Marc Dominicy - Centre Perelman de Philosophie du Droit
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Marc Dominicy - Centre Perelman de Philosophie du Droit
Perelman et l’École de Bruxelles Marc DOMINICY Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive Université Libre de Bruxelles Né à Varsovie, Chaïm Perelman (1912-1984) émigra en 1925 vers la Belgique avec ses parents. Après avoir terminé ses études secondaires à Anvers, il s’inscrivit à l’Université Libre de Bruxelles, où il décrocha le titre de Docteur en Droit (1934). Devenu, dès 1932, élève-assistant pour le séminaire de philosophie, il obtint une bourse d’« aspirant » auprès du Fonds National belge de la Recherche Scientifique (1935-1938). En 1937, il retourna pour une année à Varsovie, où il étudia avec Kotarbinski et Lukasiewicz; ce dernier, alors recteur de l’Université, s’attacha à lui épargner les humiliations habituellement infligées aux étudiants juifs, en faisant état de la nationalité belge que Perelman avait acquise en 1936 par naturalisation (Goriely 1993: 323 note 3). En 1938, Perelman soutint sa thèse de Doctorat en Philosophie à l’Université Libre de Bruxelles. Nommé assistant (1938), puis chargé de cours (1939) dans la même institution, il dut cesser ses enseignements en 1940 sur injonction de l’occupant nazi. Il choisit alors de démissionner de son poste, et s’engagea dans une résistance active en organisant le Comité de Défense des Juifs qui contribua à sauver près de 4.000 enfants. En 1944, il lui fallut entrer dans la clandestinité. Au sortir de ces épreuves, l’Université Libre de Bruxelles lui accorda le titre de professeur ordinaire. Par ses enseignements de logique, d’argumentation, de philosophie morale et de philosophie du droit, par ses inlassables activités — comme la création du Centre National belge de Recherches de Logique, dont il animera la section juridique — Perelman s’attira une renommée internationale que vinrent consacrer de nombreuses distinctions scientifiques (Foss, Foss et Trapp 2002; Legros 1986, 1997). À l’Université Libre de Bruxelles, Perelman reçut sa formation philosophique d’Eugène Dupréel (1879-1967) et de Marcel Barzin (1891-1969). Dans une œuvre de jeunesse, il a bien décrit les portées respectives de ces deux influences: « Si l’idée fondamentale de cet article est due à ce besoin de logique que M. le Professeur Barzin a su rendre toujours présent à notre esprit, tout lecteur informé remarquera combien cette idée s’insère étroitement dans la philosophie de M. Dupréel, dont nous avons subi l’empreinte ineffaçable » (1933a: 10-11 note 1). Plus tard (Perelman 1968a; 1979a; 1979b; 1980b), il ne manquera jamais de signaler sa dette vis-à-vis de Dupréel; mais il aura toujours soin de 2 rappeler également qu’il devint, au cours des années trente, le disciple privilégié de Barzin, qui dirigea sa thèse de doctorat (Perelman 1938). Avec le recul, on ne peut s’empêcher de croire que l’empreinte laissée par Dupréel se révèle à la fois plus profonde et plus fertile que l’héritage de Barzin. Ce déséquilibre provient, pour une part, de ce que Lucie Olbrechts-Tyteca (1899-1988) fut, elle aussi, l’élève de Dupréel, dont elle s’inspira constamment dans ses recherches consacrées à la dissociation des notions et au comique du discours; nous y reviendrons. Mais il y a plus. Barzin professait, nous le verrons, une philosophie des mathématiques qui nous apparaît aujourd’hui comme profondément erronée; or, il a entraîné Perelman sur cette voie sans issue jusqu’à l’aube de la deuxième guerre mondiale. On trouve, dans les écrits postérieurs de Perelman, de nombreuses traces — plus ou moins conscientes — de cette expérience malheureuse. Nous montrerons ainsi, dans notre paragraphe 2, que Perelman a toujours éprouvé de grandes difficultés quand il lui a fallu intégrer à sa pensée philosophique les résultats les plus significatifs de la logique moderne1. 1. Avant Perelman: la philosophie d’Eugène Dupréel La renommée d’Eugène Dupréel survit essentiellement parmi les sociologues et les théoriciens de la valeur2, même si les spécialistes de la philosophie grecque connaissent tous, au moins de seconde main, ses thèses très contestées sur Socrate et les Sophistes (Dupréel 1922; 1948b)3. L’ensemble de son œuvre n’a fait l’objet, jusqu’ici, que de brèves synthèses, qui ne peuvent qu’être simplificatrices et incomplètes (Barzin 1950; Paumen 1979; Perelman 1932; Perelman éd. 1968; Ruytinx 1984). Nous allons nous attacher ici à dégager les apports les plus importants de Dupréel pour l’émergence et pour le développement de la Nouvelle Rhétorique; notre étude fournira, en ce sens, un fondement raisonné aux rapprochements implicites qu’établit l’anthologie de Lempereur (1990). Dupréel fut formé à la philosophie par René Berthelot (1872-1960), qui enseigna à l’Université Libre de Bruxelles de 1897 à 1906 (voir Berthelot 1908; Dupréel 1909, 1961). Grâce à Berthelot, Dupréel connut le pragmatisme américain (cf. Berthelot 1922) et la première philosophie mathématique de Bertrand Russell (Russell 1903). Mais il lui doit 1 Lors de la rédaction de cette notice, nous avons bénéficié de l’aide précieuse que nous a apportée Emmanuelle Danblon; en particulier, le paragraphe 3.4, sur l’auditoire universel, n’aurait pas pu être écrit sans un recours systématique à ses travaux. 2 Surtout de langue italienne: Battaglia (1977), Carpi de Resmini (1955), Gianformaggio Bastida (1973), Rosso (1973: 321-324), Stabile (1976). Mais voir aussi Bréhier (1950: 131-142; 1981: III, 1007-1008), Gabel (1962: 62-67), Lavelle (1951-55: I, 144-145), Leroux (1940), Ruyer (1952: 181-183). 3 Voir, par exemple, les contributions de Schuhl, Calogero, Aubenque et Croissant dans Perelman (éd. 1968), ou Cassin (1995: 231-232, 605 note 28). 3 surtout une aversion durable (et nullement originale) pour le darwinisme, une tendance néohégélienne à identifier les objets d’après les relations (nécessairement « internes ») qu’ils entretiennent les uns avec les autres, et surtout une inclination à penser les problèmes philosophiques à l’aide de notions dissociées, dont les deux composantes se déterminent réciproquement. Ainsi, dans un de ses premiers articles, Dupréel loue Berthelot d’avoir adopté un « procédé de dissociation » qui, à partir des diverses théories examinées, dégage une série de thèses regroupées par couples (Dupréel 1909: 196-197). Docteur en Histoire (1901), Docteur en Philosophie (1903), puis Docteur spécial en Philosophie (1906), Dupréel succéda à Berthelot en 1907 à l’Université Libre de Bruxelles; il prit en charge la philosophie, la morale, la métaphysique et la sociologie générale. Dès 1910, il fut étroitement lié à l’Institut de Sociologie créé par Ernest Solvay (1838-1922), et dont Émile Waxweiler (18671916) assumait alors la direction. 1.1 Le « conventionnalisme sociologique » La pensée de Dupréel s’offre, d’emblée, comme un « conventionnalisme sociologique » dont les principes sont exposés dans un article-programme de 1925, « Convention et raison » (repris dans Dupréel 1949: 1-26 et Lempereur 1990; voir le commentaire de Battaglia 1977: 91-92). La meilleure introduction à cette doctrine parfois déroutante nous est fournie par l’analyse que Dupréel (1922: 431; 1948b: 14-25, 36-43, 4849) a appliquée à la célèbre maxime de Protagoras: « L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas ». Comme nous l’a montré Emmanuelle Danblon (2002a: 61-67), la glose de Dupréel préfigure la formule par laquelle Searle (1995) tente de capter les conventions qui assignent un statut fonctionnel, collectivement reconnu, à une certaine classe d’objets: « X est compté comme un Y dans le contexte C ». Mais à la différence de Searle, le Protagoras de Dupréel décèle l’assignation d’un statut fonctionnel dans toute forme de connaissance: « il n’y a pas d’être, point de nature dont la connaissance ne serait qu’un reflet, il y a l’activité des hommes par quoi quelque chose est découpé et fixé dans l’indétermination antérieure […] les choses ne sont pas par la nature, elles sont par la loi […] C’est l’accord des esprits, convention implicite ou explicite, qui assure la consistance des êtres […] Le discours n’exprime pas uniquement les choses, il les arrête ou les découpe, peut-on dire, dans le chaos indéterminé » (Dupréel 1948b: 24-25). 4 1.1.1. L’« unicité » du vrai Si l’on s’arrête à ce stade, le « conventionnalisme sociologique » que prône Dupréel se confond avec le pragmatisme, en ce sens que « l’accord des esprits » deviendra le seul critère de la vérité. Or, s’il a parfois fait des concessions verbales au pragmatisme4, Dupréel a fini par rejeter cette philosophie, lui reprochant de réduire la valeur « unique » du vrai à un bien conçu en termes utilitaristes5. À Protagoras qui, selon lui, n’aurait jamais su sortir du pragmatisme (1948b: 22, 55-57), il opposait — au prix d’une réhabilitation audacieuse — la figure du sophiste Hippias, à laquelle il s’identifiait volontiers6. Pour Dupréel, la prétention au savoir universel que la tradition attribuait à Hippias ne saurait se ramener à la vaine polymathie qu’a ridiculisée Platon; elle témoignerait, tout au contraire, d’une volonté légitime d’unifier la connaissance au nom de l’« unicité » qu’il convient de reconnaître au vrai. Perelman ne dira pas autre chose lorsque, critiquant Michael Polanyi, il affirmera son rejet du « pluralisme » en matière de vérité (Perelman 1970a: 351-352; cf. aussi 1989: 217; 1990: 388, 420-421). On peut néanmoins se demander comment la clause searlienne « X est compté comme un Y dans le contexte C » permet de ne pas céder au pragmatisme, si toute catégorisation — y compris celle d’un objet en tant que X — se réduit à une convention sociale7. À cela, Dupréel rétorque que « la valeur de réalité » comme « la valeur de représentation » sont 4 « Il n’y a pas d’autre critérium efficace de la vérité que l’unanimité des esprits à la reconnaître » (1912a: 106; cf. aussi 1911a); même concession ponctuelle chez Perelman (1990: 142): « il n’y a de vérité qu’admise ». 5 Voir Dupréel (1912a: 293-294; 1932: 269-271; 1939a: 219-220; 1949: 292-293, 333-334); et les commentaires de Bastide (1968), Battaglia (1977: 72-73), Christoff (1968), Leroux (1940: 78-79), Perelman (1968a: 231), Stabile (1976: 55-57). On retrouve cette critique dans les premiers travaux de Perelman (1931; 1933a; 1933b). Comme le souligne Gianformaggio Bastida (1973: 51 note 90), René Berthelot (1911-13-22) avait soumis le pragmatisme à un examen beaucoup plus approfondi. 6 Voir, entre autres passages, Dupréel (1922: 436; 1948b: 136, 193, 206-209, 213, 242-243, 401), ainsi que Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988: 48). À cet égard, le passage qui suit constitue peut-être le meilleur résumé de ce que voulait accomplir Dupréel: Protagoras avait aperçu le rôle capital de la convention dans l’établissement des règles de la vie sociale, dans la constitution du langage et jusque dans les croyances apparemment les plus spontanées, comme les croyances religieuses. Hippias de son côté apparaît toujours comme le philosophe de la Vérité. Son culte pour la vérité allaitil l’indisposer contre les notions de fiction et de convention alléguées par Protagoras, de la même manière qu’il avait fait de lui l’antagoniste de Gorgias, technicien de l’apparence? Il n’en fut rien. Hippias comprit la valeur de la notion sociologique du conventionnel, l’importance de l’accord des volontés dans la constitution de l’ordre social comme dans l’institution du langage; il s’efforça d’établir les rapports de la vérité et de la convention, ce fut sa doctrine propre de la fuvsiı et du novmoı, de la Nature et de la Loi. Tandis que Protagoras et ses contradicteurs laissaient une opposition radicale entre l’ordre naturel et le conventionnel, Hippias aperçut que la convention même est fondée en fin de compte sur la nature et sur la vérité comme sur ses conditions préalables et ses raisons d’exister. L’ordre sociologique, s’il se superpose à l’ordre naturel, n’en est cependant pas foncièrement différent, il le continue et l’achève, il a en lui ses racines, et plus directement il en dépend, plus il a de solidité et de chances de durée. L’opportunité est certes la raison d’être d’une convention, mais sa cause lointaine et sa valeur propre est dans le degré de sa conformité à la vérité, c’est-à-dire à l’ordre universel. (Dupréel 1922: 436) 7 Cette inquiétude est déjà exprimée par Ledent (1939a: 137). 5 subordonnées, en tant que « valeurs relatives », à « la valeur absolue de vérité »8. Il existe donc bien « un donné inconsistant, une matière amorphe, au sens le plus large du terme, que nos organes permettent à chacun de nous de sentir et de déterminer indépendamment de la perception des autres » (1948b: 24). Cette donnée « brute », qui n’a rien de conventionnel, assure l’objectivité du vrai; mais, pour en parler, il faut passer par des catégorisations qui la représentent sous la forme de telle ou telle réalité. Rien n’exige, par conséquent, que deux propositions vraies, ou deux théories vraies, partagent la même ontologie; il est même loisible de penser que l’unité de la science ne pourra s’instaurer qu’au prix d’un « pluralisme » des représentations et des réalités. 1.1.2. La convention et l’accord des esprits Tout en adhérant comme Searle (1995) au réalisme externe, et tout en admettant que les conventions sociales sont causalement produites (1949: 258), Dupréel se refuse à leur appliquer une réduction causaliste (1949: 7-14). Contre Durkheim (1947: 125-128), il reprend à Stuart Mill (1862: I, 475-498; cf. Battaglia 1977: 25) un « principe des raisons diverses », selon lequel « les auteurs d’une convention peuvent être déterminés par des causes différentes et variables, et par des motifs différents et variables » (1949: 7, 250-251; cf. aussi 1936: 95; 1939a: 31-49). Par ailleurs, il ne croit évidemment pas en un « conventionnalisme a priori » qui supposerait, de façon tout à fait invraisemblable, que chaque assignation d’un statut fonctionnel résulte d’une convention explicitement négociée entre les individus. Mais s’il défend une forme de « conventionnalisme a posteriori » dont le Cratyle fournit la première exposition d’ensemble (cf. Dupréel 1922: 214-255; 1948b: 36-38, 265-279), il maintient cependant que tout ce qui ne provient pas de « conventions expresses […] se révèle de même nature que cette partie expressément conventionnelle, à mesure qu’on s’aperçoit que ce qui n’a pas été institué, ou ce dont le souvenir des origines est perdu, peut être remplacé, au moins théoriquement, par un équivalent qui soit, celui-là, strictement conventionnel » (1949: 254). Il y a, certes, quelque naïveté à croire que n’importe quelle habitude sociale se laisse retraduire en une « convention expresse », et donc potentiellement négociable. Perelman, quant à lui, s’avèrera beaucoup plus sensible aux obstacles que toute tradition (et tout langage, en particulier) oppose à l’explicitation du sens, et à la résolution des conflits (voir, par exemple, 1968b: 123; 1979d: 114-116; 1989: 42, 192, 361-362; 1990: 180- 8 Dupréel (1936: 98-100; 1939a: 117 note 1, 201, 251-272; 1948a: 191-193). Dans les œuvres de sa maturité philosophique, Dupréel s’opposera à la fois au pragmatisme et au néo-positivisme, en affirmant qu’il n’existe aucun critère décisif de la vérité (1938b: 58-59; 1939a: 8; cf. Gianformaggio Bastida 1973: 60). 6 181, 436). À notre avis, les tenants et aboutissants de cette divergence, qui peut paraître secondaire, ont de nombreuses implications pour notre propos. Dupréel et Perelman récusent tous deux les philosophies — « édifiantes », pour Dupréel (1939a: 114-118; 1948a: 185-186); « premières » selon Perelman (1989: 153-177, 325-329) — qui prétendent fonder les jugements de réalité et les jugements de valeur sur des principes évidents ou des données primordiales (cf. Paumen 1968; Pieretti 1993). La philosophie « critique » ou « régressive » qu’ils défendent l’un et l’autre porte sur ce qui fait l’objet, au moment de l’enquête, d’un « accord des esprits »; en ce sens, ils entendent substituer, à la « raison éternelle » des philosophes classiques, une « raison historique » (Perelman 1963: 95-103; 1989: 364) consciente de son enracinement spatio-temporel et du caractère conventionnel ou traditionnel que revêtent les vérités ou évaluations qui lui paraissent unanimement admises. En combinant une théorie objectiviste de la vérité à une approche critique, mais non systématiquement hostile, d’un sens commun historiquement situé, Dupréel comme Perelman optent pour une méthode qui préfère partir de ce qui paraît à tous bien connu, pour tenter d’aboutir ensuite (par « régression » ou par « progression ») aux « deux inconnus » que sont, d’un côté, les principes les plus élémentaires et, de l’autre, les contenus les plus élaborés9. En outre, par leur refus de pratiquer, vis-à-vis des conventions et traditions sociales, la stratégie de la « table rase »10, ils rejoignent le « rationalisme critique » de Karl Popper et la « philosophie ouverte » prônée par Ferdinand Gonseth; la revue Dialectica constituera ainsi, dès la fin des années quarante, un lieu d’échange permanent entre Dupréel, Perelman et Gonseth11. Mais au-delà de ces affinités, les rapports entre la « philosophie critique » de Dupréel et la « philosophie régressive » de Perelman ne sont pas 9 Voir Dupréel (1928b: 13; 1949: 91-94) et Perelman (1933a; 1933b; 1989: 163). Ce point de vue rappelle ce que Russell (1919: 2) écrivait à propos des mathématiques: The most obvious and easy things in mathematics are not those that come logically at the beginning; they are things that, from the point of view of logical deduction, come somewhere in the middle. Just as the easiest bodies to see are those that are neither very near nor very far, neither very small nor very great, so the easiest conceptions to grasp are those that are neither very complex nor very simple (using « simple » in a logical sense). And as we need two sorts of instruments, the telescope and the microscope, for the enlargement of our visual powers, so we need two sorts of instruments for the enlargement of our logical powers, one to take us forward to the higher mathematics, the other to take us backwards to the logical foundations of the things that we are inclined to take for granted in mathematics. 10 Assez curieusement, Perelman s’est alors donné Descartes comme repoussoir philosophique (voir, par exemple, Perelman 1989: 18-190; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 1-3), tout en concédant que celui-ci acceptait, au moins provisoirement, l’appel à l’opinion commune en matière de morale (Perelman 1989: 411412; 1990: 437-438). Pour Dupréel, au contraire, Descartes incarne le dernier moment d’une pensée traditionnelle, antérieure à l’émergence de la « table rase » (Dupréel 1949: 318-323). 11 Sur ces contacts, voir Dupréel (1947; 1947-48; 1968a: 24 note 1, 91-97), Gonseth (1968), Perelman (1970b; 1989: 153-177, 301-311), Gianformaggio Bastida (1973: 117-133). Perelman n’a jamais fait que des allusions furtives à Popper (voir, par exemple, 1979d: 129; 1980a: 108; 1990: 112), alors que son épistémologie était très clairement faillibiliste (voir, par exemple, 1989: 187, 191, 304-305). 7 dénués d’ambiguïté12. Perelman (1968a: 232-233), qui n’a jamais désiré polémiquer avec Dupréel, remarque cependant que celui-ci n’a pas su, ou n’a pas voulu, conserver un statut purement « descriptif » à sa philosophie13. Selon nous, le « conventionnalisme a posteriori » de Dupréel l’a conduit à rompre avec le style « descriptif » que privilégiera Perelman, parce que la possibilité constante d’analyser, et d’éventuellement réformer, en commun toute habitude sociale, quelle qu’elle soit, relève en fin de compte d’une vision « édifiante » qui tend à nier le caractère irréductible de certains conflits (voir, à ce sujet, les remarques très pertinentes de Goriely 1968). Il en résulte que, malgré sa connaissance de la première sophistique, Dupréel n’a jamais manifesté aucun intérêt véritable pour ce qui sera l’objet central de la Nouvelle Rhétorique (cf. Perelman 1968a: 236; 1979a: 70-71). De Protagoras ou de Gorgias, il ne retient que leur critique du « monisme » de Parménide (voir Dupréel 1938a; 1948b). Chose plus grave, il a toujours soutenu que le discours persuasif a pour vocation de déboucher sur l’accord des esprits, et sur une convention librement consentie: même si elle offre, en tant qu’alternative à la force, un espace de résistance à l’auditoire visé, « la technique de persuasion, partie éminente de la technique sociale, consistera donc à remonter jusqu’à un point sur lequel les deux interlocuteurs n’ont aucune raison de s’opposer l’un à l’autre, et à déduire de cet accord dûment constaté que la chose que désire celui qui cherche à convaincre, l’autre a toute raison de la vouloir aussi » (Dupréel 1948a: 160-162, 179-95; 1949: 352-353; cf. aussi Lempereur 1990). Comme nous le montrerons plus tard, la réflexion de Perelman se fondera, à partir des années cinquante, sur des présupposés exactement inverses14. 12 On lira, à ce sujet, la réponse de Battaglia (1977: 149-150, 189 note 20, 191 notes 52 et 53) à Gianformaggio Bastida (1973: 55-60, 104-109); voir aussi Gianformaggio (1993: 449-450). La réflexion « néo-positiviste » de Perelman sur la justice (1945; cf. Perelman 1990) ne faisait aucun usage de la dissociation entre « justice statique » et « justice dynamique », que Dupréel avait introduite dans son Traité de morale (1932: 485-491); mais cette dissociation n’était pas méconnue (Perelman 1990: 23, 64-66, 77-79, 89, 111, 196) et elle nourrira toutes les thèses défendues, à partir des années cinquante, en matière de philosophie du droit. 13 Sur le caractère « descriptif », au sens de Strawson (1959), de la théorie de l’argumentation chez Perelman, voir en particulier Hottois (1977). 14 Sur ce point, voir Gianformaggio (1993: 435-436). Dans ses notes sur Dupréel, Perelman (1968a: 237; 1979a: 70-71) affirme que son maître défendait, comme lui, une « philosophie du raisonnable » (cf. Battaglia 1977: 12, 165; Gianformaggio Bastida 1973: 55-56). Mais en soulignant que Dupréel ne disposait d’aucune théorie du choix et de la décision, il indique bien les sens divergents que l’un et l’autre attribuaient au mot « raisonnable » (l’eu[logon des Grecs). Chez Dupréel, le « raisonnable » est une paix de l’esprit que l’on acquiert en surpassant les conflits de valeurs: La récompense du philosophe ce n’est pas la possession de la Raison comme un ordre rigoureux où la vérité scientifique et la vérité philosophique seraient désormais réunies et à quoi lui seul parviendrait sûrement, c’est plutôt le raisonnable, excellence confuse, faite d’adaptation par le rapprochement de toutes les valeurs, étant écartées les éliminations arbitraires liées au fait d’en ignorer quelques-unes. (Dupréel 1939a: 294) Au contraire, Perelman qualifie de « raisonnable » un acte qui n’a pas pour vocation de contribuer au rapprochement de valeurs antagonistes (voir Perelman 1979e: 117-123; 1989: 217-218; 1990: 148, 291-293, 400, 418-428, 476-477, 482, 511-522, 634). 8 1.1.3. Finalisme sociologique et biologie Ce qui nous apparaît, a posteriori, comme une naïveté conventionnaliste procède, chez Dupréel, de diverses sources. Son idéologie « pluraliste » se fonde sur le postulat que toute personne humaine appartient, par nécessité, à plusieurs groupes sociaux: « Les groupes sociaux s’interpénètrent: tout homme peut relever à la fois d’une nation et d’une religion internationale; on peut être belge et catholique, français et musulman, et tels que réunit dans un groupe, par exemple, la qualité d’académiciens, se dispersent, d’autre part, dans des groupements professionnels multiples, des familles, des ordres religieux » (1928b: 7; cf. 1929; 1934; 1945; 1949: 362-369; Perelman 1979b; 1989: 214). À cette thèse, s’ajoute un réductionnisme sociologiste qui fait croire à Dupréel que toute antinomie de valeurs naît de la pluralité des groupes sociaux (voir, par exemple, 1932: 305-306, 407; 1939a: 209), même quand le conflit se déroule dans la conscience d’un seul individu: « La synthèse de la soumission à la règle et de la liberté, fait moral spécifique, correspond, dans la réalité de l’existence, au fait de l’individu choisissant entre les règles de deux groupes distincts, actuels ou possibles » (1932: 439)15. Par ailleurs, Dupréel pense que le mélange de groupes sociaux en partie antagonistes, mais inextricablement liés entre eux par les individus qui les composent, amène les sociétés « ouvertes », à population croissante, vers un état de discussion critique qui ne peut que susciter un accord de plus en plus général des esprits (1928a: I, 204-205; II, 207-208, 214-226; 1939a: 209-222). On touche ainsi à l’un des traits les plus saillants de sa « forma mentis »: une sorte de providentialisme sociologisant, qu’il a hérité d’une foi originelle dans le progrès, et que les catastrophes ou périls politiques et écologiques du XXe siècle n’arriveront jamais à ébranler totalement (voir, à ce sujet, Dupréel 1928a; 1949: 351-361, 375-378; 1968a). Son œuvre est parsemée, dès lors, de déclarations finalistes qui illustrent, de manière assez fâcheuse, les difficultés qu’il éprouve à se démarquer du pragmatisme et du relativisme; en voici deux exemples: la vérité est la connaissance dont la nature est telle qu’elle puisse être dans tous les esprits exactement ce qu’elle est dans un seul […] Par le jeu naturel des forces sociales la logique pure est la limite vers laquelle tend la logique sociale. (Dupréel 1912a: 252-253) c’est parce que la critique philosophique et la science nous apprennent que tout est relatif, que nous savons que rien ne s’oppose à l’absolu que, d’un commun accord, nous voulons. (Dupréel 1932: 433-434; cf. 1939a: 278) 15 Perelman se démarquera immédiatement de cette thèse, en des termes qui font apercevoir le substrat religieux, ou en cas judaïsant, de sa réflexion (cf. Gianformaggio Bastida 1973: 61-62 note 119): « en se plaçant à un point de vue uniquement sociologique, on aboutit à ce paradoxe que, en étudiant la pensée religieuse, on examine non pas le cas du croyant, mais le cas de l’incroyant faisant cependant partie du groupe des croyants » (Perelman 1932: 397). 9 Ce finalisme ne saurait être pleinement compris sans tenir compte des étranges opinions que Dupréel professait en matière de biologie (cf. Goriely 1968). Nous l’avons dit plus haut: Dupréel avait hérité de Berthelot une hostilité, au demeurant banale en ces tempslà, vis-à-vis du darwinisme. Pareille attitude ne lui fit pas rejoindre les rangs néo- lamarckiens, mais le conduisit à défendre une philosophie de la vie assez proche du « vitalisme finaliste » que Buican (1984: 128) prête à Lucien Cuénot (1866-1951). Tandis que ce dernier s’interrogeait sur les similitudes entre les organes du vivant et les outils fabriqués par l’être humain (Buican 1984: 123-125), Dupréel se demanda, dès le début des années trente, « si l’avenir de la biologie générale n’est pas dans une application aux phénomènes de la vie, d’hypothèses suggérées par les mécanismes que révèlent sans obscurité les relations des individus et des groupes » (1932: 247). À l’instar de Cuénot (cf. Buican 1984: 130-135), qu’il lui arrive de citer (Dupréel 1949: 157), il se refuse à penser que la vie puisse être issue du seul hasard et dénonce, à ce propos, « l’explication par l’inférieur non surmonté » (1939a: 116; cf. 1939a: 145-164; 1949: 219-222, 246-249; 1955a: 43; 1968a: 102). Le programme de recherches « pragmatologique » qu’il met en place à partir de ces prémisses (voir Dupréel 1939a: 145-164; 1949: 150-195, 300-317; 1955a; 1968a) ne mériterait pas d’être évoqué s’il n’était venu conforter l’inclination providentialiste dont nous avons parlé. Ledent (1939a: 136) note, très pertinemment, que l’attitude philosophique de Dupréel soulève des « problèmes d’émergence »; à ces problèmes, le finalisme vient apporter des réponses qui relèvent, pour Henri Janne (dans sa préface à Dupréel 1955a: 17-18), d’une « cybernétique » dont Cuénot aurait fourni le modèle en biologie. En d’autres termes, il existerait, contrairement à ce que soutient le néo-darwinisme (Dennett 1995; Monod 1970), une « théorie générale des systèmes » dont les lois expliqueraient l’émergence, dans l’univers physico-biologique comme dans le domaine de la vie sociale, de formes d’organisation de plus en plus complexes. Selon cette conception résolument optimiste, mais hélas infondée, l’élimination des conflits s’exercerait, somme toute, au rythme d’une combinatoire systémique qui substituerait, aux dissemblances initiales des groupes sociaux, une ressemblance sans cesse généralisée entre les êtres humains: à propos « des valeurs supérieures telles que la justice ou la vérité », Dupréel affirme sans ambages « que ce qui nous inspire de les servir, c’est en dernière analyse, l’entretien de la compatibilité entre les semblables supérieurs dont nous sommes l’un » (1955a: 62). 1.2. La consistance, la précarité et les « notions confuses » La « théorie sociologique de la vie » (1948a: 111-115, 386-389; 1949: 300-317; 1968a: 75-90) dont Dupréel se faisait l’avocat devait inclure des concepts, tel ceux de 10 « consolidation » (1949: 150-195), de « consistance » et de « précarité » (voir, entre autres, 1936; 1939a: 83-103; 1949: 340-344; 1955a; 1956; 1968a), qui soient susceptibles de s’appliquer à n’importe quel objet, naturel ou culturel. Si le concept de « consolidation » a comme seul intérêt de fonder une doctrine causale des conventions qui ne succombe pas à la réduction causaliste (1949: 258), il en va tout autrement pour la « consistance » et la « précarité ». En effet, l’une et l’autre sont constamment invoquées par Dupréel lorsqu’il tente d’intégrer à sa « philosophie des valeurs » ses thèses, déjà anciennes, sur les idées ou notions « confuses » (1910a; 1910b; 1911b; 1912a; 1912b; 1924). Pour aborder cette thématique, dont nous trouverons de nombreux échos dans l’œuvre de Perelman et d’Olbrechts-Tyteca, il faut s’attarder, une dernière fois, sur les rêveries socio-biologisantes de Dupréel. Considérons l’affirmation suivante: « Plus consistant, au sens que nous donnons à ce terme, que ne l’est le caillou, l’insecte est cependant plus précaire quant aux chances de naître et d’accomplir son destin intégral. Son existence, dans l’absolu, à partir d’un point zéro, est moins probable » (Dupréel 1955a: 23; cf. 1939a: 123-154). On voit, par cet exemple, que la consistance, c’est-à-dire la complexité organisationnelle, varie en proportion directe avec la précarité, c’est-à-dire avec une improbabilité préalable dont le surpassement réclame l’intervention d’une systémique finaliste16. Les raisons qui poussent Dupréel à établir un pont entre cette thèse « émergentiste » et l’étude des idées ou notions « confuses » s’avèrent difficiles à percevoir, d’autant qu’il lui est arrivé, au début de sa réflexion en la matière, d’établir une variation proportionnelle inverse entre consistance et précarité (« Convention et raison » [1925]; Dupréel 1949: 23). Mais la clause searlienne « X est compté comme un Y dans le contexte C » nous aidera à nous orienter sur ce terrain délicat. 1.2.1. Contextes d’interprétation et contextes d’assignation En tant qu’assignation d’un statut fonctionnel, la clause searlienne comporte deux dimensions contextuelles qu’il convient de distinguer. D’une part, tout statut fonctionnel collectivement reconnu livre une information, qui peut rester implicite, sur le « contexte » dans lequel ce statut « fonctionne » (voir Dennett 1995: 195-200); c’est ce que Searle exprime au moyen du syntagme prépositionnel « dans le contexte C ». D’autre part, différents « contextes » nous contraignent à opter, vis-à-vis du même objet, pour des assignations distinctes. Afin de clarifier les choses, nous parlerons de « contexte d’interprétation » et de 16 Voir les commentaires de Bréhier (1950: 131-137; 1981: III, 1007-1008) et Lavelle (1951-55: I, 144-145, 362, 395-396, 429 note). Gabel (1962: 62-67) a proposé une interprétation marxiste de Dupréel, dans laquelle le processus qui conduit à accroître (respectivement, à diminuer) la « consistance » et la « précarité » s’identifie à une « déréification » (respectivement, à une « réification »). Mais il n’utilise pas toujours le terme de 11 « contexte d’assignation ». Considérons, à titre d’illustration, le divorce notionnel entre « l’individu proprement dit » et la « personne », tel que l’analyse Dupréel (1932: 514-530). Si, à un objet donné, nous assignons le statut fonctionnel d’individu proprement dit, cela revient à le soumettre au déterminisme causal, et donc à ne lui attribuer aucune liberté morale; si, par contre, nous lui assignons le statut fonctionnel de personne, cela revient, sous certaines conditions, à lui reconnaître la liberté morale et à le soustraire au déterminisme causal (cf. aussi Perelman 1970a: 372-387; 1989: 257-293). Le conventionnalisme de Dupréel l’autorise à ne déceler aucune difficulté dans le fait que ces deux assignations puissent s’appliquer à un même objet: Surtout ne disons pas que le déterminisme est vrai et que la liberté est fiction ni davantage que la liberté est vraie et le déterminisme fictif. C’est ce mot de fiction qui est à exclure formellement du débat, comme impliquant mal à propos l’opposition d’un terme faux et d’un terme vrai, d’une apparence et d’une réalité. Une convention n’est ni vraie ni fausse, ou plutôt elle est une réalité dès qu’elle est faite, explicitement ou implicitement, et observée par les convenants. Avec la liberté morale et le déterminisme universel on se trouve devant deux conventions également arbitraires et également légitimes, et parfaitement compatibles, comme il s’avère que sont la science et la vie sociale supérieure. En tant que personne je suis libre, c’est-à-dire capable de mériter ou de démériter, et de réagir à l’approbation ou au blâme, selon les intentions de celui qui m’apprécie ainsi. En tant que somme de phénomènes plus ou moins convergents et divergents, mon corps, mon esprit, ma conscience ne comportent rien qui ne soit susceptible d’être scientifiquement expliqué, c’est-à-dire d’être mis à la place qui convient dans des séries de phénomènes ordonnés et enchaînés, soumises aux lois de la probabilité et de l’ordre logique universel. (Dupréel 1932: 528-529; cf. 1949: 374) Ce genre d’assertions peut trouver des répondants chez des philosophes plus prestigieux, tels le Wittgenstein des « jeux de langage »17 ou le Davidson du « monisme anomal » (Davidson 1980), qui prétendent, eux aussi, allier l’« unicité » du vrai à la pluralité irréductible des réalités décrites. Mais ce qui nous importe ici, c’est que les assignations de statut fonctionnel entretiennent un double rapport au « contexte »: dépendantes du contexte d’assignation, elles contraignent à leur tour le contexte d’interprétation. Ainsi, la rédaction d’une loi relative à l’adoption (contexte d’assignation) oblige à traiter l’enfant, ses géniteurs et ses parents comme des personnes, et donc à leur attribuer une liberté morale quand les circonstances le permettront (contexte d’interprétation). Dès ses premiers travaux, Dupréel a insisté, comme le feront plus tard Perelman et Olbrechts-Tyteca, sur la sensibilité que les idées ou notions « confuses » manifestent vis-à-vis du « contexte » (Dupréel 1912a: 225; 1912b: 518). Si l’on y regarde de plus près, il ressort que la « confusion » liée au contexte d’assignation recouvre une forme de généralité qui laisse le champ libre à d’éventuelles déterminations, tandis que la « confusion » liée au contexte « précarité » dans son sens technique (voir 1962: 168 note 1), ce qui le conduit à admettre — contre Dupréel — que la « consistance » puisse varier indépendamment de la « précarité » (voir 1962: 72). 17 Plus qu’aux fragments wittgensteiniens, d’interprétation toujours délicate, nous songeons ici à la systématisation qu’en a offerte Friedrich Waismann (1965; 1968) — nous y reviendrons. 12 d’interprétation génère des antinomies. Tous les contextes d’assignation — qu’il s’agisse de la physique théorique, du sens commun, de la théologie,… — nous imposent de compter certains objets comme « réels ». Mais nous restons toujours libres d’apporter une détermination: sauf à confondre la valeur de réalité avec la valeur de vérité, rien ne nous interdit de maintenir, côte à côte, le réel de la physique théorique, celui du sens commun, celui de la théologie,… En revanche, lorsqu’un acte est compté, dans un contexte d’assignation, comme « juste », cela peut signifier qu’il se conforme soit à la justice distributive, soit à la justice égalitaire; de même, lorsque un acte est compté, dans un contexte d’assignation, comme « méritant », cela peut signifier qu’il témoigne soit d’un mérite du succès, soit d’un mérite de l’intention (Dupréel 1912a: 188-189, 215-219; 1912b; 1924: 103; 1932: 491-495; 1949: 328-329; 1956: 386). Dans pareils cas, c’est le contexte d’interprétation qui fixe le contenu du statut fonctionnel assigné; et les conflits qui peuvent alors naître proviennent de ce que les différents esprits impliqués ne s’accordent pas sur l’interprétation à adopter. Il est évidemment possible de muer tout contexte d’interprétation en un contexte d’assignation: ainsi, les mêmes esprits n’éprouveront aucune peine à convenir qu’il existe deux sortes de justice ou deux sortes de mérite, et que l’acte concerné répond, ou ne répond pas, aux exigences de l’une ou l’autre composante. Cependant, ils ne tomberont toujours pas d’accord sur l’opportunité de déclarer cet acte « juste » ou « injuste », « méritant » ou « non-méritant ». Inversément, tout contexte d’assignation deviendra un contexte d’interprétation quand le choix de ce contexte est source de dissentiment: c’est ce qui arrive, par exemple, quand des esprits ne parviennent pas à s’accorder sur l’interprétation (physicaliste, commune, théologique,…) qu’il convient de réserver à une assignation de réalité. En bref, tandis que la « confusion » liée au contexte d’assignation permet d’augmenter l’accord des esprits au prix de l’indétermination, la « confusion » liée au contexte d’interprétation provoque des désaccords qui conduiront à davantage de détermination: « Lorsque des tendances ou des intérêts opposés sont liés à des acceptions diverses d’une notion confuse, l’activité qui résulte de ce conflit tend à éclaircir la notion » (Dupréel 1911b: 519; 1912a: 246-247). Encore faut-il préciser — et nous y reviendrons — que la clarification ainsi obtenue ne dissipe que rarement les antinomies qui ont contribué à la promouvoir. Par conséquent, si la « confusion » des idées ou notions se prête à un examen « critique » en contexte d’assignation, elle ne saurait être vue par le philosophe comme une tare à éliminer: « Il est encore plus dangereux de traiter avec une précision apparente ce qui est foncièrement confus que de laisser du vague dans ce qui peut comporter de la rigueur » (Dupréel 1912a: 113; cf. 1912a: 118-119; 1949: 327-329; 1968a: 27-28; et le débat entre Dupréel 1939c et Ledent 1939b; 1939c). On peut pourtant se demander si le providentialisme 13 sociologique de Dupréel ne tend pas à rapprocher indûment l’accord obtenu en contexte d’assignation et la résolution des conflits en contexte d’interprétation. Relativement à une clause searlienne abrégée « X est compté comme un Y », l’idée ou notion Y est d’autant plus « consistante », pour Dupréel, que son interprétation ne varie pas d’après le contexte: « Une notion consistante est celle qui conserve exactement le même sens dans tous les discours, raisonnements, méditations où elle est employée » (1956: 389; cf. aussi 1939a: 181-188; 1968a: 24-29, 92-94). Dupréel ne distinguant pas entre contexte d’assignation et contexte d’interprétation, l’« inconsistance » notionnelle recouvre, en principe, deux propriétés qu’il faudrait discriminer; mais nous venons d’observer que, dans les faits, tout contexte peut passer d’une classe à l’autre. Il en découle que cette « inconsistance » apparaîtra, selon les cas, comme une aide, ou comme un obstacle, à l’accord des esprits. Par ailleurs, le lien que Dupréel instaure entre consistance et précarité incite à conclure que la survie des idées ou notions consistantes est hautement improbable. En effet, toute pensée personnelle exige une « multiplicité de consciences » (1912a: 226; cf. 1911a; 1924; 1925; 1928b: 10-12; 1939a: 181-188; 1949: 17-18); et ces consciences, en communiquant, modifient les contextes d’interprétation des idées ou notions qu’elles se transmettent: les idées confuses […] sont avant tout des instruments et des avantages. Elles passent d’un esprit à un autre grâce à l’emploi dont elles sont susceptibles. On les adopte par le fait qu’on se sert des mots qui les désignent et qu’on les comprend. On n’apprend même le sens d’une notion confuse qu’en observant son emploi (Dieu, le mérite, le beau). Il en résulte que l’idée confuse peut ne pas être dans un esprit exactement ce qu’elle est dans un autre esprit. Les circonstances de leur emploi variant, chacun peut y ajouter ou en négliger des caractères. (Dupréel 1911b: 518; cf. 1912a: 225) Il n’y a pas de pensée individuelle: la pensée claire est impersonnelle et objective, la pensée confuse est collective. (Dupréel 1912a: 281 note 1) Il existerait donc une relation étroite entre la « contagion des idées » (pour reprendre le terme de Sperber 1996) et la « confusion » qui les affecte en raison de l’instabilité, et de l’imprévisibilité, des contextes où elles pourront être interprétées (voir 2.3.1). « Ainsi, en théologie, certaines propositions deviennent hérétiques un beau jour, que les auteurs les plus orthodoxes avaient cependant plus d’une fois soutenues » (Dupréel 1924: 105). 1.2.2. Jugements de réalité et jugements de valeur De manière assez inattendue, aux idées ou notions les moins consistantes (et donc les moins précaires) correspondent, chez Dupréel, les valeurs qui manifestent le plus haut degré de consistance et de précarité (Bastide 1968). Ainsi, les idées ou notions du vrai, du beau, du bien sont « confuses », de même que l’idée ou notion de réalité (Dupréel 1932: 636; 1949: 14 330). Mais en tant que « valeurs absolues », le vrai, le beau, le bien possèdent une consistance (donc, une précarité) maximale (1939a; 1948a: 182-183; 1949: 340-346, 370-374; 1968a: 31-37, 91-97), et le réel est « une valeur éminente et irremplaçable » (1949: 330; cf. Perelman 1939a). Dupréel n’a jamais formulé cette thèse en termes précis, ce qui explique sans doute qu’elle soit restée inaperçue de ses commentateurs. Chose plus grave, il lui est arrivé de se laisser prendre à son propre piège — il a écrit, par exemple, que « le Bien suprême » est une valeur « très inconsistante » (1956: 388-389) ou que, « réduite à la seule affirmation d’une conscience individuelle, la consistance d’une valeur pure est si faible qu’elle peut être tenue pour nulle » (1968a: 46). Pour tenter de mieux comprendre ses conceptions, et ses vacillements, dans une matière aussi délicate, il est utile de se reporter à la distinction qu’il opère entre jugements de réalité et jugements de valeur (1936: 71-73, 98-100; 1939a: 105-118). La « différence n’est ni dans la forme de la proposition, ni dans la nature des termes qu’elle rassemble » (1939a: 113). Si j’asserte « Mahomet était un imposteur » parce que mon professeur me l’a dit, ou parce que je rédige une notice « dans un dictionnaire bien pensant », j’énonce un jugement de réalité; il en va de même lorsque j’affirme « Du Bartas est un poète » pour la seule raison que Du Bartas s’exprimait en vers. Dans les deux cas, je me contente de « transporter », sur Mahomet ou sur Du Bartas, une qualification qui leur convient en vertu de prémisses explicitables: « Mon professeur m’a dit que Mahomet était un imposteur » et « Tout ce que me dit mon professeur est vrai »; « Mahomet n’a pas reconnu la divinité du Christ » et « Ceux qui ne reconnaissent pas la divinité du Christ sont des imposteurs »; « Du Bartas écrivait en vers » et « Si l’on écrit en vers, on est poète ». Par contre, si je prononce ces phrases avec l’intention, toute différente, de rejeter une opinion reçue (si, par exemple, j’ai adhéré, jusque là, à la religion musulmane; ou si j’entends signifier que les œuvres de Du Bartas ne méritent pas le discrédit où elles sont tombées), alors j’énonce un jugement de valeur par lequel je veux « promouvoir » une qualification inédite de l’objet considéré. Les jugements de réalité comme les jugements de valeur se conforment à la clause searlienne « X est compté comme un Y dans le contexte C »; mais un jugement de réalité possède une force illocutoire assertive (il vise à décrire une convention admise), tandis qu’un jugement de valeur possède une force illocutoire déclarative (il vise à instaurer un nouveau fait social). De ce qui précède, il découle que le jugement de réalité, parce qu’il se soumet à la tradition, témoigne d’une inertie qui le rend très « probable » et donc, dans le vocabulaire de Dupréel, fort peu « consistant » et fort peu « précaire ». Réciproquement, le jugement de valeur permet à l’individu de proclamer un choix très « improbable », donc fort « consistant » et fort « précaire ». On commence alors à comprendre pourquoi la consistance comme la précarité hiérarchisent les notions et les valeurs de manière inversément proportionnelle. 15 Celui qui soutient, malgré les jugements de réalité habituellement émis, que Mahomet est un imposteur ou que Du Bartas est un poète, le fait en invoquant la valeur de vérité (« Mahomet est un véritable imposteur », « Du Bartas est un vrai poète ») ou la valeur de réalité (« En réalité, Mahomet est un imposteur, Du Bartas est un poète »). Dès lors, même si la notion de vérité ou de réalité est « confuse », et donc « inconsistante », la valeur du vrai ou du réel possède une « consistance » et une « précarité » dues au fait qu’elle fonde, chez l’individu qui se laisse guider par elle, des jugements soustraits au simple déterminisme de l’environnement social (1939a: 72-73)18. On a très pertinemment objecté à Dupréel (Bréhier 1939: 408; 1950: 134; Christoff 1968; Lavelle 1951-55: I, 337 note; Leroux 1939: 644; 1940: 74-75) que la consistance et la précarité ne caractérisent pas tant les valeurs en elles-mêmes, que leur rapport au sujet qui les éprouve ou les met en œuvre. Dupréel a tenté de surmonter ce problème en postulant un dualisme fondamental de « l’ordre » et de la « force ». Par « ordre », il désigne le « cadre de probabilité » où la cause entraîne nécessairement (et donc très « probablement ») l’effet, pour autant que soient satisfaites, dans l’« intervalle » qui les sépare, des hypothèses auxiliaires (des clauses en ceteris paribus) dont l’inventaire exhaustif ne se laisse jamais établir. Par « force », il désigne l’action qui vient déjouer la « probabilité » causale en prenant place dans l’« intervalle » et en y contrariant une hypothèse auxiliaire (une clause en ceteris paribus) — sans qu’on soit capable de deviner, a priori, où semblable écart pourra se produire19. Dans une telle perspective, le jugement de réalité se plie à un « ordre » conventionnel, sociologiquement enraciné; tandis que le jugement de valeur s’explique par l’intrusion, au sein de l’« intervalle », d’une « force » qui s’oppose à cette « probabilité » préalable. On retrouve là l’irréductibilité mutuelle de l’individu proprement dit et de la personne, dont nous avons vu qu’elle se fonde sur la diversité fondamentale des contextes d’assignation. Il est 18 Perelman (1977a: 40-41; 1989: 127; 1990: 180) — suivi en cela par Eubanks (1986: 76-77) — en a conclu que Dupréel tend à réduire les valeurs à des « moyens de persuasion »; mais Dupréel (1948a: 181-182) se montre plus précis: « les valeurs reconnues universelles sont des moyens de persuasion qui, au point de vue du sociologue, ne sont que cela ». 19 Voir, entre autres, Dupréel (1939a: 31-81; 1949: 85-91, 196-235, 335-350; 1955a: 56-58; 1968a: 29-30); et les commentaires de Bastide (1968), Carpi de Resmini (1955), Leroux (1940: 55-61). Lorsqu’elles s’appliquent à l’action humaine, les vues de Dupréel préfigurent à la fois les analyses de Searle (2001), qui emploie symptomatiquement le terme de « gap », et la thèse de la « nécessité ex post actu », telle que l’a défendue Georg Henrik von Wright (1971; cf. Dominicy 2003): Notre conscience est toujours un intervalle entre deux actions. (Dupréel 1932: 412) le cadre étant complété par son effet normal, nous pouvons en conclure quelque chose sur l’intervalle. Si quelques conditions données rendent un effet probable, et si cet effet en est justement résulté, cela signifie qu’aucun phénomène venu d’ailleurs n’a empêché la consécution qui était d’emblée prévisible. (Dupréel 1949: 216-217) Mais Dupréel se montre plus radical que Searle et von Wright, puisqu’il étend sa critique de la « nécessité causale » à tous les domaines de la science. 16 permis de se demander si cette manœuvre suffit pour échapper au pragmatisme et au relativisme (Barzin 1968; Bréhier 1950: 131-137; Leroux 1940: 71-77; Ruyer 1952: 186). Mais ce qui nous importe ici, c’est que Dupréel en arrive, dès lors, à maintenir que tout jugement de valeur implique un « renoncement » ou un « sacrifice »; ce qui revient à reconnaître que le choix que pareil jugement manifeste, se fait non pas entre une réalité et une valeur, mais entre deux valeurs20. Considérons, en effet, l’affirmation « Du Bartas est un vrai poète »: en ne se bornant pas à « transporter » sur Du Bartas une qualité de poète immédiatement décelable par la pratique de la versification, celui qui émet ce jugement renonce à la sécurité que lui prodiguerait le recours à un critère aussi indiscutable; il sacrifie, somme toute, un accord aisément obtenu à sa préférence pour un choix évaluatif beaucoup plus risqué21. À première vue, Dupréel se livre ainsi à un plaidoyer pour une morale héroïque qui prône, dans toutes les situations, la primauté du risque innovateur sur la tradition (cf. Dominicy 2004b). Mais, comme Perelman le rappellera souvent, l’inertie sociale qui pousse à respecter conventions et habitudes n’est ni toujours méprisable, ni toujours dangereuse— et il s’agit bel et bien d’une valeur (Perelman 1948a; 1963: 104-120; 1979d: 108-111; 1989: 175177, 425-435, 453-455; 1990: 131-132, 184, 416; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1952: 145, 153-155). L’excellence morale de celui qui prétend jauger Du Bartas en s’appuyant sur une conception personnelle de la « véritable poésie » provient du renoncement ou du sacrifice auquel il a dû consentir: « Ce qui donne de la valeur à notre choix, ce n’est pas qu’il est le bon choix, c’est tout ce qu’il y a de bon dans ce à quoi nous avons renoncé pour faire ce choix » (Dupréel 1968b: 8; cf. aussi Perelman 1979d: 106-107, 109; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 334-343). Cette théorie entraîne deux corollaires essentiels au plan sémantique. En premier lieu, il apparaît que tout jugement de valeur aboutit à une dissociation notionnelle. Ainsi, dans l’exemple qui concerne Du Bartas, la notion « confuse » de poésie éclate en deux composantes inégalement valorisées: la « fausse poésie », la « poésie apparente », uniquement 20 Voir Dupréel (1928a: 56; 1932: 125-127, 314-321; 1939a: 86; 1949: 122-149, 337, 370-378; 1950; 1955a: 44; 1968a: 43-57), Bréhier (1950: 131-137), Lavelle (1951-55: I, 642), Perelman (1939b). Le renoncement devient ainsi une propriété définitoire du « raisonnable »: La consistance que procure à notre contenance le sens du raisonnable se traduit par une capacité de renoncer. (Dupréel 1939a: 294) La paix de l’âme à laquelle vise le philosophe dupréelien possède, de la sorte, une dimension presque bouddhiste que l’on rechercherait en vain chez Perelman; car celui-ci se cantonne à l’interprétation aristotélicienne de l’eu[l ogon (1977a: 16, 21; 1979d: 101; 1989: 60, 217-218, 255, 393; 1990: 143-144, 304, 674-675). 21 Gabel (1962: 72 note 3, 195) rabat la dichotomie dupréelienne de l’« ordre » et de la « force » sur l’opposition classique entre l’espace et le temps: « le temps est axiogène et l’espace dévalorisant » — autrement dit: le jugement de valeur met en œuvre une « force » qui « déréifie » parce qu’elle rompt avec l’inertie du « cadre de probabilité »; la conformité à l’« ordre » entraîne une « précarité » et une « consistance » moindres, et donc une « réification ». 17 identifiable par sa forme superficielle; et la « vraie poésie », la « poésie réelle », dont les caractéristiques touchent sans doute aux contenus exprimés. Dupréel justifie, de la sorte, la propension à penser par couples qu’il avait héritée de Berthelot (cf. 1939a: 51-81; 1939b; 1949: 332; Bréhier 1981: III, 1007-1008; Perelman 1989: 160-161, 172-173). D’autre part, rien n’interdit qu’une même « idée » ne fonctionne, au sein d’un jugement de valeur, comme « notion » et comme « valeur ». Dès lors, la notion « confuse » de vérité ou de réalité peut se voir appliquer une dissociation au nom de la valeur correspondante: on distinguera donc la « vraie vérité », la « vérité réelle » de la « fausse vérité » ou « vérité apparente »; la « vraie réalité », la « réalité réelle » de la « fausse réalité » ou « réalité apparente » (Dupréel 1939a: 68-69; 1949: 330, 339). Lors d’une telle dissociation, l’idée est inconsistante (et donc, très peu précaire) en tant que notion, mais elle est par contre fort consistante (et donc, fort précaire) en tant que valeur; et cette consistance ou précarité se transmettra à la composante la plus valorisée. 1.2.3. Le « plafond » des valeurs Nous montrerons, aux paragraphes 3 et 4, la place centrale que Perelman et OlbrechtsTyteca ont réservée au concept de dissociation. Mais il est un autre trait, dans la théorie dupréelienne des valeurs, qui exercera une influence subtile sur la philosophie du droit professée par Perelman. Malgré sa foi ou son espérance dans le progrès, Dupréel a toujours maintenu qu’un « plafond » nous empêche d’atteindre à une perfection commune des trois « valeurs absolues » (1932: 639-666; 1939a: 233-250; 1949: 351-361). Cette limitation procède, pour une part, d’antinomies externes: du beau peut exclure du bien ou du vrai, du bien peut exclure du beau ou du vrai, du vrai peut exclure du bien ou du beau. Il existe aussi des antinomies internes dans l’ordre pratique ou esthétique: nous n’obtenons du bien ou du beau qu’au prix d’un sacrifice, d’un renoncement à un autre bien, à un autre beau; on lira, à cet égard, la remarquable étude que Dupréel a consacrée à l’art baroque (1968a: 129-144). En d’autres termes, les trois « valeurs absolues » se distinguent des « valeurs relatives » (comme la valeur de réalité ou la valeur de représentation) par le fait que chacune d’entre elles possède une « consistance » propre, qui n’est pas héritée d’une autre valeur en vertu d’une opération de « transport » (Dupréel 1939a: 105-117, 199-231). Il ne saurait d’ailleurs exister une valeur unique, à « consistance » maximale, qui lèguerait des « consistances » de moindres degrés à toutes les autres valeurs; car cette valeur serait alors nécessaire, et acquerrait de la sorte une « probabilité » maximale et une « précarité » nulle (Dupréel 1939a: 9-12, 100-103; cf. Bréhier 1950: 141-142; Gabel 1962: 109; Leroux 1940: 61-62; Perelman 1948a: 149-152; 1990: 6364, 75, 80-81). Cependant, le vrai manifeste une forme d’« unicité » qui se traduit par 18 l’absence de toute antinomie théorique: en aucun cas, du vrai ne saurait exclure du vrai. Autrement dit encore: pour arriver à la vérité, nous n’aurons jamais à renoncer à quelque vérité; nulle vérité n’exige le sacrifice d’une autre vérité22. Comme nous le verrons plus loin, Perelman en est arrivé à soutenir que la décision de droit bénéficie, dans la sphère du raisonnement pratique, d’un statut quasiment comparable. 2. Perelman: du logicisme à la découverte de la rhétorique Nous l’avons dit, les idées que Perelman expose ou discute dans ses travaux de jeunesse (1931; 1932; 1933a; 1933b) proviennent très souvent de Dupréel. Mais, sous l’influence de Barzin, il use alors d’une écriture philosophique qui commence par imiter maladroitement le Wittgenstein du Tractatus (Perelman 1931) avant de se fondre dans un style analytique plus mesuré (Perelman 1933a; 1933b). De 1936 à 1938, Perelman s’attachera à développer, dans une série d’articles consacrés aux « paradoxes » ou « antinomies » (1936a; 1936b; 1937a; 1937b; 1937c) et dans sa thèse sur Frege (1938), une philosophie des mathématiques dont le cours de logique professé par Barzin en 1931-1932 lui a fourni l’esquisse (Perelman 1938: 157-158). Au cours de ces années, l’emprise de Barzin sur son élève est telle que Perelman en viendra à soutenir — sur le théorème de Gödel, sur le paradoxe de Russell, sur le Menteur, sur l’infinitisme de Cantor — des thèses tout à fait erronées que seul Barzin s’obstinera à défendre jusqu’à la fin de sa carrière23. Cet épisode malheureux ne mériterait que l’oubli s’il ne nous aidait à saisir l’image de la logique moderne que Perelman s’est forgée à cette époque, et à laquelle il n’a jamais cessé d’adhérer. 2.1. La crise du formalisme axiomatique Croyant donner raison à Hilbert contre Frege, Barzin (1937-38: I, 16-17, 20-22) et Perelman (1933a: 25-26; 1938: 71-72, 157-158, 164) soutenaient que les systèmes axiomatiques offrent une définition univoque et complète des notions qu’ils permettent de formaliser. Les deux citations ci-dessous sont parfaitement représentatives d’une telle 22 Voir, en particulier, Dupréel (1932: 404 note 1; 1939a: 240). Leroux (1940: 78-79) prétend que cette thèse a été « suggérée sans doute par l’enseignement de M. René Berthelot, lequel s’est plu depuis longtemps à insister sur les antinomies irréductibles de la vie morale, contrastant avec le monisme de la connaissance » (cf. Berthelot 1911: 178-193). Mais chez Dupréel, il n’y a aucun « monisme » de la connaissance, puisque celle-ci fait intervenir les valeurs de réalité et de représentation; seul subsiste le « monisme » de la vérité. 23 Voir Barzin (1937-38: II, 12-16; 1940; 1969), Paumen (1961; 1985), Dawson (1988), Gianformaggio Bastida (1973: 30-31), Ladrière (1957: 140-155). Le passage qui suit résume bien l’attitude intellectuelle de Barzin: Telle est la solution définitive des paradoxes qui ont encombré les domaines de la logique et de la théorie des ensembles. Le travail de Perelman, publié dans divers articles au cours des deux dernières années, n’est pas encore universellement connu. Mais quand tous les penseurs l’auront étudié, il clora pour toujours ce chapitre inquiétant de notre discipline. (Barzin 1937-38: II, 16) 19 position, qui relève de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de van Heijenoort (1985) et Hintikka (1997), « le paradigme de la logique comme langage universel »24: Le système des postulats fondamentaux d’une théorie déductive constitue la définition des notions qui n’avaient pu recevoir de définition explicite ou nominale. Ainsi, la théorie s’achève parfaitement. Toutes les notions qui y figurent sont rigoureusement définies, la plupart au moyen de définitions nominales, les plus fondamentales au moyen de cette définition spéciale que nous venons d’examiner, et que nous appellerons définition par postulats. (Barzin 1937-38: 21) Il est, en effet, possible d’établir une liaison entre les propositions indémontrables (ou axiomes) et les notions indéfinissables. Il suffit de constater que les axiomes posent certaines relations entre les indéfinissables dont le sens est précisé exclusivement par les axiomes. On pourrait donc considérer les axiomes comme définissant les indéfinissables. Celles-ci seraient donc définies, non pas à l’aide d’une définition nominale, mais à l’aide d’une définition par postulats; cette manière de procéder présente l’avantage d’éliminer toute intuition de la logique. (Perelman 1938: 157-158) Bien évidemment, les travaux de Gödel ont ruiné cette vision « formaliste », dans la mesure où l’« incomplétude » (l’existence de propositions vraies, mais indécidables) montre que la vérité d’un théorème ne saurait se réduire, sauf dans les systèmes les plus pauvres, à sa dérivabilité ou démontrabilité syntaxique25. À partir des années trente s’est imposé, petit à petit, ce que nous nommerons, toujours d’après van Heijenoort (1985) et Hintikka (1997), « le paradigme de la logique comme calcul interprété »; l’œuvre syntaxique de Carnap, puis l’œuvre sémantique de Tarski ont joué, à cet égard, un rôle-charnière. Dans une telle perspective, il n’est guère étonnant que les tenants du paradigme défunt — Barzin et Perelman, mais aussi, à leur manière, Russell, Wittgenstein ou Neurath (cf. Dawson 1988; Popper 1963: 223-224, 264-273) — n’aient vu, dans les résultats de Gödel ou dans l’approche tarskienne du Menteur, qu’un « paradoxe » ou une « antinomie » de plus, et qu’ils aient tendu à leur dénier toute signification logique26. Mais au-delà de ces méprises, il est intéressant d’observer les conséquences que revêtira, pour la réflexion ultérieure de Perelman, sa conviction initiale (et jamais vraiment reniée) que les axiomes d’un système formel ne sont rien d’autre que des définitions. Si l’on accepte que les « paradoxes », « antinomies » et autres propriétés troublantes des systèmes formels ne se laissent pas éliminer, il s’ensuit que les axiomes perdent toute 24 Voir ce qu’écrit van Heijenoort (1985: 11-16, 43-53, 75-83) sur la distinction — capitale, à nos yeux — entre « la logique comme langage (universel) » et « la logique comme calcul (interprété) »; des précisions utiles sont apportées par Hintikka (1997), notamment quant au débat entre Frege et Hilbert (Hintikka 1997: 108-115). 25 Le théorème de Löwenheim-Skolem avait des implications comparables (cf. Ladrière 1957); mais ni Barzin, ni Perelman ne semblent l’avoir compris (voir cependant Perelman 1989: 415). 26 Postérieurement, Perelman confondra très souvent l’incomplétude gödelienne avec l’absence d’une procédure générale de décision (voir 1979d: 25; 1989: 415, 444; 1990: 621-622, 757) ou avec l’indépendance d’une proposition vis-à-vis d’une théorie axiomatisée — par exemple, l’indépendance de l’hypothèse du continu vis-àvis de la théorie des ensembles dans l’axiomatique de Zermelo-Fraenkel (voir 1989: 413; 1990: 505, 770). Ses allusions à Tarski resteront toujours très imprécises (Perelman 1989: 115, 117, 455-456; 1990: 438); la sémantique est passée sous silence dans Perelman (1979c) et l’on trouve encore, à cette même époque, l’affirmation que « les axiomes d’un système formel font abstraction de tout contexte — ce qui permet de comparer un système formel à un jeu comme le jeu d’échecs » (Perelman 1979d: 123-124; cf. 1990: 563). 20 chance de posséder le caractère « évident » que la philosophie leur attribuait traditionnellement27. Par ailleurs, une définition « par postulats » ne peut être vérifiée ou falsifiée. Ajoutons à cela la thèse néo-positiviste selon laquelle une proposition est un « jugement de vérité » (respectivement, un jugement de valeur) s’il existe un (respectivement, s’il n’existe pas de) moyen de vérification garantissant sa vérité ou sa fausseté: il en découlera que tout axiome est un jugement de valeur (Perelman 1933a: 25-26; 1933b; 1949: III, 56). La « logistique des valeurs » que Perelman voudra développer à l’aube de sa carrière scientifique se fondera, par conséquent, sur des « définitions par postulats » qui fixent les « valeurs absolues »; à partir de ces « axiomes », on dérivera, par simple déduction syntaxique, les « valeurs relatives »: « Il ne faut jamais tâcher de justifier une valeur absolue; en la justifiant, on la rend relative […] Les valeurs absolues tiennent au sentiment; seules, les valeurs relatives tiennent à la raison ». Ni vérifiables, ni « évidents », les axiomes sont toujours « arbitraires »: leur choix est un « acte » (Perelman 1931: 495-496; cf. Gianformaggio Bastida 1973: 76). À ce stade, et malgré ses multiples emprunts à Dupréel, Perelman défend une synthèse de pragmatisme et de néo-positivisme parfaitement étrangère aux intentions de son maître en philosophie morale. Il s’est ainsi enfermé, le long des années trente, dans une impasse théorique où l’héritage de Dupréel se manifeste, de plus en plus, comme une sorte de « mauvaise conscience », à la fois vivace et refoulée (cf. Gianformaggio [Bastida] 1973: 2160; 1993: 429-430). Dupréel, nous l’avons vu, prenait constamment soin de distinguer entre vérité et réalité. Quand il affirmait qu’un « jugement de réalité » repose sur la conformité à un « ordre » conventionnel, il n’entendait pas soumettre la vérité à une valeur d’action ou d’émotion. Or, pour le jeune Perelman, la vérité ne peut échapper à l’« arbitraire », dans la mesure où tout « jugement de vérité » dépend d’un jugement de valeur promouvant telle ou 27 Perelman (1949: II, 48-49; 1970a: 237; 1989: 110-111, 182-183, 187-188, 250-251, 438, 455; 1990: 410-411, 450, 702-703; cf. Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 17-18) est souvent revenu sur cette idée, jusque dans ses contributions les plus tardives: les axiomes, dans les sciences mathématiques, considérés d’abord comme des évidences, furent présentés par la suite comme des conventions de langage, sans que la façon d’exposer un système formel se ressente de ce changement de perspective, pourtant fondamental. En effet, s’il ne s’agit pas d’évidences, mais d’hypothèses ou de conventions, pourquoi choisir telle hypothèse ou telle convention plutôt que telle autre? Ces questions sont considérées, par la plupart des mathématiciens, comme étrangères à leur discipline. (Perelman 1977a: 173-174) En réalité, dans le paradigme de la logique comme calcul interprété, le caractère axiomatique d’une proposition devient relatif parce que c’est la notion de vérité (dans un « modèle ») qui est désormais primordiale. Autrement dit, l’évidence axiomatique cède la place à une propriété sémantique que peuvent refléter, de diverses façons, la syntaxe du langage-objet ou (non exclusivement) un métalangage non formalisé. Les axiomes ne sont alors pas de simples « conventions de langage », et leur éventuel remplacement par des règles d’inférence, qui inquiétait tant Perelman (1970a: 242; 1989: 184), trouve son fondement dans l’intérêt pragmatique que nous voyons à nous donner, via les relations d’implication (« entailment ») qu’exprime le métalangage sémantique, des moyens calculatoires de passer du vrai au vrai. 21 telle procédure de vérification (Perelman 1933a: 24-25, 35; 1933b)28. C’est à ce stade de sa réflexion que Perelman a découvert le célèbre article de Stevenson (1938) sur les « définitions persuasives » (voir, par exemple, Perelman 1940; 1963: 85; 1990: 15-16; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 188, 593). Il lui a semblé possible, alors, de séparer, à l’intérieur d’un « axiome » ou d’une « définition », deux composantes distinctes, dont l’une relèverait de la pensée formelle, et l’autre de l’émotivité29. D’un point de vue strictement technique, la manœuvre offrait d’indéniables atouts. En effet, si la valeur émotive que revêt telle ou telle notion auprès de telle ou telle communauté sociale explique que le système d’« axiomes » ou de « définitions » qui permet de la cerner ne saurait passer pour « arbitraire » aux yeux de cette communauté, le fait même qu’il existe, niché dans la notion en cause, un « noyau dur », analysable en termes formels, légitime l’entreprise visant à élucider la dimension « logique » des jugements de valeur. À l’« arbitraire » métaphysique dont Perelman, partant d’une lecture erronée de Dupréel, croyait avoir établi le caractère inéluctable, la « méthode analytique » substitue, somme toute, l’alliance contingente — exprimable par un « jugement synthétique » — d’une émotion et d’un concept (voir Perelman 1963: 81-94; 1990: 14-17; Gianformaggio Bastida 1973: 26, 32-54, 63-69, 78-82; Gianformaggio 1993: 431-433). 2.2. La notion de justice Élaborée durant la dernière année de l’occupation allemande (1944), la monographie De la justice (1945; cf. Perelman 1990: 13-86) devait défendre et illustrer le programme esquissé dès 1940. Perelman y définit « la justice formelle et abstraite comme un principe d’action selon lequel les êtres d’une même catégorie essentielle doivent être traités de la même façon » (1990: 30). Le caractère « formel » d’un tel principe a prêté à discussion (cf. Raphael 1979); cependant, l’enjeu essentiel de ce débat ne se situe pas dans les difficultés qui pourraient surgir lors d’un strict enrégimentement syntaxique de l’énoncé, mais bien — une 28 Une telle conception, qui renonce à l’absolu de la vérité en invoquant la relativité du réel, trouve des échos dans quelques écrits postérieurs où Perelman, oubliant de nouveau les précautions dont s’entourait Dupréel, rattache l’arbitraire du vrai à celui des « axiomes » ou « définitions » (comparer Perelman 1933a: 9-10; 1933b; 1949: III, 56; 1990: 309, 313-315). Dans l’ensemble, pourtant, les œuvres plus tardives obéissent — ne serait-ce que par leur retour à l’expression « jugement de réalité » — au souci de ne pas confondre le réel et la vérité (cf., par exemple, Perelman 1989: 52, 298; 1990: 473-474; voir aussi Gochet 1963). Lorsque Perelman (1979d: 114), s’inspirant de Kuhn (1962), écrira que « chaque recherche scientifique s’insère dans une vision du monde et une méthodologie, qui ne peuvent se passer de jugements de valeur, d’appréciations préalables à toute théorie et à toute classification, à toute élaboration d’une terminologie appropriée », il en tirera désormais comme seule conclusion que les jugements de réalité et les jugements de valeur « ne sont pas entièrement indépendants » les uns des autres (cf. aussi 1968b: 121). 29 Dupréel, déjà, avait reconnu deux « valeurs » aux idées ou notions « confuses »: une « valeur logique », jaugée à l’aune de la vérité et de la cohérence, et une « valeur pratique », de nature émotive, qui s’avèrerait essentielle pour leur propagation dans la communauté des esprits (1912a: 209, 219-224). Cette dichotomie ne joue cependant aucun rôle dans les développements ultérieurs de sa philosophie, qui surpasse totalement l’opposition cartésienne entre « clarté » et « confusion ». 22 nouvelle fois — dans une adhésion persistante au paradigme de la logique comme langage universel. Selon Perelman, « la notion purement formelle » de justice subsume différentes sortes de « justices concrètes », dont chacune se laisse cerner au moyen d’un principe « nonformel » (1990: 19-23): (i) (ii) (iii) (iv) (v) (vi) À chacun la même chose; À chacun selon ses mérites; À chacun selon ses œuvres; À chacun selon ses besoins; À chacun selon son rang; À chacun selon ce que la loi lui attribue. Il n’est pas difficile de reconnaître, derrière (i), la notion « non-formelle » de « justice égalitaire », tandis qu’aux cinq autres énoncés correspondent divers types de « justice distributive » (Dupréel 1912b; 1932: 491-495; 1956: 386; Perelman 1990: 75-76). Si (ii) fait la part belle au « mérite de l’intention », (iii) consacre au contraire le « mérite du succès » (Dupréel 1912a: 188-189, 215-219; 1912b; 1924: 103; 1949: 328-329). La « formule aristocratique » (v) condense une observation déja ancienne de Dupréel (1912a: 176): « On peut travailler à l’égalité à l’intérieur d’une classe et défendre en même temps les privilèges de cette classe: il suffit de vouloir que tous les membres de la classe jouissent des mêmes privilèges ». Enfin, à en croire Perelman (1990: 23), (vi) capte la notion « non-formelle » de « justice statique », à l’inverse des cinq autres énoncés, dont on pourra se réclamer pour promouvoir l’une ou l’autre application de la « justice dynamique » (Dupréel 1932: 485-491). Ces nombreux renvois, explicites ou implicites, à l’œuvre de Dupréel nous permettent d’esquisser une première hypothèse quant à la nature « formelle » du principe de justice. En accord avec ce que nous avons vu précédemment, Dupréel pensait que les vérités logiques et les notions universelles, de même que les normes pratiques communément admises et les concepts correspondants (comme l’idée de « bonheur », par exemple), doivent leur « nécessité » à une « indétermination » absolue qui les rend compatibles avec n’importe quel état de choses ou avec tout comportement (Dupréel 1932: 115-123; 1939a: 9-14, 79-80, 94; 1949: 92-93). Si l’on se souvient, à ce stade, que l’« indétermination » n’est autre que la « confusion » en contexte d’assignation (cf. 1.2.1), on peut en conclure que le « principe formel » de justice génèrera des antinomies en contexte d’interprétation, et que la tâche du philosophe consiste à revenir au contexte d’assignation, afin de démontrer que les énoncés incompatibles qui sont invoqués lors de ces conflits pratiques sont autant de formes « déterminées » d’un même énoncé général. En l’occurrence, les diverses « déterminations » qu’incarnent les énoncés (i) à (vi) s’obtiennent en stipulant sous quelles conditions, 23 nécessaires et suffisantes, deux êtres appartiennent à « la même catégorie essentielle » (Perelman 1990: 31, 163-164, 193-195, 301-302). En somme, le principe de justice cesse d’être « formel » dès qu’il est interprété. Pareille équivalence ne saurait s’instaurer que dans le paradigme de la logique comme langage universel; car on y réduit les « définitions par postulats » d’un calcul axiomatisé à de pures expressions syntaxiques qui s’imposent à nos esprits comme des « limites », en raison de l’incapacité où nous nous trouvons de trouver un sens quelconque (une élucidation raisonnable) à leur négation. Les vues que Perelman défend à cette époque (1948a: 151-153, 159; 1989: 163-164) font évidemment écho à la critique dupréelienne de la « nécessité » (Dupréel 1939a: 5; 1949: 91-93); mais, sous l’influence probable de Barzin, elles manifestent aussi de profondes affinités avec la philosophie de Wittgenstein, telle qu’on pouvait la lire à travers le filtre néo-positiviste. À l’inverse, le paradigme de la logique comme calcul interprété exige que soient définies les propriétés mathématiques des « modèles » relativement auxquels la sémantique peut assigner une valeur de vérité (ou de satisfaction) aux propositions du calcul; pour l’exemple qui nous occupe, il faudra se donner, dans chaque modèle, l’univers des « êtres » et une partition de cet univers en une ou plusieurs « catégories essentielles » (Perelman 1990: 47-48, 109-111, 127-128). Chacune des partitions possibles définit une interprétation du principe général, depuis la partition triviale où n’existe qu’une catégorie essentielle — cas de la justice égalitaire cernée par le principe (i) — jusqu’à l’autre partition triviale où aucune catégorie essentielle ne contient plus d’un « être » — cas d’une justice échappant à toute régularité, et qui n’offre, de ce fait, nul intérêt pratique30. Comme nous l’avons dit dans notre première partie, l’« indétermination » d’une notion ou d’un principe permet que s’établisse, autour de cette notion ou de ce principe, un accord des esprits qui se dissipera dès qu’il faudra en fournir une interprétation (cf. Perelman 1948a: 151-153, 159; 1989: 171-172, 420; 1990: 123, 234, 312; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 101-103). Dans la sphère pratique, cet assentiment commun s’accompagnera d’une disposition émotionnelle universellement partagée; de sorte que les disputes et contestations pourront surgir sans que soit ébranlé le consensus émotif qui soude l’ensemble de la communauté humaine. Le principe « formel » de justice suscitera donc, auprès de tous, une adhésion d’autant plus unanime que chaque groupe social aura la latitude d’en fournir, en contexte d’interprétation, une lecture conforme à ses intérêts ou à sa tradition. Pour illustrer 30 Comme le remarque Perelman, l’énoncé (i) « détermine une conception égalitaire de la justice qui ne coïncide pas nécessairement avec un humanisme égalitaire. En effet, pour que ce soit le cas, il faudrait que la classe à laquelle on désirerait appliquer cette formule soit constituée par tous les hommes » (1990: 32, 260-261). Si chaque modèle possède un univers particulier, la nature égalitaire de la justice ne tient pas, du point de vue 24 cette thèse à laquelle il ne renoncera jamais, Perelman invoquera à de multiples reprises l’exemple de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1990: 378-379, 474-475, 480, 808; cf. Danblon 2002a: 82-83; 2002b: 100-102). Il en conclura à l’échec inéluctable de toute entreprise intellectuelle qui viserait à délimiter par avance, sur une base « contractuelle » (comme chez Rawls) ou « formelle » (comme chez Kelsen), l’espace possible des lois ou des règlements concrets31. Le Perelman de 1945 en est ainsi arrivé à défendre un « contextualisme » (cf. Meyer 1975: 331) qui risquait de distendre à l’extrême les rapports entre la justice et les valeurs morales. À le prendre au mot, le SS qui traitait de la même façon tous les déportés dont il avait la charge faisait preuve de justice; et l’on ne voit pas au nom de quoi l’on pourrait qualifier d’injuste une peine de mort appliquée selon les normes dictées par l’un ou l’autre des principes (i) à (vi) (Perelman 1979d: 70; 1990: 43-45, 128-129, 300). Face à ces conséquences malvenues, Perelman adoptera d’abord une stratégie à la fois défensive et offensive. Il commencera par concéder que « la valeur qui fonde le système normatif » — c’est-à-dire la partition pertinente de l’univers — ne peut être soumise à aucun critère rationnel: « elle est parfaitement arbitraire et logiquement indéterminée » (1990: 80; cf. 1977a: 8). L’« arbitraire » de cette valeur tient à ce qu’elle n’est pas fondée sur l’expérience sensible et sur l’induction; son « indétermination logique », à ce qu’elle ne se déduit pas de principes incontestables, puisque l’abstraction du « principe formel » ne lui permet évidemment pas de sélectionner une classe particulière de modèles (Perelman 1979d: 100101; 1990: 75, 218-220, 809). Mais Perelman maintiendra, dans le même temps, que la justice — au sens où il l’entend alors — « possède une valeur propre […] qui résulte du fait que son application satisfait à un besoin rationnel de cohérence et de régularité » (1990: 79). Grâce à cette manœuvre, il récupère l’idée, chère à Dupréel, que la soumission à l’« ordre » préalablement mis en place dans un « cadre de probabilité » reste un choix de valeur, même si les décisions qui en résultent se fonderont, de par leur « inertie », sur ce que Dupréel considérait comme un « jugement de réalité ». 2.3. La solution rhétorique sémantique, au choix de cet univers, mais à la partition qui en est effectuée. Qu’on songe aux débats récents sur les droits des animaux ou sur les droits de l’écosphère. 31 Sur la critique de Rawls, voir Perelman (1990: 207-211, 285-297) et Meyer (1975). Le débat avec Kelsen (cf. Perelman 1979d: 67-69; 1990: 461-468, 488-510, 540-541, 567-575; Perelman éd. 1981; Bobbio 1986; Leben 1993) a été obscurci par le fait que Perelman, dans sa monographie de 1945, a occasionnellement identifié le « principe formel » de justice (et la « justice statique » de Dupréel 1932: 485-491) avec le principe d’égalité devant la loi (1990: 23, 54-55, 64-66), même s’il s’est corrigé ailleurs (1990: 274). Cette confusion réapparaît chez de nombreux commentateurs — comme Tzitzis (1993: 162; « la justice est définie comme l’application 25 Cependant, au lendemain d’un conflit mondial qui avait soulevé, avec la Shoah et le procès de Nuremberg, des défis radicalement nouveaux, il devenait pour le moins difficile de ne reconnaître, au titre de valeur rationnelle, qu’une norme générale de cohérence et de régularité. Si Dupréel semble quelquefois prôner une morale par trop héroïque, Perelman risquait, quant à lui, de s’abandonner à une forme inquiétante de conformisme irrationnel. C’est dans cette ambiance troublée qu’il découvrit la rhétorique aristotélicienne (cf. Olbrechts-Tyteca 1963; Perelman 1951; 1975a; 1979d: 99-103; 1979e: 7-9; 1989: 63-107; 1990: 221-222; Loreau 1965). Nous reviendrons, au paragraphe 4, sur le détail anecdotique de cette « rencontre » née de la collaboration qui commença à se nouer, à partir de 1947, entre Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca32. Ce qui importe, pour l’heure, c’est de comprendre en quoi la rhétorique a pu apporter un début de réponse aux inquiétudes que Perelman ressentait, avec beaucoup d’autres, face à ce qui lui apparaissait comme une crise du positivisme épistémologique et juridique. 2.3.1. Systèmes clos et systèmes ouverts De nouveau, la réflexion de Perelman a pris la logique — ou plutôt, une certaine conception de l’histoire de la logique — pour point de départ. Sa thèse sur Frege (1938), et l’influence probable de Dupréel33, l’avaient convaincu de ce que « la logique formelle moderne s’est constituée grâce à l’analyse des formes de raisonnement utilisées par les mathématiciens » (1963: 98). Frege, et Russell après lui, auraient donc appliqué, au raisonnement « contraignant » (à la fois déductif et démonstratif) des mathématiciens, une « méthode expérimentale » qu’il convenait d’étendre au raisonnement « non contraignant » (Perelman 1977a: 9; 1979d: 101; 1979e: 9; 1989: 70-71, 87; 1990: 132-133, 561, 588-589, 598-599; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 3, 13). D’emblée, on notera que, si une telle reconstruction avait quelque validité, elle exclurait du domaine formel la logique modale (guère utile aux mathématiciens), l’induction (qui n’est justement pas déductive), le correcte de la loi ») ou Leben (1993: 215) — mais elle a été pertinemment dénoncée par Wintgens (1993: 344): « The formula of formal justice […], one should remember, is not typically for legal reasoning ». 32 À la fin de sa vie (1979e: 1; 1986b: 2), Perelman a rappelé qu’il avait suivi, en 1928-29, la dernière classe de rhétorique avant la suppression de cette matière dans l’enseignement secondaire belge. Mais ce serait céder à une illusion rétrospective que d’attribuer beaucoup d’importance à cet accident biographique. 33 Se fondant sur une lecture imprécise des Principles of Mathematics, Dupréel n’hésitait pas à affirmer que: Russell […] prétend reconstruire la logique formelle en s’inspirant des exemples et des besoins empiriquement constatés des mathématiques. (Dupréel 1924: 92) Mais l’original ne dit pas exactement la même chose: Symbolic Logic has now become not only absolutely essential to every philosophical logician, but also necessary for the comprehension of mathematics generally, and even for the successful practice of certain branches of mathematics. (Russell 1903: 10) 26 raisonnement non-monotone (dans la mesure où il est déductif, mais non démonstratif), etc. Toujours prisonnier du paradigme de la logique comme langage universel, Perelman paraît oublier que l’essor de cette discipline ne requiert plus que les calculs interprétés exhibent une syntaxe qui satisfasse aux normes de la déduction démonstrative. En effet, le caractère « contraignant » d’un système réside désormais dans la capacité que nous offre le métalangage de déduire — démonstrativement — des implications sémantiques, parce que nous pouvons maintenant définir, par avance, l’ensemble des « modèles » de ce système — c’est-à-dire, en termes intuitifs, l’ensemble des « réalités » dont ce système permet de parler Dès 1945, Waismann s’est inspiré de ces résultats pour soutenir que les concepts empiriques se distinguent des concepts formels par leur « ouverture » (allemand Porosität; anglais open texture; cf. Waismann 1968: 41-45, 51, 95-97). Quoique les analyses de Waismann demeurent parfois obscures et embarrassées (cf. Margalit 1979), l’idée centrale qu’il défend alors se laisse aisément cerner. La « clôture » sémantique des systèmes formels tient à ce que nous pouvons définir, pour une proposition quelconque, l’interprétation qu’elle reçoit dans chaque « modèle »; en ce sens, nous savons ce que cette proposition signifie dans chacun de ses contextes d’interprétation (Waismann 1968: 116-117). Par contre, nous ne sommes pas capables de définir l’ensemble des « modèles » de la langue ordinaire où s’expriment les concepts empiriques (Waismann 1965: 221-225). Cela entraîne que, pour certaines propositions de la langue ordinaire, il existe au moins un contexte d’interprétation tel que nous ne sachions pas ce que la proposition en cause signifie dans ce contexte. Les langages naturels apparaissent ainsi comme des systèmes « ouverts », qui exhibent une « incomplétude » bien différente de celle découverte par Gödel. Perelman, qui avait lu l’article de Waismann dans sa réédition de 1951, le jugeait « intéressant » (Perelman 1989: 149 note 3), voire « remarquable » (Perelman et OlbrechtsTyteca 1988: 175-176). En 1955, il rédige avec Olbrechts-Tyteca un texte fondamental sur « Les notions et l’argumentation » (Perelman 1989: 123-150) qui fournira, après quelques modifications, leur matière à deux paragraphes du Traité (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 174-185). Perelman reprendra à Waismann la thèse, sans cesse réaffirmée, que la « confusion » d’un concept ou d’une notion résulte de son « ouverture », et donc de l’impossibilité où nous sommes de circonscrire préalablement l’ensemble de ses contextes d’interprétation: « On peut prétendre qu’une notion, claire dans les contextes connus, le restera toujours, si l’on est assuré d’une connaissance exhaustive de tous ses contextes possibles » (Perelman 1970a: 244-245; cf. aussi Perelman 1989: 37, 91, 165, 175-177, 251, 449; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 168). Les écrits juridiques consacrent de multiples développements à ce thème central (voir, par exemple, 1979d: 34-36, 76-79; 1990: 438-440, 27 499-500, 555-556, 581-582, 600-601, 610-612, 626-630, 653-655); Perelman rejoint ainsi Hart (1961: 121-132), si ce n’est que cet auteur reconnaît plus expressément sa dette vis-à-vis de Waismann. L’article de 1955 propose également une typologie des notions qui s’explique par l’influence conjointe de Waismann et de Dupréel34. À partir de cette synthèse, les problèmes soulevés par la « notion formelle » de justice recevaient une solution que Perelman, en fin de compte, ne voudra pas retenir. Déjà dans le livre qu’il avait publié en 1936 pour exposer une philosophie mathématique directement inspirée de Wittgenstein, Waismann (1947: 72-86) renvoyait dos à dos le programme formaliste de Hilbert et le logicisme de Frege ou de Russell, en utilisant, de manière encore implicite, l’idée de « jeu » ou de « strate » de langage. Pour Waismann comme pour Wittgenstein, les mathématiques ne constituent pas un et un seul système clos, mais plutôt une série de tels systèmes, qui ne présentent entre eux qu’une « ressemblance de famille ». Dans cette perspective, l’interrogation frégéenne ou russellienne sur la nature du nombre est proprement illégitime, parce qu’elle porte sur un concept ouvert, produit par le mélange de différents « jeux » ou de différentes « strates » (Waismann 1947: 82-86; 1965: 71-86, 163-193; 1968: 16-18, 91-121; 1977: 120). Dupréel, on s’en souviendra (cf. 1.2.1), appliquait à la notion d’individu ou de personne une stratégie du même ordre, qui préfigure d’ailleurs certains passages de Waismann (1965: 119-122; 1968: 119-121). On peut donc concevoir la « notion formelle » de justice comme un concept ouvert, issu d’une confusion entre les « jeux » ou « strates » que sont, par exemple, la justice égalitaire et les divers types de justice distributive. Mais il faut alors payer un prix très lourd: chacun des « jeux » ou des « strates » que nous identifierons successivement deviendra un système clos, même si nous ne pouvons définir, a priori, l’ensemble de ces systèmes, ni les règles susceptibles de s’y exercer. Perelman préfèrera donc conserver la simple dichotomie entre systèmes clos et systèmes ouverts, qui démarque les domaines respectifs de la logique et de la rhétorique (1989: 462)35. 34 Viennent de Waismann l’exemple de la notion « formalisée » de fou dans le jeu d’échecs, et celui du concept d’or, en tant que « notion de l’expérience empirique vulgaire »; de Dupréel, le renvoi aux « notions confuses » de bien et de mérite, et aux « notions concernant des totalités indéterminées ou des complémentaires par rapport à de pareilles totalités telles les notions d’univers, de chose, ou de non-vivant » (Perelman 1989: 126-128). Sur cette dernière catégorie de notions, voir Dupréel (1939a: 68-69, 79-80, 94, 123-154; 1949: 332). 35 De même, Perelman (1970a: 338-341; 1989: 219-220, 235-242, 331-345) s’est toujours opposé aux commentateurs qui, tels Henry Johnstone ou Martial Gueroult, tendaient à considérer les doctrines philosophiques comme des systèmes clos qui détermineraient chacun leur contexte d’interprétation et leurs normes de raisonnement. On peut se demander, dès lors, pourquoi il a estimé souhaitable « de ne pas critiquer Bergson au nom de catégories étrangères à sa pensée. Quand on veut critiquer le philosophe de la durée concrète, grâce à des catégories comme celles de nécessité et de contingence, comme celles d’être et de non-être, qui conviennent à une pensée statique, et non pas du tout à la pensée de Bergson, on commet un contre-sens dès le départ. Et ce n’est pas la peine, je crois, de s’engager dans de pareilles discussions » (Perelman 1960: 306). Sur cette question, on lira les commentaires de Couloubaritsis (1986) à propos de Perelman (1989: 53-60). 28 2.3.2. Décision et justification De nombreux auteurs tendent à interpréter le caractère « contraignant » de la logique dans les termes suivants: si deux propositions P et Q sont telles que P implique sémantiquement Q, alors quiconque admet P doit en conclure Q. Cependant, comme le souligne Searle (2001: 17-22), cette thèse expose l’idée même de « vérité logique » à une objection insurmontable, dont Dupréel (1939a: 14-16, 60-61, 190-194; 1949: 77) a voulu tirer parti dans sa critique générale de la « nécessité ». En effet, l’inférence (le fait de conclure) est un acte mental susceptible de se manifester par des actes « publics » (la production d’un énoncé, l’écriture d’une équation,…). Si cet acte obéit à une nécessité de fait, son agent, dépourvu de toute liberté, devient le simple support d’un événement; si la nécessité est de droit, il faut taxer d’irrationnel l’agent qui omet ou s’abstient de conclure parce que cela ne revêt aucune pertinence à ses yeux. Il convient donc de se rabattre sur une variante plus faible: si deux propositions P et Q sont telles que P implique sémantiquement Q, alors quiconque admet P peut en conclure Q. Relativement à une décision de conclure Q ou de conclure non-Q, il existera, pour un agent déterminé, un ensemble (éventuellement vide) de « raisons ». Le fait qu’un agent prenne une décision en faveur de laquelle milite au moins une raison, ne signifie ni que l’agent ait agi en vertu de cette raison, ni même que son action ait été causée par une quelconque raison; mais lorsque l’agent en vient à justifier son action, il invoquera une ou plusieurs raisons (Searle 2001; von Wright 1988: 25). Dans une telle perspective, le caractère « contraignant » de la logique se ramène à ceci: si j’ai une raison de conclure Q, celle-ci doit résider dans le seul fait que j’ai une raison de conclure que Q est vraie, et donc que je n’ai aucune raison de conclure que Q est fausse36. À l’inverse, dans l’argumentation ordinaire, je puis conclure que Q est vraie, et m’appuyer pour ce faire sur une raison, tout en ayant une raison de conclure que Q est fausse. En outre, rien n’exclut que j’aie, à la fois, plusieurs raisons de conclure que Q et vraie et plusieurs raisons de conclure que Q est fausse. Il arrive ainsi que je me trouve confronté à deux options également rationnelles a priori, et a priori susceptibles de recevoir, chacune, diverses justifications — ce qui n’empêche que je me Ajoutons enfin que le terme même de « logique juridique » garde un parfum waismannien, en ce sens qu’il suggère — indûment — que cette discipline porte sur des systèmes clos; sans doute Perelman l’a-t-il utilisé pour des raisons « publicitaires ». 36 Dans un système « consistant », le fait que j’aie une raison de conclure Q entraîne que n’ai aucune raison de conclure non-Q, parce que le fait que j’aie une raison de conclure que Q est vraie entraîne que j’ai une raison de conclure que non-Q est fausse; dans un système « para-consistant », je puis avoir une raison de conclure Q et une raison de conclure non-Q, parce que le fait que j’aie une raison de conclure que Q est vraie n’entraîne pas que j’aie une raison de conclure que non-Q est fausse (cf. Perelman 1989: 379). 29 comporterais de manière irrationnelle si je les préférais l’une et l’autre (Perelman 1990: 388, 447; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 270). Pour que nous nous sentions autorisés à affirmer qu’un certain choix — par exemple, de faire la guerre — est « bon », il faut qu’il existe au moins une raison d’admettre la vérité de la proposition « Le choix de faire la guerre est bon », et que, d’autre part, il existe au moins une raison d’admettre la fausseté de ladite proposition. Ce « principe de responsabilité » implique qu’aucun « bon choix » ne saurait avoir lieu dans le cadre d’un raisonnement logique (Perelman 1948a: 146; 1989: 166-169, 197-207, 309-311, 417-418, 440-441; 1990: 222-223, 328-331, 411-412; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 42; Husson 1977). La rhétorique n’étudie pas le « bon choix » en tant que tel — car celui-ci peut s’exercer, nous l’avons vu, sans que l’agent concerné prenne aucune raison en compte — mais le « bon choix » effectué en vertu d’au moins une raison, et en faveur duquel l’agent concerné se montrerait dès lors capable d’apporter au moins une justification. Toute justification reçoit la forme d’un argument qui exprime une raison. Puisque diverses raisons peuvent militer en faveur du même choix, l’agent s’appuiera fréquemment sur une argumentation qui combine plusieurs arguments; de sorte que l’argumentation, à la différence du raisonnement logique, se laisse qualifier en termes d’« ampleur » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 628-649). En outre, le contenu de l’argumentation (la gamme des arguments utilisés) variera souvent avec le temps et selon les circonstances. Considérons, par exemple, la décision prise par George Bush d’attaquer l’Irak: la justification initialement donnée invoquait une raison fondamentale: le stockage d’armes de destruction massive; mais par ailleurs, il existait, aux yeux de certains « interventionnistes », une raison plus impérieuse — les crimes imputables au régime en place — et l’on observe que, depuis quelque temps, la justification de la guerre s’appuie sur cette seconde raison. En conséquence, l’argumentation se distingue encore du raisonnement logique par son inscription dans la temporalité (Perelman 1989: 437-467), et par le fait qu’elle se prête à des évaluations en termes d’opportunité et de pertinence (Perelman 1989: 202, 387-388; 1990: 314-315, 563; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 642). 2.3.3. La typologie des arguments Lorsqu’ils en viennent à étudier les « techniques argumentatives », Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988: 255-258) distinguent, en premier lieu, entre « procédés de liaison » et « procédés de dissociation ». Les procédés de liaison, auxquels nous nous limiterons pour l’instant, « rapprochent des éléments distincts et permettent d’établir entre ces derniers une solidarité visant soit à les structurer, soit à les valoriser positivement ou négativement l’un par 30 l’autre ». Cette classe renferme trois types de schèmes argumentatifs: les « arguments quasilogiques, que l’on comprend le mieux en les rapprochant de la pensée formelle »; les « arguments basés sur la structure du réel, qui sont présentés comme conformes à la nature même des choses »; et les « arguments qui visent à fonder la structure du réel ». Perelman et Olbrechts-Tyteca ajoutent que « nous sommes souvent autorisés […] à interpréter un raisonnement suivant l’un ou l’autre schème » et « que certains arguments appartiennent à l’un aussi bien qu’à l’autre, de ces groupes de schèmes ». Pour donner un sens précis à cette trichotomie, nous devons d’abord faire appel à la différence, précédemment introduite, entre contexte d’interprétation et contexte d’assignation. Perelman (1990: 260, 496, 735, 780-782) a commenté plusieurs fois un arrêt de la Cour de cassation de Belgique, prononcé en 1889 suite à l’opposition, faite par le procureur général, à l’inscription au barreau de la première femme porteuse du diplôme de Docteur en Droit. Dans cet arrêt, la Cour affirmait que « si le législateur n’avait pas exclu par une disposition formelle les femmes du barreau, c’était parce qu’il tenait comme un axiome trop évident pour qu’il faille l’énoncer que le service de la justice était réservé aux hommes ». La règle de justice connaissait donc, aux yeux des magistrats de la Cour, des contextes d’interprétation où s’imposait une partition des êtres d’après leur sexe. Mais cette possibilité sémantique, qui nous apparaît aujourd’hui comme une discrimination, procédait à l’époque d’une habitude sociale que rien n’avait encore ébranlée; l’« évidence » invoquée dans l’arrêt porte sur ce que ses rédacteurs prenaient pour « la structure du réel ». Il en aurait été tout autrement si le législateur avait, en contexte d’assignation, « déterminé » la notion formelle de justice de manière à obtenir le principe concret « À chacun selon son sexe »; dès ce moment, toute argumentation justifiant cette décision « arbitraire » aurait visé à « fonder la structure du réel ». La nuance n’est pas négligeable: qu’il suffise de songer à tout ce qui sépare la justice « raciale » prônée par le national-socialisme d’une justice « non-raciale », mais qui s’applique parfois dans des contextes d’interprétation forgés par des réflexes racistes (Perelman 1990: 44-45). En somme, la clause searlienne « X est compté comme un Y » établit une « liaison »; et le statut Y de l’être X est « arbitraire » en contexte d’assignation, mais « évident » en contexte d’interprétation. Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988: 282) en concluent qu’on recourra aux arguments quasi-logiques quand le statut concerné n’est ni « arbitraire », ni « évident ». Pourtant, tout laisse croire, a priori, que les arguments quasi-logiques se relient de manière plus intime aux arguments basés sur la structure du réel. Soit, en effet, des propositions P et Q telles que P implique sémantiquement Q. L’inférence qui mène de P à Q peut s’appuyer sur cette « évidence ». Mais s’il y a implication sémantique entre P et Q, il 31 s’ensuit qu’il n’existe aucun modèle où P est vraie et Q fausse, et donc que que la proposition conditionnelle « Si P, alors Q » est une tautologie. Dans un système « complet » (au sens gödelien) comme le calcul des propositions, la prémisse « Si P, alors Q » permet de construire un argument « logique » (exprimé dans le langage-objet) de la forme suivante: « P; Si P, alors Q; donc Q ». Si nous nous inspirons de ce résultat, nous tendrons à interpréter les arguments quasi-logiques comme des traductions syntaxiques d’arguments (sémantiques) fondés sur la structure du réel. Par ailleurs, Perelman et Olbrechts-Tyteca notent, à plusieurs reprises, que l’usage intensif des arguments quasi-logiques dans une sphère échappant au raisonnement formel produit, en soi, une impression comique; et ils n’hésitent pas à associer la « puérilité » d’une telle stratégie argumentative à l’« enfance » de notre civilisation occidentale — quand les Sophistes donnaient une allure analytique à leurs astuces de rhéteurs (Olbrechts-Tyteca 1974: 158-159; Perelman 1989: 389, 461; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 261). Perelman (1979d: 2-3) soutient, en outre, que la transformation d’un argument basé sur la structure du réel en un argument quasi-logique, met en lumière le côté discutable, inacceptable, voire ridicule de la nouvelle prémisse: dès que la Cour de cassation de Belgique eut énoncé l’« évidence » qui l’inspirait, celle-ci commença effectivement à paraître bien moins « évidente »… Autrement dit, le renvoi à un univers particulier, et à une certaine partition de cet univers, parce qu’il fixe la « structure du réel » a priori, se révèle d’autant plus souhaitable que l’inférence prête le flanc à la contestation. Par conséquent, si les arguments quasilogiques constituent la contrepartie syntaxique des arguments (sémantiques) basés sur la structure du réel, l’expression d’une prémisse auparavant absente37 affaiblit l’« évidence » de départ au profit de l’« arbitraire » qui est typique d’un argument visant à fonder la structure du réel (Dominicy, Michaux et Kreutz 2004). 3. Perelman et la philosophie du droit Grâce à la rhétorique, les divers traitements auquel une notion peuvent se plier trouvent désormais leur place respective dans un cadre théorique qui s’est élaboré au cours d’un long processus de synthèse, où l’héritage de Dupréel côtoie, tant bien que mal, les apports « critiques » des philosophies nées avec la crise du néo-positivisme. Mais, à ce stade, Perelman ne dispose encore d’aucun moyen qui lui permette de soustraire l’action pratique à l’irrationnel ou au déraisonnable. Chose plus grave: son appel à la rhétorique le confronte 37 Cette prémisse était absente, et non pas implicite, car les arguments sémantiques ne se réduisent pas à des variantes « enthymématiques » d’arguments quasi-logiques entièrement explicités. 32 immanquablement aux dérives de la manipulation cynique. La voie qu’il va suivre, à partir de sa participation au colloque sur la théorie de la preuve (1953), s’incarne dans la figure du juge moderne, placé devant la double obligation de juger et de motiver (cf. Gianformaggio Bastida 1973: 134). 3.1. L’obligation de juger Nous l’avons dit plus haut: l’« incomplétude » liée à l’« ouverture » des concepts ou notions ne saurait se confondre, aux yeux de Waismann, avec l’incomplétude gödelienne. Perelman, qui s’est souvent interrogé sur un tel rapprochement, conclut dans le même sens (1970a: 341; 1979d: 47; 1989: 36-38, 413-414, 444; 1990: 770-771); mais il invoque alors un paramètre que Waismann avait négligé: les corrélats sémantiques de la décision. L’« ouverture » a pour conséquence que, pour certaines propositions d’un langage non-formel, il existe au moins un contexte d’interprétation tel que nous ne sachions pas ce que la proposition en cause signifie dans ce contexte. Dans la pratique, ce trouble sémantique entraîne l’indécision. Considérons, pour illustrer ce phénomène, l’exemple qui suit: « Le droit belge interdisait la coalition des producteurs pour faire hausser les prix. La question se posa de savoir si une coalition en vue de maintenir les prix de vente devait être considérée comme licite » (Perelman 1989: 143; 1990: 807). La difficulté naît de ce que la notion ordinaire de hausse, confrontée à ce contexte d’interprétation nouveau, crée l’indécision: il n’y a, pour le sens commun, ni hausse (puisqu’il n’y a pas eu augmentation par rapport au prix ancien), ni absence de hausse (puisque le prix s’est maintenu à un niveau supérieur à celui qu’il aurait atteint sans concertation aucune). Il s’ensuit une exception au tiers-exclu: la proposition « Il s’agit d’une hausse concertée » paraît n’être ni vraie, ni fausse. Les traditions juridiques ont géré ce phénomène de différentes façons. Le prêteur romain pouvait renvoyer les parties dos à dos dans le cas où « l’affaire n’était pas claire » (non liquet; Dominicy 1989: 506; Waismann 1968: 72). Sous la révolution française, le « référé législatif » offrait au juge la solution de s’adresser au législateur afin que celui-ci interprète ou réforme les lois (Perelman 1979d: 16-21; 1990: 532-533, 622-623, 664-665, 774-775). Ce sont les difficultés issues de ce dernier système qui ont incité Portalis à instituer l’obligation de juger au moyen de l’article 4 du Code Napoléon, selon lequel « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice » (cf. encore Perelman 1986a; 1989: 413; 1990: 91, 199, 564, 571, 583, 643, 670-671, 807; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 176). Cette contrainte fait, en quelque sorte, du juge un « ministre du sens » (Rigaux 1986; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 479-480). 33 Durant une première période, où il est encore influencé par son travail sur la justice, Perelman a soutenu que la décision judiciaire (par exemple, celle consistant à qualifier de « hausse » le maintien concerté d’un prix de vente) apporte une clarification technique à la notion (Perelman 1989: 143-144). Ainsi, l’article de 1955 classe les notions juridiques et les notions scientififiques dans la catégorie intermédiaire des « notions semi-formalisées »: « la notion d’esclavage peut être une notion semi-formalisée, assez claire, dans certains secteurs du domaine juridique, et une notion confuse dans le domaine moral, philosophique, voire dans d’autres secteurs du domaine juridique » (Perelman 1989: 128-129; cf. encore OlbrechtsTyteca 1960). Très vite, cependant, les « notions semi-formalisées » disparaîtront définitivement de la scène (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 176-177), avec l’idée même que la décision judiciaire apporte, à coup sûr, une clarification conceptuelle. Le Traité de l’argumentation affirme qu’après « une décision réglant son application univoque, [la notion] semblera plus claire qu’elle ne l’était auparavant, à condition que cette décision soit unanimement admise »; il concède ensuite que, dans certains cas, la décision accroît l’« obscurité » des notions (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 181-184). En somme, Perelman a compris que l’obligation de juger, en tant que respect obstiné du tiers-exclu, nous amène, tout naturellement, à tolérer le « vague », c’est-à-dire une « confusion » liée à la coexistence de décisions aux contenus mutuellement contradictoires (1974; 1990: 807, 803-817; cf. Dominicy 1989; 1991; 2002a). À l’inverse de Dupréel, il croira de moins en moins en un progrès asymptotique vers « l’accord des esprits », auquel il tentera de substituer une gestion « rationnelle », ou du moins « raisonnable », des conflits et des dissentiments. 3.2. L’obligation de motiver Depuis la révolution française, le juge se trouve également sous l’obligation de motiver (Perelman 1979d: 21). En d’autres termes, il doit justifier sa décision à partir du corpus législatif et de la jurisprudence. Il convient de se souvenir, à cet égard, qu’un agent peut justifier une décision — donc, invoquer une raison en sa faveur — sans avoir agi en vertu de cette raison, et même sans que son action ait été causée par une quelconque raison. Rien n’interdit, par conséquent, que le juge ne fasse pas état d’une raison causalement efficace, ou qu’il se laisse guider par une émotion éthique qui résiste à toute verbalisation dans un contexte juridique. Dans la vie quotidienne, nous ne devons justifier nos décisions que lorsqu’elles rompent avec les conventions, les habitudes ou les traditions (Perelman 1989: 197-207; 1990: 115-116, 249-256, 386-387, 415-417). Dès lors, nous agissons très fréquemment en vertu d’une raison que nous n’avons pas à mentionner; mais cela ne nous empêche pas d’exprimer 34 cette raison au cas où quelqu’un nous demanderait de nous expliquer. La situation du juge est différente: dans tous les cas de figure, même ceux où il n’innove en aucune manière, il est censé soutenir sa décision par les arguments juridiques les plus « forts » dont il puisse se servir. D’une manière très originale, Perelman relie la « force » d’un argument au nombre des précédents pour lesquels cet argument a fourni une motivation recevable. Il existerait, selon lui, un principe de rationalité pratique (non logique) qui imposerait à l’auditoire d’accepter un argument en proportion du nombre de circonstances similaires où cet argument a été déjà admis comme justification (Perelman 1979d: 7; 1989: 363-364; 386-387, 434, 453-454; 1990: 112-116, 135-136, 258-259, 436, 453, 615, 689; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 616). Cette thèse, qui amorce un véritable tournant pragmatique dans sa réflexion (Perelman 1974; 1977b; 1979c; 1983), aboutit à soumettre les arguments à la règle de justice, qui se transforme ainsi en la « règle d’or » de la rationalité (Hottois 1977: 483; voir aussi Dearin 1986: 167-171 et la critique de Montague 1972)38. Dans la foulée, Perelman réduira les « lieux » (les « topiques » ou « topoi ») du juridique à des généralisations obtenues, par induction, à partir des divers précédents qui illustrent l’efficacité d’un argument donné (1979d: 86-96; 1990: 466, 557). Jointe à l’obligation de motiver, la règle de justice provoque un recours systématique à des arguments quasi-logiques qui traduisent syntaxiquement des « évidences » sémantiques. On aboutit, si l’on en reste là, à la conception du raisonnement juridique qui a été défendue au XIXe siècle par l’École de l’exégèse (Perelman 1979d: 23-49, 150-152; 1990: 533, 551). Selon cette doctrine, le juge soumet les textes légaux, et leur histoire jurisprudentielle, à une interprétation « passive » fondée sur « l’argument psychologique »; sa démarche consiste à reconstruire la « volonté », les « intentions » du législateur en s’engageant, pour ce faire, dans une tâche herméneutique qui ne diffère pas crucialement des procédures que nous appliquons quand nous comprenons les actions des autres39, et que nous reconstruisons des intentions génériques à partir des intentions plus spécifiques qui se sont réalisées dans un contexte précis (par exemple, nous prêtons à Pierre l’intention générique de manger parce que nous comprenons son comportement comme réalisant une intention plus spécifique de manger une pizza au restaurant du coin). Cependant, l’analyse de la tradition talmudique — où le raisonnement juridique s’exerce, depuis deux millénaires, à partir d’une législation figée (Perelman 1975b; 1979d: 152-154; 1990: 523-535, 748-750) — montre qu’il existe des 38 Le même impératif pragmatique guiderait le débat philosophique (1989: 239; 1990: 232-246). À cet égard, Perelman rejoint une nouvelle fois Waismann (1968: 30-31). 39 Au début de sa carrière, Perelman (1933a: 18) défendait l’idée que l’intention du législateur s’établit au moyen des mêmes « analogies » qui, dans la vie quotidienne, nous font attribuer des états mentaux aux autres sur base 35 situations où, même en prêtant des interprétations génériques au législateur, on ne saurait maintenir cette image « réaliste » d’une reconstitution fidèle, tout simplement parce que le juge exploite le corpus législatif pour motiver des décisions qui s’opposent, d’un bout à l’autre, à toute « volonté » plausible du législateur. Perelman s’est attaché à montrer que la Common Law anglo-saxonne comme le droit continental offrent des exemples qui défient, eux aussi, l’approche « exégétique ». Il en va ainsi des « fictions juridiques » par lesquelles les juges requalifient les faits, soit en contraste avec leur catégorisation commune, soit pour éviter les conséquences d’une qualification juridique antérieure (Perelman 1979d: 62-65; 1990: 200, 251, 367-373, 497, 581, 609-610, 627-628, 726-727; cf. Dominicy, Michaux et Kreutz 2004). 3.3. La séparation des pouvoirs Par conséquent, il apparaît qu’en accord avec ce que nous avons plus haut, l’obligation de motiver ne conduit pas seulement à exprimer des « évidences »; elle les fragilise aussi en les transformant en un objet possible de doute ou de débat. Lorsqu’il adopte l’attitude « exégétique » que favorise a priori la règle de justice, le juge renforce la « sécurité juridique » que le pouvoir législatif a pour mission de garantir (Perelman 1979d: 15; 1989: 49; 1990: 363-364). Quand il choisit la stratégie inverse, il lui faut soutenir que le cas dont il est saisi ne rentre pas dans la même « catégorie essentielle » que les précédents envisageables. Mais ce qui importe alors, plus que les données matérielles qui se révèlent pertinentes pour la catégorisation, ce sont les conséquences juridiques de celle-ci. En d’autres termes, la raison qui guide le juge dans pareilles circonstances — mais dont il ne doit pas nécessairement faire état — s’exprime sous la forme d’un « argument pragmatique » où les diverses décisions possibles s’évaluent en fonction de leurs conséquences favorables ou défavorables, désirables ou indésirables (Perelman 1989: 19-32; 1990: 170-172, 257-284, 364, 602, 691-692; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 357-364). La cause ultime de l’acte de juger réside, dès lors, dans une conscience morale (1979d: 9) dont les balancements modifient les contextes d’interprétation. Mais les raisons invoquées par la motivation juridique relèveront du droit — fût-il, dans les cas les plus extrêmes (comme le procès de Nuremberg), un « droit naturel » (1990: 519-521). L’indépendance du pouvoir judiciaire crée donc un contrepoids à la sécurité juridique, en offrant au juge une liberté d’appréciation face aux cas de figure inédits, aux catastrophes historiques, et à l’évolution générale de la société. de leurs déclarations verbales. Sur le rôle de la reconstruction intentionnelle en histoire voir Perelman (1970a: 364). 36 Dans l’optique de Perelman, la règle de justice fonde notre tendance spontanée — et nullement condamnable — à nous laisser guider par « l’inertie » des conventions, des habitudes et des traditions (cf. Tzitzis 1993). Dès ses premiers travaux, Perelman s’est opposé, nous l’avons vu (cf. 1.2.1 et 2.1), aux penseurs de la « table rase » qui condamnent volontiers une « éducation sociale » non raisonnée. Pour lui, « on éduque en exaltant, non en raisonnant. » (1931: 496; cf. aussi 1948a; 154-155; 1963: 104-120; 1990: 416-417; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 68-72). En cela, il prenait aussi ses distances vis-à-vis du conventionnalisme sociologisant de Dupréel, sans doute sous l’effet d’une expérience plus intime du fait religieux. Il a ainsi été conduit à réhabiliter le genre épidictique de l’éloge et du blâme à une époque où ce secteur de la rhétorique ne suscitait, en général, qu’indifférence ou mépris (cf. Perelman 1979d: 118-119; 1981: 318-319; 1982; 1989: 74-77; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 62-68)40. Mais à l’instar des pensées « critiques » de Popper ou de Gonseth, sa « philosophie régressive » prônait une forme de rationalité « raisonnable », obtenue grâce une dialectique constante de la régularité et du contre-exemple, dont la motivation juridique, énoncée dans un cadre politique structuré par la séparation des pouvoirs, lui paraissait fournir la meilleure illustration (1989: 175-177; 1990: 417-419, 440-443, 619635). 3.4. L’auditoire universel Les développements qui précèdent vont nous aider à mieux comprendre un concept central, mais très discuté, de la doctrine perelmanienne: celui d’« auditoire universel » (cf. Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 40-46; Christie 1993; Danblon 2002a: 191-194; 2004b; 2004c; Foss, Foss et Trapp 2002; Gochet 1963; Golden 1986; Hottois 1977; Husson 1977). Dans une récapitulation tardive (1986b: 14), Perelman affirme que l’idée d’opposer l’auditoire universel à la multitude des « auditoires particuliers » lui est venue en comparant deux traités de saint Thomas: la Somme Théologique, qui s’adresse à l’auditoire particulier des théologiens, et la Somme contre les Gentils, destinée à l’auditoire universel. Cette anecdote invite à une première glose, qui n’est pas sans rappeler la conception aristotélicienne de la rhétorique. Chaque auditoire particulier se rattacherait à une discipline, ou à un secteur 40 Sur cette question, voir Danblon (1999a; 2002a), Dominicy (1995; 1996; 2002b; 2004a), Dominicy et Frédéric (éds 2001). Pour analyser les « arguments » du genre épidictique, et notamment l’amplification, Perelman et Olbrechts-Tyteca faisaient appel à la notion psychologique de « présence », dont le contenu précis n’a jamais été élucidé (cf. Perelman 1977a: 49-52; 1979d: 118-119; 1986b: 14-15; 1989: 94, 443; Perelman et OlbrechtsTyteca 1988: 155-160; Arnold 1986: 45-50; Karon 1976). De même, en affirmant que l’objet de la rhétorique « est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » (1988: 5), Perelman et Olbrechts-Tyteca conféraient à l’argumentation une efficacité émotive qu’ils ne pouvaient expliquer. 37 spécifique de l’activité humaine, dont les spécialistes n’utilisent et n’acceptent que certains types d’arguments; on pourrait donc dire, dans notre terminologie, que les différents auditoires particuliers correspondent, chacun, à un système clos (un « jeu » ou une « strate » de langage, au sens de Waismann) qui définit, par avance, ses contextes d’interprétation. L’auditoire universel, par contre, ne relèverait d’aucune sphère théorique ou pratique: il engloberait l’ensemble de ceux qui manipulent les systèmes conceptuels « ouverts » à l’aide desquels l’on peut débattre de questions communes à tous (Perelman 1989: 214-220). Mais cette lecture se heurte au fait que Perelman et Olbrechts-Tyteca ont voulu relier la dichotomie des auditoires à la distinction classique entre « persuader » et « convaincre » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 34-40; cf. aussi Perelman 1989: 82, 241): « Nous nous proposons d’appeler persuasive une argumentation qui ne prétend valoir que pour un auditoire particulier et d’appeler convaincante celle qui est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison ». Il y aurait donc, d’un côté, les auditoires particuliers qu’on tente de persuader, et de l’autre, l’auditoire universel — « constitué par l’humanité tout entière ou du moins par tous les hommes adultes et normaux » (1988: 39) — qu’on doit convaincre. Vis-à-vis des premiers, le critère du résultat est préféré à tout autre (cf. Cassin 1990: 33-34), et les processus émotifs et pahiques, qui conduisent à « l’adhésion », jouent un rôle central (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 35). Or, toutes choses égales par ailleurs, cette seconde propriété convient mal à un auditoire composé de spécialistes qui traitent de leur domaine de prédilection. Si l’auditoire universel de Perelman ne restait pas aussi désincarné, on s’attendrait à ce que ce soit lui, plutôt, qui offre un espace cognitif aux émotions et aux passions. Pour résoudre cette difficulté, on peut interpréter l’auditoire universel comme une norme régulatrice « de droit », distincte d’un quelconque auditoire empirique « de fait », fût-il composé de tous les « êtres raisonnables » passés, présents ou à venir: L’accord d’un auditoire universel n’est donc pas une question de fait, mais de droit. C’est parce qu’on affirme ce qui est conforme à un fait objectif, ce qui constitue une assertion vraie et même nécessaire, que l’on table sur l’adhésion de ceux qui se soumettent aux données de l’expérience ou aux lumières de la raison. (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 41) Cassin (1990: 33) parle, à ce propos, d’un « avatar kantien de “l’auditoire des dieux” ». Mais on sort ainsi de la sphère argumentative, où les justifications ne peuvent appuyer que des propositions (non nécessaires) telles qu’il existe au moins une raison d’admettre leur fausseté. Par conséquent, « l’universalité » en cause paraît se ramener, comme dans le jugement esthétique de Kant, à une « prétention » du discours (Perelman 1989: 321; cf. Danblon 2002a: 46-48, 193; 2004b; 2004c). Se présenter en tant qu’interlocuteur de l’auditoire 38 universel ne serait qu’une astuce rhétorique; on retrouverait, de la sorte, la réduction que Dupréel appliquait aux « valeurs universelles » quand il les abordait en sociologue (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 101-103). Perelman, d’ailleurs, n’a cessé d’affirmer le caractère « factuel » (à la fois historique et construit) des « auditoires universels » propres à chaque époque, à chaque circonstance, à chaque orateur (Perelman 1963: 99-101; 1989: 82-83, 356358; 1990: 175; Olbrechts-Tyteca 1963: 12; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 43). Dans un chapitre de sa Sociologie générale (1948a: 196-205) — que Perelman, étrangement, ne cite jamais — Dupréel distingue entre le « groupe particulier » des juristes, qui aurait pour « commune valeur » les règles ou les lois, et un « groupe d’opinion » plus vaste, qui renferme aussi le « public », les « justiciables », plus « ceux-là […] qui détiennent le pouvoir ou aspirent à y atteindre », et dont la « commune valeur » serait le droit. De ce groupe d’opinion, peut surgir une « élite » quand une cause suffisament notoire vient troubler les consciences (Dupréel 1948a: 279-280). Une telle approche éclaire le statut particulier du juge perelmanien, qui peut réagir, face à une conséquence inacceptable de la tradition légale ou jurisprudentielle, comme le ferait un autre membre du groupe d’opinion, mais qui se doit, en tant que membre du « groupe particulier », de ne jamais empiéter sur le pouvoir législatif, et donc de toujours motiver sa décision à partir des lois elles-mêmes (Perelman 1990: 674, 697). De plus, si les deux groupes constituent, à chaque étape de l’histoire, des auditoires « de fait », l’un et l’autre en appellent, lorsqu’ils justifient leurs choix, à des valeurs communes (et donc « de droit »). Le « groupe particulier » des juristes n’est donc pas moins « universel », a priori, que le groupe d’opinion; mais il devient « particulier » dès qu’une application de la règle de justice heurte la conscience du groupe d’opinion, même si celui-ci s’aligne, en l’occurrence, sur une élite plus resserrée. En ce sens, « l’universalité » ou la « particularité » d’un auditoire perd tout caractère absolu, puisqu’elle dépend du débat où s’engagent les groupes « factuels » concernés. Il existe donc, chez Perelman, une tension entre deux concepts opératoires de l’auditoire universel, respectivement liés à la nécessité d’appliquer la règle de justice et à la nature irréductible de la conscience morale (Danblon 2002a: 194; 2004b; 2004c). De manière surprenante à priori, les conflits qui mettent aux prises un auditoire « particulier » et un auditoire « universel » nous montrent que le premier tend alors à offrir une image impersonnelle, liée à un « formalisme » rigide, tandis que le second s’incarne souvent dans un « auditoire d’élite », composé de ceux-là qui peuvent (ou prétendent pouvoir) assumer, en l’occurrence, une attitude critique et innovatrice (Perelman 1989: 83, 322; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 44). Perelman a parfois évoqué le rôle des « élites » (1948a: 156; 39 1970a: 391-394); mais il ne s’est guère interrogé sur leur place à l’intérieur d’une société démocratique « avancée » (cf. Danblon 2004e). 3.5. La dissociation des notions Lorsque nous avons présenté la typologie des arguments, nous avons mentionné les « procédés de dissociation », qui ont « pour but de dissocier, de séparer, de désolidariser, des éléments considérés comme formant un tout ou du moins un ensemble solidaire au sein d’un même système de pensée » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 255-256). En réalité, l’ensemble de ces procédés se laissent ramener à un seul schème argumentatif: la « dissociation des notions » (1988: 550-609; cf. Danblon 1999a; 2002a: 120-128; 2002b; 2004a; 2004d; Dominicy 1993; 2002a; 2004b; Dominicy, Michaux et Kreutz 2004; Herman et Micheli 2003). Cette stratégie, à la fois rhétorique et cognitive, « présuppose l’unité primitive des éléments confondus au sein d’une même conception, désignés par une même notion », mais elle « détermine un remaniement plus ou moins profond des données conceptuelles qui servent de fondement à l’argumentation » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 551). En d’autres termes, elle permet de fonder une conclusion opposée à celle de son adversaire (potentiel ou effectif) par le biais d’une réinterprétation parfois radicale des données factuelles. À titre d’illustration, nous citerons la dissociation entre légalité et légitimité, telle qu’elle fut couramment pratiquée en France au temps de l’Épuration (cf. Dominicy 1993; 2002a; Dominicy, Michaux et Kreutz 2004). Partant, comme les collaborateurs poursuivis, d’une notion préalable et « confuse » de droit ou de justice, les épurateurs admettaient la légalité de certains faits de collaboration, fruits d’une obéissance formelle à Vichy, tout en poursuivant les accusés au nom d’une légitimité supérieure. L’instauration même de ce couple légalité-légitimité entraînait des dissociations corollaires entre le droit et la justice, entre la lettre et l’esprit des textes constitutionnels ou législatifs. De même, si le juge, confronté au problème de la « hausse concertée », choisit (comme cela est arrivé) de condamner les producteurs incriminés, il invoquera tout naturellement l’esprit de la loi (cf. 3.1). Pour Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988: 556-561; cf. aussi Perelman 1989: 94-97, 113-114, 343-344, 458), il existe un « prototype de toute dissociation notionnelle, à cause de son usage généralisé et de son importance philosophique primordiale: il s’agit de la dissociation donnant lieu au couple “apparence-réalité” ». La valeur de réalité « fournit un critère, une norme permettant de distinguer ce qui est valable de ce qui ne l’est pas, parmi les aspects », potentiellement contradictoires, de la notion envisagée. Ainsi, face à une notion « confuse », renfermant des composantes devenues antagonistes dans le contexte pris en 40 compte, la dissociation dégagera un pôle supérieur — la « réalité » de la notion — et un pôle inférieur — l’« apparence » de la notion; un tel objectif sera atteint en privilégiant, au sein de la notion de départ, l’une ou l’autre de ses composantes (Perelman 1948b). De toute évidence, cette analyse procède de la distinction dupréelienne entre « jugements de réalité » et « jugements de valeur » (Perelman 1989: 91-97). Nous avons signalé que, pour Dupréel, une même « idée » peut fonctionner, au sein d’un jugement de valeur, comme « notion » et comme « valeur » (cf. 1.2.2). Appliquée à l’idée « confuse » de justice (Gianformaggio Bastida 1973: 34-35, 104-109), cette approche aboutit à invoquer la « valeur » de justice pour distinguer, parmi les diverses variétés de « justice concrète » que recouvre la « notion formelle », une composante inférieure — la « justice statique », caractérisée par l’application de la règle de justice — et une composante supérieure — la « justice dynamique », qui tire ses impératifs de la conscience morale (Dupréel 1932: 485491; Perelman 1979d: 120-122; 1990: 23, 64-66, 77-79, 89, 111, 180, 196, 745). Partant d’un conflit ou d’une antinomie en contexte d’interprétation, la dissociation remonte vers le contexte d’assignation afin de « déterminer » de deux manières différentes la « notion confuse » en question; ensuite, elle « refonde » la structure du réel en hiérarchisant, l’une par rapport à l’autre, les deux composantes conceptuelles ainsi dégagées. On voit mal, cependant, pourquoi la dissociation entre « justice statique » et « justice dynamique » devrait nous renvoyer à une dissociation ontologique plus fondamentale entre le réel et l’apparent. De fait, si le Traité de l’argumentation et les travaux connexes où Olbrechts-Tyteca intervient de manière primordiale, et souvent à titre de seul auteur (Perelman 1989: 221-233; Olbrechts-Tyteca 1974: 321-355; 1977b; 1979), privilégient le couple apparence-réalité, les écrits juridiques de Perelman (1979d: 120-122; 1990: 553-555, 745, 759, 812-814) mettent toujours le couple lettre-esprit au premier plan. Emmanuelle Danblon (1999; 2002a: 123; 2002b; 2004a) a formulé une hypothèse ingénieuse qui explique ce balancement. Selon elle, la dissociation entre l’esprit et la lettre, et celle entre la réalité et l’apparence, joueraient deux rôles complémentaires: la première servirait à établir les bases épistémologiques du raisonnement; la seconde en assurerait le caractère persuasif auprès de l’auditoire. Dupréel, comme le Perelman rhétoricien, ou comme Olbrechts-Tyteca, auraient donc méconnu la différence qu’il convient de maintenir entre une valeur donnée et le potentiel de persuasion qui est le sien. L’efficacité rhétorique du couple réalité-apparence trouve sans doute ses racines dans le fait que le juge, très souvent, agit en vertu d’une raison qui, si elle était exprimée, prendrait la forme d’un « argument pragmatique » (Dominicy 2004b). Dans des contextes empiriques, nous séparons le « réel » que fournit une description microscopique (par exemple, en termes 41 de particules) de l’« apparent » (la description macroscopique correspondante) parce que, faute d’opter pour la première description, nous perdrions notre capacité à prédire expérimentalement. De même, les dissociations entre la lettre et l’esprit se font souvent, nous l’avons vu, lorsque les textes législatifs risquent de produisent une décision contraire aux sentiments moraux dont ils s’inspirent (ou prétendent s’inspirer). Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’éviter une conséquence indésirable. Certes, le jeu rhétorique vient perturber la similitude ainsi découverte, en masquant la dépendance qui lie le contraste de la réalité et de l’apparence à la fin que nous recherchons; mais il reste que, privés de cette fin, nous ne pourrions plus justifier à nos yeux la préférence que nous manifestons. Pas davantage que Dupréel ou qu’Olbrechts-Tyteca, le Perelman rhétoricien n’a tiré de cela la conclusion qui s’impose: à savoir que certaines dissociations déboucheront sur une défense de la lettre au détriment de l’esprit, ou de l’apparence vis-à-vis de la réalité. Car l’exigence de sécurité juridique, qui ne peut jamais être abandonnée, nous impose, dans bien des cas, de privilégier le terme réputé « inférieur » (Perelman 1990: 553-555). On pourrait qualifier d’« argument par résignation » toutes les justifications « pragmatiques » qui donnent une raison de renoncer à un certain « idéal » au seul motif que l’attitude inverse ferait payer un prix trop lourd aux personnes ou aux communautés en cause (Dominicy 2002a; 2004b). 3.6. L’« unicité » de la décision judiciaire L’obligation de juger contraint à lever l’indécision, même lorsque le corpus légal exhibe des « lacunes » (Perelman 1979d: 25-26, 57-58; 1990: 770-787). Sous l’effet de l’obligation de motiver, différents juges peuvent fournir des justifications, chaque fois acceptables, à des décisions aux contenus mutuellement contradictoires, même quand celles-ci mettent à nu les « antinomies » du droit concerné (Perelman 1979d: 39; 1990: 755-769). En outre, dans le contexte du droit, la décision de justice « est comptée comme une vérité » (res judicata pro veritate habetur; Perelman 1979d: 89; 1990: 631). Cette assignation de fonction (Danblon 2002a: 90-92; 2002b: 109; 2004d) dote la décision judiciaire d’une « unicité » comparable à celle du vrai — moyennant, néanmoins, une réserve de taille: aucune décision de justice ne saurait exclure une autre décision de justice, à moins que l’une d’entre elles n’ait précisément pour objet de casser un jugement antérieur. Après la seconde guerre mondiale, Perelman s’est attaché à montrer qu’il existe, à côté de la rationalité stricte du raisonnement formel, un « raisonnable » qui caractérise nos décisions ou justifications rationnelles. Or, c’est au moment où les logiciens ont découvert l’incomplétude des systèmes axiomatiques, en même temps que la libertté de construire des calculs dont le connecteur de négation viole soit le tiers-exclu (comme dans les logiques 42 trivalentes), soit le principe de non-contradiction (comme dans les logiques « paraconsistantes »), que sont apparues, à travers l’analyse du raisonnement juridique, les normes de « complétude » et de « consistance » qui fondent l’exercice du « raisonnable » dans la sphère du raisonnement pratique (Perelman 1953; 1979d: 25-26, 57-58; 1990: 571-572, 694-695, 758-759). Il y a là un enseignement très profond sur la nature des « vérités logiques »: celles-ci dépendent moins d’une syntaxe ou d’une « grammaire », que des conditions qui doivent se voir satisfaites pour que nous puissions nous engager dans une interaction causalement efficace avec le monde. 4. Autour de Perelman: Lucie Olbrechts-Tyteca Fille d’un psychiâtre réputé, à qui elle dut peut-être son intérêt constant pour les recherches en psychologie, Lucie Tyteca (1899-1988) étudia, à l’Université Libre de Bruxelles, les sciences sociales et les sciences économiques. En 1925, année où elle obtint sa licence, elle épousa le statisticien Raymond Olbrechts (1888-1959), dont les travaux démographiques rejoignaient les préoccupations de Dupréel (1928a). Sa familiarité avec la statistique lui inspira, beaucoup plus tard, une réflexion très pénétrante sur le rôle que les définitions des statisticiens remplissent tant parmi les spécialistes que dans les contacts que ceux-ci entretiennent avec le grand public, lors des enquêtes ou à l’étape de la divulgation (Olbrechts-Tyteca 1960; 1974: 33-39, 52, 188-195, 276-277, 399; 1977a; Foss, Foss et Trapp 2002; Warnick 1998). Férue de littérature, Olbrechts-Tyteca avait lu, dès le début des années quarante, Les Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan (1941). C’est par l’intermédiaire de cet ouvrage, et plus particulièrement de l’appendice où Paulhan reproduit quelques fragments de Brunetto Latini, qu’elle a redécouvert, en compagnie de Perelman, la rhétorique aristotélicienne (OlbrechtsTyteca 1963: 5-6; Perelman 1977a: 9; 1986b: 4). Co-signataire du Traité de l’argumentation, Olbrechts-Tyteca rédigera cinq articles importants avec Perelman41, avant de se consacrer à ses propres publications, et notamment à son œuvre majeure, Le Comique du discours (1974). 4.1. L’originalité d’Olbrechts-Tyteca Selon une tradition familiale, qui circule dans les couloirs de l’Université Libre de Bruxelles et parmi les cercles philosophiques belges, Olbrechts-Tyteca aurait joué, vis-à-vis de Perelman, le rôle d’une simple pourvoyeuse d’exemples. Il faut reconnaître, à cet égard, 41 Ils sont tous repris dans Perelman (1989); en voici le détail: « Logique et rhétorique » (1950); « Acte et personne dans l’argumentation » (1951); « Les notions et l’argumentation » (1955); « Classicisme et romantisme dans l’argumentation » (1958); « De la temporalité comme caractère de l’argumentation » (1958). 43 que son seul livre (1974) et certaines de ses contributions (1977b; 1979) s’offrent, au premier abord, comme une succession de fiches — et qu’on ressent la même impression à la lecture de quelques chapitres du Traité. Pour réagir contre cette image sans doute excessive, quelques commentateurs américains voudraient, sur fond de féminisme ambiant, rendre à OlbrechtsTyteca une renommée scientifique qu’elle n’a, personnellement, jamais réclamée (Foss, Foss et Trapp 2002; Warnick 1998). À notre sens, il n’est pas nécessaire d’entrer dans une telle polémique pour apercevoir ce qui fait l’originalité de ce chercheur discret. Bien davantage encore que Perelman, Olbrechts-Tyteca nous apparaît comme une disciple de Dupréel. Cette filiation se traduit, en premier lieu, par un souci d’écriture qui animait aussi Dupréel, mais que Perelman ne partageait pas. Les textes d’Olbrechts-Tyteca s’organisent fréquemment selon une progression presque narrrative, qui contraste avec les exposés parfois fort ternes de Perelman. D’autre part, la simple liste des articles écrits avec Perelman suffit à montrer que le problème des « notions confuses » (également abordé dans Olbrechts-Tyteca 1960; 1974: 138-140; 1977a) et le mécanisme de la dissociation (réexaminé dans Olbrechts-Tyteca 1974: 321-355; 1977b; 1979) occupent une place centrale à l’intérieur d’une réflexion marquée par la théorie dupréelienne des « jugements de réalité » et des « jugements de valeur ». L’héritage de Dupréel se manifeste d’une façon particulièrement frappante dans l’article « De la temporalité comme caractère de l’argumentation » (Perelman 1989: 437-467). Ce texte d’une qualité littéraire très élevée réaffirme la thèse que « toute prise de position est précaire » (1989: 441); s’attarde sur la tension entre l’« ordre » intemporel et l’« intervalle » (1989: 451-452); rappelle, enfin, qu’une même proposition peut servir à énoncer un jugement de réalité ou un jugement de valeur (1989: 453). Il ne semble donc pas exagéré de faire figurer au crédit d’Olbrechts-Tyteca une partie substantielle des développements consacrés à la dissociation des notions. Comme nous l’avons déjà souligné, l’apport fondamental de Perelman en cette matière tient à l’importance croissante qu’il accordera, dans ses écrits juridiques, au couple lettre-esprit, à travers les conflits qui opposent la règle de justice aux impératifs de la conscience morale. 4.2. Le comique du discours Le Traité de l’argumentation signale, en de multiples circonstances, les enseignements que le comique du discours pourrait livrer aux analystes de l’argumentation. Mais il a fallu attendre le libre d’Olbrechts-Tyteca pour disposer d’une théorie qui justifie pareille affirmation. Dans ce qui suit, nous allons montrer en quoi cet ouvrage, trop fréquemment négligé, nous aide à mieux cerner le profil intellectuel de son auteur. 44 4.2.1. L’objet et la méthode Lorsqu’elle entreprend de définir l’objet de son enquête, Olbrechts-Tyteca se fonde, une nouvelle fois, sur les travaux de Dupréel (Olbrechts-Tyteca 1974: 13-15, 38, 395-396, 400, 407). Pour ce dernier, « ce n’est pas par leur nature propre que [les] causes du rire font rire, c’est parce qu’elles sont toutes susceptibles de donner le branle à un mécanisme sociologique tout préparé » (1949: 41); l’explication du comique gît dans « les circonstances d’ordre social qui rendent le rire infiniment probable » (1949: 218). Cette probabilité apparaît quand le comportement qu’un agent exhibe dans une situation considérée donne naissance, au sein d’un groupe, à un sentiment de communauté, qui se manifeste par l’« accueil » ou par l’« exclusion » de cet agent (Dupréel 1948a: 62-65; 1949: 27-69, 217-219; 1955b). À l’instar de la convention, le rire ne se prête pas à une réduction causaliste, parce que le « principe des raisons diverses » (cf. 1.1.2) nous oblige à rechercher son essence non dans les causes diverses qui peuvent faire surgir le sentiment de communauté, mais dans ce sentiment luimême (Olbrechts-Tyteca 1974: 41-42, 168). De même, il ne faut pas confondre le comique ou le rire avec leurs effets (par exemple, l’intégration sociale que l’accueil peut assurer à l’agent, ou le rejet qu’on peut lui infliger au moyen de l’exclusion par le ridicule). Pour le domaine qui nous intéresse ici, l’étude du rire en tant que tel portera sur « le comique de la rhétorique », c’est-à-dire sur l’utilisation comique des schèmes argumentatifs, et non pas sur « le comique dans la rhétorique », conçu comme l’ensemble des effets persuasifs que l’orateur cherche ou réussit à obtenir en faisant rire son auditoire (Olbrechts-Tyteca 1974: 7-8, 159-160, 341, 397; Perelman 1989: 270; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 253, 276-282). Dans la mesure où, très souvent, le recours à un schème argumentatif ne déclenche aucun rire, Olbrechts-Tyteca se propose d’appliquer, au « comique de la rhétorique » ou « du discours », une méthode de « réduction » qui consiste à construire, pour chaque occurrence comique attestée, un énoncé non comique qui renferme le même schème argumentatif (1974: 26-28, 41-42; Perelman 1989: 275-276). On observe alors que « l’explicitation » est le seul facteur qui « tue » le rire à coup sûr (1974: 38-41, 405). Olbrechts-Tyteca illustre ce phénomène par l’exemple qui suit (1960: 61; 1974: 38-39, 190-191): L’agent d’assurances demande à un cow-boy s’il n’a jamais eu d’accident. Non, répond-il. Et il ajoute: « Un cheval m’a démoli quelques côtes, et, il y a deux ans, un serpent m’a mordu ». — Eh bien, ne sont-ce pas là des accidents? — Non… ils l’avaient fait exprès. (Olbrechts-Tyteca 1974: 38) Le comique disparaît si le cow-boy répond plutôt: 45 Non, ce n’est pas ce que moi j’entends par accident; peut-être ai-je tort, mais je ne considère comme accidents que des événements produits sans l’intervention d’une volonté quelconque, humaine ou animale. (Olbrechts-Tyteca 1974: 39) De même, une plaisanterie ethnique telle que: Un taxi capote sur la route de Glasgow: quinze morts. (Olbrechts-Tyteca 1974: 101) perd tout son sel dès qu’on explicite le stéréotype à l’œuvre: Un taxi a capoté sur la route de Glasgow. Étant donné l’avarice bien connue des Écossais, il était bourré de passagers, et il y a eu quinze morts. 4.2.2. La notion de « domaine » La blague du cow-boy et de ses « accidents » se laisse aisément analyser à partir de la distinction entre contextes d’assignation et contextes d’interprétation (Olbrechts-Tyteca 1960: 61; 1974: 190-191). La notion « confuse » d’« accident » exige, selon le contexte d’interprétation considéré, que soit prise en compte l’éventuelle responsabilité de l’accidenté ou (non exclusivement) celle de l’agent (en principe, humain) qui a provoqué l’accident. Par exemple, je ne subis pas un « accident » de voiture si je fonce délibérément dans un mur; mais cela constituera, pour moi, un « accident » de me trouver sur le trajet d’un pervers qui, intentionnellement, s’attache à percuter tous les véhicules qu’il croise. Par conséquent, il se peut qu’une situation s’interprète comme un accident dans le contexte qui ne prend en compte que l’éventuelle responsabilité de l’accidenté, et comme un non-accident dans le contexte qui ne prend en compte que l’éventuelle responsabilité de l’autre agent impliqué. Le cow-boy et son assureur n’interprètent donc pas la notion « confuse » dans le même contexte. Quant à l’explicitation, elle remonte au contexte d’assignation, où l’« indétermination » est levée par une stratégie dissociative qui dégage les deux composantes antagonistes de la notion. Comme le prédit la théorie d’Olbrechts-Tyteca, il est aisé d’imaginer des circonstances où la même opération n’aurait rien de comique: il est banal que les compagnies d’assurances refusent de compter pour « accidents » les dommages qu’un attentat terroriste a causés à des personnes qui se trouvaient là par hasard. Le rire naît donc, dans un tel cas, du mélange de deux contextes d’interprétation, et du fait que, toutes choses égales par ailleurs, l’attitude du cowboy témoigne d’une certaine irrationalité, en ce qu’il prend en compte l’éventuelle responsabilité d’un cheval et d’un serpent — mais on se souviendra que l’Occident connut, très tard, des procès d’animaux. À partir du moment où l’explicitation nous ramène au contexte d’assignation, et permet d’attribuer au cow-boy une dissociation notionnelle, le comique se dissipe du tout au tout. 46 Afin de mieux caractériser ce phénomène, Olbrechts-Tyteca fait occasionnellement référence au concept d’« erreur de catégorie », rendu célèbre par Ryle (1938; 1949; 1962). Celui qui confond deux contextes d’interprétation tombe, pour ainsi dire, dans le piège d’un « zeugme notionnel », dont le comique est comparable à celui que produisent des formules comme « Elle est arrivée en pleurs et en chaise à porteurs » ou « Some vegetables have round roots and some numbers have square roots » (Olbrechts-Tyteca 1974: 61-70, 203, 313-317, 371). À travers Ryle, nous retrouvons, une nouvelle fois, l’idée wittgensteinienne de « jeu de langage », telle que Dupréel l’avait pressentie ou que Waismann l’a systématisée (cf. 1.2.1 et 2.3.1)42. Dans le vocabulaire le plus souvent utilisé par Olbrechts-Tyteca (1974: 65-66, 70, 103-105, 145, 231, 368-379), cette idée s’exprime en termes de « domaines » et de pertinence (ou « relevance »). En effet, nous avons vu plus haut que l’argumentation, à la différence du raisonnement formel, peut bénéficier, ou au contraire manquer, d’une certaine pertinence; celle-ci ne s’identitie pas avec l’opportunité (relative aux individus qui composent factuellement l’auditoire concerné), mais se mesure par rapport à un contexte d’interprétation appelé « domaine » (Perelman 1989: 286; Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988: 424, 478-479, 626). De ce point de vue, l’exemple qui suit nous paraît des plus remarquables (OlbrechtsTyteca 1974: 133-137): Le violon solo fait ce qu’il peut. Une voix lance du fond de la salle: « Assassin! » Tout pâle, le chef d’orchestre demande: « Qui a traité mon violoniste d’assassin? » La même voix hurle: « Qui a traité cet assassin de violoniste? » (Olbrechts-Tyteca 1974: 135) Ordinairement, on émet un « jugement de réalité » si l’on qualifie quelqu’un de « violoniste », et un « jugement de valeur » si l’on applique, à la même personne, le qualificatif d’« assassin » afin de signifier qu’il n’est pas, loin s’en faut, un « vrai violoniste ». La plaisanterie substitue, à la dissociation banale entre « violoniste » au sens strict du terme et « vrai violoniste », une dissociation beaucoup plus inattendue entre « assassin » au sens strict du terme et « assassin de la musique ». Désormais, la proposition « C’est un assassin (de la musique) » énonce un jugement de réalité, tandis que la proposition « C’est un violoniste » véhicule un jugement de valeur. Le renversement ainsi obtenu joue, bien évidemment, sur l’indétermination du concept d’« assassin », en exploitant le fait que, dans les contextes d’interprétation qui impliquent un crime de sang, on peut produire un banal jugement de réalité au moyen de la proposition « C’est un assassin ». Comme le cow-boy, le spectateur mécontent travaille, en quelque sorte, sur plusieurs contextes d’interprétation. 42 Mais sa Olbrechts-Tyteca (1974: 70, 371) cite un article de Jörgensen (1961-62) où l’auteur propose de « typer » ou de « sorter » les variables et les prédicats selon différentes « strates de langage ». Wittgenstein lui-même a 47 stratégie cesserait de provoquer le rire s’il l’explicitait, ou si elle opérait dans d’autres circonstances: il n’y aurait rien de comique à demander « Qui peut traiter cet assassin de grande intelligence politique? » à propos de Staline ou d’Hitler43. La plaisanterie ethnique que nous avons citée au paragraphe précédent ne met en œuvre aucune « erreur de catégorie », puisque l’explicitation qui « tue » le rire aboutit simplement à remplacer un argument basé sur la structure du réel par un argument quasilogique (cf. 2.3.3). Il ne s’ensuit pourtant pas, à notre avis, que le concept de « domaine » perde ici ses vertus explicatives. En effet, la nature comique de telles blagues suppose que le locuteur se révèle conscient de l’écart qui existe entre les domaines d’interprétation pour lesquels l’« évidence » stéréotypique vaut de manière « fictionnelle », et l’ensemble des situations attestées ou concevables dans la réalité empirique (Danblon 2002a; Dominicy, Michaux et Kreutz 2004). L’antisémite qui raconte une histoire drôle aux dépens des Juifs efface cet écart en traitant le stéréotype comme une vérité littéralement inscrite dans l’ordre des choses; et il ne nous fait plus rire. Comme le note Olbrechts-Tyteca (1974: 19, 101), les « traits stéréotypés visent beaucoup moins à caractériser des types qu’à faciliter la compréhension des histoires comiques ». 4.2.3. Comique et raisonnement formel De même que le comique peut se déclencher par l’interprétation d’une notion « confuse » dans un contexte inattendu, il découlera fréquemment de l’utilisation d’un schème argumentatif qui se révèle inapproprié vis-à-vis du « domaine » pris en compte. Il en va ainsi pour les nombreuses plaisanteries qui mobilisent une forme quelconque de raisonnement statistique ou probabiliste (Olbrechts-Tyteca 1974: 33-34, 116, 195, 221-222, 276-277); en voici un exemple: Le médecin dit à une patiente: Vous guérirez. On guérit dans un pour cent des cas, vous êtes justement le centième que je soigne et je n’en ai encore guéri aucun. (Olbrechts-Tyteca 1974: 221) Il s’agit là d’un argument que les joueurs invoquent volontiers, et qui peut s’avérer rationnel au sein de certains contextes d’interprétation — dans la situation où je décide, par exemple, d’arrêter de fumer en m’appuyant sur la probabilité, pour un fumeur, de développer un cancer du poumon (Dominicy, Michaux et Kreutz 2004). Mais si la prédiction du médecin suscite le rire, c’est parce que, dans le contexte angoissant d’une maladie, le patient sera, à coup sûr, moins sensible à ces données de probabilité fréquentielle qu’au lien qui peut s’instaurer entre quelquefois envisagé cette solution (Dominicy 1999: 422). 48 des échecs répétés et les capacités curatives du médecin. Le même balancement s’observe, mais sans comique cette fois, quand nous préférons louer ou blâmer un agent pour ses succès ou ses déboires successifs, plutôt que de reconnaître en ceux-ci une série aléatoire d’événements (Dominicy 1995; 1996; 2002b; 2004a; Dominicy et Frédéric éds 2001). En bref, ces raisonnements qui font rire « ne sont pas des “fautes de calcul”, mais des raisonnements qui n’ont pas de portée utile, d’interprétation raisonnable dans le réel » (Olbrechts-Tyteca 1974: 33). Dans un système clos, nous l’avons dit, les conflits ou les incertitudes qui peuvent surgir en contexte d’interprétation sont éliminés par la définition préalable de l’ensemble des « modèles » (cf. Olbrechts-Tyteca 1974: 308-309). Il en résulte, selon Olbrechts-Tyteca, qu’il n’y a pas de « comique de la démonstration » (1974: 42-50, 367-368, 400-403). Certes, il nous arrive de sourire face aux « inférences saugrenues » qui illustrent la vérité, dans le calcul des propositions, de la conditionnelle « Si P, alors Q » quand P est fausse; face à l’antinomie de Russell si elle s’incarne dans le cas du barbier; face à la version antique du Menteur; etc. (Olbrechts-Tyteca 1974: 48-49, 226-227). Mais le comique vise alors « ce qui empêche démonstration et argumentation de coïncider » (Olbrechts-Tyteca 1974: 214-216, 403). Ainsi, l’« autophagie », par laquelle « un argument se détruit lui-même » (Olbrechts-Tyteca 1974: 169-174, 204), exhibe souvent les mêmes propriétés qu’un paradoxe logique comme le Menteur: Un policier, pour éviter une manifestation, monte sur la scène et déclare: — Tout ce qui ne figure pas sur l’affiche est interdit. — Et vous, interrompt un spectateur, êtes-vous sur l’affiche? (Olbrechts-Tyteca 1974: 170) Dans cet exemple, l’argument du policier se voit « détruit par lui-même » sous l’effet d’une « rétorsion » formellement inattaquable. « Mais », ajoute Olbrechts-Tyteca, « nous avons l’impression d’un sophisme, d’une mauvaise volonté facétieuse »; c’est que, dans la vie de chaque jour, les locuteurs et leurs auditoires évitent ce genre de paradoxe en omettant de prendre en compte certains contextes d’interprétation (Olbrechts-Tyteca 1974: 186-187, 214215). L’attitude du spectateur déclenche un mélange subtil de deux évaluations émotives — l’admiration et la réprobation (Olbrechts-Tyteca 1974: 161-163) — entre lesquelles nous n’avons pas à choisir tant que nous ne participons pas à un vrai débat. La vertu de telles plaisanteries tient à ce qu’elles nous obligent à nous souvenir qu’une frontière, toujours délicate à tracer, sépare la justification du raisonnement formel44. 43 Olbrechts-Tyteca (1974: 74, 92, 131, 152-153, 266) mentionne des cas similaires où le rire naît, cette fois, d’une confusion entre la « réalité brute » et la « réalité sociale », au sens de Searle (1995; cf. Danblon 2003). 44 Le même mécanisme se trouve à l’œuvre dans un récit humoristique de James Thurber qu’il faudrait citer in extenso, tant le comique de situation s’y mêle habilement au comique du discours. La protagoniste qui raisonne 49 4.2.4. Le rire de l’auditoire universel Ainsi, « le comique de la rhétorique est indissolublement lié au fait que l’on connaît et que l’on est plusieurs à connaître les mécanismes de l’argumentation »; d’où le « sentiment de communauté » qui l’accompagne nécessairement (1974: 15). Il vient alors aux lèvres une question brûlante: cette « communauté », à laquelle nous nous sentons solidairement appartenir, pourrait-elle s’identifier à l’auditoire universel? Olbrechts-Tyteca (1974: 407416) opte pour une réponse positive; mais, ce faisant, elle se heurte aux difficultés théoriques dont nous avons déjà traité au paragraphe 3.4. Le comique du discours pourrait s’adresser à un auditoire universel « de droit »: « lorsque nous rions, nous avons tendance à croire que tout le monde rirait […] nous croyons que l’auditoire universel partagerait ce rire, et qu’il en comprendrait le mécanisme » (1974: 410). Cette « prétention » kantienne à l’universalité ne résiste guère, nous l’avons vu, devant l’historicité des auditoires. Dans un travail postérieur, Olbrechts-Tyteca (1977b: 415) a tenté de définir l’« universalité » des auditoires par le biais d’une « compétence » commune à tous les usagers d’un langage naturel, quel qu’il soit. Cette « compétence » ne serait ni une faculté innée (et donc antérieure à l’acquisition du langage) ni, comme pour Chomsky, la connaissance insconsciente que le locuteur peut avoir de la « grammaire » spécifique à sa langue. Il faudrait y voir une capacité mentale acquise, accessible à la conscience, et qui demeure indépendante, dans sa constitution, de tout système linguistique, bien que son émergence exige la maîtrise d’un tel système: « quel langage l’auditoire universel, tel que nous nous le figurons, parle-t-il? Un langage naturel quelconque, serons-nous tentés de répondre » (1974: 412). En bref, « il y a moyen d’étudier le comique de la rhétorique sans mettre jamais l’accent sur la matière du discours » (1974: 394), même si tout exemple de comique rhétorique appartient aussi, par nécessité empirique, au « comique du discours ». On peut juger cette thèse irréaliste, et estimer — à la lumière, notamment, des observations faites à propos des plaisanteries ethniques — que la dichotomie entre l’« universel » et le « particulier » nous renvoie, plutôt, à des attitudes morales. Assez symptomatiquement, les derniers paragraphes du Comique du discours (1974: 415-416) esquissent l’hypothèse que l’auditoire universel possèderait une « bonne volonté » qui conditionnerait, de manière absolue, l’exercice de toute rhétorique légitime. Pour qui relit, ainsi que nous venons de le faire au moment de rédiger ces lignes, les conclusions du livre, il s’en dégage une tonalité d’apaisement où, malgré l’emploi d’une formellement, selon les normes du calcul des prédicats, « semble obstinée et de mauvaise foi. Et sans doute 50 terminologie perelmanienne, survit bien davantage l’écho de la « philosophie du raisonnable » que prônait Dupréel. À beaucoup d’égards, donc, Le Comique du discours nous apparaît aujourd’hui comme le testament, légèrement ambigu, du cercle intellectuel que formèrent, durant une grande partie de leurs existences respectives, Eugène Dupréel, Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca. Leurs disparitions, sur un intervalle de vingt ans, ont marqué la fin d’une époque parfois confuse ou douloureuse, mais toujours exaltante. Elles n’ont cependant pas sonné le glas de l’École de Bruxelles. Dans les lieux mêmes où s’élabora la doctrine que nous venons de synthétiser, la théorie de l’argumentation continue de se développer et de s’enrichir. Nous laisserons à d’autres le soin d’en parler. l’est-elle. Mais nous rions de ce qu’elle pourrait n’être que sage » (Olbrechts-Tyteca 1974: 270-271). 51 Références Amossy (R.) et al., éds, 2002, Après Perelman: quelles politiques pour les nouvelles rhétoriques? L’argumentation dans les sciences du langage, Paris/Montréal, L’Harmattan. 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