Le cours d`histoire dans l`enseignement secondaire

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Le cours d`histoire dans l`enseignement secondaire
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Marcella Colle-Michel, Inspectrice honoraire d’histoire
Le cours d’histoire dans l’enseignement secondaire
Pour une éducation à la citoyenneté
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En Belgique, l’histoire est un cours obligatoire. Commencé à l’école fondamentale, il se poursuit de la
première jusqu’à la sixième année de l’enseignement secondaire dans toutes les sections de l’enseignement général, technique et professionnel. Il n’existe par ailleurs pas de cours d’éducation civique
à proprement parler. Cette éducation est intégrée à l’enseignement de l’histoire faisant en sorte de
renforcer la fonction citoyenne de cette discipline. « Être citoyen aujourd'hui, c'est s'inscrire dans une
histoire et une culture particulières, “prendre conscience de ses racines” non pour s’enfermer dans
le particularisme mais s’ouvrir au monde et aux autres1 ». Le rôle du professeur d’histoire consiste donc
non seulement à expliquer le fonctionnement des institutions, mais à « aider le jeune à se situer dans
la société et à la comprendre afin d’y devenir un acteur à part entière2 ».
Dans l’enseignement de l’histoire en Belgique, trois cercles concentriques se sont toujours superposés,
même si l’importance qui leur était accordée a fréquemment varié en fonction des directives ministérielles et des programmes : il s’agit de l’histoire locale, de l’histoire nationale et de l’histoire universelle.
Or, depuis 1970, des réformes institutionnelles ont mis fin à l’État belge centralisé et des strates intermédiaires sont apparues : les Communautés et les Régions. Par ailleurs, la Belgique fait partie de
l’Union européenne et les décisions supranationales influencent de plus en plus en profondeur la vie
politique et économique de notre pays. L’enseignement de l’histoire doit donc tenir compte de ces
entités afin d’éveiller les élèves à ce nouvel environnement. Si cela paraît évident, nous verrons que
dans la pratique ce n’est pas toujours si simple.
L’enseignement de l’histoire en Communauté française3
Dans l’enseignement fondamental, aborder l’histoire en partant du local fut recommandé par des circulaires ministérielles dès les années cinquante et cette approche reste d’actualité. Des faits, des traces concrètes localisées sur un même lieu permettent aux enfants de reconstituer le passé, le vécu
des hommes et des femmes, et d’aborder les notions de temps et d’espace si difficiles à acquérir à
cet âge. Les instituteurs doivent ensuite guider leurs élèves vers un cadre élargi et leur permettre de
découvrir des réalités historiques d’une portée plus grande et ainsi empêcher de créer de nouveaux
particularismes.
Dans l’entre-deux-guerres, l’enseignement secondaire était encore réservé à une minorité. Seul l’enseignement primaire était obligatoire4. Les objectifs du cours d’histoire à cette époque étaient avant
tout de développer des sentiments patriotiques. Ceci explique en partie pourquoi l’histoire politique
et militaire occupait dans les programmes une place prépondérante. On faisait alors l’histoire des
« grands hommes », des héros. En termes de méthode, c’est l’exposé magistral qui primait. Aucun
document n’était utilisé, le récit du professeur seul faisait autorité. Les élèves recevaient uniquement
les connaissances nécessaires pour accéder à l’enseignement supérieur, universitaire ou pour développer leur culture générale.
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Le cours d’histoire dans l’enseignement secondaire
Après la Deuxième Guerre mondiale, cette discipline scolaire va évoluer tant du point de vue de ses
finalités que de ses contenus et de sa didactique. Citons les changements politiques qui expliquent
cette évolution :
1. Le nationalisme et le patriotisme font place à une volonté de s’ouvrir aux autres, de faire la
paix.
2. L’extension du suffrage universel aux femmes (en 1948), puis aux jeunes de 18 ans (en 1969
pour les élections communales et en 1981 pour les législatives.
3. La prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans en 1959 (dans le cadre du Pacte
scolaire), puis à 18 ans en 19835.
Petit à petit, l’éducation civique se transforma en une éducation à la citoyenneté responsable et critique, qui devint aussi le premier objectif du cours d’histoire. Le public avait changé, l’enseignement
secondaire s’ouvrait au plus grand nombre et sa finalité n’était plus uniquement de donner accès à
l’enseignement supérieur.
Après la Deuxième Guerre mondiale, c’est l’histoire générale qui constituait en principe l’objectif assigné par les programmes et l’histoire nationale devait s’y intégrer. En outre, une synthèse de l’histoire
de Belgique était obligatoire pour les classes préparant aux examens d’administrations. Lorsqu’on
examine les manuels utilisés à cette époque dans les lycées, on s’aperçoit à quel point l’histoire nationale était diluée dans une histoire européenne. Cette histoire était surtout celle des pays voisins de la
Belgique ou qui avaient des liens politiques avec elle. La France, en particulier, occupait une place
démesurée dans les manuels des années cinquante et soixante. En 1956, dans le manuel de L. Gothier
et G. Moreau, par exemple, le tome III comportait pas moins de quarante-neuf pages consacrées à
la Révolution française6. Par contre l’histoire des pays d’Europe centrale était peu traitée. Quant aux
autres continents, ils étaient quasi absents de l’enseignement de l’histoire : le monde n’était étudié
qu’à travers les contacts établis entre l’Europe occidentale et les autres peuples.
Par contre, les manuels introduisent alors une nouveauté : le récit est entrecoupé de documents
écrits ou iconographiques, bien qu’ils servent encore uniquement d’illustration ou de justification de
l’exposé.
L’influence du Conseil de l’Europe
L’histoire et son enseignement ont toujours occupé une place privilégiée dans les activités du Conseil
de l’Europe en matière d’éducation. L’histoire est en effet considérée comme un des vecteurs susceptibles de développer le sentiment d’appartenance européenne dans l’enseignement secondaire et même déjà dans l’enseignement primaire.
Créé en 1945 à l’heure où l’Europe se construisait, le Conseil prônait une conception européenne de
l’enseignement où on souhaitait développer une compréhension internationale des événements. Dès
1953, le Conseil invitait les professeurs d’histoire des États membres à réfléchir ensemble sur l’idée européenne en histoire et à favoriser la réconciliation entre les pays européens.
D’autres organismes, en particulier l’Unesco, proposèrent un programme basé sur le même principe,
mais au niveau mondial..Dénonçant les dangers d’une histoire nationale où la vérité historique était
souvent déformée au profit d’un nationalisme partisan, ils préconisaient une approche universelle de
l’histoire. Des oppositions se manifestèrent rapidement contre l’eurocentrisme proposé par le Conseil
de l’Europe et traité de « nouveau nationalisme partisan ». Le Conseil de l’Europe comprit alors qu’il
ne fallait pas évacuer les autres approches : régionale, nationale et mondiale.
En 1965, à la conférence d’Elseneur au Danemark, le Conseil fit de nombreuses recommandations
aux professeurs d’histoire qui furent développées dans des conférences et des séminaires ultérieurs.
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La conférence s’élevait contre toute tentative « d’uniformisation de l’histoire » et proposait un meilleur équilibre entre l’histoire nationale et l’histoire non européenne dans les cursus scolaires.
Avec le Conseil de l’Europe, l’enseignement de l’histoire passa ainsi d’une conception purement
nationale à une mise en valeur de l’histoire européenne, réévaluée ensuite face au refus d’une histoire eurocentriste. C’est alors dans une perspective mondiale que l’école fut chargée d’enseigner
l’histoire. L’enseignement de l’histoire en Belgique suivit le même itinéraire pour aboutir en 1970 à une
perception universaliste des événements historiques.
En Belgique, l’enseignement historique devint alors diachronique avec comme objectif d’aborder les
problèmes dans toutes leurs perspectives chronologiques et spatiales. C’est ce qu’on appela « l’enseignement rénové ». Les contenus des cours changèrent : à côté de l’histoire politique apparurent
des éléments d’histoire économique, sociale et culturelle. Une plus grande place fut réservée à l’histoire contemporaine, alors que dans les années cinquante, l’histoire s’arrêtait en 1914 ou 19187. En ce
qui concerne les méthodes d’enseignement, dans les années septante, à côté des savoirs, apparut
le concept d’appropriation des savoir-faire. Les élèves devaient devenir acteurs et étaient initiés aux
méthodes de l’historien : se poser des questions sur la valeur des documents, analyser les témoignages, si possible les confronter à d’autres traces, etc. Le professeur se transforma en personne ressource. Il devint un animateur qui en continuant à donner des consignes précises permettait aux élèves de travailler leur autonomie tout en tenant compte des objectifs du cours.
En 1989, on revint à une histoire chronologique développée depuis la préhistoire en première année
jusqu’au XXe siècle en classe terminale, ce qui n’empêchait pas une approche thématique de certains problèmes, non exclusivement politiques.
En 1999, le parlement de la Communauté française a voté un décret fixant les compétences et les
savoirs à atteindre par les élèves au terme des humanités. L’ « histoire-problème », préconisée par
l’École des Annales, est alors entrée dans les écoles. À partir d’une situation-problème, tout en suivant
des consignes précises, les élèves sont à présent appelés à développer des stratégies différentes pour
résoudre un même problème. Pour préparer les élèves à jouer leur rôle de citoyens, les enseignants
sont invités dorénavant non seulement à les informer, mais à les former, c’est-à-dire à leur faire acquérir des compétences telles que la capacité d’observation, la maîtrise du temps et de l’espace, l’éveil
d’un esprit critique, la compréhension des mécanismes des sociétés, etc. C’est en fonction de ces
objectifs que doivent être définis les contenus et les méthodes.
Les directives des programmes actuels sont donc proches de celles du Conseil de l’Europe, à savoir
former des citoyens responsables. Le développement de l’histoire de notre temps, de l’histoire immédiate dans nos universités (via notamment la création de cours d’histoire de Wallonie et d’histoire de
l’Europe), ainsi que le rôle de plus en plus grand des médias, ont eu des répercussions dans l’enseignement secondaire. L’étude du XXe siècle est devenue obligatoire. Si l’histoire nationale est restée
l’épine dorsale du cours, la part réservée aux autres continents se développe de plus en plus.
La commission mise en place dans les années nonante par le ministre de l’Éducation Yvan Ylieff a
demandé l’intégration de l’histoire régionale dans les programmes. La Région wallonne étant
aujourd’hui une réalité, elle doit être étudiée autrement qu’en opposition à la Flandre. Il faut comprendre son rôle dans la vie économique et sociale de la Belgique, ainsi que sa place dans les régions
de l’Europe. C’est pourquoi elle est aujourd’hui inscrite dans les programmes comme point obligé de
l’histoire du XXe siècle.
Force est de constater que, sur le terrain, toutes les directives précitées ne sont pas toujours appliquées. La partie réservée à l’histoire nationale reste prépondérante, ce qui est assez normal. L’histoire
européenne, quant à elle, sert souvent à éclairer l’histoire nationale à travers des thèmes qui dépassent le cadre géographique d’un seul État. La prise en compte de la dimension européenne com-
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plète dans l’enseignement de l’histoire la compréhension des relations nationales au lieu de les occulter à son profit. Nous ne pouvons d’ailleurs nier l’existence des relations européennes d’interdépendance. Quant à l’histoire non européenne elle demeure très faiblement représentée dans les programmes et les manuels.
Bien que toutes les directives ne soient pas suivies à la lettre, ne jetons pas trop vite la pierre aux enseignants. À partir des années soixante, les réformes se sont succédées de manière parfois peu cohérente et les outils n’ont pas toujours suivi. Il en va de même pour la formation des enseignants. Le
manuel qui était encore pour beaucoup la ressource première n’était plus adapté au programme et
la majorité des enseignants ne possédaient pas une formation suffisante pour décoder les nouveaux
supports (presse écrite, audiovisuel, informatique).
Aujourd’hui heureusement, de nouveaux manuels, proches de livres d’exercice, sortent de presse. Ils
correspondent aux exigences des programmes, proposant synthèses, documents écrits et iconographiques, cartes, etc., ce qui facilite l’enseignement.
Ce rapide tour d’horizon permet de mettre en évidence la perception changeante de l’enseignement de l’histoire. Il apparaît clairement qu’aujourd’hui l’histoire est une matière plus complexe à
enseigner que par le passé. Son champ s’est considérablement élargi : l’histoire a cessé de ne s’intéresser qu’aux événements politique et militaire, pour s’ouvrir à de nombreuses autres disciplines (économie, sociologie, arts…). L’histoire a également intégré de nouveaux angles d’approche (local,
régional, européen…). Enfin, ses objectifs dépassent aujourd’hui très largement la transmission de
savoirs qu’elle se bornait autrefois à assurer. De nos jours, l’enseignant d’histoire doit non seulement
inculquer des connaissances à ses élèves, mais aussi favoriser leur analyse critique et éveiller leur esprit
citoyen ! Programme ambitieux et véritable défi quand on sait le nombre d’heures hebdomadaire
dévolu à l’histoire dans l’enseignement primaire et secondaire. Certes le professeur d’histoire n’est pas
seul devant cette tâche titanesque et ses collègues des autres disciplines apportent leurs pierres à
l’édifice de la citoyenneté chez nos jeunes. Mais il convient aussi de mentionner le monde associatif
(et particulièrement les associations d’éducation permanente) qui, en dehors de l’école ou en collaboration avec elle, ont un rôle déterminant à jouer dans l’éducation à la citoyenneté des jeunes
d’aujourd’hui.
Orientation bibliographique
DALONGEVILLE Alain, Enseigner l’histoire à l’école, Paris, Hachette éducation, « Pédagogies pour
demain. Didactiques : 1er degré », 1995, 128 p.
DALONGEVILLE Alain, Situations-problèmes pour enseigner l’histoire au cycle 3, Paris, Hachette éducation, « Pédagogie pratique à l’école », 2000, 255 p.
DUMOULIN Michel et MALOENS Danielle, Racines du futur. Tome IV, De 1918 à nos jours, nouvelle édition, Bruxelles, Didier Hatier, 1993, 207 p.
JADOULLE Jean-Louis et BOUHON Mathieu, Développer des compétences en classe d’histoire,
Louvain-la-Neuve, Unité de Didactique de l’Histoire de l’UCL, 2001, 264 p.
STASZEWSKI Michel, 1830-1980 : Cent cinquante ans de cours d’histoire dans l’enseignement secondaire officiel francophone en Belgique, Bruxelles, Centre de Documentation pédagogique de l’ULB,
2000, 102 f.
REY Bernard et STASZEWSKI Michel, Enseigner l’histoire aux adolescents, Bruxelles, De Boeck, Sciences
humaines, 2004, 248 p.
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Le cours d’histoire dans l’enseignement secondaire
Notes
Ministère de la Communauté française, Compétences terminales et savoirs requis en histoire, humanités générales et technologiques, Bruxelles, 1999, p. 7
2
Article 6 du Décret d’avril 1999 définissant les missions prioritaires de l’enseignement.
3
Michel Staszewski, 1830-1980 : Cent cinquante ans de cours d’histoire dans l’enseignement secondaire officiel francophone en Belgique, Bruxelles, Centre de Documentation pédagogique de l’ULB, 2000, 102 f.
4
La loi Poullet de 1914 impose l'enseignement primaire obligatoire pour les enfants de 6 à 14 ans.
5
La loi du 29 juin 1983.
6
L. Gothier & G. Moreau, Histoire générale, t. III, Liège, Dessain, 2e éd., 1956.
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Influence de l'École des Annales créée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre.
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Martine De Michele & Ludo Bettens
Mémoire et histoire comme sources de création théâtrale :
le cas de Montenero 53
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Le spectacle présenté ci-dessous sera joué
par "En Compagnie du Sud" du 12 au 15 et du
18 au 22 mars 2008 au Théâtre de la Place.
L’an dernier, le Festival de Liège nous faisait
découvrir un spectacle d’une profonde
humanité, Montenero 53, de la troupe En
Compagnie du Sud, composée de Sandrine
Bergot, Martine De Michele, Valérie Kurevic,
Alberto Dilena et Carmelo Prestigiacomo.
Cette pièce s’est construite à partir des témoignages de cinq femmes Maria, Irma, Anna,
Giulia, Carmela qui, dans les années quarante-cinquante, ont quitté, contraintes ou de
leur propre chef, leur Italie natale, leur petit village de Montenero di Bizzacia pour venir
s’établir en Belgique. En tant qu’institut d’histoire sociale, nous nous interrogeons sur la
manière dont la création théâtrale se nourrit
de la mémoire et de l’histoire récente. Les
tenants du théâtre action estiment que ce
rapport à l’histoire fait partie intégrante du
processus de création qui est pour eux
« beaucoup plus qu’un regard artistique sur
soi, sur les autres et sur sa capacité à créer
[mais] aussi une interrogation sur notre histoire,
un exercice de mémoire sur ce qui nous unit à
d’autres fractions de l’humanité, ici et ailleurs,
maintenant, hier, demain.1 » À cet égard,
Montenero 53 est représentatif : la mémoire y est omniprésente. Source de réflexion, c’est la mémoire
qui est à l’origine du projet initial ; matière première du spectacle, c’est elle qui a déterminé sa forme
même.
Au départ du projet, il y a l’interrogation de Martine De Michele, comédienne d’origine italienne, sur
les « restes de l’immigration chez les enfants de la 3e génération ». Cette réflexion, elle la nourrit à
travers la lecture de l’ouvrage d’Amin Maalouf, Origines, une enquête sur l’histoire de la famille de
cet auteur libanais, doublée d’un essai philosophique sur la mémoire. « Que nous reste-t-il du passé,
[…] celui de notre parenté, comme celui de l’humanité entière ? » écrit-il « Que nous est-il parvenu
de tout ce qui s’est dit, de tout ce qui s’est chuchoté, de tout ce qui s’est tramé depuis d’innombrables générations ? Presque rien, juste quelques bribes d’histoires accompagnées de cette morale
résiduelle que l’on baptise indûment “sagesse populaire” et qui est une école d’impuissance et de
résignation2. »
Sur la base du même constat, Martine, Sandrine et Valérie décident de composer un spectacle centré sur la mémoire. Celles des immigrés italiens. Une mémoire double puisque relative à la fois au
monde perdu, l’Italie lointaine, et à la découverte d’un monde nouveau, la Belgique. L’idée de donner la parole aux immigrés n’est pas neuve : en 1996 déjà, la compagnie du Théâtre de la
Renaissance avait monté la très belle pièce Hasard, Espérance et Bonne Fortune basée sur le témoi-
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Mémoire et histoire comme sources de création théâtrale : le cas de Montenero 53
gnage de mineurs. Certains de ces travailleurs se mêlaient à la troupe sur scène pour rendre, avec
émotion et réalisme, la vie quotidienne des charbonnages. Montenero 53 traite de la question de
l’immigration de manière différente. Voyant que la mémoire collective associait le plus souvent l’immigration italienne à l’arrivée massive en Belgique des hommes venus travailler dans les mines3, les
trois comédiennes ont souhaité rappeler que la « fêlure de l’immigration » n’a pas été vécue uniquement par des hommes mais par tout un peuple. Elles ont donc donné la parole aux femmes et aux
enfants venus dans le sillage de leur mari ou de leur père. Des femmes, témoins essentiels, que trop
souvent la mémoire collective occulte. Comme le fait remarquer Carmelina Carracillo « il s’est toujours trouvé dans l’histoire des gens qui parlaient – et parfois de façon juste - pour d’autres : le riche
pour le pauvre, l’intellectuel pour l’ouvrier, le blanc pour le noir, le civilisé pour le sauvage et bien sûr,
l’homme pour la femme. […] Autoriser une parole de femme, c’est enrichir notre imaginaire collectif
et équilibrer l’héritage symbolique qui est le nôtre. Et constituer une mémoire collective de femmes,
c’est d’abord légitimer une subjectivité de femme dans des espaces culturels comme la littérature et
le théâtre où se construit aussi la personnalité parce que subjectivation et socialisation sont mis en
œuvre. »4
D’où la volonté d’aller à la rencontre de ces femmes… Avec, comme idée première, de recueillir une
série de chansons populaires, chansons de travail ou de luttes susceptibles de nourrir un spectacle
musical. Quelques mois auparavant, en effet, deux des trois artistes se sont retrouvées, un peu par
hasard, à créer le groupe des Olives noires qui a connu un véritable succès avec son spectacle de
chansons aux paroles « détournées »5.
Dès la première interview qu’elles mènent, Martine, Sandrine et Valérie se rendent compte que
Montenero 53 ne peut se limiter à un simple tour de chant. À l’instar de Maalouf, elles se sentent investies d’un devoir de mémoire. Comme l’explique Martine : « Nous nous sommes rendues compte que
si nous ne racontions pas ce qui s’est passé, personne ne le ferait à notre place. […] Nos parents, nos
ancêtres n’ont pas écrit, c’est vrai ! Ni raconté d’ailleurs ! Ils sont et étaient, sans doute très pudiques
ou peut-être, voulaient-ils nous préserver… d’une histoire difficile. Jusque là, nous n’avions pas vraiment essayé de connaître leurs parcours… parcours qui pourtant font partie de nous-mêmes. En poursuivant une recherche personnelle de nos origines, nous sommes parties à la découverte de l’histoire
de ces femmes qui, un jour, ont quitté leur village, leur famille, la chaleur du soleil... Nous ne demandions qu’à écouter, elles ne demandaient qu’à raconter. Leurs témoignages sont généreux, forts,
émouvants. »
S’est alors posé la question de comment rendre cela sur la scène. À partir des six interviews réalisées,
trois personnages sont créés : Irma (qui est resté très proche d’une des femmes rencontrées), Maria
et Giulia (toutes deux composées par juxtaposition de deux témoignages), le tout en veillant à rester
fidèle aux témoignages, à préserver les souvenirs évoqués et la saveur des anecdotes, à limiter la part
de fiction.
Dès les premiers essais, apparaît une évidence… Les trois comédiennes ne pourront s’approprier “ces
récits” qu’en étant dans le domaine de la parole le plus simplement possible. Éviter “le jeu” des mots
ou de jouer les personnages. « Nous avions l’impression que “jouer” enlevait la dimension plus universelle que nous voulions donner à Montenero 53 ». Le choix se porte sur une mise en scène
dépouillée : trois femmes racontant leur parcours, entremêlé de musique et de chants qui viennent
en contrepoint des récits. Le recours à la musique et aux chants les aide à ne pas se figer tout en leur
permettant d’aller encore plus loin dans « la simplicité des récits ». Le choix des musiques et des
chants est directement inspiré par les témoignages et certains chants ont même été directement
transmis par les femmes interviewées.
Bien que fort différent du théâtre-action proprement dit, dont une des spécificités fondatrices est
d’être une création collective avec des acteurs non-professionnels en ateliers participatifs6,
Montenero 53 n’use pas moins d’une démarche voisine qui consiste à descendre sur le terrain, à aller
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Mémoire et histoire comme sources de création théâtrale : le cas de Montenero 53
à la rencontre de personnes généralement exclues de l’art théâtral et à leur octroyer la parole. JeanMartin Solt décrit le théâtre action comme un théâtre qui « ne veut pas se limiter à faire de l’art pour
le seul plaisir de faire de l’art. Un mouvement de théâtre qui rejoint ceux qui par leur action veulent
dépasser le domaine intrinsèque de l’art pour s’inscrire dans un projet de société plus global.
Populaire, mais pas populiste, un mouvement de théâtre à la croisée de l’art avec le social ! […]
Contrairement à ce qu’il évoque peut-être en premier, le terme de théâtre-action renverrait donc
moins à certaine forme ou méthode théâtrales qu’à une certaine attitude, une certaine ligne d’approche de la création théâtrale et du média théâtre en général. Celle-ci se caractérise avant tout
par la conception d’un théâtre qui veut prendre position et qui se refuse d’ignorer ou d’oublier le
“non-public” »7. Montenero 53 s’inscrit dans la même démarche. On y retrouve aussi, comme dans le
théâtre-action un certain dépouillement qui permet de souligner le rapport intense de l’acteur au
spectateur.
Mais davantage encore que le théâtreaction, Montenero 53 évoque le travail
d’Ascanio Celestini8, cet auteur italien à la
faconde prolixe, presque « logorrhéienne »,
qui au travers de spectacles tels Fabbrica ou
La Peccora nera s’interroge sur la tradition,
la transmission et l’oralité, en laissant une
part importante à l’imaginaire des spectateurs. « Ce qui compte, c’est que le public se
crée des images. Dans le théâtre traditionnel, beaucoup d’images ne viennent pas de
l’imaginaire du public, mais de l’acteur.
Dans mes spectacles, j’espère que le langage laisse la place aux images des autres.
C’est le principe de mon travail : des images
qu’on m’a données redeviennent des images.9» Cette place laissée à l’imaginaire est
très présente également dans Montenero 53 : ainsi, les comédiennes sur scène, finissent par faire
place dans l’esprit du spectateur à Irma, Maria et Giulia assises devant la porte de leur maison là-bas
dans les Abruzzes.
Comme le dramaturge italien, les trois comédiennes de Montenero 53 entendent partir d’un point de
vue particulier pour aller vers l’universel et ainsi tisser un lien entre la mémoire individuelle et l’histoire.
Elles présentent trois parcours contrastés : Irma mariée contre son gré à un Italien de Belgique et pour
qui ce nouveau pays est synonyme de solitude et d’humiliation jusqu’à ce qu’elle décide de quitter
son mari et rencontre enfin l’amour auprès d’un Belge. Giulia ensuite, partie d’Italie pour pouvoir poursuivre ses études et qui se retrouve domestique en Belgique. Giulia qui n’ose pas affirmer son désir de
retrouver le soleil d’Italie en laissant derrière elle « les toits noirs, les fumées, le ciel gris, la pluie…
comme si tout était éteint… ». Maria, enfin, qui a voulu quitter son village natal et le travail au champ
et qui s’est émancipée grâce à son emploi de femme de chambre à Liège.
À partir des anecdotes personnelles (et peut-être justement en partie grâce à elles et à l’émotion
réelle qu’elles portent), ces témoignages transcendent l’expérience de ces quelques femmes interviewées pour donner lieu à une réflexion sur l’exil et le déracinement, sur la difficulté à trouver de nouveaux repères ailleurs et à s’y faire accepter, sur le manque (manque du pays quitté, de la famille restée au loin…). Des sentiments qui sont communs à tous ceux que la misère économique, la répression
politique ou philosophique jettent sur les routes. Ainsi, grâce à Montenero 53, le spectateur est plongé
dans le quotidien des immigrés semblables à ceux qu’il croise chaque jour en rue et au cœur de leurs
émotions. Il est confronté à sa propre image, remis en question dans sa propre bonne conscience,
dans sa propre mémoire sélective : tous nous avons tendance à oublier l’accueil peu chaleureux,
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Mémoire et histoire comme sources de création théâtrale : le cas de Montenero 53
voire la xénophobie dont certains ont fait preuve envers les immigrés italiens, aujourd’hui
« assimilés ». Et ne sont-ce pas les mêmes réticences qui se manifestent (parfois même dans le chef
de ces Italiens intégrés) envers les nouvelles communautés d’immigrés ? Montenero 53 livre une
leçon de vie car la mémoire de ces trois femmes nous est tout au long du spectacle présentée non
comme source de nostalgie stérile, de repli sur soi et de passéisme, mais au contraire comme une
force vive permettant de garder l’espoir dans l’avenir, de se battre envers et contre tout.
Ce n’est donc pas par hasard si la troupe En Compagnie du Sud a été invitée à présenter son spectacle dans un festival au Bénin, en mars prochain. Nul doute qu’elle reviendra riche de multiples expériences et rencontres qui nourriront leurs prochaines créations. « Après les quelques représentations
de la saison passée, nous avons l’intime conviction que notre travail pourrait encore être approfondi.
[…] Pour nous, Montenero 53 est le début. Nous voudrions pour la suite, continuer à aller à la rencontre des gens qui font l’histoire. Nous voudrions témoigner, à notre tour, de notre intérêt et de notre
émotion suscités par leur immense humanité. » Une tâche dans laquelle les centres d’archives et instituts d’histoire ont un rôle à jouer car, bien que leur démarche soit scientifique (et non pas créative),
ils se doivent de récolter cette mémoire orale qui se transmet de moins en moins, comme le remarque avec amertume l’une des femmes interviewées en parlant de ses petits-enfants : « Je leur
raconte pas souvent … mais maintenant, ils n’ont même pas le temps de t’écouter… Mais je raconte
oui… ». Des synergies sont dès lors à mettre en place où chacun, en poursuivant des objectifs qui lui
sont propres (l’un la création théâtrale, l’autre la recherche historique), pourra œuvrer à la préservation commune de cette part souvent négligée du patrimoine collectif qui est source d’une meilleure
compréhension de l’autre et de soi-même.
Notes
Collectif 84, « Briser le quatrième mur » dans Paul Biot (sous la dir.), Théâtre-Action de 1996 à 2006. Théâtre(s) en
résistance(s), Cuesmes, Les Éditions du Cerisier, 2006, p. 61.
2
Amin Maalouf, Origines, Paris, Grasset, 2004, p. 67-68.
3
À partir de la Seconde Guerre mondiale et jusque 1958, les Italiens constituent le principal groupe d’immigrés en Belgique
(représentant 48,5% de la communauté immigrée en Belgique). Pour davantage de renseignements sur l’immigration italienne en Belgique, nous invitons à consulter Michel Hannotte (sous la dir.), Siamo tuttti neri. Des hommes contre du
charbon : études et témoignages sur l’immigration italienne en Wallonie, Seraing, Institut d’histoire ouvrière, économique
et sociale, 1998, 174 p.
4
Carmelina Carracillo, « Mille et un personnages en quête d’auteure », dans Centre du théâtre-action (sous la dir.), ThéâtreAction de 1985 à 1995. Itinéraires, regards, convergences, Cuesmes, Les Éditions du Cerisier, 1996, p.348-349.
5
Ce groupe, composé de Martine De Michele et de sa sœur Cathy, de Sandrine Bergot et de Rosario Marmol-Perez, a vu
le jour en 2003.
6
Pour une définition du théâtre action, nous renvoyons à Paul Biot (sous la dir.) Théâtre-Action de 1996 à 2006. Théâtre(s) en
résistance(s), Cuesmes, Les Éditions du Cerisier, 2006, 428 p.
7
Jean-Martin Solt, « Vol au-dessus d’un nid de questions » dans Paul Biot (sous la dir.), Théâtre-Action de 1996 à 2006.
Théâtre(s) en résistance(s), Cuesmes, Les Éditions du Cerisier, 2006, p. 42-43.
8
Voir le site http://www.ascaniocelestini.it, consulté le 20 décembre 2007.
9
Au point qu’en 2002, il s’est vu décerner le Prix Ubu pour ses recherches approfondies sur l’histoire dans ses spectacles.
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Lionel Vanvelthem, IHOES
Pour une mise en valeur du patrimoine oral en Belgique francophone
la plate-forme “Mémoire orale” (www.memoire-orale.be)
www.ihoes.be
En guise d’introduction : mémoire orale et éducation permanente
À l’heure actuelle, les entreprises de numérisation, de conservation et de diffusion du patrimoine culturel et immatériel de l’humanité ont la cote, tant aux niveaux international1, européen2, national3 que
régional.
Cet intérêt pour la valorisation du patrimoine et sa diffusion via le Web constitue une aubaine en
matière d’éducation permanente. La Toile mondiale, de plus en plus facile d’accès pour le public
européen, permet en effet aujourd’hui de mener à bien d’innombrables projets coopératifs et
citoyens, et ceci à différents niveaux :
- centralisation d’inventaires divers, avec la possibilité pour l’internaute de consulter des
sources en ligne : voir une photo, consulter une vidéo, lire un document, écouter une musique ou un témoignage ;
- vulgarisation et mise en valeur de l’histoire patrimoniale au travers d’articles de fond ;
- mise en place plus aisée de réseaux entre historiens professionnels, historiens amateurs et
toute autre personne intéressée ;
- facilitation de la collaboration transdisciplinaire…
Il convient néanmoins de ne pas sous-estimer le nombre de personnes ayant des difficultés pour accéder au Web pour des raisons matérielles, financières mais aussi tout simplement culturelles : ce média
relativement nouveau demande en effet une prise en main et un apprentissage particuliers, qui peut
rebuter plus d’un néophyte. La plate-forme « Mémoire orale » est donc également un moyen simple
d’accéder au patrimoine.
Le présent article s’intéressera à un aspect particulier de cette valorisation patrimoniale, celui des sources orales, et plus particulièrement à un projet de diffusion en ligne du patrimoine oral en Belgique
francophone (incluant donc la Wallonie et la région bruxelloise) : la plate-forme Web « Mémoire
orale »4. Cette dernière a été commandée à l’initiative de Madame Fadila Laanan, ministre de la
Culture, de l’Audiovisuel et de la Jeunesse de la Communauté française de Belgique et est actuellement portée par l’Institut d’histoire
ouvrière, économique et sociale
(IHOES) à Seraing (en région liégeoise)5. Elle s’insère dans un projet
beaucoup plus large de valorisation
du patrimoine en Communauté
française connu sous le nom de
« plan PEP’s » (Préservation et
exploitation des patrimoines).
L’objectif principal de ce site Web est de valoriser et de diffuser de la manière la plus large possible le
patrimoine oral présent en Communauté française de Belgique dans les centres d’archives privées, les
musées et toute autre association effectuant un travail de collecte ou de traitement sur les sources
orales… La plate-forme Mémoire orale est avant tout un vecteur de diffusion et n’a donc pas l’ambition de s’occuper de la conservation à long terme de documents numériques.
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La plate-forme “Mémoire orale”
Un des principaux objectifs du projet « Mémoire orale » est donc de réaliser aussi une plate-forme
ergonomique et facile d’accès pour les milieux non académiques, dans le cadre de l’éducation
populaire : vulgarisation de l’histoire orale, écoute de sources orales dans toute leur diversité, éléments de critique des médias et, pour les plus assidus, possibilité de participer au projet (notons au passage que de nombreuses archives orales sont encore détenues de nos jours par des particuliers ou de
petites associations et que leur collaboration, sous diverses formes, est la bienvenue, voire souhaitée).
Par ailleurs, il convient de noter que le terme « patrimoine oral » est ici à prendre au sens large et fait
en réalité référence à deux grands types d’objets. D’une part les documents oraux bruts, enregistrés
sur un support audio donné (disque microsillon, bande audio analogique, support numérique…), tels
que discours, récits de travail6, récits de vie et témoignages7, chansons8, interviews radiophoniques…
D’autre part, les exploitations de documents oraux, tels que les retranscriptions écrites ou les études
scientifiques9.
Enfin, le développement des mémoires informatiques de masse et l’évolution de l’Internet ont permis
depuis une dizaine d’années le stockage et la communication d’une quantité impressionnante de
documents. Dès lors, le défi à relever en matière de numérisation est aujourd’hui davantage d’ordre
qualitatif que quantitatif : comment retrouver un objet de recherche pertinent dans cet océan d’informations hétéroclites et disparates que sont les banques de données en ligne ? Comment donner
un sens, une signification au contenu brut numérisé ? Comment centraliser les informations, réduire la
dispersion des résultats et éviter la multiplicité des moteurs de recherche ?
Origine et histoire du projet
L’idée de la création d’un portail Web consacré au patrimoine oral en Communauté française de
Belgique a été mentionnée pour la première fois de manière concrète et précise lors d’un colloque sur
les « mémoires orales » organisé au Bois du Cazier à Marcinelle10, les 21 et 22 octobre 2005. L’objectif
de l’événement était de réunir les différents acteurs spécialisés dans le domaine des archives orales
(personnes « de terrain », archivistes, techniciens, spécialistes du son et des médias, journalistes, etc.)
afin de faire le point sur la question et d’évoquer les (nombreux) secteurs encore à défricher.
À l’occasion de ce colloque, plusieurs intervenants ont mentionné l’importance de disposer d’un site
Web – ou tout au moins d’un inventaire en ligne – permettant de centraliser virtuellement les sources
orales disséminées sur le territoire wallon et bruxellois. C’est notamment le cas de Sven Steffens qui, lors
d’une communication intitulée « Inventorier quoi et comment ? », y exposa clairement l’intérêt d’une
mise en ligne d’inventaires numériques, « complétés d’une part par une partie bibliographique (…),
d’autre part (…) par des fiches analytiques constituées d’une indexation thématique et séquencée du
contenu de la source »11.
À la suite de ce colloque fondateur, le projet fut pris en main par le ministère de la Culture de la
Communauté française et, au début de l’année 2007, la coordination du projet fut confiée à l’IHOES,
centre d’archives privées et service d’éducation permanente, qui disposait des moyens humains et
techniques nécessaires pour porter ce projet à son terme. Aujourd’hui, la plate-forme Mémoire orale
est visible dans une version test, au contenu réduit. Dans sa version finale, elle proposera deux grandes
fonctionnalités : la consultation d’inventaires et la publication de dossiers.
La consultation d’inventaires de sources orales en ligne
L’idée est de permettre, à travers ce portail Web, la consultation d’inventaires de sources orales brutes, en donnant aux différents acteurs de la mémoire orale (les musées, les centres d’archives privées,
les associations de récolte de témoignages, etc.) la possibilité d’encoder leurs collections à travers un
module de catalographie professionnel connu sous le nom de PALLAS.
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La plate-forme “Mémoire orale”
PALLAS est un système de gestion en ligne d’archives, de livres et de photos conçu au sein du CEGES.
Il est actuellement géré par l’asbl BruDISC et utilisé dans de nombreux centres d’archives et bibliothèques en Belgique12. L’ambition du système PALLAS est de réunir virtuellement en un inventaire centralisé des documents qui se trouvent, par la force des choses, physiquement décentralisés.
En ce qui concerne la plate-forme Mémoire orale, un moteur de recherche permettra de retrouver en
une seule demande, pour tous les centres participant au projet et disposant du système PALLAS, les
sources orales déjà inventoriées sur le territoire de la Communauté française13.
Il sera également possible de placer chaque source décrite au sein d’une hiérarchie archivistique
(fonds, série, dossier…) et de la lier à un ou plusieurs documents annexes, tels que la source orale brute
ou séquencée (au format audio Web, de type mp3 ou Ogg14), une image (par exemple l’éventuelle
photo du support), un fichier texte (PDF ou autre) contenant la transcription écrite de la source orale,
ou encore à un dossier ou à un article scientifique explicitant ladite source.
Sur le plan de l’éducation permanente, proposer un tel inventaire centralisé n’est pas dénué
d’intérêt : le procédé permet en effet à tout un chacun de disposer d’un aperçu des fonds et collections sonores proches de sa commune ou en rapport avec une thématique de prédilection.
Les dossiers
À côté des inventaires de sources orales brutes, la plate-forme Mémoire orale dispose d’une seconde
fonctionnalité qui consiste à publier des études de fonds, des dossiers ou tout autre texte en rapport
avec le monde des sources orales et leur exploitation scientifique : dossier sur tel ou tel aspect de l’histoire orale, aperçu critique des collections d’une institution donnée, compte-rendu d’un colloque ou
d’un livre, étude sur un corpus particulier de sources orales, etc.15
Ainsi, le premier dossier actuellement en ligne est un article de Sven Steffens (responsable du musée
communal d’histoire locale à Molenbeek-Saint-Jean) intitulé « La mémoire orale du travail en
Wallonie. Bilan et perspectives »16, qui brosse un tableau général de la question des sources orales en
Wallonie : qu’entend-on réellement par « mémoire orale » et « sources orales » ? Qui produit ces
dernières et où les trouve-t-on ? Comment appréhender une archive orale ? Quelles sont les perspectives en matière d’histoire orale ?
Le second dossier est consacré au colloque sur les « mémoires orales » organisé au Bois du Cazier en
2005 (voir plus haut). Il contient un résumé de nombreuses interventions avec, dans certains cas, la possibilité de les écouter en ligne17.
Les trois autres dossiers actuellement en ligne sont en rapport direct avec les collections d’institutions
actives en matière d’histoire orale : il s’agit des courts articles d’Annick M’Kele, « Les fonds d’archives
de la Fondation Auschwitz »18, d’Isabelle Sirjacobs, « L’histoire orale à l’Écomusée du Bois-du-Luc »19 et
enfin de Jean-Jacques Van Mol (Écomusée du Viroin à Treignes), « Enquête et témoignages, auxiliaires précieux pour écrire l’Histoire »20. Dans un futur proche, d’autres études et dossiers agrémenteront
la plate-forme.
Chaque dossier publié dispose en outre de son lot d’informations et d’options, tels qu’un petit résumé
du contenu, des renseignements complémentaires sur l’auteur, un sommaire, la lecture par chapitres
thématiques, d’éventuelles notes de bas de page (pour les renvois scientifiques), l’impression du texte
complet ou d’un chapitre, des liens vers des sources brutes inventoriées ou vers d’autres documents
multimédias (sons, images, textes…).
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La plate-forme “Mémoire orale”
Autres fonctionnalités
À côté des dossiers, des fiches techniques en ligne21 permettront à terme aux acteurs de la mémoire
orale (comme les intervieweurs, les archivistes, les historiens locaux, etc.) de se renseigner sur les divers
sujets qui les préoccupent directement comme le bon référencement d’une source orale, l’utilisation
de métadonnées, la multiplicité des supports, les techniques de conversion de l’analogique au numérique, les nouvelles techniques numériques de capture de l’information, la bonne conservation d’une
source orale (analogique ou numérique), les erreurs à éviter, etc. Actuellement nombreux sont en effet
ceux qui, au sein des centres d’archives privées et des petites associations, se sentent pris au dépourvu
quant à l’évolution récente en matière d’enregistrement ou de traitement audio. Ces fiches ont l’ambition de leur servir de guide.
À ce niveau, nous sommes aujourd’hui demandeurs du savoir-faire de techniciens et d’autres spécialistes de l’enregistrement sonore (voire audiovisuel), afin de créer des fiches techniques cohérentes et
correctes.
D’autres rubriques sont également présentes sur la plate-forme, comme une page dédiée à l’actualité qui reprendra les dernières nouvelles en matière d’histoire orale : colloques, nouveaux articles ou
publications, nouveaux inventaires (en ligne ou non), etc. ; une page de contact permettant de joindre les responsables du projet ; une page de liens reprenant les sites Web dépendant de la
Communauté française de Belgique (comme les Archives d’architecture XIXe - XXe, autre projet de
valorisation du patrimoine en régions wallonne et bruxelloise), les différents centres d’archives privées
francophones (CARHOP, CArCoB, Mundaneum, Saicom…) les institutions muséales (Musée de la vie
wallonne, écomusées…) et les autres associations actives en matière d’histoire orale (groupe « Histoire
collective » à Rossignol, Fondation Auschwitz…).
En guise de conclusion...
Un pas de plus vers la mise en valeur des sources orales en Communauté française
En comparaison d’autres projets beaucoup plus avancés de mise en ligne de sources orales22, la présente plate-forme est encore au stade d’ébauche mais elle constituera, nous l’espérons, une avancée non négligeable dans la diffusion beaucoup plus étendue du fabuleux patrimoine oral de
Wallonie et de Bruxelles.
À terme donc, ce portail permettra, d’une part, au chercheur de trouver plus facilement – voire de
découvrir ! – une source orale présente dans telle ou telle institution (c’est tout l’intérêt de l’inventaire
centralisé en ligne), d’autre part, à l’internaute non spécialiste de prendre toute la mesure de l’importance d’un aspect du patrimoine immatériel présent en Communauté française de Belgique.
Ouvrir une plate-forme Web consacrée à ce patrimoine, c'est, somme toute, permettre au plus grand
nombre de mieux comprendre l'histoire industrielle, rurale, sociale et vivante de nos régions.
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La plate-forme “Mémoire orale”
Notes
Est-il nécessaire de citer le géant américain Google, qui a pour ambition de numériser et diffuser, soit sous forme d’extraits,
soit au format intégral, quinze millions d’ouvrages ? (http://books.google.fr).
2
Ainsi le projet « Europeana » (http://www.europeana.eu), lancé en juillet 2007 sous l’égide de la Commission européenne,
dont l’ambition est de rassembler pour novembre 2008 deux millions d’objets digitaux (peintures, livres, photos, archives
audiovisuelles…) en provenance de divers pays participants, sur un site Web prototype. À l’horizon 2010, ce portail devrait
compter plus de six millions d’objets.
3
Pour l’Hexagone, on citera le projet « Gallica » (http://gallica.bnf.fr), catalogue numérique de la Bibliothèque nationale de
France (BnF), qui propose la consultation en ligne d’ouvrages, manuscrits, images et documents sonores. En Belgique, de
nombreux projets de numérisation du patrimoine ont été initiés au niveau fédéral, comme par exemple le projet de numérisation de la presse belge, sous l’impulsion de la Bibliothèque royale de Belgique et du CEGES (Centre d’études et de documentation - guerre et sociétés contemporaine) à Bruxelles.
4
http://www.memoire-orale.be.
5
http://www.ihoes.be.
6
Comme – exemples parmi tant d’autres – les récits de vie paysanne et d’artisanat rural recueillis par l’équipe de l’Écomusée du Viroin à Treignes (http://www.ecomuseeduviroin.be), sous la direction de Jean-Jacques Van Mol ; les témoignages
de mineurs et d’autres travailleurs de charbonnage récoltés par l’équipe de l’Écomusée régional du Centre à Bois-du-Luc
(http://www.ecomusee-regional-du-centre.be) ; les témoignages collectés par le CARHOP (Centre d’animation et de
recherche en histoire ouvrière et populaire – http://www.carhop.be), notamment dans le monde des organisations chrétiennes ouvrières et progressistes (Mouvement ouvrier chrétien, Confédération des syndicats chrétiens de Belgique, etc.) ; les
témoignages oraux enregistrés par le groupe « Histoire collective » à Rossignol (http://www.histoirecollective.org), en rapport avec la vie quotidienne et notamment le thème de l’immigration en milieu rural et semi-rural (campagne intitulée « Moi
migrant »). Pour un état des lieux précis et minutieux des sources orales du travail en Wallonie, je renvoie à l’article de Sven
Steffens, « La mémoire orale du travail en Wallonie. Bilan et perspectives », dans Philippe Destatte (dir.), Innovation, savoirfaire, performance. Vers une histoire économique de la Wallonie, Charleroi, Institut Jules-Destrée, 2005, p. 180-204. Ce même
article est également disponible, de manière intégrale, sur le site de la plate-forme Mémoire orale :
http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers », dossier n°1.
7
Par exemple les témoignages des rescapés des camps de concentration nazis, recueillis depuis le début des années 1980
par la Fondation Auschwitz (http://www.auschwitz.be) ou les interviews d’anciens détenus du fort de Huy menées par l’IHOES
et le GSARA.
8
Ainsi les collections de l’IHOES à Seraing comprennent de nombreuses chansons de lutte sous forme de disques microsillons.
9
À ce sujet, notons que les articles et études scientifiques sur base de sources orales préalablement collectées sont nombreux
dans la partie francophone de la Belgique (voir l’article de Sven Steffens, op. cit.) mais que c’est surtout au Nord du pays que
les universitaires se sont penchés sur la méthodologie à utiliser en matière de collecte et d’exploitation scientifique d’archives orales, et ce dès le début des années 1980 sous l’impulsion de l’oral history britannique. Un colloque sur la question avait
ainsi été organisé à Gand en 1981 (voir : R. De herdt (dir.), Mondelinge geschiedenis. Colloquium 17 januari 1981 : handelingen, Gent, Museum voor Industriële Archeologie en Textiel, 1982) et répété les deux années suivantes. Sur le plan des publications, voir : Jan Tolleneer, Mondelinge geschiedenis en documentaire informatie. Een terreinverkennende studie, Leuven,
1986 ; Jan Tolleneer (dir.), Over mondelinge geschiedenis gesproken. Handelingen van de studiedag Mondelinge geschiedenis en documentaire informatie. Gent 11 december 1986, Antwerpen, VVBAD, 1987 ; Bruno De Wever, Praktische handleiding voor individuele en collectieve projecten mondelinge geschiedenis, Antwerpen, ADVN, 1988 ; Bruno De Wever et Pieter
François, Gestemd verleden : mondelinge geschiedenis als praktijk : object, methode, toepassing, Bruxelles, Vlaams Centrum
voor Volkscultuur, 2003 ; Bruno De Wever, Björn Rzoska, Charlotte Crul et Pieter François, Van horen zeggen. Mondelinge
geschiedenis in de praktijk : projectengids [livre-DVD], Bruxelles, Vlaams Centrum voor Volkscultuur, 2005.
10
http://www.leboisducazier.be.
11
Communication « Inventorier quoi et comment ? », partie intitulée « Comment inventorier ? », disponible en ligne au format mp3 sur http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers », dossier n°2.
12
Pour plus d’informations, voir : http://www.pallas.be/fr/intro.html.
13
http://www.memoire-orale.be, onglet « Base de données », en construction.
14
Un fichier Ogg est un format de compression audio libre, ouvert et sans brevet, contrairement au mp3. Pour plus d’informations : http://www.vorbis.com.
15
http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers ».
16
Sven Steffens, op. cit.
17
http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers », dossier n°2. Parmi les communications, on citera à titre d’exemples celles d’Emmanuel Bouton, « Une vérité n’est pas l’autre », consacrée à une enquête de La Fonderie (centre d’histoire économique et sociale de la Région bruxelloise) sur les récits de vie d’habitants de la commune de Molenbeek ; Barbara Pirlot,
« Comprendre la parole des déportés », concernant le traitement et l’analyse des sources orales brutes, recueillies par la
Fondation Auschwitz dans le cadre d’un travail sur les témoignages audiovisuels de rescapés des camps de concentration
et d’extermination nazis ; Daniel Van Meerhaeghe, « Enrichissement des archives sonores » (écoutable en ligne) sur les collections sonores des Archives et musée de la littérature (AML) ; Florence Loriaux et René Dresse (CARHOP), « Entendre la
mémoire » (écoutable en ligne) ; Hélène Wallenborn, « De la source orale à la mémoire orale » (écoutable en ligne), qui
retrace l’évolution du concept d’histoire orale ; André Huet, « Enjeu de la diffusion » (écoutable en ligne) ; Yannis
Thanassekos, « Constitution et mise en œuvre des sources orales » (écoutable en ligne), sur les fonds de la Fondation
Auschwitz.
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La plate-forme “Mémoire orale”
http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers », dossier n°3.
http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers », dossier n°4.
20
http://www.memoire-orale.be, onglet « Dossiers », dossier n°5.
21
http://www.memoire-orale.be, onglet « F.A.Q. », actuellement en développement.
22
Comme le projet français de portail « Mémoire orale de l’industrie et des réseaux » (http://www.memoire-orale.org) ou
encore Memoriav, projet de préservation du patrimoine audiovisuel suisse (http://fr.memoriav.ch).
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Micheline Zanatta
Histoire, mémoire et instrumentalisation
www.ihoes.be
En ce printemps 2008, j’ai été particulièrement touchée par deux œuvres qui ont suscité en moi émotion et réflexion
Le spectacle théâtral Montenero 53, présenté à Liège au Théâtre de la Place, s’est manifesté comme
le messager de femmes de l’immigration, celles à qui on ne donne jamais la parole, celles qui restent
dans l’ombre, alors que, comme les hommes, elles connaissent le déracinement et les remises en
questions. Le récit de ces femmes venues chez nous il y a cinquante ans trouve un écho chez leurs
pareilles, encore plus étrangères de l’immigration d’aujourd’hui. Comme les premières celles-ci
connaissent le départ d’une terre connue, l’arrachement à la famille restée au pays, les mariages
arrangés, mais s’y ajoutent encore l’installation dans des conditions encore plus difficiles et dans un
monde encore plus étranger. Leurs témoignages suscitent aussi des réflexions sur nous-mêmes : comment les avons-nous accueillies et quelle est notre attitude envers celles qui arrivent aujourd’hui et
que nous comprenons encore moins ?
Produit par le Centre Vidéo de Bruxelles en coproduction avec la RTBF, le Centre de l’Audiovisuel à
Bruxelles – CBA et les Territoires de la Mémoire, le film de Marie-Paule Jeunehomme Los nietos représente l’exemple d’une quête vis-à-vis de sa propre histoire.
Après la guerre civile de 1936-1939, l’Espagne a connu quarante ans de dictature, sous la férule du
général Franco. Pendant cette période, de nombreuses exécutions ont eu lieu, faisant régner la terreur parmi les démocrates. Les corps disparaissaient dans des fosses communes dont le lieu n’était pas
identifié. Une chape de silence s’est abattue sur le pays et, maintenant encore, des gens ont peur de
parler. Même la fin du pouvoir franquiste n’a pas ouvert les portes de la mémoire. Pourtant
aujourd’hui, « los nietos », les petits-enfants brisent le silence et partent à la recherche de leur histoire
individuelle et collective. Le film raconte l’exhumation d’un disparu, attendue par sa petite-fille ; les
langues se délient et le village renoue avec son histoire. Ces deux œuvres illustrent bien le besoin que
nous pouvons ressentir vis-à-vis du travail de mémoire et sa légitimité.
L’IHOES a toujours eu sa part dans le travail lié à cette facette des choses. Comme centre d’archives
dédiées à l’histoire ouvrière et sociale, nous sommes amenés à recueillir la sève qui coule de cette
tranche de notre passé, à l’analyser et à la mettre à la disposition du public, nous réalisons des interviews pour conserver une part de cette mémoire qui est encore inscrite dans la pensée et la vie de
nos contemporains. Certains de nos travaux sont inscrits dans la mémoire, comme la Résistance au
nazisme, la vie et les attentes de la classe ouvrière ou encore l’immigration. Ainsi notre dernière exposition réalisée en coproduction se penchait sur l’immigration espagnole.
Pourtant, de nombreuses questions se posent à l’heure actuelle sur le sens de ce genre de démarches. Aujourd’hui, « tout le monde » se réclame de la mémoire, mais que recouvre cette notion pour
chacun ? Dans quel but y recourt-il ? Dès les premières étapes de son développement, la discipline
historique a été mise au service du pouvoir et du sentiment national en vogue à l’époque. Tout devait
concourir à développer le sentiment d’appartenance nationale à travers des récits héroïques et
l’émergence de héros nationaux. Ainsi Godefroid de Bouillon chez nous ou Jeanne d’Arc en France
ont-ils été revisités. Cette dernière a été sollicitée pour soutenir les causes les plus douteuses, ce qui
est encore le cas aujourd’hui.
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Histoire, mémoire et instrumentalisation
Les mouvements actuels échappent-ils à ces travers ? À quels motifs répond le « Décret mémoire »
préparé par la Communauté française et contesté par les organisations de Résistants ? J’ai le sentiment que dans ce domaine, comme dans d’autres, il existe des modes auxquelles il s’agit de sacrifier. Citons à titre d’exemple l’écho accordé aux camps de concentration. Jusqu’il y a quelques
années, c’étaient les Résistants dont il s’agissait de connaître l’histoire et Dachau, le camp type où ils
étaient maintenus. L’extermination des juifs était comprise dans le sort réservé aux déportés.
Aujourd’hui le génocide juif a pris la première place dans la problématique, sans doute en rapport
avec son importance numérique, mais au détriment du massacre des autres qui n’ont quasi plus droit
de cité, et Auschwitz est devenu le prototype du camp. Ce révisionnisme1, légitime en soi dans la
démarche de l’historien, nous fait glisser de la réflexion politique et historique à l’indignation émotionnelle.
Le vocabulaire lui-même s’est modifié, répandu par certains intellectuels et par la presse et ce changement touche aussi les manuels scolaires. Le mot « génocide », apparu en 1944 et repris par l’ONU,
terme juridique et objectif pour désigner la volonté d’extermination systématique d’un groupe
humain, « national, ethnique, racial ou religieux2» est de plus en plus détrôné par des mots au contenu
beaucoup plus affectif. « Le mot Holocauste a été imposé par les Américains (Holocaust) et est le
terme utilisé par les historiens anglo-saxons . C’est un terme religieux qui évoque les sacrifices dans la
Bible et qui, pour cette raison, est refusé par les victimes et les historiens occidentaux (...) Shoah s’est
imposé avec le film de Claude Lanzmann. Il signifie « la catastrophe » en hébreux et s’applique uniquement au génocide organisé contre les juifs par les nazis dans le cadre de la Solution finale. Il résulte
d’une volonté de donner un mot à l’indicible, de dégager la spécificité de l’extermination de juifs.3 »
Ce glissement sémantique illustre bien le côté émotionnel lié à la mémoire.
L’émotion, l’indignation sont certes légitimes mais je m’interroge sur la démarche quand, dans l’esprit
de certains, cela revient à nier la douleur des autres car ils présentent leur statut de victimes comme
unique. Ainsi par exemple, l’oubli régulier des victimes tsiganes et homosexuelles et témoins de
Jéhovah lors des commémorations officielles et les réticences à la participation des associations
homosexuelles aux journées du souvenir4. Je m’interroge plus encore quand elle sert à justifier une politique, le sionisme, et l’attitude de ce dernier vis-a-vis du peuple palestinien. Avoir été victime permetil de nier les droits d’autres ? Je m’interroge sur la tendance de certains intellectuels juifs français à
assimiler les critiques envers la politique de l’État d’Israël à de l’antisémitisme. Je crains la confusion
des genres. De plus cette attitude ne fait que renforcer les communautarismes : ses propres victimes
sont les seules légitimes.
Des historiens comme Pierre Nora et des philosophes comme Paul Ricoeur5 ou Denis Collin6 se sont
penchés sur la relation entre histoire et mémoire. Pierre Nora souligne clairement les différences fondamentales des deux démarches : « La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants
et, à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie,
inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours
problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un
lien vécu au présent éternel ; l’histoire une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et
magique, la mémoire ne s’accommode que de détails qui la conforte ; elle se nourrit de souvenirs
flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts,
écrans, censure ou projections ; l’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle
analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle
prosaïse toujours [...] La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’instant et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses... 7»
Les historiens doivent définir leur rôle dans ce contexte. On n’a jamais autant fait appel à des historiens pour se prononcer sur les faits de société et remplir un rôle qui n’est pas le leur.
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Histoire, mémoire et instrumentalisation
En France, une législation a été élaborée et les historiens ont été pris pour « juges ». Cela a commencé avec la législation qui condamne les prises de positions négationnistes. Certains historiens ont
adhéré à la démarche qui, au fil des ans, s’est élargie à d’autres cas. Mais comment s’y opposer sans
que cette prise de position ne soit interprétée comme une adhésion aux idées condamnées.
Quatre lois « mémorielles » prétendent ainsi imposer un jugement historique : la loi dite « Gayssot » du
13 juillet 1990 interdit le « négationnisme » de la Shoah ; la loi de janvier 2001 reconnaît le génocide
arménien ; la loi dite « Taubira » du 21 mai 2001 qualifie la traite et l’esclavage de crimes contre l’humanité ; la loi dite « Mekachera » du 23 février 2005 affirme la reconnaissance de la Nation aux
Français rapatriés et donne ordre aux enseignants d’évoquer dans leurs cours « le rôle positif de la
présence française Outre-Mer ».
Des historiens s’élèvent contre ces lois lors de prises de positions personnelles et par des pétitions qui
recueillent des centaines de signatures, non parce qu’ils adhèrent aux idées condamnées, mais
parce qu’ils refusent de se plier à une histoire officielle.
Plusieurs cas illustrent les pressions exercées sur différents historiens qui ne voulaient pas adhérer à
celle-ci8.
Guy Pervillé, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse, s’est vu pris à partie par
Gilles Manceron, vice-président de la Ligue des droits de l’homme, peu après avoir donné son avis sur
l’une de ces lois lors d’une réunion d’information sur ce sujet à l’Institut d’histoire du temps présent.
L’historienne et présidente de la Ligue des droits de l’homme Madeleine Rebérioux, a émis dans la
revue L’histoire, son point de vue contre la loi Gayssot punissant la contestation des crimes contre l’humanité nazis condamnés par le tribunal de Nuremberg, puis contre la tentative de l’utiliser contre l’historien américain Bernard Lewis, accusé de contester la réalité du génocide commis par l’Empire ottoman contre les Arméniens en 1915. Elle relève le danger de l’empiètement des juges sur la liberté des
historiens : « Bref, si nous laissons les choses aller d’un aussi bon train, c’est dans l’enceinte des tribunaux que risquent désormais d’être tranchées des discussions qui ne concernent pas seulement les
problèmes brûlants d’aujourd’hui, mais ceux, beaucoup plus anciens, ravivés par les mémoires et les
larmes. Il est temps que les historiens disent ce qu’ils pensent des conditions dans lesquelles ils exercent leur métier. Fragile, discutable, toujours remis sur le chantier – nouvelles sources, nouvelles questions –, tel est le travail de l’historien. N’y mêlons pas dame Justice : elle non plus n’a rien à y gagner. »
C’est elle aussi qui écrit : « La loi ne saurait dire le vrai. Le concept même de vérité historique récuse
l’autorité étatique. »
Le cas suivant montre que ces craintes n’étaient pas sans fondement. Un jeune historien moderniste,
Olivier Pétré-Grenouilleau, a publié en 2004 un ouvrage de synthèse important, Les traites négrières,
essai d’histoire globale, estimé par ses pairs, y compris des historiens prestigieux. À la suite d’une interview parue dans un journal, il subit une attaque virulente de l’intellectuel antillais Claude Ribbe qui
l’accuse de racisme et d’apologie de crime contre l’humanité à cause d’une allusion critique à la loi
Taubira. Puis le comité antillais-guyanais-réunionnais dirigé par Patrick Karam, dont Claude Ribbe est
un des responsables, décide de porter plainte contre lui au nom de la loi Taubira, exigeant sa révocation de son poste à l’Université de Lorient et déclenchant une campagne de harcèlement. À partir de décembre 2005, des historiens réagissent : à la suite d’une réunion d’information à l’IEP de Paris,
un groupe d’historiens et d’intellectuels se forme pour le défendre et publie successivement deux
manifestes intitulés Liberté pour l’histoire9, et La liberté de débattre qui demandent la révision non plus
seulement de la dernière en date des lois mémorielles, mais des quatre principales. Leur action a été
soutenue publiquement par l’Association des professeurs d’histoire et de géographie et par la revue
L’Histoire ainsi que par les principales associations d’historiens concernées. Une pétition est alors lancée et obtient en quelques semaines plusieurs centaines de signatures ; les pétitionnaires forment une
association de défense des historiens présidée par René Rémond.
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Histoire, mémoire et instrumentalisation
Finalement la plainte contre l’historien a été retirée, mais ce résultat n’a été obtenu qu’après une
réaction d’envergure !
Cette pétition a été suivie d’autres lancées pour les mêmes motifs comme celle des juristes contre les
lois mémorielles10. L’État italien suscite aussi une pétition des historiens italiens opposés à une législation condamnant le négationnisme11.
Les autorités ne semblent pas toujours tirer les leçons de ces prises de position et éveillent de nouvelles réactions d’historiens notamment lors de la création d’un Institut d’études sur l’immigration et de
l’intégration qui semble un « nouvel instrument de pilotage politique des recherches », entraînant la
démission d’universitaires et le lancement d’une pétition contre cet institut12.
Un sommet du mauvais goût semble atteint, en février 2008, quand le gouvernement français envisage le parrainage d’enfants déportés par des enfants de primaire !
Pris entre les États et les communautés, les historiens sont au centre de manœuvres d’instrumentation
de l’histoire et le travail de mémoire représente le biais par lequel le pouvoir politique peut agir le plus
facilement.
Pourquoi ai-je pris la plume ? Non pour dénoncer le travail de mémoire dont la richesse et l’intérêt
pour les peuples ne sont pas niables. Chacun a besoin de prendre possession de sa propre histoire
mais il est vraiment nécessaire de se poser des questions sur son usage, sur les manipulations dont elle
peut être l’objet et sur une sélection qui discrimine certaines victimes par rapport à d’autres.
Et l’IHOES là-dedans ? Il fournit les documents qui permettent de réaliser des travaux par des historiens et par des témoins et contribue ainsi à élaborer la mémoire, mais nous-mêmes devons faire travail d’historiens. Cela ne signifie pas une histoire désincarnée. Tous les grands historiens soulignent le
rôle de la sympathie et des choix en histoire, mais il est une règle à laquelle nous ne pouvons déroger : respecter les règles de la critique historique qui sont notre garde-fou et l’aspect spécifique du
travail d’historien.
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Histoire, mémoire et instrumentalisation
Notes
Ne pas confondre le révisionnisme qualifiant en histoire une remise en cause d’une analyse historique et le négationnisme
de ceux qui nient la réalité historique du génocide nazi. Ces « historiens » se disent eux-mêmes révisionnistes, mais le terme
n’est pas adéquat.
2
Défini en ces termes dans la Convention pour la répression du crime de génocide, adoptée par l’assemblée générale des
Nations-Unies le 9 décembre 1948.
3
Evelyne Py, Génocide, shoah, holocauste, in Mémoire-net [en ligne].
http://www.memoire-net.org/article.php3?id_article=99, page consultée le 25/07/2008.
4
Un cas parmi d’autres : lors de la Journée du souvenir de la déportation qui s’est tenue à Montpellier en 2004, les
associations homosexuelles ont été tenues à l’écart par les forces de l’ordre de la commémoration officielle et n’ont pu
déposer leur gerbe qu’après le départ des officiels.
5
Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000, coll. « L’Ordre philosophique », 686 p.
6
Intervention prononcée lors du colloque « Quelle histoire pour quelle mémoire ? » qui s’est tenu à Chateauroux le 31 mars
2001, in http://pagesperso-orange.fr/denis.collin/histoire.htm, consulté le 27/8/2008.
7
Pierre NORA, Les lieux de mémoire, 1 : La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XIX-XX.
8
Guy PERVILLÉ, La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an, communication présentée lors d’un colloque
intitulé « Bilan et perspectives de l’histoire immédiate », organisé par le Groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI)
de Toulouse les 5 et 6 avril 2006, in
http://www.communautarisme.net/La-confrontation-memoire-histoire-en-France-depuis-un-an-2006-_a767.html ; Jean-Pierre
AZÉMA, Cessez de jouer avec les mémoires, in Libération, 10 mai 2006, in
http://www.communautarisme.net/Cessez-de-jouer-avec-les-memoires_a753.html ; Eric KESLASSY et Alexis ROSENBAUM,
L’usage politique du passé doit être considéré comme un instrument majeur dans la conquête de droits, de pouvoir ou de
biens socio-économiques, 16 Septembre 2007, in
http://www.communautarisme.net/Eric-Keslassy-et-Alexis-Rosenbaum-l-usage-politique-du-passe-doit-etre-considerecomme-un-instrument-majeur-dans-la_a962.html?PHPSESSID=aaaaabd0e11112a46eb85361c2d797ec ; Alain-Gérard SLAMA,
Historiens, causez toujours !, in Le Figaro, 22 mai 2006, in
http://www.communautarisme.net/Historiens,-causez-toujours-!_a761.html, articles consultés le 29/08/2008.
9
Liberté pour l’histoire, 13 décembre 2005,
http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=societe/20051213.OBS8759.html&host=http://permanent.nouvelobs.com/,
consulté le 29/08/2008.
10
Appel de juristes contre les lois mémorielles, 29 Novembre 2006, in
http://www.communautarisme.net/Appel-de-juristes-contre-les-lois-memorielles_a854.html, consulté le 26/08/2008
11
Contre le négationnisme, pour la liberté de recherche, janvier 2007, in http://www.lph-asso.fr/tribunes/22.html, consulté le
26/08/2008.
12
Huit universitaires démissionnent de la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration, 31 mai 2007, in
http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2047 ; Pétition contre l’Institut d’études sur l’immigration, 23.06.2008, in
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/societe/20071002.OBS7632/petition_contre_linstitutdetudes_sur_limmigration.html.
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Jean-Marie Lange
L’esprit de résistance aux autorités
www.ihoes.be
L’homme est un être de raison mais également un être de pulsion de domination, le pire des prédateurs qui s’attaque aux membres de sa propre espèce (ainsi qu’à toutes les autres bien entendu).
Pendant l’horreur de la tuerie de la seconde guerre mondiale, outre les millions de soldats et de civils
tués au front ou sous les bombes, il y eut un génocide monstrueux : la Shoah, soit 6 millions de Juifs
exterminés dans les camps de concentration allemands sur les 30 millions de morts. Pourtant, sur les 44
millions d’Allemands, tous n’étaient pas nazis mais « ils ne faisaient qu’obéir aux ordres ».
Les militants de la laïcité ont créé l’association « Les Territoires de la mémoire » pour se souvenir de la
résistance à la bête immonde du fascisme externe mais aussi des barbaries qui sont en potentiel en
nous-mêmes. Nous arborons ainsi à la boutonnière un triangle équilatéral rouge en mémoire à ce
double triangle de l’étoile jaune qui identifiait les juifs sur leurs vêtements avant leur déportation (ou
comme pour les Rwandais le fait qu’ils portent sur leur carte d’identité leur groupe ethnique) : il s’agit
d’un engagement éthique pour la résistance à toutes les barbaries, à tous les dogmatismes totalitaristes. Pourtant, les génocides ont continué au Cambodge, en Bosnie, au Kosovo de la Grande
Serbie...
L’Afrique n’est pas en reste avec les diverses guerres tribales et/ou de religion mais en particulier avec
les micro-pays du Rwanda et du Burundi1 où les massacres interethniques ont été instillés par une
haine fabriquée de toute pièce par les Pères Blancs colonisateurs (le « diviser pour régner »). Dans un
ouvrage intitulé « L’homme né d’un cœur de vache », l’auteur (dont j’ai oublié le nom) évoque l’histoire d’un test : une calebasse de lait confiée successivement à trois gardiens. Le premier est Tutsi (les
éleveurs Hamites) et n’a pas touché au lait, car « le plus intelligent » diront les bons Pères, le deuxième
est Hutu et lui, il a bu la moitié de ce qu’il devait garder (donc « on ne peut pas lui faire confiance,
c’est comme les autres Bantous : de grands enfants » diront encore péjorativement les bons pères) et
quant au Twa (pygmée, « lui il a tout bu ! ha ha ! »). Aujourd’hui les pygmées sont toujours des quasiesclaves des bantous. Voilà comment les belges et leur Eglise catholique dominant encore le
Royaume ont introduit le ver dans le fruit d’une cohabitation entre cultivateurs et pasteurs remontant
au Néolithique. « En 1959, dans le contexte général de la décolonisation de l’Afrique, les Hutu avaient
pris le pouvoir et massacré une partie des Tutsi, provoquant la fuite d’un grand nombre d’entre eux
vers les pays frontaliers (Burundi et Ouganda). Des crises politiques en miroir se sont alors succédées
entre le Burundi, dirigé par des Tutsi, et le Rwanda, dirigé par des Hutu, combinées aux crises internes
propres à chacun de ces pays. »2
Ces génocides réciproques (au Rwanda et au Burundi) à la machette ont en plus introduit le meurtre
du père devant sa famille et le viol de sa femme ; ainsi, l’enfant à naître ne sera jamais accepté par
la famille du fils qui réclame l’IVG ou le départ de la mère « impure ». Au-delà de la dénonciation
écrite de l’appartenance ethnique par les cartes d’identité, même s’il s’agissait de Hutu estampillés,
les milices interhamwés obligeaient les villageois à tuer des Tutsi sous la menace de complicité s’ils ne
les exécutaient pas. Les forces françaises sont intervenues après les trois mois de boucherie avec
l’opération Turquoise d’un prétendu couloir humanitaire pour que plus de 2000 tueurs interhamwés
s’enfuient au Kivu de la RDC voisine. Le grand massacre de 1994 à Kigali a pu ainsi se poursuivre en
terre du Congo où depuis 1996, selon les sources, on dénombre de 4 à 5,5 millions de victimes congolaises. L’histoire de l’horreur se répète et alors qu’Angela Merkel, chancelière allemande réitère ses
excuses au peuple juif, les leaders et ex-leaders français se préparent-ils - en compagnie du Ministre
Karel De Gucht, Ministre belge des Affaires Etrangères – à des excuses nationales aux populations du
Rwanda, du Burundi et du Congo RDC ? Après combien de millions de victimes innocentes a-t-on
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droit à des excuses nationales ? A qui profitent les crimes de ce climat de terreur maintenu depuis 14
ans ? Mais aux multinationales occidentales, américaines et chinoises qui exploitent le coltan et
autres matières premières minérales dans ces régions sans foi, ni loi.
En Europe, nous sommes passés au niveau de l’inconscient collectif par le stade des sorcières, puis
des possédées puis des hystériques (l’élément féminin étant le plus réceptif d’une réaction à la répression des instincts par la civilisation) et puis par une hystérie collective de 30 millions de morts et devant
l’effroi de notre barbarie, nous nous sommes tus. Selon l’ethnopsychiatre Georges Devereux, nous ne
sommes pas les seuls à développer un inconscient collectif réactionnel à la frustration qu’imposent les
contraintes de civilité, les malais ont l’Amok, une crise de démence individuelle et de folie meurtrière
envers toutes les vies à proximité de la personne atteinte. « La civilisation est construite sur la répression des instincts » disait Freud, alors où vont les frustrations, sinon vers une folie meurtrière ? La folie du
nazisme et la planification des meurtres de masse dans les camps de concentration (6 millions de
morts) ne sont plus la seule tâche noire de l’Allemagne, il y a eu depuis les Khmers rouge, les Serbes,
le Rwanda, le Burundi, l’Indonésie, le Timor, etc. Nous ne pouvons nous satisfaire de cette seule théorie lapidaire que les récurrents génocides seraient peut-être une manifestation collective de ces
refoulements induits par l’aliénation du travail ?
Depuis l’indépendance de 1962, le Rwanda comme le Burundi sont donc les victimes de folies meurtrières de groupe. Les Hutu se révoltent et massacrent les Tutsi et l’armée Tutsi réagit à son tour avec
beaucoup de violence pour elle-même occire le plus possible de gens de la tribu conjointe ? La politique actuelle très sage de la réconciliation pourra-t-elle faire l’économie de ces répétitions historiques de meurtres ?
Certes, les Allemands ont « pété les plombs » avec le nazisme et leurs camps de concentration et
d’extermination des Juifs mais une barbarie industrielle ne peut servir d’argument pour les autres massacres et génocides. Il est troublant que leurs anciennes colonies allemandes comme le Rwanda et
le Burundi perpétuent en fait ces sacrifices sanglants et totalement irrationnels par des génocides réciproques à répétition. Ce sont les hommes eux-mêmes qui sont responsables du mal et de la mort par
la jalousie et la mesquinerie des femmes ? Par le pouvoir et la volonté de puissance de leurs chefs ?
C’est la rivalité entre humains qui tue et il n’y a pas de ciel, ni de Dieu, ni d’ange, ni de démon, ni de
culpabilité. Les hommes sont responsables de leur sort.
Comment un être humain peut-il « réussir » à en massacrer des milliers d’autres qui sont à son image ?
Il le pourra en instrumentalisant sa tuerie (le « travail » disaient les tueurs rwandais en 1994) et en se
réinventant l’histoire, par exemple qu’il n’est qu’un bon exécutant.
Léon Festinger (1959) a forgé le concept de la dissonance cognitive, cette théorie nous dit que
lorsqu’un évènement est dérangeant aux oreilles de notre conscience, nous allons le réécrire avec «
rationalisation » et non raison. « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres ! » disait Eichmann à son procès de
Jérusalem. Quelle que soit l’efficacité à court terme de ces justifications a posteriori, il n’empêche
que ces tueurs-massacreurs seront intérieurement (psychiquement) déstabilisés par leurs crimes.
Les travaux de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité nous montre que nous pourrions tous être
des nazis car dans une expérience fictive de chocs électriques punitifs, nous tuons l’autre (un jeu
d’acteur de sa part) à environ 66% sur la simple requête d’une autorité en blouse blanche. Notons
que pour tuer, il faut une distanciation ; si Milgram demande à son cobaye humain d’envoyer la
décharge en direct à l’acteur, il n’y aura plus que 33% qui s’y soumettront. Extrapolons, un militaire
américain par exemple ne saurait pas égorger un bébé à l’arme blanche sans séquelle immédiate
pour lui-même mais il peut en tuer des milliers par l’intermédiaire d’un bouton de largage d’un bombardier. Il en allait de même chez les nazis : ils tondaient les Juifs et les déshabillaient pour en faire un
matériel uniformisé et faciliter ainsi le travail d’abattage des tueurs. Le système fut perfectionné avec
le gaz Zyklon B car il n’y avait plus ainsi de contact direct entre les exécuteurs et les victimes. Ce sys-
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tème de mise à mort industriel sera encore affiné avec les Sonderkommandos : des groupes de prisonniers chargés de préparer les futures victimes puis d’extraire les cadavres des chambres à gaz, de
récupérer les dents en or et de brûler les corps. Après quelques semaines/mois, ils seront eux-mêmes
exécutés et remplacés par d’autres.
Comment des Juifs pouvaient-ils servir d’exécuteurs pour leur propre ethnie ? Le psychosociologue
Jean-Léon Beauvois (université de Genève) a particulièrement étudié ce phénomène lié aussi à
l’obéissance. Pour être résistant par exemple, il fallait une personnalité bien trempée car selon ses travaux, nous adorons obéir et nous soumettre à un quelconque supérieur pour ne prendre ainsi aucune
responsabilité.
Mais la dynamique du meurtre de masse ne se limite pas à l’axe vertical de l’obéissance aux ordres,
il y a aussi l’axe horizontal de la conformité au groupe selon l’idéologie diffusée en propagande pour
tous.
Salomon Asch a étudié cette pression au conformisme : si tout le monde le fait, l’individu hésitant doit
le faire aussi. Le sujet est inséré en permanence dans un dispositif modèle qui le déséquilibre. C’est
pourquoi au Rwanda, on forçait les paysans à tuer aussi l’un ou l’autre Tutsi pour avoir comme les
autres du sang sur les mains. Donc dans une dynamique de groupes (Kurt Lewin) appliquée à la psychologie des foules (Serge Moscovici), cela laisse peu de marge au refus.
Un autre élément du conditionnement par la peur et la propagande est la rumeur. Par exemple, l’ennemi va égorger vos enfants et violer vos femmes aura comme effet que le groupe ainsi conditionné
va lui-même commettre ces horreurs en pensant que celles-ci ont eu lieu sur les propres membres de
leur ethnie. Attention, il n’est pas ici question d’absoudre ces assassins par une quelconque explication mais de les distinguer avec leur banalité des vrais sadiques (Sade) et tueurs en série pour qui faire
souffrir et tuer est une vraie jouissance. Il y en avait bien entendu dans les SS et la Gestapo mais, selon
Jacques Semelin, en proportion réduite par rapport à la majorité des tueurs « suiveurs » des ordres.
Hitler et les nazis restent incontestablement les champions du mal et de la destruction humaine mais
les nouveaux génocidaires ont perfectionné encore la machine à purifier et détruire par les viols systématiques (les Serbes, les Khmers, les Hutus) des femmes de l’autre camp. Cette pratique laissera des
traces (les « bâtards » disent les Serbes) et empêchera ainsi toute réconciliation ethnique future.
Remarquons que je prends trois ethnies en exemple mais que les responsabilités sont collectives par
non assistance à humanité en danger.
Des régimes politiques tueurs élèvent la racaille à des positions de pouvoir et déconstruisent les hommes simples. Ceux-ci en général sont des honnêtes hommes tant que l’ordre règne dans la communauté mais deviennent des fous furieux sans repères moraux lorsque le désordre surgit et que la
société perd de sa cohésion. L’humanité perd son sens et tous vont chavirer dans le délire du meurtre encouragé par le pouvoir, déculpabilisé sur un bouc-émissaire de groupe et récompensé par les
pillages.
Notre seul antidote humanitaire n’est sûrement pas dans les gouvernements qui sont soit coupables
de profiter des crimes génocidaires soit complices ; pensons aux déclarations de l’ONU lors de la
dénonciation des tueries du Rwanda en 1994, la porte-parole disant que ce n’était pas un génocide
mais un massacre, c’est un cauchemar d’entendre de pareils pseudo-arguments pour ne rien faire.
Non, notre seul antidote humaniste serait dans la prévention avec des cours dans les écoles où l’on
expliquerait l’éthique et le devoir de désobéissance civile si nos consciences nous le disent.
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L’esprit de résistance aux autorités
Notes
Au Rwanda, le 3 novembre 1959 à Gitamara, des massacres de centaines de Tutsi ont lieu (la « Toussaint rwandaise »), des
milliers de Tutsi partent en exil.
La République a été proclamée le 28 janvier 1961 par le Président Grégoire KAYIBANDA et son parti hutu le Parmenhutu (Parti
du Mouvement de l'Emancipation Hutu avec un programme racial anti-Tutsi « Dix commandements des Bahutu », un pur
appel à la haine, à la délation et à la ségrégation).
Le 1er juillet 1962, le Rwanda devient officiellement indépendant avec les bénédictions de l'Eglise et de l'ex-administration
coloniale belge.
En janvier 1964, les Tutsi exilés en Ouganda organisent des raids armés sur le pays avec comme conséquence des représailles sur les Tutsi vivant encore au Rwanda : le massacre de Gokongoro fera entre 7 et 10.000 morts.
Le 5 juillet 1973, coup d'Etat du Général Juvénal Habyarimana qui calme les extrémistes Hutu avec diverses améliorations
économiques.
En 1989, le cours du café chute de 50%.
En 1990, le FMI impose ses ajustements structurels et une dévaluation de 57%, le gouvernement deviendra donc deux fois
plus corrompu.
Le 1er octobre 1990, nouvelle agression des Tutsi du FPR ( Front Patriotique du Rwanda), ces incursions sont toujours composées des enfants des exilés de 1959, cette attaque de 1990 sera sanctionnée par un nouveau massacre des Tutsi de l'intérieur et une montée de la haine envers les TUTSI. Le bimensuel Kamgura (en 1990 toujours) va lancer des campagnes de
délation contre les Tutsi. La propagande appelant à la haine et à la ségrégation s'intensifie. En se servant de la peur et du
soupçon (vis-à-vis de traitres de l'intérieur), le système demande aux citoyens : « êtes-vous avec nous ou contre nous ? »
En juillet 1993, la propagande de haine sera relayée par la station privée « Radiotélévision des Mille Collines » (RTLM) évoquant les cafards Tutsi à éradiquer.
En 1994, ce sera le génocide tuant 800.000 personnes en trois mois à l'arme blanche.
2
Jacques SEMELIN, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Parsi, Seuil, 2005, p. 30-31.
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Jean-Luc Degée
Mai 68 à Liège : chronologie commentée
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L’article suivant ne présente pas une
étude historique achevée sur la réplique
liégeoise de la révolte ouvrière et étudiante du printemps 1968 en France.
Il se borne à fournir quelques repères
chronologiques qui permettent de suivre l’évolution du mouvement en les
contextualisant.
L’occasion de cette recherche a été la
réalisation, par la locale esneutoise de
Présence et Action Culturelles, d’une
exposition « Mai 68, cela s’est passé près
de chez vous » illustrée par des dessins
d’époque des Liégeois Chuck et
Gibbon (provenant des collections de
l’IHOES et de particuliers).
Le fond de l’air liégeois en 1968
Socialement, les golden sixties ne sont pas une forte période de mobilisation sociale : après la grande
grève de l’hiver 1960, les statistiques enregistrent un minimum historique du nombre de conflits.
Deux hypothèses peuvent l’expliquer : d’une part, les conséquences financières d’une longue grève
restent pesantes et les travailleurs hésitent à déclencher des actions, d’autre part, le patronat a tiré
les leçons de l’action contre la loi unique en privilégiant une pratique de concertation sociale :
conventions collectives de longue durée, souvent assorties d’une clause de paix sociale. Ainsi, la vie
syndicale d’alors se traduit à la fois par des hausses salariales significatives et une quasi-absence de
grèves d’entreprises ou de secteurs.
À côté de la dynamique des acquis quantitatifs apparaît cependant un intérêt pour des revendications plus qualitatives telle l’égalité des genres (grève des femmes de la F.N. en 1966). La crise structurelle de l’économie wallonne (fermeture des charbonnages et inquiétudes pour la sidérurgie) est
également pointée et constitue la base des revendications de réformes de structures et du fédéralisme défendues par la FGTB liégeoise, même si, depuis 1962, le mouvement syndical est orphelin de
son leader : André Renard.
Le plein emploi est à ce moment quasi assuré (moins de 50 000 chômeurs, on croit rêver !) même si
des fermetures d’entreprises entraînent des pratiques d’occupation (Germain Anglo en 1968).
Politiquement, la gauche liégeoise est dominée par le Parti socialiste qui connaît en son sein un débat
de tendances autour du journal La Gauche où se regroupent militants marxistes et réformistes-révolutionnaires.
Il aboutira à l’exclusion d’une partie de la gauche socialiste du Parti et à la création du Parti wallon
des travailleurs qui se divisera bientôt entre une aile fédéraliste (RW) et une aile trotskyste (IVe
Internationale). Les Jeunes Gardes Socialistes connaissent une évolution semblable.
Le Parti communiste, encore influent dans le monde syndical et singulièrement dans l’enseignement,
connaît également des divisions. Principalement issu du courant maoïste (La Voix du Peuple), ce courant vraisemblablement en raison de son caractère sectaire et ouvriériste, n’aura que très peu d’in-
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Mai 68 à Liège : chronologie commentée
fluence à Liège : c’est dans l’immédiat après-68 et essentiellement avec des militants universitaires et
lycéens que va se recomposer l’extrême-gauche liégeoise à partir notamment du mouvement
« Boule de neige ».
La gauche associative est d’autre part représentée par un groupe de pression impulsé par le syndicat : le Mouvement populaire wallon qui édite son propre hebdomadaire : Combat.
Dans les deux cas, Jacques Yerna, secrétaire interprofessionnel de la FGTB liégeoise, est la figure la
plus représentative de la gauche syndicale socialiste locale, déjà attentive aux liens nécessaires avec
le monde associatif dont celui de la jeunesse.
Le monde ouvrier chrétien, minoritaire dans la région, est aussi acteur d’éducation populaire, notamment à travers ses « équipes populaires » et sa Jeunesse ouvrière chrétienne.
Ces caractéristiques permettent d’expliquer la singularité des évènements liégeois notamment les
liens forts vite noués entre mouvement étudiant et mouvement syndical (cf. l’initiative de publication
de La Gueuze : même s’ils ne se traduisent pas, comme en France par exemple par une même dynamique de grève, ils préfigurent un autre type d’action commune entre syndicats et associations tel
qu’on le vit aujourd’hui dans les coordinations « d’autres mondes », les forums sociaux, le soutien aux
sans-papiers ou l’Université populaire.
Idéologiquement, la préoccupation de l’époque est celle de la « démocratisation culturelle » :
devant le constat d’un inégal accès au savoir, les perspectives visent à ouvrir à tous la culture (en
l’enfermant dans des maisons) et de rénover l’enseignement (sans lui en donner les moyens financiers).Ce dernier reste très ex-cathedra et
ne réalise aucune mixité sexuelle généralisée, excepté, timidement, dans les grandes
écoles et l’université. Quant à la mixité
sociale, elle aura de la peine à se réaliser
tant les écoles sont spécialisées et fermées
dans leurs filières (général/technique/professionnel) qui redoublent les cloisons des
réseaux (État/Province/Commune/catholique).
L’esprit « 68 » va évidemment précipiter le
changement mais sans doute au détriment
des formes traditionnelles d’éducation
populaire : la Centrale d’éducation
ouvrière, le sport ouvrier ou le théâtre prolétarien ne font plus recette et symboliquement, les maisons du peuple ont déjà fermé
leurs portes dans beaucoup de communes.
Même si la Populaire reste ouverte sur la
Place Saint-Lambert, il est significatif qu’elle
ne s’affirme pas comme lieu de réunion du
mouvement étudiant liégeois : d’autres
lieux, notamment des maisons communautaires ou les caves de la FGTB auront cette
fonction pendant et après le mouvement.
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Mai 68 à Liège : chronologie commentée
Le fil des évènements
Au printemps de cette année-là...
- Printemps 1968 : New-York, Rome, Berlin... Des manifestations étudiantes se multiplient dans le
monde. La contestation étudiante s’internationalise...
- Début mai : le mouvement de révolte gagne Paris ; après plusieurs grèves, manifestations et répressions, c’est la première nuit des barricades le 10 mai. Le Syndicat des étudiants FGTB de Liège se
déclare « solidaire de tous les étudiants en lutte pour une réforme démocratique de l’enseignement ».
- 13 mai : importante assemblée étudiante à l’ULB qui critique la politique du conseil d’administration
de l’Université. Dans la suite les assemblées libres vont se répéter à Bruxelles. L’U.G. (Union générale
des étudiants de l’ULg) prend une résolution de solidarité avec la lutte des étudiants français, mais
aucune action n’est encore décidée.
- Pendant ce temps, Jean Marie Roberti, journaliste de l’hebdomadaire du Mouvement populaire
wallon Combat couvre le soulèvement à Paris. Ludo Wirix, Luc Toussaint et plusieurs autres étudiants
liégeois se sont aussi déplacés sur les pavés parisiens. C’est autour d’eux, avec l’engagement de leaders tels Guy Quaden et Thierry Grisaer et avec le soutien de lycéens contestataires (provenant de
Jonfosse, Saucy, Chênée...) que, dans les mois suivants, s’organisera un mouvement de coordination
et d’action qui prendra l’appellation de « Boule de neige ».
- 21 mai : c’est la date qui apparaît sur le journal La Gueuze sorti des presses de La Wallonie et principalement financé par les métallos liégeois : les leaders étudiants liégeois, soutenus par Roberti, ont su
convaincre le président des métallos liégeois, Robert Lambion de lancer cette initiative originale.
Gibbon et Émile Delvaux ont réalisé les pastiches des BD et des étudiants liégeois, comme Renée
Mousset se sont fait imprimeurs pour l’occasion. La date du 21 mai n’est pas nécessairement la date
réelle de sortie et de diffusion : certains acteurs de l’époque situent l’évènement au moment de la
rentrée universitaire suivante. Quoiqu’il en soit, c’est une satire du quotidien liégeois La Meuse à destination des jeunes ; en dénonçant la presse réactionnaire comme l’avaient fait les étudiants allemands, les rédacteurs mettent en avant l’intérêt commun entre monde de l’école et monde du travail dans une perspective de démocratisation sociale.
- 22 mai : alors que les évènements s’amplifient dans toute la France en déclenchant une grève
ouvrière massive et que étudiants, chercheurs et enseignants de l’ULB réunis en assemblées libres la
proclament « Université ouverte », le conseil d’administration de l’Université de Liège tente d’apaiser
la tempête qui risque de se lever en proposant aux étudiants l’instauration d’un « conseil consultatif »
aussitôt refusé par l’U.G. qui réclame un véritable « contrôle étudiant ».
- 28 mai : le monde des arts entre en scène : le Palais des Beaux-Arts est occupé et dans cette dynamique, les étudiants liégeois de l’Académie se réunissent et préparent l’occupation des locaux.
- 31 mai : les médias se montrent : les travailleurs de la RTB se réunissent en assemblée libre et exigent
d’être acteurs de la gestion de l’institution. Au Palais de Congrès de Liège se tient une autre assemblée libre qui revendique l’autonomie culturelle des peuples wallons, flamands et de la communauté
bruxelloise.
- 8 juin : les étudiants de l’Académie de Liège occupent leur école : l’art s’affiche contestataire.
- 19 juin : le calme revient en France et à Bruxelles. Les Liégeois continuent à rester plutôt observateurs : Alain Tourraine est invité à présenter une conférence sur le thème « le mouvement étudiant et
la crise politique en France... et en Belgique ? ».
- 1er juillet : vacances de la mobilisation : la révolution est reportée en octobre...
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Mai 68 à Liège : chronologie commentée
Rentrée 68 : ce n’est qu’un début
- 5 octobre : la rentrée académique de l’ULg est boycottée par les étudiants à l’appel de l’U.G.
- 10 octobre : Sauvageot, leader du mai français est invité à tenir un meeting à Liège. Les autorités
universitaires craignent le pire et hésitent à permettre l’accès aux salles : « les risques de troubles étant
certains, l’usage des salles doit être exclusivement réservé à la communauté universitaire ». Deux mille
étudiants se réunissent sur la place du XX Août pour écouter Sauvageot et Guy Quaden s’interroger
sur « Quel enseignement, quelle société ? » Guy Quaden y déclare : « Je suis pour la sélection si elle
permet d’éliminer de l’université un certain nombre de bourgeois qui s’y trouvent parce que papa y
était ; l’université doit être la maison du peuple et non celle du recteur ». L’affiche d’invitation au meeting est la première réalisation des « Atpopl » (Ateliers populaires liégeois).
- 22 octobre : nouveau numéro de La Gueuze on y lit notamment : « Les étudiants français : un mois
de violence=la réforme universitaire ; les étudiants liégeois : 151 ans de patience=RIEN ».
- 26 octobre : occupation des bâtiments de l’Université à la suite du refus du recteur de mettre les salles de cours à disposition des étudiants pour y tenir des assemblées libre.
- 30 octobre : manifestation étudiante à Liège avec la revendication « Libérez l’expression ».
- 4 novembre : l’assemblée étudiante décide le principe d’une marche sur le Sart-Tilman pour protester contre les mauvaises conditions de transports et l’isolement de la nouvelle université.
- 30 novembre : manifestation des 400 jeunes liégeois contre le film Les bérets verts, symbole de la
guerre au Vietnam.
- 9 décembre : représentation au théâtre du Trianon de la pièce de Wolinski Je ne veux pas mourir
idiot !
- 12 et 13 décembre : grève générale et manifestation des jeunes à Liège pour le « droit à l’information ».
- 24 décembre : vacances de la mobilisation. La révolution est reportée après Noël...
1969 : continuons le combat...
- 6 février : assemblée générale de l’U.G. qui élit douze observateurs étudiants. Ils exigent d’être présents à la prochaine réunion du conseil d’administration.
- 13 février : relance de l’action... Devant le refus du recteur d’accepter la présence d’observateurs
étudiants au CA, la salle académique est occupée symboliquement.
- 19 février : l’occupation de la salle académique devient permanente.
- 21 février : les occupants refont le monde. Au programme : en matinée, débats libres sur le mouvement, ensuite, teach in : l’enseignement et l’économie wallonne, en soirée : spectacle théâtral sur la
société de consommation.
- 25 février : le CA de l’Université de Liège accepte le principe de la présence d’observateurs.
L’occupation est levée, mais le vent contestataire, poussé par le soutien syndical de la FGTB, trouvera
bientôt un second souffle dans le secondaire et les grandes écoles.
Ainsi...
- 1er mars : assemblée à Charleroi de plusieurs centaines de jeunes à l’initiative du Mouvement populaire wallon.
- 24 octobre : grève des lycéens de Liège 1, de Chênée, de Jonfosse, d’Herstal... contre la suppression du cours d’actualités.
- 27 novembre : manifestation à l’appel de l’AGEL (Association des grandes écoles de Liège) : 4000
étudiants défilent en scandant : « Démocratisation : oui, répression : non ! », « Contrôle étudiant ! » et
« Nous serons aussi dur que Dubois ! ». Ce dernier vient en effet le jour même faire une conférence à
Liège intitulée « L’enseignement bouge ».
- 6 décembre : les grèves d’étudiants des grandes écoles et du secondaire se prolongent ; une nouvelle génération de militants s’affirme...
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Mai 68 à Liège : chronologie commentée
Conclusion
Le Mai 68 liégeois fut tardif et modeste. Sa contradiction principale se noue dans la liaison forte qui
s’établit dès le départ entre mouvement étudiant et organisation syndicale : c’est à la fois ce qui le
rend fort (l’apport syndical se concrétise en aide financière, technique et humaine et se traduit par
un rôle de porte-voix de l’action et de relai de la
revendication) et ce qui le déforce (les structures
organisationnelles que se donnent le mouvement étudiant sont calquées, voire dépendantes, des syndicats alors que le milieu étudiant est par définition plus
mouvant ; la liaison avec la classe ouvrière se fait par
médiation syndicale et ne se traduit pas, comme en
France, par une contagion ni même une conjonction
des mobilisations). On pourrait aller jusqu’à dire que le
Mai 68 liégeois est, pour reprendre une expression
d’Ernest Mandel, une « répétition générale » des liens
entre syndicat et monde associatif. Le monde syndical va multiplier ses prises de position sur les questions
« extra-syndicales » et retrouver sur ces terrains nombre de cadres étudiants qui ont prolongé leur expérience de 1968 en s’investissant dans la construction
d’associations durables dont les Grignoux sont sans
doute, avec l’affirmation des mouvement féministe,
tiers-mondiste, pacifiste ou éducatif, l’expression
d’une dynamique « boule de neige ».
La particularité liégeoise qui consiste à privilégier le
choix de la voie/voix syndicale (plutôt que politique
par exemple) pour appuyer et donner plus de poids
aux mobilisations et revendications associatives s’est
ainsi expérimentée depuis vingt ans.
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Ludo Bettens
La loi instituant les élections sociales a 60 ans
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Retour sur une étape essentielle de la mise en place
de la concertation sociale en Belgique
Le tintamarre médiatique et commémoratif autour du 40e anniversaire du « Joli Mai » a minimisé l’attention portée aux élections sociales (qui se sont déroulées entre le 5 et le 18 mai). Il s’agit pourtant
d’un événement majeur de la vie sociale en Belgique, puisque pas moins de 1,4 million de salariés
(ouvriers et employés) ont à cette occasion désigné leurs représentants au sein des conseils d’entreprise (CE) et des comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT) de quelque 6000 entreprises du pays. Renouvelés tous les quatre ans, ces deux organes paritaires où se côtoient représentants des travailleurs et du chef d’entreprise constituent un précieux lieu de rencontre entre patrons
et travailleurs. S’ils ne jouissent que de compétences décisionnelles limitées1, ils jouent néanmoins un
rôle important en matière de contrôle d’application de la législation au sein de l’entreprise, de
consultation et surtout d’information. La semi-indifférence dans laquelle se sont déroulées ces quinzièmes élections sociales est d’autant plus étonnante que 2008 constitue le 60e anniversaire de la promulgation de la loi qui a institué les conseils d’entreprise et établi le principe des élections sociales (Loi
portant sur l’organisation de l’économie du 20 septembre 19482). Un anniversaire certes moins spectaculaire que celui des révoltes étudiantes, mais qui a pourtant une portée fondamentale, dans la
mesure où cette loi a modelé de manière essentielle le système de concertation sociale encore en
vigueur actuellement.
Au travers de deux analyses, nous essayerons de mieux comprendre l’importance de cette loi, mais
aussi ses limites, voire ses insuffisances. Ce premier article livre un regard rétrospectif sur l’évolution de
la concertation sociale depuis le XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à la veille de
l’adoption de la loi. Une évolution marquée d’avancées et de reculs selon la modification des rapports de force entre les acteurs en présence : patrons et syndicats, bien sûr, mais aussi l’État dont Dirk
Luyten a bien souligné l’impact essentiel dans la mise en place de la concertation3. Une concertation
qui se déroule, comme nous le verrons, en trois phases principales, marquant chacune la reconnaissance de l’organisation syndicale à un nouveau niveau. Sectoriel d’abord avec la création des commissions paritaires (1919), national ensuite à travers la première conférence nationale du travail (1936),
au niveau des entreprises enfin, avec l’institution des comités de sécurité et d’hygiène (1946-1947) et
des conseils d’entreprise (Loi de 1948). Développer les motivations et les revendications des uns et des
autres nous aidera à mieux comprendre les raisons de la lenteur du processus.
Le second article retracera le contexte spécifique de la loi de 1948, développera ses principaux
enjeux et avancées. Il abordera enfin sa difficile application et les principales modifications qui y ont
été apportées.
I. Les relations collectives d’entreprises avant-guerre
1. De l’absence de dialogue aux premières ébauches institutionnelles de concertation
Pendant plus d’un siècle, la classe laborieuse se voit dénier son apport à l’entreprise. Seul celui du
capital est pris en compte. Considérés comme des producteurs anonymes interchangeables, les travailleurs sont soumis au pouvoir omnipotent du patron qui s’arroge la totalité du bénéfice sans le
moindre droit de regard de ceux qui concourent à le produire. Dans leurs rapports avec les travailleurs, les chefs d’entreprise ne tolèrent aucun intermédiaire : les conditions de travail et le salaire sont
donc fixés directement (et le plus souvent unilatéralement) entre le patron et chacun de ses travailleurs. Il convient de rappeler à ce propos que la loi qui interdit les coalitions (et donc les associations
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La loi instituant les élections sociales a 60 ans
ouvrières) est d’application jusqu’en 1866 et que le code pénal de 1867, dans son article 310, interdit
toute « pression sur le libre exercice de l’industrie et du travail » (et donc toute grève ou piquet de
grève).
Au lendemain des importantes grèves de 1886 et de leur répression sanglante, un embryon de
conscience sociale se fait jour au sein des classes dirigeantes. Une série de « mesures sociales » sont
mises en place par le gouvernement Beernaert (catholique homogène), parmi lesquelles figure l’institution des Conseils de l’industrie et du travail (loi du 16 août 1887), puis du Conseil supérieur du travail le 7 avril 1892. Organisés sur une base régionale et composés paritairement de représentants des
ouvriers et des chefs d’entreprise, les conseils de l’industrie et du travail remplissent un triple but : ils
servent d‘organes d’information et de consultation au gouvernement, veillent à prévenir les conflits
collectifs entre travailleurs et patrons et, en cas de conflits, servent de cellule d’arbitrage. À ce titre,
ils ont surtout pour but d’éviter les grèves et les locks-out. Consultés régulièrement dans un premier
temps par le gouvernement lors de l’élaboration de lois relatives au travail, les conseils de l’industrie
et du travail tombent lentement en désuétude et sont finalement supprimés par la loi du 29 mai 1952
qui crée le Conseil national du travail4.
Organe purement informatif, le Conseil supérieur du travail chapeaute les conseils d’industries et du
travail. Il comporte 48 membres répartis de manière égale entre représentants des travailleurs, représentants du patronat et spécialistes des questions socioéconomiques.
Si l’impact réel des conseils d’industrie et du Conseil supérieur du travail est assez limité5, ceux-ci constituent symboliquement une avancée importante, dans la mesure où, pour la première fois, travailleurs
et employeurs sont représentés au sein des mêmes organes. À ce titre, ils peuvent apparaître comme
les lointains ancêtres de notre système de concertation actuel, avec une différence fondamentale
cependant : les représentants des travailleurs sont choisis sur base individuelle, les syndicats se voient
nier tout rôle d’interlocuteurs.
2. La concertation sur le terrain : les conventions collectives de travail (CCT)
Des résultats plus concrets en termes d’organisation des relations de travail sont obtenus sporadiquement dans certaines entreprises via la conclusion de conventions6. Elles résultent de l’organisation
croissante des travailleurs et sont obtenues le plus souvent à l’issue de conflits sociaux. Ces conventions qui s’appliquent à des matières diverses (accords salariaux, règlement en matière de durée de
travail ou de chômage, institution de conseils paritaires…) se multiplient au courant du siècle et sont
étendues aux secteurs et régions. Si le patronat est loin d’être unanime à leur propos, elles séduisent
de plus en plus de chefs d’entreprises grâce à la garantie de paix sociale qu’elles impliquent. De la
même manière, des divergences existent au sein des syndicats à propos de ces conventions collectives : tandis que les plus fermes se montrent hostiles à ces entorses à la lutte des classes, d’autres insistent sur les avantages obtenus et les considèrent comme un nouvel élément de stratégie syndicale.
Fruit d’accords directs entre travailleurs et employeurs et donc tributaires des rapports de forces entre
patronat et syndicats, ces conventions, sont souvent de courte durée, constituent toutefois un phénomène assez limité. Elles ne jouissent d’ailleurs d’aucun statut légal7.
3. Les commissions paritaires (1919) : la reconnaissance syndicale au niveau sectoriel
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier se radicalise. D’une part, l’entrée (depuis 1916) du Parti ouvrier belge au gouvernement, lui permet de faire valoir ses exigences au
niveau politique ; d’autre part, les organisations syndicales connaissent un accroissement considérable de leurs effectifs8 et poursuivent une série de revendications liées aux salaires et à la limitation de
la durée du temps de travail, mais visant aussi à l’instauration d’une plus grande démocratie économique (suppression de l’article 310 du code pénal interdisant les grèves). Ce mouvement s’inscrit
dans un contexte européen marqué par une vague de mouvements prolétaires qui revendiquent
notamment le contrôle ouvrier9. Désireux d’éviter de tels troubles sur le sol belge et d’assurer rapide-
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La loi instituant les élections sociales a 60 ans
ment la reconstruction du pays frappé par la ruine socioéconomique et un chômage galopant, le
gouvernement pousse les patrons à la concertation et met en place, à partir de 1919, les premières
commissions paritaires d’industrie10. Ainsi, au printemps 1919, est créée de manière ponctuelle une
première commission en vue d’étudier l’application dans la sidérurgie de la convention internationale
relative à la durée de temps de travail. Elle étend cependant peu à peu sa compétence aux autres
questions d’organisation de travail (notamment à la fixation et à l’évolution des salaires). Sous l’impulsion du ministre Joseph Wauters, d’autres commissions paritaires sont mises en places dans les charbonnages, les constructions mécaniques, le textile, etc., entraînant une pérennisation du système de
concertation au niveau sectoriel. En 1922, seize commissions paritaires couvrent les secteurs clé de
l’économie de l’époque. Leur principale faiblesse réside une fois de plus dans l’absence de cadre
légal qui les prive du pouvoir officiel de prendre des décisions et d’imposer des sanctions. Néanmoins,
elles constituent des organes essentiels dans la réglementation de la vie sociale. De plus, elles témoignent d’une évolution fondamentale : les syndicats se voient octroyer le monopole de représentation
des travailleurs et donc, de manière implicite, le statut d’interlocuteurs au niveau de la branche d’activité.
L’arrêté royal du 5 mai 1926, prévoit la création au niveau local (par province ou arrondissement) de
comités de conciliation et d’arbitrage. Émanation des pouvoirs publics (la Belgique connaît alors le
gouvernement « des gauches » Poullet-Vandervelde), ces comités, où siègent patrons et travailleurs,
ont pour mission d’aplanir les conflits collectifs de travail et de recourir le cas échéant à un arbitrage.
Des sanctions sont d’ailleurs prévues en cas de refus de la procédure d’arbitrage. Le but du ministre
du travail Joseph Wauters est ainsi de diminuer l’opposition patronale envers les CCT. Néanmoins, les
comités de conciliation ne constituent en aucun cas la reconnaissance des organisations syndicales
au niveau de l’entreprise11.
Si le gouvernement et les organisations syndicales sont globalement favorables au nouveau système
en place12, il n’en va pas de même du patronat. Méfiant face à une intervention de l’État dans les
questions socioéconomiques et considérant que les commissions paritaires sont inféodées aux syndicats, il s’oppose à leur institutionnalisation.
Un survol des différentes conceptions en présence nous aidera à mieux comprendre la situation et
permettra d’apprécier à quel point la loi de 1948 qui met en place un système légal de concertation
est un compromis entre des positions fort divergentes.
4. La concertation sociale dans l’entre-deux-guerres : une nouvelle pratique diversement comprise
Pour les syndicats, les Commissions paritaires présentent divers avantages : elles permettent d’obtenir des accords sans devoir recourir à la grève, toujours perçue comme risquée. Par ailleurs, leur portée sectorielle permet de toucher toutes les entreprises, même celles au sein desquelles ils sont peu
implantés. Enfin, et surtout, grâce à leur nouveau statut d’interlocuteur, ils espèrent parvenir à
conclure des conventions collectives de travail à long terme (notamment en matière de système d’index et d’unification des salaires). De manière paradoxale, ce nouveau « pouvoir » finit par placer les
syndicats dans une situation ambiguë qui leur aliène une partie de la base. Leur désir de légitimation
va en effet pousser les syndicats à considérer de plus en plus la paix sociale comme leur principale
mission et à accepter des concessions. Ainsi, non seulement ils en arrivent à ne plus considérer la
grève que comme moyen ultime de pression, mais de plus ils s’engagent à lutter contre « la paresse
et l’absentéisme des travailleurs ».
Important allié des syndicats dans la négociation13, l’État trouve dans la concertation sociale mise en
place via les Commissions paritaires un facteur de paix sociale nécessaire pour la reconstruction du
pays, nous l’avons vu, mais aussi susceptible d’éloigner toute velléité de révolution sociale.
Le patronat quant à lui digère mal de s’être vu imposer le syndicat comme partenaire. Néanmoins,
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La loi instituant les élections sociales a 60 ans
la concertation sociale lui offre certains avantages : la liaison des salaires au coût de la vie permet
de mieux planifier les hausses de salaires. De plus, en cas de mauvaise conjoncture, les syndicats se
portent garants de faire accepter par leurs affiliés la baisse de salaire y afférente. Enfin, la paix sociale
constitue, pour eux aussi, l’apport essentiel des Commissions paritaires. La plupart des organisations
patronales, chantres du libéralisme économique pur souhaitent toutefois revenir au système de fixation des salaires en fonction de l’offre et de la demande. Pour concurrencer les syndicats, le patronat
crée des œuvres sociales paternalistes (mutuelles, caisses de pension ou de chômage) et appelle de
ses vœux un corporatisme via la constitution de conseils d’usine où le chef d’entreprise choisit seul les
représentants des travailleurs14. Il convient de remarquer que le patronat n’a pas joué jusqu‘au bout
le jeu de la concertation. Prompt à profiter des avantages des conventions collectives de travail, il
n’hésitait pas, en cas de modification de la conjoncture, à renier les accords.
5. La revendication du contrôle ouvrier
5.1. La position socialiste
Si les Commissions paritaires réunissent patrons et
travailleurs au niveau sectoriel, le syndicat socialiste
souhaite également faire entrer davantage de
démocratie au sein même de l’entreprise. Dès 1920,
la Commission syndicale de Belgique entame une
campagne de propagande en faveur du contrôle
ouvrier. Ce thème est également au programme de
son congrès extraordinaire d’octobre, au cours
duquel est créé un Conseil économique chargé
d’élaborer des projets et de poursuivre l’institution
de conseils d’usines avec comme objectifs la nationalisation et la socialisation. Lorgnant vers la loi allemande instituant les conseils de surveillance, il prône
un contrôle ouvrier qui dépasse le simple droit de
regard et porte également sur la gestion et le gouvernement de l’entreprise. Néanmoins, ce projet,
jugé trop théorique, ne rencontre pas l’adhésion.
Beaucoup de représentants syndicaux se contentent d’une formule qui ne consiste que dans le
contrôle de l’application des conventions collectives15. C’est la position adoptée par Louis de
Brouckère dans son étude préparatoire du Congrès
extraordinaire de la Commission syndicale (1924)16.
Selon lui, les conseils d’entreprise constituent le prolongement de la convention collective. Ils doivent
être chargés de la surveiller, d’assurer la bonne marche de l’usine et l’amélioration de la production (en
aidant notamment à la perfection de la technique
et de l’outillage) et enfin d’obtenir un droit de
regard sur la situation des affaires. Cette première
phase doit déboucher sur une intervention de plus
en plus large de la classe ouvrière dans la marche de l’entreprise17. Il ne peut pourtant, dans le chef
de la Commission syndicale, être question d’actionnariat ouvrier18. Au sein du syndicat socialiste, le
mouvement en faveur du contrôle ouvrier s’essouffle néanmoins peu à peu et est relégué au second
plan par la crise du début des années trente et par la montée des fascismes.
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5.2. La réponse catholique à la question sociale : le corporatisme
Au sein du monde chrétien, l’encyclique Quadragesimo
Anno (1931) remet à l’honneur la question de la « collaboration entre les classes ». Rappelant la complémentarité entre capital et travail déjà formulée par Léon XIII
dans Rerum Novarum¸ le Pape Pie XI prône la restauration d’un ordre social qui serait basé non plus sur les classes, mais sur des corporations regroupant en leur sein les
représentants des syndicats ouvriers et des patrons
d’une même profession19. Dans la foulée, la
Confédération générale des syndicats chrétiens et libres
de Belgique (ancêtre de la CSC) appelle à l’implication
des organisations professionnelles dans l’organisation de
l’économie qui permettrait de répondre à la crise et
serait de nature à mettre fin à « l’anarchie et à la cupidité omniprésentes qui caractérisent le régime libéral
»20. Aussi le syndicat chrétien prône-t-il d’étendre les
compétences des Commissions paritaires aux questions
économiques. Il se montre également favorable à la
création d’un statut juridique pour les syndicats qui permettrait de sanctionner le non-respect de la paix sociale
et d’imposer l’application des CCT. Hostile dans un premier temps à toute organisation de l’économie, le syndicat socialiste se laisse, après 1939, gagner par l’idée
d’une forme de réglementation mais reste néanmoins
farouchement opposé au statut juridique des syndicats
qui, d’après lui, entraînerait ipso facto une diminution de
leur pugnacité21.
Le corporatisme remporte un certain succès auprès du patronat qui y voit une application de la doctrine catholique de collaboration des classes et une manière de limiter l’intervention de l’État dans
l’économie. Un État qu’il estime trop proche des syndicats.
6. La concertation au niveau national : Première Conférence nationale du travail (1936)
Autre élément essentiel du système de concertation sociale d’avant-guerre, la Conférence nationale
du travail (CNT) est convoquée le 17 juin 1936 par le gouvernement dans le but de mettre fin à l’importante grève qui secoue le pays. Réunie à la demande conjointe des syndicats chrétien et socialiste, elle est composée de manière tripartite (par les syndicats qui acquièrent ainsi une reconnaissance au niveau interprofessionnel national ; le patronat et le gouvernement), elle constitue la première concertation au niveau national et aboutit à un accord sur le salaire minimum, les congés
payés et la reconnaissance définitive de la liberté syndicale). Les syndicats paieront cher cette augmentation de leur influence.
Traumatisé par la grève de 1936,
le patronat radicalise ses positions. Selon lui, la concertation a
été inefficace puisqu’elle a été
incapable d’éviter la grève. Aussi
se tourne-t-il vers une attitude
résolument antisyndicale, ce qui
entraîne notamment le rejet par
le Comité central industriel de
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La loi instituant les élections sociales a 60 ans
Belgique (CCI) de la proposition de loi Heymans qui entend institutionnaliser les organisations syndicales et patronales et les CCT. Il faudra attendre 10 ans (et la loi de septembre 1948) pour que soit mise
en place une législation en matière d’organisation de l’économie. Néanmoins, après 1936, les
Commissions paritaires sont mises en place dans la majorité des secteurs industriels22.
II. La Seconde Guerre mondiale : renversement des rapports de force
L’occupation allemande de la Belgique en mai 1940 met fin au processus de démocratisation sociale et économique. Les libertés civiles sont suspendues, les syndicats sont empêchés de fonctionner
puis remplacés, le 22 novembre 1940, par un syndicat unique,
l’Union des travailleurs manuels et intellectuels (UTMI), à la solde de
l’occupant. Les organisations patronales profitent de ce musellement des organisations syndicales pour renforcer leur pouvoir avec
l’espoir de rétablir le système de relations directes entre employeur
et ouvrier « fondées sur des bases dépouillées de l’esprit de lutte
des classes, empreintes de sens social et inspirées du sentiment
national »23. En 1940, l’administration allemande institue les offices
centraux de marchandises (Warenstellen). Dirigés par des industriels
belges, ils sont chargés d’organiser la production en veillant à l’utilisation rationnelle des matières premières. En 1941, afin de mieux surveiller l’économie belge, l’occupant double ces offices centraux,
de groupements économiques, organisations patronales de droit
public avec obligation d’être membre, qui représentent les patrons
face à l’État. Dans un premier temps, le CCI prône de déplacer le
centre des relations de travail du niveau sectoriel (où se situait la
principale sphère d’influence des syndicats d’avant-guerre) vers
celui de l’entreprise et de mettre en place un corporatisme autoritaire grâce à des associations patronales et des conseils d’usine d’où sont exclus au maximum les anciens délégués syndicaux.
Le développement d’une résistance syndicale clandestine bien implantée au niveau des entreprises
(les comités de lutte syndicale de tendance communiste et le Mouvement syndical unifié - MSU créé par André Renard)24 pousse le patronat à changer de stratégie et à rendre la priorité au secteur.
Après la déconfiture allemande lors de la campagne de Russie (1943), il apparaît de plus en plus clairement que c’est la démocratie qui sortira victorieuse du conflit. De nombreuses réflexions sont
menées en vue de préparer l’après-guerre. La collaboration entre patrons et travailleurs s’avère indispensable en vue de la reconstruction du pays. Si le principe en est acquis chez les uns et les autres,
deux points de discorde subsistent néanmoins : d’une part, le niveau auquel la concertation doit être
privilégiée (sectoriel pour les patrons ; les entreprises pour les syndicats) ; d’autre part, la participation des syndicats au niveau économique que les patrons ne veulent envisager que de manière très
restrictive. De nombreuses opinions différentes circulent sur ces deux thèmes et ni les syndicats ni les
organisations patronales25 ne parlent d’une seule voix.
Le manque de cohésion apparaît notamment dans la famille socialiste. Les syndicalistes socialistes
exilés à Londres et réunis au sein du Centre syndical belge (notamment Joseph Bondas, Paul Finet et
Jef Rens) réclament une législation réglementant les relations industrielles et professionnelles et la
création dans toute entreprise occupant au moins vingt travailleurs d’un organisme de contact composé de représentants de l’organisation syndicale. Beaucoup plus radicale est la position d’André
Renard qui, dans le manifeste du MSU (Pour une révolution constructive), estime que le contrôle
ouvrier au niveau de l’entreprise doit s’étendre à l’embauchage et au licenciement du personnel, à
l’application des lois sociales et conventions collectives et à toute l’activité du service social. Il exige
en outre, l’obligation pour la direction de justifier au conseil d’entreprise toutes les mesures économi-
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ques, sociales ou financières et de régler paritairement avec lui les questions telles le salaire, l’organisation du travail et la désignation du personnel de maîtrise. Encore ne s’agit-il là que d’une première
phase avant la mise en place, dans le futur, d’un système de cogestion qui aboutira enfin au partage
réel du pouvoir patronal26.
Le Pacte social, négocié à partir de 1941 entre les représentants des mouvements syndicaux clandestins et les organisations patronales, témoigne de ces multiples contradictions, mais aussi de la modification des rapports de force entre les acteurs en présence. Souvent considéré comme le manifeste
ayant abouti au système belge d’économie de concertation, il convient, avec Dirk Luyten27, d’en limiter quelque peu la portée dans la mesure où il n’apporte en fin de compte qu’un nombre de réformes limitées par rapport aux projets corporatistes des années 1930 et évite soigneusement la plupart
des thèmes conflictuels. Néanmoins, il fait preuve d’une certaine audace en prévoyant (au chapitre
IV) une collaboration paritaire non seulement aux niveaux sectoriel et national, mais aussi au sein de
l’entreprise, où (à l’exception des conseils d’usines paternalistes) elle n’existait pas encore28. Le texte
prévoit en effet que « toutes questions ayant trait à l’organisation du travail, à la discipline ou à la prévention des conflits collectifs au sein de l’entreprise » seront instruites par le chef d’entreprise ou ses
représentants, de concert avec une délégation du personnel. On y retrouve également l’invitation
faite aux chefs d’entreprise d’informer régulièrement les représentants du personnel sur la situation
générale de l’entreprise29. Si le Pacte social se caractérise par une reconnaissance du fait syndical, il
implique inversement la reconnaissance par les organisations syndicales de l’économie de marché et
du respect du pouvoir de décision des patrons. Le pacte ne sera pas ratifié officiellement et restera
donc une « déclaration de principe »30. Si les dispositions relatives à la Sécurité sociale sont concrétisées par l’Arrêté-loi du 28 décembre 1944, les propositions relatives au contrôle ouvrier ne reçoivent
pas la même priorité. Il faudra en effet attendre quatre ans et la Loi de septembre 1948 organisant
l’économie pour donner une réponse concrète à ces questions. Ce sera l’objet de notre second article.
Orientation bibliographique
B.-S. Chlepner, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1972.
Wouter Dambre, « Ontstaangeschiedenis van de ondernemingsraden in België (1944-1949) », in Res Publica, 1985, n°1, p.
88-90.
Guy Delsore, 50 ans de débat sur le contrôle ouvrier, Bruxelles, La Taupe, 1970.
Bart De Wilde, « De collectieve arbeidsverhoudingen (1880-1940) », in Dirk Luyten & Guy Vanthemsche (eds), Het Sociaal
Pact. Oorsprong, betekenis en gevolgen, Bruxelles, VUB Press, 1995, p. 39-54.
Éric Geerkens, La rationalisation dans l’industrie belge de l’Entre-deux-guerres, coll. Histoire quantitative et développement
de la Belgique aux XIXe et XXe siècles, 2e série, t. III, vol. 1a, Bruxelles, Palais des Académies, 2004.
Dirk Luyten, Ideologisch debat en politieke strijd over het corporatisme tijdens het interbellum in België, Bruxelles, Koninklijke
Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België. Klasse der Letteren, 1996.
Dirk Luyten, Sociaal-economisch overleg in België sedert 1918, Bruxelles, Balans-VUB Press, 1995.
Dirk Luyten, « Wetgevende initiatieven met betrekking tot bedrijfsorganisatie in de dertiger jaren in België » in RBHC, XIX,
1988, 3-4, p. 587-651.
Dirk Luyten & Guy Vanthemsche (eds), Het Sociaal Pact. Oorsprong, betekenis en gevolgen, Bruxelles, VUB Press, 1995.
Patrick Pasture, « The “Social Pact” (April 1944) in Belgium and its significance for the postwar welfare state » in Journal of
Contemporary History, 28 (4), oct. 1993, p. 695-714.
M. Stroobant, M. De Samblanx et P. Van Geyt (eds), L’organisation de l’économie à la veille du 21ième siècle. Origines et
évolution d’une expérience de participation des travailleurs, Anvers-Groningen, Intersentia rechtweteschappen, 2000.
Chantal Vancoppenolle (ed.), Een succesvolle onderneming. Handleiding voor het schrijven van een bedrijfsgeschiedenis,
Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2002.
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La loi instituant les élections sociales a 60 ans
Notes
Les CE élaborent le règlement de travail, fixent les dates des vacances, déterminent des critères en cas de licenciement
et de réembauchage des ouvriers licenciés, gèrent les œuvres sociales instituées dans l’entreprise…
2
Moniteur belge, 27-28 septembre 1948.
3
Dirk Luyten, « De bedrijfsorganisatiewet: werknemersparticipatie of instrument van syndicale economische democratie ? »
dans M. Stroobant, M. De Samblanx et P. Van Geyt (eds), L’organisation de l’économie à la veille du 21ième siècle. Origines
et évolution d’une expérience de participation des travailleurs, Anvers-Groningen, Intersentia rechtweteschappen, 2000,
p. 40-41.
4
Bart De Wilde, « De collectieve arbeidsverhoudingen (1880-1940) », in Dirk Luyten & Guy Vanthemsche (eds), Het Sociaal
Pact. Oorsprong, betekenis en gevolgen, Bruxelles, VUB Press, 1995, p. 40-41 ; B.-S. Chlepner, Cent ans d’histoire sociale en
Belgique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1972, p. 222-223.
5
Bart De Wilde souligne, d’une part, le peu d’enthousiasme patronal et, d’autre part, la grande indifférence des travailleurs
face aux conseils d’industrie. Id
6
Ainsi par exemple, en 1898 à Bruxelles, un accord collectif est conclu dans le secteur du livre, tandis qu’à Verviers en 1906,
c’est le secteur textile qui obtient un accord (cf. Paul Horion, Cours de relations collectives du travail, Liège Presses universitaires de Liège, 1962, p. 61-64).
7
Idem.
8
La Commission syndicale (syndicat lié au Parti ouvrier belge) passe d’un peu plus de 120 000 membres en 1913 à quelque
700 000 en 1920 et le syndicat chrétien, sur la même période, double ses effectifs pour atteindre quelque 200 000 affiliés. Voir
Éric Geerkens, La rationalisation dans l’industrie belge de l’Entre-deux-guerres, coll. Histoire quantitative et développement
de la Belgique aux XIXe et XXe siècles, 2e série, t. III, vol. 1a, Bruxelles, Palais des Académies, 2004, p. 531-534.
9
La revendication du contrôle ouvrier se réfère (souvent de manière critique d’ailleurs) aux « soviets », comités d’usines
créés au lendemain de la Révolution d’octobre qui introduisent le contrôle ouvrier dans toutes les entreprises soviétiques.
Des conseils de travailleurs voient le jour en Angleterre (1917-1922), en Autriche (1919), en Allemagne (1920), en
Tchécoslovaquie (1921)... Quant à l’Italie, elle reconnaît, en 1920, le principe du contrôle syndical des entreprises. Le IIIe
Congrès de l’Internationale communiste (2-6 mars 1919) reprend le mot d’ordre du contrôle ouvrier.
10
La première Commission paritaire, créée dans la métallurgie au printemps 1919, est chargée de mener des recherches sur
la réduction du temps de travail dans ce secteur (cf. Dirk Luyten, op. cit., p. 19 ; Bart De Wilde, op. cit., p. 43).
11
Éric Geerkens montre bien que si la délégation syndicale se voit reconnaître dès 1919 dans certains charbonnages, dans
le secteur métallurgique par contre il n’est pas rare que le patronat accepte de rencontrer les représentants des travailleurs
dans les commissions paritaires, mais refuse catégoriquement de mener le dialogue au sein de leur entreprise (cf. Éric
Geerkens, op. cit., p. 535-536).
12
Dans un premier temps, la Commission syndicale émet des réserves sur le nouveau système qui, parce qu’il repose sur une
« collaboration entre les classes », s’oppose au principe marxiste de lutte des classes et risque de constituer un frein à l’offensive syndicale. Elle finit cependant par être convaincue face aux résultats obtenus (Bart de Wilde, op. cit., p. 45).
13
Dirk Luyten rappelle à ce propos que de nombreux représentants syndicaux siégeant dans les Commissions paritaires
étaient parlementaires (cf. Dirk Luyten, Sociaal-economisch overleg in België sedert 1918, Bruxelles, Balans-VUB Press, 1995,
p. 45-48).
14
À propos des politiques sociales patronales, on consultera : Éric Geerkens, op. cit., p. 383-509.
15
Guy Delsore, 50 ans de débat sur le contrôle ouvrier, Bruxelles, La Taupe, 1970, p. 21-35 ; Eric Geerkens, op. cit., p. 542544.
16
Louis de Brouckère, « Le contrôle ouvrier », Les « Cahiers » de la Commission syndicale de Belgique, janvier 1924, n°5, 75 p.
17
« Nous avons vu dans le conseil d’usine le développement et la consolidation légale d’une institution d’initiative syndicale et dont les origines sont déjà anciennes […]. Par ses conseillers et ses informateurs (commissaires ou autres) la classe
ouvrière serait enfin mise légalement en mesure d’intervenir dans bien des affaires qui étaient considérées d’abord comme
concernant uniquement les patrons. Le champ de ces interventions grandit et grandira en même temps que la convention
collective et la loi ouvrière iront en se développant. On ne voit point de limite à son extension. » (Louis de Brouckère, Ibid.,
p. 36-37).
18
« Du jour où l’intervention ouvrière deviendrait réelle, effective dans un conseil d’administration, elle ne pourrait tendre
qu’à une chose […] rompre la solidarité ouvrière et affaiblir le sentiment de bien-être général. Les travailleurs n’auraient pas
conquis les conseils, ce seraient les conseils qui les auraient conquis. » (Louis de Brouckère, Ibid., p. 39).
19
Si de par leur constitution ces corporations garantissent un dialogue patron-ouvrier susceptible d’entraîner la « collaboration pacifique des classes », il demeure néanmoins que leur but est de diriger ou coordonner « l’activité des syndicats dans
toutes les matières d’intérêt commun » avec comme volonté sous-jacente l’éviction de l’action et des organisations socialistes » Encyclique « Quadragesimo anno » de S.S. Pie XI sur la Restauration de l’Ordre Social en pleine conformité avec les
préceptes de l’Évangile à l’occasion du 40e anniversaire de l’Encyclique Rerum Novarum (15 mai 1931), Paris, Maison de la
Bonne Presse, [1931], p. 32-37.
20
Cent ans de syndicalisme chrétien. 1886-1986¸ Bruxelles, CSC, 1986, p. 78. Sur le corporatisme durant l’entre-deux-guerre,
on consultera également Dirk Luyten, Ideologisch debat en politieke strijd over het corporatisme tijdens het interbellum in
België, Bruxelles, Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België. Klasse der Letteren,
1996, 240 p. et Dirk Luyten, « Wetgevende initiatieven met betrekking tot bedrijfsorganisatie in de dertiger jaren in België »
in RBHC, XIX, 1988, 3-4, p. 587-651.
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La loi instituant les élections sociales a 60 ans
Pour la position socialiste vis-à-vis du corporatisme, voir Dirk Luyten, « Wetgevende initiatieven… », op. cit., p. 625-634.
Dirk Luyten, « Sociale relaties en arbeidsverhoudingen in en om het bedrijf » in Chantal Vancoppenolle (ed.), Een succesvolle onderneming. Handleiding voor het schrijven van een bedrijfsgeschiedenis, Bruxelles, Archives générales du Royaume,
2002, p. 254-255.
23
J. Gérard-Libois & José Gotovitch, L’an 40. La Belgique occupée, 4e ed., Bruxelles, CRISP, 1971, p. 268-269.
24
Sur les luttes syndicales pendant la seconde guerre modiale, on se reportera à Rik Hemmerijckx, Het ABVV 1940-1949: “Van
Verzet tot koude oorlog”, thèse présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en histoire, Bruxelles, VUB, 1999-2000,
p. 75-110.
25
À propos des divergences patronales sur ces questions, voir Dirk Luyten, Sociaal-economisch overleg, op. cit., p. 110-117.
26
André Renard, Pour une révolution constructive, Liège, Édition Biblio, 1944, p. 43-46.
27
Dirk Luyten, Sociaal-economisch overleg..., op. cit., p. 106-117.
28
Wouter Dambre, « Ontstaangeschiedenis van de ondernemingsraden in België (1944-1949) », in Res Publica, 1985, n°1, p.
88-90 ; Patrick Pasture, « The “Social Pact” (April 1944) in Belgium and its significance for the postwar welfare state » in
Journal of Contemporary History, 28 (4), oct. 1993, p. 695-714.
29
Le Pacte social de 1944op. cit.
21
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Camille Baillargeon
Hygiène, art et ordre social
www.ihoes.be
Le confort du home ouvrier de 1830 à 1930
Cet automne 2008, Liège honorait la mémoire
de Gustave Serrurier-Bovy (1858-1910), architecte et décorateur liégeois. L’homme,
reconnu pour le style novateur de ses meubles,
avait acquis une partie de sa notoriété pour
avoir envisagé une certaine démocratisation
du luxe de l’habitation. Celui-ci comptait d’ailleurs, parmi ses réalisations, l’ameublement
d’une des maisons ouvrières construites à
Cointe lors du concours de l’Exposition universelle de Liège en 1905. C’est précisément son
ambition de mettre l’art à la portée de tous et
de faciliter l’accès au beau (toutes notions
questionnables par ailleurs) qui servait de prétexte à l’ouverture d’une discussion sur la question de « l’art social hier et aujourd’hui ».
Craignant que le ton ne soit à l’éloge sans
condition, c’était pour nous l’occasion de
considérer cette tendance artistique, sous un angle un peu critique, en prenant comme exemple le
développement du confort du home ouvrier de 1830 à 1930.
Promu par des créateurs idéalistes, l’art à visée sociale, ici appliqué à l’habitat ouvrier (architecture
et décoration), participait de ces mesures visant l’amélioration progressive des conditions de vie
ouvrières. Comme instrument mis au service du progrès social, son intention était donc on ne peut plus
louable. Mais cependant, à la lumière du cadre théorique qui l’enserrait et lui permettait d’avoir un
écho grandissant dans la vie publique, on pouvait se demander s’il ne confortait pas en même temps
le système et ses travers ? Le progrès du confort n’était-il, en définitive, autre chose qu’un processus
visant à garantir l’ordre social sans fondamentalement modifier l’ordre des choses ? Cette réflexion,
que nous nous proposons de poursuivre dans cette analyse, veut attirer l’attention sur l’ambivalence
de l’action qu’exerçait, à cette époque, cette application sociale de l’art. Elle rappelle l’importance
de questionner l’action de chaque chose, le rôle de chacun, au sein des valeurs dominantes. Elle permet de ne pas oublier que tout acte posé est foncièrement politique.
Concours d’habitations à bon marché et esthétique sanitaire
Dans le cadre de l’Exposition universelle de 1905, un comité présidé par l’ancien bourgmestre de
Bruxelles et ami des arts, Charles Buls (1837-1914), lance un concours d’habitations à bon marché.
Seize sociétés et trois établissements industriels y participent. Les projets retenus sont construits aux
abords du parc de Cointe, boulevard Montefiore à Liège. Une vingtaine de petites maisons modèles
s’offrent à la vue des visiteurs, mais aussi, puisqu’elles sont toujours en place, à celle des promeneurs
contemporains1. A ce concours, s’en joint un autre, pour la décoration intérieure et l’ameublement
de ces habitations. Gustave Serrurier-Bovy, qui a déjà recueilli de nombreux compliments (et quelques
critiques) pour ses créations précédentes, notamment pour la conception d’une « Chambre d’artisan » (exposition de la Libre esthétique, 1895), s’y illustre une fois de plus. Il réalise alors le décor de la
maison construite par la Caisse générale d’épargne et de retraite. Serrurier-Bovy propose une
conception de mobilier avant-gardiste (mobilier Silex) comme réponse aux exigences du concours :
exigences liées à la recherche de confort de l’habitation, aux notions d’hygiène et d’économie de
moyens.
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Hygiène, art et ordre social
Dans le journal La Meuse, Jules Destrée (1863-1936), avocat de formation, homme politique, promoteur du socialisme en Belgique et esthète, s’enthousiasme pour son projet. Rien d’étonnant. Les
conceptions d’art pour (et plus tard « par ») le peuple sont activement soutenues par le POB dès la
fin du XIXe siècle. Elles rejoignent, par là, la volonté de démocratisation de l’art portée par des mouvements artistiques réformateurs, comme l’Art & Craft, en Angleterre, dont s’inspire d’ailleurs SerrurierBovy. Dans sa critique, Jules Destrée souligne, plein d’admiration, l’« impression de fraîcheur, de
santé, de joie et d’énergie2 » qui semble se dégager de l’intérieur ouvrier conçu par l’artiste.
Fraîcheur, santé, joie, énergie : qualificatifs signifiants qui s’ajoutent à ceux donnés quelques années
plus tôt par d’autres critiques pour désigner l’esthétique de l’artiste : simple, saine, sincère, conforme
à l’idéal sanitaire...3 Par ces mots, l’ameublement ouvrier de Gustave Serrurier-Bovy se trouve tout à
coup mené au confluent de plusieurs problématiques tant esthétiques, que morales, sanitaires, économiques ou sécuritaires. Toutes investissant
la question ouvrière pour tenter de résoudre
un sentiment (ou un pressentiment) de dérèglement social. Pour le comprendre, il faut
rappeler le contexte qui permet à ce
concours de 1905 d’avoir lieu et à cette
expression esthétique d’être entendue.
Épidémies, misère et risque sanitaire
C’est à partir du début des années 1830, au
moment précis où les premières grandes épidémies de choléra frappent l’Europe, que les
pays industrialisés commencent à considérer
la question ouvrière et à établir une corrélation entre les conditions de vie misérables des
travailleurs et le développement des maladies. Il a fallu, pour cela, qu’on se soit libéré
Maison ouvrière construite par la Caisse générale d’épargne et
de l’explication mystique qui menait à perce- de retraite (CGER) lors de l’Exposition universelle de Liège en
voir la maladie comme une punition divine. 1905.
C’est à la fin du XVIIIe siècle, avec Johan
Peter Frank, médecin hygiéniste allemand, fondateur de l’hygiène en tant que science, mais aussi
(pour l’anecdote) médecin de Beethoven, que s’est opérée cette mutation. Son affirmation selon
laquelle « la misère est mère de la maladie » marquait un changement des mentalités et annonçait
une responsabilisation de l’homme face à la réalité. Dans les années 1830-1840, les enquêtes sur la
santé et la salubrité publique se multiplient et rejoignent celles menées en parallèle sur les conditions
de vie et de travail des classes laborieuses. Très attentives à l’influence qu’exerce l’environnement sur
l’individu, elles soulèvent alors pour la première fois la question de la qualité de l’habitat ouvrier
(Edouard Ducpétiaux, 18434).
Les premiers rapports d’enquêtes identifient la misère, les conditions d’hygiène déficientes et le surpeuplement de certains quartiers comme vecteurs de propagation des maladies. Il faut dire qu’avec
le développement industriel les populations rurales sont venues gonfler la démographie des villes où
tend à se concentrer le travail salarié. Or, les infrastructures urbaines évoluent peu et peinent à
s’adapter à ces brusques mutations. Les populations les moins aisées, et parmi elles les populations
ouvrières, s’entassent dans des secteurs aux rues étroites quand ce n’est dans des entrelacs d’impasses. L’accroissement de la population urbaine qui entraîne une pénurie de logement, puis des hausses de loyer, force les habitant les plus pauvres à rentabiliser au maximum l’espace habitable. Il est
fréquent de voir plusieurs familles ouvrières se partager des logements exigus et vétustes. Et il n’est pas
rare que cuisines, caves ou greniers fassent aussi office de chambre. A cela s’ajoute que les habitations sont souvent d’anciennes constructions humides, froides et mal ventilées. Et qu’il n’y a encore ni
égout ni eau potable, aucun système efficace d’évacuation des déchets, que souvent même les
latrines sont inexistantes5.
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Hygiène, art et ordre social
Forcée de porter attention à ces secteurs souvent dérobés à la vue, la bourgeoisie découvre avec
dégoût, peur et/ou indignation, la saleté, le délabrement et les atmosphères délétères des quartiers
ouvriers qui tranchent avec le confort accru dont elle commence à profiter grâce aux progrès techniques. Les descriptions littéraires qui en émanent sont fort expressives et traduisent de façon éloquente la découverte du monde ouvrier comme une découverte de l’inconnu. Mais, si les constats
dressés éveillent l’imagination, ils n’en appellent pas moins à la raison et à la nécessité d’une correction. Ils entraînent un premier éveil des consciences. Dans leur suite, s’énoncent des directives aspirant à rénover l’habitat ouvrier. Les grandes
réformes se dessinent. Le tout encadré par
une multitude d’instructions visant à assurer
la santé publique et qui bientôt diffusent les
principes d’un véritable idéal sanitaire où la
notion d’ordre (dans toutes ses dimensions
symboliques) prévaut.
Santé, rentabilité et sécurité
Dès 1848, en Belgique, les premières mesures prises par les pouvoirs publics (d’abord
municipaux) portent sur l’interdiction d’habitation des logements insalubres. Au
même moment, et sous l’influence de ce
qui se fait en Angleterre, sont lancés les premiers concours pour la construction d’habiTaudis à Ougrée, fonds Cavraine, coll. IHOES.
tations ouvrières, que les autorités veulent
saines et à bon marché. En s’impliquant
dans la question de la construction de l’habitat ouvrier, l’État prend alors le relais des initiatives du
même type initiées par les industriels et les organismes de bienfaisance. C’est surtout à partir des lois
de 1858 et 1867 qui autorisent l’expropriation que l’État belge s’engage dans une réelle politique de
rénovation urbaine en s’attaquant notamment à la destruction des taudis. Nécessitées par la volonté
de limiter les ravages du choléra, ces dernières lois, font progressivement disparaître les quartiers misérables des centres urbains. Mais les zones modernisées sont rapidement investies par la bourgeoisie et
l’objet d’un jeu spéculatif provoquant une nouvelle hausse des loyers. Ces lois ont donc le travers de
repousser les populations les moins nanties vers la périphérie. Par convenance, les autorités tenteront
plus tard de corriger ce travers, mais en réalité peu de voix s’élèvent contre cette situation6. Les autorités et une part de la bourgeoisie s’y font d’autant plus facilement que cette mise à l’écart de la
misère éloigne une population potentiellement dangereuse pour l’ordre public. Le contrôle sanitaire
n’a, d’ailleurs, de cesse de s’entremêler à une volonté de contrôle social. Et, on remarque que si la
législation pour l’amélioration de l’habitat ouvrier suit très exactement le rythme d’apparition des épidémies de choléra en Belgique (1832-33, 1848-49, 1853-54, 1866…), elle n’est pas moins étrangère à
l’actualité des luttes politiques et ouvrières.
Les épisodes répétés d’épidémies affectent toutes les couches de la population, y compris la bourgeoisie, c’est pourquoi ils poussent les autorités à réfléchir à des moyens de prévention rapides.
Cependant, si les enquêtes ne conjuguaient pas un raisonnement à la fois économique et politique
à cette conjoncture sanitaire particulière, les résolutions prises en temps d’épidémie se seraient progressivement dissolues au retour à la normale comme elles avaient tendance à le faire. Une prise en
compte du contexte de concurrence internationale en matière de progrès économique et un calcul
politique incitèrent les autorités à agir sur le long terme.
Les enquêtes sur la situation ouvrière constatent un taux de mortalité anormalement élevé parmi la
population ouvrière, qu’on explique, notamment, par les conditions d’hygiène déplorables qui
règnent dans les quartiers qu’elle occupe. Or, très vite, les spécialistes invoquent la menace que cela
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Hygiène, art et ordre social
fait peser sur la productivité. Les interruptions de travail voire la perte d’un ouvrier sont considérées
comme une perte de capital pour l’entreprise et une entrave à la croissance économique de la
nation. Dans un contexte, où il faut, du point de vue de la production industrielle, soutenir la concurrence internationale, le coût lié à la mauvaise santé des travailleurs commence à être considéré
avec attention et influe sur la prise de mesures curatives. Jusqu’en 1920, seule l’amélioration de l’habitation des familles ouvrières préoccupe les autorités, le sort des plus défavorisés, celui des pauvres
sans emploi, des personnes invalides, des filles-mères, etc., n’est pas encore pris en compte. Il faut dire
que le bénéfice que la société peut en tirer est beaucoup moins évident. L’élan philanthropique pour
l’amélioration de la condition ouvrière et le souci de résoudre le problème sanitaire se mêlent donc
à une vision très pragmatique de la valeur de l’individu dans l’ordre économique. A ce calcul s’ajoute
le poids de la menace révolutionnaire.
Parmi les arguments utilisés pour
convaincre les autorités de résoudre
le problème d’hygiène des quartiers
ouvriers, les auteurs d’enquêtes font
aussi référence aux révoltes populaires antérieures. Les révolutions de
1848, les grèves ouvrières récurrentes
et la montée en puissance des idées
socialistes révolutionnaires, « des doctrines subversives de l’ordre social7 »,
sont autant d’arguments invoqués
par les médecins hygiénistes, les
industriels, les autorités politiques et
ecclésiastiques8, pour appuyer l’implantation d’un habitat ouvrier
rénové. Qui n’a pas appris que derrière la modernisation de Paris souhaitée par Haussmann, sous le Second
Empire, se cachait une volonté de
H. Daumier, Rue Transnonain, le 15 avril 1834, lithographie, 1834. détruire le Paris révolutionnaire ?
« C’était l’éventrement du vieux Paris,
du quartier des émeutes, des barricades… L’achèvement de la rue Turbigo fit disparaître la rue
Transnonain de la carte de Paris », écrivait-il dans ses mémoires. Il faut se rappeler en effet, 1834, la
contestation républicaine contre la limitation du droit d’association notamment, la barricade de la
rue Transnonain et la répression sanglante qui avait suivi. Le Baron Haussmann, préfet de la Seine, souhaitait faire disparaître les zones où se concentrait la misère et élargir les rues pour faciliter l’intervention de la cavalerie en cas de soulèvement. Il fallait appliquer les théories hygiénistes, il fallait aussi
mettre de l’ordre... La volonté d’assainissement des quartiers ouvriers ne pouvait être de façon plus
évidente un acte politiquement orienté9.
En Belgique, ce furent les grèves de 1886, ces émeutes ouvrières durement réprimées, qui avaient pris
naissance lors de la commémoration de la Commune par quelques anarchistes liégeois, pour bientôt embraser les principaux bassins miniers wallons, qui menèrent le roi Léopold II à se prononcer dans
un discours du trône pour l’amélioration du sort des plus démunis et pour « la construction d’habitations ouvrières convenables10 ». Promulguée sous un gouvernement catholique, mais énoncée en
partie sous l’influence de rapports dressés par des défenseurs des idées socialistes, la loi de 1889, fut
une réponse directe à ces événements. Elle fut la première à avoir un impact majeur sur la construction d’habitations sociales, en facilitant l’accès à la propriété aux ouvriers. Cette loi donnait à la
Caisse générale d’épargne et de retraite, récemment créée, la possibilité d’accorder des prêts pour
la construction ou l’achat de maisons ouvrières11. C’était là une nouveauté, bien que certains indus-
4
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Hygiène, art et ordre social
triels aient déjà auparavant œuvré en ce sens de manière à fidéliser leur main d’œuvre (et à contourner les demandes d’augmentations salariales). Tout en encourageant l’épargne (ou plus exactement, la tempérance), cette loi renforçait, à travers la propagande des comités de patronages
constitués à l’occasion, le respect et la promotion de
l’hygiène dans l’habitat. S’assurer de la propreté du
cadre ouvrier, c’était protéger la vitalité de la main
d’œuvre, c’était en même temps proposer une discipline de vie et permettre la restauration (ou l’instauration) d’une relation de confiance entre les individus. C’était, une fois de plus, une réponse éminemment politique et pragmatique qui se posait dans
l’adoption de mesures d’amélioration sociale. Or,
c’est très exactement de l’esprit de cette réforme
qu’émanait le concours d’habitations ouvrières de
l’exposition de 1905. L’amélioration du bien-être
ouvrier, à travers la rénovation de son habitation, ne
pouvait s’envisager en dehors d’une volonté de
contrôle social12. N’est-il pas, en outre, significatif que
le premier concours belge d’habitations ouvrières en
Hortace Vernet, Barricade rue Soufflot, 1848.
1849 ait été institué par le Ministère de l’Intérieur ?
L’idéal sanitaire dans l’habitation : des mesures symboliques
Jusqu’au XXe siècle bien entamé, l’idéal sanitaire domine la régulation des conditions d’hygiène
publique et privée, et bientôt même les règles de vie. Se mêlant très souvent à quelques diktats
moraux, il est promu par les représentants du corps médical et relayé par tous les autres champs du
savoir. Les prescriptions émises touchent trois aspects principaux : le contrôle de l’air, de la lumière et
de l’eau.
La théorie des miasmes qui a longtemps prévalu, et qui reste prégnante même après le démenti des
découvertes de Koch et Pasteur en bactériologie, confère une importance toute particulière à la
qualité de l’air. On croit encore longtemps en l’influence des émanations malsaines provenant des
substances organiques en décomposition et transportées par l’air. Les théoriciens privilégient donc la
construction d’habitations sur les hauteurs, sur des sols drainés, à proximité d’éléments naturels et éloignées des cimetières, des eaux stagnantes et des entreprises polluantes, etc. De même, le goudronnage des rues est préconisé pour éviter les soulèvements de poussières. Et l’on porte une attention de
plus en plus marquée au contrôle et au développement des systèmes d’évacuations des eaux ménagères et des déjections humaines. Bientôt on prônera le tout à l’égout. Parce que les spécialistes
considèrent l’eau et la lumière comme primordiales à la santé, d’autres recommandations les touchant sont émises. La largeur des rues, l’orientation et la hauteur des habitations doivent permettre
un éclairage adéquat des logements nouvellement construits. De même, les villes instaurent ou améliorent les systèmes de distribution d’eau potable et mettent en place des bains publics et des lavoirs
communs.
Les hygiénistes recommandent aux constructeurs de maisons ouvrières de favoriser les ouvertures
extérieures et d’éviter de créer des coins sombres. Ils insistent sur l’aération fréquente des demeures,
même la nuit, renversant par là les vielles croyances qui faisaient craindre l’air nocturne que l’on
croyait vicié. Pour une bonne circulation de l’air, ils demandent aux architectes de reconsidérer la distribution des pièces et de réaliser des espaces dont les dimensions permettent un cubage d’air suffisant (consommation d’oxygène par individu et par heure passée dans une pièce versus mètres cubes
d’air disponibles dans la pièce). Pour l’aménagement intérieur, on préconise les couleurs claires. On
proscrit les tentures qui obturent la lumière et retiennent la poussière. Les vitraux sont à cet égard
considérés comme une solution de substitution idéale. On encourage le mobilier aux formes simpli-
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Hygiène, art et ordre social
fiées qui facilitent l’entretien. On milite pour supprimer les meubles inutiles qui encombrent l’espace
et amassent la saleté, et on décourage l’acquisition de meubles d’occasion qu’on croit susceptibles
de propager les maladies. Finalement, on considère avec attention les installations de chauffage et
d’éclairage par combustion qui vicient l’atmosphère, et on milite dès son apparition pour l’éclairage
électrique. Toutes ces prescriptions vont dans le sens d’une modernisation des modes de vie et de
l’abandon des usages anciens souvent hérités de la vie rurale. La conception moderne de l’habitat
citadin a comme ambition de « civiliser » l’individu.
L’idéal sanitaire teinte sinon la création architecturale et la décoration intérieure au moins leur réception. Gustave Serrurier-Bovy, qui préfère les pochoirs aux décorations complexes, qui conçoit un mobilier aux formes épurées, un mobilier fonctionnel, solide et utilisant des matériaux à bon marché, cadre
parfaitement avec cet idéal. Ses créations sont citées en exemple bien que les critiques se rendent
compte que sa conception du mobilier bon marché est encore très loin d’être abordable aux travailleurs13. De même, les maisons modèles présentées aux divers concours d’habitations ouvrières sont
pressées de correspondre à cet idéal. Bien peu de projets sont cependant jugés satisfaisants. Malgré
cela, les nombreux concours organisés au cours des années 1920-1930 pour la création d’un mobilier
ouvrier et l’aménagement du logis ne cesseront de reprendre dans leur programme ces exigences
hygiéniques en même tant qu’ils voudront placer l’art au service d’une réforme de l’hygiène de vie
des ouvriers.
Il n’est dès lors pas inintéressant Coll. IHOES
de reconsidérer l’idéal sanitaire
d’un point de vue symbolique. A
ce titre, le rapport à l’air et à la
lumière est parlant. Les hygiénistes s’inspirent de l’influence
bénéfique et fondamentale
qu’exercent ces deux éléments
sur la nature. De même qu’ils
constatent que la lumière permet
à la nature de produire ses fruits
et de se régénérer, que sans elle
tout dépérit, ils pensent que le
manque de lumière entraîne
pour l’homme l’affaiblissement
de ses forces productives. On le
soupçonne, en outre, d’être à
l’origine des dépressions et des
mauvais sentiments. Au contraire, la lumière confère le sentiment de liberté et de bonheur, et annihile celui d’oppression. On voit bien là s’établir la liaison sémantique entre les avantages qu’elle procure et ce qu’on attend de l’individu en société. De même, on attribue à l’air des vertus d’apaisement moral. Outre d’assurer la santé des travailleurs dont la première cause de décès était la tuberculose (« la maladie du prolétaire »), l’air pur, qu’on dit calmant, semble tout indiqué pour la pacification des individus. De même, la propreté et l’ordre du logis incarnent le devoir accomplit, la bienséance, et semblent ainsi prouver la bonne moralité des individus.
Esthétique, éthique et considérations hygiéniques dans l’habitation ouvrière
D’un point de vue esthétique, les considérations hygiéniques valorisent l’épuration des formes et
l’économie du décor, tout comme les promoteurs de l’art social. Ici se mêlent des questions plus complexes où l’éthique valorisée par cette esthétique change diamétralement de sens selon qu’on l’applique à la maison bourgeoise ou à la maison ouvrière. Cette esthétique de l’humilité, qui concorde
avec l’idéal sanitaire, vise une rénovation du goût prétentieux et banal de la bourgeoisie. Mais elle
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Hygiène, art et ordre social
décourage aussi, chez l’ouvrier, toute ambition au superflu, à l’accessoire et aux formes du luxe. Le
fait de vouloir s’élever au-dessus de ses moyens est perçu comme une faute de goût (ne l’est-il pas
encore aujourd’hui ?). C’est l’authenticité qui est valorisée, c’est-à-dire le fait d’être soi-même ou
plus exactement d’être de sa condition14. Morale pernicieuse, on s’en rend compte, qui finalement
conforte la stabilité de la hiérarchie sociale et encadre le désir « d’émancipation économique » de
l’ouvrier, réduisant pour ainsi dire à néant ses aspirations à la jouissance matérielle15. Or, l’ouvrier irait
volontiers, s’il en avait les moyens, vers le luxe bourgeois, les surcharges du décor, les tentures, tapis et
bibelots qui caractérisent l’intérieur bourgeois de la fin du XIXe siècle. Dès qu’il le peut d’ailleurs, il en
acquiert les pastiches. Or, la bourgeoisie éclairée les a en horreur. Peut-être à cause du malaise que
créent ces grossiers ersatz, formes vulgaires enfantées par l’industrie, qui illustrent si ironiquement l’illusion d’une progression sociale ? L’art social, et l’éducation au goût encouragée en parallèle, semble participer d’une entreprise de sublimation. Dans la revue Savoir & Beauté, organe de promotion
de ces notions, on peut ainsi lire : « L’art compensateur doit ici jouer son rôle. Il fera comprendre que
le luxe restera l’apanage des classes riches, alors que le développement du goût seul peut faire
apprécier les charmes de la beauté, les seules jouissances gratuites puisqu’elles sont au-dessus du
plan matériel16. » Il n’y a qu’un pas avant que la catharsis opérée par l’art serve à pacifier les masses
et à contrecarrer les envies de révolution.
Influencés par la démonstration faite par les sciences sociales de l’influence du milieu sur l’individu,
l’architecture sociale et l’esthétique du logis se présentent bientôt comme des instruments visant à
éduquer l’individu. Le désir d’améliorer le foyer de l’ouvrier va donc rapidement de pair avec celui
de corriger son hygiène de vie. Un home ordonné et agréable se conçoit non seulement comme le
garant de la santé de l’ouvrier, mais aussi de sa vertu. Ainsi, de façon à voir disparaître « l’hideuse
promiscuité » qui caractérise les maisons surpeuplées, suspectée de développer l’immoralité des
ouvriers et leurs dispositions criminelles, les hygiénistes moralistes prescrivent aux architectes de prévoir
au moins deux chambres pour chaque ménage de façon à séparer les individus des deux sexes. Par
ailleurs, l’embellissement du logis par l’art vise à créer un foyer
accueillant qui tienne l’ouvrier éloigné du cabaret17. On
espère qu’abandonnant ce plaisir « vulgaire », il aille tout
naturellement vers des loisirs sains qui élèvent sa morale et son
intelligence. Les théoriciens croient ainsi pouvoir limiter les
ravages de l’alcool et renforcer la cellule familiale en assurant
à l’ouvrier une descendance forte et sereine, et à la société
une future génération laborieuse et disciplinée. La morale
catholique et l’idéologie libérale sont donc rassurées, mais les
socialistes y trouvent aussi leur compte en ce qu’ils espèrent
que plus instruit l’ouvrier agisse en toute conscience pour une
société plus juste. Le cabaret, cependant, est à cette époque
(et encore aujourd’hui) un espace de sociabilité affranchit de
toute autorité. Insidieusement donc, cette politique antialcoolique, en tentant de résoudre un problème de santé
publique s’attache à détruire le dernier refuge de liberté de
l’ouvrier. A l’aube de la loi sur les trois huit (1921) et dans les
années qui suivent sa mise en application, les autorités politiques, morales et intellectuelles n’auront de cesse de songer à
la manière d’occuper les temps « libres » de l’ouvrier. Tant le
jardinet mis à disposition que les divertissements artistiques proposés seront utilisés pour maintenir le travailleur à la maison.
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Ordre, confort et propriété : une conversion de l’élite ouvrière aux valeurs de la bourgeoisie ?
Il convient, en dernier lieu, d’ajouter quelques mots sur la notion de propriété associée après 1889 au
développement des maisons à bon marché. Car elle aussi est pensée en terme d’influence morale.
Tout comme la propreté du logis, la propriété implique des devoirs : devoirs notamment liés à l’économie, mais aussi à la préservation du bien personnel. Avec elle, l’ouvrier s’initie au respect de la propriété individuelle, principe de base de la bourgeoisie. L’idée de développer des maisons individuelles, valorisée pendant un temps, avant que par mesure d’économie on revienne, après la Première
Guerre mondiale, à des habitations collectives, entraîne l’ouvrier vers une vie plus individualiste. On
craint d’ailleurs les agglomérats ouvriers où tendent à se fomenter les soulèvements et l’ « aise »
qu’on tente de procurer à la famille ouvrière, et qui étymologiquement définit « l’espace vide à côté
de quelqu’un », semble bien en effet vouloir isoler l’individu. Si la propriété assure une fin de vie plus
confortable et une sécurité certaine une fois acquise, son achat immobilise un capital pouvant permettre à ceux qui parvenaient à le constituer une certaine liberté d’action18. Il faut rappeler que quelques rapports reprochaient aux initiatives anciennes des industriels qui fournissaient à bas prix ou
même gratuitement un logement à leurs ouvriers de ne favoriser chez eux ni la prévoyance ni la
mesure, ni non plus ce rapport de dépendance pouvant être assurer par le crédit. L’accès à la propriété et au confort a donc un prix.
Bien que la demeure confortable souhaitée pour l’ouvrier procure un bien-être incontestable à ceux
qui en bénéficient (souvent l’élite de la classe ouvrière), elle ne se pense pas moins comme un mécanisme visant à régenter son existence. Tout s’y traduit en qualités qui ont une incidence sur sa vie
matérielle, morale et intellectuelle : tant le contexte qui la voit naître que sa disposition formelle et les
règles de son appropriation. L’accès au confort, doit, pour les uns, les moralistes, contribuer à « civiliser » l’ouvrier, pour les autres, les socialistes notamment, œuvrer à le faire « citoyen ». (Il est intéressant de se rendre compte à quel point ces notions sont liées à la notion d’intégration à la société
urbaine, voire au progrès de la civilisation). C’est pourquoi, aussi bien la bourgeoisie éclairée que les
moralistes chrétiens, que les socialistes s’y retrouvent. Tous sont déjà fondamentalement liés au «
bourg ». Voilà peut-être la clé du problème. Cette amélioration des conditions de vie matérielles de
l’ouvrier correspond en définitive à un « embourgeoisement » d’une partie de la classe ouvrière. Le
Petit Robert ne résume-t-il pas l’esprit bourgeois en trois termes : « goût de l’ordre, du confort, respect
des conventions » ? Et n’est-ce pas précisément ce qu’incarne la maison ouvrière saine, confortable
et harmonieusement décorée ? La démocratisation du confort semble donc aussi intimement liée au
processus d’assimilation des valeurs bourgeoises par une partie sélectionnée de la classe ouvrière.
En plus de promouvoir les bases morales de la bourgeoisie et le respect de l’ordre, l’architecture
ouvrière et le design social sont mis à contribution dans une sorte d’amélioration de façade de la
pauvreté. Les maisons conçues pour
l’ouvrier ont beau reprendre des codes
esthétiques de la bourgeoisie, elles
sont toujours proportionnellement
beaucoup plus petites que celles des
mieux nantis. D’ailleurs, les prêts
octroyés aux ouvriers le sont à la condition que la maison à laquelle ils prétendent corresponde aux critères que doit
avoir une maison ouvrière19. Il n’est pas
question de la confondre avec une
habitation bourgeoise.
Calendrier du travailleur 1901,
Société de tempérance de la
Province de Liège (détail).
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Hygiène, art et ordre social
Oscar Wilde disait ainsi que « parmi les propriétaires d’esclaves, les pires étaient ceux qui se montraient bons pour leurs esclaves, et ainsi empêchaient l’horreur du système d’être sentie par ceux qui
en souffraient, et comprise par ceux qui le considéraient20. » Des exemples connus contredisent le fait
que le sentiment d’horreur d’un système mène plus facilement à son renversement. Et on ne peut nier
l’influence positive qu’ont exercé les différentes mesures prises en faveur des ouvriers (notamment
pour la question de l’habitat) dans l’amélioration progressive de leur condition de vie. Néanmoins, on
peut se demander à quel point la procuration d’un environnement plus confortable ne neutralisait
pas les appels à une société plus juste en rendant acceptable un système qui ne l’était pas ? Car
enfin un meilleur salaire et plus de temps donné aux ouvriers pour se consacrer aux tâches ménagères n’auraient-ils pas, plus simplement, résolu la misère et le problème de l’hygiène21 ?
Quelques pistes pour en savoir plus
« Lave-toi... ! », une histoire de l’hygiène et de la santé publique, Luxembourg, Musée d’histoire de la ville de
Luxembourg, 2004, 367 p.
Miller, J., Cassiers, M., Forti, A. [et al.], De l’habitation ouvrière au logement social de 1850 à nos jours, HoudengAimeries, Ecomusée régional du Centre, 1990, 80 p.
Van Hecke, Willy, Histoire du logement en Belgique de 1830-1889, Bruxelles, Willy Van Haecke, 1985, 93 p.
Watelet, Jacques-Grégoire, L’œuvre d’une vie Gustave Serrurier-Bovy, architecte et décorateur liégeois, 18581910, Alleur-Liège, Éditions du Perron, 2001, 352 p.
Notes
L’internaute pourra apercevoir ces maisons vues du ciel sur le site suivant : http://maps.live.com.
Jules Destrée, « Un intérieur ouvrier », La Meuse (soir), 4 octobre 1905, p. I, cité par Jacques-Grégoire Watelet, L’œuvre
d’une vie Gustave Serrurier-Bovy, architecte et décorateur liégeois, 1858-1910, Alleur-Liège, Éditions du Perron, 2001, p. 225.
3
Pour mieux connaître l’esthétique de Serrurier-Bovy, ses créations et la réception de ses œuvres, on se référera à l’ouvrage
de Jacques-Grégoire Watelet, L’œuvre d’une vie Gustave Serrurier-Bovy, architecte et décorateur liégeois, 1858-1910,
Alleur-Liège, Éditions du Perron, 2001, 352 p.
4
Édouard Ducpétiaux, Condition physique et morale des jeunes ouvriers, Bruxelles, 1843.
5
Cette situation perdure au moins jusqu’à ce que, dans le dernier quart du XIXe siècle, la mise en place des infrastructures
sanitaires s’accélère. Mais il faut en réalité attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour voir une amélioration réelle des conditions de confort des moins nantis.
6
En 1906, l’architecte de la ville de Liège (J. Lousberg) ne rappelle-t-il pas encore qu’« en matière de logement, la clientèle
ouvrière est plutôt tolérée que recherchée » ? Cf. J. Lousberg, Comite de patronage des habitations ouvrières et des institutions de prévoyance de la ville de Liége et des communes limitrophes : constructions de maisons à logements multiples :
plans, notes et renseignements divers recueillis et dresses, Liège, Ed. Comité de patronage des habitations ouvrières et des
institutions de prévoyance de la ville de Liège, 1906.
7
Docteur Sovet, Hygiène privée et publique, Bruxelles, Société pour l’émancipation intellectuelle, A. Jamar éditeur, [1853],
p. 80.
8
L’encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII, édictée en 1891, est à cet effet particulièrement éloquente.
9
Comment ne pas faire le lien avec le recouvrement des pavés par du bitume après Mai 68 qui avait comme objectif non
dissimulé d’éviter le détournement d’usage de ces pavés et la répétition des événements insurrectionnel, et surtout de rendre les rues de Paris plus silencieuses… ?
10
Discours du trône paru au Moniteur belge le 9 novembre 1886.
11
À l’aube de la Première Guerre mondiale, près de 75 000 ouvriers étaient devenus propriétaires.
12
En 1926, Fernand Gosseries, reprenait sur la couverture de son ouvrage consacré à L’habitation à Bon marché en Belgique
(Bruxelles, Editions de la société d’études morales, sociales et juridiques, 1926), les dires de M. Delvaux de Fenefe, gouverneur de Liège. La phrase qu’il avait prononcée en 1909, ce : « elle est redoutable la vengeance du pauvre contre la Société
qui lui refuse un logis convenable », reprise en 1926, démontre assez bien la constance de la prise en compte d’une possible menace de violence (ou révolutionnaire) des moins nantis dans la volonté d’améliorer l’habitat ouvrier.
13
Voir les remarques faites dans : « La maison agréable et jolie. Notre programme – quelques conseils. », Savoir&Beauté, n°1,
juin 1921, p. 28 ou « Les projets de mobilier à bon marché primés. », Savoir et Beauté, supplément d’octobre 1922, p. 24.
14
« La maison agréable et jolie. Notre programme – quelques conseils. », Savoir & Beauté, Première année, n°1, juin 1921,
p. 29.
15
Louis Titz (professeur à l’Académie des beaux-arts) « Pour la formation du goût », Savoir & Beauté, p. 69-72.
16
Idem.
17
Les aides octroyées aux ouvriers pour leur donner accès à la propriété n’étaient d’ailleurs pas d’application dans le cas
où l’ouvrier ou un membre de sa famille tenait un débit de boisson.
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Hygiène, art et ordre social
« Un industriel aura toujours plus à craindre la conduite de l’ouvrier qui, possesseur d’un petit pécule peut se déplacer et
chercher à imposer ses conditions, que les agissements d’un travailleur propriétaire d’une maison. Celui-ci, en effet, sera peu
disposé à abandonner sa demeure et à aller chercher ailleurs ce qu’il possède déjà. »
Joseph Evrard, Maisons ouvrières, mémoire couronné au grand concours international des sciences et de l’industrie,
Bruxelles, 1888, Huy imprimerie, 1889, p. 11.
19
« La maison acquise ou construite ne peut par sa valeur, ses dimensions, son aménagement et le genre de construction,
dépasser les nécessités normales du logement d’une famille d’ouvriers. Elle doit, en un mot, constituer une habitation
ouvrière. » Cf. Comité de patronage des habitations ouvrières et des institutions de prévoyance de la Ville de Liège et des
communes limitrophes, plans-types de maisons ouvrières, Guide à l’usage des ouvriers qui désirent devenir propriétaires de
leur maison, Imprimerie liégeoise, Henri Poncelet SA, Liège, [1912].
20
Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, Pavillons-sous-bois, Éditions Ressouvenances, 1986, p. 74.
21
N’est-ce pas la même chose aujourd’hui avec la question de la mal bouffe et du fast food ? Car quelle est la population
la plus touchée par ce problème si ce n’est les moins nantis qui manquent toujours d’argent et/ou de temps et qu’on tente
de convaincre.
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Jean-Pierre Nossent
www.ihoes.be
Émergence de la notion de démocratie culturelle et
gestion de la diversité culturelle et idéologique belge
La notion de démocratie culturelle – quelquefois réactualisée et rebaptisée « démocratie multiculturelle » ou « interculturelle » – revient au devant de la scène alors que, au moment de son émergence
dans les années 1970, il s’agissait davantage de pluralisme culturel que de diversité culturelle telle que
nous l’appréhendons aujourd’hui.
Simultanément, on parle beaucoup de politiques de gestion de la diversité culturelle, d’aucuns y
voyant une richesse, d’autres un état de fait et un défi à relever. Pour eux, la culture, comme le niveau
socio-économique et le niveau de formation, resterait un des principaux facteurs d’explication de la
situation précaire des immigrés.
Certains attirent l’attention sur des glissements progressifs des politiques visant l’égalité de fait et de
droit vers des politiques de gestion ou de promotion de la diversité culturelle, car de nombreuses
mesures dans cette ligne sont prises aux différents niveaux de pouvoir. Selon eux, ces glissements se
feraient au détriment des premières car ils renverraient aux individus la responsabilité de l’intégration
en remplacement des responsabilités publiques collectives. D’autres soulignent surtout les avancées
dans les luttes contre toutes les discriminations sous toutes leurs facettes.
Dans le cadre de ce débat, il n’est peut être pas inutile de se pencher sur les dispositifs que l’État avait
initiés pour gérer la diversité culturelle telle qu’elle était perçue au début des années 1970.
Le titre fait référence à deux des aspects de la diversité culturelle en Belgique à travers la manière
dont elle s’est réformée, transformée et fédéralisée pour gérer sa propre diversité culturelle, sa diversité linguistique et socio-économique (trois langues nationales, quatre régions linguistiques et trois
régions socio-économiques différentes), d’une part, et, nous verrons plus loin, sa diversité philosophique, idéologique et socio-économique d’autre part.
Dans la présente analyse, les problèmes liés à la prise en compte des problèmes culturels spécifiques
des communautés issues de l’immigration ne sont pas abordés de manière particulière.
Précaution de vocabulaire
En Belgique, le système fédéral peut paraître compliqué dans la mesure où il existe un échelon de l’organisation politique qui existe peu dans d’autres États fédéraux (encore qu’il en existe par exemple
en Allemagne et en Russie) : il s’agit des communautés que nous appellerons pour éviter les confusions de vocabulaire (notamment avec les « communautés immigrées ») les « communautés linguistiques ». On le sait, le mouvement européen de décentralisation s’est déroulé de manière particulière
et quasi-unique en Belgique avec la partition des compétences dites « culturelles et personnalisables »
et les compétences « territorialisables » entre Communautés d’une part et Régions de l’autre. Elles ont
des parlements et des gouvernements régionaux qui gèrent de manière autonome les matières liées
aux entités territoriales (économie et emploi, aménagement du territoire, ressources naturelles, mobilité et transports, tutelles sur les collectivités territoriales...) et des parlements et gouvernements communautaires qui gèrent de manière tout aussi autonome les matières culturelles au sens large (culture,
éducation, formation, sport, tourisme) et les matières dites « personnalisables » telles que l’action
sociale et l’aide aux personnes pour certaines populations.
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Émergence de la notion de démocratie culturelle et gestion de la diversité culturelle et idéologique belge
Identités, histoires et revendications dissymétriques
Ce bref rappel veut souligner une des conséquence de notre système institutionnel qui a conduit au
recouvrement progressif de l’identité culturelle par le concept d’appartenance linguistique et sa
réduction au sens étroit lié aux domaines artistiques et « personnalisables ». Cette identité est à nouveau remise en question en ces moments de réflexion sur une fédération Wallonie-Bruxelles.
Le compromis institutionnel que représente la dichotomie et la coexistence des Communautés et des
Régions est le résultat de deux histoires différentes au plan culturel et au plan économique qui ont
abouti à deux conceptions et deux revendications dissymétriques. Il y avait un accord sur un point :
les structures nationales de la Belgique semblaient incapables de rencontrer les aspirations des uns et
des autres.
Quelles étaient ces aspirations ? D’une part les Wallons voulaient surtout arrêter un déclin déjà ancien
en revendiquant plus d’autonomie et la maîtrise politique d’instruments d’intervention dans l’économie avec en arrière-plan une conception d’intervention active de l’État, la tendance idéologique
sociale- démocrate étant la première sans être dominante.
D’autre part, une population flamande, nation en devenir, largement majoritaire en nombre mais
dont la culture est en résistance et en affirmation par rapport à une longue hégémonie du français
adopté comme langue nationale lors de la fondation de l’État avec en sus la volonté d’arrêter sa
constante expansion territoriale. Elle est en outre en pleine croissance économique et porteuse d’une
vision beaucoup plus libérale de l’économie.
À l’origine donc, il y a dissymétrie quant aux problèmes, dissymétrie quant aux revendications, dissymétrie quant aux orientations idéologiques et politiques, et forcément dissymétrie quant aux solutions.
D’autres clivages : les piliers et la pilarisation de la société
Il est cependant une autre caractéristique de la Belgique qui s’apparente à la multiculturalité quand
bien même il n’est pas habituel de la traiter comme telle. Le pluralisme philosophique et idéologique,
qui constitue bien sûr une donnée essentielle de toute démocratie, prend en effet dans la réalité
belge une dimension culturelle incontestable.
La différenciation et l’opposition de mondes sociologiques catholiques, socialistes et libéraux avaient
constitué dans ce pays depuis plus d’un siècle de véritables ensembles culturels distincts clivés selon
deux axes : l’axe philosophique catholiques/laïques et l’axe politico-idéologique socialisme/capitalisme - libéralisme économique. Au-delà des solidarités spécifiques s’exerçant dans le champ politique via certains partis-relais, ces mondes avaient des caractéristiques profondément culturelles qui
englobaient de nombreux aspects liés aux modes de vie et de comportements propres à chacune
de ses composantes. C’est ce qu’on appelait les piliers et ce phénomène la pilarisation. Ces mondes
s’étaient distingués et confrontés à travers un réseau extrêmement dense d’associations, d’écoles,
d’institutions liées à la santé, aux cultes, aux loisirs et à la culture, à tel point que la gestion de cette
véritable diversité culturelle a constitué un aspect central de toutes les politiques culturelles depuis
qu’elles ont commencé à se formaliser. Même si ces dernières années ont vu les clivages culturels distinguant ces ensembles perdre une part de leur force et de leur importance, il n’en reste pas moins
que « la protection des tendances philosophiques et politiques » constitue un paramètre essentiel de
la politique culturelle et qu’elle reprend un sens nouveau dans le cadre de la diversité culturelle au
sens actuel.
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Émergence de la notion de démocratie culturelle et gestion de la diversité culturelle et idéologique belge
Émergence de la notion de démocratie culturelle, parallèlement à l’idée de gestion de la diversité
Début des années septante émergent le concept de démocratie culturelle et le débat qui l’oppose
à celui de démocratisation de la culture.
On peut le schématiser comme l’opposition entre les tenants de « la culture pour tous » et ceux de
« la culture par chacun » puis « les cultures par tous » et enfin « les cultures de tous ». Cette idée de
pluralité et donc de diversité culturelle apparaît déjà comme traversée par un débat idéologique.
Dans la perspective que trace la notion de démocratie culturelle, il s’agit surtout de soutenir et de renforcer l’expression et l’identité des personnes et groupes sociaux, et déjà alors, des communautés
immigrées de l’époque comme condition et étape de l’ouverture à d’autres cultures. Il s’agit moins
d’égalité des chances de consommer de la culture ou d’accéder aux œuvres que d’égalisation de
chance de chacun de participer à la création et au développement de la culture en mouvement.
Cette orientation met également l’accent sur le soutien de la vie associative en tant qu’espace
public et que lieu d’exercice d’une citoyenneté plurielle, instrument d’action et d’expression des
groupes de citoyens dans une perspective de démocratie culturelle. Derrière ce débat – comme derrière celui qui traverse l’éducation populaire et la diversité culturelle – il y a souvent la société pensée
comme un corps collectif animé d’une même éducation et d’une culture commune unifiée. La collectivité est pensée d’abord comme un système d’éducation qui donnerait à chacun les aptitudes
et les attitudes qui correspondent à sa place dans la société. En fonction de ses compétences propres. L’idée est d’assurer l’harmonie entre une forme d’organisation de la démocratie et une forme
de vie sociale et donc de construire un « nous » assez clairement défini comme condition préalable
à la démocratie et ce, par opposition à l’anarchie démocratique qui serait justement l’absence d’un
« nous » clairement défini mais consisterait plutôt en une méthode que l’on pourrait qualifier avec
Edgar Morin de dialogique conflictuelle.
Deux modèles s’affrontent :
- l’un prend comme principe et pense en termes d’égalité, de confiance en la capacité du plus
grand nombre ; ce qui modifie le rapport au savoir et place au centre la rapport au pouvoir, le
savoir démocratique étant finalement relatif et davantage une conséquence de l’expérience
plus ou moins heureuses de l’exercice du pouvoir « sur », du pouvoir « de » et du pouvoir
« avec ». Dans cette posture, l’égalité est première. Au plan culturel, les populations sont appréhendées en termes de potentiel et non en termes de manque. Et les diverses communautés
comme apports et enrichissements.
- L’autre se centre sur le rapport inégalitaire entre celui qui est cultivé et celui qui ne le serait pas.
Il voit les institutions éducatives et culturelles comme ce par quoi ceux qui savent et sont capables vont amener la masse ignorante à la culture et l’intégrer à l’ordre démocratique. Mais, au
delà des belles intentions généreuses auxquelles on ne croit pas vraiment, l’égalité semble un
beau rêve inaccessible et reste une valeur utopique au sens irréaliste.
Une des conséquences implicites de cette seconde position pourrait être formulée schématiquement dans la question suivante : à partir de quel moment ou de quel niveau d’éducation à
l’ordre démocratique tel que nous le concevons va-t-on adhérer à l’idée d’égalité ? Autrement
dit, cette perspective de démocratisation aboutirait-elle à une démocratie capacitaire comme
le vote le fut pour la démocratie politique à ses débuts ? Ou encore, à partir de quelle niveau
de compétence peut-on être citoyen à part entière ?
La question doit être posée.
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Émergence de la notion de démocratie culturelle et gestion de la diversité culturelle et idéologique belge
Un pacte culturel à deux visées : la démocratie culturelle et le soutien de la diversité politique et
idéologique comme facteur dynamique de la citoyenneté
Au moment de la réforme de l’État, la crainte de voir s’écrouler l’équilibre entre les piliers sur lesquels
la démocratie à la belge s’était appuyée a débouché sur une réflexion autour de son maintien. Car
la pilarisation de la société belge à partir principalement de deux axes (l’axe philosophique catholiques/laïques et l’axe politico-idéologique socialisme/libéralisme économique) se croise bien évidemment avec l’appartenance linguistique.
Lors de l’autonomie culturelle des communautés et donc du transfert des compétences vers des entités fédérées, on a donc mis en place une loi dite du « Pacte culturel » visant à garantir cette autre
diversité culturelle que représentent en Belgique les grands ensembles politico-socio-culturels liées aux
tendances idéologiques.
Elle dit en substance deux choses :
- il faut associer les populations dans leur diversité culturelle et idéologique à la définition et à la
mise en œuvre des politiques culturelles entendues au sens large (diversité interne aux services
publics ou des structures chargées de missions déléguées de services publics) ;
- il faut soutenir la diversité des initiatives associatives de toutes tendances sans discrimination
(diversité externe).
Ainsi elle prévoit que que toute autorité publique est tenue, dans la gestion des matières culturelles,
de garantir le respect et la participation adéquate tant des usagers que des différentes tendances
philosophiques à l’élaboration des règles et à la gestion des instruments de leur politique culturelle. La
loi prévoit différents modes et niveaux de cette participation à la mise en œuvre des politiques culturelles. Selon le cas, il peut s’agir notamment d’obligation de consultation préalable et continue d’organismes représentatifs des différentes tendances ou des bénéficiaires, ou de gestion déléguée à des
organismes offrant les garanties de représentativité des différentes tendances.
À ce titre on ne peut sous-estimer l’importance de cette loi par rapport à l’objectif de « gestion de la
diversité culturelle » quand bien même celle-ci s’exprimait à l’époque prioritairement sur d’autres
niveaux de diversité que les communautés culturelles. Selon nous, une évaluation et une analyse
d’impact s’imposent.
En ce début du XXIe siècle, au moment où se renouvelle la réflexion sur la notion de démocratie culturelle, même repensée en termes multiculturels, en vue de gérer une autre diversité culturelle, il n’est
sans doute pas inutile de se remémorer les débats sur l’égalité qu’elle avait générés. Nous reviendrons
sur ce point dans une autre analyse.
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Bernard Thiry
L'économie sociale :
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roue de secours ou alternative économique ?
L’économie sociale emploie plus de 11 millions de
personnes dans l’Union européenne1. Porteuse de
valeurs de solidarité, de liberté et d’autonomie, elle
contribue largement à l’activité économique et à
la cohésion sociale. Elle est présente dans de nombreux secteurs économiques, fournit des services
sociaux essentiels et mobilise de nombreuses ressources rémunérées ou bénévoles. De nombreuses
entreprises et organisations se reconnaissent et se
revendiquent d’économie sociale. Certains la
voient comme un élément d’équilibre entre l’État
et le capital. D’autres la considèrent même
comme une alternative au capitalisme. Et pourtant, elle est peu connue et reconnue.
Le concept d’économie sociale en tant que secteur d’activités économiques est souvent ignoré
dans notre économie dominée par des entreprises
de capitaux. L’économie sociale peut se définir de
diverses façons mais le plus souvent il s’agit d’un
mélange de statuts juridiques et de valeurs. Une
belle illustration de ce mélange est la définition élaborée en 1990 par le Conseil wallon de l’économie
sociale : « l’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutuelles et des
associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants :
-
finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit ;
autonomie de gestion ;
processus de décision démocratique ;
primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus »2.
De nombreux observateurs et analystes ont dès le XIXe siècle mis en évidence le fait qu’à côté des
entreprises à but de lucre et du secteur public (administrations publiques et entreprises appartenant
aux pouvoirs publics), existe un troisième secteur constitué d’entreprises et d’organisations privées,
gérées dans un souci d’intérêt commun de leurs membres ou de l’intérêt général d’une communauté. L’économie sociale n’est pas un phénomène récent. Ce qui est par contre plus récent, c’est
la réaffirmation des éléments fédérateurs des diverses composantes de l’économie sociale et la prise
de conscience que cette affirmation apparaît comme idéologiquement hétérodoxe pour les personnes imprégnées du système capitaliste dominant.
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L'économie sociale : roue de secours ou alternative économique ?
Les racines de l’économie sociale
S’il existait bien avant la révolution industrielle de nombreuses institutions de bienfaisance voire même
d’entraide et de secours mutuel, ce sont les mutations économiques et sociales du XIXe siècle qui ont
généré les ancêtres des entreprises d’économie sociale que nous connaissons aujourd’hui.
Pilier central de l’économie sociale, la coopération se développe dès la première moitié du XIXe siècle en réponse aux difficultés économiques de certaines couches de la population. Ainsi les premières coopératives agricoles se créent en 1822 au Danemark « à l’initiative de céréaliers plongés dans
la difficulté du fait de la concurrence du blé américain »3. L’associationnisme ouvrier d’inspiration
socialiste ou chrétienne, ancêtre des coopératives de production, voit le jour à cette époque également, de même que les coopératives de consommation. C’est en 1844 que se crée la première coopérative de consommation à l’initiative des tisserands de Rochdale4. Au fil des ans, le secteur coopératif se développe et se structure. Des regroupements nationaux et internationaux se constituent sur
des clivages culturels, sectoriels et idéologiques. Ainsi, en 1877 est fondée en Allemagne la Fédération
des coopératives rurales de type « Raiffeisen » du nom de Friedrich Wilhelm Raiffeisen qui crée et diffuse des caisses coopératives de crédit dans les zones rurales. Cette mouvance regroupe par la suite
progressivement de nombreuses coopératives agricoles et de crédit dans le monde entier. En 1895,
à Londres, est fondée l’Alliance coopérative internationale (ACI) qui rassemble rapidement un nombre important de coopératives de consommation des différentes parties du monde. L’ACI est
aujourd’hui encore la référence mondiale pour une grande partie des coopératives, édictant les
« principes » qu’elles se doivent de respecter. Ainsi le Congrès du centenaire à Manchester en 1995
est-il l’occasion d’une réaffirmation de l’identité coopérative et d’une redéfinition des « principes ».
Parallèlement au secteur coopératif et souvent dans une proximité idéologique, se développent des
initiatives mutuellistes : des associations mutuelles de secours, de prévoyance et d’assurance. Les
unes socialisent la protection contre la maladie, la vieillesse, le chômage et les accidents de travail
et cèderont le plus souvent la place principale à des mécanismes étatiques de protection sociale.
Elles seront soit confinées à un rôle complémentaire à ces mécanismes étatiques, comme les mutualités dites « 1945 » en France, soit associées à la gestion de ces mécanismes comme les mutualités au
sens de la loi belge du 6 août 1990. Les autres assurent une répartition socialisée de la charge des sinis-
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L'économie sociale : roue de secours ou alternative économique ?
tres entre leurs membres développant une activité en matière de dommages (incendie, accidents
automobiles…) et/ou d’assurance vie (ou décès). Elles donneront naissance à de nombreuses sociétés mutuelles d’assurance.
Troisième composante de l’économie sociale et la plus importante aujourd’hui en termes d’emploi,
de personnes impliquées et de contribution économique et sociale, le secteur des associations est
beaucoup plus diversifié encore quant à ses origines. Certains États ont restreint, voire interdit le développement des initiatives associatives craignant leur caractère démocratique. D’autres, comme la
France, ont limité et encadré ce développement, se méfiant des structures « intermédiaires » entre
le peuple et l’Etat. D’autres enfin, comme la Belgique, ont laissé au contraire le champ libre aux associations sans but lucratif, les subventionnant et leur « déléguant » une partie des missions de service
public (enseignement, hôpitaux…).
L’économie sociale dans la pensée économique
L’idée d’une économie sociale, c’est-à-dire d’une forme alternative d’organisation économique qui
regroupe les diverses composantes énoncées ci-avant, apparaît dès le XIXe siècle sous l’influence de
divers penseurs. Nous pouvons évidemment citer les utopistes socialistes : Robert Owen, Henri de
Saint-Simon, Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon… Certains penseurs démocrates chrétiens
comme Frédéric Le Play ou Friedrich Wilhelm Raiffeisen ont également défendu l’idée d’un secteur
de structures intermédiaires évitant tant la centralisation étatique que l’isolation des individus face
aux forces du marché.
L’école de pensée libérale n’est pas en reste non plus avec de grands noms tels Léon Walras et John
Stuart Mill. Ce dernier porte une grande attention à l’associationnisme ouvrier, coopératif ou mutuelliste. Dans son célèbre ouvrage, Principles of Political Economy, il examine les avantages et les inconvénients des coopératives de travailleurs et estime qu’il convient d’encourager ce type d’entreprises
du fait de leurs contributions économiques et sociales. Léon Walras considère également que les coopératives jouent un rôle important : elles atténuent les conflits sociaux ; elles rendent le monde moins
capitalistique ; elles introduisent la démocratie dans le processus de production. Il consacre l’économie sociale comme un secteur à part entière.5
Une place particulière parmi les penseurs qui ont
conçu ou popularisé l’économie sociale peut être
attribuée à Charles Gide. Par son introduction au
Rapport sur le « Palais de l’économie sociale » de
l’Exposition universelle de Paris en 1900, Charles Gide
pousse l’affirmation de l’économie sociale à son
apogée. Selon lui, les idéaux de solidarité et d’aide
mutuelle inhérents à l’économie sociale doivent
conduire à l’abolition du capitalisme et mener à un
système économique compatible avec la propriété
privée, le marché et la promotion des libertés. Il envisage même une sorte de « république coopérative » basée sur le développement de coopératives
de consommation qui auraient constitué le socle du
système économique tout entier.
Les travaux de Charles Gide et son utilisation des termes « économie sociale » ont d’ailleurs joué un rôle
central dans le choix de ces mots pour désigner le
troisième secteur quand celui-ci retrouve ses éléments fédérateurs au début des années 1970, en
France en particulier.
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L'économie sociale : roue de secours ou alternative économique ?
La réaffirmation de l’économie sociale
En juin 1970 se crée en France un Comité national de liaison des activités coopératives et mutuelles,
bientôt rejoint par les associations. Le CNLACMA jouera un rôle majeur dans la renaissance des termes « économie sociale » et dans l’affirmation de sa modernité. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un
colloque organisé en janvier 1977 par le CNLAMCA qu’Henri Desroche propose d’utiliser le label
« économie sociale » pour désigner l’ensemble coopératives-mutuelles-associations.6
L’arrivée de la gauche au pouvoir en France accélère le processus. Ainsi, en 1981 est créée la
Délégation interministérielle à l’économie sociale. Ce département administratif consacré à l’économie sociale connaît de nombreuses mutations au cours des années, mais aucun gouvernement
n’ose le supprimer. Sous certains gouvernements socialistes (gouvernements Mauroy et Rocard),
l’économie sociale a même son secrétaire d’État.
L’arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne apporte une nouvelle dynamique. En 1989, est créée au sein de la direction générale XXIII de la Commission, une unité « Économie
sociale » dirigée par Paul Ramadier. Cette même année, à Paris, est organisée une grande conférence européenne de l’économie sociale sous le patronage du gouvernement français et de la
Commission européenne. Elle rassemble des dirigeants politiques, des représentants administratifs, des
scientifiques et de nombreux dirigeants d’entreprises et d’organisations.
Cette nouvelle dynamique implique aussi le Comité économique et social européen, où siègent des
représentants d’économie sociale qui se regroupent, ainsi que le Parlement européen (dès 1990, se
constitue un intergroupe économie sociale). Elle s’étend au-delà de la France et des institutions européennes : l’Espagne, le Portugal, la Belgique, l’Italie et la Suède sont cinq des pays les plus rapidement impliqués dans la promotion et la défense des valeurs et des activités d’économie sociale.
Après la première conférence de Paris, toute une série de grandes conférences européennes de
l’économie sociale sont organisées : Rome (1990), Lisbonne (1992), Bruxelles (1994), Séville (1996),
Birmingham (1998). Ces conférences se déroulent systématiquement dans le pays qui assure la présidence de la Communauté européenne.
Les organisations revendiquent la création d’un Comité consultatif européen pour exprimer formellement les avis de l’économie sociale par rapport aux politiques européennes. De leur propre initiative,
elles créent un Comité consultatif des Coopératives, Mutualités, Associations et Fondations (CCCMAF)
en novembre 1994 et, finalement, elles obtiennent, en mars 1998, une décision formelle de la
Commission européenne de créer ce Comité et donc de remplacer le CCCMAF d’initiative privée
par un CCCMAF officiel. Cela a constitué peut-être le sommet de la reconnaissance institutionnelle
de l’économie sociale au plan européen.
Un an plus tard, la Commission Prodi réorganise les services de la Commission : la DG XXIII disparaît,
de même que l’unité « Économie sociale » dont les compétences sont réparties entre la DG
Entreprises et la DG Affaires sociales. Le CCCMAF n’est pas reconduit.
Certes, les grandes conférences européennes d’économie sociale sont encore organisées : Gävle –
Suède (2001), Salamanca – Espagne (2002), Prague – Tchéquie (2002), Cracovie – Pologne (2004) ou
encore ce mois de novembre 2008 à Strasbourg. Un nouveau comité d’initiative privée est même mis
en place pour servir de porte parole à l’économie sociale européenne. Créé sous le nom de
Conférence Européenne Permanente des CMAF (CEP-CMAF), il sera rebaptisé Social Economy
Europe le 1er janvier 2008.
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L'économie sociale : roue de secours ou alternative économique ?
De temps en temps, les responsables européens s’expriment sur l’économie sociale, lui apportant un
soutien mesuré comme l’a fait le Commissaire Spidla en mai 2008 à l’occasion d’une Conférence sur
« L’économie sociale, moteur économique et facteur de cohésion sociale. »
Le soutien du Commissaire Spidla est en fait moins mesuré que celui d’autres Commissaires. Il a même
souligné que « c’est un vrai modèle alternatif que l’économie sociale a construit à travers le respect
de ses principes. Elle n’est pas seulement une “économie de bonnes intentions”, elle est le symbole
d’une autre façon d’entreprendre, d’investir et de créer des emplois ».
Quels que soient les efforts des uns ou des autres, les réalisations et les échecs, force est toutefois de
constater que la dynamique ascendante des années 1990 a fait place à une relative stagnation de
l’économie sociale au plan européen. Les raisons en sont multiples :
- égoïsme accru des composantes (à première vue, quels sont les intérêts communs à une coopérative agricole, à une ONG ou à une société mutuelle d’assurances ?) ;
- difficulté de surmonter les clivages idéologiques et culturels très enracinés au niveau national ;
- élargissement de l’Union européenne à de nouveaux États membres adeptes du marché et du
capitalisme, les coopératives et mutuelles existant peu, ou étant compromises avec l’« ancien
régime » ;
- renforcement idéologique du capitalisme (dérégulation, libéralisation des secteurs, libre
échange…) ;
- division de l’économie sociale entre sa partie marchande (« jamais, ô grand jamais, l’économie sociale n’a été subventionnée »7) et sa partie associative.
Une vraie alternative ?
L’économie sociale peut être fière de ses réalisations et de ses ambitions, mais elle ne peut prétendre
être une alternative générale au système de l’entreprise capitaliste contrairement à ce que certains
aimeraient pouvoir affirmer.8 Elle s’est insérée dans ce système, représentant parfois des parts de marché importantes dans certains secteurs. Certaines de ses organisations sont devenues des entreprises
gigantesques, des multinationales d’un type particulier.
Plus qu’une alternative, l’économie sociale apparaît aux yeux de certains comme une roue de
secours, comme une solution pour corriger les défauts du système dominant ou pour soigner les victimes de ce système. Cette vision est largement véhiculée par les promoteurs de l’approche dite des
non-profit organisations. Cette approche d’origine anglo-saxonne reprend toutes les organisations et
activités de l’économie sociale à l’exception de celles qui génèrent des bénéfices même si ceux-ci
sont ristournés aux coopérateurs et mutuellistes. Rejetant les coopératives et mutuelles d’assurance
hors champ, elle se distingue de l’économie sociale qui intègre volontairement la dimension économique et la finalité sociale.
L’économie sociale est certes fréquemment la « fille de la nécessité ». La création de ses organisations répond souvent à des besoins directs et criants de la population. Cela étant, elle véhicule aussi
des valeurs essentielles de solidarité et de démocratie. Elle met en évidence le fait qu’il est possible
d’entreprendre sans avoir le profit et le rendement financier comme objectif ultime. En cela, dans ces
temps de crise financière et économique, elle est peut-être, plus aujourd’hui qu’hier, une autre façon
d’entreprendre davantage en phase avec les aspirations des nouvelles générations…
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Notes
CIRIEC, The social economy in the Europe Union, Bruxelles, The European Economic and Social Committee, 2006, p. 47.
Conseil wallon de l’économie sociale, Rapport à l’exécutif régional wallon sur le secteur de l’économie sociale, Liège,
CIRIEC, 1990.
3
Thierry Jeantet, L’économie sociale. Une alternative au capitalisme, Paris, Economica, 2008, p. 27.
4
C’est la célèbre Rochdale Society of Equitable Pioneers.
5
Léon Walras, Études d’Économie sociale : théorie de la répartition de la richesse sociale, Lausanne, 1896.
6
Serge Koulytchizky, « Henri Desroche, l’économie sociale, jeu de miroir, avec détour obligé par Charles Gide », dans
RECMA, Paris, 2000, n° 275-276, p. 78-79.
7
Thierry Jeantet, L’économie sociale. Une alternative au capitalisme, Paris, Economica, 2008, p. 34.
8
Idem.
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Guénaël Vande Vijver, assistant chargé d'exercices à l'Université Libre de Bruxelles
La société selon Henri La Fontaine
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L’éclatement de la bulle financière permet d’offrir actuellement une petite tribune aux associations
ou aux personnalités qui proposent des modes de fonctionnement de la société qui divergent de
ceux communément acceptés. Jusqu’il y a peu, les voix dissonantes qui remettaient en cause le système financier étaient rares. Hubert Vedrine, l’ancien ministre français des Affaires étrangères de 1997
à 2002, est une des seules personnalités d’envergure à avoir critiqué le fonctionnement des Hedge
Funds et à s’interroger sur le pilotage des fonds souverains1. Ces personnes qui réfutent les discours
consensuels se voient généralement exclues du paysage médiatique. Ainsi, l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’aide aux citoyens (Attac) est loin – comme les responsables du mouvement l’ont très justement fait remarquer très régulièrement à travers le Monde diplomatique – d’avoir bénéficié d’un traitement médiatique objectif. Cette organisation présente dans 36
pays (dont la Belgique) qui vient de fêter ses dix ans d’existence, avance pourtant régulièrement des
propositions constructives qui vont à l’encontre du capitalisme sauvage qui s’est développé ces dernières années.
A la fin des XIXe et XXe siècles, Henri La Fontaine défend lui aussi un modèle de société différent de
celui alors en vigueur. Le modèle préconisé est celui d’une société collectiviste.
Le collectivisme de La Fontaine, produit de son époque et d’une génération
Henri La Fontaine montre une attirance profonde pour le collectivisme qui prône une éducation pour
tous et avance un nouveau projet de société. Cette doctrine connaît un grand succès auprès de personnalités belges comme Émile Vandervelde et Hector Denis. Il faut distinguer trois types d’auteurs
d’essais collectivistes : les grands tribuns, les propagandistes ouvriers, qui écrivent des brochures de
vulgarisation à destination des organisations ouvrières, et les intellectuels2. La Fontaine et son œuvre
collectiviste se rattachent à la troisième catégorie. Ce dernier diffuse sa conception du collectivisme,
en vingt-trois articles, dans les colonnes de La Justice du 24 août 1893 au 15 juillet 1895, ainsi que plus
sporadiquement au sein du Journal de Charleroi – l’un des principaux journaux socialistes de l’époque – en une dizaine de textes publiés au cours de l’année 1894. Il approfondit ses conceptions pour
les publier dans Le collectivisme, en 1897, ouvrage tiré à quelques centaines d’exemplaires3.
Le collectivisme est un produit représentatif de son temps, influencé par le positivisme d’Auguste
Comte, d’autres écrits collectivistes mais aussi des œuvres sur la société, La Question sociale et
Société nouvelle, sa nécessité de Colins4 qu’il a très longuement étudiées. Colins ouvre la voie au
socialisme utopique en Belgique tout en accordant une place importante aux libertés individuelles.
Pour La Fontaine, Saint-Simon et Charles Fourier sont des penseurs secondaires par rapport à Karl
Marx, Ferdinand Lassale et surtout Auguste Comte qui permettent au socialisme de se développer sur
des bases scientifiques et positives s’appuyant sur des faits et des statistiques. À cette époque, La
Fontaine est animé par un véritable esprit révolutionnaire. Il n’est guère intéressé par une simple amélioration de la société qu’il veut radicalement changer. L’entrée au Parlement du P.O.B. n’est qu’une
phase vers la révolution et ne représente certainement par la « voie parlementaire capitaliste car les
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La société selon Henri La Fontaine
révolutions bourgeoises, faites à coup de fusil et sur des barricades, étaient de sinistres parades qui
n’ont en rien modifié l’évolution »5.
La Fontaine prône la suppression des intermédiaires entre les consommateurs et les producteurs car
l’outillage commercial (postes, télégraphes, chemins de fer, banques…) doit appartenir à tout le
monde. Conscient de son appartenance bourgeoise, il précise le rôle des intellectuels dans la révolution. Il clame haut et fort que « c’est toujours dans les rangs des classes dirigeantes que se sont
recrutés les démagogues et les politiciens qui soulèvent les classes déshéritées »6. Dès lors, pour assurer la victoire et instaurer les principes d’égalité et de fraternité que la révolution de 1789 n’a pu obtenir, il lance un appel unioniste, affirmant l’égalité entre l’ouvrier et le savant car : « les travailleurs
manuels et travailleurs intellectuels ont trop besoin les uns des autres pour qu’ils ne cherchent pas à
se donner un mutuel appui et à se confondre en une classe unique »7.
Le collectivisme de La Fontaine a pour point commun avec Vers le collectivisme8 de Vandervelde, ou
les essais sur le collectivisme de De Paepe9, d’annoncer la fin du capitalisme moderne. Ils sont tous
influencés par Proudhon car ils affirment que la propriété ne peut être légitimée dans son principe.
Cependant, l’œuvre d’Henri La Fontaine diffère par son approche historique inspirée de la théorie
évolutionniste de Darwin, les autres auteurs insistant beaucoup moins sur l’origine de la société. Pour
La Fontaine, la société féodale est la première à avoir existé, suivie par la société capitaliste pour
aboutir finalement à l’avènement de la société collectiviste. Il développe donc une histoire téléologique qui peut être mise en parallèle avec le matérialisme historique de Marx où la société féodale
laisse la place à la société bourgeoise capitaliste vouée à disparaître pour l’établissement d’une
société sans classe.
La Fontaine décrit sa future société, très idéalisée. L’organisation du travail occupe une place prépondérante au sein de la société collectiviste. Mais ici, comme l’établit la doctrine collectiviste, le travail est vu comme un plaisir régulateur de la société10. Il affirme l’équivalence des fonctions qui permet d’établir ainsi un organisme social parfait car La Fontaine trouve que la fonction publique est très
mal conçue et que tout le monde n’y a pas sa place. Dans son système, l’homme qui sera placé à
la direction agira dans une optique de dévouement et d’abnégation et non par intérêt personnel.
Selon le fonctionnarisme, il s’agit d’assurer l’administration de la société la meilleure possible et la plus
économique où le luxe ne tient aucune place. Ce dernier, dans la société est considéré comme un
instrument de démoralisation car il suscite la tristesse chez ceux qui en sont dépourvus. D’ailleurs,
jusqu’en 1900, La Fontaine donne des conférences dénonçant ce « vice ». Il règle également le sort
des industries. Elles devront être dirigées par des syndicats volontairement constitués tout en veillant
à les empêcher de se transformer en groupes capitalistes11. Le collectivisme ne détruit pas la famille,
au contraire, il la revalorise car elle se trouve dégagée de toutes contraintes matérielles. Sa vision de
l’évolution du mariage est directement influencée par Darwin, il clame que l’union « est passée de
la promiscuité des origines, jusqu’au mariage actuel en passant par le matriarcat, la polygamie et le
conciliant »12. Dans la future société, l’union sera uniquement fondée sur l’estime et l’amour. Pour
défendre sa conception collectiviste, il renverse tous les arguments jugés néfastes par ses adversaires
et les considère au contraire comme favorables. Ainsi, il se dit enthousiasmé par « l’éventrement des
coffres-forts, l’expropriation des propriétaires, la confiscation de l’épagne et les vols légaux »13.
Paradoxalement, le révolutionnaire qui s’attaque à l’épargne et à la haute finance est, en même
temps, capable de payer au comptant, grâce à ses rentes, une maison pour s’établir avec sa future
femme.
À la fin de sa vie, il écrit, démontrant son attirance pour la doctrine collectiviste : « J’ai toujours
regretté que mes occupations professionnelles et autres m’ont empêché de réunir les faits qui confirmaient mes convictions. Lawley vient démontrer à tous que la collectivisation mondiale de la production, de la distribution, de la circulation des richesses est la solution salvatrice des problèmes qui hantent à l’heure actuellement l’humanité angoissée »14. Mais il se plaint également du « modeste train
2
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La société selon Henri La Fontaine
de vie » qu’il doit mener car, suite à la crise économique, ses actions gérées par son cousin hollandais ont perdu de leur valeur. Il est ainsi privé de toute aide dactylographique et de secrétariat.
Henri La Fontaine développe une attirance pour les idées de son temps qui circulent dans les milieux
dont il est proche. En réalité, il souhaite une solidarité qui passe par les structures étatiques, le modèle
révolutionnaire ne restant qu’au stade de l’idée. La révolution russe, par exemple, ne suscite aucun
enthousiasme particulier de sa part pour la société qui pourrait être instaurée. Il exprime au contraire
une grande crainte par rapport au régime susceptible d’être mis en place par Trotski et Lénine. La
Fontaine souhaite d’ailleurs que ces hommes abandonnent rapidement le pouvoir. Il ne croit pas à la
réussite du communisme en Russie car il estime que le peuple russe n’est pas assez mûr pour ce
régime. Cette attitude diffère de celle exprimée par Émile Vandervelde qui lui se déclare soulagé par
les événements15. Henri La Fontaine, dans une vision idéaliste, entrevoit une égalité par le haut où tout
le monde aurait accès aux plus grandes richesses, ce qui s’oppose au projet de Lénine. De plus, il
craint que les hommes ou les penseurs ne soient pas respectés. Ce discours est représentatif d’une
partie du P.O.B. qui ne souhaite pas entretenir des relations continues avec les communistes.
Notes
Hubert Védrine, Coninuer l’Histoire, Paris, Fayard, p. 41.
Marc Angelot, L’utopie collectiviste : le grand récit socialiste sous la deuxième internationale, Paris, Presses universitaires de
France, 1993, p. 28.
3
Henri La Fontaine, Le collectivisme, Namur, Louis Romain, 2 t., 1897.
4
Jean Colins de Ham (1783-1859) est un philosophe belge naturalisé français en 1831. Il s’inspire des œuvres de Saint-Simon
et de Fourier, il préconise une réorganisation globale de la propriété sur une base rationnelle. Voir Dictionnaire d’histoire de
Belgique, p. 124.
5
Henri La Fontaine, « Phase parlementaire » dans La Justice, 21 avril 1895, n°16, p. 1.
6
Henri La Fontaine, « Nos socialistes » dans La Justice, dimanche 10 février 1895, n°6, p. 1.
7
Ibidem.
8
Emile Vandervelde, « Vers le collectivisme », publié au journal Le Peuple, Bruxelles, 1898.
9
César De Paepe, Les services publics : précédés de deux essais sur le collectivisme, Bruxelles, 1895.
10
Isabel Alarez del Llano, Le socialisme belge. Discours et habitudes de classe : perspective socio-historique (1904-1914),
Mémoire en sciences sociales, sous la dir. de Robert Devleeshouwer, 1982, p. 116.
11
Henri La Fontaine, Le collectivisme, op. cit., p. 5.
12
Ibidem.
13
Mundaneum, fonds Henri La Fontaine, boîte 068, enveloppe 068 1885-1902, lettre d’Henri La Fontaine à Mathilde Lhoest,
11.2.1900, p. 3.
14
Mundaneum, fonds Henri La Fontaine, boîte 060, farde correspondance M, minute d’Henri La Fontaine à Milhaud, 8.2.1940.
15
Mundaneum, fonds Henri La Fontaine, boîte 66, farde correspondance Émile Vandervelde, lette d'Émile Vandervelde à
Henri La Fontaine, 4.4.1917.
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Jean-Marie LANGE, Dr en formation des adultes et en éducation permanente (ULg)
Histoire de vie & aide sociale
www.ihoes.be
Comment le travailleur social et/ou l’accompagnateur pédagogique peuvent-ils aider une personne
à assumer sa liberté, son autonomie, sa dignité ? En lui montrant que son existence en elle-même a
une valeur et qu’une fraternité humaine est possible par la solidarité ?
Le processus énergétique, selon Jung, est un mouvement, un travail qui ne songe qu’au repos, à une
régulation que l’on appelle « homéostasie ». Nos histoires de vie ne se conscientisent pas assez avant
la retraite et la mort. L’agitation du devoir faire et nos soucis quotidiens occupent notre esprit qui n’est
jamais calme et on ne voit pas le temps passé dans l’aliénation du faire.
« Tout n’est que vanité et poursuite du vent », dit l’Ecclésiaste. Nous sommes dans l’hyperactivité cérébrale et corporelle. Nous ne voyons pas que la société est une institution imaginaire (Castoriadis) et
que le côté obscur de la libido est dans le pouvoir de domination des autres : par l’exploitation économique de leur force de travail, par la guerre et la violence télévisuelle et par les religions consolatrices (l’alliance du goupillon et du sabre). Les religions exploitent l’angoisse existentielle, la crainte de
la mort et notre « vouloir vivre » animal (Schopenhauer) s’active non dans la jouissance mais dans
l’aliénation pour le regard des autres. tre reconnu dans le regard de l’autre est notre salaire subjectif pour ne pas disparaître, la confirmation de notre identité sociale au prix d’une souffrance répétée,
celle du déni.
La résistance de l’éducation permanente
Le développement technique et économique actuel est inversement proportionnel à notre épanouissement personnel et à notre émancipation sociale.
Nous assistons à un sous-développement psychique et moral en même temps qu’à la dégradation
de notre biotope. Selon la dialectique d’Edgar Morin, il y a l’ordre qui produit du désordre d’où naît,
par institutionnalisation, l’organisation. Mais celle-ci reste soumise au mouvement oscillatoire des
contraires au fil de l’histoire qui n’est pas que progrès mais l’alternance progression/régression. Un peu
partout dans le monde, nous voyons les ravages de l’emprise de l’empire néolibéral, malgré la résistance de mouvements citoyens en voie de structuration : l’altermondialisation d’ATTAC,
Greenpeace, Amnesty International, Survival International (pour les peuples minoritaires menacés de
génocides culturels), etc.
Les tyrannies d’aujourd’hui ne consistent plus en la propagande d’une image (Hitler, Staline, Pol Pot,
Saddam...) mais les tyrans sont impersonnels, cachés derrière une force cachée, diffuse et malsaine :
la spéculation pour le diable profit avec le médium argent. Nous sommes à l’ère de l’inféodalisation
des politiques à l’économie, du détricotage des sécurités sociales, des privatisations bénies par
l’Europe des services publics, de l’agriculture intensive (hier les hormones et les antibiotiques humains
dans l’élevage, aujourd’hui les OGM pour modifier la nature des plantes cultivées), des délocalisations du travail et/ou des travailleurs. Nous sommes à l’ère de la destruction des écosystèmes, du cli-
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mat, du laminage des cultures spécifiques par la fadeur de la culture Coca Cola pour tous. Nous pensons petit comme les séries télévisuelles nous y invitent de façon quasi-hypnotique, nous pensons individualiste et basta les solidarités, nous pensons égoïste et tant pis pour les famines au tiers monde.
Les mots clés de notre troisième millénaire naissant sont donc : dégradation de la biosphère et régression de la sociosphère (sociabilité, diversités culturelles). Nous assistons au progrès du sous-développement mental, affectif et culturel produit par le néolibéralisme économique mondial.
L’éducation permanente (EP) a été détruite au profit d’une part de l’intoxication des loisirs câblés TV
et d’autre part d’activités d’éducation populaire désuètes et récréatives avec des activités occupationnelles.
J’aime bien le batik, le chant choral, le brame du cerf, les danses orientales et le théâtre wallon mais
non lorsque ces baumes occupent, dépècent et remplacent l’EP et son contenu révolutionnaire car
conscientisateur. Le combat de Paolo Freire dans le Nordeste brésilien pour l’alphabétisation
conscientisante, et chez nous les éducateurs du mouvement ouvrier ont été dévitalisés par les organes culturels des partis dominants (PAC du PS par exemple).
La positivité de la résistance est dans le désenchantement, il nous faut retrouver le libre examen et la
liberté d’esprit. La majorité des peuples ne croit plus au bonheur par l’exploitation sans frontière par
délocalisation. La citoyenneté responsable n’est pas à réduire au grand guignol de la partitocratie et
du clientélisme politique mais elle s’étaye sur une volonté d’application de la charte des Droits de
l’homme et du citoyen de 1789 à Paris et de 1948 à l’ONU.
Travail social, formation et éducation permanente
Le travail psychosocial est distinct de l’exploitation mécanique de la force des travailleurs aliénés. Il
s’agit d’un travail sur une matière éthérée : le travail d’abord sur soi-même.
La récupération pédagogique fait aussi partie de l’offensive mondiale de dégradation culturelle. On
n’a jamais tant parlé d’évaluation pour en fait vider ce mot de son contenu : y a-t-il ou non un travail
de qualité pour autrui grâce à la société par l’entremise de formateurs ? Ceci est peu objectivable
dans des orientations non productives par exemple de matières premières. Avec certains collègues
enseignants, nous nous sommes donné une formation longue et structurée de plus de vingt ans : une
autoformation psychosociale et dans nos sphères d’action, peu de jeunes collègues doutent de notre
technologie de savoir-faire. Mais le leurre, c’est que ce ne sont pas les quelques techniques d’animation que nous avons apprises qui ont changé notre travail sur autrui mais nos remises en question, nos
développements internes en savoir-être. En effet, comme disait l’autre, « on n’enseigne pas ce que
l’on sait mais ce que l’on est ! »
Les grilles d’évaluation peuvent être d’une grande sophistication, elles ratent l’essentiel. L’institution
est dans un déclin apparemment sans retour. Par exemple, les enseignants de mon PO reçoivent un
« appel à projets » avec une offre de majoration de salaire s’ils travaillent en plus de leurs cours sur un
programme institutionnel TIC (Technologies de l’information et de la communication), un fantastique
déni pour nos investissements bénévoles en pédagogie pendant vingt ans sans la moindre reconnaissance de nos structures de tutelle et de gestion. Il s’agit de participer à la conception de séquences
d’apprentissage multimédias interactives (c’est-à-dire entre un ordinateur et un apprenant) pour
l’école virtuelle. Notre richesse enseignante et formative dans la modernité se nidifie dans l’exact
contraire de l’esprit technocratique : la relation empathique de face à face et celle-ci est rendue
impossible dans des auditoires de 400 places construits au nom d’une rentabilité mal définie mais sûrement pas pour l’intérêt des jeunes apprenants.
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La relation d’aide à autrui et/ou la relation éducative et formative se féminisent et se codifient dans
des rapports d’inspection jouant sur la peur de perdre son emploi et donc sur la soumission de jeunes
collègues qui sont en principe chargés d’autonomiser les apprenants avec esprit critique. C’est un
énorme paradoxe qui ne dérange nullement les fossoyeurs politiques des écoles.
Le concept de travail recouvre trois époques historiques :
1. Celle du « contrat social » (Rousseau) : le sujet vend sa force qualifiée de travail en échange
d’un salaire. À cette époque, nous, formateurs d’adultes du mouvement ouvrier, nous donnions
des formations aussi bien de qualification technique que d’émancipation sociale pour accroître les compétences ET l’autonomie.
2. La réalisation de soi ou créativité humaine : c’est l’ornière dans laquelle nous sommes toujours
englués dans nos refus de la rédemption par la technologie informatisée. Tous les travailleurs en
sciences humaines cherchent dans leur travail une forme d’accomplissement personnel, c’est
pourquoi ces catégories de travailleurs sont à ce point sous-payées.
3. Le travail comme solidarité sociale : subtilement interdit par le décret sur la neutralité de
l’école car le formateur peut donner une matière ou former à des techniques mais non s’impliquer pour faire réfléchir, une nouvelle façon de concevoir le monde par les échanges de pratique en dépassant les statuts académiques.
Avec la pratique autoformative et réciproque, j’apprends par exemple avec une autochtone
malienne à préparer le fonio et en échange, je travaille contre l’illettrisme pour les gens du village qui
le souhaitent. Cette nouvelle perspective reste encore à développer, à s’inventer par exemple après
la mort de l’institution des diplômes pour un renouveau de l’éducation permanente non populeuse.
Que sont devenus les formateurs d’adultes d’antan ?
Les formateurs d’adultes, éducateurs, enseignants, assistants sociaux ou en psychologie et toutes personnes à vocation de psychologie relationnelle et de relation d’aide dans la dignité sont confrontés
avec une logique gestionnaire reliquat du déclin de l’institution (Dubet) où il faut faire du chiffre,
« gérer » des problèmes pour remettre des gens dans le tissu socio-économique du travail et rien d’autre. En gommant cyniquement les défavorisés culturels (certains formateurs Forem appellent les gens
des « produits ») au profit de leur formation technocratique imposée parfois sous la menace de
l’Onem, on oublie qu’il s’agit ici d’êtres humains qui ont besoin en priorité de vivre, d’aimer, de jouer,
d’espérer, de découvrir... et pourquoi pas de créer.
Lorsqu’on leur répond par la pression qu’il n’existe que le système binaire d’une école virtuelle et la
technocratie ambiante avec des concepts comme adaptation, qualification, formation, on leur
ment. Il s’agit en fait de leur vendre des valeurs de résignation : la normalisation et la soumission à l’ordre néolibéral.
Les services publics perdent leur âme en même temps que l’instrumentalisation et la prévalence des
moyens prennent le pas sur la finalité première de l’institution. Il y a glissement par exemple d’une
écoute respectueuse d’une histoire de vie vers la logique du bilan de vie et de l’aveu des impuissances par des questionnaires codifiés et orientés en ce sens. On privilégie la normalisation sur l’altérité,
le quantitatif sur le qualitatif, l’assistance sur la reconnaissance, la dépendance sur l’autonomie, le
pouvoir de l’intervenant sur les échanges de compétences et l’individualisation du parcours sur la solidarité. On parle beaucoup d’insertion socioprofessionnelle et peu d’insertion sociale.
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Selon Vincent de Gaulejac, ces divers glissements sont tout particulièrement sensibles dans la récupération de notre outil privilégié « la méthodologie des histoires de vie » par les technocrates de la formation continue tout au long de la vie à la source du mémorandum CCE de Lisbonne de 2000, un
texte plein de TIC qui entre les lignes propose que l’intervenant :
- évacue les aspirations de l’usager,
- propose de façon paternaliste des solutions « clé sur porte » en évacuant l’écoute de la problématique,
- reformule les propos de l’usager là où une portion du discours peut être utilisée par l’institution,
- invite l’usager à penser un projet de vie induit par les formations que son organisme est à même
d’offrir,
- désenchante les espérances de la personne au nom du réalisme et de la modestie des projets,
- réduise le rêve (le souhaitable) et les variantes des possibles à un probable conformiste en
phase avec l’institution politique : le projet devient un programme téléphoné.
Il faudrait non seulement pouvoir mourir dans la dignité grâce par exemple aux soins palliatifs mais
aussi et surtout vivre sa vie sans l’humiliation dans toutes ses formes, dans le droit de l’homme au respect et à la dignité humaine. Cela signifie qu’un humain ne peut se réduire à ses capacités productives, à un salaire ou à une allocation trop serrée, à une carrière ou à une exclusion sociale stigmatisée.
Il nous faut reconstruire des contacts relationnels positifs et valorisants avec l’ensemble de la fraternité
humaine en respectant pour chacun son choix de vivre sa seule vie en toute liberté... tout en étant
solidaire avec sa collectivité sociétale.
Les retraités, les stressés et les stigmatisés
Nous sommes tellement focalisés sur la consommation que nous avons tendance à oublier qu’à côté
d’une minorité de gens qui travaillent, il y a ceux qui ne travaillent pas, ceux qui ne travaillent plus et
ceux qui n’ont jamais travaillé sur plusieurs générations.
Dans les milieux populaires, il y a ceux qui s’éclatent avec des portables de dernière génération, des
téléviseurs à écran plasma, des MP3 et des WE à Walibi, des vacances à Euro Disney sans compter les
caravanes et les journées au littoral et puis il y a ceux qui se replient sur eux-mêmes, qui se font discrets, effacés et vivent à la campagne dans un temps redondant et qui sont quasi-invisibles pour les
autres.
Krisnamurti nous dit qu’il faut s’accepter et « être ce que l’on est » mais on peut aussi se créer et s’inventer – par des prises de risque – pour sortir du destin tout tracé, sortir du soi programmé par notre
milieu pour s’inventer comme sujet particulier si nous faisons nôtre la devise de Castoriadis : la société
est une institution imaginaire. Nous pouvons également penser que notre ego dépend pour partie de
l’imaginaire et que nous pouvons nous donner un élan pour modifier notre histoire de vie. Notons toutefois que « si nous n’avons pas les moyens » de notre politique, cette explosion peut retomber en un
fiasco existentiel, une dépression, un effacement.
Donc, deux voies sont toutes les deux possibles selon les circonstances de l’existence : ne pas vouloir
se battre pour changer notre vie par un projet et accepter de n’être que ce que la vie a fait de nous
est une sagesse par rapport aux divers jeux de notre civilisation (études, compétition, enrichissement,
dépassement de soi...) mais cela peut aussi nous faire basculer dans un vide intérieur et trouver « le
temps long » à vivre même avec l’hypnose de la télévision. Vivre dans l’action mais sans trop nous tracasser des succès obtenus (ou non) pour pouvoir rester soi-même (authentique) et non apparatchik
est le conseil de l’École de Francfort et c’est également la philosophie du zen. Nous sommes dans une
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maladie de l’individualisme consommatoire. L’humain jeune et beau, qui a réussi économiquement
et qui le montre par des signes ostentatoires de richesse, voilà notre pauvre idéal du moi. La modernité, ce n’est que la jungle de la compétition interindividuelle, nous dit Kaufmann, alors que dans des
villages de brousse en Afrique, là où les blancs n’ont pas encore tout gâté, existent encore le clan et
la solidarité sociale.
Vers la fin des années 1980, j’ai commencé une recherche sur la méthode des histoires de vie appliquée à la formation de soi ; après des interviews de vieux sages dans plusieurs pays africains, j’ai rapidement abandonné car il n’y avait aucune histoire personnelle, juste celle du lignage, des ancêtres
et du clan présent avec ses traditions orales. Ces gens prudents essayaient – malgré les invasions coloniales – de rester fidèles à eux-mêmes en tant que groupe. C’était en quelque sorte une défense protectrice des agressions déstabilisantes des objets et des effets de la domination économique mondiale. J’ai abandonné cette orientation de recherche sur l’évolution du sujet car il n’y avait pas de
sujet mais une âme collective. En Europe, nous nous inventons un sens individualisé à notre histoire de
vie avec un ego surdimensionné et puis nous l’exportons. Je me promène aujourd’hui en Afrique et
c’est une catastrophe.
Je vois des jeunes avec des mobylettes, des Ray Ban avec l’étiquette du prix en ostentation et des
déracinés qui cherchent, comme les blancs, de l’argent en n’écoutant plus les anciens qui meurent
avec ce qui reste d’âme. Il n’y a plus d’âme et les histoires de vie sont toujours des projections idéalisées et romancées qui in fine renforcent chez les gens leur ressentiment de ne pas posséder autant
que leurs désirs le souhaiteraient; avec notre subjectivité exacerbée, nous faisons nous-mêmes notre
propre malheur. Nous aurions intérêt, comme le disait Épicure, à avoir moins d’intérêt, avoir moins,
être moins et à limiter nos désirs à des plaisirs simples (comme boire un verre d’eau fraîche) pour moins
souffrir. On n’a plus d’espérance politique ou d’engagement humanitaire car les institutions démocratiques se sont émoussées et vidées de leur substance active : la révolution permanente. Il y a dans nos
sociétés ceux qui se renferment sur les statuts et/ou rôles d’assujettis du système, fidèles à la soumission à « n’importe qui » et qui se réfèrent à nos lambeaux d’institutions faites au départ pour le bien
des citoyens (plus d’écoles, d’hôpitaux, de services sociaux et publics, de seniories à prix raisonnable
pour les anciens, etc.).
À côté des maîtres et des esclaves modernes, il y a les désabusés qui travaillent pour faire leurs heures ; comme des zombies, ils font ce qu’on leur dit mais avec une forte résistance passive : le minimalisme, par exemple pour des enseignants (bien cassés par les grèves des années 1990) avoir des documents administratifs bien en ordre pour se protéger bureaucratiquement et être présents de corps
mais sans l’ancienne flamme de l’esprit. Parmi les désenchantés, il y a aussi tous ces militants des
années 1970-1980 qui se sont battus contre l’Apartheid, les centrales nucléaires, les missiles, etc. et qui
se sont repliés amers mais avec le souvenir d’une mémoire sociale spécifique où l’on trouvait « sous
les pavés, la plage ! » Les « baba-cool » sont retraités mais ils ont été auparavant aussi vaccinés vis-àvis de toutes les déterminations sociales injonctives émoussées naturellement comme tout processus
institutionnel. Les histoires de vie ne sont pas que l’addition de destins individualistes, c’est en fait une
anthropologie culturelle d’époques qui se succèdent. Le parcours biographique des anciens militants
du « contrôle ouvrier » a conservé enfouies dans la mémoire collective les structures cognitives d’éducation permanente (qui n’était pas la technocratique éducation continuée tout au long de la vie
avec des TIC), un mode d’action basé sur la dialectique (la praxis) et des rêveries de ce que furent
peut-être des futurs possibles de l’humanité sociale avant le tsunami américain sur les forces du mal,
cette Amérique qui pollue, joue au gendarme planétaire et ne pense qu’à l’enrichissement personnel.
Nous pouvons retenir de ces trente dernières années qu’il est sage de se laisser couler dans le courant de l’agir communicationnel et de se laisser porter par cette mémoire infra-consciente de l’action. À côté des paroles trompeuses et récupératrices, il existe une « action juste », celle que l’on sent
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qu’il faut réaliser et puis c’est tout. C’est un peu comme les gestes automatiques et rapides de l’aïkido ou encore la méditation du travail zen : on ne s’excite pas à analyser si l’on fait ou non le bon
choix mais on agit, avec l’abandon du soi dans le faire. Le savoir-faire du professionnel est signalé par
l’aisance, l’équilibre et la sérénité de l’action.
L’action passée n’est jamais neutre, c’est elle qui a construit le sens de ces générations démonétisées
du mouvement ouvrier. Du temps des marxistes (et de leurs débordements institués), le matérialisme
régnant disait que le sujet créait le sens de l’action. Nous savons aujourd’hui par des expérimentations
en psychologie sociale que c’est tout le contraire : c’est le comportement du sujet, fétu de paille ballotté et poussé par l’histoire, qui va créer son sens attitudinal et ses croyances (y compris laïques).
Le travailleur social et l’évaluation
Il n’y a pas un passage de la société moderne vers la société post-moderne comme le dit Habermas
mais une implosion lente de la modernité. Les barbares sont aux portes de Rome et le déclin du programme institutionnel n’est pas dû aux « sans-papiers » mais au fait qu’il n’y a plus assez d’énergie
sociale pour masquer les contradictions.
Nous inventons des nouveaux ghettos scolaires : après la mystification de l’enseignement professionnel (qui a enterré l’enseignement technique), voilà que surgit le baume ultime, l’enseignement par
alternance (CEFA). Après la pauvreté, il y a la nouvelle pauvreté avec des catégories sociales de plus
en plus stigmatisées (ce que l’on appelait du temps de Marx « le lumpenprolétariat ») se ventilent dans
l’exclusion : les regroupements des endettés, les exclus, les SDF, les RIS (Revenu d’insertion sociale, exminimex) et aujourd’hui, cerise sur le gâteau moisi, les sans-papiers que l’on enfermait auparavant
dans des centres fermés avec leurs enfants (comme Vottem et Steenokkerzeel). Mais les envahisseurs
sont si nombreux à présent que ce sont eux qui occupent les églises et universités pour y faire des grèves de la faim et y réclamer – de façon surréaliste – des droits auxquels ils n’ont pas droit puisque la
dignité humaine prévue dans la déclaration universelle des droits de l’homme n’a pas été retranscrite
de façon explicite dans nos lois.
Les travailleurs et intervenants sociaux sont tout aussi dévoués qu’auparavant mais la suspicion est
généralisée et les institutions sont considérées soit comme des bureaucraties rigides, soit comme des
« prés carrés » clientélistes.
Dans une évaluation, le travailleur social espère la reconnaissance de son bon travail et les marques
d’estime que nous attendons tous (il s’agirait alors d’une auto-évaluation commentée par des pairs)
et en réalité, ce sera le contraire : l’évaluation hautement subjective d’un collaborateur reposera sur
les médisances, bruits de couloir et dénonciation à la hiérarchie par le semblable, le proche ou l’ami.
Les nantis ont tout et les démunis socio-économiques ont eux des handicaps. En général, les nantis se
servent du statut et des ressources possédées comme des marquages institutionnels pour cliver la
société et mépriser les « laissés-pour-compte ». La société duale est bien là, ne fût-ce que dans la
manière de s’exprimer, dans la quantité des mots à peine « maîtrisés » par le sujet et parfois utilisés hors
de propos (babouisme). On estime le bagage des individus exclus très tôt de l’école à moins de 3000
mots à disposition dans la mémoire langagière, de 7 à 10 000 mots le vocabulaire possédé par un
sujet formé de niveau baccalauréat et peut-être aux alentours de 15 000 mots l’éventail d’un intellectuel.
Plus un individu a à sa disposition un grand nombre de mots (connaissance/ compréhension) et plus
il peut construire une argumentation complexe, logique et précise (application/analyse/synthèse), ce
qui donne à cette personne une assurance du soi et lui permet d’évoluer vers un ego réflexif et posé
et ce comportement calme et sûr de soi influencera alors le sujet vers une attitude plus sereine en lui
ouvrant un plus vaste champs des possibles.
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À l’inverse, les moins nantis intellectuellement (ce qui ne veut pas dire qu’ils sont moins ou plus intelligents) avec une faiblesse quantitative et qualitative de l’expression orale (et écrite) peuvent alors
rêver moins « loin » un éventuel projet pour une vie différente, voire même rêver une fiction compensatoire qui si elle se réalisait serait un cauchemar pour les autres, nous dit Kaufmann.
Pensons par exemple aux perspectives de vie des rebelles responsables des génocides du Rwanda
qui depuis quinze ans pillent et violent les femmes de la région de Bukavu (Congo) où ils se sont retranchés. Les maigres et sombres désirs de ces déracinés armés jusqu’aux dents en ont fait des délinquants, violeurs et tueurs dans une région de non-droit.
Les livres sont un héritage culturel, à portée de toutes les bourses, de beaucoup de sages de notre
civilisation : les formateurs d’adultes visent une réconciliation avec ce savoir possible et redoutent le
pouvoir d’un seul maître sur une conscience faible, nous appelons cela des gourous et le phénomène
est alors dit sectaire. Le renouveau religieux New Age est un chant de sirènes, une consolation facile
qui inhibe la capacité à penser par nous-mêmes.
L’ouverture de l’échiquier des chances (par l’éducation permanente) a bien existé mais la probabilité de l’utiliser encore aujourd’hui est infime car il faudrait à la fois les clés culturelles, éducationnelles
et psychologiques ainsi que le dépassement de la culpabilisation de se considérer comme le principal responsable de son propre malheur. Une détresse encore aggravée par le regard de pitié des
autres.
Ce mélange de mépris et de condescendance va faire éclater l’émotion du stigmatisé : il va exiger
de manière grossière le respect et laisser s’exprimer sa haine d’être exclu par la rage de détruire. Les
violences urbaines répondent en fait à une violence symbolique de classement social par l’argent.
Brûler des voitures dans une banlieue n’est pas un programme politique pour faire la révolution, c’est
un cri et la réponse sécuritaire de la violence d’État n’est pas digne d’une civilisation des droits de
l’homme. Il faudrait revaloriser les intervenants de terrain (éducateurs, assistants sociaux, formateurs
d’adultes...).
Le temps des révolutions sanglantes est heureusement révolu car entre le fascisme, le national-socialisme et le stalinisme, les ressemblances dans l’atrocité sont majeures par rapport aux différences
conceptuelles. L’extrême droite est aujourd’hui le réveil de cette « bête immonde » (Brecht) des
Ténèbres de la barbarie.
L’alternative est de construire à côté de cette fureur de détruire c’est-à-dire de permettre aux travailleurs sociaux de réaliser leur boulot de guérisseurs chamanistes des âmes blessées : avec les histoires
de vie, il s’agit de restituer aux autres hommes leurs projets sur la seule vie qu’ils auront en écoutant
d’abord ce qu’ils sont selon leur propre biographie.
Que peut-on faire avec la méthodologie des histoires de vie
L’histoire de vie narrative est une fonction unificatrice du soi tout au long de l’existence. On cherche
à recoller des morceaux épars et des lambeaux d’identités fluctuantes au gré de l’évolution du vécu
d’une personne (études, mariages, séparations, deuils, pertes de travail, maladies, dégénérescences,
etc.)
Les histoires de vie sont des micro-récits événementiels qui se lient en un grand récit mythique et dramatisé sous l’angle du « pas de chance » plutôt que le contraire. Nous sommes tous affamés du
regard de reconnaissance de soi par les autres, nous voulons l’approbation, l’admiration, l’amour et
cela comme un puit sans fond. Nos frustrations individuelles ont décuplé avec la liberté du « consommateur sans frontière », le projet formatif de l’intervenant est de transformer cette angoisse de l’ego-
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moi-je en d’abord une autonomie assumée du sujet et ensuite – si possible – sa responsabilisation. S’en
sortir socialement est de plus en plus difficile avec les fermetures de plus en plus serrées de la mobilité
sociale.
Les « paumés » ne peuvent plus s’inventer des projets de vie que dans une marge restreinte et
modeste et par contre la vitrine de l’ostentation brille de plus en plus ainsi que la croyance de l’idéologie de la réussite par les vertus personnelles (« quand on veut, on peut ! »), cette idéologie magnifiée désespère d’autant plus l’usager.
La méthodologie des histoires de vie était initialement une méthode qualitative de recherche en
sociologie. Dans la période des années 1970, les premiers pédagogues intervenants vont l’utiliser
comme un outil d’épanouissement personnel : il s’agit de retrouver une confiance en soi minimale
même si l’on n’a pas de diplôme ainsi que, comme outil d’émancipation sociale : il s’agit de lutter
contre les inégalités sociales dues aux inégalités économiques et culturelles.
Pour simplifier aux trois premiers fondateurs, Gaston Pineau demande simplement à une stagiaire
autodidacte (Marie-Michèle qui cosigne son premier ouvrage) de lui raconter les moments marquants de sa vie : un événement particulier ou encore un moment de son évolution structurelle
(mariage, séparation, deuil...). Henri Desroche utilise lui le bioscope : sorte de curriculum vitae où le
sujet ne doit pas se limiter aux savoirs formels mais à tout ce qu’il a appris dans sa vie aussi comme
savoirs informels (c’est-à-dire non sanctionnés par un diplôme) ; de même, il demande dans le bioscope les différents postes de travail occupés (la carrière) mais aussi les activités sociales et culturelles,
ce qui se rapproche de l’enquête conscientisante de Paulo Freire. Par exemple, le sujet pourrait se
dire : « je n’ai pas de travail et un profil peu accrocheur mais, plutôt que de pleurer sur mon sort et
me morfondre en boucle, je peux m’occuper de plus malheureux que moi ! ». Jean Vassileff lui alliant
l’approche biographique (synonyme d’histoires de vie ou encore d’autoformation) à la pédagogie
du projet cherchait au fond à aider les jeunes de la banlieue de Nantes à se construire d’abord euxmêmes en se réconciliant avec l’apprentissage et la motivation, c’est bien toujours d’autoformation
que nous parlons.
À ces trois primo fondateurs, il faut ajouter le courant français de la dynamique des groupes, des
méthodes d’éducation active et du psychodrame. Anne Ancelin-Schützenberger, disciple de Jacob
Lévy Moreno va créer le génosociogramme. Il s’agit d’un arbre généalogique où l’on va noter nos
ancêtres sur quatre générations avec leur profession mais aussi les qualités et défauts qu’on leur attribue (la famille) ou encore tel que nous les aurions « étiquetés » si nous les connaissions. Il est étonnant
de voir par exemple les liens de similitude qui rapprochent telle gynécée ou tel lignage tant du côté
maternel que paternel.
L’éthologiste Boris Cyrulnik va montrer dans ses ouvrages que la résilience (le gosse qui s’en sort malgré ses blessures existentielles) est en lien avec le fait de pardonner à nos parents. On constate en
effet une haine récurrente inconsciente vis-à-vis de nos géniteurs (reproches parfois fondés) et la
seule manière de se guérir de ce ressentiment, c’est de lâcher prise et de décider par soi-même de
mettre fin à cette colère permanente. Vincent De Gaulejac démontre lui aussi dans ses nombreux
ouvrages que l’on peut se sacrifier pour l’honneur de la famille ou au contraire qu’il y a une honte de
nos parents ou réciproquement (« depuis qu’il a fait des études, l’enfant n’est plus de notre monde, il
nous snobe ») : les loyautés familiales invisibles d’Ivan Boszormenyi-Nagy. Le grand lien est donc
conceptualisé : notre vie ne se limite pas à notre existence (naissance/mort) mais est influencée par
des déterminismes familiaux et des loyautés invisibles.
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Histoire de vie & aide sociale
Pour conclure avec cette stratégie de l’émancipation sociale
En milieu sensible, le travailleur social vise la reconstruction d’une confiance en soi. Pour le formateur
ou l’intervenant, il n’y a pas un moment vrai à identifier de façon permanente mais une aide à apporter à la prise de conscience d’un mouvement vers (... le rêve, le projet d’une autre vie, s’accepter soimême...). L’identité n’est pas dans la nostalgie du passé ni dans un bilan sec de vie se résumant à un
bilan de compétences mais dans le transport de sortie d’un moi décoloré et répétitif (névrotique),
une création de soi par et dans le mouvement de l’autoformation. La finalité est que la personne
choisisse de façon autonome sa propre réorientation de trajectoire avec des ancrages de socialisation spécifique. L’insertion sociale est prééminente sur l’insertion professionnelle.
Dire son/ses histoire(s), se raconter, c’est mettre des mots sur des images internes et les partager avec
un groupe de pairs (une socialisation), c’est rebâtir une estime de soi, une conquête sur la parole et
un bien-être intérieur qui fut dans le passé déstructuré par l’une ou l’autre situation insatisfaisante et
qui avait laissé le sujet comme mort-vivant. C’est aussi – par une catharsis émotionnelle dans un
groupe protégé – se libérer de la hiérarchisation défaitiste des images du moi anciennement mémorisées. La dynamique du groupe peut servir de caisse de reconnaissance et de consolidation de
l’identité qui se recrée, car en se racontant, elle est déjà changement.
Les travailleurs sociaux sont des utopistes, des idéalistes, qui peut-être croient en des leurres mais qui
se battent concrètement contre les injustices sociales en commençant par le changement intérieur
du sujet, sa métamorphose de consommateur en personne autonome qui se revendiquera un jour
citoyenne ou citoyen.
Comment la Liberté, l’Égalité et la Fraternité peuvent-elles guider le travail des intervenants sociaux ?
Écouter, reformuler et ne pas « donner de leçon » mais exprimer son empathie ? La question reste
ouverte...
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Lily Manni
Les crèches...
Le produit d’une histoire longue de 150 ans déjà
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Une crèche à Anderlecht (coll. Crédit communal de Belgique).
Un bref regard sur l’histoire sociale des crèches nous apprend l’évolution de ses rôles et fonctions et
nous permet de saisir les différents courants qui l’ont traversée. Dès leur création, au milieu du XIXe siècle, les crèches se voient confier explicitement un rôle de garde, avec à l’époque une fonction de
sauvegarde – sauver de la maladie et préserver la vie des petits des classes pauvres – et une fonction
économique – libérer les bras des femmes pour l’industrie en plein essor. Au fil des années d’autres
rôles leurs ont été attribués, liés à l’évolution sociale, culturelle et économique des sociétés européennes : prévention sanitaire et sociale, éducation, socialisation et même participation à la construction
de l’être humain. Ces rôles viennent s’ajouter, sans le masquer, au rôle de garde, rôle fondateur en
quelque sorte de l’institution « crèche ».
La première crèche est créée...
... en 1844 à Paris par Marbeau.
... en 1845 à Bruxelles.
... en 1849 à Liège : Abry, place des Récollets.
C’étaient des œuvres de bienfaisance dues à la charité.
À la base, un bienfaiteur qui offre un terrain, un bâtiment ; des femmes de notables de la ville, des
dames patronnesses offrent des berceaux (on retrouve quelques cartes postales montrant des berceaux sagement alignés portant chacun une plaquette avec le nom du généreux donateur) ; les
frais de fonctionnement sont assurés grâce à des campagnes où on recueille des dons lors de fêtes,
séances de prières, souscriptions, etc. De nombreuses prestations sont assurées par des bénévoles.
Il faudra attendre 1919, date de création de l’O.N.E., pour que l’État intervienne faiblement dans la
subsidiation des crèches. À Liège, c’est dès 1879 que la Ville prend la direction des trois premières
crèches et en assume toutes les charges.
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Les crèches... Le produit d’une histoire longue de 150 ans déjà
Historiquement, les crèches comme les consultations de nourrissons avaient un rôle explicite de prévention primaire : diminuer la mortalité infantile et préserver ainsi une main-d’œuvre nécessaire pour
le pays. La crèche était également un moyen de lutte contre le paupérisme en favorisant le travail
des femmes.
D. Lafontaine relève1, dans le Vade mecum du Comité Provincial des Œuvres de l’Enfance du
Hainaut :
« La consultation de nourrissons est l’instrument idéal pour obtenir une race saine et forte, espoir de
la Patrie. »
S. Bohet cite Valery Marbeau (1ère moitié du XIXe siècle)2 :
« Si vous pouvez donner à 30.000 mères la liberté de leur temps et de leurs bras, hâtez-vous ; 30.000
journées de travail ne sont pas à dédaigner. Si vous pouvez sauver la vie de 10.000 enfants, hâtezvous ; 20.000 bras de plus par an ne sont pas à dédaigner ; les bras, c’est du travail, et le travail est
le créateur de richesses. Et si vous pouvez préserver d’infirmités 10.000 enfants, hâtez-vous encore
plus, car vous aurez le double avantage de délivrer les familles et l’État de 10.000 fardeaux, 10.000
obstacles au travail, 10.000 misérables consommateurs stériles et de lui procurer en échange 10.000
bons travailleurs... ».
Consultations de nourrissons et crèches sont mises sur le même pied dans la lutte contre la mortalité
infantile et l’on compare leurs résultats en ce domaine.
À l’origine essentiellement destinées à sauver les enfants pauvres de la misère et de la mort, les crèches les prenaient totalement en charge pendant la journée : les lavaient, les habillaient, les nourrissaient et même remettaient aux parents biberons et soupes pour le soir et les week-ends. En
échange, la crèche exigeait une arrivée ponctuelle, des enfants propres. Et comme les autres
œuvres pour indigents, exigeait aussi une moralité suffisante garantie par le curé ou un notable.
Ainsi, dans un débat au Conseil Communal liégeois en 1902, un échevin déclarait : « Depuis quand
les pouvoirs publics doivent-ils accorder des faveurs car l’admission dans les crèches est une faveur
aux enfants des filles-mères et surtout aux enfants des filles dont l’inconduite devient notoire ? (...)
Vous vous apitoyez sur le sort de ces petits innocents ? Moi aussi, mais, avant de m’apitoyer sur ceuxlà, j’accorderai ma pitié aux petits enfants légitimes. N’oublions pas, Messieurs, que la famille est la
base de la société, que le mariage est une institution non seulement religieuse, mais civile, que les
pouvoirs publics ont le devoir de le défendre et de le protéger. Réservons donc les faveurs aux familles régulièrement constituées. Après elles, viendront les autres, mais après seulement ! »
Institut de puériculture de Woluwé, 1910 (coll. Crédit communal de Belgique).
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Les crèches... Le produit d’une histoire longue de 150 ans déjà
Après les années de guerre, après 1940, les crèches ont glissé d’un rôle de sauvegarde vers un rôle
de garde.
Alors que le règlement précisait : « Seuls sont admis dans les crèches, les enfants dont la mère se
trouve dans l’impossibilité de leur donner tous les soins indispensables », les crèches sont, dans les
faits, de plus en plus réservées aux enfants de mères qui travaillent.
Dans ce contexte des années 60-70, la référence c’est la mère.
Et « s’il faut garder l’enfant pendant que la maman travaille », la plupart s’accordent à penser que
la place du bébé est auprès d’elle. Les modèles d’action dans la crèche sont alors inspirés par les
recherches sur l’hospitalisme, et l’attachement. L’objectif, jamais atteint, est de remplacer la mère
par « un substitut maternel ». La conséquence est la culpabilisation et des mères et du personnel.
Par ailleurs, les traces du rôle de sauvegarde joué par les crèches restent vivaces jusqu’à une époque récente. Dans certaines crèches, jusqu’au milieu des années 80, les parents passaient leur petit,
nu, par un guichet ; ils n’avaient pas accès aux lieux de vie des enfants. La crèche était un lieu clos
où la crainte de la maladie et de la contagion était vive et inspirait bon nombre de pratiques. Par
exemple : refus des enfants ayant une température égale ou supérieure à 37°, asepsie, hygiène,
enfant-objet de soins. Il est vrai qu’avant l’apparition des antibiotiques et étant donné les conditions
de vie des populations, une épidémie de rougeole, par exemple, se soldait par la mort certaine de
nombreux nourrissons.
1970 est une date importante dans l’histoire des crèches en Belgique.
En effet, un nouveau mode de subvention des crèches, distinct de celui des pouponnières, est établi par le Ministre Namèche (A.R. du 13 février 1970) : l’aide de l’État n’est plus liée à la clientèle des
crèches (subsides par journées de présence de l’enfant de milieu modeste), mais rétribue « un personnel qualifié en nombre suffisant »...
« La crèche est désormais considérée comme un service public mis à la disposition de tous les
parents. » Nous citons ici le Rapport d’activités sur l’exercice 1970 de l’O.N.E.
Jusqu’en 1970, l’O.N.E. accordait 25 francs par jour et pour chaque enfant issu d’une famille dont le
revenu annuel était égal ou inférieur à 125.000 francs (pour les autres, rien).
À partir de 1970, en Belgique, les crèches se multiplient, de nouvelles couches de population les fréquentent.
À partir des années 70, au niveau européen, on voit se dessiner différents mouvements revendicatifs
et culturels en faveur des crèches.
- Le mouvement ouvrier revendique que soient reconnus aux femmes les droits d’accès au travail et
de rémunération identiques à ceux des hommes; les crèches devraient permettre aux femmes de
remplir leur rôle social qui n’est plus limité à la famille.
- Le mouvement étudiant – mai 1968 en France, 1969 en Belgique – suscite la création de crèches
sauvages (première crèche sauvage : la Sorbonne) pour permettre aux femmes de participer aux
luttes. Une réflexion intense se développe sur l’éducation des jeunes enfants où la psychanalyse,
mais aussi les pédagogues de l’éducation nouvelle et l’avant-garde (SUMMERHILL...)3 entrent dans
le champ de référence de l’éducation du jeune enfant. Ceci se manifeste notamment dans les
Boutiques d’enfant les kinderlädern en R.F.A.4
- Le mouvement des femmes : les femmes voient dans la crèche un instrument de leur libération.
Elles considèrent la crèche comme un lieu de vie où s’expérimentent d’autres relations adultesenfants, enfants-enfants...
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Les crèches... Le produit d’une histoire longue de 150 ans déjà
Ce triple mouvement suscite des exigences qualitatives et ouvre la réflexion sur l’éducation du jeune
enfant en collectivité. Si ce mouvement est très vif dans certains pays, en France, dans certaines
régions d’Italie... il est lent à se développer en Belgique.
Pour la Belgique, on pourrait dire que petit à petit les crèches ont été investies d’un rôle éducatif traversé, au moins, par deux grandes tendances :
- d’une part, une tendance à la scolarisation à travers laquelle spécialistes, enseignants et personnel de la petite enfance ont revendiqué que la crèche exerce un rôle éducatif pour échapper à
une image (et une réalité) trop hygiénico-sanitaire ;
- d’autre part, une tendance concevant la crèche comme lieu de compensation des handicaps
socio-culturels.
Ainsi, dès le début des années 1980, les crèches se voient confier un rôle de prévention sociale :
accueil d’enfants porteurs de handicaps, d’enfants victimes ou à risque de maltraitance ou encore
d’enfants de familles quart monde.
Mais la conception de la crèche comme lieu éducatif est désormais résolument encrée, associée à
l’idée de qualité. Fin des années 90 en Communauté française, la législation prévoit un code de qualité auquel les structures d’accueil de l’enfance doivent se conformer. Dans ce cadre il est prévu que
chaque milieu d’accueil présente son projet d’établissement en ce compris son projet éducatif. Pour
stimuler et soutenir cette démarche un document ressource « Accueillir les tout-petits. Oser la qualité », est élaboré par un collectif de praticiens et de chercheurs et est accessible à tous sur le site
Internet de l’Office de la Naissance et de l’Enfance. Ce référentiel psychopédagogique spécifique
aux 0-3 ans propose un cadre tant éthique, scientifique que pratique pour élaborer et mettre en
œuvre des pratiques éducatives de qualité aux seins des différents milieux d’accueil 0-3 ans. Dans ce
document, où la crèche est située comme partenaire des parents dans l’éducation de leur enfant,
une nouvelle mission émerge : participation à la construction d’un être humain. Notons que ceci est
spécifique à le Communauté Française de Belgique.
D. LAFONTAINE, « Maternité et petite enfance dans le bassin industriel liégeois » in La garde des enfants en milieu populaire
de 1830 à 1940, recherche coordonnée par M.-L. CARELS et G. MANNI, (à paraître).
2
S. BOHET, « Les crèches » in La garde des enfants en milieu populaire de 1830 à 1940, op. cit.
3
A.S. NEILL, Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspero, 1977.
4
K. SADOUN, V. SCHMIDT, E. SCHUTTZE, Les boutiques d'enfants de Berlin, Paris, Maspero, 1972.
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(Coll. Crédit communal de Belgique.)
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Jean Marie Lange
À propos de Castoriadis et de la démocratie
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« Ce qui fait la Grèce, ce n’est pas la mesure et l’harmonie, ni une évidence de
la vérité comme “dévoilement”. Ce qui fait la Grèce, c’est la question du nonsens, ou du non-être. » (C. Castoriadis)1...
... Ce que les bouddhistes appellent la vacuité ou le néant.
Le mythe
Le philosophe Castoriadis imagine la société comme un ensemble à la fois rationnel et imaginaire.
Dans sa pensée, la logique « ensembliste-identitaire » instrumentale constitue la structure formelle. Au
structuralisme avec des dichotomies A/non A, des oppositions binaires (cru/cuit, libéralisme/utopisme,
bien/mal, etc.), le penseur oppose le monde de la dialectique d’Héraclite où il n’y a pas de « ... ou...
ou bien... » mais à la fois une chose et son contraire, à la fois l’être et le non être, le rationnel structuré
et l’imaginaire créatif.
Le mythe – qui n’est pas à confondre avec l’inconscient freudien – est une formation de l’imaginaire
social qui peut être lu à une pluralité de niveaux différents et dans un sens comme dans l’autre.
Autrement dit, au-delà de la rationalité rassurante et des oppositions binaires du genre nature/culture
ou permis/interdit, il y a un « magma » de significations du monde reposant – à l’instar des mythes
grecs – sur un non sens, un fond d’a-sensé (l’abîme) pénétrant partout le sens. Il n’existe pas de lois
sociales valables une fois pour toutes. C’est sur le fond nourricier de l’imaginaire social que se créeront la philosophie et la démocratie.
Quelles sont les validités de notre sphère culturelle socio-historique ? La science d’aujourd’hui n’estelle pas aussi instituée que les croyances archaïques ? Comment avoir des preuves sur la validité d’un
énoncé ? Peras, c’est la limite, l’achèvement, un terme grec proche de pera : l’expérience, le savoir,
le connaître. Nous apprenons par l’expérience de vie que nous ne pouvons pas accepter une idée
si auparavant on ne l’a pas mise soi-même en question.
Les mythes créent des significations aux portées contradictoires telles la science et la magie, l’oligarchie et la démocratie, les psychologues et les chamans, la culture de la forêt et la culture de la mondialisation économique, etc. Le socio-historique se crée à chaque fois particulier à partir de prémisses qui le dépassent. Les hommes ont inventé la production d’étincelles en frottant deux silex mais ils
n’ont pas pour autant crée le feu. Les sociétés sont créées par les hommes mais non l’organisation de
la nature, quelle que soit la culture qui va se développer.
Nous pouvons aussi transposer le mythe au niveau des idées et souligner que l’abîme chaos est la
condition effective de toutes les formes possibles à venir. Il y a deux lectures au terme chaos, celle qui
évoque le vide et celle de la soupe indifférenciée porteuse des différenciations ultérieures. Il s’agit
pour la première interprétation de l’infini et pour la seconde de l’indéterminé, de l’inconnaissable.
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À propos de Castoriadis et de la démocratie
Lorsque Anaximandre (école ionienne 610-547 av. J.C.) oppose le fini peras à l’infini apeiron, il place
l’indéterminé comme principe de toute chose (l’arkhe), l’élément primordial indifférencié que l’on ne
peut connaître (et qui ne doit pas nécessairement être une divinité anthropomorphique transcendante soucieuse de nos petits bobos).
L’apeiron est la cause de la naissance et de la corruption de tout, une sorte de réservoir de la matière
d’où sortiraient et reviendraient tous les phénomènes et entités.
Pour le mythe grec, le monde sort du chaos et la vie en elle-même est un excès (une hubris). L’hubris
est la rage de la transgression, la folie de l’existence de l’homme (l’autonomie) auquel s’oppose la
dike (justice) qui est selon Sophocle la « passion instituante », le niveau sociopolitique de la démocratie (l’autogestion). Nous souhaiterions que l’ordre du monde ait un sens en harmonie avec nos aspirations religieuses, qu’il y ait une direction univoque et à la place, il y a une dialectique.
« Les individus et la collectivité ont à l’égard de ce qui est pour eux le divin ou le sacré une attitude
qui ne relève pas de la représentation pure et simple. Il y a bien entendu toujours cet ensemble de
représentations qui constitue la part dicible et descriptible d’une religion ; mais il y a aussi un mode
d’être du sujet religieux à l’égard de ce que ces représentations, précisément, sont censées représenter, qui est de l’ordre de l’affect : c’est une réalité fondamentale pour toute religion. On prétend ainsi
identifier les sociétés autres que celles de l’observateur à un ensemble de forces productives et de
superstructures, à des systèmes de représentations – donc à ce qui peut être dit, décrit, et dans le cas
des structuralistes, rangé dans un tableau avec des oppositions oui/non, droite/gauche, etc. C’est
outrageusement faux : une société, c’est – bien entendu aussi à travers ses représentations – une
façon de vivre le monde et de créer son propre temps, éventuellement de détruire le monde.2 »
Les institutions
Les relations de pouvoir inscrites dans l’inconscient de l’homme feront dans la société l’objet d’une
mainmise par certains individus sous le couvert d’une rationalité et d’une légitimité institutionnelle de
la loi du plus fort, de l’exploitation de l’homme par l’homme, ces gens qui veulent à tout prix conserver le pouvoir et que l’on nomme institués de l’institution.
Toute société est construite sur une logique structurale et instrumentale mais elle comprend aussi une
part d’imaginaire social. Nous ne saurions pas vivre ensemble entre êtres humains sans règles ni lois,
mais le phénomène démocratique consiste justement en la mise en question permanente des lois
monopolisées par l’institué et ses servants (politiciens, magistrats et gendarmes).
Le monde (cosmos) s’est construit sur l’indéterminé (apeiron) et retournera au chaos. Toutes les organisations sociales sont relatives à l’époque donnée mais leur mise en question également : autrement
dit, il est nécessaire de relativiser aussi toutes les révolutions.
Les frères s’unirent pour tuer le père (pas nécessairement du patrilignage mais plutôt le leader qui
s’accapare les richesses de la tribu) et constituer une société d’égaux. Le problème de cette poussée instituante, c’est que tôt ou tard, après la révolution, se fera la normalisation (institutionnalisation)
puis un des frères – plus avide de pouvoir – prendra à son tour le contrôle de l’institution en devenant
lui-même le père institué. Fidel Castro, Mao Zedong, Vancau et bien d’autres nous en montrent le processus historique.
Donc s’il est sain de résister à tout pouvoir qui s’impose, il est tout aussi saint et Esprit de ne pas croire
que « Dieu est avec nous », autrement dit comme pour Iznogoud, d’admettre qu’une partie de nousmême veut devenir Calife à la place du Calife.
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À propos de Castoriadis et de la démocratie
Il nous faut donc mettre en question l’apparente rationalité du discours institué (les programmes et
plans d’avenir) mais aussi nos propres contestations. C’est bien pourquoi la non violence radicale doit
animer tous les mouvements instituants. Mourir pour des idées est stupide d’autant plus que celles-ci
seront périmées pour la prochaine génération. Un seul tué est toujours un mort de trop que ce soit
contre l’avènement du goulag ou pour la lutte de l’Amérique contre les forces du mal (qui sont en
vrac le Nicaragua, le Panama, l’île de la Grenade, le Vietnam, la Corée, l’Iran, l’Afghanistan, l’Irak et
le Grand Duché du Luxembourg).
La représentation socialement validée du monde n’est pas le monde, la carte n’est pas le territoire et
l’image « qui apparaît » sur CNN mais « ce qui est » (c’est-à-dire la souffrance vécue des victimes).
Peu importe les factions politiques et autres croyances au jihad, aux dieux et aux bonnes raisons,
même la sainte « opinion publique » et les sondages ne garantissent rien de la vérité. Le nomos est la
loi posée par l’institué au nom des valeurs et de la culture de la tribu, mais c’est toujours une
opinion/point de vue qui ne justifiera jamais une guerre tribale.
La résistance au fascisme
« Allah Akbar ! Il faut tuer les infidèles ! », voilà un discours moyenâgeux dominateur qu’il y a moins de
200 ans les Chrétiens tenaient encore vis-à-vis de nous-mêmes les mécréants. L’imbécillité profonde
de cette haine de la différence (liberté de pensée) qui se fonde sur une soi-disant tradition sacrée est
telle qu’elle alimente en retour une bêtise réactionnelle tout aussi barbare, un racisme viscéral qui rassemble l’électorat du Vlaams Blok et le Front national fasciste en Wallonie.
Comme du temps du nazisme, il y a une alliance simplificatrice pour rejeter pêle-mêle tous les étrangers (particulièrement les Marocains à Anvers et Bruxelles) qui viennent chez nous avec un taux significatif de petites délinquances et utilisent nos écoles gratuites avec incivilités mais ainsi les politiciens
affairistes qui étalent leur cynisme en ne se cachant plus pour faire de leur mission au service de la
collectivité un détournement lucratif à transmettre à leur progéniture (népotisme) comme les autres
despotes de l’histoire mais en déclarant – la main sur le cœur – aux médias inféodés qu’ils ne comprennent pas cette montée de l’extrême-droite.
Il y a le chaos et le non sens de l’apeiron qui fait que depuis des millénaires sans le conscientiser, les
humains se forgent des institutions pour exorciser la mort et l’abîme. Lorsque l’on habille l’abîme d’une
structure transcendante qui parle, alors ce n’est plus un grand vide angoissant. Les chrétiens comme
les musulmans et pour un temps les marxistes en sont toujours restés là. Notons toutefois que la dernière croyance, le libéralisme, lui ne peut pas être assimilé à une croyance de consolation et/ou à un
sauveur puisqu’il n’a pas d’autre doctrine (derrière Dieu et Bush) que l’exploitation barbare de ses
semblables moins nantis (il tue tous les jours dans le tiers-monde par les lois du marché que l’on
appelle là-bas « des famines dues à des guerres tribales ») et à la destruction irréversible de la planète
en refusant les accords climatiques et en achetant le droit de polluer aux peuples les plus pauvres.
Le mouvement démocratique ne consiste pas à remplacer une croyance par une autre (par exemple dans notre modernité le profond dégoût de tous pour cette mondialisation néolibérale d’inspiration américaine) mais à maintenir une position de résistance vis-à-vis de n’importe quel institué. Une
mise en question permanente de l’institué est en soi une volonté constante de transformation de l’institution. Que l’on soit consommateur individualiste, requin néolibéral, nostalgique du rêve marxiste,
conservateur judéo-chrétien ou abonné au courrier de l’ego de la psychanalyse n’y change rien...
car il n’y a rien !
Au niveau des significations-représentations multiples des mythes, notons que le Tartare semble être
proche du chaos. Dans ce non lieu du Tartare aux bourrasques sans fin, où il y a des pourritures et des
moisissures, dans l’abîme sans fond, la terre plonge ses racines de tout ce qui existe. C’est une belle
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À propos de Castoriadis et de la démocratie
allégorie du terreau, substrat de matières organiques en décomposition sur lequel poussent les fleurs.
Ce qui différencie le projet grec de démocratie du bouddhisme par exemple, c’est que, dans la philosophie orientale, puisque tout n’est qu’illusion, il ne sert à rien d’agir (Wu-Wei)... donc laissons faire
l’injustice courante.
La philosophie bouddhiste est très intéressante dans sa dimension psychologique de se détacher de
nos tracas, mesquineries et culpabilité judéo-chrétienne mais est paradoxale dans sa conclusion du
non-agir. Bien sûr, la reconnaissance de l’abîme, c’est aussi la reconnaissance que l’apparence n’est
que l’apparence et/ou que l’opinion publique n’est qu’opinion mais la folie de Prométhée et des
Grecs, c’est justement d’opposer à une attitude contemplative un comportement de lutte, d’affronter l’abîme et d’agir pour l’humanité car même s’il n’y a pas de sens, il y a existence et souffrance.
La désespérance mais le combat
La lutte du demos contre toutes les formes instituées du pouvoir, c’est aussi une lutte contre l’inertie
de la tradition en dévoilant que la tradition d’une politique représentative est un leurre et que l’on
pourrait restaurer cette philosophie antique de la participation démocratique en tirant au sort – sur
l’agora – quelques citoyens pour représenter les autres dans un mandat limité (par exemple le jury
d’assisse de l’affaire Dutroux).
L’agora est un espace public et commun ouvert à tous où le demos doit pouvoir discuter du logos de
l’institué pour le soumettre à la critique de tous et le contrôler. « [...] Il suffit qu’un seul homme soit laissé
dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ; aussi longtemps qu’il y a un homme
dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine.3 » Le projet grec, c’est
l’autolimitation aussi bien de l’individu (qu’il soit consommateur ou politicien) que du collectif : « le
demos doit se battre pour la loi encore plus que pour les murailles de la ville », dit Héraclite (fin du Vie
siècle av. J.C.). Le terme loi ne doit pas être compris dans son dévoiement singulier (comme par
exemple la loi sur la limitation de vitesse sur autoroute) mais dans un sens d’universalité pour l’intérêt
de l’humanité entière, l’intérêt pour la vie et les mœurs de tous les habitants de la planète et non pour
une tribu donnée selon ses normes historiques.
Il y a toujours une auto-institution permanente de la société et il n’y aura jamais de représentation
réelle et définitive du monde et de l’existence, juste celle certaine du non-sens et de la diké (la justice de la mort) qui assure la destruction des mondes le temps venu (pour les Aztèques, nous sommes
dans le cinquième monde après donc quatre cataclysmes planétaires).
L’autolimitation est spatiotemporelle, les civilisations meurent et même un Reich de 1000 ans est
impossible. Le pouvoir social ne peut être confisqué par une seule personne ou par une catégorie
économique particulière car il appartient à tous et à personne, de même pour l’accumulation d’argent (que ce soit Bill Gates, la Reine d’Angleterre ou ma vieille mère) que l’on ne peut emporter dans
son cercueil.
Marx s’est centré sur le travail mais celui-ci n’est en fait qu’une institution parmi d’autres ; en effet, il
existe des peuples sans travail4. Le pouvoir doit être démythifié et désacralisé, l’humain est un instituant faisant partie d’une communauté instituée qui s’auto-institue en changeant ses lois selon la participation citoyenne ou non.
Le concept « dialectique » a été récupéré et trituré par Hegel d’abord, Marx et Mao ensuite pour en
faire une sorte d’apologie consolante, dit Gurvitch5. Cependant, si nous faisons retour à Héraclite et
aux penseurs présocratiques en général, la dialectique et le Tartare sont des manières de penser très
intéressantes car elles ouvrent nos horizons étriqués.
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À propos de Castoriadis et de la démocratie
Là où les Grecs et le Bouddha font une découverte majeure, c’est bien dans ce cœur « qu’une chose
porte en elle son propre contraire » et que la lecture superficielle conflictuelle d’une opposition en
paire doit être dépassée dans un méta point de vue qui englobe les contraires, dit aussi Morin. En
effet, il n’y a pas à choisir entre l’être et le non-être, entre le conscient et l’inconscient, entre le chaos
du Tartare et le cosmos, entre l’hubris et la diké, entre le samsara (l’existence) et le nirvana (néant) ou
encore entre le sens (les pseudo-faits) et le non sens (l’imaginaire) car ces paires coexistent « ensemble » comme le diable et le bon dieu et nier un des éléments revient en fait à en dissoudre l’autre.
« L’opposition de l’au-delà et de l’ici n’est pas pertinente, et on n’entre pas dans le nirvana comme
dans un lieu ou dans une période... Le nirvana est la guérison de tous les tourments suscités par le désir
– sans qu’il y ait à distinguer, comme le fit la tradition occidentale, entre les désirs corporels, suscitant
des passions qui égarent et, d’autre part, un désir rationnel, celui qui anime la construction des systèmes conceptuels – les métaphysiques comme les sciences. Le bouddhisme nous paraît donc thérapeutique et pragmatique : tout y est subordonné à la cessation de la souffrance. Si l’exercice de la
métaphysique y contribuait, il serait recommandé. Or cet exercice est inutile. Donc il est nuisible. Il
n’est pas mauvais absolument (l’idée d’un mal absolu n’a rien de bouddhique) mais relativement6. »
La différence entre le bouddhisme et la pensée des Grecs anciens est dans une perspective stratégique, l’agir ou le non agir, et non dans le fondement « principiel » car pour les deux courants existent
le non existant qu’on l’appelle nirvana/vacuité ou tartare/chaos. Pour les bouddhistes, puisqu’il n’y a
rien, autant ne rien faire sinon de bien vivre l’instant et pour les Grecs de l’Illiade (notamment) savoir
que même si l’après-vie est un cauchemar, il est toutefois important de combattre pour ne pas vivre
de petitesses et d’ennui.
Les deux approches – à l’aune de l’évolution de la terre et de l’univers – ne sont que des broutilles de
fourmis mais visent toutes les deux par un comportement à sortir de la souffrance, l’une par la méditation et/ou contemplation et l’autre par l’action. Faut-il vraiment choisir ? Mise à part les premières
versions du bouddhisme appelées « petit véhicule » où le saint arhat se retire dans un monastère pour
contempler son nombril et se « sauver » en laissant souffrir les non instruits, je pense qu’il n’y a pas de
réelle contradiction lorsque l’on envisage le « deuxième véhicule » et le bodhisattva7, tout particulièrement dans le zen social vietnamien de Thich Nhat Hanh8, c’est-à-dire à la fois méditer et agir... de
façon non violente.
La différence sensible est dans l’éthique, il ne s’agit pas de réinventer l’espoir et la foi après la désespérance, comme le développe si bien André Comte-Sponville9, mais d’agir par solidarité avec les
exploités (encore une croyance pourrait-on dire ?), non plus dans l’optique d’une lutte des classes
sanglantes où les tués s’accumulent mais dans la perspective d’éviter un retour de cette barbarie
que nos parents ont connue. Que ce soit le fascisme brun ou le stalinisme rouge, on s’en fout, l’important est de lutter contre les extrêmes qui dans notre modernité s’expriment par l’extrême-droite raciste
et l’extrémisme religieux islamique et dont les braves gens du Sud comme du Nord sont les victimes.
Peu importe donc que l’on s’habille selon la mode de ces vieux contemporains que sont Héraclite
(550-480) et le Bouddha Sakyyamuni (v. 525) car ils nous indiquent tous les deux la voie du milieu : celle
du sourire et de la vie qui se vit et non sévit.
Application politique du mythe grec
Cronos a renversé Ouranos, comme Zeus a renversé Cronos et un jour viendra où Zeus lui-même sera
renversé, c’est-à-dire l’institué de l’époque.
S’il n’y avait pas eu des résistants lors de l’occupation nazie, le Troisième Reich de 1000 ans serait
encore là. Mais il aurait été plus efficace d’empêcher le fascisme de s’installer ? Aujourd’hui tout le
monde a peur du retour de « la bête immonde » (Brecht), cependant c’est malgré tout la bébête qui
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À propos de Castoriadis et de la démocratie
monte mais sous une autre forme, ce n’est plus le bruit des bottes mais le silence des pantoufles, que
ce soit les extrémistes du Blok à Anvers ou du FN en Wallonie et de Le Pen en France.
« Le totalitarisme est un système social-historique à la fois proprement délirant et fortement investi d’un
affect qu’il faut décrire comme tel : dans le cas du nazisme, un affect de victoire qui s’inverse immédiatement et visiblement en un désir de mort et de destruction de l’autre... Tout cela, d’évidence,
s’applique aussi aux religions10. »
Les cordons sanitaires n’y changeront rien tant que l’on ne s’attaque pas à l’institué en place, c’està-dire au fonctionnement du système politique particratique cause directe du phénomène de rejet
du citoyen qui – par dégoût et analyse sommaire – vote pour les « Messieurs Propre » qui vont nettoyer
le clientélisme politique et la corruption du piston.
Pourtant il est encore temps de se lever de son fauteuil et de la vie virtuelle de la télévision pour se
retransformer de consommateur en personne conscientisée. Des personnes capables de s’associer
dans une solidarité responsable pour crier « non ! » aux responsables permanents de l’institué et le
secouer ainsi suffisamment pour qu’il pense à négocier pour un enjeu planétaire : la démocratie.
L’histoire est création de formes totales de vie humaine, des sociétés instituées à partir desquelles les
nouveaux humains construisent de nouvelles formes de monde, de nouvelles sociétés instituantes.
La polis des hommes est un changement radical d’avec la loi transcendante qui fait que ce qui est
juste ou non est déjà écrit et d’essence divine. Athènes, c’est l’autocréation de la démocratie : on
est libre et on peut s’engager dans des projets mais on n’est jamais maître de leurs conséquences.
Aristote (383-323) réfute Platon (427-347) car pour lui, la démocratie est, de tous les régimes réalisables, le moins mauvais. Les hommes sont auteurs et responsables de leur loi, d’où l’autolimitation de
la collectivité pour mettre des freins – en principe – aux débordements capitalistes de ses propres activités. Pour arriver à la fraternité, il faut d’abord limiter la liberté par la loi de la loi, la norme de la norme
qui fera respecter l’égalité. Lorsque la démocratie dégénère et s’effondre sous la loi du marché, c’est
le retour à la barbarie des seigneurs de guerre. On n’a nul besoin d’OGM pour les végétaux ni d’hormones de croissance pour les bestiaux qui sont stockés dans les pays riches, on a besoin d’une solidarité planétaire pour mieux répartir les richesses et contrôler la pollution effrénée des seigneurs de l’argent.
Nous ne pouvons pas être objectifs, nos choix y compris de recherches scientifiques dépendent de
nos présupposés et de nos interprétations : celles-ci peuvent être diamétralement opposées entre
néocapitalistes et néo-marxistes par exemple, nous disent les chantres de l’épistémologie critique
comme Ricoeur, Habermas et Castoriadis.
Mais les bases de la démocratie s’opposent au fonctionnement oligarchique actuel qui a confisqué
le concept « démocratie ». On ne peut pas dire « un homme = une voix » et à la fois fonctionner avec
une complicité politicienne à la solde de quelques nantis qui s’approprient les ressources naturelles et
déclarent les guerres qui leur rapportent.
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À propos de Castoriadis et de la démocratie
Notes
C. Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D’Homère à Héraclite, séminaires 1982-1983, La création humaine II, Paris, Seuil, 2004,
p.278.
2
C. Castoriadis, ibid., p. 126-127.
3
Charles Péguy, De Jean Coste (1905), Paris, Gallimard, 1937, p. 32.
4
« Les peuples primitifs persévèrent dans leur quête de valeurs d’usage toujours liées à un échange à des fins de consommation, et donc à une production à des fins d’approvisionnement. Sous ce rapport, leur antithèse théorique est l’entrepreneur bourgeois en quête de valeur d’échange. » Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1978, p. 127.
5
« Il faut reconnaître carrément que toutes les dialectiques historiquement connues, même les plus concrètes (celles de
Proudhon et de Marx), n’ont pas évité de devenir des dialectiques consolantes et apologétiques, qu’elles soient ascendantes ou descendantes, positives ou négatives. Elles ont toutes été domestiquées, à différents degrés il est vrai, par des points
de vue dogmatiques, acceptés d’avance. » (Georges Gurvitch, Dialectique et sociologie, Paris, Flammarion, 1977, p.19).
6
Roger-Pol Droit, Le culte du néant. Les philosophes et le Bouddha, Paris, Points, 2004.
7
Le bodhisattva est un être de compassion qui continue à se réincarner dans le cycle des existences (samsasa) et donc qui
renonce à la libération définitive pour sauver l’ensemble des créatures.
8
« En 1966, lors d’une marche pour la paix à Philadelphie, un journaliste m’a demandé si j’étais du Nord ou du Sud Vietnam.
Si j’avais dit que j’étais du Nord, il aurait pensé que j’étais pro-communiste, et si j’avais dit que j’étais du Sud, il aurait pensé
que j’étais pro-Américain. Alors je lui ai dit : “je suis du centre”. Je voulais l’aider à se défaire de ses notions et à trouver la
réalité qui était juste devant lui. C’est le langage du zen. » (Thich Nhat Hanh, Le cœur des enseignements du Bouddha, Paris,
La Table Ronde, 2000, p. 76).
9
« Non pas réprimer l’ego mais l’étendre au point de le dissoudre. Non le fermer mais l’ouvrir. Non l’humilier mais l’épanouir.
Non le haïr, mais le consumer dans un amour plus vaste. C’est ce que l’enfant ne sait pas faire, c’est ce que le méchant ne
sait pas faire, et il est aussi vain d’en vouloir à celui-ci qu’à celui-là. Plutôt l’action lucide et sereine. Faut-il pour combattre
le racisme, haïr aussi ses partisans et opposer la haine à la haine ? » (André Comte-Sponville, De l’autre côté du désespoir.
Introduction à la pensée de Svâmi Prajnânpad, Paris, L’Originel, 1997, p. 104).
10
C. Castoriadis, op. cit., p. 127.
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Danièle Massoz*
L’école primaire de mes rêves
www.ihoes.be
Préambule (par Micheline Zanatta)
L’Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale trouve beaucoup d’intérêt à la question des choix
de pédagogie, alors que l’instruction continue d’être un enjeu capital pour les catégories sociales
modestes. Nous possédons d’ailleurs dans nos collections des archives liées à certaines expériences
pédagogiques.
Ainsi, la revue Recherches pédagogiques, éditée dans les années 1930 par le Personnel enseignant
socialiste de Liège sous la direction de Théo Dejace, développe les idées et initiatives de ce groupe
en rapport avec la pédagogie Freinet. De même, un autre fonds rassemble des archives du groupe
de pédagogie d’Angleur qui, en compagnie d’Andrea Jadoulle, de la Centrale du personnel enseignant et du laboratoire de psychologie, a mené des expériences pédagogiques liées à la méthode
Decroly.
Il y a plus ou moins 100 ans...
Le début du XXe siècle en Europe fut marqué par de nombreuses expériences en matière d’éducation, que ce soit à Bruxelles avec la fameuse « méthode Decroly » ou à Rome avec la pédagogie
développée par Maria Montessori, en passant par les « écoles Waldorf » en Allemagne, la classe primaire de Freinet à Bar-sur-Loup dans les Alpes maritimes, l’expérience pédagogique conduite à Iéna
en Allemagne…
Dans une large mesure, toutes ces expériences du siècle passé sont encore d’actualité de nos jours…
À tel point qu’il serait dommage de ne pas en prendre de la graine pour développer de nouveaux
systèmes éducatifs.
Le présent article est donc divisé en deux parties qui se recoupent : la première (ci-dessous) reprend
de manière succincte diverses méthodes ou pédagogies développées au siècle dernier. Quant à la
seconde partie, elle s’inspire de ces méthodes pour construire ce qui correspond à « l’école primaire
de mes rêves »…
Ovide Decroly (1871-1932), médecin belge, fonde en 1901 à Bruxelles, un institut d’enseignement spécial où « tous les pensionnaires se révèlent capables de réaliser des progrès suffisants pour que
Decroly (...) puisse affirmer leur éducabilité et même une éducabilité de nature identique à celle des
enfants normaux, au rythme et aux limites près. Il aura bientôt l’occasion de le démontrer. En 1907,
des parents attentifs aux travaux de Decroly lui demandent d’accueillir leurs enfants tout à fait normaux, sept garçons et filles de tous âges, dans une seconde école ; c’est le célèbre « Ermitage », en
plein coeur de la ville, mais qui fut transféré en 1927 dans un quartier à la fois rustique et forestier de
la proche banlieue bruxelloise. » Il y développe un principe : « l’école dans la vie », le mot « vie »
ayant différents sens. « Dans un premier sens, une vie d’homme ou de femme est la part de bonheur
et de réalisation de soi réservée à chaque individu, ou, au contraire, sa détresse existentielle. (...) Dans
un deuxième sens, il faut se rappeler que l’enfant est un être vivant, au sens biologique du terme ; il
* Maître-assistant au Département primaire de la Catégorie pédagogique de la Haute École de la Ville de Liège et professeur de pédagogie à l’Institut de Formation continuée de la Ville de Liège, responsable de formations continuées aux pédagogies actives dans l’enseignement fondamental et l’enseignement secondaire.
Promotrice du projet de création de l’école fondamentale communale « Naniot » (pédagogie Freinet) à Liège, membre du
« Conseil pour les écoles alternatives de Liège », membre du Comité d’accompagnement de l’école fondamentale
Belleflamme (école du Groupe scolaire Arnould Clausse), membre du Comité d’Accompagnement du Lycée communal
Léonie de Waha (pédagogies actives) à Liège
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L’école primaire de mes rêves
a un corps, des sens, des besoins physiques et affectifs. Avant d’être un penseur penché sur son livre
et son crayon, il est un être en pleine croissance dont le développement moteur exige une intense
activité pratique. (...) Dans un troisième sens, presque écologique, la vie se construit dans les échanges avec le milieu. (...) Dans un quatrième sens, particulièrement cher à Decroly, on trouve l’appartenance de l’homme à la chaîne du vivant. En associant les étapes de la croissance à des milieux de
plus en plus complexes, de la nature à la grande ville moderne, l’éducation plonge l’enfant dans le
flux de la vie et dans l’évolution même de son espèce. (...) Et dans la dernière acception du mot vie,
on retrouve le rôle politique et social que chacun pourra soit subir passivement, soit assumer volontairement. »1
Maria Montessori(1870-1952), première femme médecin italienne, vit « une expérience décisive lorsque, observant un jeune enfant dans une école, elle le voit tellement concentré sur une activité, sur
une tâche qui consiste simplement à remplir et vider des cylindres qu’elle comprend que le rapport
au monde de l’enfant est un rapport par lequel l’enfant veut apprendre du monde et non le modeler. »2 « C’est cela qu’il faut reproduire à l’école parce que c’est cela qui permet à l’enfant d’« absorber » le monde à travers cette « absorption » de construire à la fois son intelligence et sa personnalité. »3 Elle crée en 1907 la « Maison de l’enfant » dans un quartier pauvre de Rome où elle élabore
un vrai système pédagogique cohérent autour de principes fondamentaux : donner aux enfants un
cadre sécurisant, leur permettant de faire la paix avec eux-mêmes, de les aider à se concentrer sur
des objets, de se dégager de leur tumulte intérieur pour être disponibles à des connaissances qu’ils
construisent progressivement. »4. Maria Montessori a une devise « Aide-moi à le faire seul » qui est la
base d’une véritable pédagogie de l’autonomie développée dans l’éducation et par l’action de
l’enseignant.
Rudolph Steiner (1861-1925), philosophe croate, est le fondateur du mouvement anthroposophique
qui trouve des applications dans de nombreux domaines : l’éducation, la médecine, l’agriculture,
l’architecture... Il met en pratique ses idées sur l’éducation dans une nouvelle école inaugurée le 7
septembre 1919 pour 256 élèves, issus essentiellement de familles ouvrières travaillant à la fabrique de
cigarettes Waldorf-Astoria de Stuttgart (Allemagne). Il s’agit de la première « Libre École Waldorf »,
établissement d’éducation mixte du primaire et du secondaire. À la base « se trouve la conception
que chaque être humain est corps (dimension physique), âme (dimension psychique) et esprit
(dimension spirituelle). (...) Il importe donc que l’éducation donne une nourriture appropriée à l’enfant, à chaque âge, du point de vue de ces trois dimensions. »5
Célestin Freinet (1896-1966), instituteur français, est nommé, en 1920, instituteur adjoint dans une école
à deux classes à Bar-sur-Loup dans les Alpes maritimes. « C’est sans doute son expérience de la
guerre 14-18 qui fait basculer Freinet vers la quête tenace d’alternatives professionnelles, politiques et
culturelles. (...) Il s’inscrit en effet dans la dynamique de ceux des anciens combattants qui dénoncent
la guerre et contestent l’ordre établi. »6 Les aspects majeurs de la pédagogie Freinet sont « l’école
doit être l’école du peuple » avec « la très grande permanence dans le refus de la scolastique et
l’action militante en faveur de situations scolaires qui aient du sens pour la totalité des élèves, des pratiques scolaires qui invitent à des savoir-faire autant qu’à des savoirs, la volonté d’une éducation du
travail »7. On y trouve également une place importante accordée au tâtonnement expérimental,
aux méthodes naturelles, à la libre expression... L’école doit aussi être centrée sur l’enfant, membre
de la communauté et sujet social. Les trois grands principes à la base de la pédagogie Freinet sont
« le matérialisme pédagogique (ce qui transforme le climat de la classe, ce sont d’abord les outils et
les techniques qu’on y introduit), la vie coopérative avec son conseil de coopérative et la personnalisation des apprentissages (le travail formateur a lieu quand l’enfant organise et conduit ses propres
recherches). »8 Quelques maximes illustrent bien la pédagogie Freinet : « Ne vous obstinez pas dans
l’erreur d’une pédagogie du cheval qui n’a pas soif » ou « C’est en forgeant qu’on devient forgeron ».
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Issu de la Ligue internationale de l’éducation nouvelle, le G.F.E.N. (Groupe français d’éducation nouvelle) a été créé en 1922 à l’initiative de savants et d’éducateurs qui, au sortir de la première guerre
mondiale, ont ressenti l’urgence de lutter contre l’acceptation fataliste par les hommes, de la guerre
comme solution. L’un de ses principes fondateurs était : « L’éducation nouvelle prépare, chez l’enfant non seulement le futur citoyen capable de remplir ses devoirs envers ses proches et l’humanité
dans son ensemble, mais aussi l’être humain conscient de sa dignité d’homme ». De nombreux éducateurs, au sein du G.F.E.N., ont nourri leur recherche de la pensée de précurseurs universels tels que
Rousseau, Pestalozzi, Jacotot, Montessori, Decroly, Makarenko, Korczak, Bakulé, Freinet, Piaget, Freire.
Paul Langevin, Henri Wallon, Gaston Mialaret, Robert Gloton, Henri Bassis, qui ont été présidents ou
vice-présidents, ont également contribué à forger l’identité actuelle de ce mouvement de recherche
et de formation en éducation. C’est dans la recherche obstinée de cohérence entre valeurs, comportements et pratiques, que le G.F.E.N. n’a cessé d’œuvrer, sur les champs de l’enfance, de l’école,
de la formation, comme dans tous les lieux où se construisent des savoirs, pour créer les conditions
concrètes de la réussite de tous. Les situations et les conditions nécessaires pour que les contenus de
savoir et de formation ne soient plus simplement transmis comme produits finis - pseudo-évidences
qu’il faut accepter - mais construits par le sujet lui-même, prennent corps dans la notion et la pratique
de « démarche d’auto-socio-construction des savoirs » : c’est dans un processus intégrant raison et
imaginaire et s’inscrivant dans l’espace plus large du « projet » que chacun est amené à chercher,
se questionner, élaborer, créer, structurer, en confrontation avec les autres, mettant en acte toutes
les potentialités cognitives et créatrices dont il est authentiquement porteur, devenant ainsi, se transformant lui-même, auteur de sa propre formation.9
Le G.B.E.N. (Groupe belge d’éducation nouvelle) est fondé en 1985 et partage les grandes options du
G.F.E.N. comme « Tous capables », « Tous chercheurs » et « Tous créateurs ».
Peter Petersen (1884-1952), philosophe allemand, professeur à l’université d’Iéna, « travaille toute sa
vie sur une vaste réforme du système éducatif que l’on nomme, en général, “Plan d’Iéna” (expérience pédagogique conduite à Iéna en 1927). Il s’agit de centrer l’enseignement sur le développement de l’enfant, d’intégrer les apprentissages cognitifs, psycho-moteurs et socio-affectifs, de s’intéresser à la motivation comme à la socialisation, d’associer des moments de communication entre
pairs avec des temps de travail individualisé respectant le rythme et les besoins de chacun. Petersen
promeut des formes de “classes verticales” où l’entraide est systématiquement valorisée... »10 Pour ce
dernier, « il s’agit de transformer fondamentalement la façon de vivre à l’école prise dans sa totalité.
C’est seulement lorsque la vie même de l’école est transformée jusque dans ses fondements que l’enseignement qui y est prodigué peut devenir un enseignement rénové. »11
... Et aujourd’hui, qu’en est-il ?
Le « Décret-missions »12 voit le jour, en Communauté française de Belgique, en 1997. Y sont, entre
autres, définis 4 objectifs prioritaires assignés à toutes les écoles fondamentales et secondaires de l’enseignement subventionné ainsi que l’obligation pour les pouvoirs organisateurs et les écoles de définir, en cohérence, leur « projet éducatif », « projet pédagogique » et « projet d’établissement ».
Est-il possible de faire une lecture des recommandations officielles actuelles en intégrant la philosophie et les pratiques prônées par certains des tenants des pédagogies actives et de l’éducation nouvelle ? C’est en me pliant à cet exercice que j’ai tenté de voir si « L’école primaire de mes rêves »
pourrait voir le jour aujourd’hui.
C’est donc à partir de ces recommandations que je vais élaborer mes propres projets éducatif, pédagogique et d’établissement.
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L’école primaire de mes rêves
La philosophie sous-jacente à ces projets implique, pour moi, que l’enseignant ne soit plus le « maître », mais un stimulateur d’apprentissages, un coopérateur, un observateur des comportements des
élèves à tous les niveaux de leur développement, un accompagnateur, une personne-ressources, un
« donneur de coups de pouce ». Il doit toujours être là pour relancer les apprenants de manière efficiente et ne pas les laisser « le bec dans l’eau ».
*
* *
En rapport avec l’objectif prioritaire n°1 du « Décret-Missions » : « Promouvoir la confiance en soi et
le développement de la personne de chacun des élèves », mes valeurs seraient « Se respecter, respecter les autres. Être bien physiquement et psychologiquement ».
Pour ce faire, je construirais une école inspirée de Steiner avec son souci d’une architecture de qualité et donc du bien-être psychologique et physique par les formes arrondies, le choix des matériaux,
l’attention apportée aux couleurs, la luminosité des espaces... Je lui emprunterais, ainsi qu’à
Montessori, son désir de fournir un environnement stimulateur d’apprentissages en proposant un
matériel scolaire adapté à chacun, structuré, esthétique et objet de respect. Les cours de récréation,
les réfectoires seraient des lieux conviviaux où il fait bon jouer, se détendre, manger... Des espaces de
relaxation seraient aménagés pour permettre à tous ceux (adultes comme enfants) qui le désirent de
se reposer, ne fut-ce que quelques minutes au cours de la journée.
Ce « décor » planté, je diversifierais les activités pour assurer un équilibre entre les développements
intellectuel, physique, socio-affectif et artistique des enfants tels que le prônent toutes les pédagogies
« nouvelles ». J’y ajouterais la sensibilité propre à Steiner d’une conscience des influences de notre
planète et de notre histoire sur nos comportements actuels.
Les classes de l’école de mes rêves seraient verticales, comme celles de Freinet, du G.B.E.N. et de
Petersen pour favoriser les conflits socio-cognitifs entre élèves de compétences et d’âges différents,
pour vivre plusieurs années ensemble et apprendre à se connaître et pour créer une sorte de famille
où chacun peut avoir des rôles complémentaires à jouer.
*
* *
L’objectif prioritaire n°2 : « Amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie
économique, sociale et culturelle » serait sous-tendu par les valeurs suivantes : « Apprendre à
apprendre. tre autonome. tre responsable. tre capable d’initiative. Gérer son temps ».
J’emprunterais au G.B.E.N. son parti-pris « Tous capables » et son rejet du redoublement et des évaluation sommative et certificative en tant qu’outil de sélection. Avec lui, ainsi que Decroly, Freinet et
Steiner, les évaluations seraient uniquement qualitatives et formatives et comprendraient des autoévaluations ainsi que des alloévaluations. Elles porteraient sur le développement intellectuel et socioaffectif, mais aussi psycho-moteur ou physique comme pour Steiner et Decroly.
La scolarité primaire se clôturerait par la réalisation d’un chef d’œuvre comme Freinet, Steiner et le
G.B.E.N. à sa suite le prônent. J’y associerais, comme ce dernier, l’aide de parrain et/ou marraine
adultes autres que les parents qui mettent l’enfant dans une relation intergénérationnelle hors-école
de construction des savoirs.
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L’école primaire de mes rêves
La réussite du chef d’œuvre serait, bien entendu, le résultat des apprentissages réalisés dans tout ce qui
aurait été travaillé en amont avec les enfants. Il s’agirait :
- des plannings qui, pour Freinet, permettent aux enfants d’être maîtres du temps et donc de ne pas simplement subir les décisions des adultes ;
- des projets individuels, de groupe et parfois de la classe qui globalisent et fonctionnalisent de nombreux
apprentissages et font vivre l’interdisciplinarité ainsi que la réalité de la vie dans toute sa complexité ;
- chaque fois que cela s’avèrerait utile et nécessaire, les apprentissages se construiraient, comme pour le
G.B.E.N., à partir des représentations des enfants et de « vrais » défis seraient proposés en auto-socioconstruction dans le plaisir et l’envie de les solutionner en étant toujours tous gagnants. Ils pourraient, à certains moments, se réaliser en petits groupes verticaux ou horizontaux, dans le cadre de plans de travail qui
viseraient tant au développement individuel que coopératif des élèves via le tutorat notamment. Ces derniers seraient négociés dans leur contenu et leur temps de réalisation entre l’enseignant et chaque élève ;
- l’apprentissage de la lecture et des mathématiques serait, comme pour Freinet, « naturel » ou fonctionnel et s’appuierait, comme les autres apprentissages, sur le tâtonnement expérimental ;
- les « surprises » de Decroly avec l’ouverture sur l’extérieur, le développement du sens de l’observation, la
précision du langage oral, les associations dans le temps et dans l’espace c’est-à-dire à l’histoire et à la
géographie, la diversité des modes d’expressions que suscite leur découverte seraient exploitées et déboucheraient, à certains moments, sur des projets ;
- quant aux « conférences ou aux exposés interactifs » de Freinet, Decroly et du G.B.E.N., ils seraient réalisés régulièrement et essentiellement grâce aux trésors de la B.C.D. de l’école ;
- comme pour Freinet, Decroly et Steiner, le contact avec les animaux et les végétaux, via l’élevage et la
culture, permettraient aux enfants de développer leurs connaissances du monde vivant dans lequel nous
évoluons ;
- la démarche scientifique de Decroly serait développée le plus fréquemment possible pour ouvrir l’enfant
sur le monde qui l’entoure ;
- comme Steiner, dans certains cas, la mémoire kinesthésique et celle des images seraient les synthèses à
garder des notions et concepts travaillés seraient couchées dans des cahiers dont le contenu serait défini
avec et par les enfants, mais la mise en forme assurée par l’enseignant afin qu’elle soit précise, correcte et
structurée. Ces documents seraient aussi des œuvres d’art personnalisées par chaque enfant, comme chez
Steiner, et de vrais référentiels utilisables à tout moment. Ils suivraient l’enfant dans son cursus scolaire et
seraient actualisés tout au long de celui-ci ;
- le développement artistique serait assuré par toutes les formes d’expression « libres », mais aussi par la réalisation de pièces de théâtre conçues entièrement par les enfants comme chez Freinet, Decroly et au
G.B.E.N. ;
- comme Petersen, des temps d’activités libres seraient prévus pendant lesquels les enfants auraient le droit
de ne rien faire ou de s’adonner, seul ou en groupes, à des activités très diversifiées ;
- comme pour Steiner et le G.B.E.N., des moments de relaxation, de reconcentration... via l’eurythmie, les
mandalas... seraient prévus aux moments opportuns ;
- l’école serait, comme pour toutes les pédagogies actives, ouverte sur l’extérieur et à l’extérieur à travers
des activités inter-classes, la réalisation d’un journal, de correspondances, de voyages, de rencontres de
personnes sur leur lieu de travail... ;
- les devoirs seraient, comme pour Freinet et le G.B.E.N., libres et à choisir dans un éventail très large ainsi
que réalisables de manière autonome par l’enfant.
*
* *
Quant au troisième objectif prioritaire « Préparer tous les élèves à être des citoyens responsables,
capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte
aux autres cultures » que j’ai été tentée de mettre en première position, je lui associe les valeurs suivantes : « Vivre la démocratie, la cogestion, l’autogestion. Savoir communiquer, être sociable. Avoir un
esprit critique. Coopérer, être solidaire. tre tolérant ».
Pour les atteindre, il importe que tous les enfants apprennent à se connaître et à communiquer efficacement, ce qu’ils pourront découvrir et mettre en application à travers différentes techniques qui
seraient travaillées avec eux.
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Ces dernières seraient également exercées par la mise en œuvre de certaines pratiques comme :
- les conseils de classe et d’école chers à Freinet, Decroly et au G.B.E.N. ;
- la boîte à disputes du G.B.E.N. et sa pratique systématique de présentation de leur école aux visiteurs par
les enfants, tant sur le plan philosophique que des pratiques, ce qui favorise chez eux l’explicitation et
donc l’appropriation des valeurs propres à leur établissement ;
- les tableaux des charges et autres prises de responsabilité comme les parrainages entre enfants...
Quant aux parrainages entre enseignants anciens et nouveaux comme chez Decroly, aux préparations coopératives des activités du lendemain et des jours qui suivent par l’équipe éducative à l’école
même, comme au G.B.E.N. et aux « vraies » concertations organisées chez Freinet, Steiner,
Petersen... ils seraient autant d’atouts pour cimenter toutes les briques posées par chaque enfant et
chaque enseignant.
Le rôle de la direction serait surtout de coordonner toutes ces actions, d’assurer que tous les membres
de l’équipage naviguent dans le même sens et donc d’être le garant du projet d’établissement.
Les parents seraient clairement informés des valeurs et pratiques propres à l’école et ils trouveraient
des réponses argumentées à leurs questions. Ils pourraient ainsi, eux aussi, naviguer dans la même
direction que tout un chacun dans leur participation à la vie de l’école comme à l’extérieur.
Et si j’étais vraiment une magicienne, j’ajouterais à cette école de mes rêves l’apprentissage d’une
autre langue par la pédagogie immersive qui est une méthode naturelle, car y a-t-il une meilleure
manière de s’ouvrir aux autres cultures que d’en parler la langue !
*
* *
Ce qui nous amènerait, par voie de conséquences, à atteindre l’objectif prioritaire n°4 : « Assurer à
tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale » dont la maîtrise est loin d’être assurée
par les pédagogies traditionnelles (qu’elles soient fermées ou encyclopédiques). Il suffit de voir les
résultats de l’enquête P.I.S.A. qui démontrent, une fois de plus, que l’origine socio-économique est
déterminante dans la réussite de nos élèves et que notre enseignement est particulièrement sélectif,
ce que je trouve particulièrement dramatique en ce début de XXIe siècle. Il serait temps aussi que nos
10-12 ans ne répondent plus massivement « 32 ans » à la question « Sur un bateau, il y a 26 chèvres
et 6 moutons. Quel est l’âge du capitaine ? » !
Pour résumer, mes maîtres-mots sont ouverture et souplesse, mais aussi organisation et structure, structure sociale et cognitive, mais aussi dans le temps et dans l’espace. Il est urgent, en effet, que l’expression « pédagogies actives » ne soit plus associée à agitation corporelle de l’enfant et que l’on
ne retire plus certains enfants des écoles actives sous prétexte qu’il leur faut un enseignement structuré, ce qui serait, pour certains, une caractéristique spécifique à l’enseignement encyclopédique ou
fermé !
N.B. : comme tout ce que je fais est évolutif, il en est de même pour ce texte. Vos réactions m’intéressent donc. Vous pouvez me les faire parvenir par e-mail [email protected].
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Notes
F. DUBREUCQ, dans l’article « Perspectives: revue trimestrielle d’éducation comparée », Paris, UNESCO, Bureau
international d’éducation, vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 251-276.
2
Ibidem.
3
MEIRIEU P., « Maria Montessori. Peut-on apprendre à être autonome ? », in L’éducation en questions, PEMF, 2001, p.4.
4
Ibidem.
5
Ibidem, p.6.
6
Projet éducatif de « La ferme blanche », école libre non-confessionnelle Steiner à Court-Saint-Etienne, novembre 2001,
p.1.
7
HOUSSAYE J., « Quinze pédagogues. Leur influence aujourd’hui. », A. Colin, Paris, 1994, p.213.
8
Ibidem, p.219.
9
Ibidem, op. cit., p.224.
10
www.gfen.asso.fr.
11
www.meirieu.com/PATRIMOINE/lespedagogues.
12
KUPPENS G., « Emile ou l’école retrouvée. L’idée pédagogique du plan d’Iéna », Editions Erasme, Forum pédagogique,
1992, p.18.
13
Ministère de l’Education, Décret « Missions de l’école », Mon école comme je la veux ! Ses missions. Mes droits et mes
devoirs, Bruxelles, juillet 1997.
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