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ÉCOLOGIE
© N. Chuard
Voici venu
le temps
de la chouette
et du hibou
E
poque des amours et des nichées,
les premiers mois de l’année sont les
plus propices pour aller à la rencontre des rapaces nocturnes.
Mieux vaut en profiter.
En Suisse, plusieurs
espèces sont en voie
de disparition.
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SAVOIR
! / N°28 FÉVRIER 2004
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Vo i c i v e n u l e t e m p s d e l a c h o u e t t e e t d u h i b o u
ÉCOLOGIE
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D’
abord, il faut avoir le pied nocturne. L’animal ne commence sa
journée qu’après le crépuscule, et disparaît dès que le soleil montre le bout
de son nez. Ensuite, il faut déployer ses
oreilles au maximum de leur pavillon,
à l’écoute d’un hululement de bonheur
ou d’un cri d’amour rapace lancé du fin
fond de la nuit. Enfin, il faut ouvrir ses
yeux tout grands en marchant comme
un vieux Sioux, à la recherche d’un vieil
arbre troué (si l’on est en forêt) ou
d’une haie touffue (si l’on est en plaine).
Peut-être qu’alors, le promeneur solitaire peut apercevoir une chouette à
l’affût de quelque appétissant mulot, ou
surprendre un hibou fouailler le sol à
la recherche d’une sauterelle croquante
pour ses petits.
Les premiers mois de l’année forment le meilleur moment pour observer les chouettes et les hiboux ailleurs
que dans un zoo. En janvier, mâles et
femelles s’interpellent à distance en
chuintant leur désir, puis s’accouplent
en hululant. En février et mars apparaissent les premières nichées criaillantes de faim.
Chouette ou hibou?
Un mois après la ponte des premiers
œufs, les premiers petits craquent leur
coquille. Ils restent ensuite une trentaine de jours dans la niche avant de
quitter le nid. Chez la plupart des
espèces, les petits quittent le nid avant
de savoir voler. Les parents vont alors
les nourrir encore plusieurs jours à
l’extérieur. Le hibou grand-duc lance
cette ronde des amours au tout début
de l’année, bientôt suivi de ses cousins
petits et moyens-ducs, et de toute la
gamme des chouettes de nos régions:
la hulotte, l’effraie, la chevêche, la chevêchette et la chouette de Tengmalm.
Reste la question à dix francs : quelle
est la différence entre la chouette et le
hibou? Le hibou a des aigrettes sur la
tête, qui lui font comme des cornes, tandis que la chouette arbore une tête ron-
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Non, la chouette n'est pas la femelle du hibou.
La tête de la première est ronde et régulière...
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La galerie
des noctambules
© P. Christe
La chouette hulotte,
ou chouette des bois
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La plus largement répandue en Europe
et en Suisse. Elle se trouve partout, sauf
dans les forêts boréales du nord de la
Scandinavie, de l’Irlande et de l’Islande.
Aime plutôt les forêts, mais niche aussi
bien en plaine que dans les forêts de
montagne, dans les grands parcs
urbains, les zones résidentielles, les
petits bois et les allées d’arbres. Mange
des rongeurs, des grenouilles et des
oiseaux petits et gros comme des grives
et des étourneaux. Vit une quinzaine
d’années. N’est pas menacée.
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© P. Christe
© N. Chuard
© P. Christe
...et le deuxième arbore des aigrettes en forme de cornes,
mais chacun fraie avec son espèce
La chouette de Tengmalm
Est très liée à la présence de pics noirs,
dont le mâle creuse plusieurs trous dans les
vieux arbres pour les proposer comme foyer
à sa femelle. Une fois que Madame Pic s’est
décidée, la chouette de Tengmalm choisit l’un
des logements refusés. Habite le plus souvent
aux abords immédiats d’une lisière de forêt,
près d’une clairière ou d’une route de forêt.
Mange des rongeurs, mulots ou musaraignes,
campagnols, lérots, muscardins, et des petits
oiseaux (des grimpereaux, pouillots, gobemouches gris, etc.). Vit de trois à cinq ans.
A été très menacée par la politique forestière
de nettoyage des vieux arbres.
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de comme un œuf. D’où peut-être cette
croyance enfantine (mais aussi chez les
adultes) que Monsieur Hibou est le
conjoint de Madame Chouette, alors
que les espèces de chouettes ne s’accouplent qu’entre représentants du même
genre, et les espèces de hiboux itou.
Des animaux
de plus en plus rares
Il faut cependant une bonne dose de
patience et pas mal de chance pour
apercevoir ces attachants rapaces en
pleine nature. D’abord parce que ces
animaux sont d’une discrétion hors du
commun. La structure de leurs plumes
leur permet de voler sans le moindre
froissement d’ailes. Leur ramage, qui
réussit parfois un mimétisme parfait
avec leur environnement, les rend indétectables à l’œil nu (les chercheurs se
contentent souvent de recenser les
populations à l’oreille).
Les couples s’arrogent aussi un territoire de chasse relativement étendu
© P. Christe
Philippe Christe,
chercheur au département
Ecologie et évolution
de la Faculté de biologie et de médecine
de l’Université de Lausanne
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La chouette chevêchette
La plus petite de la famille suisse (taille
d’un merle). Se trouve en Scandinavie et
en Europe centrale. Aime les vieilles
forêts d’altitude de feuillus et de conifères, avec épicéas et sapins blancs,
parsemées de clairières et de pâturages.
Se loge généralement dans l’ancienne
cavité d’un pic. Mange des musaraignes,
des campagnols et des petits oiseaux,
comme des pinsons et des rougesgorges. N’est globalement pas menacée.
© P. Christe
Malgré une politique forestière qui a beaucoup diminué les vieux arbres où elle aime nicher,
la chouette chevêchette n'est pas menacée
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que huit (14 en Europe). Et très bientôt, ce chiffre va diminuer d’une ou
deux unités.
Décimés par les produits
chimiques destinés aux rongeurs
«Dès le milieu du XXe siècle, la politique agricole et forestière a eu des
conséquences dramatiques pour ces
espèces», dit Philippe Christe, chercheur au département Ecologie et évo-
lution de la Faculté de biologie et de
médecine de l’Université de Lausanne.
Bien sûr, il y a eu les pesticides et autres
rodenticides qui ont décimé les rongeurs dont la plupart de ces espèces se
nourrissent.
De plus, en ingérant petit à petit des
doses de produits chimiques contenues
dans leurs proies, certaines chouettes
peuvent avoir des problèmes lors de la
reproduction. «Des traces de pesticides
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pour se nourrir et se tiennent parfois
très éloignés les uns des autres. Le plus
souvent, on ne trouve qu’une seule
paire de chouettes ou de hiboux pour
plusieurs kilomètres carrés.
Enfin et surtout, les spécimens de
la plupart des espèces se font de plus
en plus rares. Sur les 200 espèces différentes que cet oiseau compte dans
le monde (hiboux et chouettes
confondus), la Suisse n’en recense
La chouette effraie,
ou chouette des clochers
Largement répandue en Europe, sauf dans les régions
nordiques et montagneuses du continent. En Suisse, occupe
surtout le plateau, dans les régions agricoles, un peu les
Alpes et le Jura. Adore faire son nid dans les clochers
d’église, d’où son nom. Aime aussi les granges, les combles
des vieilles maisons, les champs. Autrefois, chaque village
avait son effraie, qui hululait dans la nuit profonde.
Persuadés qu’elle portait malheur, les habitants la clouaient
contre leur porte pour chasser les mauvais esprits. Mange
beaucoup de musaraignes et de campagnols des champs.
Vit quatre ou cinq ans. N’est globalement pas menacée.
Sa population a quand même régressé d’un cinquième ces
vingt dernières années.
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sont retrouvés dans les œufs, dit
Philippe Christe, et les petits n’arrivent
parfois tout simplement pas à naître.»
L’agriculture
a chassé la chouette
Contrairement à la plupart des autres oiseaux, les petits des chouettes et hiboux
(ici, des chouettes hulottes) ne naissent pas tous en même temps. Une stratégie anti-parasites
lant systématiquement débarrasser les
forêts de leurs arbres morts, la politique
forestière a détruit un très grand
nombre de sites de nidification. Même
chose avec le regroupement des parcelles agricoles. Pour que les tracteurs
puissent passer d’un champ à l’autre,
les paysans ont arraché la plupart des
haies, où chouettes et hiboux des
plaines se réfugient.»
Victimes des lignes à haute
tension et des voitures
On pourrait aussi citer les lignes à
haute tension, première cause de mortalité du hibou grand-duc. Ou encore,
la voiture. Le trafic automobile, qui ne
cesse de se densifier dans les campagnes comme aux abords des villes,
écrase tous les jours sa ration de
chouettes imprudentes, et l’avancée des
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L’intensification de l’agriculture a
aussi dramatiquement réduit les zones
d’habitation, ou modifié la chaîne alimentaire au point de supprimer toute
source de nourriture. La transformation des prairies en cultures agricoles
intensives a éliminé les prairies maigres
et fleuries, où d’appétissantes sauterelles prospéraient autrefois. En Valais,
en envahissant la vallée du Rhône
jusqu’aux limites montagneuses, les
cultures viticoles ont réduit l’habitat du
hibou petit-duc à une minuscule peau
de chagrin.
La liste des calamités d’origine
humaine qui ont décimé ces aimables
rapaces est impressionnante : «Plusieurs espèces utilisent les cavités des
vieux arbres pour se nicher. En vou-
La chouette chevêche
Une habitante des plaines. Aime se nicher dans les
vieux arbres fruitiers à hautes tiges. Demande des
zones rurales ouvertes et riches en éléments
naturels, saules, vergers, des vieux chênes et des
prairies pour prospérer. Se régale principalement de
mulots. Vit une dizaine d’années. Très menacée. On
en comptait encore 185 couples, il y a vingt-cinq ans.
Il n’y en a plus que 65 couples aujourd’hui, répartis
entre le Tessin, l’Ajoie et Genève.
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© P. Christe
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mulots. Faute de nourriture, cette dernière renonce alors à produire une
nichée.
Le hibou petit-duc
va disparaître de la Suisse
© P. Christe
zones de construction les repousse toujours un peu plus loin.
Evidemment, les fluctuations de
population ont parfois des origines
plus naturelles. Un temps trop mauvais entraîne une mauvaise fructification des hêtres, qui entraîne une
baisse dans la population des mulots
mangeurs de faines, qui affame à son
tour la chouette hulotte férue de
Enfin, tout prédateurs qu’ils sont,
ces rapaces sont aussi la proie de prédateurs plus costauds, comme la
martre. Mais sur les huit espèces que
l’on trouve en Suisse, deux sont menacées, dont l’une en voie de disparition
certaine. L’extinction totale du hibou
petit-duc en Suisse ne semble plus
qu’une question de deux ou trois ans,
voire de quelques mois : «Chaque
année, on se demande s’il va disparaître», dit Philippe Christe.
Heureusement, la situation générale est tout de même moins préoccupante aujourd’hui qu’hier. «La
politique agricole a beaucoup changé,
estime Philippe Christe, les responsables forestiers font aussi un peu plus
attention.»
Très menacé en Suisse, le hibou petit-duc
Des défenseurs très actifs
Il faut dire que la Suisse romande
paraît très bien dotée en spécialistes et
en passionnés qui alertent régulièrement les autorités. Des associations et
des cercles ornithologiques mènent des
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Le hibou petit-duc
Se trouve dans toute l’Europe, avec
quelques fortes concentrations en
Europe centrale, en Roumanie et au
Tyrol. Niche surtout dans les bocages
composés de grands arbres qui voisinent
des zones ouvertes. Aime aussi les
vergers de plaine, les grands tilleuls et
les peupliers. Amateur de sauterelles
vertes qui prospèrent dans les prairies
maigres où peuvent pousser fleurs et
papillons.Vit jusqu’à six ans. Est le plus
menacé de Suisse. N’habite plus
aujourd’hui qu’un tout petit territoire en
Valais central.
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actions de sauvetages de grande envergure partout dans la région. Depuis une
dizaine d’années, leurs membres placent des nichoirs artificiels dans des
clochers, des hangars à tabac et des
arbres ad hoc.
Dans le Gros-de-Vaud, chaque village a maintenant son nichoir artificiel pour accueillir sa chouette effraie.
A Fribourg, la pose de 300 nichoirs
en forêt a permis aux chouettes de
Tengmalm d’augmenter à nouveau
leur population qui était en inquiétante diminution.
La connaissance de ces oiseaux si
difficile à observer progresse aussi de
jour en jour. On les bague, on les suit,
on note leurs déplacements et leurs
habitudes, on les étudie minutieusement. Une dizaine de hiboux grandsducs sont régulièrement suivis par
des spécialistes. Nantis d’une balise
Argos, deux spécimens ont même
l’honneur d’être observés par satellite.
Suivant les espèces, chouettes et hiboux habitent dans des forêts, des arbres fruitiers,
des clochers d'église, des bosquets, parfois des parcs urbains (ici, une chouette de Tengmalm)
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Le hibou grand-duc
Le plus grand de tous les hiboux. Se trouve dans quasiment toute
l’Europe à l’exception de la Grande-Bretagne et du nord de la France.
Est capable de tuer un faucon pèlerin avec ses serres. Niche dans les
falaises des roches. Avec une quinzaine de couples, sa plus grande
population suisse se trouve en Valais. Dans le canton de Vaud
prospèrent un couple ou deux. Mange de tout: des hérissons, des
oiseaux petits et grands comme des grives, voire même des
renardeaux. Vit une vingtaine d’années avec un record de soixante
ans en captivité. Vu l’éclectisme de son régime alimentaire, n’est pas
menacé. A tout de même beaucoup souffert des pesticides et des
lignes à haute tension.
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Comment préserver sa couvée
des parasites
La fameuse hulotte, la plus répandue
en Europe
tégie de naissances différées sert à se
défendre contre les parasites. Le plus
petit des oisillons, qui est aussi le plus
fragile, les attire tous vers lui. Du coup,
tout le reste de la famille leur échappe.»
Les chouettes réconciliées
avec les paysans
Longtemps mystérieux, effrayants
parfois, la chouette et le hibou se fraient
petit à petit un chemin dans les esprits.
© N. Chuard
Chercheur à l’UNIL depuis une
dizaine d’années, Philippe Christe, qui
termine tout juste une étude sur leurs
défenses immunitaires en collaboration
avec Alexandre Roulin de l’Université
de Montpellier, a notamment révélé
l’intelligence très particulière de ces
rapaces. Certaines chouettes ou
hiboux, qui gardent leurs proies mortes
quelque temps dans leur niche avant
de les consommer, sont particulièrement sujets aux puces de rongeurs.
«Contrairement à la plupart des
autres oiseaux, qui couvent tous leurs
œufs en même temps pour que leurs
petits naissent tous au même moment,
les hiboux et les chouettes couvent
pour que leurs petits naissent les uns
après les autres. Il y a donc toujours,
dans une nichée, des oisillons de différentes tailles et âges. Nos recherches
ont permis de constater que cette stra-
Les paysans ont maintenant compris à
quel point ces oiseaux si peu encombrants, en chassant les campagnols de
leurs champs, peuvent leur être aussi
utiles que des chats : «Aujourd’hui, plus
personne ne refuse de nichoirs», dit
Philippe Christe.
Le chercheur souligne tout de même
que les politiques agricoles et forestières, malgré leurs notables progrès,
ont encore du pain sur la planche. Par
exemple : «Il faudrait arriver à garder
10 % des forêts sans toucher aux vieux
arbres.» Une mesure qui permettrait de
stabiliser définitivement les espèces
forestières les moins menacées. Quant
aux autres, quoi que l’on fasse, il est
trop tard : «On n’arrivera jamais à revenir en arrière.» Dans quelques années,
il faudra donc aller chercher le hibou
petit-duc en Espagne ou en France. Il
semblerait que là-bas, il coule encore
des jours heureux.
Pierre-Louis Chantre
Le hibou moyen-duc
Le plus répandu des hiboux. Se trouve dans toute l’Europe, de la
Scandinavie à la région méditerranéenne. En Suisse, habite sur le
plateau et dans les montagnes, parfois jusqu’à la limite supérieure des
zones forestières. Aime surtout les zones cultivées avec des haies et
des bosquets, et les lisières de forêt. S’établit souvent dans l’ancien
nid d’une corneille ou d’une pie. Mange des rongeurs, avec une
préférence marquée pour le campagnol des champs. Un oiseau
sauvage a vécu vingt-sept ans. A cause de l’intensification des
pratiques agricoles, ses populations sont en déclin depuis les années
septante.
P.-L. C.
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