Jean Claude DARNAL Des nouvelles du Nord

Transcription

Jean Claude DARNAL Des nouvelles du Nord
Jean Claude DARNAL
OPALE
Des nouvelles du Nord
Ginkgo éditeur / éditions Neige
© éditions Neige / Ginkgo éditeur, 2009
34-38 rue Blomet
75015 Paris
contact@ginkgoéditeur.com
À Raoul de Godewarsvelde
Je marche sur la plage de Wissant. Une bise légère provient
du cap Blanc-Nez. Dès que la brume sera levée, il fera beau.
Je marche… oubliant où je suis. L’air que je respire m’a
tourné la tête, poussé vers un autre univers. Autour de moi,
les mouettes ne se chamaillent plus, elles chuchotent. Le vent
ne souffle plus, il fredonne…
L’épave d’un bateau coulé voilà plus d’un siècle remonte
à la surface. Un naufragé nage jusqu’à moi et me regarde en
silence. Le vent frotte ce que je crois être un rocher mais qui
s’avère un marbre antique…
Suis-je encore sur la plage ou dans un monde étrange,
étonnant, impossible ?
Le vent, sur la Côte d’Opale, a une qualité : pour peu qu’on
laisse la porte ouverte, l’imagination entre.
JCD
L’ANGLAIS
Le docteur Bailleul reconduisit le dernier patient puis
se lava les mains. Il reposait la serviette de toilette quand
la femme de mé­nage pointa le manche de son balai.
« Je peux faire votre bureau, docteur ? »
D’un geste, le médecin l’invita à entrer.
« Pour la millième fois, Maria ! Ce n’est pas un bureau,
c’est un cabinet ! »
Il abandonna son ton faussement bourru pour s’inquiéter de la santé des en­fants. Maria haussa les épaules.
Ils allaient bien, à part la petite qui, comme sa mère à
son âge, sortait du rhume pour commencer la grippe et
terminait la grippe pour démarrer l’angine.
« Ça ne m’empêche pas d’être encore solide au poste ! »
Malgré ses protestations, le docteur promit de passer
le lendemain.
Entre Bray-Dunes et le Perroquet, le lieu-dit où se
dresse la frontière belge, branlent quelques baraques en
bois plantées à la Libération. D’apparence chétive, elles
narguent pourtant le vent du nord depuis plus d’un demi-siècle.
Dans l’une d’elles vivaient Maria Slak, son mari Jean et
leurs cinq enfants âgés de dix à seize ans.
Le docteur Bailleul examina la gorge de la petite puis
lui tapota la joue.
« Il faut que tu te mouches, hein ?
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L’ANGLAIS
– Oui, m’sieur ! » dit la gamine en reniflant un bon
coup.
Fière de l’attention dont elle était l’objet, elle toisa ses
quatre frères serrés en rang d’oignons dans la porte.
Maria posa deux tartes sur la table, l’une au fromage
blanc, l’autre à la cassonade.
« Vous prendrez bien une tasse de café ? »
Le docteur savait qu’un refus blesserait ses hôtes.
Tandis que Maria s’appliquait à couper des parts égales, l’atten­tion du médecin fut attirée par un garçon d’une
ving­taine d’années qui regardait par la fenêtre. Son instinct de spécialiste décela sous la carcasse athlétique du
jeune homme quelque chose d’in­dé­finissable qui l’alarma, le dérangea.
« Qui est-ce ?
– Le fils de l’Anglais, répondit Maria. Il est un
peu... »
Faute de trouver le terme approprié, elle mit un doigt
sur sa tempe.
Les tartes avalées, les enfants allèrent se chamailler ail­
leurs. Bailleul, que l’étrange impression n’avait pas quitté,
revint à la charge.
« Qui est l’Anglais ? »
D’un geste lent et tranquille, Jean Slak désigna la dernière baraque.
« Ils sont arrivés à la fin de l’autre année.
– Et quand on dit que les Anglais ne sont pas causants ! en­chaîna Maria. Le fils baguenaude bien un peu,
avec son air niaiseux, mais on ne voit guère le père. »
Son café terminé, le médecin refusa un petit cigare,
remercia et s’en fut. Le soir était tombé. Bailleul monta
dans sa voiture, mit le moteur en marche, alluma les phares. Un temps de chien. La pluie striait les faisceaux lumineux. Il resta là un bon moment, pensif.
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Opale
Enfin, il coupa le moteur et emprunta à pied le chemin
sablon­neux qui menait chez l’Anglais. Le vent et l’averse
couvraient le bruit de ses pas.
Il frappa et perçut un frottement de semelles sur le sol.
La porte s’ouvrit, détachant la silhouette de l’Anglais à
contre-jour.
« Je suis le docteur Bailleul... »
L’Anglais parut déconcerté puis s’effaça pour le laisser entrer. Bailleul éprouva encore, en croisant son regard
avec celui du jeune homme assis à la table, cette étrange
impression qui l’avait saisi chez Maria.
Devant la porte qu’il avait refermée, l’Anglais se tenait
immo­bile, attendant que le docteur exposât l’objet de sa
visite. En vain Bailleul cherchait-il quoi dire. Embarrassé, il fourragea dans sa poche, en extirpa une carte froissée qu’il tendit. L’Anglais contem­pla un temps la carte
avant de la prendre. Il en lut le libellé sans prononcer un
mot. Maria avait raison, l’homme n’était guère cau­sant !
Le docteur se sentit, soudain, indiscret. Il regrettait d’être
venu.
« Je voulais vous dire... Si un jour vous avez besoin... »
De plus en plus mal à l’aise, il escamota la fin de la
phrase, salua d’un léger mouvement de son chapeau
trempé et sortit.
La pluie avait redoublé d’intensité. Pestant contre le
temps, contre lui-même, contre cette idée saugrenue de
visite, le docteur démarra.
L’hiver passa. « Comment va l’Anglais ? » demandait
parfois Bail­leul à Maria. Celle-ci répondait qu’avec sa
progéniture et la pous­sière du bureau – pardon ! du cabinet ! – elle n’avait guère loisir de s’occuper des voisins.
Ils auraient pu jouer de la cornemuse sans qu’elle les en­
tendît. Chez elle, quand ce n’était pas le vent qui hur­lait,
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L’ANGLAIS
c’était les gosses !
Elle lui apprit seulement que l’Anglais s’appelait John
Seal, son fils Adam, et qu’ils venaient de Liverpool.
Un soir, la sonnette retentit. En ouvrant, le docteur se
trouva nez à nez avec l’Anglais fébrile.
« Mon fils, Sir...
– Qu’est-ce qu’il a ? »
L’Anglais haussa les épaules et les sourcils pour signifier son ignorance. Il montra la carte que le médecin lui
avait remise quelques mois plus tôt.
« Vous m’avez dit si j’ai besoin... J’ai besoin, Sir. »
Plus blanc que le drap de sa couche, Adam Seal avait
le regard fixe, le visage perlé de sueur et une respiration
difficile.
« Il faut l’emmener d’urgence. »
À peine le docteur avait-il parlé que le malade se
contracta, ouvrit par deux fois la bouche pour happer l’air
et retomba. Bailleul saisit son stéthoscope et l’appliqua
contre le cœur...
Adam Seal avait cessé de vivre.
L’Anglais l’avait compris. Il s’assit au bord du lit, prit la
main de son fils. Le praticien rangea son stéthoscope, tira
un bloc de sa trousse, nota l’heure du décès puis se tourna
vers le malheureux père.
« Thank you... » murmura ce dernier.
Sans saisir le pourquoi de ce remerciement, le docteur,
per­plexe, prit la main libre du mort, palpa les doigts, examina les jointures, pinça la peau, reposa les phalanges
maigres sur le drap.
« Monsieur Seal... »
L’Anglais ne réagit pas. Il tira de sa poche un paquet
de ciga­rettes, se ravisa.
« Je peux fumer ?
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Opale
– Je ne pense pas que cela puisse le gêner ! » dit le docteur, légè­rement choqué cependant.
L’Anglais choisit une cigarette avec attention, la coinça
entre ses lèvres, oublia de l’allumer...
« Mon père, Adam Seal, a disparu en 1914, l’année de
ma nais­sance. Il avait vingt ans. Il était marin pêcheur.
Son bateau, la Betty Bell, s’est perdu corps et biens quelque part en mer du Nord. On n’a rien retrouvé... »
Il décolla la cigarette de ses lèvres, la pétrit avec application comme s’il avait eu en tête de la remodeler.
« Moi, à dix-huit ans, je me suis engagé dans la Navy.
Après la guerre, j’ai embarqué pour la pêche. En 1956,
mon fils est né. Je l’ai appelé Adam en souvenir de son
grand-père... »
Il alla prendre sur le buffet un cadre en moleskine dans
lequel étaient glissés deux clichés. L’un, bistre, redessiné.
L’autre, plus récent, un peu flou, montrant un enfant.
« En plus, ils se ressemblaient... Mon père et mon
fils... »
Il reposa le cadre.
« Ma femme, une moins que rien, a filé peu après la
naissance... »
Le médecin écoutait avec patience. Il ne connaissait
que trop bien ce besoin qu’éprouvent les proches, face au
défunt, d’en racon­ter la vie.
« Quand mon fils a eu l’âge, nous avons navigué ensemble. Un jour, dans un pub d’Écosse, j’ai aperçu, derrière
le bar, une cloche de ba­teau sur laquelle était gravé Betty
Bell. Le patron, un ancien marin, l’avait trouvée incrustée
dans les glaces d’un fjord de Norvège. Ainsi, par hasard,
j’ai su où mon père avait fait naufrage. J’ai emprunté un
bateau et, avec mon fils, nous y sommes allés... »
Il se décida à allumer la cigarette.
« Un jour particulièrement beau et chaud, nous cabo15
L’ANGLAIS
tions dans le fjord. Un bloc de glace s’est décroché. Tout
un pan déséquilibré par le réchauffement. Ah les remous !
Ça a secoué, pour sûr ! J’ai bien cru que le bateau allait se
retourner ! La mer calmée, j’ai distingué dans l’eau une
forme humaine. J’ai appelé mon fils qui n’a pas répondu.
J’ai remonté le corps à bord. C’était lourd, vous n’avez
pas idée ! Mais là, incroyable ! À la ressemblance avec
mon fils, j’ai tout de suite compris : plus de soixante ans
après sa disparition, j’avais retrouvé mon père ! La glace
l’avait conservé dans l’état où la mort l’avait surpris. Je l’ai
enveloppé dans une couverture. J’ai massé le cœur. Il s’est
remis à battre. Oui ! C’était un miracle, une de ces choses
qui n’arrivent jamais, qui ne peuvent pas arriver. Mais je
ne me posais pas de question. Pourquoi pas un miracle,
une fois, une seule, dans ma chienne de vie ? »
John Seal alluma une cigarette, constata que la première était à peine entamée. L’esprit ailleurs, il écrasa
les deux.
« Vous avez deviné... J’ai encore appelé mon fils. Comme il ne se manifestait pas, je me suis inquiété. Adam
n’était plus à bord. Parbleu ! Il était tombé à l’eau au moment où la falaise s’était dé­crochée. Eh oui ! Il n’y avait
pas eu de mi­racle, même pour l’honnête John Seal !...
Ce n’était pas mon père que je venais de repêcher mais
mon fils ! »
L’Anglais se tourna vers le lit, se mordit les lèvres. Une
larme gonfla sur sa paupière, sans couler.
« Cette chute prolongée dans l’eau glacée a eu de terribles conséquences. Il n’a plus jamais été normal. Honteux
et n’ayant pas envie d’expliquer, je ne suis pas retourné
à Liverpool. Un concours de circonstances nous a fait
échouer ici. »
Pour la première fois depuis qu’il parlait, l’Anglais leva
les yeux sur le docteur.
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Opale
« Voilà... Il a eu encore moins de chance que moi, mon
pauvre Adam... Docteur, dites-moi, il est mort des suites
de cette noyade, hein ? »
Le docteur hésita.
« Je vous dois la vérité, monsieur Seal. Votre... enfin, la
personne qui se trouve là est morte... de vieillesse. »
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LAMORLAYE
Association des Anciens Élèves
du Lycée de Dunkerque
*
* *
Soirée dansante
Tarif des consommations
Une bonne volonté malhabile avait orné des armes de
la ville la carte reproduite au stencil.
Une main à la peau rugueuse et couleur de brique – on
eût dit un crabe – se posa sur la nappe blanche et rampa
jusqu’au carton. C’était la main de Baron, un homme
maigre, pas net, insignifiant, qui s’était tôt réfugié dans
un emploi subalterne à la mairie de Dunkerque.
Charles Hardy jeta un œil sur sa montre. Minuit moins
dix. Au bout de l’immense table faite de planches posées
sur des tréteaux, ils n’étaient plus que quatre : Vandame,
Scarbek, Baron et lui. Son œil quitta sa montre, traîna
dans le réfectoire qu’on avait décoré pour l’occasion. Le
ré­sul­tat restait sinistre.
Vandame arracha le carton de la main de Baron.
« J’offre la dernière. »
Vandame était fort, rude de traits. Il suintait une fortune ac­quise sans scrupule ni paresse. Déjà, à l’époque, il
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LAMORLAYE
avait de l’argent et aimait le montrer.
« Vous allez voir... »
Il se tourna vers le serveur et commanda deux bouteilles.
« Amène plein de verres, fiston. »
Il disposa les verres en pyramide, versa le champagne
dans celui du haut. Le liquide coula en cascade, emplissant les autres coupes.
« Pas encore aujourd’hui que je t’engagerai chez moi ! »
dit Scarbek en contemplant la nappe trempée.
Un cas, Scarbek. Après une licence de lettres, il avait
ouvert un restaurant à Dunkerque. Filiforme à dix-huit
ans, il pesait mainte­nant plus de cent kilos.
Ils trinquèrent.
Je m’ennuie, songeait Charles, pourquoi suis-je venu ?
C’était l’angoisse du vieillissement qui l’avait conduit
pour la première fois, à plus de cinquante ans, à cette
réunion d’anciens élèves. II avait espéré trouver un réconfort auprès de ceux avec lesquels il s’était assis sur les
bancs du bahut. La réalité, au contraire, l’accablait. Il ne
parvenait pas à identifier dans ses souvenirs ces êtres qui
n’avaient plus en commun qu’un tutoiement aujourd’hui
incongru.
Vandame – encore lui – offrit des havanes. Baron en
glissa un dans la poche poitrine de son veston, entre deux
crayons.
« Je le fumerai demain. »
Charles refusa d’un geste. Il voulut prendre une cigarette, constata que son paquet était vide. Il se leva.
« Tu pars ? demanda Scarbek.
– Je reviens. J’ai une cartouche dans la voiture. »
Tandis qu’il s’éloignait, Vandame narra une anecdote :
« À la Libération. Je venais d’allumer une sèche aux
toilettes. Une américaine, en plus ! Voilà Morel – le prof
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Opale
de sciences, vous vous souvenez ? – qui se pointe. Pa­
nique ! Je jette la cibiche à peine en­tamée. Morel la voit.
Il ex­plose. “À qui est ce mégot ?”. Alors moi, sport : “Allez-y, m’sieur, vous l’avez vu le premier !” »
Les rires suivirent Charles sous le préau puis dans la
cour. Ar­rivé à sa voiture, garée près des bosquets, il ouvrit
la portière...
« Charles Hardy... »
Il s’immobilisa, scruta les bosquets d’où semblait venir
la voix. Rien. Il prit ses cigarettes à l’intérieur du véhicule,
se redressa et referma la portière.
« Charles Hardy... »
Non, il n’avait pas rêvé. Dans l’ombre se dessinait la silhouette d’un officier de marine. Il reconnut tout de suite
le souffre-douleur de sa jeunesse : Lamorlaye.
« Décidément ! Déjà, à l’époque, tu portais toujours un
costume marin ! »
Sans qu’il sût pourquoi, il avait l’impression de trouver enfin ce qu’il était confusément venu chercher à cette
réunion : un lien avec son passé. Il éprouva de la gratitude
pour cet officier au maintien rigide, à la tenue sévère.
« Lamorlaye ! dit-il avec tendresse. Qu’est-ce que je
t’en ai fait baver ! Si je me souviens bien, tu es arrivé en
sixième, juste après la guerre. »
En sixième, juste après la guerre... Charles se rappelait,
en particulier, cette sortie de classe où, bousculé, abruti
par des coups de cartable sur la tête, Lamorlaye, dans son
costume marin, pleurant de douleur et d’humiliation, lui
avait tendu le poing en proférant : « Je te tue­rai, toi, espèce de Charles Hardy ! Un jour, je te tuerai ! »
L’image jaunit, s’estompa. Charles expliqua qu’il était
ingénieur et qu’après des années passées à l’étranger, il
travaillait à Dun­kerque, au siège de la société.
« Tu avais un costume marin, tu es marin. J’avais la
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LAMORLAYE
bosse des maths, je suis ingénieur. C’est donc vrai que
notre jeunesse dé­termine notre existence ! »
Au fond de la cour, dans le rectangle de lumière que
découpait la porte ouverte, on distinguait, assis en bout
de table, Vandame, Ba­ron et Scarbek. Charles l’invita
à les rejoindre. Lamorlaye déclina l’offre, mais suggéra
qu’ils se revissent. « Le 24 juin », dit-il, sans prendre la
main que Charles lui tendait, « je ferai escale à Dunkerque. Retrouvons-nous à midi aux bassins de Freycinet,
darse 6, môle 5, sous la troisième grue ».
Cette précision toute militaire amusa Charles. Il nota
dans son agenda.
« Enregistré cinq sur cinq, Amiral !
– Lieutenant de vaisseau » corrigea Lamorlaye sans la
moindre pointe d’humour.
Avant de se fondre dans la nuit, il ajouta :
« Essentiel : sois à l’heure. »
Charles s’en fut retrouver les autres en regrettant de
n’avoir pas insisté pour ramener Lamorlaye.
« Le matin, quand je me réveille, j’ai une boule là, disait
Baron, de­bout, un doigt sur le sternum. Cinq minutes
plus tard, montre en main, la boule disparaît. Qu’est-ce
que je peux faire ?
– Te réveiller cinq minutes plus tard » dit Vandame en
partant de son rire énorme.
Scarbek se tourna vers Charles.
« Tu en as mis du temps !
– Je discutais avec Lamorlaye » dit Charles.
Les trois se regardèrent puis le dévisagèrent. Vandame
fit une allusion goguenarde aux effets euphorisants du
champagne. Charles avoua ne pas comprendre l’astuce.
C’est Scarbek qui vint à son se­cours :
« Tu ne l’as peut-être pas su puisque tu étais à l’étranger, mais Lamorlaye est mort, il y a deux ans, dans le
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Opale
sous-marin qui a dis­paru au large de Brest. »
Charles les fixa l’un après l’autre, toujours sans comprendre. Il ouvrit son agenda à la date du 24 juin et lut : Midi,
bassins de Freycinet, darse 6, môle 5, troisième grue.
« Je viens de le noter... »
Vandame devait se lever tôt et craignait que cette conversation d’ivrognes ne s’éternisât. Il brandit son verre.
« À Lamorlaye. »
Trop troublé pour insister, Charles l’imita.
« À Lamorlaye... »
Le 24 juin, à 8 heures 05, la sirène d’un cargo, quelque
part dans l’avant-port, tira Charles du sommeil. Son premier soin fut de boire un café. Sur la table traînait une
coupure de presse :
La tragique disparition du Neptune
Un Calaisien parmi les victimes
Une photo du lieutenant de vaisseau Lamorlaye illustrait l’ar­ticle.
Charles allait se faire un autre café quand le téléphone
sonna.
« Charles Hardy ?... Ici Lamorlaye. »
Une voix étrange suivie d’un rire énorme. C’était Vandame. À Dun­kerque pour la journée, il invitait Charles
à déjeuner.
Charles déclina l’invitation. Il se prépara et sortit.
Dans la rue, il se heurta à Baron qu’il n’avait pas revu
depuis la soirée des anciens élèves. Celui-ci serrait dans
le creux de son bras une bouteille enveloppée. Ses collègues de bureau lui avaient offert un stylo-bille à quatre
couleurs pour ses trente-cinq ans de service. Alors, il offrait un pot.
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LAMORLAYE
« Dis donc ! C’est la grande vie ! Chaque fois que je te
vois, tu es au champagne ! »
Baron fit la moue.
« Du mousseux ! Du mousseux ! Je me suis renseigné :
le stylo vaut soixante francs. »
Il retint Charles par le coude.
« Viens donc trinquer avec nous si tu as une minute. »
Charles n’avait pas une minute. Sa montre marquait
11 heures 20.
La route qui conduisait au port passait devant le restaurant de Scarbek. Ce dernier le héla et lui tira une chope de bière.
« Aujourd’hui, j’essaie un nouveau plat : le chili con carne. Reste. Toi qui as voyagé, tu me donneras ton avis. »
Charles en eut très envie. Il songea même à rattraper
Vandame et pourquoi pas Baron. La curiosité l’emporta.
Il siffla son demi.
« Une autre fois, promis. »
Il fut à la tour du Leughenaer à midi moins le quart.
Il longea les quais, parvint aux docks, pressa le pas. Le
port n’était qu’un im­mense mouvement. Flancs ouverts,
les cargos se lais­saient décharger. Aux bassins de Freycinet, il interrogea un marin. Las, celui-ci, un Suédois, ne
comprenait pas le français.
Il réussit quand même à dénicher la darse 6 et le môle 5.
Il compta les grues. La troisième était en service. Elle débarquait d’un cargo russe d’énormes madriers de bois.
Pas de Lamorlaye.
Charles consulta sa montre. 11 heures 55.
La grue promenait, à dix mètres du sol, sa palanquée
de madriers.
11 heures 59. Encore soixante secondes et il saurait s’il
avait rêvé ou pas.
Midi commença à sonner à un clocher.
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