Les maîtres et les esclaves du temps.
Transcription
Les maîtres et les esclaves du temps.
TECHNOLOGIE Les maîtres et les esclaves du temps Plus son verdict s’affine et plus le chronométrage élimine les erreurs et les injustices, De manière irréversible? Pourquoi le sport impose-t-il toujours sa loi du plus fort, celle qui consiste à vouloir un vainqueur? Pourquoi s’acharne-t-il à discriminer selon les dixièmes, les centièmes, les millièmes égrainés pour classer et hiérarchiser ensuite? Il y eut deux Russes, un jour d’août 91 à Tokyo. qui ne voulurent ni de vainqueur ni de vaincu. Qui avaient décidé d’offrir. contre le temps qui déchire, la solidité d’une amitié et la preuve de talents comparables. Deux 306 athlètes en route pour le titre de champion du monde du 50 km marche et qui ne voulaient pas se séparer à l’arrivée, bras passé autour du cou. Mais l’égalité est une notion qui exaspère 1’athlétisme. Il lui faut un vain- queur, un vaincu et point d’ex aequo. Alors, au dernier pas, Andrei Perlov s’est souvenu du règlement infernal qui exige qu‘en cas d’égalité on redispute l’épreuve, et il poussa doucement le torse d’Aleksandr Potashov en avant vers la ligne. «Bien sûr, tout le monde ne vit que le symbole de deux athlètes unis étroitement, mais, sur la photo-finish, c'était très net,» commente Daniel Lamare, juge international présent à Tokyo. «Il y avait bien un vainqueur. Perlov avait décidé de laisser gagner Potashov. Et la délégation de la CEI, que l'on interrogea avant de livrer le verdict, nous le confirma.» N’empêche: c’est sous les sifflets du public outré par la sécheresse d'un règlement implacable que Perlov fut sacré champion du monde et Potashov déclaré deuxième. Deuxiènie et non second, puisque la terminologie française n’admet de second que lorsqu’il n’y a pas de troisième. Deuxième comme un vulgum pecus, deuxième déjà comme un presque rien. Pourtant quelle différence lorsque l’écart est si ténu? Aucune. Un monde. L'INVENTION DE LA PHOTO-FINISH Mais le sport, c’est justement la sacralisation de cette différence, de cette marge infime qui rend le très bon meilleur. Alors, chez ces deuxièmes ravalés clans le rang, on ne trouve généralement nulle révolte. Pourtant que d‘exemples, à la pelle et terribles, d’arrivées au couteau. qui ont mené les uns vers l’Histoire du sport et expédié les autres clans l’enfer des battus aussitôt oubliés! Que dirait Michel Malinovski, deuxième en 1978 de la Route du Rhum derrière le Canadien Mike Birch pour 98 malheureuses secondes? Soit en voile le plus petit écart de temps pour une victoire. drôle de record tout juste battu par les 28 secondes - en 28 jours de mer! - qui séparèrent Merit, deuxième bateau de l’étape entre Punta del Este et Fremantle de la Whitbread, de Rothmans, classé troisisième après un envoi de spi raté. Arrivée aussi dramatique de suspens que celle du Paris-Roubaix 1990, pen- HISTOIRES DE CHRONOMÈTRES Le sport vit à l'heure des innovations depuis la nuit des temps Les Grecs jugeaient à la place et avec le seul moyen visuel, résume Jean-Pierre Bovay dons le fascicule Histoire du temps et du sport (1). Pour faciliter ce jugement, ils procédaient à des épreuves par élimination directe entre deux concurrents. En revanche, ils comprirent très tôt l'importance du contrôle de départ, alors qu'il n’est toujours pas généralisé aujourd'hui; au stade Némée où se déroulaient les jeux Panhelléniques, les treize portes qui formaient le portique de départ étaient commandées simultanément par un réseau de cordelettes actionnées par le juge de départ. C’est avec la Révol ution qu’apparaît le chronométrage sportif. Au Champ-de-Mars, et grâce à un astronome de génie, le citoyen Alexis Bouvard. le 1er vendémiaire an VII (22 septembre 1796), lors d’«évolutions militaires» et d’«exercices de courses à pied, de chevaux et de cars», il décide pour la première fois d’étalonner les performances et réussit, grâce à deux montres marines, à mesurer des records de course au dixième près. Presque un siècle plus tard, en 1878, E.J. Muybridge invente le chronomètre automatique. Pour mesurer le galop d’un cheval, il dresse des fils de déclenchement au départ et à l'arrivée d’une piste hip pique. Vers 1880, l’universitaire canadien, le Pr McLoad, de Montréal, put mesurer, lui,chiètes au centième de seconde sur un enregistreur non plus mécanique, mois graphique. Et le 24 décembre 1902, à l‘Université impériale de Tokyo, l’on chronométra le sprinter Minoru Fuji en 10”24, alors que le record du monde manuel à l'époque était de 10 '8. Mais le fait passa inaperçu., En 1932, à l’occasion des Jeux à Los Angeles, le centième de seconde devient systématique grâce à la «Two Eyes Camera» inventée par Gustavus T. Kirby; l'arrivée des épreuves était enregistrée par une caméra filmant à 128 images seconde. L'affichage des temps sur trois disques concentriques procurait un document synchrone des mouvements des coureurs. En 1937 sur l'hippodrome californien de Del Mar, Lorenzio Del Rico met en œuvre, avec l’aide de la Paromount, les premières photos-finish modernes Cette fois, plus de «trou» entre chaque image, plus d’absence d’information: ces photos-finish enregistrent continuellement les mouvements sur la ligne d'arrivée, mouvement qui, quelques années plus tard, défileront ou travers d’une mince fente verticale culée sur l'axe de la zone à contrôler. LA RÉVOLUTION DU QUARTZ La photo-finish est introduite aux Jeux de Londres, en 1948. Deux ans après y est connecté un marquage de temps piloté par une horloge à quartz. Un pas de plus est fait vers la maîtrise de la haute précision, cette fois ou 1/ 1000 de seconde, appliquée très rigoureusement pour la première fois aux Jeux d’Helsinki, en 1952. En 1968, les premières plaques de touches de notation insensibles à la vague et aux conditions atmosphériques (changements de température ou de pression] apparaissent aux Jeux Olympiques à Mexico, premiers Jeux à connaître le chronométrage automatique officiel pour la natation. En 1970, en natation, on commence à utiliser les plates-formes de départ à contact électrique. En 1972, pour les épreuves d’athlétisme aux Jeux à Munich, apparition des plots de départ avec détecteur de pression. Enfin, le contrôle des faux départs peut être effectif. Le règlement? C'est l’explosif sprinter russe Borzov qui a servi d'étalon. Il y a faux départ si un athlète bouge entre le dernier commandement du starter et un dixième de seconde après l’ordre de départ. Aujourd’hui? «Si, de 1948 à 1970, écrit Jean-Pierre Bovay, l’effort a été produit pour réaliser des instruments de travail autonomes et précis, la dernière décennie a vu surtout la création du concept du chronométrage automatique lié avec la diffusion aux médias.» F. I. (1) Chez Omega ® L'Equipe Magazine (8.05.1993) 307 TECHNOLOGIE contesteront trente ans durant - mais en vain - les Américains à coups de réclamations. DU TORSE AUX ÉPAULES Pourtant dès 1932 en athlétisme, la photo-finish prouve son utilité au travers de cas célèbres. C’est elle qui départage les Américains Eddie Tolan et Ralph Metcalfe arrivés sur la même ligne au 100 m des Jeux à Los Angeles: tout le monde pourtant s’accordait à voir Metcalfe vainqueur. Sauf les juges qui désignèrent Tolan premier après examen de la photo-finish: le règlement de l’époque prévoyait en effet que la course était terminée lorsque le torse de l’athlète avait entièrement dépassé la ligne d’arrivée. Or Metcalfe La photo-finish prouve son utilité, mais le perfectionement du chronométrage n’empêchera pas les mauvaises fortunes et les erreurs tragiques. dant lequel, de longues minutes durant, Eddy Planckaert se mordit les doigts, ne sut rien du résultat. Avait-il ou non remporté le sprint final mené face au Canadien Steve Bauer? Hésitation du juge à l’arrivée. Développement de la photo-finish, examen de l’écart avec la règle à calcul... avant que le frérot Walter Planckaert ne se jette sur Eddy et lui montre d’un geste l’étroitesse de sa victoire: un millimètre, Pour un millimètre de boyau, et à l’issue de 7 h 32 de course, les juges avaient déclaré Eddy Planckaert vainqueur de Paris-Roubaix. Forcément, l’édition 90 rappelle celle d’avril dernier. Cette fois, huit centimètres séparèrent Gilbert Duclos-Lassalle de Ballerini. Marge plus grande, mais faute plus grave qui justifia la révolte de l’Italien quand il s’écria: «Je ne reviendrai plus ici! » Normal: trop hâtivement, le juge déclara Ballerini vainqueur. Avant de réexaminer la photofinish et de désigner comme premier Gilbert Duclos-Lassalle. Mais la méticulosité de comptes infinitésimaux, le pointillisme des calculs assenés à coups de dixièmes, centièmes, milliè- mes, ne cachent rien d’autre qu’une alchimie scientifique nécessaire au sport, née au début du siècle avec la connaissance approfondie de la lumière et transcendée avec l’arrivé des ordinateurs. Combien d’arrivées litigieuses qu’un chronométrage électrique ou une photo-finish affinés auraient pu éviter? A commencer par la plus célèbre d‘entre elles, celle du 100 m nage libre des Jeux de Melbourne en 1956: l’Australien John Devitt avait été déclaré vainqueur de la course par les juges mais deuxième par les chronométreurs qui préférèrent l’Américain Larson. Trois des sept juges furent pour l’un, trois juges pour l’autre. Le juge-arbitre donna sa faveur à Devitt, qui obtint la médaille d’or avec un temps supérieur au deuxième. Par souci de crédibilité, on ajouta un dixième de seconde à l’Américain pour rétablir l’ordre: 1. Devitt 55”2; 2. Larson 55”2 (en fait 55”1), ordre que Bientôt la caméra à l’arrivée sera remplacée par une puce placée sur le corps des concurrents. 308 instruments de mesure», avoue JeanPierre Bovay, responsable technique du chronométrage chez Omega. «D'abord parce qu'il n'est pas facile de voir ou d‘imaginer en quatre dimensions comme l’exige la lecture d'une photo-finish. Nos cerveaux ne sont pas habitués à utiliser le temps comme une dimension dans l'espace, affirme-t-il. Mais peut-être les générations nouvelles y parviendront-elles». Alors l’humain est toujours là qui sévit et s’octroie le droit de trancher. Par arrogance. «Je suis juge, donc je ne peux pas, me trompeur». entend-on encore de temps en temps sur les stades. Par ignorance aussi, comme souvent dans les pays en développement. par nationalisme aussi. parfois; Mark McKoy aurait-il été libre de filer après un faux départ flagrant vers le titre de champion du monde en salle 93 autre part que chez lui. à Toronto? était le plus costaud des deux: en bombant le torse, il avait perdu. A la suite de l’incident, le règlement fut d’ailleurs changé. Seule la ligne des épaules allait désormais compter. C’est la photo-finish encore qui établit la vérité aux Jeux de Rome en 1960 quand Ottis Davis, l’Américain, et Karl Kaufman, l’Allemand, franchirent pour la première fois la barrière des 45” au 400 m. Mais Kaufman avait chuté sur la ligne et emporté le fil d‘arrivée dans sa bouche. Visuellement, il avait gagne. Après examen du cliché, Ottis Davis fut pourtant déclaré vainqueur. Et ne rend-elle pas justice aussi aux Jeux de Montréal sur le 110 m haies quand Casanas est le premier à poser le pied derrière la ligne, mais Guy Drut désigné vainqueur de trois centièmes de seconde grâce à son cassé? Bien sûr, les perfectionnements de la photo-finish et du chronométrage électronique n’empêcheront pas les mauvaises fortunes et les erreurs tragiques. L‘une des histoires les plus douloureuses en même temps que marquantes qui se ternina toutefois en happy end, preuve qu’une justice scientifique existe, fut celle de la Française Michèle Chardonnet aux Jeux Olympiques de Los Angeles: classée 3e de la finale du 100 m haies dans un premier temps. elle est finalement rétrogradée à la quatrième place derrière l’Américaine Turner. Aprés réclamations, examens et réexamens de la photo-finish. Michèle Chardonnet se verra reclassée exceptionnellement troisième ex aequo. Pour la première fois, on revenait en arrière, mais quelle différence pour Michèle! «Ce fut un cauchemar et c'est encore un boulet que je traîne... D’ailleurs, je n'aime pas trop en parler, dit-elle. On m'avait emmenée au pied du podium, j’attendais tranquillement assise sur ma chaise. j'étais supercontente, je voyais les Français dans la tribune et puis on m'a laissée là. On n'a pas le droit de laisser les gens comme ca, sans explication...» La faute? Due à une mauvaise interprétation des données scientifiques par les juges internationaux bien plus qu’à un problème d’électronique. Sur chacune des deux photos-finish (l’une prise à l’intérieur de la piste et l’autre à l’extérieur), les épaules d’une des deux rivales étaient cachées. Du coup, se pose le problème de la suprématie de la décision: juges contre technique? Technique contre juges? «Le juge ne sait pas forcément se servir de lu très haute technologie des 309 ON SE PENCHE SUR LE DÉPART D’ailleurs, c’est précisément au travers du départ anticipé que l’exactitude du chronométrage touche à une de ses limites. Car à quoi sert une précision au 1/1000c à l‘arrivée si les incertitudes de départ demeurent: au 100 m des Championnats du monde d’athlétisme de Tokyo en 91, le starter, qui n’avait pas mis le casque de contrôle de départ anticipé (comme le règlement d‘ailleurs le lui autorise stupidement), ne rappela pas Dennis Mitchell auteur d’un faux départ criant. et Carl Lewis établit un nouveau record du monde. «Pendant longtemps, cela a été la loi du silence sur le départ. On ne voulait pas y toucher. Les techniques d'arrivée étaient déjà au point à Mexico. Mais c'est seulement à présent qu'on se penche sur le départ», constate Jean-Pierre Bovay. Et puis à quoi bon encore ces 1/ 1000 quand les tolérances officiellement consenties sur les longueurs de pistes restent encore trop grandes. A quoi bon quand les stades ne sont pas réglementaires et les piscines pas d’équerre! Pour cette raison, en athlétisme. on ne chronomètre au centième de seconde que jusqu’au 10 000 m. Car, au-delà, la tolérance métrique est estimée trop grande: sur un 100 m. elle TECHNOLOGIE est de 4 cm, puis de 3 cm environ pour chacun des tours suivants. Des 25 tours que compte le 10 000 m, cela donnerait donc 75 à 80 cm, soit presque 8 centièmes de différence. puisque l’on considère qu’un centième équivaut en gros à 10 cm sur la piste. De même pour la piscine des Jeux de Munich. dont la tolérance variait de 0 à 3 cm parce que ses murs n’étaient pas parfaitement parallèles! Les distances variaient donc selon les lignes d’eau. Ah! la glorieuse incertitude de l’ordre des grandeurs qu’appréhendent pourtant des dispositifs de mesure de plus en plus précis! Et si les plaques électroniques insensibles à la vague mais répondant au seul toucher des doigts ne se déclenchent pas? Un système vidéo appelé High Speed (caméra au-dessus de la ligne d’eau) donnera un temps au centième, mais pas aussi fiable que le chronomè- tre. «C’est ce qui s’est passé en finale du 100 nage libre à Barcelone, raconte Jean-Pierre Bovay. Quand Stephan Caron a été classé deuxième puis, au bout de dix minutes, troisième. En fait, il aurait fallu préciser que c'était un temps caméra et non temps plaque et, s’il y avait eu un record du monde, peut-être le mettre en doute,» reconnaît Bovay. Temps plaque, temps chrono.. peu importe pour Caron. Le mieux? Ne pas annoncer de classement à ri la vavite, ne pas créer ces fausses joies et examiner d’emblée la photo-finish. «Je trouve tout de même déplorable que ce genre d’incident survienne aux J.O» avait-il déclaré à Barcelone. L’ARRIVÉE DE LA PUCE Alors, les recherches continuent. Jusqu’à imaginer que de minuscules puces électroniques collées sur le corps des athlètes permettront un jour de réaliser un chronométrage et une identification automatique parfais. L' homme sera porteur de son propre temps. A défaut d' en être maître. Car, malgré les études des plus grandes marque, la fiabiltité semble encore incertaine: le système est celui des transmissions radio, tel un dialogue entre une puce et un récepteur qui peut être à tout moment interrompu ou perturbé par un parasite et donc engendrer la perte de l‘information. «La puce gardera son temps puis le transmettra an bord de la piste. plusieurs secondes, minutes, voire plusieurs heures après s’il s'agit d'un marathon, explique Jean-Pierre Bovay. On perd la notion de temps réel, importante dans le sport car tout ce qui n'est pas temps réel peut être mis en doute. Et puis, où la puce sera-t-elle placée? Au bout de la main? Sur le torse? Dans le dos?», poursuit-il en appelant: «Un centimètre. c‘est un millième de seconde.. .» Ces athlètes à courir deviendront-ils des «Robocop» à enregistrer les millièmes? Mais est-ce le du du sport? Et pourquoi vouloir ce chrono quand le dopage a gonflé les records et tronque les références? «Pour supprimer les passion du stade, stade, supprimons l'enregistrement du temps», clament certains. «Il existe une bataille depuis que le chrono existe, avec des gens opposés à un chronométrage automatique pour raisons faussement humanitaires, commente Jean-Pierre Bovay. Selon eux, on robotisait le progrès, on déshumanisait le sport. Ils voulaient garder un côté bon enfant dans le classement. Moi, à l‘inverse, je crois que plus le chrono est précis, plus il est automatique, plus il est juste et finalement humain. » Non, on ne reviendra pas à l’Antiquité, où on luttait pour la place, seulement déterminée par l’oeil humain. Non, trop d’argent. trop de politique. Trop tard. Et puis demeure cette fameuse deuxième place. Abolirait-on le chrono qu’il faudrait quand même déclarer un vainqueur. FRANCOISE INIZAN © L' Equipe Magazine (8.05.93) 310