HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

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HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
PR. DENIS VERNANT
2005 /2006
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
COMMENTAIRE DE TEXTE
Si l’on parle de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait
très bref que les gens atteints de cette superstition n’aiment guère avouer, à savoir qu’une pensée vient
quand « elle » veut et non quand « je » veux, de telle sorte que c’est falsifier les faits que de dire que le
sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce
vieil et illustre « je », ce n’est là, pour le dire en termes modérés, qu’une hypothèse, une allégation ;
surtout ce n’est pas une « certitude immédiate ». Enfin c’est déjà trop dire que d’affirmer que quelque
chose pense, ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus lui-même. On raisonne
selon la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc … ».
C’est par un raisonnement analogue que l’atomisme ancien plaçait à l’origine de la « force agissante »
la parcelle de matière où réside cette force et à partir de laquelle elle agit, l’atome ; des esprits plus
rigoureux ont fini par apprendre à se passer de ce dernier « résidu terrestre », et peut-être arrivera-t-on
un jour, même chez les logiciens, à se passer de ce petit « quelque chose », résidu qu’a laissé en
s’évaporant le brave vieux « moi ».
Nietzsche, extrait de Par delà le Bien et le Mal, § 17.
INDICATIONS CURSIVES POUR UN COMMENTAIRE DE TEXTE
OBJECTIF GÉNÉRAL
Dans notre perspective, il ne s’agit aucunement de faire un exercice d’histoire de la philosophie
supposant d’entrer dans les détail de la pensée de l’auteur. Il s’agit au contraire, sur un thème précis
relatif au langage, de confronter la pensée d’un auteur, philosophe ou non, avec votre propre
conception.
Lorsque l’auteur n’appartient pas à notre
epistemè on soulignera alors à la fois les convergences
éventuelles avec la manière contemporaine d’appréhender le langage et les inévitables écarts tant sur la
problématique que la thématique, l’idée étant que si les inquiétudes philosophiques sont pérennes, leur
problématisation et thématisation s’inscrit dans une epistemè historiquement déterminée (cf. supra, §
0.1).
INTRODUCTION
L’introduction ne doit pas être négligée : elle doit nettement indiquer le parcours adopté et ainsi faciliter
la lecture du travail. Ne pas avoir peur alors de respecter les contraintes scolaires habituelles :
– Présenter rapidement l’auteur et le situer historiquement,
– préciser le thème considéré comme central,
– annoncer la problématisation par l’auteur (qui revient globalement à indiquer le plan du
développement),
– indiquer les thèses qui seront discutées (ce qui annonce la partie critique).
On se demandera donc quelle est la question posée par le texte, quels sont ses présupposés ?, quelle
réponse l'auteur apporte-t-il ?, si cette question fait encore problème pour nous ?, si nous épousons
encore ses présupposés ?, et si oui, y apportons-nous la même réponse ?
APPLICATION AU TEXTE DE NIETZSCHE
Par delà le Bien et le Mal date de 1886, aurore de notre siècle.
On rappellera que Nietzsche fut d’abord un philologue, d’où son intérêt tout particulier pour le langage
(cf. Le Livre du philosophe, notes 1872-1875). En ce sens, il est notre contemporain.
On s’interrogera toutefois sur les présupposés qui gouvernent sa dénonciation de la falsification du
langage. Cette falsification s’applique ici à un cas précis : le statut du je. Sont dénoncés les tropismes
« grammaticaux » qui ont conduit à une métaphysique substantialiste ainsi qu’à une philosophie du
sujet.
DÉVELOPPEMENT
ANALYSE
L’erreur majeure consisterait à faire du texte un simple prétexte à des considérations générales. Il faut
au contraire procéder à son analyse précise en dégageant son style, sa structure, son mouvement
argumentatif. Il importe de souligner les concepts majeurs, les définir en contexte, cerner les thèses et
leurs présupposés.
APPLICATION AU TEXTE DE NIETZSCHE
Ce texte est de style argumentatif. Nietzsche n’assène pas ici la thèse comme dans ses aphorismes, mais
la déploie progressivement en trois temps (trois premières phrases). Puis (dernière phrase), il cherche à
l’expliciter par une analogie avec la physique.
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D’emblée, le thème central est introduit : la « superstition des logiciens ». Une superstition n’est pas
croyance fausse mais bien une illusion plus ou moins volontaire (cf. Freud, L’Avenir d’une illusion).
Les « logiciens » dont il est question sont, bien entendu, non les pratiquants de la logique moderne
inventée par Frege et Russell au tout début du siècle, mais les philosophes et logiciens traditionnels qui
se fient au schéma aristotélicien d’analyse qui, assimilant grammaire et logique, substantif et sujet,
adjectif et attribut, débouche sur une conception substantialiste du monde (toute proposition est censée
exprimer l’inhérence du prédicat dans le sujet substantiel).
Le soupçon nietzschéen est dès l'abord pertinent, car un philosophe travaille dans et par la langue. Le
philosophe est fils du logos. Il doit donc répondre de sa parole, et des outils d'analyse qu'il utilise. Soit
il en est conscient et réfléchit le plus possible sur ces schémas pour les maîtriser, soit il se laisse porter
par la langue et est victime de sa « grammaire » spontanée. C'est alors qu'on peut parler de superstition :
aveuglement par soumission inconsidérée à la langue et à sa logique apparente.
À cette superstition, Nietzsche oppose « un petit fait très bref ». Au discours il objecte la réalité : «
une pensée vient quand “elle” veut et non quand “je” veux ». On notera l’usage de guillemets qui
signifie, par passage au métalangage, une mise à distance des pronoms personnels, des catégorisations
grammaticales standard. Pas de sujet grammatical qui pense. Les « logiciens » usent et abusent ces
catégories (cf. Benveniste : « catégories de pensée, catégories de langue », in Problèmes de linguistique
générale, où il étudie les origines « grammaticales » de la catégorisation philosophique d’Aristote). La
falsification est de vouloir à tout prix croire que c’est le « Je » qui pense. Que le sujet est maître de sa
pensée. S’oppose le fait tout simple que c’est la pensée qui pense : que ça pense. Préfiguration du ça
freudien. La catégorisation grammaticale traditionnelle masque la réalité du procès de pensée. Est
dénoncé un abus philosophique des catégorisations superficielles de la langue. Nietzsche fait porter son
soupçon sur la grammaire, il « déconstruit » la pensée classique en montrant ses racines grammaticales.
On connaît son aphorisme : « Si Dieu est une question philosophique, c'est que c'est un mot de la
grammaire ».
Nietzsche préfigure ici l'epistemè contemporaine en portant la critique sur le langage, sur son usage
spontané. Comme « philosophes du soupçon », il opère une modification radicale de la perception du
langage, comme outil qui n'est ni neutre ni transparent (voir Les Mots et les choses de Foucault, les
deux dernières épistémé). Abandon du présupposé cartésien selon lequel l’invention des idées est
indépendante du langage, qui n'est que l’expression seconde et secondaire des idées (cf. supra, § 0.1).
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Nietzsche précise sa thèse révolutionnaire en portant l’attaque contre le sujet philosophique lié à une
conception naïve du substantif grammatical. C’est la philosophie cartésienne du sujet qui est en cause.
La grammaire impose un sujet au verbe « pense ». Et derrière le Je grammatical se profile l’ego
cartésien, la res cogitans. Chez Descartes, l'ego n'est pas une hypothèse, mais un principe, la vérité
première. Nietzsche parle ironiquement d'une « hypothèse », d'une « allégation ». Mais la « certitude
immédiate », l'évidence d'une expérience intuitive, sans médiation, instantanée, antéprédicative, relève
encore de l'illusion. L'exercice de réflexion du sujet ne peut pas être immédiat. Descartes évacue tout,
sauf le langage. C’est la « grammaire » du je qui rend possible le sujet cartésien.
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Nietzsche radicalise sa thèse : on ne peut même pas dire que « quelque chose» pense, que ça pense, car
c’est encore être victime de la « grammaire » en imposant un substrat au procès de pensée. Quoique
l’on fasse, le langage suscite toujours une interprétation, donc une falsification du « petit fait très bref ».
Cette interprétation se déroule en une routine automatique, irrésistible, que Nietzsche explicite sous
forme de syllogisme en BARBARA :
Penser est une action,
toute action suppose un sujet actif,
donc penser suppose un sujet actif.
Nietzsche ne termine pas le syllogisme pour bien manifester son caractère routinier.
Le fait, le procès de pensée comme tel, est inéluctablement falsifié par une «grammaire » qui lui impose
un sujet, un substrat.
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La thèse est maintenant claire. Mais sa radicale nouveauté peut dérouter. Nietzsche tente alors de la
justifier par une analogie avec la physique.
La physique atomiste antique, sur le même tropisme, a fait l’hypothèse des atomes, indispensables
substrats de la force agissante. Mais on a appris en physique à se passer de ce substrat. En physique
contemporaine, l'idée de substance n'a en effet plus de sens. Ne sont appréhendées que des relations.
Nietzsche suppose qu’il en sera de même en logique : que l’on s’émancipera de la « grammaire »
prédicative imposée par la tradition aristotélicienne. C’est exactement ce que fit la logique moderne en
découvrant la spécificité des relations, irréductibles aux prédicats !
Au terme, il n'y a pas plus de moi qu'il n'y a d'atome. Le moi s'évapore, et donc s'écroule la philosophie
du sujet. Se manifeste l’opacité foncière du langage qui apparaît comme l'outil privilégié de la pensée,
l’instrument inéluctable de toute interprétation. Il convient désormais de s'interroger sur la « grammaire
» utilisée, la logique de notre interprétation.
EXAMEN CRITIQUE
L’examen critique consiste à apprécier la pertinence actuelle des thèses proposées. On s’interrogera
particulièrement sur l’acceptabilité de leurs présupposés.
APPLICATION AU TEXTE DE NIETZSCHE
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Inutile d’insister sur l’actualité de la critique nietzschéenne du sujet. On rappellera seulement sa
postérité chez Freud et ses disciples (cf. B. Ogilvie, Lacan, le sujet, PUF, 1987).
Sa critique « grammaticale » du sujet cartésien rejoint l’analyse de Benveniste sur les conditions
linguistiques de constitution de la « subjectivité dans le langage » (cf. cours), comme la dénonciation
contemporaine de l’oubli cartésien et kantien du langage, et la critique du cogito comme vérité
pragmatique (cf. D. Vernant, Introduction à la philosophie de la logique, §§ 42 à 52).
Nietzsche inaugure une critique thérapeutique de la philosophie qui sera développée par Wittgenstein.
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Mais si la soupçon que Nietzsche porte nous est contemporain, sa manière de le justifier ne l'est pas
encore.
En dénonçant les falsification, Nietzsche inaugure une « activité thérapeutique », mais reste à savoir ce
qui fonde cette thérapie, ce qui justifie la critique de la grammaire.
Elle ne s'appuie pas, comme chez les contemporains, sur un usage réformé du langage. Par exemple, le
premier Wittgenstein se sert de la logique formelle pour opérer une critique d’un usage naïf du langage.
Nietzsche, au contraire, va trouver la justification de sa critique non dans un usage réformé du langage
(i.e. logique), mais dans l’expérience d’un « petit fait très bref ». Mais quel est ce fait ? De quelle nature
est cette expérience ?
Le fait est la manifestation d’une force vitale. En-deçà du rationalisme socratique, on retrouve un
rapport à la Vie. La force vitale « pense », affirme son vouloir, sa volonté de puissance. Cette volonté
n'est pas unifié, unique, elle se démultiplie. Affirmation dionysiaque d’un pur processus qui échappe à
tout sujet.
L'expérience est clairement antéprédicative, non discursive, qui met en jeu tout l'être. Elle est d’ordre
mystico-religieuse (influence de Schopenhauer). C’est l’expérience indicible de l’éternel retour. On
retrouve ici la vieille opposition discursif/non-discursif, et la valorisation de l’expérience intuitive
comme accès direct, immédiat au vrai, à l’essence ! Au fondement de la philosophie de Nietzsche, il y a
ce type de vérité qui disqualifie toutes les autres connaissances, tous les usages falsificateurs du
langage. On retrouve bien le schéma de l’epistemè classique, de ce que j’ai appelé philosophie sur le
langage par opposition à la philosophie contemporaine du langage (cf. Intro du cours).
Pour l’epistemè contemporaine, le langage est opaque, souvent falsificateur. Mais il ne saurait être
question de la disqualifier au nom d’une quelconque intuition. Toute connaissance est discursive et
rationnelle (il n'y a pas d'autre mode de connaissance). C’est donc dans le langage que l’on peut
critiquer le langage en opposant à un usage spontané un usage contrôlé, éventuellement formalisé.
Logique et sémiotique permettent un retour critique sur la « grammaire» naïve du langage. La pensée
est langage, la connaissance est symbolique. De même, et Nietzsche est là aussi précurseur, la pensée
est action. Mais il ne saurait y avoir d’action sans langage. Une pure action n’a pas de sens (cf.
D. Vernant, Du Discours à l’action).
CONCLUSION
Ne pas négliger la conclusion qui doit rappeler les grandes étapes de la réflexion, la thèse proposée, ses
présupposés et leur examen critique.
APPLICATION AU TEXTE DE NIETZSCHE
Nietzsche propose en trois étapes une thèse radicale, celle du caractère fallacieux de la croyance au
sujet. Celle-ci résulterait d’une antique « grammaire » conduisant à assigner un sujet, un agent à toute
action. Il lui oppose le « petit fait » qu’est la réalité ultime d’un pur procès de pensée sans sujet,
l’expérience d’un vouloir vivre universel.
La dénonciation du rôle métaphysique de la « grammaire », le soupçon jeté sur le langage annoncent
l’approche contemporaine, et, par exemple, le « premier » Wittgenstein qui concevait la philosophie
comme une activité thérapeutique visant à corriger l’usage défectueux du langage par les
métaphysiciens. De même, sa critique virulente de la philosophie du sujet et de la représentation rejoint
les thèses centrales de l’épistémé contemporaine.
Pour autant, Nietzsche ne saurait être notre contemporain en ce qu’il n’opère pas la réforme du langage
au moyen d’un autre langage : la grammaire formelle de la logique mathématique (cf. Frege, Russell)
ou au nom d’une connaissance sur le langage (linguistique pour Saussure et Benveniste, sémiotique
pour Peirce, pragmatique pour le « second » Wittgenstein). Il dénonce le rôle falsificateur du langage au
nom d’une expérience mystique nous permettant d’accéder à la réalité ultime d’un pur procès de
vouloir vivre. En ce sens, il demeure un métaphysicien qui recherche un fondement En-deçà du langage
(sur la critique de la philosophie comme recherche du fondement, cf. Peirce et le « second »
Wittgenstein).
Si, par certains aspects, Nietzsche préfigure le « tournant linguistique », Nietzsche maintient la
distinction entre réalité et discursivité, langage et pensée, langage et action.
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« On a dépouillé le devenir de son innocence lorsqu’on ramené à une volonté, à des intentions, à des
actes de responsabilité le fait d’être de telle ou telle manière : la doctrine de la volonté a été
principalement inventée à des fins de châtiment, c’est-à-dire avec l’intention de trouver coupable
.…/…par conséquent, toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme
se trouvant dans la conscience », Crépuscule des idoles.
« Ce monde, c’est le monde de la Volonté de puissance, et nul autre. Et vous-même, vous êtes cette
volonté de puissance, et rien d’autre. », La Volonté de puissance.
« La croyance au libre arbitre est justement incompatible avec la conception d’un flux continu,
homogène, indivis, indivisible : elle suppose que toute action particulière est isolée et indivisible : elle
est une atomistique dans le domaine du vouloir et du savoir. », Humain, trop humain.
« En vérité, il est difficile de démontrer l’Etre et il est difficile de le faire parler. », Ainsi parlait
Zarathoustra.