit s’engager ou se consacrer plutôt à la pureté de son art : c’est depuis l’autonomie de
Où l’on découvre ce qu’ont en commun
notre chroniqueur et Laureen Harper.
alain farah
« B
—
Si vous me trouvez postmoderne, arrêtez de me lire, car ça
ne va pas s’améliorer.
—
Le mal de ventre va finir par me tuer. Je ne m’habituerai
jamais, c’est comme ça depuis que j’ai quinze ans. Une des
4
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
Liberté
art & politique | n o 297
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Dossier
Evelyne de la Chenelière
Philippe Gendreau
Olivier Kemeid
Pierre Lefebvre
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Jean-Philippe Warren
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William S. Messier
Éditeur – dessins
David Turgeon
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dessinateurs
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Antonin Buisson
Cathon
Francis Desharnais
Clément de Gaulejac
Catherine Genest
Pascal Girard
6
Liberté | N o 297 | 2012
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dossier
Que conservent
les conservateurs ?
L
es choses ont drôlement brassé au Québec ces derniers
temps. Mais, pendant que le conflit étudiant, les allégations de corruption et la campagne électorale de cet été
occupaient le devant de la scène, le gouvernement majoritaire
conservateur de Stephen Harper n’en continuait pas moins sur
sa lancée. Ses politiques, de même que sa façon tranquille et calculée au millimètre près de les mettre en place, ont beau être
moins spectaculaires qu’une présence policière au sein d’une université – raison pour laquelle, sans doute, les médias peinent à
en faire leurs choux gras –, leur capacité à façonner de manière
concrète notre cadre de vie est bien réelle. Il nous apparaît souvent bien commode de prétendre qu’Ottawa est fort loin et qu’au
final, ce n’est que la capitale d’un pays étranger. Ce qui s’y trame
en ce moment est pourtant d’une tout autre nature. Il va sans
dire que, si les conservateurs se contentaient de promouvoir
Tim Hortons au rang des grandes réussites canadiennes tout en
décrochant des Pellan pour les remplacer par de rutilants portraits de la Reine, il serait tout indiqué d’en rire. Ce n’est malheureusement pas le cas. De l’environnement à la culture et à
la science, en passant par les services sociaux, la politique extérieure, l’immigration, le parlementarisme et tant d’autres questions, ce gouvernement s’acharne à démonter, bloc par bloc, non
pas l’identité canadienne comme certains s’en inquiètent, non
pas notre réputation à l’international comme s’en offusquent
d’autres, mais bien l’idée même de société, de démocratie, si ce
n’est de politique.
C’est pourquoi, depuis le 3 mai 2011, jour de leur accession
à la majorité parlementaire, les conservateurs nous exposent à
un enjeu, si ce n’est à un danger, inédit. Ne pas le combattre
serait pour ainsi dire criminel. L
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
7
dossier
Que conservent les conservateurs ?
la
grande
confusion
Faux conservateur, terrifiant avant-gardiste, Stephen Harper est
l’architecte d’une révolution visant à purger la société de sa dimension politique. Déconstruction d’un projet en cinq étapes.
jean pichette
S
1. Aux portes
d’un paradoxe
tephen Harper est devenu le
nouvel épouvantail de ceux qui
aiment se croire progressistes. Je
n’ai absolument aucune sympathie pour l’homme et ses politiques, mais je dois constater que
ce statut de bonhomme Sept Heures tend à
anesthésier la pensée et à nourrir une vision
binaire du monde : on trouverait ainsi, dans
le coin droit, les méchants conservateurs face
aux bons progressistes, campés dans le coin
gauche. Si cette image a tout pour plaire aux
militants des deux parties, elle n’aide en rien
à comprendre la logique commune qui les
nourrit et rend au contraire de plus en plus
difficile d’imaginer un autre monde, par-delà
les slogans pour la « nécessaire adaptation »
ou contre la « marchandisation du monde ».
Assimiler le conservatisme à la droite et le
progressisme à la gauche, c’est faire preuve
d’un singulier manque de perspective historique. Pour reprendre une idée de Hannah
Arendt, il y a des époques où être progressiste
signifie être conservateur et d’autres où être
conservateur est la voie du « progrès ». Mais
encore faut-il s’entendre sur la signification
8
des termes et débusquer tout ce qu’ils tendent à voiler.
Commençons par un détail qui semble
anodin. En 2003, quand l’Alliance canadienne
de Stephen Harper et les progressistes-conservateurs de Peter MacKay fusionnent, le fruit
de cette union est nommé le Parti conservateur. On peut ainsi considérer que le premier
geste concret du nouveau parti fut de jeter
comme une vieille pantoufle sa part « progressiste » de l’appellation adoptée, en 1942,
sous John Bracken. Or je reste convaincu,
et sans aucune ironie, que cette décision est
une erreur, à moins qu’il ne faille y déceler
une arnaque. Au risque d’étonner, si ce n’est
de choquer, je crois qu’il y a chez les conservateurs de Harper, MacKay et compagnie un
progressisme plus marqué que celui de leurs
prédécesseurs. Sans aller jusqu’à parler de rupture, je dirais qu’il y a dans le Parti conservateur actuel un approfondissement de la
logique progressiste déjà lisible chez Brian
Mulroney ou Joe Clark, mais que ceux-ci ne
l’avaient jamais poussée aussi loin. En fait, le
Parti conservateur est plus progressiste qu’il
ne l’a jamais été et ceux qui se présentent
comme « conservateurs » devraient avoir l’honnêteté de s’afficher tels qu’ils sont : des « progressistes » qui s’acharnent comme personne
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
d’autre avant eux à détruire tout ce qu’on
pourrait estimer devoir être conservé.
Avec sa coupe de cheveux de premier communiant, son amour affiché de la Reine, de
l’armée, de la famille, de Dieu et des beignes
Tim Hortons, Stephen Harper, j’en conviens,
n’apparaît pas au premier coup d’œil comme
un progressiste. Faisons donc, afin de mieux
saisir la teneur de ce paradoxe, un détour.
Historiquement, les progressistes ont combattu – pour dire les choses abruptement –
la chape de plomb des sociétés traditionnelles : au nom de la liberté, de la justice
et de l’égalité, ils ont pourfendu l’obscurantisme religieux et la rigidité des coutumes.
Pour les conservateurs, au contraire, les traditions constituaient le ciment des sociétés.
Contrairement à ce que l’on entend souvent
aujourd’hui, les conservateurs n’en demeuraient cependant pas moins « modernes »
que les progressistes : il s’agissait dans tous
les cas de légitimer par la réflexion le rejet ou
le maintien d’un ordre social qui ne pouvait
plus être considéré a priori comme immuable.
La modernité a en effet placé au cœur de sa
logique de développement la question du
bien-fondé ou de l’acceptabilité de la réalité
sociale. La Révolution française marque évidemment à cet égard un paroxysme sur le
dossier
plan idéologique, mais, même si nos oreilles
postmodernes peinent à l’entendre, un Bossuet, au dix-septième siècle, ou un Edmund
Burke, critique des révolutionnaires français
un siècle plus tard, participent autant que
Voltaire, Diderot ou les Lumières écossaises
(Hutcheson, Hume, Adam Smith, etc.) à la
construction d’un espace public de débats.
Le mouvement progressiste ne s’est bien
sûr pas arrêté à la Révolution française. Il
s’est perpétué tout au long du dix-neuvième
siècle et une partie du vingtième siècle avec,
entre autres, les socialistes ou les syndicats,
de même qu’avec diverses avant-gardes artistiques. Là encore, il s’agissait de combattre
l’oppression de la Tradition (en fait éclatée
en une myriade de traditions) afin d’élargir
l’autonomie individuelle. C’est cette tension
entre progressistes et conservateurs qui a
longtemps dominé nos sociétés. Cette opposition se présente toutefois maintenant sous
de nouveaux atours. Rappelons-nous des
années quatre-vingt-dix : quand les anciennes
républiques soviétiques digéraient la chute
du mur de Berlin, ceux qui – en Hongrie,
en Pologne, en Allemagne de l’Est et tutti
quanti – étaient considérés comme progressistes étaient ceux qui souhaitaient sauter à
pieds joints dans le grand tout marchand de
la mondialisation. Ceux qui se méfiaient du
mirage néolibéral et suggéraient qu’il ne fallait peut-être pas jeter le bébé avec l’eau du
bain étaient quant à eux accusés d’être des
conservateurs passéistes. Il devenait dès lors
de plus en plus difficile de lier le progressisme
à la justice, l’égalité et la liberté.
Dans le Manifeste du parti communiste (1848),
Marx avait déjà salué le « rôle éminemment
révolutionnaire » joué par la bourgeoisie
dans la décomposition du monde féodal. Ce
moment historique était selon lui appelé à
être dépassé. Triste ironie de l’histoire : c’est
du lieu même où s’est dissous ce qui prétendait incarner l’idéal marxiste qu’a fini par
être consacré idéologiquement le mariage du
progressisme et de l’extension de la logique
marchande, à laquelle adhèrent bien sûr nos
conservateurs canadiens. Mais que veulent
alors conserver les conservateurs ?
2. Le crépuscule
de l’individu
Qu’est-ce qui caractérise le conservatisme
des conservateurs d’aujourd’hui ? Posons
la question autrement : que veulent-ils
conserver ? Veulent-ils conserver la culture ?
À les voir étaler leur inculture, on peut se
permettre d’en douter. Veulent-ils conserver
la nature ? Il suffit de contempler le paysage
« bituminé » qu’ils défendent bec et ongles
Que conservent les conservateurs ?
et de voir l’indifférence crasse – si ce n’est
la haine – dont ils font preuve à l’égard de
quelque réglementation environnementale
pour avoir la réponse. Veulent-ils conserver
les programmes sociaux ? Bien sûr que non.
Que cherchent-ils donc à conserver, au juste ?
La question n’est pas simple. Je tenterai d’y
répondre par le détour d’un exemple : le
registre des armes à feu. Les conservateurs
l’ont éliminé en prétextant qu’il était une
insupportable atteinte à la liberté des chasseurs : demander à ceux-ci d’inscrire leurs
précieuses carabines dans un registre public
revenait à les détrousser de leur présomption
d’innocence, puisqu’une telle mesure impliquait que tout propriétaire d’une arme à feu
soit susceptible, un jour ou l’autre, de l’utiliser à mauvais escient. Obliger un individu
à déclarer qu’il est propriétaire d’une arme,
c’est donc, pour les conservateurs, accorder à
l’État un pouvoir démesuré. Il semble ainsi
que les conservateurs souhaitent d’abord et
avant tout conserver la souveraineté de l’individu. Mais de quel individu parle-t-on exactement ? On entend souvent aujourd’hui que
nous vivons dans un monde de plus en plus
individualiste et que les conservateurs nourriraient au fond avec zèle ce chacun-pour-soi.
Et si c’était l’inverse ? Et si Harper et ses amis
néolibéraux étaient en train de détruire l’individu que la modernité s’était acharnée à
former ? Pire : et si bien des « ennemis » des
conservateurs participaient eux-mêmes à cette
dissolution de l’individu ?
La notion d’individu nous est devenue tellement familière que nous avons tendance
à penser que l’existence de l’individu va de
soi. Ce n’est pourtant pas le cas. L’idée de
l’individu s’est développée sur plusieurs siècles, au fil de plusieurs périodes historiques
marquantes : l’Antiquité grecque et l’Empire
romain, le Moyen Âge finissant et la Renaissance, puis le dix-huitième siècle, celui des
Lumières, qui vient en quelque sorte consacrer cette dynamique. C’est en effet à cette
époque que l’on affirme que l’individu est
avant tout un sujet doté de raison, et donc
apte à participer au débat public. La reconnaissance de l’individu ne passe donc pas par
la « découverte » de son caractère « naturel »,
même si l’économie politique va très rapidement promouvoir – en théorie et en pratique – l’idée selon laquelle les individus
seraient simplement mûs par leurs intérêts ou leurs besoins, à l’image de Robinson
Crusoé sur son île. Au contraire, l’individu
se crée, se développe, émerge dans la prise
de conscience de ce qu’il n’existe qu’à travers l’autre, dans le partage d’une commune
humanité, d’une façon d’être au monde qui
se résume en une idée toute simple : il n’est
d’humain que dans la culture. Le reconnaître,
c’est assumer du même coup la responsabilité du devenir du monde, puisque la culture
est elle-même une production humaine. En
ce sens, on peut dire que la « découverte »
de l’individu est en même temps celle de la
société : l’individu ne s’oppose pas à la société,
dont il chercherait à s’émanciper, mais doit
au contraire veiller à en dessiner les contours,
conformément à un idéal qui fait précisément l’objet d’un travail de la société sur
elle-même. On comprend dès lors pourquoi
la naissance et le développement de l’individu sont indissociables du projet éducatif,
qui vise précisément à nourrir la capacité de
penser, de raisonner, de critiquer. Disons les
choses autrement : l’individu est d’abord et
avant tout un être politique, à qui l’apprentissage de l’autonomie permet de participer
au débat public. La liberté n’est donc pas
une simple affaire de respect des inclinations
de chacun à ceci ou cela (elle « n’est pas une
marque de yogourt », comme disait Falardeau) : la liberté est d’abord collective, politique, affirmation d’une volonté commune,
réfléchie, de ne plus être assujettis à un ordre
qui serait imposé de l’extérieur.
On ne peut donc penser l’individu sans
la dimension critique qui le fonde et qui lui
permet de façonner à nouveaux frais ses rapports à autrui. L’individu, comme la société,
est d’abord affaire d’institution, au sens le plus
fort du terme : fonder, établir d’une manière
durable, un ordre qui puisse « se tenir debout »
(comme l’enfant « élevé » par l’instituteur)
par lui-même. Or ce que nous donne à voir
le paysage politique contemporain va exactement en sens inverse. Les conservateurs,
dont la dénomination laisse étymologiquement croire qu’ils sont sensibles à l’inscription de la société dans la durée, sont à cet
égard exemplaires. Ils épousent totalement
une conception naturelle de l’individu qui
se trouve par le fait même délesté de toute
dimension politique. Dans cette perspective,
la dimension réfléchie et critique de l’individu disparaît et la société devient une réalité
purement empirique : elle est ce qu’elle est.
Point. Cette réduction de l’individu pour en
faire un sujet humain naturalisé se lit dans
le mépris que les conservateurs ont pour
les institutions et le débat public. Le projet
omnibus C-38 en est un parfait exemple.
Cette loi mammouth, qui modifie une multitude d’orientations économiques, sociales et
environnementales du gouvernement, a été
adoptée grâce à un stratagème visant à limiter
– sinon éliminer – le débat et la réflexion, et
ce, au sein même du Parlement. La chose est
grave car, faut-il le rappeler, ce lieu de débats
n’est pas tombé du ciel : il a fallu l’élaborer,
le penser, le conquérir. N’oublions pas que
des gens sont morts pour qu’un tel espace
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
9
dossier
Que conservent les conservateurs ?
L’Empire
contre-attaque
Stephen Harper, les médias
et le politique
De leur propre aveu, les conservateurs préfèrent l’action à la parole.
D’ailleurs, il ne fait pas bon leur demander de s’expliquer. Quand la
politique-spectacle court-circuite la tribune de presse.
éric martin
D
epuis son arrivée au pouvoir en 2006, le gouvernement
conservateur de Stephen Harper
a instauré un contrôle de l’information d’une ampleur sans précédent dans l’ennuyeuse histoire
de la politique fédérale canadienne. Pour ce
gouvernement, en effet, l’information n’est
pas une denrée démocratique, mais un outil
de contrôle social. Il filtre les renseignements
au compte-gouttes, les journalistes sont traités
comme du bétail tandis que les fonctionnaires sont enfermés derrière un nouveau
rideau de fer.
Quant à l’information qui finit par filtrer,
elle est formatée. Les symboles traditionnels
passent à la moulinette révisionniste et sont
réusinés pour cadrer avec l’image de puissance à l’américaine que veut projeter le Parti
conservateur dans toutes ses salves communicationnelles. Rappelons qu’avant d’être associées au monde très rose du marketing, les
relations publiques, à l’origine, ont été développées en temps de guerre, et portaient le
nom de « propagande ». Chez Harper, le « pr »
retrouve ses racines et prend la forme d’une
opération de contrôle de l’information, d’une
guérilla de l’image menée en temps de paix
contre la population, de même que les institutions démocratiques.
Sous Jean Chrétien, rappelez-vous, on
parlait du Canada comme d’un friendly dictatorship. Avec Harper, le côté amical a sauté.
Le pouvoir n’est plus redevable de qui que
ce soit. Il ne parle plus ; il tonne. Il n’a plus
à rendre de comptes : nous exerçons le pouvoir, et nous vous permettons seulement d’assister au spectacle de notre démonstration de
force. L’espace public est ainsi « reféodalisé »,
comme le disait Habermas. Le pouvoir néoféodal du Parti conservateur ne cherche pas
à obtenir la légitimité démocratique à travers
la publicité critique : le symbolique est pour
lui uniquement l’instrument de démonstration de son autorité, placée au-dessus de toute
mise en discussion.
Ce néo-autoritarisme s’articule autour de
l’insistance sur la répression de la criminalité, du refus du moment politique et de l’invocation de la nécessité économique comme
prétexte à court-circuiter la démocratie. Par
exemple, en mars 2011, le général Harper a
prévenu la population qu’il serait « dangereux
pour l’économie de forcer la tenue d’élections
générales ». « Nous ne pouvons pas, avait-il
expliqué, nous permettre de détourner notre
attention de l’économie et de nous lancer dans
une série de jeux politiques inutiles ou dans
une campagne électorale qui serait opportuniste, inutile et que personne ne réclame. »
Faire des élections est inutile quand il y a plus
important à faire : pourchasser les contrevenants qui menacent la pureté du corps social
et le fonctionnement bien huilé des mécaniques qui permettent l’accumulation capitaliste. La nouvelle monarchie néoconservatrice combine sans gêne l’absolutisme féodal
avec le capitalisme postmoderne. Et gare à
qui lui demandera de s’expliquer. L’Empire
ne cause pas, il frappe.
La parole mise au pas
Jamais gouvernement canadien ne s’était-il
autant attiré les foudres des journalistes.
Ceux-ci, pourtant, ne sont plus une espèce très
militante, libéralisme et objectivité obligent.
Il fallait donc que le gouvernement Harper
bouleverse profondément les habitudes de
la tribune de la presse pour que les grattepapiers délaissent leur flegme ordinaire et
montent aux barricades.
En juin 2010, plusieurs présidents et présidentes d’associations de journalistes ou de
tribunes de la presse provinciale et fédérale
signent donc une lettre dans Le Devoir intitulée « L’information sous Stephen Harper :
de la transparence à la propagande », affirmant que le contrôle de l’information exercé
par le gouvernement est devenu une « véritable menace au droit du public à l’information ». Les fonctionnaires, disent-ils, ne peuvent
plus parler. Les demandes d’accès à l’information sont refusées, les rapports caviardés.
Par exemple, le 27 juin 2010, le bureau du
ministre Christian Paradis donne l’ordre d’empêcher la Presse Canadienne d’accéder à un
rapport annuel sur le portefeuille immobilier du ministère des Travaux publics.
De plus, toute demande à un ministère
est redirigée à un relationniste qui semble
avoir pour mission d’en dire le moins possible. Les reporters doivent maintenant s’inscrire sur une liste pour poser des questions
Liberté | N o 297 | 2012
15
dossier
Que conservent les conservateurs ?
Nous y sommes,
soyons-y
Peut-on encore parler de culture quand la culture
n’est plus que pure industrie ?
pierre lefebvre
M
e demander ce que conservent les conservateurs en culture me donne surtout envie de
lâcher : strictement rien. C’est là une réponse
courte qui me plaît beaucoup, d’autant plus
qu’elle a le grand avantage de trouver tout
son sens dans une réponse longue : en ce qui
concerne les arts et les humanités, les conservateurs s’acharnent essentiellement à préserver les structures, de même que
les modèles, qu’implique l’idée d’industrie culturelle. Ce qui
m’amène, avant d’aller plus loin, à vous demander la permission de tourner les coins ronds.
C’est en 1947 que l’expression « Kulturindustrie », soit « industrie culturelle », voit le jour, sous la plume de Theodor W.
Adorno et Max Horkheimer, deux gars de l’école de Francfort,
un courant de pensée émanant d’un institut de recherche
sociale étonnamment situé dans la ville de Francfort. Ce que
tentent de nommer par là nos deux Allemands, c’est finalement tout ce qui, en matière de culture, est reproduit, à
partir d’un prototype, à une échelle que l’on pourrait qualifier de plus ou moins délirante, comme on le fait pour les
pneus, les couteaux à steak ou encore, je ne sais pas, disons
les porte-clefs. Ce qu’ils mettent dans le lot, ce sont les livres,
les journaux, les films, les disques, les affiches, bref, tout ce
qui, désormais, se présente à nous en matière de création
et de réflexion.
Si l’on peut évidemment se dire que c’est magnifique, parce
que la reproduction et la diffusion à une telle échelle rendent
accessibles, comme jamais, des œuvres et des idées au plus
grand nombre, il y a quand même dans ce processus quelque
chose qui achale Adorno et son compère. Ce qu’ils trouvent
ainsi d’extrêmement tendancieux dans l’arrivée de la logique
industrielle au sein même des choses de l’esprit, c’est qu’un tel
mariage finit quand même, à la longue, par métamorphoser
ce qui relève des arts et de la pensée en marchandise. Et ça,
18
ça les remplit d’effroi. Il ne serait d’ailleurs peut-être pas mauvais que ça nous inquiète aussi un petit peu.
La culture, en effet, à l’origine – on va dire chez les Grecs,
mais chez un paquet de monde aussi –, est une manière de
petite sœur ou de cousine pas tellement éloignée de la religion,
au point où bien souvent on ne les distinguait pas trop-trop
l’une de l’autre. Le théâtre, par exemple, était une cérémonie
religieuse, et n’importe quelle sculpture une idole. Toutes les
deux participaient ainsi au même élan qui consiste à vouloir
donner à l’expérience humaine un cadre qui dépasserait celui
de la simple concrétude de l’existence. Si, à la longue, un peu
à la manière de Lennon et McCartney, le culte et la culture en
sont venus à mener, chacun de leur côté, une carrière solo, les
arts ont quand même continué, à leur manière, à nous rappeler que notre vie n’est peut-être pas la simple somme des
gestes qu’on pose, jour après jour, au quotidien.
C’est comme ça que, d’une certaine façon, la culture est
une grande achalante puisque, sourire ou même grimace en
coin, elle nous susurre tout le temps que nos standards, que
ce soit ceux de la nation, de la famille, des pouvoirs politiques, financiers, ou ceux de son ancienne chum la religion,
ne sont quand même pas la vie elle-même. On aura beau s’y
conformer comme des fous, ce que nous sommes, heureusement ou malheureusement, ne s’y ajuste jamais au grand
complet. C’est pourquoi l’art, dans le fond, se préoccupe de
ce qui retrousse, ce qui dépasse, ne fite pas et nous permet
ainsi d’appréhender, de nommer, de sublimer, de magnifier,
d’élever tout ce qui, en chacun de nous, déborde de toutes
mesures et de toutes catégories. Or, l’industrie étant basée sur
le concept même du standard, ce qu’elle introduit en culture,
comme un ver dans une pomme, c’est justement la standardisation. C’est ce qui fait dire à Adorno et Horkheimer que
« l’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. » C’est sur
ces belles paroles que se termine notre coin rond.
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
dossier
Que conservent les conservateurs ?
1812
année érotique
Papineau, absent des festivités du bicentenaire,
ne fera pas d’ombre au monument conservateur.
Et si les célébrations entourant 1812 commémoraient
tout autre chose qu’une guerre insignifiante ?
Jonathan livernois
D
e 2012 à 2014, la commémoration du bicentenaire de la guerre
anglo-américaine prendra beaucoup de place. Normal : selon le
ministre du Patrimoine, James
Moore, le conflit a engendré un
sentiment national canadien fort. Il y a même
des historiens canadiens-français et québécois qui l’ont dit 1. Faut-il s’émouvoir devant
une telle initiative ? Après tout, des conservateurs qui se souviennent, c’est comme des
conservateurs qui conservent. Ce n’est pas
plus mal qu’un libéral qui libéralise. Voilà
tout simplement un autre récit canadien,
fabriqué à partir d’histoires vraies, même si
on peut chipoter sur le sens qu’il faut leur
donner. Ainsi 1812 engendra-t-il Kingston
qui engendra John A. MacDonald qui
engendra la reine Elizabeth II qui engendra
John Diefenbaker qui engendra Don Cherry
qui engendra Tim Horton (responsable des
deux grandes passions du premier ministre
actuel) qui engendra Brian Mulroney et
l’aléna. Comme le notent plusieurs commentateurs, dont l’historien Michel Sarra1. Voir Thomas Chapais, Cours d’histoire du Canada : tome II :
1791-1814, Québec, Librairie Garneau, 1921, p. 270. Quatrevingts ans plus tard, Yvan Lamonde évoquera quant à lui
les paroles du futur évêque de Montréal, l’abbé Lartigue :
« chose nouvelle, l’abbé, qui fait sien ce nouveau sens du
destin de ses “compatriotes”, se dit “Canadien aussi” et
évoque “la nation canadienne” ; celle-ci devra son avenir
à son passé de loyauté qui remonte jusqu’à 1774-1775. »
Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec : 17601896, Montréal, Fides, 2000, p. 60.
Bournet 2, ce récit s’oppose à l’autre grand
récit, longtemps dominant, associé au Parti
libéral du Canada : LaFontaine et Baldwin
engendrèrent la collaboration et la conciliation qui engendrèrent le gouvernement responsable (à chacun son 1848) qui engendra
la Confédération qui engendra Wilfrid Laurier qui engendra Lester B. Pearson et ses Casques bleus qui engendrèrent Pierre Elliott
Trudeau, son multiculturalisme et sa charte,
qui engendrèrent Justin donnant une raclée
à un sénateur amérindien de trente-sept ans.
Récit pour récit, lequel choisir ? Après tout,
le récit conservateur a le mérite d’aller au
bout de la définition politique du Canada :
monarchie constitutionnelle dont le chef
politique est la reine du Canada, Elizabeth II.
On ne fait pas semblant d’être le club-école
des Nations Unies. C’est notre histoire, quoi
qu’on dise, quoi qu’on fasse.
Malgré tout, on ne peut pas être d’accord avec une telle frénésie commémorative.
Quelque chose accroche. Quelque chose qui
appelle un nouveau récit dépassant les récits
libéral et conservateur. Un récit partiel et partial, comme les deux autres, mais qui ne se
perd pas dans les débats oiseux sur les origines du pays et qui n’est pas un avatar maigrichon de « l’histoire monumentale ». Un
récit qui n’isole pas un fait (comme l’objet
« 1812 ») en l’élevant au-dessus de tous les
autres, comme si l’itinéraire de l’historien
était bloqué en amont et en aval.
La recherche de l’origine est, il est vrai, constitutive de la plupart des tentatives d’écriture
de l’histoire nationale. François Furet, dans
Penser la révolution française (1978), montre
comment « la hantise des origines » participe de la lecture de la Révolution française,
comment l’année 1789 est devenue l’« origine “vraie” » de la nation, la « date de naissance légitime » de l’égalité 3. Remonter le fil
d’Ariane jusqu’au bout pour un peuple ou
ses gouvernants ne peut être innocent. Les
conservateurs choisissent 1812, tandis que les
libéraux, en quête de l’image parfaite de la
collaboration et de la conciliation, la trouvent en 1848 (obtention officielle du gouvernement responsable). Dans les deux cas, il
s’agit de fonder l’identité nationale. Comme
l’écrivait Paul Ricœur : « La mémorisation
forcée se trouve […] enrôlée au bénéfice de
la remémoration des péripéties de l’histoire
commune tenues pour les événements fondateurs de l’identité commune. La clôture du
récit est mise ainsi au service de la clôture
identitaire de la communauté 4. » En France,
2. Presse canadienne, « Ottawa veut célébrer les 200 ans
de la guerre de 1812 », Le Devoir, 12 octobre 2011.
3. Voir François Furet, Penser la Révolution française, Paris,
Gallimard, 1985 [1978], p. 14-15.
4. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil,
coll. « Bibliothèque des histoires », 2000, p. 104.
L’origine
est dans le champ
Liberté | N o 297 | 2012
21
chargée d’interpréter ses énoncés, sont plutôt apparus dans
une forme abusive qui reste fondamentalement la leur.
En même temps que la population se voyait soudainement privée de ses droits, il devenait gênant par ailleurs de
se rappeler, à l’occasion de la fuite d’une vidéo de 2008 sur
le faste du clan Desmarais à Sagard, que d’autres n’ont pas
besoin de leurs droits, comme s’ils planaient bien au-dessus
d’un ordre qu’ils semblent davantage déterminer qu’ils sont
déterminés par lui.
C’est donc une réflexion sur l’extrême plasticité du droit
qu’inspirent les événements du printemps.
zone franche
Hors
la loi
Sagard 2008 — Ce n’est pas parce qu’une chose est risible
La fuite de la vidéo de Sagard a montré
que le pouvoir économique a le bras long
et que toutes les lois sont spéciales.
alain deneault
U
ne question cruciale sous-tend la trame historique
que le Printemps québécois a modifiée : le peuple
a-t-il effectivement des droits et les castes dirigeantes
des devoirs ?
La question du droit s’est révélée incontournable ce printemps. Du point de vue des autorités publiques, le droit a
permis, telle une arme, de tenir tête au mouvement étudiant et social. Face à ce dernier, le pouvoir a abandonné des
principes fondamentaux pour promouvoir un « droit » qu’il
a toute latitude d’élaborer seul. Ainsi, il lui a été aisé de reléguer à l’« illégalité » tout positionnement conséquent contre
lui, en lui opposant la juste « répression », la légitime « violence », les dissuasives « amendes », les légales « injonctions »
et la pénale ouverture de « casiers judiciaires ».
Du point de vue de la conscience publique, cette gesticulation légaliste marque une avancée. Tout pouvoir institué s’affaiblit paradoxalement à montrer sa force et à déployer ses
ressources de façon manifeste. Il n’est au contraire jamais aussi
puissant que lorsqu’il persiste à l’état de rumeur et s’impose
par la voie d’une intuition partagée. C’est alors d’une force
intériorisée par les membres assujettis qu’il s’agit. Comme une
évidence. Le rappel brutal d’une autorité sonne alors comme
un aveu d’échec. Bien qu’on subisse à cette occasion la charge
violente dont il est capable, concevant ainsi que le « pouvoir »
porte bien son nom, à travers cette dureté, ce sont surtout les
insuffisances et la suffisance des autorités que l’on apprend à
apprécier, soit leurs lacunes et leur bêtise. À trop s’exposer, il
nous fait également réfléchir à l’arbitraire scandaleux qui se
trouve historiquement au fondement du droit.
Au printemps 2012, au Québec, il nous a été rappelé que
le droit ne se manifeste en rien telle une puissance juste qui
nous transcende et à laquelle nous serions bien avisés de nous
remettre. Les cercles privés d’influence et de pouvoir, le législateur qui agit à leur solde, de même que l’institution judiciaire
26
qu’il ne reste qu’à en rire. Certes, le faux palais royal de Sagard,
qu’une fuite orchestrée par Anonymous nous a fait découvrir,
est tout aussi « inhabitable » que les maisons homogènes de
banlieue dont parle Theodor W. Adorno dans Minima Moralia.
L’esthétique de mauvais goût et l’étiquette monarchique qui
est de rigueur à Sagard nous sont révélées par cette vidéo qui
constitue l’une des rares médiatisations dont nous disposons
de la façon dont l’oligarchie contemporaine se représente à
elle-même. Mais au-delà de ce pathétique mondain, que nous
apprend-elle ou nous rappelle-t-elle ?
Ceci que, dans ce mauvais rêve oligarchique – comme dans
tout rêve –, l’attribution des parts et des places se trouve bouleversée. Ce que la ratio politique présentait comme antagoniste
(Lucien Bouchard versus Jean Chrétien) se confond ; ceux qu’on
a placés au sommet des institutions comme titulaires de la décision publique sont relégués au rang de très simples convives
(John Charest), tandis que trône au sommet un citoyen pourtant investi d’aucun pouvoir formel (Paul Desmarais).
Ce que nous révèle ainsi le faste indécent de cette soirée
d’anniversaire entre amis, c’est un ordre de pouvoir bien réel
qui ne se traduit dans aucune forme constitutionnelle ni institution publiquement admise et reconnue. Ni élection, ni tribunal, ni structure, ni contre-pouvoir ne vient formellement
dire et encadrer cette puissance qui se célèbre. Tout au plus
existe-t-il un droit à la propriété garantissant la possibilité
quasi illimitée de capitaliser. Qui plus est, cet ordre étranger
aux formes constitutionnelles digère les formes traditionnellement admises du pouvoir. Il le fait, pour preuve, en invitant
les personnalités politiques et autres personnages associés aux
institutions formelles, qui sont alors amenés à arborer insignes, médailles et décorations conférées par des institutions
de droit, et ce, dans un cercle où, soudainement, l’autorité de
ces institutions tombe et où la distribution hiérarchique se
fait tout autrement.
Cet ordre de pouvoir bien réel se révèle dans un ensemble
de règles et même d’institutions qui force la réflexion. On parle
d’une famille capable de réunir pour elle seule des artistes
de renommée internationale dans un théâtre privé construit
pour l’occasion, à même un site où se trouvent exhibés des
chefs-d’œuvre de l’art européen. Ce n’est pas parce que l’existence de ces pouvoirs déchaîne les conspirationnistes qu’il
faut se garder de réfléchir aux éminentes questions qu’il soulève. Ces images nous incitent à réfléchir sur les modalités
par lesquelles la puissance financière de cette caste s’accroît
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
cahier critique / présentation
Chers consommateurs
culturels…
julien lefort-favreau
N
ul besoin d’être médium pour constater
un effritement de la parole critique dans
les journaux, à la radio, à la télévision. Si,
comme par le passé, nous nous en désolons toujours, nous en sommes pourtant arrivés à la conclusion qu’il était temps de passer à l’action et de faire
notre bout de chemin pour réinstaller un dialogue
entre les œuvres d’art et le public.
Public. Je n’emploie pas ici le terme à la légère,
ou encore par hasard. Il nous semble en effet important de l’imposer face à l’incessante montée du désolant consommateur culturel. Cette volonté pourrait
d’ailleurs être vue comme le postulat de base de ce
cahier critique. Life is no picnic, disent les Anglais.
Art neither, ai-je envie d’ajouter. Nous ne considérerons ni les films, ni les livres, ni les pièces de théâtre
comme des objets de consommation et vous ne trouverez ici ni étoile, ni coup de cœur, ni injonction à
vous procurer absolument le dernier Untel.
Ce dont nous avons envie, c’est plutôt de constituer un cahier critique où serait rendue possible une
parole libre, indépendante, forte, vive, bref de redonner
une légitimité au discours sur les productions artistiques et plus particulièrement encore sur le sens dont
celles-ci sont porteuses. Vous trouverez donc ici un
ensemble de textes qui, partant d’une œuvre d’art,
tentent de saisir le monde dans lequel nous vivons.
Car, pour comprendre l’agitation du monde, il nous
semble nécessaire de passer par l’analyse des propositions artistiques. Pour le dire autrement, nous allons
observer la manière dont certaines œuvres spécifiques peuvent rendre le monde lisible. Toutefois, les
œuvres dont nous parlerons n’offrent pas forcément
un discours clair et limpide. Souvent, elles imposent
même une certaine opacité, un discours paradoxal,
voire contradictoire. C’est pourquoi nous croyons
qu’un certain temps de réflexion est nécessaire pour
les décanter, pour pouvoir juger justement de leur
sens et de leur valeur. Voilà deux mots qui, au détour
d’une phrase, disent bien la portée que nous voulons
donner à ce cahier critique : non, toutes les œuvres
ne se valent pas et oui, les œuvres recèlent un sens,
une signification. Tenter de mesurer leurs valeurs respectives n’est pas uniquement une activité privée :
cela se fait aussi dans l’espace public et a donc fondamentalement à voir avec le politique.
La division par genre (roman, poésie, essai, cinéma,
théâtre) ne saurait cacher le caractère quelque peu
baroque de la section. En effet, nous prenons le parti
de l’hétérogénéité : diversité de tons, de styles, mais
aussi d’objets. Nous n’avons pas ici de préjugé esthétique ou institutionnel. Nous voulons uniquement
défendre les œuvres signifiantes, qui nous disent
quelque chose d’inédit sur l’art et le monde. Nous
voulons aussi parler d’œuvres moins réussies, mais
qui, néanmoins, peuvent apparaître comme le symptôme de maux plus vastes. Afin d’identifier ces productions, il faut évidemment faire fi des filtres de bon
goût imposés par l’industrie culturelle. Seront ici examinées des petites et des grandes œuvres, émergeant
de contextes économiques fort variés. Notons aussi
que les œuvres québécoises et étrangères cohabiteront sans volonté d’équité absolue. Nous partons des
œuvres afin de définir la culture par la praxis. Nous
n’adhérons à aucun dogme théorique ; nous partageons seulement quelques affinités politiques, ce qui
est déjà beaucoup.
Nous croyons que l’art exige beaucoup de son
spectateur, et que cette exigence est déjà le début
d’un travail politique. Cette section critique se
place résolument sous le signe du nom de la revue,
mais aussi de son sous-titre (art et politique). De
tout temps, la revue s’est interrogée sur le rôle de
l’art dans la société et la manière dont il participe,
à la hauteur de ses moyens (souvent immenses), à
la délibération publique. En espérant que ce dialogue entamé ici en permette un second, avec vous
lecteurs, et qu’il vous donnera envie de discuter de
culture en la prenant au sérieux sans toutefois nous
prendre au sérieux. L
Liberté | N o 297 | 2012
29
cahier critique
fiction
perdons les moyens de déjouer les identités reçues à la naissance, nous sommes prisonniers de nous-mêmes. Ce constat,
il le fait sans complaisance, mais surtout en toute bonne foi,
car contrairement à plusieurs autres écrivains de sa génération, lui n’a pas retourné sa veste. Mais cette loyauté à l’égard
de ses idéaux de jeunesse exige un regard lucide sur le présent et interdit toute nostalgie. Par ailleurs, quiconque a déjà
mis son nez dans un livre de Pierre Bergounioux sait qu’il
est généralement plutôt préoccupé par le passé, obsédé par
l’élucidation des commencements, toute son œuvre étant
tendue vers les origines, teintée par la mélancolie de celui qui
cherche ce qui a été perdu sans arriver pleinement à identifier l’objet de la perte. Cette mélancolie concerne avant tout
les origines familiales, mais n’est pas pour autant dénuée de
Il faut écrire pour ses contemporains,
portée politique.
nous disait le vieux Sartre. Mais que
La disparition des grandes utopies collectivistes des années
soixante
et soixante-dix, elle, est facilement identifiable. Ce
faire quand les contemporains sont
manque de perspective, Bergounioux en fait l’expérience
des stronzi ? Pierre Bergounioux, tout
quotidiennement en dispensant l’enseignement des lettres
dans le collège d’une banlieue défavorisée. Il substitue à des
comme Annie Ernaux, explore l’intime
théories spéculatives sur la politique une observation empipour révéler le social.
rique de l’inégalité des chances, basée sur une expérience
souffrante du réel. C’est bien ce qui est mis en jeu ici : une
mise à l’épreuve des idées politiques. Alors qu’il fait des exerJulien Lefort-Favreau
cices avec un petit groupe d’élèves après les heures de cours,
il remarque à quel point son énergie vient plus facilement à
u moment d’écrire ces lignes, la grève étudiante en est bout de leur force d’inertie, plus grande chez les élèves des
à son quatrième mois et son issue reste encore incer- milieux défavorisés : « C’est purement et simplement une
taine tant le gouvernement est têtu et fait la sourde question de moyens, d’argent. On pourrait, en divisant l’eforeille aux revendications (pourtant fort raisonnables) des fectif en autant de parties qu’il est requis pour atteindre et
étudiants. Non seulement l’accessibilité à l’éducation est-elle changer ceux qui le composent, remédier un peu à l’injustice
remise en cause dans ce conflit, mais aussi, plus
profonde du monde social. Mais tel n’a jamais
largement, la place du savoir dans la société, a pierre bergounioux
été le dessein des gouvernants. On parviendrait
fortiori celle des humanités, savoir improductif Carnet de notes
à l’égalité. Ce serait la fin de tout. » Si son travail
parmi tous. Sans sombrer dans la paranoïa, il — 2001-2010
d’écrivain lui fait fréquenter les morts, le force
semble évident que les réformes défavorisent Verdier, 2012, 1280 p.
à revenir incessamment sur le passé, le métier
les enseignements qui ont comme intention de —
d’enseignant, lui, le place inévitablement avec
mettre en doute le pouvoir et les partages éta- Annie Ernaux
les vivants – d’un côté, une investigation intéblis, en d’autres mots, ceux qui ont une visée cri- Écrire la vie, Gallimard,
rieure, de l’autre, une enquête de terrain, transtique. Ces savoirs improductifs ont en effet une 2011, 1084 p.
formant momentanément l’écrivain en sociodouble vocation : d’une part, acquisition des
logue. Confronté au présent par l’expérience
outils pour une connaissance objective du monde, d’autre part, de l’enseignement, Bergounioux use de ses carnets comme
objectivation du « soi » et des déterminismes sociaux qui l’in- d’un espace critique. Il ne suffit pas de râler contre le préfléchissent. Il est clair que ce n’est pas la « première priorité » sent, il faut aussi l’analyser pour le comprendre, puis rendre
de la ministre Courchesne que de financer (avec nos taxes !) compte de ses observations par l’écriture. Écrire en situation
de telles activités subversives.
– Bergounioux semble se souvenir de l’injonction du vieux
La journée de l’élection de monsieur Nicolas Sarkozy, le Jean-Paul Sartre : quoi qu’il advienne, l’écrivain n’échappe
6 mai 2007, Pierre Bergounioux note dans son carnet : « Nous pas à sa condition sociohistorique. Même si le passage des sièsommes devenus à notre tour un popolo di stronzi, comme cles peut lui donner tort, il doit tout de même essayer d’avoir
Fellini le disait, voilà quinze ans, de ses compatriotes italiens. raison dans ses livres.
Mais je m’en étais déjà rendu compte. » Cette vérification quoMon allusion à la sociologie n’est pas innocente, car Bertidienne de la bêtise de ses contemporains n’est en rien une gounioux est très épris des théories de Pierre Bourdieu sur les
détestation réactionnaire du présent, attitude, convenons-en, qui mécanismes de reproduction des classes sociales, influence tout
manque quelque peu de perspective politique. Encore faut-il à fait perceptible dans ses méditations sur le dysfonctionnesavoir lire entre les lignes : ce peuple de connards dont parle ment de l’école républicaine. Si la littérature française regorge
Bergounioux, c’est surtout un peuple sans utopies. Sans pos- d’écrivains-journalistes (souvent mauvais), d’écrivains-reporters
sibilité de dépassement de soi, sans volonté commune, nous (parfois très bons), l’écrivain-sociologue est une espèce plus
Petite leçon
d’émancipation
intellectuelle
A
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Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
cahier critique
essais
qui marchèrent à reculons lors de la manifestation nocturne
du 21 mai 2012 dans les rues de Montréal : « On recule, on
recule, on recule jusqu’à Duplessis ! »
Avec de telles idées, on se doute bien que Bock-Côté prête
le flanc aux attaques habituelles des Montagnards sans guillotine : passéiste, nostalgique et adéquiste version 2007 avec pièces
unionistes réusinées. Mais le sociologue a l’intelligence nécessaire pour se défendre. Sa langue est celle de Bossuet, dont
il met une citation en exergue de son ouvrage. Mais surtout,
on l’entend partout, à la radio et à la télévision, comme si les
recherchistes étaient heureux d’avoir enfin trouvé un jeune
Dans Fin de cycle, Mathieu Bockde droite qui s’exprime avec aisance. On lui trouve même un
certain sens de l’humour : son passage à l’émission Le SportCôté, pamphlétaire du nationalisme
nographe de Radio-Canada ne fut pas désagréable à écouter.
conservateur, montre des affinités
Et puis, il a sa tribune dans le Journal de Montréal, lu par 58 %
surprenantes avec un vieil adversaire.
des francophones de la région montréalaise.
Nos attaques habituelles, Bock-Côté les voit venir à cent
milles à l’heure. Il réussit généralement à attirer son adverJONATHAN LIVERNOIS
saire sur son propre terrain, qu’il contrôle bien. Récemment,
Alain Farah, à la radio d’État, a décidé de lui opposer un heureux mélange d’histoire québécoise engagée et de références
n ne convainc pas un jésuite du bien-fondé des vertus à Jacques Rancière. La réponse de Bock-Côté se limita à cette
théologales. De la même manière, on ne convaincra exclamation : « Mon Dieu ! » L’infidèle venait de défoncer la
pas les gens d’ici, désorientés par cinquante ans du courtine défendue par le croisé.
fameux modèle québécois, qu’ils sont déjà tous, au fond d’euxContre toute attente, comparons donc Mathieu Bock-Côté
mêmes, des conservateurs. Certes, ce ne sont pas des conserva- à Pierre Elliott Trudeau. Traitons-le comme un « citélibriste
teurs comme ceux qui sévissent de l’autre côté
dans le placard ». En juin 1985, dans Liberté,
du pont interprovincial Cartier-Macdonald : leur Mathieu Bock-Côté
André Belleau reprochait aux collaborateurs
conservatisme est noble, presque bon enfant, Fin de cycle : aux origines de Cité libre d’avoir été « a-historiques ». Il écriet il consiste surtout à retourner vers le passé du malaise politique
vait : « la prise en compte de la dimension hispour sauver une modernité dévoyée par de pré- québécois, Boréal,
torique aurait sapé à sa base même l’idéologie
2012, 184 p.
tendus progrès sociaux et politiques. Personne
du groupe de Cité libre et pratiqué dans sa clône peut être contre une gestion saine de notre
ture toutes sortes de brèches par lesquelles d’inpatrimoine, bien qu’entre certaines mains, ce patrimoine res- nommables tentations auraient pu pénétrer… ». Si Bock-Côté
en arrive à des constats analogues dans ses analyses (lesquelles
semble à un chromo sentant le bouleau.
Mathieu Bock-Côté, qui a fait paraître en début d’année sont souvent bien ficelées, il faut le reconnaître), il agit pourFin de cycle, se souvient de cette époque où il « était une fois tant comme Trudeau en 1950 : il annonce d’abord le début
des gens heureux », vivant leur bonheur entre la corde de bois d’un temps nouveau et croit achever du même coup le temps
et la truie. Tout comme Éric Bédard en 2011 dans Recours aux ancien grâce à des certitudes présentées rhétoriquement sous la
sources, recueil d’essais dans lequel l’historien ne cesse de vou- forme de propositions : « Le sentiment conservateur qui s’insloir définir et redéfinir son conservatisme, Bock-Côté annonce talle actuellement dans la société québécoise est probablement
rapidement qu’il ne souhaite pas « une tentative de retourne- la seule force dynamique qui puisse renouveler le Québec. » Il
ment du Québec actuel contre celui de la Révolution tran- ne refuse pas la dimension historique, mais la méconnaît sufquille » (ce dont je doute un brin), mais plutôt « une ressaisie fisamment pour la transformer, comme le faisait Trudeau, en
du vieil héritage national pour le réinvestir dans la défense image d’Épinal. Il résume le passage du temps par de grands
d’une communauté politique assumant la profonde continuité mouvements, de grands cycles pas trop subtils formant une
de son expérience historique démantelant un consensus pro- ligne du temps dessinée au crayon gras.
gressiste qui, par sa mue diversitaire (sic), s’est définitivement
Trudeau plaquait l’idée de la « Grande Noirceur » sur
placé en contradiction avec l’héritage national ». On ne sau- tout le passé canadien-français, incapable de voir l’imporrait être plus clair. Et pour le candidat au doctorat en socio- tance d’un événement comme les rébellions de 1837 et 1838
logie de l’uqam, son conservatisme est la voie royale pour – que le futur premier ministre décrivait en 1954 comme « la
sauver l’indépendantisme, mis à mal par un projet social- confusion admirable des Patriotes », cette « minuscule poidémocrate collé au souverainisme officiel depuis les années gnée d’authentiques héros qui s’arma de fourches en 1837 »,
soixante et sa prétendue Révolution tranquille. Or, selon les accompagnée d’un « peuple peu passionné qui eut tout juste
prévisions des Mayas, l’année 2012 signifierait la fin du cycle l’audace de s’armer efficacement de bulletins de votes trois
politique de cette révolution. Ça y est. On a enfin atteint le ou quatre fois depuis une centaine d’années ». Bock-Côté fait
mur. Pour le dire comme plusieurs centaines de participants le contraire de ce que fait Trudeau tout en faisant la même
Avancer
en arrière
O
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Liberté | N o 297 | 2012
cahier critique
poésie
gifle cinglante assénée à Paul Éluard et aux autres « poètes du
pcf » qui ont pondu L’honneur des poètes en pleine Occupation, drapés dans ce mélange écœurant de nationalisme et de
conservatisme qui accouche des poèmes les plus morts. Mais,
par les temps qui courent, il est difficile de faire abstraction
du courage avec lequel la jeunesse du Québec affronte le pouvoir à mains nues. Alors, où aller chercher le courage dans
cette poésie qui n’est souvent que littérature ?
disgust and revolt poems mostly written in english by an indépendantiste ; cette plaquette, reproduisant en tous points le
format et l’allure d’un passeport canadien, est graffitée de ces
mots en couverture. L’auteur, Sébastien B Gagnon, signe son
premier livre avec ce brûlot écrit dans la langue de l’autre,
cette langue dont on nous répète à cœur de jour qu’elle met
en danger la nôtre. Gagnon, reconnu pour ses lectures publiques énergiques et passionnées, envoie ici un doigt d’honneur bien senti à ceux qui ont confondu la lutte pour l’inmaxime catellier
dépendance avec celle de l’unilinguisme. En fait, au-delà du
choix de la langue d’écriture, ce livre fait entendre un fracas
inouï entre le poétique et le politique, en sortant enfin des
Divinité tutélaire aux mille visages, on l’appelle ici amour, là liberté,
ornières d’un discours misérabiliste qui voudrait que le Je
ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans le récit
québécois soit victime d’un Nous qui ne s’assume pas. Ces
mythique de l’Esquimau, éclate dans la lettre d’amour, mitraille le peloton
poèmes percutants, presque percussifs, sont portés par les
d’exécution qui fusille l’ouvrier exhalant un dernier soupir de révolution
passions successives qui amènent un homme à se demander
sociale, donc de liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille,
pourquoi et pour qui son cœur bat violemment dans sa poiexsangue, jusque dans les plus stupides productions se réclamant d’elle
trine : « I feel ashamed / to dream aloud / when both sides
et son souvenir, éloge qui voudrait être funèbre, perce encore dans les
tell
me / we can’t join. »
paroles momifiées du prêtre, son assassin, qu’écoute le fidèle la cherÉtrangement, l’amoureuse se glisse au fil des pages derrière
chant, aveugle et sourd, dans le tombeau du dogme où elle n’est plus
ces murs en ruine d’où les briques tombent les unes après les
que fallacieuse poussière.
autres, apparition dont le mirage fait bouillir le sang de celui
benjamin péret, Le déshonneur des poètes, février 1945
qui parle avec une honnêteté désarmante de l’état de ses idées.
ous vivons des temps extrêmement troublés, et ce D’ailleurs, la grande force de ce livre est de faire sentir au lecn’est pas un hasard si la poésie nous arrive par des teur que cette pensée en marche ne peut s’arrêter, et qu’elle
chemins inédits. En fait, il y a longtemps qu’il faut se fait tomber les barrières dressées contre elle par nécessité. On
méfier des voies officielles par lesquelles la poésie est supposée pense inévitablement au ton incendiaire de Gasoline, de Grese rendre à nous : pour un livre lumineux, on publie beau- gory Corso. On pense à la poésie comme à un explosif, laiscoup d’insignifiances, et ce n’est pas faute d’avoir
sant derrière elle les vieux mondes éteints. On
cherché des perles dans les huîtres. J’estime beaupense, et c’est là quelque chose de rare, on pense
coup ces éditeurs qui, jour après jour, séparent le Sébastien B Gagnon
très fort en lisant, par exemple :
bon grain de l’ivraie sans devenir complètement disgust and revolt poems
dark
fous. C’est un travail de moine, et il mérite tout mostly written in english
by an indépendantiste,
times
notre respect. De notre côté, il faut cependant
Rodrigol, 2012, 55 p.
are
rester alerte face à ce qui se trame en dehors
—
ahead
du circuit officiel de l’imprimé, et accorder une Valerie Webber
of us
importance toute particulière à ce qui semble Thin Little Arms Build
toucher à la parole poétique dans ce qu’elle a Castles, Big Baby Books,
Ce livre est marqué par l’urgence de se saisir
de plus vital. Cette poésie qui combat la misère 2006, 39 p.
de toutes les armes pour affronter les discours
de notre temps n’a pas toujours son étiquette, —
Catherine
vides de sens, notamment en utilisant la langue
et n’est pas toujours sur les tablettes.
anglaise et sa prodigieuse force poétique pour
On remarque d’ailleurs que rares sont les Cormier-Larose
renvoyer la balle au centre de la cible, là où cette
paroles qui osent se mêler du politique, que les Balades pour Ai Weiwei,
poètes sont nombreux à vouloir tenter l’aventure [s.é.], Montréal, 2011.
guerre se joue vraiment : dans le ring du sens, là
—
du langage sans confronter ce rapport au monde
où les masques tombent et où il devient superflu
Travelling Headcase
dans lequel il prend racine. Il est vrai qu’il faut
de savoir si l’on se fait enculer en français ou en
Iron Law of Wages,
anglais : « Everyone can relate to freedom », écrit
éviter de subordonner la poésie aux impératifs album indépendant,
l’auteur de ces poèmes de dégoût et de révolte,
politiques, comme nous le rappelle Benjamin Montréal, 2012.
en fin de parcours. L’appel est on ne peut plus
Péret en 1945 dans Le déshonneur des poètes, une
La
langue
de l’autre
What we talk about
when we talk about poésie.
N
38
Liberté | N o 297 | 2012
cahier critique
cinéma
même épisode, cinq plans, absolument fulgurants, entrecoupés
d’images noires, tournés lors des manifestations ayant eu lieu à
Montréal-Nord après les assassinats par le spvm de Patrick
Limoges et Mario Hamel. On ne s’étonne pas non plus de savoir
que l’équipe d’Épopée documente depuis le début du conflit
les manifestations étudiantes. Le vent souffle où il veut…
À ma question un peu bête : « Ça ressemble à quoi, les
films que vous faites pour Épopée ? Fiction, documentaire ? »,
Rodrigue Jean m’avait répondu à l’époque : « C’est comme
des états… des espèces d’états. »
Des espèces d’états. Entrer dans Épopée, en effet, sous une
forme ou une autre, c’est se mesurer à des états, à toutes sortes
Les états de notre monde,
d’états – états d’âmes, état de fièvre, états seconds, état d’attente,
état de choc, mais aussi à l’État policier, au contrôle de l’État –
entre réalité et fiction.
qui nous laissent en général dans tous nos états.
Rodrigue Jean donne la parole
C’est peut-être de cet état, de ces états, de notre état, en ce
moment, dont je voudrais parler, celui dans lequel cette œuvre
aux sans-voix.
collective, Épopée, et les films de Rodrigue Jean plus généralement – qui sont souvent collectifs – nous laissent. Ils nous laisandré habib
sent, bel et bien, comme si le réalisateur nous disait à chaque
fois, après chaque visionnement, non sans bienveillance : « Je
te laisse, maintenant, à toi de t’arranger avec ça, j’ai faite ma
popée est le nom d’un vaste projet né dans la foulée job, à toi de faire la tienne, débrouille-toi. »
de la réalisation du documentaire du cinéaste Rodrigue
Revoir Yellowknife, un des soirs de cette magnifique rétrosJean, Hommes à louer, sur les travailleurs du sexe du pective à la Cinémathèque québécoise, m’a rappelé exactequartier Centre-Sud à Montréal. Les jeunes en avaient assez du ment l’état dans lequel le film m’avait plongé la première fois.
documentaire, ils voulaient toucher à la fiction. Certains ont L’état de celui qui se demande : « Qu’est-ce que je fais avec ça
décidé de poursuivre le projet, certains de le quitter, d’autres maintenant ? » Mi-comateux, mi-exalté, certainement boules’y sont joints. Épopée a ainsi pris forme sur le terrain ouvert versé, titubant, en sortant du cinéma Impérial, en 2002, il y
par ce film phare, ce film témoin qu’est Hommes à louer. Et a dix ans, et, un peu maso finalement, je n’avais pas trouvé
Épopée est au fond une réplique, comme on l’emploie pour de meilleure réponse à cet état que de me reprendre un billet
parler d’un séisme dont les effets ne cessent de se faire sentir pour la séance suivante, puisque de toute façon la maladie est
parfois dans le vaccin qui la guérit. J’ai retrouvé les quelques
à une grande distance de l’épicentre.
Épopée recoupe un ensemble d’œuvres et d’acpages que j’avais gribouillées à l’époque sur ce
tivités : ateliers d’écriture auxquels ont pris part, Rodrigue Jean
film – cela aussi faisait partie de la cure. Je terpendant près de deux ans, des travailleurs du sexe Épopée, Canada / 2011,
minais en écrivant : « Yellowknife nous donne ce
regroupés autour de l’association Rézo, tournage, en ligne au
qu’il nous retire, et dans ce double mouvement
montage et mixage des courts films de « fiction » http://epopee.me.
d’avance et de retrait, il fait exister une douleur
destinés à la plateforme Web epopee.me. Mais
à l’image, douleur à laquelle notre paysage cinéÉpopée, c’est aussi le tournage par une équipe d’anciens étu- matographique ne nous avait pas habitués. Nous ne sommes
diants de Rodrigue Jean de plusieurs « Trajets » (dont les résul- pas, pour autant, rassurés d’avance. »
tats sont aussi sur le Web), à la facture plus documentaire, qui
Cette douleur n’est pas un apitoiement, ni un larmoiearpentent le parcours d’individus – toxicomanes, travestis, iti- ment, ni même un état psychologique. C’est plutôt, tel que je
nérants, indignés – dans une brève ou longue unité de temps. le vois aujourd’hui, cet état permanent d’intensification des
Épopée a de plus donné lieu à de nombreuses déclinaisons : choses à l’image, du monde visible. Cette douleur, c’est dans
un long métrage (Épopée : l’état du moment), une installation à tous les films de Rodrigue et ceux du projet Épopée qu’elle
la Cinémathèque québécoise (Épopée : l’état des lieux, compre- se trouve, qu’elle continue de me troubler, et d’inquiéter – il
nant deux films de quatre-vingt-dix minutes) où l’on présente faut bien le souligner – notre beau paysage cinématograles films du Web et d’autres scènes, en apparence étrangères au phique, qui veut tellement se rassurer d’avance sur sa propre
projet, et qui pourtant s’y greffent de façon naturelle, lui don- santé qu’il refuse de voir les symptômes partout criants de
nant ce que l’on pourrait appeler une organicité tentaculaire. sa maladie, les signes de son propre suicide permanent. Cela
On ne s’étonne pas, au fond, de retrouver, à la fin d’un nous rappelle la phrase de Deleuze : « Plutôt la mort que la
des segments d’Épopée : l’état du moment, la caméra des « Tra- santé qu’on nous propose. »
jets » dans la tente d’un indigné à la parole généreuse, sorte
Cette douleur-là, il est impossible de s’en accommoder,
de fou du village au large sourire, qui nous entraînera – drapé de s’y habituer. On ne s’habitue pas à la douleur d’Hommes
d’une couverture rouge – dans la maison d’un ami, Hugo, ex- à louer, pas plus qu’à celle de Lost Song, de La voix des rivières
toxico. On ne s’étonne pas non plus de voir, pour clôturer ce ou de L’extrême frontière. Ni à celle d’Épopée.
Épopée
Variations sur
un état
É
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Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
cahier critique
cinéma
les styles et tous les genres, forgeant son esthétique éclatée à
grands coups d’emprunts. Il est d’ailleurs à la fois ironique et
approprié qu’une de ses scènes les plus célèbres – Johanne
chantant « Choucoune » – ait en fait été tournée pour un
autre film, Seul ou avec d’autres. Dès la fin de cette première
scène, Claude entre en dialogue intérieur avec lui-même, affirmant : « [je suis arrivé au] moment de jouer le tout pour le
tout, afin d’expédier honorablement ma jeunesse et me débarrasser enfin de tous ces personnages en moi qui sont ce que
je ne fus jamais et qui me hantent. » Notons pour la petite
histoire que Le tout pour le tout était d’ailleurs le titre de travail d’À tout prendre…
Revoir aujourd’hui le classique de
Mais que l’on retienne le titre original, mentionné dès le
début
du film, ou son titre définitif, mentionné peu avant la
Claude Jutra, c’est renouer avec un
fin, qu’il s’agisse d’empêcher Johanne d’accoucher de cet autre
cinéma d’auteur vital et exigeant.
Claude qu’elle porte en elle, ou de « se débarrasser enfin de
tous ces personnages en [lui] qui sont ce [qu’il ne fut] jamais »,
georges privet
le programme reste le même : éliminer les doubles virtuels
du cinéaste (on le voit en rocker, en tortionnaire, en tueur
chic et en Pierrot lunaire) pour n’en laisser qu’un, celui que
l est étrange (mais curieusement approprié) que ce film forge sous nos yeux.
l’acte fondateur du cinéma québécois soit aujourd’hui
D’où vient cette volonté d’anéantir tous ces Claude posencore une de ses œuvres les plus méconnues. Comme il sibles ? Sans doute de la famille et du clergé. Il est d’ailleurs
est étonnant (mais paradoxalement justifié) que la mémoire significatif que les scènes avec la mère et avec le prêtre, tous
de son auteur, qui souffrait de la maladie d’Alzheimer, soit deux joués par des acteurs d’origine française, soient parmi
aujourd’hui honorée chaque année par un milieu qui l’avait les rares où la voix de Claude peine à se faire entendre et où
jadis oublié. Comme il est décevant (mais, finales échappées formelles du film n’osent pas se
lement, peut-être inévitable) qu’À tout prendre
manifester, comme si le film et son auteur perClaude Jutra
reste, près de cinquante ans après sa sortie, un À tout prendre, 16 mm,
daient soudainement tous leurs moyens pour
film qui a lancé courageusement le cinéma Canada / 1963, 99 min.
s’effacer devant un discours qu’ils n’arrivent pas
québécois sur une voie qu’il a, pour l’essentiel,
à contrer. Le film devient la projection d’une
lâchement choisi d’ignorer ; celle d’un cinéma
âme tourmentée, démultipliée, dont les fragartisanal, urgent et intensément personnel, « amateur » dans ments se répondent alors même qu’ils volent en éclats, et qui
le sens noble du terme, à côté duquel le cinéma québécois s’exprime – visuellement et verbalement – avec l’honnêteté
actuel a souvent l’air empesé, paresseux et lourdement indus- brutale de celui qui sait que la vérité est un mensonge et sa
triel, « professionnel » dans le mauvais sens…
quête, un jeu incessant. Un jeu de l’amour et de l’identité où
Candid eye identitaire, à l’air beat et faussement maladroit, triomphent le désir et le moi.
À tout prendre est le home movie d’une âme tourmentée, monMonologue constant où Jutra fournit les questions et les
trant presque tout – y compris sa propre fin – avec désinvol- réponses (« Johanne, tu te fiches de moi ? », « Éperdument
ture et légèreté. D’entrée de jeu, l’appartement de Claude mon cher ! »), À tout prendre multiplie les artifices, hurlant à
nous apparaît comme un décor de théâtre, dont il brise le qua- chaque plan son plaisir de faire du cinéma. Car il n’y a guère
trième mur dès la première scène, lorsqu’il partage avec nous que ce plaisir qui trouve grâce aux yeux de Jutra (Victor lui
le Life qu’il est en train de lire – magazine dont le titre sou- dira d’ailleurs qu’il a « une vision 16 mm des choses »). La
ligne d’ailleurs que dans ce pays « la vie » se déroule en anglais. seule vérité, pour Claude, c’est son tourment, et le cinéma, le
Appartement truffé d’accessoires incongrus (un sombrero, seul moyen d’en rendre compte. Le film peut d’ailleurs être
des masques, une fenêtre par laquelle débarque son voisin vu comme la réponse de Jutra au passage de À la recherche
du dessus, qui habite pourtant… à côté !), espace quotidien du temps perdu cité par Victor. « Ce que nous appelons la réaet absurde, présenté d’emblée comme le théâtre mental d’un lité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs
homme en quête de lui-même, entouré d’amis et d’amants en qui nous entourent simultanément – apport que supprime
représentation perpétuelle, qu’ils soient mannequins, acteurs une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par
ou metteur en scène. Et pour cause : Claude vit dans sa tête là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui. »
(et nous, avec lui) le film de sa vie…
À tout prendre cherche à restituer ce rapport entre senCe film emprunte également aux deux pères (antinomi- sations et souvenirs, par une œuvre qui mélange aussi le
ques) auxquels il est dédié ; combinant l’iconoclasme formel de non-vu et le non-dit ; le film multiplie les apartés verbaux,
Norman McLaren et la quête identitaire de Jean Rouch, au fil les digressions narratives, les images mentales, les pirouettes
d’un film qui tire sa singularité de sa multiplicité formelle, sa visuelles, les effets de bande dessinée et de dessin animé :
cohérence plastique et son aspect brouillon, embrassant tous Jutra qui s’effondre en entendant le bruit d’un vrai revolver
Tout laisser
pour ne pas se
faire prendre
I
Liberté | N o 297 | 2012
45
doctorak, go !
Se
souvenir
des
années
soixantedix
Un poète rimouskois voyage dans le futur
et en profite pour plagier Bérurier Noir.
mathieu arsenault
J
e me souviens des années soixante-dix. À mesure
que le temps passe et que mes interlocuteurs rajeunissent, cette déclaration frappe, amuse et intrigue
de plus en plus. De quoi est-ce que je me souviens ?
Je me souviens bien sûr de Goldorak et des Tannants, des shorts Adidas, des minibars de sous-sol et
du tapis brun à poil long, de tout ce que la culture populaire
a essayé de préserver comme décor authentique de la décennie.
Ce sont les souvenirs de tout le monde, même de ceux qui
sont nés après. Mais j’ai aussi des années soixante-dix des souvenirs uniques parce qu’ils ne se sont jamais retrouvés nulle
part dans une série télé ou un film d’époque, des souvenirs
qui ont néanmoins une portée qui dépasse ma petite anecdote
biographique. J’ai en effet grandi en marge d’un milieu littéraire qui ne s’est jusqu’ici retrouvé nulle part dans les récits
historiques. J’ai passé mon enfance dans le milieu culturel
rimouskois. Je courais dans les allées du Salon du livre en
ramassant des signets, en lisant des albums des Schtroumpfs
et en étant tout excité de voir Passe-Partout en personne. Je
jouais avec mes bonshommes de la ferme Fisher-Price sur le
plancher de bois franc du musée régional de Rimouski pendant les lectures du Regroupement des auteurs de l’Est du
Québec, que mon père, qui n’a jamais écrit que des chansons,
accompagnait à la guitare.
52
Je me rappelle surtout de ce milieu littéraire une figure de
la contre-culture, un poète ami de mon père qu’il avait connu
parce qu’il était voisin de mes grands-parents dans un rang
de Saint-Gabriel-de-Rimouski. Bien avant d’être poète, JeanMarc Cormier a été pour moi cet ami de la famille, qui venait
chez nous répéter avec mon père pour Tel Quel, leur duo
de chansonniers, chez qui j’allais pour jouer avec ses enfants
du même âge que moi. Dans ce milieu familial où PassePartout côtoyait les soirées de pratique de Tel Quel autour
de la table de cuisine, les chansons de « pepa pis Jean-Marc »
avaient autant de valeur que tout ce qui se trouvait sur mes
vinyles de comptines. À cinq ans, paraît-il, ma mère m’a même
trouvé dans le carré de sable, concentré sur mes camions, en
train de chanter « Quand j’ai monté pour poser du bardeau /
parce que le toit coulait pis que la grange prenait l’eau », mais
ce n’est que trente ans plus tard que j’ai porté plus attention
à l’œuvre de Jean-Marc. Je ne souhaite pas ici dénoncer une
prétendue injustice historique et opérer une réhabilitation en
règle. Ma lecture a, plus humblement, déniché un petit truc
amusant mais significatif que je voudrais partager.
À part quelques exemplaires encore disponibles sur les
rayons des bibliothèques universitaires, le recueil Poèmes
d’amour (éditeq, 1982) est aujourd’hui pratiquement introuvable. Cependant, c’est un recueil fascinant, d’une intensité
peu commune et d’un style qui a étonnamment bien vieilli,
qui rappelle Straram et Francoeur pour la quantité de ses
références pops, Vanier aussi pour sa rage, et Louis Geoffroy
pour son ironie engagée, comme ici :
quand un Québécois fourre un Québécois
c’est un trip de misère
mais quand un Québécois
baise AVEC un Belge un Chinois ou un Russe
les frontières tombent
Ce poème est l’incipit d’une suite poétique « pour parler
du pays ». Écrite sans doute peu de temps après le référendum
de 1980, la suite conserve l’emportement du militantisme
poétique des années soixante-dix, mais le retourne contre la
petitesse du peuple québécois, son immobilisme, sa soumission, pour en faire une sorte d’anti-Speak White qui possède
cette beauté violente et cynique auquel fait écho Pea Soup de
Pierre Falardeau et de Julien Poulin.
Mais Poèmes d’amour contient une autre suite poétique qui
s’appelle « Le salut sans drapeau ». Ce texte est, par la plus
étrange des coïncidences, un plagiat sans équivoque de « Salut
à toi » de Bérurier Noir, groupe punk français légendaire des
années quatre-vingt, à savoir une longue litanie où le poète
salue les peuples opprimés de la Terre. Vous pouvez juger
par vous-même de l’improbable concordance des deux textes.
« Salut à toi » de Bérurier Noir commence ainsi :
Salut à toi ô mon frère
Salut à toi peuple khmer
Salut à toi l’Algérien
Salut à toi le Tunisien
Salut à toi Bangladesh
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
entretien
simon lavoie et mathieu denis
maintenir
le déséquilibre
Rencontre avec
Simon Lavoie et Mathieu Denis
À sa sortie en 2011, Laurentie de Simon Lavoie et Mathieu Denis
a fait l’objet d’une rumeur : voilà un film radical, voilà un film qui va
nous obliger à débattre, voilà Le chat dans le sac des années 2000.
Comme souvent, le scandale annoncé a fait long feu.
philippe gendreau
C
e n’est pourtant pas faute d’avoir réalisé un
film dérangeant et pertinent, mais la critique, en
général, s’est penchée sur Laurentie avec difficulté,
refusant en quelque sorte la pertinence d’un tel
portrait du Québec contemporain. À cet égard, la
réaction de Gilles Marsolais, par sa violence et le
statut du critique, comme de 24 images, est emblématique. On
est surpris toutefois que sa critique ne tourne qu’autour du
personnage de Louis, comme si Laurentie, dans son entièreté,
n’était qu’« un branleur asocial et sournois, incapable d’établir des relations durables ». Le malaise de Louis semble, en
effet, incompréhensible au critique : « [il] a pourtant du travail et un logement décent. » Or, quand on a un travail et un
logement, que peut-on bien vouloir de plus ? Du sens ? Une
vie ? Un pays ? Passons.
Nous avons ainsi voulu rencontrer les réalisateurs pour permettre, sinon le débat qui n’a pas eu lieu, du moins la possibilité d’une réflexion autour de leur film singulier.
Philippe Gendreau — Vous avez affirmé que Laurentie
était film radical. Qu’est-ce qu’un film radical ?
Mathieu Denis — Laurentie est un film radical en ce sens
qu’il possède un côté jusqu’au-boutiste, et ce, tant dans son
propos que dans sa forme. En ce qui concerne la forme, nous
avons choisi d’utiliser uniquement des plans-séquences et nous
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sommes allés à la limite de ce plan. Cela nous a permis de
construire une espèce d’objectivité humaniste. J’entends par
là que le plan-séquence, tel que nous l’avons abordé, permettait une certaine objectivité du point de vue que nous présentions au spectateur. Nous ne souhaitions pas guider son
regard, l’obliger à regarder à un endroit, à un moment spécifiques, en découpant la scène en plusieurs plans (donc en
plusieurs points de vue « forcés »). Le spectateur, dans Laurentie, est libre de laisser aller son regard là où il le souhaite,
quand il le souhaite. Le plan s’inscrit dans une certaine longueur, mais il est aussi volontairement composé pour offrir
un point de vue neutre sur la scène, ce qui permet au spectateur de forger sa propre perspective sur ce qui lui est montré.
Maintenant, il y a un certain parti pris « humaniste » dans ce
point de vue objectif, parce qu’il nous permet aussi de nous
attarder à des aspects plus profonds de nos personnages que
leur simple fonction narrative dans le récit. Ce point de vue
objectif (rendu possible par le plan-séquence et par la longueur des plans) nous permet de voir se déployer à l’écran des
moments en apparence banals (un moment d’hésitation, un
regard perdu, un silence entre deux personnages), mais qui
donnent pourtant aux personnages leur dimension véritablement humaine. Dans une approche formelle plus conventionnelle, il est généralement admis qu’il vaut mieux éluder,
par le biais du découpage et du montage, tous les moments
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
entretien
dits morts, qui ne servent pas directement l’avancée dramatique du récit. Or, dans Laurentie, nous ne souhaitions pas
construire le film en fonction de cette simple idée d’efficacité narrative. Comme nous avions l’ambition de peindre un
tableau – de prendre un instantané – d’une époque, il nous
semblait intéressant de capter tous ces moments « morts », en
laissant tourner la caméra longtemps avant ou après le pivot
narratif de chacune des scènes. Cela nous semblait être un
moyen de saisir un peu mieux l’essence de ces personnages
qui évoluent sous nos yeux.
Y a-t-il une portée politique dans ce choix de laisser une
certaine liberté au regard du spectateur ?
M. D. — Pour nous, ce n’était pas un choix politique. Il y avait
peut-être un aspect moral. Avec la plus grande neutralité du
plan-séquence, en laissant au spectateur le loisir de porter son
attention sur une chose ou une autre dans le plan, nous voulions éviter de manipuler le spectateur ou induire notre point
de vue. Nous avons cherché à présenter de manière neutre,
sans jugement moral, l’histoire de Louis. Nous considérions
qu’il revenait au spectateur de donner du sens au film, d’interpréter ce qu’il recevrait.
Simon Lavoie — S’il y a une dimension politique, elle n’était
pas consciente. Ce qui a orienté notre position, ce sont des
considérations dramaturgiques. L’histoire que nous voulions
raconter, l’enlisement de Louis, sa dérive, sa pesanteur, exigeait le plan-séquence. La longueur du plan nous permettait de faire ressentir au spectateur l’isolement et la lassitude du personnage. Je pourrais dire qu’il s’agissait de filmer
Louis jusqu’à ce qu’on en devienne las. Mais Laurentie est également radical dans la mesure où c’est un parcours vers un
point limite. Nous voulions que le geste que pose Louis soit
une abomination. Notre objectif était de montrer quelque
chose de presque insupportable pour le Québécois moyen et
de transgresser le discours bien-pensant, empreint de rectitude politique, qui se déploie partout aujourd’hui.
La solitude de Louis est, en effet, totale. Il n’y pas que
son voisin étranger qui fait surgir en lui ce sentiment. Il
est seul même quand il est avec ses amis, sa copine et ses
collègues.
S. L. — C’est qu’une solitude profonde, ontologique même,
imprègne le film. Je crois en effet, pour ma part, que la solitude est inhérente à la condition humaine ; nous sommes
condamnés à la solitude. Bien sûr, il y a, dans cette solitude
de Louis, ce qui relève de notre désir de dépeindre notre perception du Québec actuel. Louis, c’est quelqu’un qui refuse le
monde tel qu’il s’offre à lui. C’est quelqu’un qui refuse d’accepter cette société qui lui est insupportable, malgré qu’elle
puisse prodiguer tout le confort matériel possible et qu’elle
se prétende aussi calme que paisible.
M. D. — Louis est un personnage dramatique, mais c’est aussi
un personnage métaphorique. Son drame, c’est qu’il est incapable de se définir, tout comme le Québec d’aujourd’hui.
Lorsqu’il le fait, c’est uniquement par la négative : « voici
ce que je ne suis pas. » Or, une telle incapacité peut s’avérer
extrêmement néfaste, car elle peut mener au repli sur soi.
simon lavoie et mathieu denis
Comment s’ouvrir à l’autre lorsqu’on n’arrive même pas à
savoir qui l’on est soi-même ?
Pourtant, Louis est le seul personnage à avoir un lien avec
la culture. On le voit lire, écouter de la musique, etc.
S. L. — Dans beaucoup de films québécois, le dépositaire de la
culture est souvent un personnage qui s’apprête à vivre une
rédemption. Les films de Bernard Émond ou de Catherine
Martin en sont de bons exemples. Dans Laurentie, nous voulions plutôt montrer l’ambiguïté de la culture. Celle-ci peut
être perçue comme une main tendue, en ce sens qu’elle est
une occasion de sortir de soi, de se dépasser, d’aller au-delà de
son petit monde. Louis saisit cette main tendue, mais elle ne
parvient pas à l’extirper de son marasme. On a beau côtoyer
la musique, la poésie, le cinéma, etc., ceux-ci n’offrent pas pour
autant d’évidences ou de solutions toutes faites et, finalement,
ce n’est pas le contact de la grande musique romantique du
dix-neuvième siècle qui empêchera Louis de basculer.
M. D. — La poésie joue deux rôles dans le film. D’abord, nous
voulions ancrer Laurentie dans la réalité québécoise, dans la
culture québécoise, parce que c’est le sujet central du film.
Ensuite, nous voulions parler de la laideur contemporaine.
C’est pourquoi Louis travaille dans un sous-sol sombre, que
sa ville est en chantier constant et qu’il habite en face d’un
transformateur électrique. La poésie et la musique servent de
contrepoids à cette laideur.
Louis est-il à la recherche du sublime ?
S. L. — Il est à la recherche de quelque chose de plus grand
que lui. Il n’admet pas que le monde se limite à un quotidien
où la seule valeur commune est le pouvoir d’achat.
Dans la scène où l’on retrouve Louis dans une église, le
plan commence par une image du cœur de la nef, magnifique sculpture blanche et paisible. Puis, la caméra recule,
nous donnant à voir l’église dans son ensemble. La caméra
recule encore et, derrière les bancs de bois, l’on découvre
des tables pliantes, des chaises de métal et des paniers
d’épicerie. Un vieillard en marchette se lève et marche
péniblement hors champ. L’église est devenue un centre
communautaire, une soupe populaire peuplée de vieux,
de pauvres. Doit-on comprendre que le sublime repose
nécessairement dans le passé et que le présent n’est plus
que chute et décadence ?
M. D. — Nous n’avons pas voulu faire l’apologie du passé. Nous
sommes aujourd’hui tout aussi aptes au sublime qu’auparavant. Par contre, je ne sens pas, chez nos contemporains, un
très fort appétit pour le sublime. Toutefois, je ne pense pas
que cet état soit nécessairement définitif. Cet appel au dépassement de soi que perçoit Louis dans la musique et la poésie,
nos contemporains peuvent aussi l’entendre. En fait, avec Laurentie, nous avons surtout essayé de donner forme à ce que
nos contemporains ressentent profondément sans être capables de le nommer.
S. L. — J’ajouterais que le film est construit comme un chemin
de croix parcouru par Louis et dont les stations sont les éléments qui ont constitué la nation canadienne-française : la
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
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carnets d’helsinki
Le
marais
Immigrer,
c’est aussi s’enfoncer.
jean-philippe payette
M
es valises sont plus lourdes qu’à l’habitude.
Ce sont les valises pesantes de l’émigration. Mon
exil est choisi, bien tempéré et sa trajectoire est
sinueuse, elle a le bruit du patin sur la glace. J’y
suis l’amour et des projets bien mûris. Je suis
maintenant ici pour migrer, vivre, faire de la
Finlande ma maison et devenir lentement visiteur en mon
pays natal. Ainsi débute mon petit cahier de départ vers le
pays de seconde naissance.
L’étymologie du mot Finlande est incertaine : celle que je
préfère est celle qui puise dans le latin : Fen-, le marais. C’est
pour moi une géologie toute désignée pour représenter le processus d’intégration, la lente absorption poreuse que proposent tant le marécage que le pays dans lequel on immigre. Et
cette dite absorption en ce gisement de tourbe de 338 444 km²
passe par la langue. Le premier territoire que je me dois de
conquérir est ainsi le finnois : je m’enfonce, façon mouche
d’Ésope, dans les mielleuses consonances de la langue de Saku
Koivu, que je parle maintenant à un niveau midget aaa. Je me
souviens, tout novice c que j’étais au début, que la méthode
Assimil me susurrait à l’oreille que l’on apprenait avec elle le
finnois « sans peine ». La bonne blague.
Très drôle, sachant que cette langue ouralienne compte une
quinzaine de déclinaisons, des voyelles courtes et longues et
des consonnes géminées, chaque phrase y est une cosmogonie
tout emmaillotée dans laquelle il faut tenir compte des harmonies vocaliques, des lénitions, des alternances consonantiques, des voyelles sombres (a-o-u) et claires (ä-ö-y) ; voyelles
sombres et claires que je confonds parfois et qui font en sorte
que ma prononciation hésitante illumine mon interlocuteur
d’une toute nouvelle et bien personnelle notion grammaticale
et esthétique : la voyelle claire-obscure (il faut imaginer ici des
lettres avec un seul point dessus).
Le finnois est une langue « parmi les plus complexes mais
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Liberté | N o 297 | 2012
aussi parmi les plus belles à l’oreille » me dit le papier glacé
du magazine de la compagnie aérienne, me murmure-t-il
dans une prose creuse et cajolante qui s’apparente au concept
de musique d’ameublement d’Erik Satie. Le finnois est une
langue où il est facile de se casser la gueule, me disent les trottoirs glissants de mon quotidien, me disent certaines de mes
phrases qui vont vers mes interlocuteurs comme le marteau
sans maître de Boulez.
Je ne m’y casserai jamais littéralement ladite gueule, mais
le finnois me décoiffe et, contre lui, je m’arrache les cheveux
et sourcils avec la même ardeur que lorsque je sors mes poireaux et radis de terre, dans mon petit jardin, rue Hämeentie.
Aucune blessure visible, mais mon orgueil, mon débit et mon
assurance subissent fréquemment de gracieuses fractures
ouvertes : au dépanneur, au pub, au supermarché.
Ce sont ces fractures apparentes qui me font participer à
la réalité des immigrants, qui me permettent de voir ce qu’est
devenir autre. Ces autres que, de Montréal, je voyais devenir
Québécois, que l’on dépeignait raisonnablement accommodés
dans les médias. Ces autres que je deviens ici.
La vie quotidienne en terre étrangère a par moments le
même effet que la rupture amoureuse : on doit apprendre à
vivre sans. Ici, on apprend à vivre sans la parole fluide, l’éloquence, la répartie, sauf peut-être pour se parler à soi-même,
comme on parle parfois aux disparus.
À l’école de finnois pour adultes, nous redevenons des
enfants, on nous apprend les couleurs, les saisons, les mots de
tous les jours ; la semaine prochaine, ce sera les animaux de la
ferme. Nous venons de partout sur le globe. Devant moi, une
Bangladeshi vient de découvrir la neige. À droite, un restaurateur originaire de Calcutta me dit qu’il aime beaucoup le mot
polkupyörä (vélo), qu’il aime faire du polkupyörä. Qu’il n’a pas
de polkupyörä. Qu’un jour, il achètera un polkupyörä.
Aime-t-il vraiment le vélo, ou aime-t-il plutôt la longueur
de ce mot qui lui donne l’impression de tenir en équilibre
pendant plus de deux syllabes sur la selle du finnois ? À six
ans, j’adorais lire, reconnaître et réciter le mot agréable pour
les mêmes raisons.
Du Bangladesh, d’Inde, d’Irak, d’Estonie ou du Brésil,
nous n’avons à peu près rien en commun, sinon cette hallucinante vulnérabilité linguistique qui nous ramène à notre
singulière banalité, à nos têtes d’écorchés vifs du mouvement
migratoire. Nous avons en commun ces morceaux de plâtre
dans la bouche, ces phrases ambitieuses qui vont hésitantes
sur leurs béquilles.
Haluan rakentaa siltoja Québecin ja Suomen välillä. C’est
l’une des premières phrases complexes que je suis parvenu à
écrire sans fausses notes dans un devoir que je devais faire à
la maison : je veux construire un pont entre le Québec et la
Finlande. J’ai eu un autocollant dans mon cahier.
Je tente ici de lier le Québec à la nordicité européenne,
de lier l’aéroport de Montréal (YUL) à ce que le président
estonien, Toomas Hendrik Ilves, dans l’Eesti Ekspress du 24
décembre 1998, appelle le Yule-lande :
Nous vivons dans le Yule-lande, cette région du monde où un
même mot signifie à la fois la naissance du Christ et le solstice
fiction
christophe bernard
monti,
billy joe pictou
et le paspéya
Où pogna la fameuse chicane de village
qui devait durer cent ans.
christophe bernard
T
out a débuté quand Monti a déclaré la guerre Guité, le patron, continue de siffloter en jouant du torchon.
au Service des postes. Le Service des postes de la Bien rien que le gros verrat du Nouveau-Brunswick, descendu
circonscription, à l’époque, c’était Victor Bradley. de sa chambre à l’étage, tout mêlé dans ses prospectus et ses
La circonscription, elle, eh bien, c’était pas grand- marchandises, pour faire pareille tête de bonbonnière et des
chose, pas encore. Rien qu’une frange drue, vague- « moi, moi ! » Bradley lui rend même pas son bonjour. Pas
ment municipalisée de bâtiments cantés à l’arrache de merci non plus quand arrive son sous-verre devant lui et
contre une traînée de forêt verticale débordant d’un mont son sherry sur le sous-verre. Parce que c’est ça qu’il boit, Bragiboyeux jusqu’au littoral. Les conifères, feuillus
dley, du sherry. Le sucre, il en raffole. Ce genre de
et poteaux télégraphiques faisaient la queue leu
gars-là. Chez eux partout en plus. Mais pas icitte,
Extrait du roman
leu pour se jeter comme des lemmings dans une
pense Monti, les bras dans la trappe à graisse en
Klondike ou La chasse
baie mouchetée d’autant de chaloupes qu’il y
train de déprendre de quoi qui couine.
à la bête creuse
avait d’habitants mâles au village. On devinait à à paraître au Quartanier
« J’te conna, toé », qu’il fait.
vol d’oiseau le circuit des chemins de terre lézar- à l’automne 2013
La guerre était déclarée.
dant le paysage, avec en tout petit dans le croche
Mais bon. Bradley, tout le monde le connaisau bout du banc, le cortège postal qui s’amesait. T’avais beau pas le connaître, tu le connaisnait à l’hôtel. C’était Victor Bradley, justement, sa tournée de sais pareil. Comment ça ? À cause de la shot à Paspébiac, et
courrier finie. Avec maints sacrebleu, maints jarnicoton, notre ça part pas bien, quand un député farfelu du patronyme de
facteur tirait son cheval par la bride, un beau cheval officiel Poitras, honni depuis, qui lui, Poitras, venait pas de Paspéfourni par la Ville, sans grand kilométrage après ça.
biac, ce qui part encore moins bien, alors au pinacle d’une
Bradley rentre, s’avance, s’accoude au bar, un long roulement harangue électorale juste assez infantilisante, mais où mande tambour dans l’expression. Persuadé que c’est des jalons quait quand même le petit flirt pour captiver ne serait-ce
d’haut gradé de cousus là sur l’uniforme du Département des qu’un tant soit peu la légion d’énergumènes à l’état brut en
bureaux de poste qui lui ficelle l’ego de justesse. Barman ! Je avant de lui, des corps vraiment très, mais très, comment dire,
te dis que l’ego a soif. Gossant pour gosser, Bradley tapote le érogènes, des ti-Claude et des Roger Johnson préférant de
zinc des doigts qu’il lui reste et se laisse décanter, toisant de loin se coller des crottes de nez les uns sur les autres en ricases yeux vairons la foule d’exactement trois pour dénicher le nant plutôt que d’écouter l’autre sophiste parfumé au fond
moineau à qui marteler toute la veillée que c’est lui l’inven- de tonne ou au jus de squaw qui se prenait pour un ministre
teur du timbre. Il a comme l’air d’attendre qu’on le félicite. sur sa tribune en carton et leur en jetait, leur en jetait de la
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Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
les fruits de son Goncourt (Mon village à l’heure allemande,
1945), se donna la mort à la veille de ses soixante ans, en juin
le lecteur impuni
1979 dans la nuit du 11 au 12 ; il ne supportait sans doute pas
de devenir un vieux critique).
Buñuel effrayant. Brute provinciale, branleur précoce, amateur de cimetières comme Kafka, jeune homme complice du
Grand Masturbateur, il se délesta de sa brutalité en découvrant
avec Federico Garcia Lorca la poésie et les vins de soif, les valdepenas ; il aimait les ossements, les insectes, les putes. Et la
musique de Wagner avant de devenir sourd comme Goya.
Jean-Claude Carrière, qui travailla avec lui durant vingt ans,
affirme dans Mémoire espagnole que, « séducteur né », il ne lui
a jamais connu « la moindre aventure, même vénale, même
d’un soir… » Son siècle avait trois semaines lorsqu’il est né, calle
Mayor à Calanda en Aragon, un village « horrible », disait-il.
Son souvenir marquant, et peut-être le plus beau peut-on
penser, était la vue, à huit ans, d’un mulet putréfié.
Dans L’ange exterminateur, film étrange plus qu’étrange,
l’action se passe dans un hôtel particulier à la fin des années
cinquante (Buñuel le tourna à soixante-deux ans en 1962) – à
Rome s’ouvrait le spectacle protomédiatique de Vatican II et
Quand Marcel Proust rencontre The Twilight
Huit et demi sortait sur les écrans de la Ville éternelle avec
Zone, l’on ne peut être que chez Buñuel.
un lot fouetté de fantasmes sexuels alors qu’à Paris Beckett
demandait à sa femme d’aller rue Bernard-Palissy porter aux
robert lévesque
éditions de Minuit le dialogue d’Oh ! les beaux jours, portant
sur la vie d’une femme pas malheureuse mais qui tranquillement s’enlise… Le cinéaste de Nazarin (quelle pastorale
amère, aride, qu’il filma en 1958 en exigeant de son camel y a une scène au parfum proustien dans L’ange raman qu’il tourne le dos au Popocatepelt ; quel évangile
exterminateur (quelque chose de Proust chez Buñuel ? : d’athée répandu telle une théorie de mines antipapales alors
« Je suis vierge de Proust. Ces pages terribles, impecca- que, zut, les cardinaux venaient d’élire Angelo Giuseppe Ronbles, sans points ni passages à la ligne, noires comme calli, alias Jean XVIII, « Il Papa Buono » ; en cette année 1962,
une araignée. Effrayant. Je n’ai jamais dépassé la pre- Hitchcock, apparemment indifférent à l’Église, au sexe et aux
mière page des Jeunes filles en fleurs. » Le cinéaste de enlisements de vieilles dames, signait son Vertigo, quand et
Belle de jour qui, presque autant qu’André Breton, était plutôt moi et moi et moi [comme le chantait Dutronc, Dutronc, ses
du genre homophobe (« avec les pédés, on ne
play-boys, ses cactus de l’âge du Scopitone] je ne
savais pas encore que je tomberais en amour avec
sait jamais sur quel pied danser », pouvait-il
Luis Buñuel
Kim Novak après l’avoir été avec Marina Vlady,
laisser tomber devant un interlocuteur), cauEntretiens avec Max Aub,
j’avais dix-huit ans, je n’aimais pas les insectes et
sait ainsi de l’asthmatique du boulevard Hauspréface de Jean-Claude
je lisais la nuit dans un dortoir, dissimulé sous
mann dans ses entretiens avec Max Aub et, s’il Carrière, Belfond,
un papier d’emballage de bidoche, le Voyage au
est vrai qu’il n’a pas lu plus d’une page impec- 1991, 373 p.
bout de la nuit, je filais avec mon Bardamu vers
cable de la Recherche, s’il en est demeuré vierge, —
la colonie de la Bambola-Bragamance…) a eu
il a une belle expression pour évoquer l’œuvre Luis Buñuel
des misères à réunir pour son Ange assez de
en entier : « les pages, noires comme une arai- Mon dernier soupir,
gnée » ; la relisant, je pense aussitôt à celle, somp- Ramsay, 1986, 319 p.
luxe dans les vêtements des personnages et les
tueuse, d’Angelo Rinaldi : « un festin de nuit où —
accessoires de la table, car il y a, comme il y en
Jean-Claude Carrière
la mort passe les plats… »).
a tant chez Proust, un dîner de nuit, vingt perBuñuel était badin, son cinéma d’un « bur- Mémoire espagnole,
sonnes assises, elles reviennent d’une représenPlon, 2012, 329 p.
lesque sérieux aussi irrésistible que celui de
tation d’opéra et durant le repas aux chandelles
Buster Keaton », écrivit Jean-Louis Bory à la
sous les lustres allumés une femme va ouvrir
sortie de La Voie lactée en 1969 (je revois Bory de dos, tou- son sac pour y prendre un mouchoir de dentelle et le specjours assis (comme Patrick Straram) au milieu de la première tateur verra en plan rapproché (mais ce n’est pas ça qui est
rangée d’une salle obscure à Paris, ou en 1973 à Cannes dans proustien) deux pattes de poule ; là, nous sommes plus dans
l’ancien palais, comme s’il voulait que l’écran l’enserre ; je Un chien andalou que dans Un amour de Swann.
n’ai jamais osé aborder ce critique idéal… qui considérait le
Avec le cinéaste de Los Olvidados (aux yeux proéminents
cinéma comme aussi grand que l’amour et qui, seul, dans la et aux verrues de menton), nous ne sommes pas chez les Verpropriété familiale de Méréville qu’il avait pu racheter avec durin ni chez la marquise Diane de Saint-Euverte, mais chez
La
serviette
de
table
I
66
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chronique
le señor Nobile, une grosse légume du Parti révolutionnaire
institutionnel mexicain, et, vous me voyez venir, une sonate
sera au cœur de la soirée, elle en sera le pivot. Mais il n’y a
pas de Charles Swann mexicain, il n’y a pas d’amour touillé
par l’écoute d’une petite phrase musicale… Qui sera bouleversé ? Sont là un colonel, une cantatrice qui n’est pas chauve,
un médecin louche, un ingénieur, une directrice d’on ne sait
quoi, un bellâtre arrondi, un architecte, une veuve enjouée,
un chef d’orchestre triste, bref un essaim bourgeoisial (du lot
de la distribution, seule l’actrice Silvia Pinal, qui joue l’hôtesse, n’est pas oubliée de nos jours ; elle vit encore, elle a quatre-vingts ans, e pur si muove ! mais que dans des telenovelas
– en lisant Ce que je crois, les souvenirs de Carlos Fuentes, j’apprends que l’écrivain panaméen-mexicain eut en 1962 une
aventure avec l’une des actrices de ce film, Rita Macedo, et
qu’une fille, Cecilia, le premier enfant de Fuentes, naquit de
cette union ; le romancier de Peau neuve avait connu Buñuel
sur le tournage de Nazarin, ils se voyaient les vendredis à seize
heures et buvaient des « Buñueloni » : Noilly Prat, angustura,
gin pur sur glaçons…) qui, le repas terminé, passe au salon
le lecteur impuni
pour clavecin et c’est, reconnaissons-le, du pur raffinement
de la part du cinéaste plutôt homophobe dont le père, avant
sa naissance, avait été marchand d’armes à Cuba et dont le
parrain sera marchand d’éponges à Majorque… Et la voilà,
la scène au parfum proustien, saisie en plein cinedrama : tous
écoutent la pièce pianistique (foin du clavecin), certains sont
assis, seuls ou à deux, d’autres debout près de longs vases effilés,
l’un appuyé, l’une avec un air penché et morose… Aux dernières notes, le film bascule dans ce qui pourrait être un épisode mortifiant et allongé de la série The Twilight Zone… Personne ne peut plus sortir.
Étrange, étrange, combien étrange ce film dont le titre
de travail était Los Naufragos de la calle Providencia. Buñuel
décida de le titrer El angel exterminador le jour où il aperçut
sur la table de travail de son ami le poète José Bergamin ces
trois mots menaçants écrits à la main ; croyant que l’expression était de Bergamin, il lui demanda l’autorisation de la
prendre et son ami répondit : « ce n’est pas de moi mais de
saint Jean… » Buñuel tenait son titre et s’exclama : « si je vois
ça sur une affiche, j’entre dans la salle immédiatement ! »
J’avais dix-huit ans, je n’aimais pas les insectes et
je lisais la nuit dans un dortoir, dissimulé sous un papier
d’emballage de bidoche, le Voyage au bout de la nuit.
pour les cafés et les alcools. C’est là que ça se Proust… Une
femme assise au piano joue donc une sonate. Comme celle
de Vinteuil revenant aux oreilles de Swann qui l’a entendue
l’année précédente sans savoir de qui elle était (nous, lecteurs,
spéculons encore sur le modèle : Franck, Debussy, Saint-Saëns,
d’Indy, Fauré), sonate dont un passage cristallise son amour
puis son désamour pour Odette de Crécy…
Cette sonate au cœur de L’ange exterminateur, qu’on croit
d’abord être d’un des Scarlatti, le père ou le fils, on se rend
compte au générique final que le cinéaste naturalisé mexicain (il aimait les insectes, les charognes, les putes barcelonaises, soit, mais pas les dictateurs catholiques) l’a dénichée
dans le seul recueil qui nous soit parvenu de l’œuvre (paraît-il
abondante) d’un musicien italien du dix-huitième siècle du
nom de Pietro Domenico Paradisi, né à Naples en 1707 et
mort à Venise en 1791, un contemporain exact de Carlo Goldoni mais bien oublié, lui, quand le gros Goldoni fait encore
recette de nos jours (comme il le faisait derrière un rideau
dans les théâtres de Venise, mais depuis sa sépulture, je le
lui souhaite tant, il garde peut-être un œil sur la justesse des
représentations de ses comédies grâce à un trou percé dans
son linceul)… Ce recueil rescapé comprend douze sonates
(on trouve cette anecdote dans ses Mémoires écrits à quatrevingt-un ans, un an avant de mourir, avec l’aide pressante de
Carrière et qui portent le gai titre de Mon dernier soupir…).
Moi, cet Ange de Buñuel, je ne l’avais pas revu depuis trente
ans et, dans mon souvenir (mon embarras de souvenirs de
ciné-clubs – avec deux copains, nous en avions créé un à
Rimouski l’année justement de L’ange exterminateur ; le propriétaire de la radio locale, un type snob qui s’achèterait plus
tard un titre de noblesse à Monaco, nous la joua à la Charles
de Noailles en nous refilant un billet de cinq cents dollars
sans obligation de remboursement, une somme énorme à nos
yeux), cette histoire d’un groupe de bourges basanés qui n’arrive plus à sortir d’où il est entré se passait dans une église.
L’ayant revu, je constate que ce n’est pas ça et que c’est ça…
car cette société friquée qui s’en-geôle (ou s’enjôle) dans un
hôtel particulier dont elle ne ressortira pas de sitôt, eh bien,
une fois libérée (je vous dis comment tantôt), elle assiste à
une grand-messe dans une basilique bondée dont personne, à
l’ite missa est, ne pourra plus ressortir… quand apparaît, pour
que l’on en sorte, nous, le mot fine dans une décharge de
musique d’orgue dans laquelle on reconnaît en partant différents Te Deum…
Liberté | N o 297 | 2012
Extrait de la publication
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